"Des figures émergent" (La Voix du Nord) |
Depuis
6 jours il n'y avait aucun lieu, aucune indication où trouver la
planification des lieux de blocage. J'avais bien hélé Stéphanie le
deuxième jour, et elle m'avait donné un nom de site que je n'ai
jamais réussi à trouver. Qui décidait donc ? Un comité
secret ? Le premier venu ? Les jours suivants je me faisais
insistant auprès des autres gilets jaunes qui me rambarraient
gentiment : « tu vois des manips partout ».
Il
faisait très froid. La salle se remplit assez vite. Il y avait bien
une centaine de personnes de tout âge et les parents avec leurs
bambins, tous vêtus du gilet jaune. Stéphanie arriva peu après et
monta sur la chaise de la tribune, saluant la salle comme une vedette
de variétés avec un grand sourire. Elle embraya tout de suite sur
le dernier barrage au Leclerc d'Attin (juste avant Montreuil), héla
une ou deux femmes qui détaillèrent leur action voire en
proposaient d'autres selon ce qui leur passait par la tête. On
allait continuer. On ne lâche rien, selon la formule de Macron et de
Besancenot. Par contre, dit Stéphanie on pourra plus bloquer complètement sinon on sera verbalisé. Aucune analyse de la situation ni demande d'avis aux présents: faut-il continuer de la même manière, qui est d'accord ou pas pour aller à Paris, comment continuer à réfléchir ensemble sans courir partout comme des moineaux sans tête. Une carence à fonctionner en public plus qu'une manipulation, une incapacité à organiser une réunion par d'abord une discussion générale d'appréciation du moment, et ensuite passer aux aspects pratiques. Mais cela revient au même, à la méthode syndicaliste bourgeoise qui clive entre dirigeants et exécutants et ne laisse aux exécutants que le choix entre faire ceci ou faire cela. Doublé du fait que la majorité des ouvriers présents ont trop peur de parler en public, surtout s'ils sont mal à l'aise avec l'impression désagréable qu'on les mène en bateau ici aussi, et qu'ils s'en apercevront plus tard mais au moment de la démoralisation.
Le
vieux monsieur, aux côtés de Stéphanie, reprenait le micro pour
lancer la discussion, c'est à dire pas vraiment, mais « s'il y
a des questions ». Pas on est prêt à écouter votre avis sur
la situation, où on en est à deux jours de la marche sur Paris,
est-ce utile d'aller sur Paris, est-ce que ça vaut le coup de
bloquer pendant la semaine ? Non, posez vos questions.
Je
demande le micro. Je m'étais préparé à ne pas être vindicatif, à
ne pas allonger la sauce, à faire bref, sachant que les
manipulateurs m'épiaient et certainement prêts à m'interrompre vu
les critiques que j'avais faites les jours précédents sur les
blocages irréfléchis et un comportement de petits soldats.
J'ai
déclaré ceci :
« Le
gouvernement a voulu nous mener en bateau et nous sommes partis pour
lui faire un voyage au long cours. On pensait que le mouvement
cesserait dimanche dernier, il a continué depuis, et même
minoritaire il a souvent eu la solidarité par klaxons de nombreux
automobilistes. Mais il y a eu des dérapages, des insultes et
certains avaient le melon et se prenaient pour des caïds, des flics de la circulation (moues dans la salle). Il ne faut
pas continuer comme ça. Ma première proposition est de distribuer
aux voitures samedi prochain par un filtrage doux des chouquettes ;
les commerçant ont été très affectés par nos blocages, demandons
donc aux boulangeries d'Etaples de nous produire 3000 chouquettes, on
peut se cotiser et cela nous rendra plus sympathiques.
La
deuxième est en parallèle avec mai 68. Vous savez qu'au début il y
a eux deux revendications : libérez nos camarades et créons
des comités d'action. Ce souci de solidarité avec ceux qui sont
déjà poursuivis par la justice et les nombreux emprisonnés qui ne
sont pas tous des casseurs à la Réunion, on devrait le mettre en
avant.
