La Guerre révolutionnaire
de Robespierre à Lénine
Préliminaires
Chapitre
1 : La guerre accoucheuse de l’Histoire et avorteuse de la révolution.
Chapitre 2 : La révolution ne peut plus naître de la
guerre
Chapitre 3 : La levée en masse de la
Révolution française : Guerre interne ou guerre externe ? Guerre,
terreur et Thermidor
Chapitre 4 : Une « paix honteuse » coup d’arrêt
à la théorie de la « guerre révolutionnaire ».
Chapitre 5 : L’échec de la guerre
révolutionnaire contre la Pologne en 1920
Chapitre 6 : L’ « incident
géorgien » ou la « soviétisation » de la Géorgie par Staline
Chapitre 7 : La « guerre révolutionnaire »
version Staline
Chapitre 8 : « La patrie ou la
mort », version Che Guevara
EPILOGUE : Guerre aux capitalistes, paix aux travailleurs…
PRELIMINAIRES
La guerre et la révolution, deux
monstres sacrés. Antagonistes ? Complémentaires ? Guerre à la guerre ?
Révolution contre la guerre ? Guerre à la révolution ? On n’en
finirait pas de questionner, d’épiloguer. La guerre a à voir avec la révolution
pourtant, plus que la révolution ne dépend d’une guerre.
Depuis le début du XXème siècle,
les deux monstres sacrés des confrontations majeures de l’humanité ont
cependant joué à cache-cache, chacun modifiant tout de même le système, l’un
pour le conserver, l’autre échouant à le modifier. Les pourfendeurs de la
révolution d’Octobre 1917 ont toujours pris soin d’isoler cette expérience
révolutionnaire du contexte de la guerre mondiale. Longtemps, tout au long du
XIXe siècle et jusqu’à 1914, la guerre externe avait été représentée comme un
prolongement de la révolution de 1789. Les guerres de conquête du sinistre
Napoléon avaient été elles aussi présentées comme des excroissances de la
révolution française, émancipatrices des peuples qu’elles pillaient. Les
fantasmes militaristes des ex-gauchistes des années 1960 ont fait long feu. Les
anciens aveugles du stalinisme, du trotskisme et du maoïsme se sont rangés à
bon compte des barricades et de l’exaltation de la mitraillette vietnamienne,
sans laisser un bilan critique de leur exaltation farouche d’un militarisme
« révolutionnaire ».
On a glosé sur la terreur de Robespierre, puis sur un retour de Marx
déguisé en Lénine, couteau entre les dents, nonobstant que les guerres ont été bien plus coûteuses en vies humaines
que les révolutions. Les historiens professionnels ou amateurs font peu de cas
du fait que la guerre a été de tous temps vécue avec terreur, qu’elle était
l’incarnation de la terreur venue d’ailleurs pour les populations victimes des
tyrans et des despotes. Puis les révolutions successives ont non seulement provoqué
la terreur chez les minorités exploiteuses mais ont aussi eu recours à une
violence disproportionnée. Terreur et guerre sont indissociables quoiqu’en disent
les historiens anti-révolutionnaires Cobban, Furet, Courtois, tutti quanti et
tutti nanti.
Bien qu’il y manque le contexte
de la guerre qui est son creuset, la terreur politique au niveau historique est
assez bien définie en 1927 par le journaliste « blanc » Sergueï
Melgounov : « La terreur comme politique consiste à faire
commettre publiquement des actes effrayants en vue d’affaiblir la capacité de
résistance d’opposants réels ou virtuels. Elle est une stratégie du plus faible
numériquement et du plus faible mentalement aux plus nombreux et aux plus hésitants ».
Mais il y manque sa définition moderne, qui n’est aucunement la « terreur
de classe » théorisée par le commandant en chef de l’armée rouge, Trotski : la terreur
est en général un phénomène d’Etat, soit pour ceux qui veulent en créer un,
soit pour tout Etat aux abois. En 1793 en France comme en 1918, la terreur est
bien une affaire d’Etat, et non pas un prototype de base pour conceptions
révolutionnaires socialistes et communistes. C’est une question plus complexe
de comprendre pourquoi les révolutionnaires des deux époques, celle de la
révolution dite bourgeoise et celle de la révolution dite prolétarienne, y ont
eu recours. Les historiens sont rares à comprendre la terreur jacobine comme
« instrument temporaire de politique sociale », exceptés Mathiez et
Guérin.
La guerre sainte révolutionnaire
appartient à la légende des anarchistes et des marxistes excités qui ont fait
circuler « les parallèles les plus romanesques avec les événements
guerriers de la révolution française » (cf. L’Avanti n°1, organe des
socialistes de gauche du parti socialiste italien, fin 1918).
Il existe des nuances dans
l’emploi de la violence « révolutionnaire » qui la distingue de la
terreur exercée par les classes dominantes successives de l’Histoire. Nul mieux
que Roger Dangeville dans son introduction aux dits « Ecrits militaires de
Marx et Engels »[1] n’en
a décrit les conditions :
« Marx n’entend pas là qu’il faut au prolétaire une éducation et
une morale socialistes pour transformer l’ancien ordre social : ces
facteurs sont la conséquence et non la cause du bouleversement révolutionnaire.
Il affirme que la violence révolutionnaire du prolétariat est activité pratique
et théorique au cours d’un long processus qui met en mouvement des masses énormes.
C’est l’idéologie bourgeoise qui suggère qu’il faut changer l’individu par la
propagande ou la contrainte. En fait cet élément est tout à fait secondaire. Ce
qu’il faut changer au cours de la révolution socialiste, c’est toute la
« nature » de l’humanité : à partir de son activité économique,
il faut organiser et promouvoir la production (coopérative, nationalisation,
socialisation et collectivisation de la production et de la distribution) en
renversant et brisant toutes les limitations successives à l’activité humaine
Grâce à l’organisation de plus en plus vaste et unitaire des forces
révolutionnaires (syndicats d’industrie, conseils ou soviets de masse, parti
politique, Internationale, Etat de la dictature du prolétariat). (…) Le
plus souvent, la théorie de la violence exposée par Marx et Engels, dans l’Anti-Dühring,
étonne le lecteur à première vue. Eux qui ne furent jamais des pacifistes
n’attribuent qu’un rôle second à la violence, contrairement à l’anarchisant
Dühring, qui fait de la violence l’élément premier de l’ordre social, mais la
dénonce aussitôt comme un élément factice et mauvais, de sorte qu’Engels lui
répond : « Mais que la violence joue aussi dans l’histoire un autre
rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit
l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses
flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social
l’emporte et met en pièces les formes politiques figées et mortes – de cela pas
un mot chez M. Dühring. »
Des théoriciens communistes comme
Karl Korsch, des historiens plus ou moins chauvins dans leur relecture de
l’histoire accrédités auprès du PCF comme Albert Soboul ou des militants
bordiguistes comme Roger Dangeville ont théorisé du XIXe au XXe siècle la
« guerre révolutionnaire », croyant être de bons disciples marxistes.
La révolution russe avec de 1917
a stoppé la guerre mondiale, elle a aussi révélé l’inanité du concept de
« guerre révolutionnaire »[2], sans
éliminer la confrontation interne violente des classes, et posé les bases pour
la révolution de l’avenir, laquelle sera nécessairement « économique et
sociale » sinon tout chambardement historique ne peut demeurer qu’un rêve
politique creux.
* * *
Que de banalités éculées sur la
« guerre révolutionnaire » et ses « soldats-militants », un
vieux discours où le terrible guerrillero marxiste a été remplacé par le
diabolique islamiste.
N’a-t-on pas assuré que militant
vient d’un terme antique qui signifie militaire ? Le militant babouviste
puis socialiste et communiste n’aurait-il été qu’un
« soldat-militant » d’une guerre révolutionnaire au lieu du propagandiste
d’une révolution intrinsèque à des aires géographiques délimitées ?
Selon Voltaire, Mirabeau et Robespierre
les militaires sont autant de serfs au service d’un potentat militaire. Toutes
les répressions pendant la révolution bourgeoise puis sous Napoléon, en 1830,
1848, 1871, etc. ont été le fait des serfs en uniforme. Comment les acteurs du
mouvement ouvrier et révolutionnaires, propagandistes, militants, élus,
syndicalistes auraient-ils pu se considérer comme des soldats face à d’autres
soldats ?
Claude Delmas, dans un ouvrage
depuis longtemps épuisé, donnait sa version de la guerre révolutionnaire :
« Tant que le prolétariat n’est pas victorieux, il est en guerre,
et il applique les disciplines de la guerre (..) Dès lors, le comportement du
soldat-militant s’éclaire. Tout parti politique est engagé dans une sorte de
guerre, où il cherche à éviter la défaite, à gagner la victoire, c’est-à-dire à
s’emparer du pouvoir. Pour le parti communiste, cette guerre est une affaire
encore plus sérieuse, puisqu’il s’agit pour lui de devenir le maître, non pas
dans un pays seulement, mais dans le monde entier, de changer radicalement la
structure de la société en réduisant les oppositions au silence, en invitant à
cette tâche, de gré ou de force, toutes les énergies humaines poussées à leur
paroxysme par l’enthousiasme ou par la peur : guerre totale, auprès de
laquelle, si l’on en croit les doctrinaires du marxisme, les guerres
« capitalistes » ne sont que des jeux de princes, guerre totale
devant aboutir à une paix totale après la victoire.(…). Donc, la guerre
révolutionnaire qu’il doit mener pour rester fidèle à lui-même ressemble à
toutes les guerres, en ce sens que, dans toutes les guerres, toutes les
considérations deviennent secondaires à l’égard de la victoire ; de
petites ou de grandes entorses à la vérité sont admises, puisqu’il faut tromper
l’ennemi, encourager l’ami, à la justice puisqu’il faut être le plus fort… ».
Et « la guerre révolutionnaire se donne un visage terroriste parce
que ceux qui la dirigent prennent à leur charge le ressentiment d’humiliés, et
promettent à ce ressentiment les satisfactions de la vengeance ».
S’enfonçant dans l’exploration de « l’inconscient collectif », notre
chercheur d’assassins robespierristes et léninistes découvrait, éberlué, qu’on
« ne peut rendre compte du phénomène terroriste qu’autant que l’on
reconnaît la fonction religieuse du mythe révolutionnaire. » Ce mythe
révolutionnaire annexe à son profit l’angoisse religieuse, revendique à son
seul profit l’univers irrationnel de la peur et de l’espérance, de la
culpabilité et de la vénération, et jusqu’aux ténèbres des élans biologiques
primitifs, aux bacchanales des guerres saintes et des cérémonies ésotériques.
Après ce détour par les zones
obscures et maléfiques de notre inconscient collectif communiste, cet auteur
nous contait la saga du soldat-citoyen au soldat-militant, le militant prototype
communiste (membre du PCF) étant présumé héritier du soudard napoléonien.
S’appuyant sur un certain John U.Nef
(rien à voir avec le syndicat étudiant), il rappelait que celui-ci signalait
que le XVIIIe siècle nous avait laissé deux conceptions du soldat : un
animal discipliné et mécanisé et un défenseur héroïque. Ces deux types de
soldats se sont fait face à Valmy. Henri Guillemin a rappelé que sur le terrain
la bataille de Valmy ne fut pas très héroïque et que la victoire de l’armée
révolutionnaire fut plus circonstancielle que due aux cris des sans-culottes et
à l’imagerie de Kellermann avec son chapeau à plumes à la pointe de l’épée (p.
138-139 de son Robespierre). Le Manuel d’histoire Malet et Isaac a toujours
relativisé l’événement : « L’action se borna à une canonnade ».
Claude Delmas rappelle que la
conception française du soldat-citoyen l’emporta cependant partout en
Europe:
« Ainsi l’homme du peuple, jusqu’alors méprisé comme appartenant à
un groupe inférieur de la société, se vit offrir l’occasion de prendre les
armes pour la justice, incarnée d’abord par les assemblées révolutionnaires,
puis par un seul homme, Napoléon.
Les militaires prussiens remarquèrent alors que la discipline telle
qu’ils la concevaient n’était à elle seule un moyen suffisant de conquête ou
même de défense : il en résulta que quelque chose de la conception
française de l’homme du peuple donna au nationalisme une vigueur nouvelle.
Le soldat-citoyen et La Marseillaise ne sont pas seulement des motifs
de légende. Ils ont constitué l’un des éléments essentiels de l’histoire depuis
le premier quart du XIXe siècle. La discipline militaire plus efficace, la
nouvelle conception de la nation en armes pour la défense du Droit,
contribuèrent à répandre plus largement que jamais l’ardeur au combat. »
Delmas vise clairement même
à sa façon intemporelle une catégorie de partis encore en vogue à son époque:
« les partis communistes sont des instruments de la politique soviétique ».
Ou encore, et je n’aurais pu mieux dire à sa place : « Comme tout
militant sincère doit rester continuellement au service de son parti, comme
tout communiste est engagé dans une guerre dont l’objectif est le triomphe
universel du communisme, tout militant communiste est un soldat – et un soldat
dont la patrie est celle du « socialisme », c’est-à-dire actuellement
(1959 et 1972), l’ensemble des pays communistes. Pour le soldat-citoyen, la
patrie possédait des limites nettement définies, pour le soldat-militant, ces
limites sont celles du monde.».
L’essentiel de ce petit livre
n’étudiait jamais sérieusement les dits écrits militaires du marxisme, qui sont
d’ailleurs très limités - exceptés ceux qui concernent le XIXe siècle - ni les
débats qui ont portés, parmi les révolutionnaires des deux époques, 1789 et
1917, sur ladite « guerre révolutionnaire ». Son objet était alors
pédagogique pour les écoliers des fifties : dénoncer les guerres de
libération nationale téléguidées par le bloc de l’Est.
Il apparaît à la réflexion qu’on
ne peut plus prétendre que la guerre révolutionnaire est le substitut de la
grève générale, et que la prétendue subversion révolutionnaire (des guerres de
libération nationale) se servait du marxisme comme d’un simple alibi.
« Mourir pour la
patrie » (socialiste ou national-socialiste) est désuet de nos jours. Mais
ce « mourir pour la patrie » n’a commencé à devenir désuet qu’en
1918. « A commencé » car des millions d’hommes sont encore morts pour
la patrie au XXème siècle !
Grâce à la révolution russe, ce
magnifique coup d’arrêt à la Première Guerre mondiale qui a remisé au musée des
archaïsmes l’inique sacrifice patriotique pour la bourgeoisie.
Pauvre soldat dans un monde désenchanté :
« …le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes
valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations
misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. La froide
efficacité pendant et après la Seconde Guerre mondiale, ajoutée à la peur de
l’individu d’être pris au piège de soi-disant « illusions » plutôt
que d’adhérer à des « vues réalistes », a éliminé les
« superstructures » traditionnelles, religieuses ou idéologiques, à
telle enseigne que les vies humaines ne sont plus sacrifiées mais
« liquidées ». Nous sommes sur le point de demander au soldat de
mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en
échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas
mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute
idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi
dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un
meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification
d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.[3]
La révolution russe une ruse
jacobine de l’histoire ? C’est ce qu’on va tâcher d’examiner.
Chapitre Premier
LA GUERRE
ACCOUCHEUSE DE L’HISTOIRE
ET AVORTEUSE
DE LA REVOLUTION
« Les
héros de la Première Révolution française accomplirent dans le costume romain,
et en se servant d’une phraséologie romaine, la tâche de leur époque. »
Marx
« La
grande révolution française, notre mère à tous. » Kropotkine
« Historiquement,
les bolcheviks sont les héritiers des niveleurs anglais et des jacobins
français. Mais la tâche concrète qu’ils avaient à résoudre pendant la
révolution russe était incomparablement plus difficile que celle de leurs
devanciers. »
Rosa
Luxembourg
Dans un discours à l’occasion du
7e anniversaire de la Première Internationale, Marx s’était fait
très girondin en 1871 :
« Avant de réaliser un changement socialiste, il faut une
dictature du prolétariat, dont une conviction première est l’armée
prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille
le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est
d’organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les
attend. »
La guerre a entraîné la terreur
interne puis le césarisme, comme le célèbre manuel d’histoire Malet et Isaac
l’avait établi pour plusieurs générations de lycéens :
« C’est la guerre qui
contraindra les gouvernements à des mesures d’exception contraires aux
principes de 1789 ; c’est de la guerre enfin qu’en 1799 sortira, pour
quinze ans, la dictature napoléonienne »[4].
Au XXème et au XXIème siècle on ne
peut plus confondre guerre et révolution. Extraire comme le fit Roger
Dangeville une partie des textes d’analyse politique de Marx et Engels et les
ficeler en « écrits militaires du marxisme » fut une méthode douteuse.
La question de la guerre est toujours une question politique, et une
question difficile pour tout le mouvement
ouvrier et ses théoriciens. La théorie de la lutte de classe n’est pas une
théorie pour manœuvres sur les champs de bataille. Il faut bien admettre que toutes
les actions anti-militaristes mise en exergue depuis les babouvistes jusqu’à
l’Internationale communiste, sans oublier nos tiers-mondistes modernes
guévaristes et maoïstes, ont toujours été tenues en échec, même si elles ont
longtemps fait trembler gendarmes et généraux.
C’est uniquement par le
soulèvement massif contre la hiérarchie militaire en période de guerre interne,
comme au moment de la Commune de Paris en France, que la destruction de l’armée
bourgeoise a été possible par une action sociale extérieure aux corps
mercenaires. On imagine mal l’insurrection de la Commune partant du front
alsacien, mais par contre elle se produit bien à partir des quartiers
populaires parisiens, jusqu’à constituer ses propres milices armées. La remise
en cause de la guerre en Russie en 1905 et en 1917 provient d’abord de
l’arrière, la révolte des femmes de soldats et les grèves, que d’un travail
préliminaire de désorganisation dans l’armée. La dislocation de l’armée russe,
puis les mutineries sont la conséquence de l’ébullition sociale interne et non
pas la simple révolte contre les tueries. Il y eût bien des révoltes en
uniforme de marin et de soldat contre les massacres, mais sans assise sociale
comme en 1915 en France, elles finirent devant les conseils de guerre sans
entraîner de révolution.
Les « forces
ouvrières », les « soldats-laboureurs » ou « prolétaires
sous l’uniforme » n’ont jamais gagné en tant que tels sur un champ de
bataille.
Au congrès de Genève de la
Première Internationale, Marx et Engels font adopter une motion qui découle de
la théorie de la « levée en masse » girondine:
« Nous proposons l’armement universel du peuple et son instruction
complète dans le maniement des armes. Comme nécessité transitoire, nous acceptons
de petites armées permanentes, pour servir d’école aux officiers de la milice,
chaque citoyen étant obligé de passer un temps très court dans cette armée ».
De nos jours, l’armée suisse a officialisé depuis belle lurette cette
disposition sans que cela constitue un danger pour l’Etat. La fin de la
conscription obligatoire dans la plupart des pays développés a confirmé que la
bourgeoisie n’était pas suicidaire. Le « général Engels », ami puis
héritier de Marx s’est fait le théoricien des guerres et du déplacement des
troupes sur le champ de bataille européen du XIXe siècle. Il a produit de plus
brillantes analyses sur les guerres antiques et la « guerre des
paysans » avec Thomas Münzer, que celles consacrées aux guerres modernes. C’est
dans l’armée que le salaire fut d’abord complètement développé, mais cela
a-t-il jamais fait de l’armée une force révolutionnaire consciente ?
Les derniers textes d’Engels sont
certainement très pertinents, et comportent des annotations très valables sur
le danger d’une guerre mondiale dévastatrice et la prévision d’une phase où
« il sera impossible de localiser la guerre, elle deviendra
générale » (1886) ; ou encore : « Si guerre il y a, elle ne
se fera que pour empêcher la révolution, aussi bien en Allemagne, en Russie qu’en
France ». Le grand homme avouait lui-même, sans pouvoir en tirer toutes
les conclusions pratiques, que la « guerre révolutionnaire » est de
l’ordre du passé : « Le bouleversement total de toutes les conditions
de la guerre par l’enrôlement de toute la population apte à porter des armes
dans les armées a rendu impossible toute autre guerre qu’une guerre mondiale
d’une cruauté inouïe et dont l’issue serait absolument incalculable ».
La théorie de l’impérialisme
planétaire des Hilferding, Lénine et Rosa Luxembourg exigea des héritiers
d’Engels une remise en cause de la « guerre révolutionnaire », voire
de l’attente de sa venue. Avec la confrontation généralisée des grandes nations
capitalistes au début du XXe siècle, la guerre ne signifie plus qu’une compétition
militariste extrême. Tout le combat du mouvement socialiste de la IIème
Internationale avait consisté à envisager comment empêcher une telle guerre
« mondiale » mais cela n’évita pas à ce même mouvement la paralysie
au moment de la guerre. Les « Thèses d’Avril » 1917 résonnent comme
un coup de canon. Lénine, très robespierriste, fait de la lutte contre la
guerre, non plus un problème d’extension de celle-ci, mais un combat
interne : il faut, décrète-t-il au grand dam de tous les
réformistes : « écraser la machine
militaro-bureaucratique » !