Deuxièmement
j'ai une critique à vous faire. On ne sait pas qui fait quoi ici,
comment sont prises les décisions. On n'a ni téléphone ni lieu de
rendez-vous si ça se passe mal.Il faudrait donc créer ce soir
quelque chose comme un comité d'action avec membres élus et
révocables. Par exemple Stéphanie pourrait être élue pour une
semaine et ensuite rotation. Moi je pense qu'on pourrait s'appeler
aussi « conseil ouvrier d'Etaples », comme un salut aux
révolutions du siècle dernier en Allemagne et en Russie. Et ça
ferait parler de nous.
Le
pépère s'enhardit à mettre les deux propositions aux voix, mais
Stéphanie a d'autres choses à discuter avec ses copines (et ses
complices) sur tel ou tel blocage. Stéphanie réagit ensuite de but
en blanc après un aparté avec un de ses sbires :
- hé les gars mais tout le monde a mon téléphone, la Voix du Nord et les flics aussi !
Et
toute la salle de rire et les mains de se lever : « mais moi je ne l'ai pas ton téléphone »...
La
discussion s'échauffe ensuite autour d'une suggestion de blocage de
l'usine Valeo. Deux ouvriers de cette usine s'opposent à ce projet
expliquant que dans ce cas les ouvriers ne seront pas payés. Je
soutiens vivement ces deux ouvriers alors que la salle est plutôt
molle et que si Stéphanie avait été plus rapide, il lui suffisait
de dire : on vote à main levée, et l'affaire était entendue.
On s'apesantit ensuite sur le blocage samedi de … (on ne le
révèlera pas ici). Stéphanie demande un vote à main levée de
ceux qui seront présents : attention il faudra vraiment venir !
Je n'ai pas levé la main, ouf.
On
ne sait pas s'il y en a qui iront ou pas à Paris, ce qui ne semble
pas les intéresser beaucoup. Tout part en vrille dans des détails
sur comment laisser passer les gens, les pompiers, les enfants
malades... Voyant mes gros yeux et faisant passer à l'as mes deux
propositions, Stéphanie lance que l'idée des chouquettes est
retenue, bien qu'elle ne l'ai pas mise aux voix... (et surtout pas
celle de « conseil ouvrier »).
Une
intervention est très intéressante. Un jeune ouvrier du blocage de
Berck propose de faire des
liaisons pour se tenir au courant, et de faire des allées et retours entre les lieux de blocage..
liaisons pour se tenir au courant, et de faire des allées et retours entre les lieux de blocage..
Stéphanie
est indignée, elle fait déjà assez de kilomètres, pour en plus
devoir se rendre à Berck. Elle ajoute qu'elle a assez à faire avec
la femme responsable des renseignements généraux avec qui elle
discute régulièrement et qui a toute sa confiance, elle
prévient aussi la gendarmerie la veille des lieux qui seront barrés.
Tout se passe bien les gendarmes sont gentils.
Je
lève le doigt. Elle fait semblant de ne pas me voir et dialogue avec
ses copines sur la droite de la salle.
J'attends
patiemment micro en main puis je force un peu la voix pour couper les
copines : « je suis d'accord avec celui qui a parlé de se
coordonner entre barrages, il n'y a pas que Stéphanie pour faire la
jonction si çà lui coûte trop cher en essence (Stéphanie possède
en effet un énorme 4X4) et la jonction ce n'est pas les liens de
Stéphanie avec la police ni les Rendez-vous qu'elle leur donne pour
les informer, c'est un détail, ce qui importe c'est les liens et les
possibilités de discuter de la situation avec nos autres
camarades… (NB, d'autres clans opaques ont paraît-il des "référents" à Paris (cf. une porte-parole interrogée sur CNews), c'est qui et quoi ces "référents"?