DU NEO-JACOBINISME
L’ « esprit
jacobin » a été une référence pour tout le mouvement socialiste et laïque au
XIXe siècle et la fidélité à cet esprit
signifia longtemps être du côté des opprimés, puis de gauche et contre la
calotte. Un Victor Cherbulliez imaginait en 1881, dans la Revue des Deux
Mondes, un avenir russe peuplé de « Robespierre moscovites » et de
« jacobins panslavistes ».
D’ordinaire les révolutionnaires
ne se prétendent tels que parce qu’ils se réfèrent à leurs devanciers, ou même
à un lointain passé. Les jacobins se mesurèrent aux tribuns antiques, avec
quelques ridicules. L’invention du calendrier révolutionnaire, qui débute avec
la proclamation de la République le 22 septembre 1792, n’est pas ridicule par
contre. La suppression de la datation des jours de l’humanité à partir de la
naissance du Christ et son numérotage commençant par l’an I de ce grand
chambardement historique moderne, reste un apport génial de cette révolution et
un défi à toutes les forces obscurantistes séculaires.
La plupart des leaders
révolutionnaires, Danton, Robespierre, Saint-Just, Desmoulins, Barnave,
Vergniaud sont avocats ou juristes de formation. Le droit enseigné dans les
facultés françaises au XVIIIe siècle est le droit romain, ce qui explique
l’abus culturel référentiel qui est fait par ces orateurs à l’histoire romaine,
dans la période d’ascension du jacobinisme, manifestant une adoration virtuelle
de la politique démocratique imaginaire ; les Grecs et les Romains
tenaient sous un joug affreux des millions d’esclaves (Cf. Michel Dubuisson, La
Révolution française et l’antiquité, Université de Liège). Le bonnet phrygien
de type schtroumpf a été reproduit des monnaies émises par Brutus, elle était
la coiffe des esclaves affranchis. Les armées « révolutionnaires »
sont devenues des « légions ». Tallien a traité Robespierre de Sylla.
Babeuf s’était prénommé Gracchus en référence à ce tribun antique massacré
parce qu’il remettait en cause les privilèges de la noblesse romaine
Cette origine sociale petite
bourgeoise ne diminue en rien le projet politique grandiose d’émancipation
apporté à l’humanité par ces révolutionnaires ni leur transmission politique
des « lumières » au monde moderne. La révolution française fut bien
bourgeoise bien que menée par la petite bourgeoisie bigarrée. On ne sache pas
que les couches privilégiées, aristocratie et haute bourgeoisie aient jamais
mené une révolte populaire. Georges Lefebvre, dans les années 1930 a su fort
bien peindre l’intervention des masses et les contradictions de cette
révolution :
« Par les mœurs et la culture, la haute bourgeoisie se sentait plus
proche de l’aristocratie que du peuple ; elle voulait l’absorber, non la
détruire ; la liberté et l’égalité civile lui suffisaient. Les artisans et
les paysans, de mœurs rudes et visant l’aristocratie dans sa richesse,
tranchèrent le conflit de classes par la violence. Ils trouvèrent aisément,
surtout dans la petite bourgeoisie, des approbateurs et des guides. Il fallut
bien leur faire leur part. Mais entre l’ancien et le nouveau régime la
conciliation devint impossible et la France révolutionnaire vit se dresser
contre elle, par toute l’Europe, l’aristocratie épouvantée » (cf. La
révolution française, 1938).
Du XIXe au XXe siècle la plupart
des révolutions ou prétendues telles ont été menées par des fractions de la
petite bourgeoisie ; le prolétariat n’y fut présent qu’en toile de fond,
voire brièvement sur le devant de la scène. L’aspect chaotique et même
irrationnel à son terme de cette révolution s’explique parce qu’elle fut menée
par les couches petites bourgeoises de l’époque versatiles, idéalistes,
instables et hétérogènes, comme toujours, vivier pour la bureaucratie du nouvel
Etat.
Tout le mouvement socialiste
international au XIXe siècle ne cesse d’en référer à la Révolution française
comme expérience politique vers l’étape ultérieure du socialisme ou du
communisme. Loin des écoles des spécialistes, robespierristes ou dantonistes,
la Révolution française fût longtemps une référence comme un tout. Les hussards
noirs de la République la défendirent vaillamment contre les relents royalistes
et obscurantistes. La bourgeoisie éclairée fit de même jusqu’au moment où ses
héritiers décadents virent le danger d’exalter l’idée même de chambardement
politique et social répété ou renouvelé. Le jacobin ressuscité pour toute notre
époque contemporaine a été jeté à nouveau décapité à la face du monde par
l’incroyable et terrible révolution russe…
Ce n’est donc pas le propre des seuls
socialistes russes de la fin du XIXe siècle d’analyser les conditions d’une
révolution moderne à l’aune de celle de 1789. Les militants de la IIème
Internationale en Russie se clivent initialement en jacobins et girondins sans
que cela recoupe toutes les subtilités de ces derniers. Jacobin restant
synonyme de gauche et girondin de droite du camp révolutionnaire.
A Londres au tout début du XXe
siècle, Trotski qualifia Lénine de « Robespierre en puissance ». L’agressivité
et la stigmatisation du contradicteur sont une constante chez les
révolutionnaires à toutes les époques. Maurice Dommanget le remarquait déjà
pour les premiers révolutionnaires « prolétariens », un Babeuf qui
ignora l’apport du curé rouge Jacques Roux : « Comme quoi se vérifie
une fois de plus un fait d’observation historique, à savoir que les hommes
hardis, menant le combat social à la même époque et s’occupant spécialement et
ardemment du problème des subsistances, ou s’ignoraient, ou se jalousaient, ou
parfois se combattaient »[5].
Les épithètes qui renvoient à l’accusation
de néo-jacobinisme pleuvent sous la plume des jeunes Rosa Luxembourg et Léon Trotski
contre Lénine qui avait donné des bâtons pour se faire battre. Lénine excelle
incontestablement à résumer les railleries réciproques et toujours en abusant
d’épithètes:
« Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que la division de
l’actuelle social-démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste a
depuis longtemps déjà, et pas seulement en Russie, donné lieu à des
« analogies historiques empruntées à l’époque de la Grande Révolution
française ». Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que les Girondins de
l’actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de
« jacobinisme », « blanquisme », etc ., pour
caractériser leurs adversaires (…) Le camarade Axelrod ne trouve-t-il pas que
cette discussion nous montre (dans les faits et non pas dans d’imaginaires
espiègleries de l’Histoire) l’antagonisme existant entre les actuels Jacobins
et les actuels Girondins de la social démocratie ? Et si le camarade
Axelrod a parlé des Jacobins, n’est-ce pas parce qu’il s’est trouvé (à cause de
ses erreurs) en la compagnie des Girondins de la social
démocratie ? »
Lénine a été taxé de
« jacobin », alors il assume, comme Marx il ne craint pas les
querelles et sait abuser des qualificatifs face à l’adversaire. Ses opposants
seront désormais des « Girondins », chargés d’équivoque comme ce club
de la révolution française. Girondin caractérisera les mous, les petits
bourgeois opportunistes. Lénine se moque dans cette polémique de la sollicitude
d’Axelrod envers les intellectuels radicaux, et il revient à la comparaison
avec la Révolution française qui reste la référence des clivages dans ce débat
sans que l’analogie historique soit explicite sur le fond :
« Les « paroles terribles » : jacobinisme, etc.,
n’expriment absolument rien, si ce n’est de l’opportunisme. Le Jacobin lié
indissolublement à l’organisation du prolétariat, conscient de ses intérêts de
classe, c’est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui
soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du
prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des revendications démocratiques,
c’est justement l’opportuniste. »
L’opportuniste est pour Lénine un
individu sans principes, c’est-à-dire qui fluctue entre la bourgeoisie et le
prolétariat. Les Girondins ont oscillé entre République et Royauté. Ils
symbolisent donc l’opportuniste historique. L’opportuniste n’est pas un
bourgeois mais il est influençable par l’idéologie bourgeoise qui ramène la
lutte de classe à la proportion d’un vulgaire complot politique, comme cette
classe avait elle-même conçu sa révolution initialement.
Lénine pousse le bouchon un peu
loin lorsqu’il définit que le prolétariat a été à « l’école de la
fabrique » contrairement à l’anarchisme de grand seigneur du petit
bourgeois. Il fera marche arrière et corrigera ce point de vue exagéré face aux
critiques immédiates de Rosa Luxembourg. Mais, il résume alors la
caractéristique de ces opposants à un parti centralisé sous les termes de
« girondisme et anarchisme de grand seigneur » comme équivalent à
« la défense de l’autonomisme contre le centralisme ». Martov et
Axelrod avec leur dénonciation du « bureaucratisme » et leur
prétention à « l’approfondissement » n’ont que des « phrases
girondistes ». Misère de l’épithète infâmante alors que l’on sait que les
Girondins combattirent les fédéralistes Feuillants !
En 1926, dans « Où va
l’Angleterre », Trotski rendra hommage à Lénine en le comparant à
Robespierre et en le médaillant « Cromwell prolétarien » du XXe
siècle. Pour la plupart des socialistes de la fin du XIXe siècle il fallait se
démarquer de toute usurpation et manœuvre politique bourgeoise qui avait
caractérisé les clubs politiques de 1789-1794. Dans ses écrits de jeunesse
Trotski ne cessait pas de fustiger Lénine comme « jacobin », en
particulier dans les débats sur le rôle
et la place du parti dans la lutte de classe. Sur le plan historique Trotski
avait fini par placer Lénine à la hauteur historique de
« l’incorruptible ». Il n’avait pas complètement tort, il y avait
chez Robespierre des rudiments de conception universelle pour changer de fond
en comble la société qu’aucun révolutionnaire moderne ne peut contester, et
dont Lénine fut l’héritier avec la théorie du « défaitisme
révolutionnaire » comme guerre « retournée à l’intérieur». Mais ses
comparaisons finissent par être outrancières et hors de propos. Le parallèle
entre jacobinisme et bolchevisme est exagéré ; les jacobins n’ont jamais
formé un véritable parti et ne présentèrent pas un discours homogène quand les
bolcheviks affirment une cohérence moderne et eurent un tout autre projet que
« la patrie ou la mort ». Par ailleurs la constitution de l’armée
rouge n’a pas le même sens que la levée en masse de 1792 et le phénomène du
stalinisme ne peut être assimilé à Thermidor.
DES ANALOGIES SIMPLISTES
En 1920, le déroulement de la révolution russe
et ses avatars militaires ont un écho en Europe occidentale jusque chez les
historiens dans leurs cabinets d’étude. L’historien Albert Mathiez, spécialiste
de la révolution française et « robespierriste » se livre à une
assimilation qui ne sera pas pour déplaire au stalinisme. Dans deux articles – « Le
Bolchevisme et le Jacobinisme » et « Lénine et Robespierre » –
il justifie la dictature du gouvernement soviétique : « Jacobinisme
et bolchevisme, ces mots résument l’appétit de justice d’une classe opprimée
qui se délivre de ses chaînes (…) La différence des temps explique la
différence des théories et des solutions mais le fonds reste identique ».
Michel Vovelle en fournit un résumé : « C’est
à l’historiographie radicale et à travers elle à la bourgeoisie française qu’il
s’adresse. Vous dénoncez, suggère-t-il, la révolution bolchevique comme
violence, terreur, dictature d’une minorité, mais la Révolution française que
vous avez mythifiée, empaquetée dans un bloc pour qu’on n’en voit pas les
fissures, est aussi nourrie de la violence, de la dictature et de la mise sous
le boisseau de la démocratie par une minorité.
Les jacobins ont ignoré les élections, et les Soviétiques récusent le
suffrage universel. Mais les uns et les autres, pour Albert Mathiez, ont
cherché à poser les fondements d’une démocratie sociale qu’ignorent les pays
capitalistes : « En remettant aux Soviets toutes les fonctions de
l’Etat, Lénine espère éviter les inconvénients de la bureaucratie et du
parlementarisme et réaliser autant que possible ce gouvernement du peuple par
le peuple qui est pour lui comme pour Jean-Jacques Rousseau et pour Robespierre
le propre de la démocratie véritable »[6]. Mathiez reniera
ces propos pourtant fort lucides, mais nuisibles à sa carrière universitaire.
Comme pour la plupart des
militants socialistes et anarchistes occidentaux, l’historien spécialisé Mathiez
ne voit l’expérience russe que de loin sans mesurer l’enfermement étatique dans
lequel les bolcheviks sont progressivement cloués. Ah le poids de
l’histoire ! Vovelle remarque, après T.Kondratieva que c’est à partir de la répression de Kronstadt
et de la NEP que les vieux opposants réformistes des bolcheviks, les
mencheviks, retournent l’accusation de « dégénérescence jacobine »,
de déviation petite bourgeoise, génératrice de dictature et de terreur,
compromettant l’avenir du prolétariat. Trotski taxera à son tour en 1927
Staline comme « jacobin de droite », « thermidorien » qui
s’apprête à fusiller « les jacobins de gauche ». Quand, au même
moment, Zinoviev et Staline craignaient un nouveau Bonaparte en la personne de
l’ancien chef de l’armée rouge, Trotski…
Paradoxalement, c’est François
Furet qui stigmatise les analogies simplistes et linéaires qui ont prévalu tant
dans la IIe Internationale que chez les historiens stalinistes, parti dont cet
historien a été membre dans sa jeunesse. On compte plus d’historiens
néo-jacobins que véritablement marxistes dans ces interprétations sectaires et
conservatrices, suggère-t-il, dans une vulgate lénino-populiste on trouve
une « superposition de deux images libératrices, qui constituent le tissu
de notre histoire contemporaine en religion du progrès, et où l’Union
soviétique joue dans la seconde le rôle exercé par la France dans la
première. »
Furet trouve amusant que Soboul
oublie une des principales idées de Marx sur l’Ancien régime, la relative indépendance
de cet Etat par rapport à la noblesse et la bourgeoisie. Mais il est encore
plus amusant de constater que Furet ne saisit pas l’autonomie de l’Etat jacobin
pendant la terreur et celle de l’Etat bolchevik. La terreur a pour but de
lutter contre la faim et de saisir meubles et revenus des suspects pour les
affecter aux frais de la guerre. La terreur est aussi un hochet politique
démagogique.
JACOBINISME ET LENINISME =
POUPEES RUSSES ?
Furet croyait régler son compte à
la succession « progressiste » des révolutions de 1789 à 1917 en
dénonçant ses collègues crypto-staliniens :
« …Pourquoi vouloir à tout prix, construire cette chronologie de
fantaisie, où à une phase « bourgeoise » ascendante succède une
période de couronnement populaire, suivie d’une retombée bourgeoise, cette
fois-ci « descendante », puisque Bonaparte est au bout ?
Pourquoi ce schéma indigent, cette résurrection scolastique, cette misère des
idées, cette crispation passionnelle déguisée en marxisme ? La vulgate
mazaurico-soboulienne n’est pas constituée par une problématique originale qui
naîtrait d’un savoir, ou d’une doctrine : elle n’est plus qu’un pauvre
reflet de cette flamme immense et riche qui illuminait au temps de Michelet ou
de Jaurès, toute l’histoire de la révolution. Produit d’une rencontre confuse
entre jacobinisme et léninisme, ce discours mêlé n’est plus apte à la
découverte ; il tient tout entier dans l’exercice d’une fonction
chamanique résiduelle, à destination des rescapés imaginaires du babouvisme.
C’est pourquoi il est à la fois contradictoire et convaincant, incohérent et
irréfutable, agonisant et destiné à durer. Il y a cent ans déjà, parlant de la
gauche républicaine et ouvrière qui fonda la IIIe République, Marx dénonçait la
nostalgie jacobine comme vestige d’un certain provincialisme français et
souhaitait que « les événements » permettent « de mettre fin une
fois pour toutes à ce culte réactionnaire du passé » (lettre à Cesar de
Paepe, 14 septembre 1870).
Furet retourne Marx contre ses
anciens professeurs politiques pour justifier son enterrement de la Révolution
française. Mais il est encore plus confondant de considérer que le propos de
Furet, quand il n’est pas franchement réactionnaire à la suite de Cochin, frôle la vérité en reconnaissant la
profondeur de Marx dans son analyse des rapports de l’Etat et de la
société, lorsque ce dernier examine le 9
thermidor comme la revanche de la société sur l’Etat quand, pour Engels, elle
est due à la victoire « militaire révolutionnaire » de Fleurus[7]. La
chute de Robespierre est la revanche de la société civile pour Marx dans le
sens où elle marque les limites de l’Etat.
Plus que César ou Napoléon, Trotski
réunit avec sa « plume de paon » les qualités d’engagement de l’acteur
et de l’historien, et force le respect dans la mesure où l’acteur est un vaincu
future victime du « thermidorien » Staline. Mais si Trotski a forcé
l’admiration de nombre de jeunes révolutionnaires à plusieurs époques, il n’est
pas possible dès l’époque de son déclin de le considérer comme un « maître
à penser » la révolution du futur parce qu’il reste ficelé dans la
problématique de la révolution en Russie et les comparaisons simplistes qu’elle
induit avec la révolution française, et dans lesquelles il croit trouver la
vérité de l’échec.
La Fraction de la Gauche
italienne en exil contestera l’analogie faite par Trotski entre Thermidor et la
réaction nationale stalinienne. Voyons d’abord comment Trotski se défend :
« Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves quant à la
justesse de l’analogie entre la Révolution russe et la Révolution française. Je
crois que cette remarque repose sur un malentendu. Pour juger de la justesse ou
de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement la
substance et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions
des siècles passés, ce serait tout bonnement faire abandon de l’expérience
historique de l’humanité. La journée d’aujourd’hui se distingue toujours de la
journée d’hier. Néanmoins, on ne peut s’instruire à la journée d’hier autrement
qu’en procédant par analogies.
La remarquable brochure d’Engels sur la guerre paysanne est construite
d’un bout à l’autre sur l’analogie entre la Réforme du XVIe siècle et la
révolution de 1848. Pour forger la notion de la dictature du prolétariat, Marx
fait rougir son fer au feu de 1793. En 1909, Lénine a défini le
social-démocrate révolutionnaire comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de
masses. Je lui ai alors objecté d’une façon académique que le jacobinisme et le
socialisme scientifique s’appuient sur des classes différentes et emploient des
méthodes différentes. Considéré en soi, cela était évidemment juste. Mais
Lénine non plus n’identifiait pas les plébéiens de Paris avec le prolétariat
moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx. Il ne prenait comme
décisifs que les traits généraux des deux révolutions : les masses
populaires les plus opprimées qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes ;
les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses et qui
dans la lutte contre les forces de l’ancienne société instituent la dictature
révolutionnaire. Cette analogie était-elle légitime ? Foncièrement.
Historiquement, elle s’est avérée très féconde. Dans ces mêmes limites,
l’analogie avec Thermidor est féconde et légitime.
En quoi a consisté le trait distinctif du Thermidor français ? En
ce que Thermidor a été la première étape de la contre-révolution victorieuse.
Après Thermidor, les jacobins ne pouvaient déjà plus (s’ils l’avaient pu d’une
façon générale) reprendre le pouvoir que par l’insurrection. De sorte que
l’étape de Thermidor eût, dans un certain sens, un caractère décisif. Mais la
contre-révolution n’était pas encore achevée, c'est-à-dire, les véritables
maîtres de la situation ne s’étaient pas encore installés au pouvoir :
pour cela, il fallut l’étape suivante : le 18 Brumaire. Enfin, la victoire
intégrale de la contre-révolution entraînant la restauration de la monarchie,
l’indemnisation des propriétaires féodaux, etc., fût assurée grâce à l’intervention
étrangère et à la victoire sur Napoléon (…) Quand nous parlons de Thermidor
nous avons en vue une contre-révolution rampante qui se prépare sous le manteau
et qui s’accomplit en plusieurs étapes. La première étape que nous appelons
conditionnellement Thermidor signifierait le passage du pouvoir dans les mains
des nouveaux possédants « soviétiques » des fractions masquées du
parti dirigeant, comme il en fut chez les jacobins. Le pouvoir des nouveaux
possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait résister longtemps. Soit
que la révolution revienne sous des conditions internationales favorables, à la
dictature du prolétariat, ce qui nécessiterait forcément l’emploi de la force
révolutionnaire, soit que s’achève la victoire de la grande bourgeoisie, du
capital financier, peut-être même de la monarchie, ce qui nécessiterait une
révolution supplémentaire, voire même peut-être deux.
Telle est la substance de l’analogie avec Thermidor. Il va de soi que
si l’on dépasse les limites permises de l’analogie, si l’on s’oriente d’après
le mécanisme purement extérieur des événements, d’après des épisodes
dramatiques, d’après le sort de certaines figures, on peut aisément s’égarer et
égarer les autres. Mais si l’on prend le mécanisme des rapports de classe, l’analogie
ne devient pas moins édifiante que, par exemple, l’analogie que fait Engels
entre la Réforme et la révolution de 1848 »[8]..
Trotski est dans l’erreur
lorsqu’il imagine que les thermidoriens « redoutaient avant tout un
nouveau soulèvement populaire » (cf. son « Staline »
p.319) ; comme en Russie dans les années 1920, les masses étaient épuisées
et indifférentes au sort du « terroriste » victime du coup d’Etat, Trotski
n’est pas très cohérent dans ses multiples comparaisons du
« prototype thermidor » français avec « l’inexplicable Staline ».
Rien n’est comparable : ni Hitler, ni Mussolini ni les tsars. La seule
raison qui explique selon lui le fait que le « thermidor russe » ne
signifie pas « une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie » est que
« ce règne est devenu caduc dans le monde entier ». Certes, mais un
siècle plus tard la bourgeoisie se porte pourtant bien aussi en ex-URSS. Trotski
vérifie le fait qu’on ne peut point être juge et partie, historien et acteur.
Il ne peut se défaire de cette expérience où il a tout donné de lui-même et
cela reste par conséquent, quand même… « un Etat ouvrier
thermidorien» !
Tout en défendant justement le Trotski
pourchassé, Bordiga se moque à son tour de la comparaison avec le Thermidor de
la révolution française en renvoyant la balle sur le personnage de Trotski.[9] Il
raconte comment lui et les prisonniers communistes du camp d’Agramante, geôle
de Mussolini, récusèrent la notion de Thermidor dès 1924 :
« Etant donné que, d’après le lieu commun scolastique, l’histoire
est maîtresse de vie, dans le sens banal qu’elle débite des répertoires
d’obligation, le philistin de 1924 n’attendait pas seulement le Thermidor
russe, mais encore le bonapartisme. La figure de Napoléon paraissait belle et
toute prête ; c’était celle d’un Trotski, chef de l’armée révolutionnaire
qui avait écrasé toutes les coalitions, homme riche à foison de toutes les
qualités les plus brillantes à la figure resplendissante comme l’aigle dans les
tableaux de David parmi les aurores de gloire du 19e ». Après
avoir rappelé que Trotski n’avait recherché ni gain ni gloire personnelle,
Bordiga assène la vision des militants emprisonnés : « Si, dans notre vision de l’histoire, chaque révolution a
raison, il ne serait par contre pas exact de dire que toute idéologie
révolutionnaire est juste et possède une valeur définitive en regard du passé
et du futur ».
Il considère que Lénine n’a pas
été renversé par un Thermidor mais « dévoré » et « brûlé »
par son dévouement à la révolution, ce qui est exagéré. Il précise le moment
contre-révolutionnaire de la révolution française auquel nous allons essayer de
réfléchir un peu plus :
« L’histoire commune considère comme tournant de la révolution
française le 27 juillet 1794 (dans le calendrier révolutionnaire : 10
Thermidor de l’an IV), parce que Robespierre, qui jusqu’alors avait mené la Terreur
avec le Comité de Salut Public, fut guillotiné ce jour-là par les adversaires
de droite, sans que le peuple des sans-culottes se soit levé en armes. La
Terreur changera de mains, et la contre-révolution débouchera sur le consulat
de Bonaparte et sur l’Empire ».
Les deux révolutions de 1789 et
de 1917 furent donc radicalement différentes. Bordiga néglige pourtant lui
aussi l’aspect premier de Thermidor, le coup d’Etat militaire.
La définition commune de
Thermidor telle que la fournit Bordiga est elle-même insatisfaisante et relève
un peu du casse-tête que même Marx et Engels avaient eu du mal à démêler.
Contre-révolution par rapport à quoi ? Robespierre, malgré ses
déclarations contre la guerre et son exaltation d’un Etat pur, avait fini par
se comporter en véritable despote au point que ni les sans-culottes ni les
babouvistes ne purent regretter sa perte. La contre-révolution est déjà
victorieuse dès avant le 9 thermidor. A la fin de 1793 les luttes pour le
pouvoir des diverses factions se sont intensifiées au point que le peuple est
démobilisé et ne se sent plus ni concerné ni défendu, ce qui signe la fin de
toute révolution dont les représentants politiques sont coupés des masses. La
plus grande partie de ces politiques n’est plus constituée que de parvenus. La
contre-révolution est déjà active avant le 9 Thermidor puisque le massacre des
civils en Vendée - disproportionné même par rapport aux consignes draconiennes
fixées par le Comité de Salut Public - peut être comparé à la répression de la
Commune de Paris de 1871 . Dans la mesure même où c’est la population
civile, même à majorité paysanne, et qui avait brûlé des châteaux au début de
la révolution, qui est victime des exactions de l’armée républicaine. Cette comparaison contre les clichés
séculaires sur la « Vendée réactionnaire », établie par l’historien
Pascal Gueniffey – n’ôte pas son caractère
ambigu et parfois barbare à 89-93 - mais
innove là fort judicieusement contre la confusion réactionnaire entre la
marche républicaine de la révolution et son soit disant aboutissement dans le
génocide vendéen ; le boucher Carrier fût lié aux jusqu’auboutistes
hébertistes, petits bourgeois militaristes qui avaient pour fonds de commerce
la terreur à outrance. Avant cet auteur, Jean-Clément Martin avait remarqué
que : « La Vendée est d’abord le résultat des maladresses, des
incompétences, des illusions désastreuses des républicains, qui n’ont pas voulu
comprendre la nature de cette guerre, qui ont donné la priorité à leurs propres
querelles (…) les républicains ne voulurent jamais reconnaître leurs propres
erreurs qu’ils firent de la Vendée cette énigme contre-révolutionnaire,argument
idéologique spécieux, mais qui leur garantissait l’impunité de leurs fautes et
permettait la poursuite d’une politique aveugle » (cf. La Vendée et la
France, ed du Seuil, 1987, p.132-133). Les soldats « bleus » engagés
dans les colonnes infernales avaient été nombreux à dénoncer les exactions,
mais la terreur est atténuée en Vendée surtout au moment de l’élimination de la
fraction hébertiste. L’idée révolutionnaire ne nourrit aucun fanatisme
exterminateur, les généraux tueurs
Carrier et Turreau obéissent à une logique d’Etat et de clan dans les luttes
pour le pouvoir à Paris. L’historien américain Timothy Tackett estime qu’il n’y
a pas de lien direct entre révolution et terreur.
La répression inconsidérée contre
des populations civiles, même arriérées, comme la terreur contre les civils
urbains peuvent être les prémisses de l’agonie d’une révolution.
Premier théoricien du prolétariat
moderne, Babeuf proteste énergiquement contre les massacres en Vendée, et
contre les thermidoriens il indique que le mouvement de « résistance à
l’oppression » sera formé par des « Vendées plébéiennes ». Le
livre de Philippe Riviale, « L’impatience du bonheur , apologie de
Gracchus Babeuf », est un bonheur à lui tout seul, il montre à plusieurs
reprises comment chez le communiste précurseur Babeuf il n’y a pas d’illusion
sur le terrorisme et le militarisme, contrairement à certains de ses compagnons
encore imprégnés de la tradition bourgeoise jacobine comme Darthé.
Jean-Paul Bertaud formule
l’imbroglio de la méprise parisienne : « A
Paris, les Jacobins et les sans-culottes, mal informés par la bourgeoisie
locale, assimilent très vite les Vendéens révoltés à des « brigands »
contre lesquels ils demandent la plus extrême des répressions. Les Jacobins
vivent depuis longtemps dans la hantise du complot aristocratique » (cf.
La révolution française, p.198). Le rappel de l’exterminateur Carrier par
le Comité de Salut Public et Robespierre restaure provisoirement leur autorité
contre les concurrents futurs thermidoriens, mais il ouvre la voie à la
revanche de ces supporters de la terreur militaire. Le coup d’Etat du 9
thermidor est un complot de l’armée, coup d’Etat qui n’est pas assez mis en
évidence par les historiens qui se focalisent sur celui de Bonaparte cinq ans
plus tard ni par les héritiers révolutionnaires.
La chute de Robespierre symbolise
le point limite politique auquel la bourgeoisie pouvait prétendre parvenir mais
qui devait être annihilé pour faire place au culte du profit et au maintien en
place des féodalités financières naissantes dans la poursuite de la guerre. La
bourgeoisie fait Thermidor au nom de la révolution. L’attaque contre l’homme
symbole de la révolution est menée par deux anciens hébertistes Collot
d’Herbois et Billaud-Varenne au sein d’une coalition hétéroclite va-t-en guerre.
Dans l’atmosphère d’immobilisation de la révolution, la surenchère est la
règle. Billaud-Varenne reproche à Robespierre « de n’être pas assez
révolutionnaire », autrement dit pas assez militariste, tout comme
l’équilibriste avait reproché son indulgence à Danton contre l’abus de la guillotine.
Bordiga tire un coup de chapeau à
Robespierre – bien qu’en négligeant toujours son obstination contre le
militarisme - qui était arrivé « dans ses discours impétueux » à
dire : « Les révolutions qui ont eu lieu dans les trois dernières
années ont tout fait pour les autres classes des citoyens, presque rien pour la
plus nécessaire, pour les citoyens prolétaires n’ayant d’autres propriétés que
leur travail. La féodalité a disparu, mais non à leur avantage, puisque dans
les campagnes affranchies, ils ne possèdent rien… L’égalité civile a été
instituée, mais il leur manque l’instruction et l’éducation »[10].
La Terreur blanche ne fut pas
moindre que la rouge – la Terreur n’a fait que changer de mains, comme le dit
bien Bordiga - et l’une et l’autre restent indéfendables du point de vue du
prolétariat moderne.
Ce moment de la contre-révolution
féodale mais sans pouvoir rétablir la monarchie n’est pas un moment que le
prolétariat aurait pu saisir pour défendre l’idéologue « pur »
de la bourgeoisie – le « naufrage rationaliste » rousseauiste selon
Bordiga - mais un moment historique inévitable qui ne se reproduira pas ni ne
pourra servir d’exemple à une autre révolution. En Russie, au début des années
1920, on assiste à un long combat à l’intérieur du même parti et du même Etat. Trotski
n’est pas le nouveau Robespierre ni Staline le nouveau Napoléon. Bordiga, qui,
contrairement à Lénine a lu sérieusement les discours de l’incorruptible, passe
un peu vite sur sa lutte contre la guerre, mais par un raccourci qui pose la
question du rayonnement de la révolution en terme de défense plus qu’en terme
de conquête militaire : « Réticent tout d’abord à l’égard de toute
guerre des peuples, et après la déclaration contre toute guerre de conquête
territoriale, il trouva dans la fureur de la défense, le levain de la force de
la révolution qui permit d’incroyables victoires contre une foule d’ennemis».
La révolution russe qui ne se
fonde pas initialement sur l’exaltation de la patrie « fut elle-même prolétaire
et rouge » est un phénomène intrinsèque. Bordiga n’exalte pas l’armée
rouge, il faut « la guerre civile anti-bourgeoise en Europe et partout ».
Après la mort de Lénine on n’assiste pas à des « bouleversements sinistres
de palais ». L’agonie d’une révolution prolétarienne est plus compliquée que
celle d’une révolution qualifiée de bourgeoise. La base de l’échec est là avant
tout économique, l’enfermement dans une économie rabougrie :
« L’économie prolétarienne avait besoin de la dictature européenne et
ensuite mondiale». La renonciation à réaliser la refonte de l’économie mondiale
sous les principes communistes date de 1926 où « le grand acteur de scène
fut Staline et il l’emporta sur des lutteurs généreux : Trotski, Zinoviev,
Kamenev. » Par le retour à la défense de la patrie le nouveau dictateur
fait même régresser le projet social initial alors que Napoléon avait pu
prétendre l’étendre au monde, il ridiculise le communisme quand il était
concevable que la notion de patrie restée vivace après 1794 :
« La révolution française était tombée sans abattre son Mythe, la
Patrie, dans lequel Robespierre croyait comme un enfant, autant que dans la
Vertu, qu’il identifiait lui, l’incorruptible des sans-culottes, avec la
Terreur elle-même sur les traîtres, sur les vendus.
La volte-face de Staline, c’est comme si Cambronne, au lieu de lancer à
la face des vainqueurs son cri légendaire, avait hurlé : la Garde, baissez
culottes !
La victoire avait été abandonnée à l’adversaire historique de la
Dictature, le Capital d’Occident, qui ne se la laissera pas arracher par les
folies napoléoniennes du Moustachu.
(…) « Etat de tout le peuple après la fin de la dictature du
prolétariat ». De la merde ! Voilà non pas un synonyme mais un
homonyme de la démocratie ».
Les révolutions française et russe
ne s’emboîtent pas l’une dans l’autre et ne sont pas des maisons de poupées,
mais dans les deux cas la guerre a interféré dans le cours des événements.
CHAPITRE II
LA REVOLUTION
NE PEUT PLUS NAITRE DE LA GUERRE
Lénine a pu dire que « la
guerre (de 1914) a été le plus beaucadeau fait à la révolution », cela ne
l’a pas empêchée de devenir un fardeau. La guerre est certes terrible mais la
paix peut être aussi ignoble. En 1921, en introduction à son ouvrage sur
l’impérialisme, Lénine croit que les deux traités de paix de 1918, l’un à
Brest-Litovsk qui étrangle la Russie, et l’autre à Versailles qui est gros
d’une autre guerre mondiale, « dessillent les yeux » des millions
d’hommes opprimés, écrasés et dupés par la bourgeoisie. La paix de Versailles
est « bien plus féroce et plus odieuse » que celle de Brest-Litovsk
car elle s’érige sur des dizaines de millions de cadavres et de mutilés juste
pour la répartition de la plus grande part du butin entre « brigands
financiers ». Lénine salue les commentaires de l’économiste Keynes présent
à Versailles. Celui-ci avertissait que cette paix préparait une nouvelle guerre
mondiale, prémonitoire d’autant que nous avons vu qu’elle avait surtout ouvert
la voie au nazisme par les conditions humiliantes fixées à l’Allemagne.
Lénine aurait pu établir le même
constat de paix fallacieuse pour la conférence de Yalta en février 1945 où les
trois grands vainqueurs du deuxième holocauste, Etats-Unis, Russie et Angleterre
n’estimèrent même pas nécessaire de parapher un traité de paix.
Les deux guerres mondiales ont
montré une bourgeoisie moderne apte à ressaisir le manche du gouvernement de la
société capitaliste et à assumer la survie de son talon de fer. Toute idée de
nouvelle guerre mondiale entraîne depuis un désir de fuite éperdue ou de
suicide collectif. Une telle guerre ne signifie plus qu’une révolution peut s’y
opposer mais une destruction implaquable de l’humanité.
La débâcle de l’armée russe sur
les fronts de la Première Guerre mondiale avait littéralement fait se
volatiliser toute possibilité de résistance partisane ou même toute attitude
défensive. Des millions de soldats avaient déserté. Les russes avaient déjà
« donné » dix ans à peine auparavant lors de la guerre avec le Japon,
cela justifie le retournement rapide contre la guerre de la population et de la
classe ouvrière en 1917.
La guerre moderne fait fuir
éperdument depuis 1914 les populations et les soldats. L’incroyable débâcle
française de 1940 a montré des millions de prolétaires tentant d’échapper,
depuis la Belgique et le nord de la France, à l’avancée de l’armée allemande
sans penser un instant à se « lever en masse » pour protéger le
pays ! La guerre moderne a même ridiculisé toute idée de guerre défensive
vu la disproportion des forces et des armements terriblement destructeurs pour
les populations. A l’ère du nucléaire et des attentats chimiques, une stratégie
léniniste mime un lance-pierre face à un tank.
Seul Karl Korsch a bien vu en
1941 que le mot d’ordre de « défaitisme révolutionnaire » avait lui
aussi du plomb dans l’aile, et était devenu le mot d’ordre de la bourgeoisie
française, préférant plutôt la défaite face à l’armée allemande qu’un nouveau
front plus prolétarien que celui de 1936. La guerre mondiale moderne n’est pas
progressiste comme le furent jugées par les marxistes les guerres de libération
nationale, parce qu’elle met en jeu un conflit impérialiste mondial, et parce
qu’à l’épreuve des faits elle n’autorise pas le développement de la révolution.
La guerre mondiale en 1914 n’est pas un phénomène apparu brutalement dans un
ciel serein ni une simple volonté de récupérer deux provinces perdues par la
France à cause du minable Badinguet, elle est l’aboutissement de la
mécanisation à outrance du capitalisme et de sa recherche effrénée du profit.
La soudaineté et la brutalité de cette Première Guerre mondiale est restée
frappante et rédhibitoire pour l’humanité pensante jusqu’au XXIe siècle. Les
films « Les sentiers de la gloire », « Les hommes contre »,
« Le pantalon », et dernièrement « Un long dimanche de
fiançailles » ont plongé les spectateurs dans les affres des tranchées,
l’horreur du massacre, mais dans une impuissance à comprendre la paralysie de
la troupe à se révolter massivement contre les généraux des banquiers, et les
agioteurs des hommes d’Etats démocratiques.
L’espoir que les bolcheviks
allaient poursuivre la guerre pour répandre leur révolution, voire parfois sans
doute avec encore des connotations chauvines en France (déculotter les
« prussiens »), fut reflété en Russie par les communistes de gauche
et Boukharine. Seule la continuation de la « guerre » présumée
révolutionnaire – conçue comme une « guerre de partisans » - du fait
de l’affrontement d’armées impérialistes contre un « bastion
prolétarien » pouvait sauver la révolution russe en la faisant rebondir
partout ailleurs. Continuer la guerre fut jugé suicidaire et aléatoire du point
de vue révolutionnaire. Le parti-Etat a préféré avec Lénine baisser les armes bien qu’en réalité il n’ait pas eu le choix.
Du point de vue empirique on se
trouve dans un rapport de force défavorable : l’arrêt de la guerre
mondiale avec les gesticulations pacifistes de Wilson -« laissons les bolcheviks
mijoter dans leur jus ». Un point de vue « théorique » bien
que désuet: la position girondine bourgeoise = exporter la révolution à
l’extérieur par une armée révolutionnaire. La continuation des atrocités de la
guerre mondiale alimentait jusque là les foyers révolutionnaires dans les
divers pays belligérants.
Quant à dire, même en se couvrant
de l’autorité de Rosa Luxembourg, que le traité de Brest-Litovsk fut un
« coup d’arrêt à la révolution »[11], c’est
une erreur d’appréciation et une surenchère gratuite. En 1920, Trotski se
gaussera de ce que l’ex « pape du marxisme » Kautsky, luxemburgiste
malgré lui, reprochait aux bolcheviks d’avoir conclu la paix.
Comme le montrera l’échec du
conflit russo-polonais de 1919-1920, une révolution prolétarienne ne s’exporte
pas par la guerre. Elle a toutes les chances de réveiller plutôt le
nationalisme parmi les masses en uniforme concernées. L’arrêt de la guerre
mondiale est une interruption générale des divers fronts belligérants mais
surtout le véritable coup d’arrêt à la révolution, que ne mesurent pas encore
ses acteurs. Comme l’avait prouvé la Commune de Paris, l’auto-activité des
masses vient de l’intérieur du conflit
des classes pas d’une importation extérieure, et qui plus est avec une
« armée » même rouge, et revêtue de l’uniforme d’un « Etat prolétarien » !
Les débats lors de l’insurrection
parisienne de 1871 avaient été encore marqués par les références à 1789. Les
plus clairvoyants des communards, dont le peintre Gustave Courbet, estimaient
qu’il n’était plus possible de se calquer sur cette expérience passée. Mais le
21 mai 1871, le délégué à la guerre du Comité de salut public (terme repris aux
sans-culottes de 93) de la Commune de Paris, le « jacobin »
Delescluze proclama « L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné »,
mais cette guerre n’eut pas son Valmy et n’outrepassa pas la banlieue
parisienne.
Passons au milieu du XXe siècle
et relisons l’ouvrage d’Anton Pannekoek « Les Conseils ouvriers » (Dans l’abîme) qui va dans notre sens.
Pannekoek, contemporain et pourfendeur de Lénine théoricien et chef d’Etat,
écrit : « Avec la Seconde
Guerre mondiale, le mouvement ouvrier est tombé encore plus bas qu’avec la
Première (…) Les travailleurs ont perdu leur classe. Ils n’existent plus en
tant que classe. Leur conscience de classe a été balayée dans la soumission de
toutes les classes à l’idéologie du grand Capital. Le vocabulaire de classe qui
leur était particulier : socialisme, communauté, a été adopté par le
Capital pour recouvrir des concepts différents. » (…) Une nouvelle génération
naîtra pour laquelle les vieux concepts et les vieux mots d’ordre n’auront plus
aucun sens. Sans doute sera-t-il bien difficile d’éviter que, sous la
domination étrangère, le sentiment de classe ne soit pas entaché de
nationalisme. Mais avec la disparition et l’écroulement de tant de vieilles
traditions et d’anciennes situations, l’esprit sera plus ouvert à l’influence
directe des nouvelles réalités. Toute doctrine, toute construction, tout mot
d’ordre seront pris, non pas selon leur apparence formelle, mais conformément à
ce qu’ils contiennent réellement. »
Inimaginable de retrouver les
circonstances exceptionnelles qui ont permis 1789 et 1917. En Russie, ce fut
incontestablement une révolution prolétarienne dans la mesure où, même
ultra-minoritaire en nombre, la classe ouvrière fit basculer le régime du fait
de sa forte concentration industrielle et avec la décomposition de l’armée.