Une
vieille blondasse complice de Stéphanie - qui avait crié un peu avant "on est là pour emmerder les gens" genre on bloque sans réfléchir - a déjà foncé sur moi et m'a
arraché le micro (de quel droit?). Je ne proteste pas. En tout cas ce n'était pas à moi de protester qu'on m'empêche de finir mon raisonnement… si la salle acceptait ça… c'est qu'elle était une proie facile. J'avais décidé qu'il ne me
fallait pas apparaître comme un trouble fête et puis il y a
longtemps que je ne suis plus militant, je n'ai plus envie de faire
le forcing. Je lève les yeux au ciel, deux ou trois personnes à
côté de moi semblent étonnées de cette censure mais restent
passives, mais sur le mode dubitatif face à la tournure prise par la réunion. Les pinaillages dignes d'une action syndicale encadrant de
braves suggestions de petits soldats se poursuivent comme si rien
n'était.
Je
décide de m'éclipser pour ne pas cautionner une assemblée aussi
futile d'enrôlement impulsif et ready made à une continuaton d'actions idiotes. C'est le
même cheval fou sans tête que j'avais maintes fois déploré sur
les barrages. Qu'ils soient en colère, certes, exploitables
intellectuellement par deux ou trois grues et deux gros anciens
syndicalistes, soit, mais ils sont aussi incapables d'écouter et
acceptent encore de laisser certains « penser le mouvement à
leur place ».
Heureusement
en partant au fond de la salle, je reçois une tape amicale sur le
dos d'un de mes compagnons de barrage au pont rose le 17, un imposant et sympathique ouvrier en CDD, qui ne peut être présent que le weekend sinon il perd sa place :
- ça va ?
- Hélas non, ils sont cinq ou six à manipuler ici, ils prennent les gens pour des petits soldats tout juste bons à exécuter leurs directives... et pas de discussion sur la situation.
- ah bon !
Alors
je m'en voudrai toute la soirée de ne pas avoir fait scandale
finalement, dénoncé la censure, l'histrionisme de Stéphanie, son
étrange collusion avec la police, l'esquive de toute discussion sur
la situation et l'avenir. Mais m'auraient-ils écouté ? Hué ?
Et
puis tant pis pour eux, un individu ne peut pas inverser le cours des
choses par lui-même. Il eût fallu que je mène des discussions avec
les plus ouverts lors des barrages alors que souvent, sans le savoir,
j'avais discuté avec le clan opaque autour de la vedette Stéphanie.
J'avais tant de choses à leur dire, à développer sur la nécessité
de s'organiser, de contrôler la lutte et de pas suivre comme des
moutons. Je saisissais que cette histoire de mouvement sans chefs
n'est qu'un leurre, en vérité il y a une multitude de petits chefs,
de sous-chefs, chacun croit être un chef mais au vrai il y a de
vrais chefs. Les membres du clan, avec qui je me souvenais avoir
causé et que j'avais interrogé sur le rôle trouble de Stéphane
toujours collée à son portable à l'écart des barrages, avaient pris sa défense d'une drôle de façon :
- la preuve que ce n'est pas elle qui dirige, elle nous dit toujours : faites comme vous voulez !
- Dans quel intérêt elle se mettrait en avant?
- Comme Ruffin pour finir conseillère municipale ou députée...
Pourtant,
dans le merdier des réseaux sociaux, au milieu d'appels délirants
d'ados à l'insurrection, on retrouve certaines de mes appréhensions
et critiques. J'avais bataillé toute l'apm sur le site des gaulois
de Calais pour mettre en garde contre l'idée hystérique et prématurée de monter
sur Paris. Alors que tout est noyé sous la fable du mouvement "citoyen" et d'une curieuse couche moyenne délaissée, que la classe ouvrière ne s'affirme pas vraiment en tant que telle et sur son traditionnel terrain de classe, sans revendications tangibles, on se croit autorisé à appeler à l'insurrection, à rien moins que renverser le gouvernement Macron par le simple envahissement du faubourg Saint Honoré ou même (si si je l'ai lu) par une pétition. Ils m'ont censuré puis désactivé. La première proposition, envahir place de la Concorde,
partie d'un vague facho, allait pourtant comme un gant au parallèle prisé à
l'extrême droite avec le 6 février 1934 ; Macron aurait pu
encore nous enseigner (pédagogiquement) les risques courus dès les années 1930. Puis
vu l'engouement frénétique de nombreux immatures en colère croyant
sérieusement à la venue de deux millions de provinciaux, le
gouvernement a tourné casaque en faveur de cet autre sourcière le
Champ de mars. Qu'iront-ils faire dans ce trou sans revendication
cohérente avec drapeau tricolore + marseillaise ? Brailler et
se mêler aux blacks blocks pour revenir tout penauds dans leur
province a-ban-don-née ? Un remake du 17 novembre à la
remorque du lamentable Eric Drouet de Fly rider qui n'écrit ses
diatribes que bourrées de fautes d'orthographe1.