Dans ces circonstances, le mécontentement des paysans (principale chair à
canon) et des minorités nationales sous le joug tsariste se mit à la remorque
de la révolution. Du fait de ces mêmes circonstances et de l’arrêt de la guerre
mondiale, les bolcheviks restèrent toujours des « étrangers dans leur
propre pays », comme le remarque si justement Arno Mayer. Ils étaient trop
en avance face à la responsabilité d’aller jusqu’au bout de « l’épreuve » :
leur volonté de mondialiser la révolution. Les bases arriérées du pays
autocratique allaient, dans l’isolement, favoriser l’affirmation du
nationalisme stalinien. Se sont avérées pertinentes les critiques du recours
étatique bolchevique aux vieilles formes autoritaires de domination russe, au
gouvernement par oukases par les Rosa Luxemburg, Hermann Gorter et de
Pannekoek. Elles ne peuvent pas être déconsidérées à 90 ans de distance parce
qu’elles ont été ensuite pillées sans gêne par les littérateurs bourgeois Aron
à Furet.
Aucun des révolutionnaires
évoqués ci-dessus, du même bord que
Lénine, n’a vraiment critiqué la dissolution de l’Assemblée constituante en
janvier 1918, elle n’importait pas plus pour la dynastie Romanov ni pour la clique
des généraux blancs. La formule de Rosa Luxembourg qui a été reprise
hypocritement par le chancelier Kohl – « la liberté c’est la liberté de
celui qui pense autrement » - ne visait pas la défense de l’opinion des
criminels d’Etat de la bourgeoisie et leurs chantres médiatiques mais la
liberté d’expression parmi les masses et les partis prolétariens du camp
révolutionnaire.
Chaque tendance politique,
anarchiste, socialiste, trotskiste, communiste de conseil, marxiste orthodoxe…
se revendique d’un moment ou d’une partie de cette révolution dans une
controverse sans fin où chacun finit par radoter sa vision de crypte ou de
chapelle. La révolution russe est-elle buvable jusqu’à Brest-Litovsk, Kronstadt,
Makhno, la NEP, jusqu’à la mort de Lénine (grand pope infaillible du marxisme
russe), au moment des premières frasques de Staline en Géorgie en 1922 ou avec
l’intronisation du socialisme en un seul pays en 1926 avec la résistible
ascension du même Staline ?
La référence de toutes les
révolutions du XVIIIème siècle à nos
jours reste la révolution française de 1789 à 1794, avec sa Bastille détruite,
ses fourches et ses gourdins. L’envie ne manque pas, face aux variations dans
les relectures, de déclarer tout de go comme Clemenceau à propos de cette
Révolution française qu’il faut l’accepter « comme un bloc », et non
pas en extraire un morceau à la façon anarchiste. Aucun historien sérieux ne
peut déclarer que la révolution de 1789 est morte avec l’inauguration de la
guillotine ou dès les massacres de septembre 1792, puisqu’elle dure dans les esprits
au-delà de 1794, comme personne ne peut arrêter la révolution russe à tel ou
tel moment de la répression de « l’Etat prolétarien ». La révolution,
comme phénomène domine toute une époque. Les deux révolutions russes du XXe
siècle n’ont pas autant bouleversé la société et le monde que la révolution
française puisque le projet était plus universel et que l’échec n’a rien laissé
juridiquement et socialement. Le monde bourgeois actuel vit plus en référence à
la révolution française que par crainte d’une réédition de la révolution russe.
Les révolutions n’appartiennent à personne. La révolution russe sans acquis
institutionnels ne peut être comprise qu’autour des rapports entre les trois grandes
catégories : le parti militarisé, le prolétariat et la paysannerie.
La révolution en Russie d’octobre
1917 aux années 1920, demeure un fait accompli, plein d’évidences
incontestables. L’insurrection « prolétarienne » a été un coup de pot
historique dans un pays à dominante agraire. Kronstadt, bien que ses
« résistants » aux oukases du parti étatique aient été à dominante
petite paysanne, ouvriers issus de la campagne, fût le sommet de la
protestation contre les privations du « communisme de guerre » et fût
écrasé par une répression féroce, et fratricide, indéfendable ; même les
anarchistes reconnaissent qu’il y eût plus de morts parmi les assaillants
envoyés sur les glaces par le parti en congrès que parmi les soi-disant petits
bourgeois de la forteresse. Il avait fallu fusiller ceux qui avaient refusé de
tirer sur leurs « frères de classe ». La NEP fut une improvisation
pour se sauver d’une autre improvisation : « le communisme de
guerre ». La dite « révolution ukrainienne » de Makhno fut une
guérilla paysanne anachronique dont les objectifs – la terre aux paysans,
l’usine aux ouvriers – étaient aussi irréalistes et déphasés que la plateforme
des insurgés de Kronstadt dans le cadre d’un pays en état de siège gagné par le
chaos. Les bandes armées successives de Makhno ont certainement commis autant
d’exactions que l’armée rouge, même si elles ont parfois marché au même pas
face aux « blancs ». Les anarchistes antimilitaristes se jouent une
musique tout à coup très martiale et très anti-bolchevik en rivalisant de hauts
faits d’armes ukrainiens et en exaltant la troupe armée makhnoviste
régionaliste, mais cela ne vaut guère mieux que les louanges staliniens et
trotskiens à l’armée rouge en tant que telle. Les armées ne sont jamais
porteuses de l’idéal de libération de l’humanité. La constitution d’une armée
se justifie pour la défense d’un territoire et finira par se confondre avec la
défense de la patrie russe éternelle. La question de la constitution d’une
armée de défense centralisée est d’ailleurs défendue comme naturelle par Makhno
lui-même qui peste contre la dispersion et l’inefficacité anarchiste, avec le
recul et les trahisons qu’il reproche aux bolcheviks : « …les exigences pratiques de la lutte
entraînent au sein de notre mouvement la création d’un état-major opérationnel
et organisationnel de contrôle commun pour toutes les unités combattantes.
C’est à la suite de cette pratique que je ne puis accepter la pensée que les
anarchistes révolutionnaires refusent la nécessité d’un tel état-major pour
orienter stratégiquement la lutte révolutionnaire armée. Je suis convaincu que
tout anarchiste révolutionnaire qui se retrouverait dans des conditions
identiques à celles que j’ai connues durant la guerre civile en Ukraine, sera
obligatoirement amené à agir comme nous l’avons fait. Si, au cours de la
prochaine révolution sociale authentique, il se trouve des anarchistes pour
nier ces principes organisationnels, ce ne seront au sein de notre mouvement
que de vains bavards ou bien encore des éléments de freinage nocifs, qui ne
tarderont pas à être rejetés (…) Face à un mouvement révolutionnaire de masse,
nous devons reconnaître la nécessité de l’organiser et de lui donner des moyens
dignes de lui, puis nous y engager entièrement. Dans le cas contraire, si
nous apparaissons comme des rêveurs et des utopistes, alors nous ne devons pas
gêner la lutte des travailleurs, en particulier ceux qui suivent les
socialistes étatistes»[12].
Voilà une manière de coup de chapeau à la centralisation efficace de l’armée rouge,
tout au moins à ses débuts. Makhno n’est pas n’importe qui, il n’est surtout
pas un anarchiste de salon, il s’est impliqué totalement dans la « guerre
révolutionnaire » malgré la carence organisationnelle et théorique de son
mouvement.
Dans le débat sur la « paix
honteuse » de Brest-Litovsk Staline a soutenu Lénine, non par pacifisme,
mais parce que réputé piètre commissaire politique aux armées, cela représente
une occasion de plus pour se démarquer de son rival Trotski qui va tresser sa propre gloire fugitive depuis
son « train de commandement », en forgeant une armée rouge, laquelle
deviendra pourtant un instrument étatique indispensable à la prise de pouvoir
du futur « maréchal Staline »[13]. La
fonction de l’armée rouge est d’abord une fonction de défense interne de la
révolution contre les attentats et les tentatives de putsch. Pierre Broué a
noté que la première opération de l’armée rouge, le 6 juillet 1918, est une
opération de police contre les S.R. de gauche.
Pour Trotski, dans sa biographie
de Staline, l’attitude de ce dernier au moment du traité de Brest-Litovsk révèle le futur dictateur. Par sa modestie
dans le débat : « il devint clair que les facteurs de la politique
mondiale étaient pour Staline des quantités entièrement inconnues ».
Ce n’est pas un hasard si Staline
fait son chemin essentiellement dans le domaine des affaires militaires. Il
reste longtemps à l’ombre de Trotski, et ne récolte que les médailles du second
rôle. Membre du conseil du Travail et de la Défense, il est envoyé sur les
différents fronts où il se fait remarquer pour son autoritarisme. Il accumule
les erreurs militaires, contrecarre les ordres de Trotski et met en œuvre une
politique de répression féroce contre les socialistes-révolutionnaires et les
anarchistes. En octobre 1918 Trotski obtiendra le rappel de Staline à Moscou.
Provisoirement.
La victoire de Staline – que
Bordiga qualifie de « volte-face », après la série des « paix
honteuses » est aussi plus due aux « ruses de l’histoire » russe
qu’à ses propres turpitudes d’arriviste que Trotski (le fier perdant) lui a
reproché inconsidérément après coup dans un combat de coqs, sans pouvoir le
qualifier de nouveau Napoléon mais pour le parer du concept néo-jacobin de
« bonapartisme », guère plus éclairant à l’époque du capitalisme
ultra développé. Dans l’isolement de ce grand empire, Staline a été amené à
incarner le nécessaire passage à l’industrialisation, avec le culte de
l’ouvrier-producteur. Il est une pièce maîtresse en faveur du réarmement
accéléré dans un environnement international précaire et lourd de menaces. Le
recours systématique à une terreur d’Etat aura plus d’accointance avec la
terreur blanche de 1794 qu’avec celle de l’Etat jacobin. La victoire de Staline
coïncidera avec le krach boursier occidental de 1929, ce qui lui confèrera un
aura supplémentaire de sauveur des peuples.
Les paysans ont constitué le plus
grand nombre de détenus et les grands procès ont frappé au sommet et non à la
base de la pyramide du parti. Dans une société aussi arriérée, il faut se
rendre à l’évidence, les procès de la Grande Terreur seront perçus comme
légitimes, même après l’élimination étalée dans le temps des oppositionnels,
car le peuple indifférencié, épuisé par les années de guerres, ne désirait plus
que la paix sociale interne même dans la misère. Le prolétariat, lui-même
épuisé au milieu du peuple, composé de nouvelles couches qui n’avaient pas
vécues les années révolutionnaires, était enclin à soupçonner des hommes
lointains du pouvoir de comploter contre une prospérité relative avec
l’industrialisation forcenée. Certains dignitaires bolcheviks réagirent de
même, écrivant par « esprit de parti », à la veille d’être fusillés,
à Staline lui-même pour le prévenir contre les comploteurs à ses basques qui
venaient de les condamner.
En outre, un certain élitisme a
privé l’opposition de gauche d’un véritable contact avec les masses. Claude
Lefort remarque qu’en 1923, avec « Cours nouveau » et « Leçons
d’Octobre », l’ex-chef militaire Trotski livre des écrits que ne sont pas
destinés aux militants de base. On retrouve la même complicité élitaire « de
parti » lorsqu’il dénonce Eastman, au nom de la discipline d'appareil,
comme « méprisable menteur » quand celui-ci publie le testament de
Lénine. Il est vrai que Trotski tenait plus alors d’une mentalité jacobine de
sauvegarde de « l’Etat prolétarien », illusoire protecteur des
principes communistes déjà embaumés, et de perte de confiance dans des masses
désorganisées et affaiblies. Dans la lutte pour le pouvoir, Trotsky n’est pas
innocent. Avec le triumvirat Staline-Kaménev-Zinoviev, Trotski craignait de se
voir supplanté au Comité central par les Chliapnikov, Ossinski, Sapronov, bref
tous les opposants qui avaient bien compris la dégénérescence avant la tardive
opposition de gauche. Sa vanité
l’encourageait à l’inaction. L’incapacité de Trotski à se faire le porte-parole
de Lénine affaibli est payée très cher quand Staline est mis au courant de la
tentative de transaction entre les deux hommes ; Adam B.Ulam, bien que
qualifiant Lénine de dictateur résume le piège où s’était enfermé
Trotski : « Le problème ne fut plus de savoir ce que Lénine avait dit
de Staline, mais le fait que Trotski ne parvint qu’à s’embourber
davantage » (cf. Staline, l’homme et son temps, p.261).
Trotski réagit toujours trop tard
pour mesurer l’ampleur du désastre. Il cite Kroupskaïa, la veuve de Lénine, qui
constate que dans les comités bolchevistes il n’y avait presque pas
d’ouvriers : « Le membre du comité était d’ordinaire un homme plein
d’assurance ; il voyait l’énorme influence que l’activité du comité avait
sur les masses ; en règle générale, le comitard n’admettait aucune
démocratie à l’intérieur du parti. » Les héritiers gauchistes de Trotski
dans les sixties n’auront pas eu un comportement différent dans leurs sectes
respectives, lesquelles fonctionnent comme… l’armée rouge, avec des
spécialistes, des grades et des tribunaux !
COMMENT REPANDRE LA REVOLUTION
DANS DES CONDITIONS DE GUERRE :
Le problème n’est pas de
ferrailler éternellement sur les « guerres révolutionnaires » depuis
1792 et sur la « paix honteuse » consacrée à Brest-Litovsk, comme le
font les académistes, mais de mettre en évidence que l’expansion de la
révolution n’est pas un phénomène « externe », envahissement ou
victoire d’ « armées révolutionnaires », mais
« interne » la capacité des prolétariats parqués dans les cadres
nationaux à les faire voler en éclats, à se solidariser mutuellement au plan
international.
Dans un article de 1916 –
pompeusement titré « Le programme militaire de la révolution
prolétarienne » - Lénine, s’il dénonce la mystification du mot d’ordre
pacifiste de désarmement avec son brio habituel, est moins convaincant
lorsqu’il s’en prend à Junius, qui est le pseudonyme de Rosa Luxemburg, ce
qu’il ne sait pas encore. Lénine s’indigne : « En premier lieu, les socialistes n’ont jamais été et ne peuvent
jamais être les adversaires des guerres révolutionnaires ». Pour
Lénine, l’impérialisme a encore une propriété progressiste en quelque sorte, en
accélérant le développement du capitalisme dans les pays arriérés, il
intensifie la lutte contre l’oppression nationale : « Junius, qui défend dans sa brochure les
‘thèses’ mentionnées (du groupe « Internationale ») dit qu’à l’époque
de l’impérialisme toute guerre nationale contre l’une des grandes puissances
impérialistes provoque l’intervention d’une autre grande puissance rivale de la
première et également impérialiste, et que toute guerre nationale se transforme
par conséquent en guerre impérialiste ». Lénine dénonce vivement cette
« erreur », laquelle est du « chauvinisme européen ». Puis,
soupçonnant son contradicteur inconnu de pacifisme, Lénine aborde la question
des guerres civiles « qui sont aussi des guerres ». Il souligne le
fait que le capitalisme se développe de façon inégale, ce qui implique que la
révolution ne peut triompher simultanément dans plusieurs pays. Tout aussi
lucidement il ajoute que la bourgeoisie des pays capitalistes sera incitée à
écraser militairement « le prolétariat victorieux de l’Etat socialiste ».
La guerre de la part des socialistes au pouvoir sera donc légitime et juste en
tant que combat pour le socialisme, « pour l’émancipation des autres
peuples du joug de la bourgeoisie ». Jusque là Lénine est irréprochable,
c’est un girondin convaincu. Il s’appuie en outre sur une lettre d’Engels à
Kautsky en 1882 où le successeur de Marx reconnaissait la possibilité de
« guerres défensives » du socialisme « déjà vainqueur ».
Mais entre les suppositions d’Engels et ce qui allait être la réalité de l’isolement
de la révolution russe, il y aura la cruelle réalité. Lénine constatait la
« militarisation de toute la vie sociale », et après avoir nuancé les
différents types de guerre, fixait un certain nombre de revendications parmi
lesquelles « le droit pour, disons, chaque centaine d’habitants d’un pays donné de former des associations libres
en vue d’étudier l’art militaire ». Comme une telle revendication peut
apparaître utopique excepté de la part d’une bourgeoisie suicidaire, Lénine
précisait plus loin que c’est au moment où le prolétariat sera en train de
conquérir une ville ou un faubourg industriel, qu’il devrait mettre en
application cette partie du « programme militaire » ; bizarre
programme militaire spontané !
Il ne sait pas encore que ce
n’est pas un pacifiste qui lui fait face, mais une combattante de la révolution
en Allemagne qui ne remet pas en cause l’armement du prolétariat et qui est
plutôt girondine et anarchiste elle aussi sur la question de la guerre révolutionnaire à partir de
l’endroit où les socialistes auront triomphé puisqu’elle reprochera aux
bolcheviks la signature de la paix « honteuse » de Brest-Litovsk.
Pourtant c’est bien Junius qui
avait fait un grand pas vers la fin de la théorie de la guerre révolutionnaire en
démontrant l’inévitable récupération par les impérialismes des « guerres
locales ». Mais c’est la guerre défensive, héritage de la révolution
française, conçue comme révolutionnaire et exemplaire qui va révéler sa
caducité dès la fin de la Première Guerre mondiale, chose que certains avaient saisi à partir de 1871.
Un jeune historien moderne, Patrice
Gueniffey, parfois trop influencé par les études de Furet, a néanmoins saisi en
quoi la guerre avait été anti-révolutionnaire au cours de la révolution française
– sans préciser qu’il a « pompé » Robespierre - et ce raisonnement peut être appliqué au cours de la révolution
russe pour comprendre les hiatus du parti bolchevik:
« Même quand il existe un pouvoir soutenu par l’adhésion des
citoyens, des institutions respectées, la guerre n’est pas favorable à la
liberté du débat politique, à la libre expression des opinions et des intérêts
qui divisent la société. Les exigences de la mobilisation, les impératifs de
l’effort de guerre, la mise en cause – même limitée – du corps politique jusque
dans son existence, le sacrifice des soldats sur le front tendent naturellement
à imposer silence aux divisions intérieures, à tout soumettre à l’union sacrée
que requiert la situation. Ceux qui refusent de sacrifier leurs opinions ou leurs
intérêts n’apparaissent dès lors plus comme des adversaires ou des opposants,
ce qu’ils étaient la veille encore, mais comme de mauvais citoyens, voire des
traîtres à la solde de l’ennemi. Cette conséquence de la guerre, que l’on peut
observer à toutes les époques et dans toute situation de conflit, est
particulièrement manifeste dans le contexte révolutionnaire où, je l’ai dit,
l’opposant est déjà perçu, en raison du caractère absolu et non négociable des
enjeux en cause, moins comme un adversaire que comme un ennemi en puissance.[14] »
Pour cet auteur : « la
terreur conduit à la guerre et la guerre à la terreur », mais c’est
toujours dans une situation qui appelle la guerre. Au niveau de 1792 la hantise
de la revanche des armées des princes européens rend la nécessité de la terreur
interne, populaire. L’application de la
terreur est conçue comme une mesure de « défense de la révolution ».
Mais les masses finiront par s’en lasser car si la terreur a pris de l’ampleur
en fonction du développement de la guerre, elle persiste alors même qu’elle n’a
plus de raison d’être, de manière autonome et étrangère à l’être de la
révolution.
Le « fil historique »
du mouvement communiste est semé de nombreux et curieux nœuds : Marx et
Engels se sentent rétroactivement plutôt « girondins » sur la
question de la guerre, mais selon les questions ils sont parfois soit proches
de Hébert, soit de Marat ; selon Engels La Nouvelle gazette rhénane en
1848 n’a qu’un seul modèle : L’Ami du peuple de Marat. La référence
restant Babeuf, le père du communisme, qui arrive après coup et oscille sur la
question de la guerre
Si on extrait leurs « écrits
militaires » du contexte dit progressif des « libérations
nationales », on déroule un tapis rouge aux staliniens au profit de leur
nationalisme « antifasciste », comme aux hitlériens pour vanter la
« levée en masse » passe-partout. Blanqui, qui est injuste et partial
avec Robespierre, théorise la révolution comme un coup d’Etat militaire par une
minorité, conception qui provient en droite ligne de l’ambiguë guerre
révolutionnaire girondine et ignore l’action autonome des masses. Daniel Guérin
note justement : « La tradition du conspiratisme babouviste et
blanquiste (…) emprunte à la révolution bourgeoise ses techniques dictatoriales
et minoritaires pour les mettre au service de la nouvelle révolution »
(cf. son tome II p.486).