En réalité, la plupart ont compris que la montée,ou la descente
sur Paris est pour le moment un carnaval sans intérêt qui
n'inquiète que le gouvernement. En tout cas chers manifestants
enfiévrés, vous vous plantez si vous croyez que le pouvoir est à
l'Elysée ou au parelement. En 68 nous on avait compris que ce n'est
pas le cas. On était passé à côté du parlement sans le taguer ni
le regarder. Le pouvoir est dans les banques, conseils
d'administration, collusions syndicats/gouvernement et... dans vos
petites têtes. Mes pauvres gilets jaunes, avec votre suivisme
inconscient vous êtes tout prêts à être bouffés par le retour
des vieilles canailles syndicales et municipales, qui, eux, sont
d'excellents fabricants de revendications toutes faites, intenables
ou ridicules et en permanence en négociation sur notre dos. Pédagogiquement.
Un
petit coup de chapeau à l'excellent porte-parole des gilets de
Bretagne, Benoit Julou qui a fort bien recadré, comme on dit, le
petit Hulot, surtout lorsqu'il lui a balancé : « expliquez-moi
comme à un enfant de cinq ans comment l'écologie justifie la hausse
de l'essence » (de mémoire) et l'a traité d'humoriste. Un peu d'humour, même rire jaune, dans ce monde de pédagogues écologiques et gouvernementaux fait toujours du bien. Signe de la manière de fonctionner totalitaire de la dictature médiatique, aucun média, aucun journal dans le compte-rendu n'a mentionné les passages les plus ironiques et percutants de Benoit Julou. Ils se répandent tous sur les revendications "loufoques" ou "radicales" des gilets verts, mais cette soit disant hétérogénéité n'en est pas une. Face à tous ces connards du gouvernement et suce-boules députés qui disent plancher depuis des mois sur "des solutions concrètes" (voui l'envoi de troupes de CRS!) faut pas se gêner, "garder le cap" de faire reculer et sans doute faire tomber ce gouvernement de salauds.
Tête de con abasourdi par la résistance et la popularité des gilets jaunes |
1Marianne
le signalait à la veille du 17, tableauD'autant
qu'à Paris, les meneurs des gilets jaunes visent carrément… le
Palais de l’Elysée. "RENDEZ
VOUS 7H SUR LES CHAMPS ELYSÉES. BLOCAGE TOTAL A PIED !!! 13H
DIRECTION ELYSÉE. POUR TOUT LE MONDE A PARTIR DE 13H SIÈGE DEVANT
L'ELYSÉE !!!! PAS DE DATE DE FIN !!",
écrit, en majuscules dans le texte, Eric Drouet, chauffeur routier
trentenaire, dans l’événement
Facebook "mouvement national contre la hausse des taxes"
qu'il cogère.
Deux
groupes se démènent sur ce front : le groupe
Facebook "La France en colère",
qu'il gère avec six compères et qui affiche quelque 30.000 membres
au compteur, ainsi que l’événement
Facebook
créé par Eric Drouet et son collègue Bruno Lefevre, qui draine
plus de 50.000 participants annoncés et près de 200.000
intéressés. Sur la discussion de cette page, les organisateurs
donnent des conseils aux apprentis bloqueurs : "Habillez-vous
chaudement et mettre son gilet jaune. Prenez de quoi manger et boire
pour plusieurs jours. Ne prenez pas vos papiers d’identité pour
ne pas être identifiés par les forces de l'ordre".
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