Etrangement, Marx et Engels ont
ignoré le combat contre la guerre des deux principales figures de la révolution
bourgeoise : Robespierre et Marat.
La référence à la révolution
française fut une constante pour les bolcheviks qui ne pouvaient se comparer à
la seule Commune de Paris mais plaçaient très logiquement la révolution de la
« dernière classe de l’histoire » dont ils étaient les initiateurs à
la même échelle historique que la révolution bourgeoise (voir les subtiles
comparaisons de Trotski, dans le chapitre « le mois de la grande
calomnie » dans son histoire de la révolution russe). Mais avec une théorisation
plus hasardeuse du partisanat chez les « communistes de gauche » qui
calquaient leur analyse sur la prise de position girondine de la « levée
en masse » basée sur une croyance immodérée dans la généralisation
immédiate de la révolution. Les Girondins furent en effet la composante des
révolutionnaires bourgeois qui poussa le plus à la guerre aux palais en Europe,
mais toujours en voilant sa vénalité sous des discours universalistes. La
révolution française inaugura une guerre européenne et dût ensuite se
confronter à diverses armées coalisées. Il était inévitable qu’au moment du
conflit mondial de 1914-1918, les socialistes russes de la gauche de la IIème
Internationale fassent des comparaisons jacobines et girondines face à la
trahison de leur organisation.
Dans toute l’histoire du
mouvement ouvrier, la guerre reste une question compliquée selon l’angle où
chacun la juge. Incontestablement, la violence meurtrière de la guerre contre
le Japon en 1905 puis celle, inouïe de 14-18, jouent comme facteurs de la
révolution « interne » contre l’ordre assassin. Lorsque le parti
bolchevik sera le général à la tête d’un mouvement victorieux contre l’Etat,
puis créateur d’un Etat vraiment pas comme les autres, il devra improviser face
à un blocus économique mondial. La bourgeoisie a vite compris que le meilleur
« coup d’arrêt à la révolution » était l’arrêt de la guerre mondiale.
Tous les ex-antagonistes capitalistes refont ami-ami pour fustiger la seule
Russie.
La guerre mondiale est stoppée,
donc la colère contre la violence meurtrière aussi. Où est l’honneur
révolutionnaire à faire perdurer une guerre perdue d’avance ? Dans l’envoi
au casse-pipe des ouvriers et des paysans – même pour une « guerre
défensive » - qui ont déjà trop vu couler le sang de millions des leurs,
qui seront bientôt excédés par la guerre civile ? Seuls des généraux d’opérette peuvent se bercer d’une telle
illusion. La victoire politique des bolcheviks avait reposé sur la
revendication de la paix d’autant plus efficace que l’armée s’était débandée.
Virer à 180° pour entrer à nouveau dans une politique belliciste présentait
toutes les chances de se couper du prolétariat d’abord, puis des larges couches
non exploiteuses sous l’uniforme. Et surtout, dans cette hypothèse, les
jusqu’au-boutistes Cadets et SR auraient vite repris le dessus à la tête des
régiments encore constitués et hostiles aux bolcheviks.
L’expérience russe montre le
schéma qui s’impose par le fait : d’abord guerre mondiale puis révolution,
mais la révolution face à une guerre capitaliste qui l’encercle ; puis,
pour les multiples raisons qui ont présidées à l’arrêt de la propagation de
l’incendie dans le monde entier : écrasement habile et sanguinaire de la
tentative allemande, éloignement du prolétariat américain, prolétariat de
l’Ouest européen dans le camp des vainqueurs, etc. L’expérience est vouée à
l’échec si elle ne mise que sur les critères militaires ; d’ailleurs même
les armées révolutionnaires de la jeune bourgeoisie furent vaincues sur le
territoire européen, le véritable triomphe bourgeois fut surtout beaucoup plus
tard la force de son économie : la révolution dite industrielle
accompagnée de la croissance heurtée du libéralisme politique.
Brest-Litovsk est tout de même un
tournant qui montre encore comment la guerre joue un rôle dans la politique
intérieure comme lors de la Révolution française. Le débat sur la paix et la
guerre fit passer au second plan celui sur la dissolution de l’Assemblée
constituante. Les communistes de gauche sont bien les girondins dans ce débat
face aux « jacobins » Lénine et Trotski qui ont compris que la Russie
a besoin d’un répit et non du socialisme dans un seul pays comme l’imaginent
les Orlando Figes et Marc Ferro du point de vue anarchiste.
Ni la continuation de la guerre
ni ce répit, qui va consister à remettre de l’ordre dans le pays, n’ouvraient plus
la voie à la révolution mondiale. Il fallait isoler la minorité capitaliste,
sans la massacrer : « les « jacobins » du XXe siècle,
disait Lénine à l’été 1918, ne guillotineront pas les capitalistes, car imiter
un modèle éminent n’impose pas de le copier.». Puis Lénine s’est demandé
comment on peut faire une révolution sans peloton d’exécution ? Trotski
déclara qu’il était impossible d’entrer au royaume du socialisme en gants
blancs et sur un parquet ciré. Enfin ils furent amenés à mettre en application
une version modernisée de la « terreur jacobine », sans guillotine
mais avec pelotons d’exécution.
La Tchéka est mise sur pied dans
l’urgence pour contrer toutes les activités de sabotage de la
contre-révolution, contre les opposants politiques et… les grévistes dès 1918. La
Tchéka a été créée initialement comme une force de sécurité loyale au
gouvernement bolchevik et socialiste-révolutionnaire, indépendante de l’armée
et de la police. Comme le signale Alexandre Skirda, des centaines d’anarchistes
comprirent si bien ce rôle de « sauvegarde de la révolution » contre
tout fauteur de troubles qu’ils s’engagèrent dans la Tchéka. Les armées
blanches étaient encore très menaçantes.
Au départ cette nouvelle police d’Etat fut un organe judiciaire de fortune pour
combler le vide et la décomposition laissée par l’ancien système judiciaire.
Les premières exécutions de la Tchéka frappèrent des bandits et des criminels
rattrapés d’autant plus que la populace avait fait ouvrir grandes les portes
des prisons et laissé s’échapper des milliers de prisonniers de droit commun
dont beaucoup n’étaient ni des politiques ni de simples victimes prolétaires de
l’arbitraire autocratique et capitaliste. Ensuite ce ne sont pas seulement
nombre de militants socialistes-révolutionnaires et anarchistes qui seront les
victimes de la nouvelle police (provisoire ?) d’Etat qui va perdurer mais
des prolétaires et de plus en plus de paysans.
A la veille de la reprise de
l’offensive allemande après l’échec des pourparlers de Brest-Litovsk, après
l’appel à la collaboration des soviets (c’est-à-dire leur soumission) avec la
Tchéka, ce n’est pas un hasard si le gouvernement bolchevik décide aussi la
création d’une armée qualifiée de rouge,
c’est-à-dire la mise sur pied d’un corps militaire d’Etat à la place des gardes
rouges émanation du prolétariat. Il semble que l’armée ne passe pas
immédiatement sous le contrôle de la Tchéka. L’armée « de classe » va
perdurer après la fin de la guerre civile en dépit de la promesse du huitième
congrès du parti en 1919 de la transformer en milice territoriale.
Tout se tient. La guerre implique
le renforcement de l’Etat. Si la guerre se déroule, on appelle à la mobilisation
de la « patrie en danger » et les grèves sont encore plus mal vues.
Si la paix s’impose, il faut remettre de l’ordre dans la maison et reconstruire
les zones urbaines dévastées.
La théorie de la « guerre révolutionnaire »
comme telle a été un moment de l’histoire du marxisme mais elle ne fut ni un
dogme ni dépourvue de contradictions. On peut juger a posteriori que Marx et
Engels se sont livrés à des approximations peu généralisables au prolétariat moderne
car concernant des guerres de libération nationale « avancées » au
XIXe siècle, mais seulement à ce siècle-là. Marx a montré comment la bourgeoisie
a conquis le monde à coups de canon, et a défendu contre les anarchistes
inconséquents que, comme l’esclavage, cela avait été une étape, cruelle certes,
mais nécessaire pour ouvrir la voie royale à l’industrie qui allait
révolutionner le petit mode de production mercantile.
Cependant les analyses des deux
amis politiques plaquées sur le cas de la Révolution française, restent
discutables. Quand Engels estime qu’en Europe Napoléon « a été le
représentant de la Révolution, le propagateur de ses principes et le
destructeur de l’ancienne société féodale », on peut être moyennement
d’accord. De grands philosophes allemands le saluèrent à ce titre comme un
« grand homme » mais les philosophes n’ont fait qu’interpréter le
monde et n’ont jamais été très réalistes. Lorsque le même Engels théorise que
la révolution a été « étouffée à Paris » et que les armées de
Napoléon la portèrent au-delà des frontières de France, on reste dubitatif
sachant le prochain Waterloo et le génocide des soldats français en Espagne et
en Russie, sans compter que le petit corse envoya à la mort
« révolutionnaire » au moins deux millions de soldats français (dont
des charniers ont été exhumés récemment en Russie). Henri Guillemin est plus
féroce : « …ne parlons pas des montagnes de cadavres qu’éleva à
travers toute l’Europe le truand corse, résolu à faire fortune par toutes voies
appropriées et qui parvint à ce triomphe d’avoir comme tueurs au service de ses
convoitises, tout bonnement chaque année, les appelés de la conscription. Robespierre
n’a fait tuer personne pour sa « gloire » ou ses avantages ».
Dans « La Sainte
famille », Marx et Engels nous disent que Bonaparte a « perfectionné
la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente.». Drôle
de guerre permanente, propageant deuils, misère et terreur.
Avec leurs variations parfois
contradictoires sur Napoléon, Marx et Engels négligent le fait que les armées
napoléoniennes ont reçu un peu partout un accueil ambigu ! Déjà !
Engels est proche du délire lorsqu’il rêve que l’Occident tout entier mènera la
guerre révolutionnaire « la plus sanglante contre les slaves ».
En 1889, dans une lettre à Fr.
Adler, le surnommé « général Engels » est aussi « girondin »
que Marx. Pour lui les Girondins ont défendu la bonne conception de la guerre
révolutionnaire, n’ont-ils pas eu raison ?: « Le Parti de la guerre à outrance, de la guerre pour la
libération des peuples a eu constamment raison, puisque la République est venue
à bout de l’Europe ; mais la tragédie, c’est que ce Parti a été décapité
trop vite et qu’à la place de la guerre de propagation à l’extérieur, il y eût
bientôt la Paix de Bâle et l’orgie bourgeoise du Directoire. »
La guerre était inévitable entre
les rois et la jeune révolution plus pour sa signification émancipatrice autant
que pour la défense étroite au bout des
baïonnettes des intérêts bourgeois qui prospéraient déjà sous les têtes
couronnées, bien que l’idéologie des droits de l’homme conditionne déjà la
théorisation de la liberté de commerce.
L’interprétation classique
marxiste du rayonnement de la « guerre révolutionnaire » est fournie
par Albert Soboul, mais précédée d’un « sans doute » ( ?) :
« Sans doute, dans les pays d’Europe qu’elles occupèrent, ce
furent les armées de la République, puis celles de Napoléon qui, plus que la
force des idées, abattirent l’Ancien régime : en abolissant le servage, en
libérant les paysans des redevances seigneuriales et des dîmes ecclésiastiques,
en remettant dans la circulation les biens de mainmorte, la conquête française
fit place nette pour le développement du capitalisme. Plus encore, c’est par
l’expansion même du capitalisme, conquérant par nature, que les principes
nouveaux et l’ordre bourgeois s’emparèrent du monde, imposant partout les mêmes
transformations ».
Sans doute, mais pas sûr car
l’Ancien régime ne disparut pas en un seul jour ni grâce à Napoléon. Le Kaiser
et le Tsar sont encore au pouvoir en 1914, et Napoléon III n’a pas quitté la
scène depuis longtemps. Soboul reconnaît que c’est surtout l’expansion
économique naturelle au capitalisme qui a véritablement libéré les grandes
nations modernes des entraves féodales tout au long du XIXe siècle. Les
historiens libéraux admettent eux-mêmes pourtant que la constitution de ces
nations, qui ne sont pas en guerre en permanence, permet l’explosion
industrielle et développe un prolétariat dévoué au salariat. La conscription au
moment de la guerre a arraché le paysan à sa terre, son village et son
obscurantisme ; elle le prépare donc pour l’industrie. Devenir soldat est
une promotion sociale, et le statut d’officier, autrefois privilège de la
noblesse, est à la portée de tous. De jeunes illettrés pourront devenir
capitaines ou généraux. L’armée révolutionnaire dans sa courte existence de
quelques mois en 1793 fut composée d’hommes « à longues moustaches »,
frustes, souvent brutaux, parfois tarés comme dit Guérin, bien que
« passionnément attachés à la révolution ».
Au retour des guerres, les
soldats-paysans, peu au fait des choses militaires, ont « découvert le
monde » et ne veulent plus rester confinés à la vie étroite de la
campagne. L’idée de révolution nationale, patriotique a créé un objectif commun
qui permet de croire au « progrès du genre humain » et non plus de
rester confiné dans le culte divin du terrorisme despotique. Ce n’est nullement
dans la guerre elle-même, qui reste ce qu’elle est, un lieu de tueries, de viols
et de pillages, mais dans la dynamique que la guerre impose à la société
archaïque que les réformateurs sociaux puis les socialistes de jadis ont pu lui
concéder un impact révolutionnaire. La guerre est concomitante à la naissance
des nations modernes car la bourgeoisie a « besoin d’assurer à ses
produits des débouchés de plus en plus étendus », au point même de
« faire perdre à l’industrie sa base nationale » (Manifeste
communiste de 1848). Au surplus, la guerre accroît le perfectionnement des
armements donc des découvertes et des nouvelles technologies. Elle exige des
sociétés une compétition à outrance, une rationalisation et une démultiplication
de la production qui en ont fait un aiguillon de la révolution industrielle.
Mais Marx n’a-t-il pas dit que la
révolution industrielle avait été plus révolutionnaire que tous projets des
utopistes réunis ? Dans le même ordre d’idée, l’apport de la « guerre
révolutionnaire » à l’expansion du capitalisme reste donc très limité. La
guerre n’est pourtant pas la panacée de la révolution industrielle. Là où
l’industrie s’était le mieux développée initialement, en Angleterre, le
principal théoricien du libéralisme, Adam Smith pensait que le capitalisme
avait besoin de la paix pour se développer. Paradoxe apparent puisque le
capitalisme a eu besoin alternativement , depuis, de la guerre et de la paix.
La théorie de la « nation en
armes » ou « levée en masse » conçue par les sans-culottes comme
« terreur militaire », héritée de 1789, malgré ses ambiguïtés
girondines et bonapartistes de guerre du profit, avait marqué durablement les
premiers théoriciens du mouvement socialiste et communiste. La guerre était
sensée être émancipatrice d’autant plus si elle était « défensive ».
Au début du XXe siècle, la dérive
idéologique de l’apologie de la guerre révolutionnaire servira de justificatif
au patriotisme de 1914 et de 1940. Proche de Georges Sorel, Edouard Berth fait
l’apologie de la guerre en 1908, en s’appuyant sur Proudhon et Nietzsche,
décrivant « la discipline merveilleuse de l’armée des
travailleurs » : « La révolution (française) ne doit pas son
prestige héroïque aux travaux des assemblées ni même aux grandes
journées ; c’est comme épopée militaire qu’elle a vécu longtemps au cœur
du peuple » (cf. Les nouveaux aspects du socialisme).
Le principal théoricien de la
guerre révolutionnaire en France avait été Jules Guesde, bien que personne n’en
garde un souvenir éblouissant ; celui-ci a fini comme théoricien de
l’Union sacrée patriotique. Le vieux communard Edouard Vaillant qui déclarait
en 1914 : « En présence de l’agression, les socialistes rempliront
tout leur devoir, pour la patrie, pour la République, pour
l’Internationale ». Ce qui fait beaucoup de monde à la remorque de la
bourgeoisie mais constitue une trahison du projet d’émancipation socialiste
opposé depuis des lustres à toute guerre fratricide. L’allusion à la guerre
révolutionnaire, pourtant depuis longtemps caduque, est clairement invoquée par
le gouvernement d’Union nationale qui fait transférer les cendres de Rouget de
l’Isle aux Invalides le 14 juillet 1915. A la fin des années 1920, le PCF crée
une revue spécialisée dans la guerre révolutionnaire « Front rouge »
qui sera à la remorque des hauts faits de l’Armée rouge russe.
Faisons donc le détour obligé par l’expérience militaire de la
Révolution française de la fin du XVIIIe siècle pour en finir avec la théorie
de la guerre révolutionnaire.
CHAPITRE III
La levée en masse de la révolution française
« Quoi ! Des cohortes
étrangères
Feraient la loi dans nos
foyers !
Quoi ! Des phalanges
mercenaires
Terrasseraient nos fiers
guerriers !
Terrasseraient nos fiers
guerriers !
Dieu ! Nos mains seraient
enchaînées !
Nos fronts sous le joug se
ploieraient !
De vils despotes deviendraient
Les maîtres de nos
destinées !
Au armes, citoyens, formez vos
bataillons,
Marchons, marchons, qu’un sang
impur abreuve nos sillons ![15] »
A la fin de l’année 1789, le mot
« révolution » devient pour la première fois de l’histoire synonyme
de soulèvement de masse pour transformer la société et non plus simple coup
d’Etat dans le cas des révolutions anglaise et américaine ; cette
distinction est établie par Lénine bien avant tous nos historiens modernistes.
Bordiga écrira plus tard que « la révolution française fut le premier banc
d’essai de la dynamique des grandes masses.[16] »
Cette révolution qualifiée abruptement
de bourgeoise, avec des aspects plus « plébéiens » que
« prolétariens » a laissé tous les historiens, observateurs
après-coup, pantois face à sa prétention à l’universalité des droits de l’homme
de liberté, d’égalité, de fraternité mais surtout en faveur de la propriété
privée et fondatrice de la loi Le Chapelier contre les grèves.
Elle est le siège aussi d’un
curieux débat sur la guerre, et même d’une conscience avant l’heure,
prémonitoire du facteur régressif et contre-révolutionnaire de la guerre pour
la marche interne d’une révolution, même si triomphe la théorie de la
« guerre révolutionnaire » pour « exporter » l’idée
d’émancipation des peuples du despotisme en Europe et dans le monde entier.
La guerre, de tous temps, a été
menée pour conquérir des territoires, annihiler des voisins dangereux. La
guerre permettait traditionnellement de s’enrichir par le pillage, elle était
donc consubstantielle à la recherche du profit par le capitalisme naissant.
Pouvait-il exister une « guerre désintéressée » pour le triptyque des
droits de l’homme qui allait être gravé au frontispice des édifices publics
pour les siècles à venir ?
La « guerre
révolutionnaire » de la révolution française est une curieuse guerre. Elle
est envisagée alors qu’il ne plane aucune menace d’agression des palais
aristocratiques d’Europe, mais que la révolution est, malgré tout, entourée
d’ennemis, tapis dans leurs palais, qu’il va falloir combattre. Les guerres de
la révolution ne sont-elles pas nécessaires au progrès de l’humanité comme le
pensait le philosophe Kant ? Curieuses « guerres
révolutionnaires » où l’émancipation des peuples a lieu en leur tondant la
laine sur le dos et où la bourgeoisie française des Girondins à Napoléon
s’enrichira par ses pillages.
Les girondins héritent en partie de la
conception moyenâgeuse et royaliste: la guerre extérieure comme croisade
purificatrice des problèmes politiques internes[17].
Pour Daniel Guérin, reprenant une
analyse marxiste plus traditionnelle, bien qu’il y ait déjà eu une petite
révolution industrielle au XVIIIe siècle, avec l’importation de machines
d’Angleterre, la « guerre révolutionnaire » française donna un coup
de fouet à l’industrie, entraînant la création rapide d’une importante
industrie d’armement, et par conséquent une forte concentration de travailleurs »[18].
Les Girondins ne croient pas à
une République pure et pensent initialement que la guerre va démasquer Louis
Capet et renforcer la monarchie constitutionnelle. Une minorité des Jacobins,
Robespierre en tête, s’élève contre cette position de compromis par le refus de
la guerre. La question de la guerre était dualiste, contradictoire pour une
révolution qui exaltait l’émancipation des peuples et non leur confrontation
armée. Ce dualisme surgit immédiatement, et Michelet le résume :
« La dissidence profonde éclata sur la question de la guerre. La Gironde voulait la guerre
extérieure ; les Jacobins, la guerre aux traîtres, aux ennemis du dedans.
La Gironde voulait la propagande et la croisade ; les Jacobins,
l’épuration intérieure, la punition des mauvais citoyens, la compression des
résistances par voie de terreur et d’inquisition »[19].
Albert Soboul ajoute :
« Pendant trois mois, avec une
clairvoyance étonnante, Robespierre à la tribune des Jacobins s’opposa à
Brissot, en une lutte ardente qui divisa à jamais le parti révolutionnaire. »[20]
En surface, dans la logique
universaliste les Girondins ont raison, il faut mener « la guerre aux
palais » qui font la sourde oreille et feignent l’indifférence, d’autant
que « les masses » sont conviées à remplacer les armées mercenaires
porteuses d’émancipation et non de la simple volonté de briser les barrières
douanières au commerce. Mais l’opposition de Robespierre ne peut être réduite à
la Michelet, et à sa suite par Guérin, à un prétexte d’arriviste bafoué.
Laissons Michelet à ses délires sur « la guerre sublime ! guerre
pacifique, pour fonder la paix éternelle ! guerre pleine de foi et
d’amour » pour briser les barrières de la tyrannie ». La guerre va
être à l’origine de tous les maux de la révolution et conditionner ses mesures
défensives de terreur.
La question des émigrés servit de
prétexte à la déclaration de guerre. Les émigrés étaient rassemblés dans une
armée sous le commandement du prince de Condé dans l’électorat de Trêves.
L’Assemblée législative somme l’Electeur de Trêves de la dissoudre. Succédant à
son père Léopold II opposé à la guerre, François II, nouvel empereur du Saint
Empire romain germanique, roi de Bohême et de Hongrie, refuse dans un premier
temps.
A la suite de la déclaration de
guerre du roi à l’Autriche via l’Assemblée législative, l’officier royaliste
Rouget de l’Isle compose le 25 avril 1792 « le chant de guerre pour
l’armée du Rhin » qui deviendra « La Marseillaise », déclarée
chant national en 1795. Depuis lors ce chant royaliste est resté celui de la
bourgeoisie française, bien qu’il ait servi longtemps de chant révolutionnaire
aux prolétariats européens avant et en même temps que l’Internationale. Il est
demeuré le chant premier de la « guerre révolutionnaire » que les
soldats russes fredonneront au front sous Lénine puis sous Staline.
GUERRE INTERNE OU GUERRE
EXTERNE ?
Pourtant spécialiste de la
révolution française, François Furet se mêle d’enterrer encore la révolution
russe au moment du bicentenaire de 1789 pour en conclure à l’inanité de tout
projet révolutionnaire. François Furet a voulu repenser la révolution française
avec les concepts des contre-révolutionnaires Taine et Cochin, comme stalinien
désenchanté et comme arriviste universitaire d’une société moderne qui craint
encore le seul mot de révolution. Cela ne l’a pas empêché de poser de bonnes
questions : « le déclenchement de la guerre entre la Révolution
française et l’Europe est probablement un des problèmes les plus importants et
les plus révélateurs de la Révolution. »[21].
Furet qualifie la guerre de 1792 comme un « dérapage » de la
révolution[22]. Or, historiquement pour
tous les historiens passionnés par cette révolution, de Michelet aux
réactionnaires Tocqueville et Cochin, ce n’est pas un dérapage mais
l’application obligée de l’expansion des idées révolutionnaires
républicaines ; et pour les marxistes l’ouverture des marchés à coups de
canons républicains.
Les notes de lectures de Lénine en
marge de l’ouvrage de Clausewitz, perspicace observateur des guerres de la fin
du XVIIIème siècle, montrent que ce théoricien et acteur de l’histoire prend en
compte la notion de « guerre populaire » depuis la révolution
française, mais qu’il est toujours soucieux de ce qui se passe à
l’intérieur . Au développement suivant de Clausewitz - « Ainsi libérée de toute entrave
conventionnelle, la guerre se déchaîna alors avec toute sa force naturelle. La
cause en fut dans la participation des peuples à ce grand intérêt des Etats et
cette participation provient en grande partie des changements intérieurs que la
Révolution française amena dans les Etats, en partie du danger dont le peuple
français menaçait tous les autres peuples. » - Lénine note en
marge : « changements à l’intérieur » (révolution) et
« danger »…
En lisant Clausewitz, Lénine se
rendait compte que la guerre révolutionnaire ne peut pas se poser en termes de
conquêtes mais devait se baser sur la répercussion de « changements à
l’intérieur », ou après ces
changements intérieurs comme il l’avait souligné en tout cas.
Nous ne nous plaçons pas du point
de vue de Furet qui pense que cette guerre franco-européenne n’était pas
nécessaire avec une vision idéaliste, et pour faire feu de tout bois contre
tous les Montagnards. Furet ne voit pas la raison du clivage
Brissot/Robespierre et le fait que le fond du problème est le même chez nos
révolutionnaires petits bourgeois. Avant de le révéler, il nous fait examiner
les arguments de Robespierre.
« Un homme, entre autres, s’éleva dès l’Assemblée constituante et parut
avec de grands moyens pour venger l’humanité des longs attentats portés contre
elle (…) Robespierre presque seul, voulant pour le peuple autre chose que des
factions, n’avait cependant pas l’air extraordinaire et isolé au milieu de ses
collègues ». Dans cette description saisissante de l’action de Robespierre
par Babeuf, qui a bien saisi qu’il est entouré de coquins, le premier membre du
paragraphe a été souvent repris en le plagiant par plusieurs générations
d’historiens. En effet, incorruptible entre tous, Robespierre se lève pendant
près de cinq mois contre la guerre et avec une clairvoyance prophétique prévoit
déjà que la guerre sera le tombeau des idéaux de la révolution. Ce n’est pas
dans cette lutte, méconnue ou oubliée, contre la guerre que Robespierre a
conservé longtemps son aura d’incorruptible parmi les ouvriers et les militants
socialistes du XIXe siècle, mais comme combattant intransigeant opposé à
l’Ancien régime. Sans relâche il fait front contre les pires calomnies. Nos
hussards noirs de la République, bien qu’en minorant son opposition obstinée au
militarisme à la suite des historiens nationalistes des IIIe et IVe République,
ont fait transiter jusqu’à nous leur admiration pour cet homme à mi-chemin
entre la gloire antique et le troublant bolchevisme… :
« … il s’éleva contre la guerre dans une suite de discours
remarquables d’éloquence, de pénétration et de sagesse politique, où il
atteignit à une « profondeur d’analyse sociale et de réalisme
révolutionnaire » qui faisait l’admiration de Jaurès. », écrit
Georges Michon[23].
« Jamais n’ont été dénoncés avec autant de netteté et de vigueur,
les illusions de la propagande et les risques mortels des guerres de libération
dont l’apparence idéaliste suscite trop aisément l’acquiescement sentimental du
peuple. Nul n’a mieux perçu « les dangers de la victoire » et
l’aboutissement fatal de la guerre : le despotisme militaire. »[24]
Camille Desmoulins écrit à son
père, le 12 janvier 1792 que la harangue de Robespierre contre la guerre a fait
« fondre en larmes non seulement les tribunes des femmes, mais la moitié
de l’assemblée ».
Robespierre n’innove pas. Après
la fusillade contre les pétitionnaires pour la destitution du roi au
Champ-de-Mars en juillet 1791, au mois de décembre suivant Billaud-Varenne
avait prononcé un discours retentissant contre la guerre préparée par les
girondins. Robespierre sera plus opiniâtre.
L’historien du XIXème siècle Louis
Blanc, dans son « Histoire de la Révolution », travestit la position
de Robespierre en ne se basant que sur ses déclarations générales d’hostilité
aux rois d’Europe et s’appesantit sur le
fait qu’il envisageait la guerre tout de même en second lieu ; or
Robespierre sur le fond reste bien le principal théoricien de la révolution
nationale conçue comme interne et « exemplaire » quand il déclare le
10 février 1792 : « C’est ici
qu’il faut préparer la révolution du monde au lieu de la faire avorter en
portant le fléau de la guerre chez des peuples qui ne nous ont point attaqués
et en qui nous ne devons voir que des frères. »
Les Girondins, l’aile droite de
la révolution est très liée avec la bourgeoisie commerçante qui souffrait de la
paralysie des affaires, fît croire que ce marasme provenait du rassemblement
des émigrés sur les frontières. Les Girondins argumentèrent que faire la guerre
était le meilleur moyen de démasquer le roi et de libérer les peuples des
monarchies. Ils prétendirent résoudre les problèmes intérieurs par la guerre
extérieure. Au fond ils n’étaient pas loin, malgré leurs déclarations radicales
contre la royauté, de s’aligner sur la position du parti constitutionnel qui
voyait via l’armée et la guerre le seul moyen de restaurer l’autorité royale
donc l’Etat antérieur et de s’enrichir.
La guerre, vue comme « fuite
en avant de la coalition révolutionnaire », comme moyen de
« radicaliser » la révolution est une lubie de Furet pour ridiculiser
Robespierre qui le gêne comme une épine dans le pied. Il est obligé de
reconnaître que l’incorruptible a cherché à la faire cesser. Furet pense que la
guerre fut inutile car, selon lui, la révolution bourgeoise avait gagné depuis
1789. C’est sous-estimer la résistance européenne de l’ordre dominant
aristocratique. Puis Furet donne raison paradoxalement à Robespierre en
reconnaissant quelques pages plus loin que le vrai danger
contre-révolutionnaire vient de la guerre et de l’invasion ! Il revient à
son idée de « dérapage » parce qu’il tient parallèlement à
ridiculiser la théorie marxiste qui a attribué une importance au facteur de la
violence militaire pour étendre la révolution bourgeoise et déployer l’économie
mercantile.
Les Girondins disposaient d’un
faire-valoir involontaire et paradoxal, le refus de l’empereur Léopold II
d’engager les hostilités par crainte de la contagion révolutionnaire. L’aide
française à la révolution américaine n’avait-elle pas de plus ruiné la
monarchie française et conduit à cette nouvelle révolution menaçante mais sur
le vieux continent ?
D’une manière générale la
révolution française est un cloaque de complots. Robespierre ne rigole jamais,
il en parle comme d’un « labyrinthe d’intrigues, de perfidies et de
conspirations » -, qui fait paraître la révolution russe de 1917 comme une
épopée de probes chevaliers politiques, une oasis de combat social au grand
jour. Des hommes politiques qui se proclament publiquement républicains, tel Mirabeau,
rendent des comptes aux monarques, et en particulier à Marie-Antoinette dont
les lettres[25] montrent qu’elle fût une
des plus farouches va-t-en guerre pour mieux couler la révolution.
Malgré les manœuvres des
royalistes français et de leurs monarques, la guerre n’était pas voulue, dit
Jaurès :
« La guerre n’était pas voulue par les souverains étrangers, la
paix restait possible. Jamais il ne parut plus facile à une politique avisée de
conjurer toute agression et d’empêcher le concert des souverains… La
Législative devait s’appliquer avec un soin
infini à ne pas provoquer l’Europe, à éviter toutes les chances de
guerre. Tout au contraire, sous l’impulsion de Brissot, la Législative, dans
cette période d’octobre 1791 à avril 1792, ménage le roi qui trahissait et
provoque l’étranger qui ne voulait point attaquer… Au lieu de calmer les
susceptibilités nationales, la Gironde les excitera sans cesse et elle
entraînera l’Assemblée d’ultimatum en ultimatum à déclarer la guerre. »
Mais la révolution n’est-elle pas
une guerre, une guerre aux palais si ceux-ci se barricadent en croyant leurs place-fortes invincibles ?
Brissot le Girondin n’a pas
laissé un souvenir grandiose dans notre mémoire d’écolier de République laïque
moderne. Il ne fut pas populaire ni percutant comme Robespierre. Il n’emporte
pas l’adhésion rétroactivement. Se calquant sur l’exemple de la guerre
révolutionnaire américaine pourtant de type bourgeois classique et
essentiellement militaire, il répand à partir des salons de Madame Roland, et de
manière extravagante, une notion romantique de croisade révolutionnaire. Le
discours est radical mais ampoulé. Il fleure le démagogue avec ses termes
mystiques :
« L’étranger nous craindra si la France veut enfin prendre le ton
qui convient à des hommes libres vis-à-vis des tyrans que notre silence seul
enhardit… Les rois peuvent-ils croire que leurs soldats n’entendront pas ces
saints cantiques ? La Révolution française sera le foyer sacré d’où
partira l’étincelle qui embrasera les nations dont les maîtres oseront
l’approcher » (déclaration à la société des jacobins, le 10 juillet 1791).
Ou encore très messianique en décembre 1791 avec un terme emprunté aux
chevaliers de la religion chrétienne :
« Le moment est venu pour une autre croisade de liberté universelle ».
La presse girondine écrira en avril 1792 au moment de la déclaration de guerre
avec un ton très antique : « Nous allons entreprendre la guerre la
plus juste et la plus généreuse dont aient parlé les fastes du monde. C’est la
guerre du genre humain contre ses oppresseurs. » Assez vaniteux pour une
guerre qui allait durer plus de deux décennies avec le dictateur Napoléon. Les
historiens bourgeois n’ont pas de mots assez durs pour condamner les
« terroristes jacobins » réduits à une « dictature de détresse »
quand ils oublient ce bellicisme girondin bien plus criminel qui amène la perte
de toute révolution plébéienne, mais qui va si bien aux idéaux militaires de la
bourgeoisie conquérante et colonisatrice. Dante avait créé la formule « genre
humain » qui renvoyait au corps mystique et au sacrifice divin.
Derrière le discours lugubre et religieux
de Brissot, certains comme Jaurès historien déplorent une duplicité scandaleuse.
Les orateurs girondins mentent déjà comme les politiciens classiques de la bourgeoisie
moderne, tronquent ou masquent leurs informations. Brissot traînait une
réputation d’aventurier spéculateur en Angleterre avant de se mêler de
politique pour se mettre au service du duc d’Orléans et de La Fayette. Mathiez
pense que le parti girondin veut la guerre pour forcer la Cour à cesser son
double jeu et croit en une mission révolutionnaire de la guerre. Plus
précisément, comme le montrent ses discours de fin décembre 1791, Brissot en
homme d’Etat considère que la guerre mettra « fin aux terreurs, aux
trahisons, à l’anarchie » et craint que si la guerre n’a pas lieu la
société ne continue à être consumée « par de fortes doses de poison »[26] .
G.Lefebvre considère que les Girondins n’auraient pas pu rallier la majorité à
la guerre sans leur collusion avec les partisans de La Fayette et sans le
revirement secret de la cour. Le messianisme occupe une faible place dans cette
requête belliqueuse. Patrice Gueniffey insiste lui sur la responsabilité du
chef des Girondins dans la dérive de la révolution vers l’arbitraire et la
violence et qui a comme Barnave : «le même mélange d’absence de scrupules
quant au choix des moyens et de bonnes intentions affichées à longueur de
discours.[27] »
Henri Guillemin se moquera de
l’impotence en réalité de la fameuse « guerre
révolutionnaire » : « elle
stagne, elle est à peu près comme si elle n’était pas, cette
grande-guerre-croisade foudroyante, pareille à une éruption volcanique, en vue
de laquelle les Brissot, les Isnard, les Cloots ont fait un tintamarre verbal ».[28]
Michel Vovelle note que l’autre
maître à penser des Girondins, Condorcet, directeur de la Monnaie, a conservé
des liens avec les milieux d’affaires ; les Girondins « ont vu aussi
un moyen de résorber les troubles en ranimant les affaires : produire pour
la guerre, s’ouvrir de nouveaux marchés (…) On peut avec Albert Soboul
approfondir cette notion girondine de l’intérêt national, et d’après les
discours mêmes, remarquer combien elle se confond avec les intérêts de la
bourgeoisie française face à l’Europe des aristocrates »[29].
Robespierre répliquera au
ténor du parti de la guerre: « Personne n’aime les missionnaires
armés ! », et « la force armée est essentiellement
obéissante », ensuite il développera sans cesse dans plusieurs discours que
la guerre ne peut que favoriser la contre-Révolution.
Les journaux girondins
entretiennent l’opinion des peu nombreux lecteurs dans un état d’esprit de
préparation à la guerre, inventant des préparatifs militaires en Prusse. Le
parti girondin est soutenu par des réfugiés étrangers comme le prussien
Anacharsis Cloots. Cloots, qui sera l’objet de l’admiration du « général
Engels » fait autant de discours démagogiques que Brissot où la surenchère
le porte parfois à soutenir la visée impérialiste girondine comme lorsqu’il proposera
l’invasion de la Belgique, de la Hollande et de la Prusse.
Hésitant, Hébert finit par se
prononcer en faveur de la guerre dans Le père Duchesne (n° 113, 126,
127) ; selon Mathiez les hébertistes sont les jusqu’auboutistes anarchistes
de l’époque, des surpatriotes dont la guerre était devenue une carrière
lucrative. Le journaliste Marat, qui considéra toujours la révolution comme
« inachevée », s’éleva avec toute la puissance de son style
pamphlétaire contre la guerre :
« … égaré par les discours captieux de Brissot et d’autres
fripons, séduit par un faux tableau des
forces nationales, enivré des fumées de la jactance gallique, ne paraissait pas
moins désirer la guerre que ses implacables ennemis. Il y a trois ans que je
l’ai représentée comme la dernière ressource des contre-révolutionnaires, je
n’ai point changé de sentiment, elle est toujours à mes yeux le plus cruel des
fléaux. Indépendamment du nouveau cours qu’elle donnera à l’attention publique,
elle laissera le champ libre aux ennemis du dedans pour machiner à leur aise,
elle achèvera d’accélérer la banqueroute, consommera la perte de tout ce que la
France renferme comme bons citoyens. (…) les meilleurs citoyens (vont)
offrir leur sang pour assurer le triomphe de leurs ennemis… Nous avons plus encore
à redouter les succès que les revers… Avec le malheureux penchant des français
à s’engouer de tout». Marat dit redouter un général victorieux « au milieu de l’ivresse des soldats et
de la populace »[30]. Comme
Robespierre, Marat considère la guerre
comme « un piège » et n’a pas peur d’aller à contre courant du peuple
qui « ne paraît pas moins désirer la guerre que ne font ses implacables
ennemis », cette guerre est « la dernière ressource des
contre-révolutionnaires », elle « laissera le champ libre aux ennemis
du dedans pour machiner à leur aise et souffler dans tous les points du royaume
les feux des dissensions civiles ». Il propose de prendre en otage le roi
et sa famille pour éviter « les désastres de la guerre ».
Le journal L’Orateur du Peuple
dénonce la destruction des peuples que signifie la guerre : « maintenant que nous n’avons plus de
moines… ce n’est plus à l’Eglise que vous allez donner, c’est aux intrigants
qui inventent la religion de la patrie ». Marat est le seul à
dénicher le vieux culte religieux dans le jeune culte patriotique.
En réalité, au sein de la
représentation nationale, Robespierre est vite isolé, même les plus proches, le
caméléon Danton et Camille
Desmoulins l’abandonnent dès qu’ils sentent que le parti de la guerre est devenu
le plus fort. Robespierre est pourtant resté fidèle à la déclaration liminaire
de la révolution le 22 mai 1790 : « La
nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des
conquêtes, et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun
peuple. »
Robespierre est accusé par les journaux girondins et celui de
Condorcet d’être un agitateur dangereux, un agent du comité autrichien
« payé ou tout au moins égaré »[31],
comme plus tard Lénine sera accusé d’être un agent à la solde du Kaiser. Il fait
front et se moque des rumeurs d’assassinat dont on le menace, comme il se
gausse d’un orateur girondin : « C’est
pour éteindre un feu d’opéra, qu’il conseille d’allumer le flambeau de la
guerre pour le rare avantage de n’être pas incommodé par la fumée ».
Robespierre voit le piège de la préparation des esprits à la guerre :
« Je crains fort que les patriotes n’y soient pris et je tremble que
l’Assemblée ne se prête à entraîner la nation dans l’abîme. » Il dénonce
le rôle de Brissot qui « laisse tomber son masque dans l’espoir d’être
ministre. » Tout le comportement de Brissot est guidé en effet par
l’arrivisme, et, par sa campagne belliciste il ne voulait que menacer l’Europe,
mais il est piégé par la tactique du roi qui rejoint le parti de la guerre et
la déclare le 20 avril 1792.
A la fin de l’année 1791,
Robespierre explicitait l’inconséquence de la politique belliciste de la
Gironde : « En supposant que
les puissances étrangères veuillent nous attaquer, le roi pourrait nous trahir.
En déclarant la guerre, vous vous ôtez le seul moyen de vous défier du pouvoir
exécutif. L’Assemblée mettra toutes les forces de l’Etat entre ses mains et,
s’il n’est pas de bonne foi, il vous trahira… Jamais il ne faut qu’un événement
n’en fasse oublier un autre, il faut toujours avoir présent à l’esprit le
passé, le présent et l’avenir. Il faut regarder dans le pouvoir exécutif
toujours les mêmes personnes et dans les
ministres des hommes qui ont des sentiments peu favorables à la liberté. »
Robespierre questionnait sur la
nature et les buts de la guerre :
« …Il semble que ceux qui désirent la guerre n’ont pas fait assez
attention à la nature de la guerre que nous entreprendrions et aux
circonstances où nous sommes… On croit avoir en mains les moyens de diriger les
forces, parce qu’on pense que le courage de la nation sera dirigé par des mains
pures et la force conduite d’une manière franche et loyale… Pour savoir quel
est le parti le plus utile, il faut examiner de quelle espèce de guerre nous
pouvons être menacés ; est-ce la guerre d’une nation contre d’autres
nations ? Est-ce la guerre d’un roi contre d’autres rois ? Non, c’est
la guerre de tous les ennemis de la Constitution française contre la Révolution
française. Ces ennemis quels sont-ils ? Il y en a de deux espèces, les
ennemis du dedans et les ennemis du dehors. »
Laissant réfléchir ses auditeurs
qui comprennent fort bien qu’il y a ces deux sortes d’ennemis, il va plus loin,
dans l’hypothèse de la guerre :
« A qui confierez-vous la conduite de cette guerre ? Aux
agents du pouvoir exécutif. Vous abandonnerez donc la sûreté de l’Etat à ceux
qui veulent nous perdre. De là résulte que ce que nous avons le plus à
craindre, c’est la guerre.
La guerre est le plus grand fléau qui puisse menacer la liberté dans
les circonstances où nous nous trouvons… Si nous considérons les véritables
motifs de la guerre, si nous nous approchons des véritables intentions de nos ennemis, nous verrons que le seul parti à
prendre est d’attendre… Je ne me persuade pas que nous puissions présumer dans
aucune hypothèse que les puissances de l’Europe s’uniront pour nous faire une
guerre sanglante. Ce n’est point une guerre allumée par l’inimitié des peuples,
c’est une guerre concertée par les ennemis de notre révolution et c’est sous ce
point de vue qu’il faut examiner quels sont leurs desseins probables. »
Il ne cèle pas la vérité qu’il
perçoit: « On veut nous amener à une
transaction pour procurer à la Cour une plus grande extension du pouvoir, on
veut surtout rétablir la noblesse… ».
Il s’élève contre la prétention de la Gironde
à imposer la guerre sans discussion sans craindre les critiques :
« La paix et la guerre
sont relatives à nos plus chers intérêts, chaque citoyen a part à cette
discussion ; je déclare, moi, que je la discuterai selon ma conscience et
le sentiment impérieux de ma liberté. Je déclare que quelle que soit à cet
égard la manière de penser de quelques ministres, je ne reconnais à aucun d’eux
le droit de m’enlever ma liberté et je leur donne la permission illimitée de me
calomnier autant qu’ils le trouveront convenable à leurs intérêts ».
Il se défend d’être un pacifiste
le 18 décembre 1791, la guerre pourquoi pas mais après l’unité de la
nation : « Je ne viens point prêcher une doctrine pusillanime, ni
conseiller un lâche système de faiblesse et d’inertie… je veux aussi la guerre,
mais comme l’intérêt de la nation le veut. Domptons nos ennemis intérieurs et
marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, s’il en existe encore. »
Etonnant ce « s’il en existe encore » où Robespierre fait toujours
dépendre en quelque sorte la victoire universelle de la victoire interne, à titre
d’exemple.
Le trouble Danton succombe à
l’ambiance belliqueuse et fait l’éloge de l’aventurier Brissot.
Au début de l’année 1792
Robespierre est encore sommé de s’expliquer. Il le fait brillamment avec les
références à l’Antiquité acquises au cours de ses études d’avocat :
« Le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est
d’attendre de l’expérience le triomphe de la vérité. La guerre est toujours le
premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore.
C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable
énergie et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté
naissante : c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations
qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques, pour ne
s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses
législateurs et de ses magistrats pour attacher tout son intérêt et toutes ses
espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux
ministres du pouvoir exécutif.
C’est pour la guerre qu’ont été combinées par des nobles et des
officiers les dispositions trop peu connues de ce code nouveau qui, dès que la
France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières
aux commandants militaires et fait taire devant eux les lois qui protègent les
droits des citoyens. C’est pendant la guerre que la même loi les investit du
pouvoir de punir arbitrairement les soldats.
C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et
l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux font des soldats de la
patrie les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles
et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur
pays et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé ;
Si ce sont des Césars ou des Cromwells, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité.
Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux
lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de
leur maître et l’aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d’être
ses premiers valets.
A Rome, quand le peuple, fatigué de la tyrannie et de l’orgueil des
patriciens, réclamait ses droits par la voix de ses tribuns, le Sénat déclarait
la guerre, et le peuple oubliait ses droits et ses injures pour voler sous les
étendards des patriciens et préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Plus
tard, César et Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des
légions et revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu’elle avait
armés.
La guerre, habilement provoquée et dirigée par un gouvernement perfide,
fut l’écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.
On croit déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des
empereurs, des papes et des rois, d’autres assurent que nous n’aurons pas plus
tôt déclaré la guerre, que nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois.
Pour moi, qui ne puis m’empêcher de m’apercevoir de la lenteur des progrès de
la liberté en France, j’avoue que je ne crois point encore à celle des peuples
abrutis et enchaînés par le despotisme. Mais quand je fixe les yeux sur les
circonstances réelles où nous sommes, lorsque je ne vois qu’un plan imaginé,
préparé, conduit par des courtisans, lorsque j’entends débiter avec emphase
toutes ces déclarations sur la liberté universelle, à des hommes pourris dans
la fange des cours, qui ne cessent de calomnier la liberté et de la persécuter
dans leur propre pays, je demande au moins que l’on veuille bien réfléchir sur
une question de cette importance ».
Sans nul doute, lors de son
séjour à Paris, Lénine qui était un rat de bibliothèque n’a pas pu ne pas être
influencé dans ses réflexions lumineuses sur l’Etat et dans sa dénonciation
solitaire de la Première Guerre mondiale, non seulement par Engels, mais par la
lecture des discours de Robespierre, lui aussi traité d’individualiste comme
Lénine, dans sa polémique face aux
jacobins [32](cf. Le cahier bleu) pour
aboutir au concept de « défaitisme révolutionnaire » :
« Eh quoi ! Le
ministère n’a pas même daigné vous faire part de ses relations avec les
puissances étrangères, il garde un silence mystérieux sur tout ce qu’il vous
importe le plus de connaître, et vous allez entreprendre la guerre ! Ne
ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi au
moment où le feu prend à la sienne ? (…) La grandeur d’un représentant du
peuple n’est pas de caresser l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des
gouvernements, mais que combat la raison sévère et que de longues calamités
démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul avec sa conscience contre le
torrent des préjugés et des factions ».
Lénine n’a pas dû faire attention
au passage du discours suivant qui lui eût évité de faire tirer sur les marins
de Kronstadt[33] :
« C’est surtout alors que, revêtu des livrées du patriotisme, le
parti modéré dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera sa
sinistre influence ; c’est alors qu’au nom du salut public, il imposera
silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les
intentions des agents du pouvoir exécutif, sur lequel il reposera, et des
généraux qui seront devenus comme lui, l’espoir et l’idole de la nation. C’est
alors qu’on fera une guerre plus sérieuse
aux véritables amis de la liberté ; l’esprit public une fois
corrompu, jusqu’où le pouvoir exécutif et les factieux qui le serviront ne
pourront-ils pas pousser leurs usurpations ? (…) Nos ennemis sont
trop habiles pour nous trahir ouvertement, l’espèce de trahison que nous avons
à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du
peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne, et remarquez bien que pour y parvenir,
il n’est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre, il suffit de nous
entretenir de l’idée d’une guerre étrangère».
Jaurès commente :
« Quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difficultés,
des obstacles chez cet homme que d’habitude on qualifie d’idéologue, de
théoricien abstrait.».
Robespierre ne se contente pas de
dénoncer par une critique serrée la politique belliqueuse des Girondins, il
préconise une série de mesures d’armement du peuple, qui sera reprise en 1871
par les Communards. Il demande l’armement des gardes nationales que le
ministère refusait, la fabrication intensive d’armes nouvelles, l’appel de tous
les citoyens sans distinction à la défense nationale, la réintégration des
soldats renvoyés pour civisme, le licenciement du corps des officiers
« ennemi déclaré de la Révolution », et son remplacement par des
officiers plébéiens et patriotes. Le jour de la déclaration de guerre le 20 avril
Robespierre ne nie pas que la guerre peut être un mal nécessaire s’il faut
se défendre: « … comme je l’ai proposé plusieurs fois, non plus la
guerre de la Cour, mais la guerre du peuple, il faut que le peuple français se
lève désormais et s’arme tout entier, soit pour combattre au dehors, soit pour
veiller le despotisme au-dedans. » Là encore, ce « soit »
manifeste qu’il n’est pas convaincu de l’utilité de la guerre et ramène
toujours les questions « au-dedans » même s’il concède que « l’armée
française n’est pas seulement l’effroi des tyrans, elle est la gloire de la
nation et de l’humanité ».
Robespierre n’est pas vraiment
seul contre la guerre, il reflète un état d’esprit parmi les masses contre
« l’impôt du sang » et personne n’a vraiment confiance dans le
développement de la guerre. A la fin de l’année 1793, on dénombre près de
60.000 déserteurs, et pas seulement en Vendée bouc-émissaire de la trahison
intérieure, devenue lieu-commun pour masquer la politique criminelle de l’Etat
aux abois. Même les « patriotes » les plus ardents n’envisageaient
pas de rester trop longtemps sous les drapeaux pour retourner aux champs ou au
labeur pour assurer la vie de leur famille. En décembre 1789, le député
aristocrate Dubois-Crancé proposait de créer un service militaire obligatoire
pour tous. Sa motion avait été repoussée au nom du principe de liberté, mais
surtout pour conserver leur privilège d’exemption aux plus nantis.
La défense de la patrie n’est pas
une activité gratuite. En 1792, le même Dubois-Crancé, avec Saint-Just, voit
ses propositions de « justes rétributions aux défenseurs de la
patrie » - saisies des biens des émigrés et prélèvements en pays conquis,
acceptées. Si la mobilisation est plus
massive naturellement aux frontières, le refus des « levées
d’hommes » n’est pas circonscrit à la Vendée, mais s’étend dans le midi et
le massif central[34].
Le « citoyen » de 1789,
comme nous au souvenir de 1914 et 1939, n’a pas oublié les horreurs des guerres
religieuses du XVIIème siècle. La guerre religieuse ou républicaine reste la
chose atroce pour les mères et les enfants. Les grands esprits Saint-Simon,
Turgot et Necker avaient déjà considéré le danger des mobilisations :
« Très tôt, Saint-Simon parle à ce propos du « désespoir » des
populations : « Ils criaient et pleuraient qu’on les menait à périr».
Pour Turgot (…) le tirage pour la milice était « le signal (…) d’une
espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les
bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée… » Necker parle,
en 1785, d’une « effrayante loterie ». La « levée en
masse » était aussi utilisée sous le règne aristocratique :
« Tout s’aggrave en période de guerre, car les levées se font massives.
Les régiments s’adressent alors à de véritables entrepreneurs ou
« embaucheurs » qui agissent avec moins de scrupules encore, allant
jusqu’à l’enlèvement pur et simple des garçons rencontrés dans les rues ou sur
les grands chemins »[35].
Imposer la levée d’hommes à des
paysans opposés au régime quand des notables patriotes sont exemptés favorisera
la chouannerie. Et, surtout, les paysans rejettent ce qui retire des bras à la
terre. L’engagement dure huit ans ! Les Vendéens ont été acculés à une
guerre qu’ils n’avaient pas voulue. Leur révolte de mars 1793 est une révolte
contre le recrutement. Albert Soboul a mis en évidence que la mentalité des
sans-culottes parisiens possédait des points communs avec celle des paysans
vendéens acharnés à défendre l’individualisme agraire et leurs communautés
rurales. Ces contradictions se retrouvent au sein des factions politiques, les
Jacobins sont plus centralistes que les Girondins. La constitution, bien que
souvent forcée, de l’armée nationale contribue à l’unité du pays et de la
langue[36].
Incapable, dans sa mentalité
d’assiégé en permanence, de réfléchir à des solutions politiques et en
particulier de prendre en compte les premières alertes de Robespierre contre la
guerre interne et externe, le gouvernement jacobin avec un Robespierre retourné
privilégiera la répression « despotique » militaire, alors que la
réaction thermidorienne, plus diplomate, prendra des mesures d’apaisement.
La mystique de la nation
engendrée par la guerre - ce mythe de la « nation armée » pendant les
treize mois de la gouvernance jacobine - qui élimine par la terreur
« l’ennemi intérieur », a été très exagérée et a fini par servir aux
guerres impérialistes modernes.
Pour mieux se défendre, alors
qu’il n’est pas encore au gouvernement, Robespierre crée son propre
journal : « Le Défenseur de la Constitution » dont le premier
numéro paraît le 19 mai 1792. Les premières défaites de « l’armée
révolutionnaire » lui donnent entièrement raison, ainsi que la trahison de
l’ancien agent secret le général Dumouriez qui avait misé sur une guerre courte
mais pour restaurer le pouvoir du roi. L’historien Albert Mathiez a bien vu,
comme le note Georges Michon, que Robespierre persistait à attendre le salut
d’une crise intérieure contre la royauté encore arrogante. Brissot voulait
simplement conquérir la Cour à ses vues. Il n’était révolutionnaire qu’à
l’extérieur. Il craignait une crise sociale. Pour garder le pouvoir, les
Girondins ont dû radicaliser leur langage en évoquant « témérairement le
fantôme d’une France libératrice de l’univers » (G.Lefebvre) par la
guerre. Ils expriment une guerre de propagande plus qu’une propagande de guerre
réelle.
Robespierre dénonce
l’embrigadement sous les ordres de chefs comme La Fayette aux mains teintés de
sang de l’Ancien régime : « Obéir
à des chefs perfides, qu’est-ce autre chose que courir à la boucherie comme un
troupeau et trahir la patrie et la liberté ? L’indiscipline ! Ce mot
insidieusement répété par l’aristocratie et le machiavélisme, n’est autre chose
qu’une éternelle accusation contre le civisme des soldats-citoyens qui ont commencé
la Révolution. Ce mot ne fut jamais appliqué aux officiers de la caste
privilégiée qui n’a cessé de persécuter le patriotisme et d’insulter à la
liberté. L’indiscipline, dans l’idiome de nos patriciens, c’est le crime d’être
autre chose qu’un automate disposé à égorger le peuple et à opprimer la liberté
au signal des tyrans. »
Daniel Guérin qui se piquait
d’orthodoxie marxiste sur le passé de la guerre révolutionnaire, alors que sa
méthode resta profondément libertaire, n’attachait aucune importance à la
position de Robespierre sur le sujet, suivant en cela les anti-robespierristes
acharnés à la Michelet, en récusant les analogies historiques. Il amoindrissait
le contenu des citations de Georges Michon, ici utilisées :
« Ne tombons pas dans
l’erreur de ceux qui, par exemple, ont invoqué la campagne menée par
Robespierre contre la guerre de 1792 pour justifier leur pacifisme petit
bourgeois d’avant la guerre de 1939. Les données de ces deux guerres n’ont rien
de comparable »[37] .
Certes, mais il ne s’agit pas de
nos jours de comparer guerre révolutionnaire et guerre impérialiste, mais de
montrer que la guerre révolutionnaire ne l’est plus. Et pour utiliser le
raisonnement que Guérin reprend au marxisme, en effet le mécanisme des
révolutions est régi par un certain nombre de lois relativement simples sur
lesquelles cet auteur n’est pas immédiatement explicite. Alors nous pouvons
porter au crédit de ces lois simples, celle qui consiste à affirmer que les
révolutions doivent être contrôlées par leurs acteurs, par la classe sociale
concernée et en toute conscience. De ce point de vue, malgré ses ambiguïtés
liées à sa fonction historique de représentant de la classe révolutionnaire
bourgeoise, Robespierre met en évidence une constante qu’on peut nommer de nos jours,
l’esprit critique, la réflexion vigilante face aux corps militaires.
Puisque la guerre va avoir lieu,
Robespierre exhorte ses concitoyens à garder ce que nous appelons de nos jours
un esprit critique, ce qu’il nomme alors vigilance et qui deviendra une
méthode de pensée pour le mouvement ouvrier:
« Il ne suffit point de prendre des villes et de gagner des
batailles : ce qui nous importe réellement, ce sont les conséquences de
cette guerre pour notre liberté politique. Gardons-nous d’en considérer le cours
avec cette curiosité stupide qui se repaît des sièges et des combats, avec ce
servile engouement qui érige en idoles des officiers et des généraux. Ne voyons
partout que la patrie et l’humanité. Portons toujours nos regards vers le
dénouement et vers le résultat ; demandons-nous sans cesse quel sera le
terme de la guerre et son influence sur le sort de la liberté. Français
combattez et veillez à la fois, veillez dans vos revers, veillez dans vos
succès, craignez votre penchant à l’enthousiasme, mettez-vous en garde contre
la gloire même de vos généraux. Sachez découvrir toutes les routes que
l’ambition et l’intrigue peuvent se frayer pour parvenir à leur but. Veillez
soit que nos ennemis intérieurs méditent de nous livrer au glaive des despotes,
soit qu’on veuille nous faire acheter, par la perte des citoyens les plus
énergiques, une victoire funeste qui ne tournerait qu’au profit de
l’aristocratie. Songez à l’ascendant que peuvent usurper au milieu d’une
révolution ceux qui disposent des forces de l’Etat ; consultez
l’expérience des nations et représentez-vous quelle serait la puissance d’un
chef de parti, habile à capter la bienveillance des soldats, si, le peuple
étant épuisé, les plus zélés patriotes égorgés, le roi même désertant encore
une fois de son poste, entouré de tous les corps militaires dont on a couvert
la surface de l’Empire, il se montrait à la France avec un air libérateur, et
toute la force des partis réunis contre la légalité. Veillez à ce qu’il ne
s’élève point en France un citoyen assez redoutable pour être un jour le maître
ou de vous livrer à la Cour pour régner en son nom ou d’écraser à la fois le
peuple et le monarque pour élever sur leurs ruines communes une tyrannie
légale, le pire de tous les despotismes. Voulez-vous vaincre par vous- mêmes,
soyez réfléchis, fiers, calmes et défiants » [38].
Engels et Marx, puis Lénine ont
pu s’inspirer de la vertu prônée par Robespierre au niveau des charges d’un
Etat révolutionnaire avant la Commune de Paris qui limita, en partie seulement,
les salaires de ses ministres à celui d’un ouvrier spécialisé, en lisant la
dénonciation du népotisme et des coups de pouce du ministère Brissot : « … il faut que les représentants de la
Nation soient inaccessibles même aux soupçons… Les emplois publics ne sont ni
des honneurs, ni des prérogatives, ce sont des charges. Malheureusement les
serviteurs du peuple ne se chargent bien souvent de ses affaires que pour faire
les leurs. » Comme Marx n’hésitera pas à taxer le prolétariat de n’être
parfois rien, Robespierre sait aussi dénoncer un peuple veule prêt à manifester
lors du renvoi des ministres girondins qui ont usurpés le titre de jacobin, il
tonne : « Il n’y a qu’un peuple esclave qui puisse s’agiter pour
la querelle de quelques individus et pour l’intérêt d’un parti. Depuis le
moment où nous avons vu naître ce ministère que l’on a nommé jacobin, nous
avons vu l’opinion publique s’affaiblir et se désorganiser, la confiance aux
ministres semblait s’être substituée à tous les principes ; l’amour des
places, dans le cœur de beaucoup de prétendus patriotes, parut remplacer
l’amour de la patrie… Les sociétés populaires sont perdues dès qu’elles
deviennent une ressource pour l’ambition et pour l’intrigue. Les amis de la
liberté ne peuvent faillir en s’appuyant sur les principes éternels de la
justice, mais ils se trompent aisément, lorsqu’ils se reposent de la destinée
de la nation sur des ministres passagers… Je ne connais que les principes de
l’intérêt public, je ne veux connaître aucun ministre ; je ne me livre
point sur parole à l’enthousiasme ou à la fureur, surtout sur la parole de ceux
qui se sont déjà trompés plus d’une fois, qui dans l’espace de huit jours, se
contredisent d’une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes
hommes… »[39].
A la fin de 1793, six mois avant
sa mort, alors qu’il est le membre le plus influent du gouvernement
révolutionnaire de l’an II – le Comité de Salut Public - et non pas son
dictateur comme l’ont prétendu les historiens révisionnistes de
l’américanisation de l’histoire[40] -
Robespierre rappelle encore la responsabilité des Girondins dans le
déclenchement de la guerre. Il a mis en garde contre le succès des armes :
« Remettons entre les mains des
peuples leurs propres destinées, qu’ils règlent eux-mêmes la forme de leur gouvernement.
Défendons à nos généraux et à nos armées de s’immiscer dans leurs affaires
politiques, c’est le seul moyen de prévenir les intrigues qui peuvent arrêter
la Révolution et discréditer le nom français. » Il déclare à la
Convention : « Pour fonder et
consolider la démocratie, il faut terminer la guerre. » Après son
exécution, on trouve des papiers sur lesquels sont écrits : « la
guerre étrangère est une maladie mortelle » et « Laissez flotter les
rênes de la Révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer, et le
chef des factions renverser la représentation nationale avilie ».
Comme l’a expliqué Albert Soboul,
le « gouvernement révolutionnaire » jacobin avait été créé pour faire
la guerre aux frontières et « achever au-dedans la ruine de
l’aristocratie », mais la guerre exigea un gouvernement autocratique et
une économie dirigée. Elle impliqua une paupérisation des sans-culottes. La
direction de la guerre était incompatible avec l’exigence de gouvernement
direct. On se souvient que les premières déclarations de Robespierre contre la
guerre soulignaient les risques d’étouffement de toute démocratie populaire.
Barnave avait prédit que les premières défaites militaires entraîneraient
l’éruption violente des masses, celles populaires petites bourgeoises sans
conscience poussèrent à la levée en masse…
Des historiens peu fiables ont
prétendu que Robespierre avait continué la guerre impulsée par les Girondins,
en partie du fait qu’il s’était rallié au projet de recrutement de 20.000
fédérés, projet qu’il avait d’abord combattu. Robespierre avait exigé le 29
juillet 1792 que les bataillons de la garde nationale soient « tout de
suite » ouverts aux « passifs » c’est-à-dire aux
« va-nu-pieds » (cf. Guillemin p.123).
Comment expliquent-ils alors que ce
sont les victoires militaires de 1794 qui ont contribué à la chute de
Robespierre et son « gouvernement terroriste »?
Jean-Paul Bertaud a fourni les
nuances entre girondins et jacobins-montagnards sur la question de la
guerre : « Les Girondins
veulent une guerre d’expansion et ne se donnent pas les moyens de la mener. Ils
la conduisent mal, gardiens jusqu’au fanatisme du libéralisme. Les Montagnards
s’attachent à une guerre défensive sans compromis avec l’adversaire, et pour
cela, ils se convertissent peu à peu au dirigisme économique, s’efforçant de
satisfaire l’aspiration des sans-culottes au droit à l’existence, supérieur au
droit de propriété »[41].
Au soir de la victoire de
Fleurus, le 28 juin 1794, cet étrange présumé dictateur claque la porte du Comité
de Salut Public et n’y reparaîtra pas. La victoire de Fleurus l’a mis en
minorité. Robespierre restait persuadé que le danger n’était pas externe, cette
guerre « simulée » dont les monarchies européennes ne voulaient pas,
mais interne avec les manœuvres des amis
de la Cour.
Robespierre voulait mettre fin à
la guerre même après son entrée au gouvernement de Salut Public mais ne fût pas
maître des événements. Michelet tacle Robespierre en rappelant la moquerie de
Camille Desmoulins : « Robespierre, sans s’en douter, reprend le rôle
de Brissot, qui nationalisait la guerre ». L’auteur duc Lévis Mirepoix
résuma ainsi le hiatus robespierriste : « C’est la guerre qui a
déchaîné le gouvernement révolutionnaire. C’est la victoire qui a précipité sa
chute. Il faut rendre cette justice à Maximilien Robespierre qu’il fut un des
rares à s’opposer à la guerre. On doit reconnaître que l’ayant sur les bras, il
l’a soutenue victorieusement »[42]. La
guerre ne pouvait être « populaire » que conduite par l’aile radicale
« progressiste » de la petite bourgeoisie, la plus idéaliste,
derrière laquelle le peuple puis le prolétariat jusqu’en 1848, selon la
conception marxiste, devra marcher au pas.
Robespierre apparaît, de façon
soudainement opportuniste, comme partisan de la guerre au début de la
Convention. Dans sa conception il s’agit d’une échappatoire provisoire car les
principaux ennemis demeurent « au-dedans ». Il faut noter la
rectitude légaliste et anti-militariste de Robespierre ; à quelques heures
de sa décapitation il refuse de signer un appel aux armes car « ce
serait digne d’un tyran » aurait-il dit.
Avec une absence d’esprit
critique sur la guerre révolutionnaire, Maurice Dommanget soutient la politique
d’unification nationale de Robespierre qui est « obligé – si pénible que
ce fût – de penser à autre chose qu’aux queues, ces longs chapelets de la
mortification quotidienne de l’acheteur »[43] .
En février 1793 lorsque les ouvriers parisiens se révoltent contre les gros
commerçants, les conventionnels les dénoncent que « brigands ennemis de la
révolution », et Robespierre fustige ces « ennemis de notre
révolution ». Jacques Roux a, lui, repris alors le combat initial contre
la guerre de l’incorruptible. Il « laisse la guerre à l’arrière-plan ou
plutôt n’en parlait que par rapport à la cherté des vivres »[44].
Robespierre est perdu aux yeux des députés montagnards parce qu’il rompt
« le faisceau compact des forces révolutionnaires ».
Puis la victoire de Fleurus donna
raison aux Girondins, signifiant qu’il
fallait faire cesser la terreur interne et poursuivre la guerre victorieuse,
quand bien même il faudrait en passer par une autre période, de terreur blanche
cette fois-ci.
La révolution n’était-elle pas en
train de s’exporter victorieusement, même militairement ? Oui et la poursuite
de la guerre allait ouvrir la voie à l’ambition du dictateur Napoléon. Les
victoires militaires ont développé un esprit national fanatique, pas encore
nationaliste mais qui est déjà contraire à l’idée de la souveraineté des
peuples des fonds baptismaux de la Révolution. Robespierre n’est pas un
dictateur comme le sera Napoléon. Marat
le 25 septembre 1792 mis en accusation à l’Assemblée comme député de Paris
ayant prôné la dictature s’était défendu sans ambages, et met en avant sans
fard une idée de la dictature, dictature relative, apparemment maladroite parce
qu’il en appelle à un tribun militaire, mais fondée sur la nécessité de se
débarrasser des traîtres et des comploteurs. Cette dénonciation radicale contre
les politiques des ténèbres du pouvoir d’Etat reste valable, et dégagée du
pouvoir personnel, elle a été reprise par Marx et les communistes pour fonder
la nécessité de la dictature du prolétariat, toujours envisageable de nos jours
face au nettoyage nécessaire de la corruption généralisée sous le capitalisme.
La dictature n’est pas originellement le fait d’un seul homme, et elle est
temporaire.
LA GUERRE SE GREFFE SUR LA
REVOLUTION
Daniel Guérin, historien amateur,
dame le pion aux arrogants historiens professionnels. Il fournit une pénétrante
étude sur le problème de la guerre révolutionnaire qu’aucun des spécialistes
chevronnés n’ait éludé antérieurement. En effet, la guerre vient se greffer sur
la révolution et va servir de révélateur au conflit des classes qui succèdent à
la féodalité dans la direction de la société.
« Le développement intrinsèque de la Révolution devait à lui seul
conduire à une différenciation au sein du tiers état. Mais un événement
extérieur à la Révolution et qui se greffa sur elle accéléra le processus de
scission entre bourgeois et bras nus : la guerre. La bourgeoisie finança
la guerre par l’inflation. La guerre, l’inflation lui procurèrent des profits
énormes. Mais, parallèlement, l’émission désordonnée de signes monétaires eut
pour conséquences la disette et la vie chère »[45].
Il ajoute une autre donnée
essentielle à la compréhension du déroulement de la révolution française,
l’attitude de la petite bourgeoisie révolutionnaire n’est explicable en bien
des cas qu’à la lumière et en fonction de la guerre. Et pourquoi donc cette
guerre ?
Barère avait rappelé que
l’Angleterre n’avait fait la guerre depuis le règne de Louis XIV que pour
augmenter ses colonies, accaparer les matières premières et imposer son
industrie et son commerce aux peuples vaincus.
Selon Guérin, l’ennemi
traditionnel est par conséquent toujours et encore la Perfide Albion. Mettant
la charrue avant les bœufs, il estime que c’est aux alentours de 1789 que
commença vraiment la révolution industrielle en France. La question d’une
industrialisation comparable à celle de l’Angleterre est posée mais celle-ci croîtra surtout au
milieu du siècle suivant.
La guerre ne se pose donc pas
initialement comme le combat pour la liberté universelle, comme l’ont laissé
croire la plupart des historiens, mais pour le contrôle ou la conquête des
marchés coloniaux et internes. Guérin rappelle une déclaration du girondin
Condorcet, au début de 1792, qui définit explicitement que la guerre est
nécessaire pour relancer le commerce.
Mais qui attaquer ?
Pour Carnot, il fallait regarder
du côté de la Belgique, province anglaise. Selon « le financier »
Cambon et Danton, c’est la Hollande qui était « le foyer de ressources de
nos ennemis ». Les jeunes porte-paroles politiques de la bourgeoisie
française ont donc des visées explicites sur ces deux pays en 1792. Daniel
Guérin saisit toute la subtilité de la déclaration de guerre. Puisque la
Belgique dépendait de l’Autriche, la bourgeoisie française prit prétexte les
rassemblements d’émigrés le long de la frontière de l’Est, « pour déclarer
la guerre au gouvernement de Vienne et non à celui de Londres ».
La paix était à la base de la
doctrine d’Adam Smith, théoricien de l’expansionnisme britannique. L’Angleterre
resta fidèle le plus longtemps qu’elle pût à cette doctrine, engageant les autres
puissances européennes à la mener à sa place. Guérin résume donc un point de
vue qui apparut iconoclaste aux vieilles barbes de l’université mais qui ne cèle
pas la vérité :
« Cette guerre qui s’insérait tel un corps étranger dans la Révolution ne
fut donc pas initialement, comme on la présente trop souvent, un conflit
idéologique opposant l’Europe monarchique et semi-féodale à la France
révolutionnaire »[46].
Ce n’est que plus tard, alors que
la France était envahie et les conquêtes de la révolution menacées que la
guerre prît « temporairement le caractère d’une guerre de défense
révolutionnaire ». Il ajoute, plus précisément encore : « Mais son caractère fondamental de guerre
d’expansion et de conquêtes réapparut assez vite. Au surplus, cette guerre était
si peu conditionnée par la révolution qu’elle lui survécut près d’un quart de
siècle ».
La guerre coûte cher, même après
avoir confisqué les biens du clergé et des émigrés. : « Ainsi la
guerre, dans laquelle la bourgeoisie s’était engagée d’un cœur si léger,
aboutit à un résultat imprévu. Loin de faire diversion à la révolution, elle
entraîna celle-ci plus loin dans sa marche en avant. La vie chère et la disette
tendirent à détacher les bras nus de la bourgeoisie, à dissocier les forces
dont la conjugaison avait permis le renversement de l’ancien régime. Les masses
populaires souffraient de la faim ». C’est à la fin de 1793 que se
concrétise le résultat imprévu, les fabrications de guerre rassemblent des
masses d’ouvriers qui donnent forme à l’inquiétante lutte pour les salaires,
qui effraye jusqu’à Marat, Hébert et Robespierre.
Les enragés Roux, Leclerc et
Varlet, comme Babeuf, éléments déclassés ne firent qu’entrevoir combien la
guerre bourgeoise pour la suprématie commerciale aggravait la condition des
bras nus. Le curé rouge Jacques Roux fait écho aux premières dénonciations de
Robespierre, mais en plus social, en lisant une pétition à la Convention le 25
juin 1793 : « Eh quoi !
parce que des mandataires infidèles, les hommes d’Etat (les girondins), ont
appelé sur notre malheureuse patrie le fléau de la guerre étrangère, faut-il
que le riche nous en déclare une plus terrible encore au-dedans ? ».
La bourgeoisie révolutionnaire
est contrainte à des concessions économiques, en usant en particulier de la terreur,
pour nourrir les sans-culottes sans lesquels la guerre ne pouvait être gagnée.
La guerre piétinait, ni la Belgique ni la Hollande n’avaient pu être envahi. La
main d’œuvre s’était raréfiée du fait des levées de volontaires. La bourgeoisie
girondine ne voulait faire aucune concession économique. Les Montagnards qui
firent aussi d’énormes bénéfices grâce à la guerre se prononcèrent en faveur
d’un impôt progressif. La durée de la guerre compliquait la situation sociale.
Autre distorsion, liée directement
à la guerre en septembre 1792, c’est à l’annonce de la chute de Verdun que les
sans-culottes parisiens, manipulés par les Legendre et Santerre, prennent au
mot les girondins, et s’en vont massacrer les aristocrates dans les prisons. La
guerre occasionnait des troubles fort peu révolutionnaires, des émeutes du
lumpenprolétariat au point que le gouvernement girondin envisagea la paix à
nouveau pour mettre fin à « l’anarchie sanglante ».
La fraction de Robespierre est
portée au pouvoir par les revers militaires, succédant aux Girondins accusés
d’avoir déclenché la guerre et de l’avoir mal menée. L’heure de l’équilibriste
Robespierre avait sonné pour éviter la guerre civile même en faisant tomber les
têtes girondines. Guérin a repris
l’image du politique équilibriste dans l’excellent manuel d’histoire Malet et
Isaac, lequel expliquait depuis 1902 que « le terroriste » avait
« un sens aigu de l’opportunisme ».
Ainsi selon Daniel Guérin, la
guerre de 1792 eût un caractère double, d’abord guerre de rivalité commerciale
puis guerre de défense de la révolution. Il considère que ce fut l’habileté des
Montagnards de fusionner ces deux aspects :
« Dès que les menaces
d’invasion eurent disparu, la bourgeoisie se sentit moins tributaire des bras
nus, la guerre perdit insensiblement son caractère de guerre révolutionnaire,
de guerre jacobine, pour reprendre celui – qu’elle avait revêtu dès le début –
d’une guerre d’expansion, d’une guerre girondine. Et pour cette guerre-là, la
bourgeoisie avait davantage besoin de bons techniciens que de la furia
populaire. La part spécifique des sans-culottes fut sensiblement réduite. Un
certain nombre de plébéiens, qui avaient
pris la place des anciens chefs réactionnaires, furent à leur tour éliminés »[47].
ROBESPIERRE L’EQUILIBRISTE VICTIME
D’UN COUP D’ETAT
« Il faut
nous mettre en garde contre le gouvernement militaire. »
Robespierre
De même qu’on a oublié sa
persistante dénonciation de la guerre, on a reproché à Robespierre la mascarade
de l’Etre suprême. Il se méfiait, selon les robespierristes modernes, de
l’impasse de la déchristianisation anarchique et du culte de la raison qui
exaltaient le même fanatisme que les tenants des guerres de religion. La
déchristianisation sauvage, plus que mesure émancipatrice est caractéristique
de la bourgeoisie sans âme, âpre et empressée au profit. Comme Lénine un siècle
plus tard, ne peut-on pas considérer que Robespierre militait pour la prudence
concernant les religions ? Le bref culte de « l’être suprême »
n’est pas une invention du pontife Robespierre, certes coincé sexuellement
comme beaucoup de moralistes, mais une action à prétention éducatrice qui
renvoie à la notion de conscience universelle héritée des philosophes des
Lumières. Est-ce une tentative de distraction du peuple fatigué par une
révolution qui tourne en rond autour de la guillotine ? Michelet croit que
ce culte soudain est aussi une compensation à l’exécution rapide du populaire
Danton, or ce dernier a été conduit au supplice sans que ne s’élèvent de
protestations, la réputation de corruption du tribun et de ses amis leur était
fatale.
Daniel Guérin considère que
« le brusque coup de rein à la déchristianisation » et l’institution de cette fête mi-culte de la
nature, mi-adoration divine, est une parade de la bourgeoisie affolée par
« le torrent révolutionnaire », ne voulant pas priver l’Etat de
l’appui traditionnel de l’Eglise et de la religion. Outre que la
déchristianisation n’était pas révolutionnaire en tant que pillage désordonné,
l’explication n’est pas satisfaisante. Il semble bien que, plus pragmatique,
Robespierre, après les massacres de Vendée, se soit résolu à mettre un terme au
fanatisme anti-religieux pour ne pas risquer d’aliéner à la révolution la plus
grande partie des masses populaires. En décembre 1793 il fait voter un décret
interdisant « toutes violences et mesures contraires à la liberté des
cultes». Son culte fugace de l’Etre suprême n’avait rencontré aucun écho dans
la population.
La postérité bourgeoise s’est
moquée d’une mise en scène déiste de « Fête
révolutionnaire », utopique prétention à concilier la religion encore
populaire au profit d’une mystique républicaine arc-boutée par la terreur[48].
Cette même postérité, peu reconnaissante à l’artisan des droits de l’homme, lui
reproche surtout d’avoir contresigné la loi du 22 prairial de Couthon, dite
« loi de la Grande Terreur », dont il sera lui aussi victime.
Robespierre, après leur avoir donné plein pouvoir avec les membres du Comité de
salut public, fait rappeler les assassins de masse Carrier en Vendée, Tallien à
Bordeaux, Barras et Fréron à Toulon, Fouché et Collot d’Herbois à Lyon. Cela
n’est pas une marque d’indulgence à leur égard contrairement à ce qu’avance
Michelet, même si avec une certaine inconscience, propre à l’époque, les
représentants en mission avaient été incités à se montrer impitoyables. Les
fossoyeurs du symbole ambigu petit bourgeois et plébéien Robespierre, les
thermidoriens, sont Barras, Tallien, Carrier, Fréron, Fouché. Les deux vagues
de terreur rouge et blanche sont le moment obligé d’un passage brutal et
inévitablement féroce entre le régime monarchique et républicain, sans que ce
dernier ait vraiment triomphé politiquement. La chute thermidorienne de
Robespierre est liée aux désaccords au sein du Comite de Salut public sur la
conduite de la guerre, en particulier face au chef des armées, Carnot,
militariste convaincu. Carnot est l’un des principaux artisans du coup d’Etat.
L’enjeu est le cœur du pouvoir. Les conjurés reprochent vivement à Robespierre
de vouloir leur enlever la direction de
la police politique.
Michelet traité de nos jours
comme un original sans méthode, est bien plus près de la vérité de cette époque
bouleversante en évoquant « la croyance au diable » de cette société
encore près de la terre et des superstitions, et qui eût les hommes politiques
qu’elle méritait, toutes choses qu’oublient nos modernes académistes :
« Le peuple attribue tous les maux aux personnes plus qu’aux
choses. Il personnifie le Mal. Qu’est-ce que le Mal au Moyen Age ? C’est
une personne, le traître. Explication vraie et fausse. La République fut
souvent trahie par les choses autant que par les personnes ; elle le fut
par le chaos, la désorganisation naturelle d’une telle crise. Robespierre
n’admit jamais de coupables que les personnes ; pour lui comme pour le
peuple, le traître fit tout. Comme tels, il désigna les grands meneurs des
partis. Comme tels, en un coup de filet, il les fit tous disparaître. Mais, en
ce même moment, il se suicida, s’ôtant ce dont il vivait, la matière et
l’occasion de cette force accusatrice qui associait sa scolastique aux passions
vivantes du peuple »[49].
* * *
La terreur - après les sanglantes
journées de septembre dominées par les exactions d’une populace assimilable au
lumpenprolétariat moderne et produite par l’arriération de l’Ancien régime et
ses mœurs paysannes - n’est pas non plus volonté personnelle. Outre que les
massacres de septembre semblent avoir été très organisés, voire encouragés par
des restaurateurs de l’Ancien régime, la terreur d’Etat qui leur succède
correspond à un besoin d’ordre dans le cadre d’une guerre inter-nationale qui
exige de discipliner toutes les énergies intérieures. Elle exprime un tournant
historique symbolique : le basculement de la royauté au profit de la
République. Ce basculement symbolisé par la fuite du roi à Varennes dans la
nuit du 20 au 21 juin 1791, provoque une émotion considérable à une époque où
les médias n’existent pas pour accélérer les mensonges déconcertants. Plus
qu’une trahison du peuple bon enfant, cette fuite signifie que Louis Capet est
allé chercher l’aide de « l’étranger » et que la guerre va venir
s’ajouter à la misère[50]. Le
peuple, terrifié, apprend par une rumeur, que des historiens pensent infondée,
que Léopold II, grand vizir européen de l’époque, a promis son appui militaire
en cas de réussite du projet d’évasion. La terreur prend sa source à ce moment
précis comme le reconnaissent les historiens honnêtes. Même si les moments
d’application de la terreur de masse n’obéissent pas à toutes les étapes de guerre
et de paix. La guerre est un état d’esprit revendiqué pour toute une période,
plus esprit d’auto-défense outrancier que complot prémédité par les chefs de la
révolution. Patrice Gueniffey reproche à Robespierre une légende des massacres
comme « réaction de légitime défense »[51], en
reprenant les théories révisionnistes et anti-historiques des Furet et Mona
Ozouf. La politique de Terreur interne imprègne toute la période de 1792 à 1794
avec pour principal argument de gagner le front intérieur quand les citoyens
sont mobilisés en masse pour « aller défendre les frontières
menacées » ; dans le Moniteur, Jean Bon Saint-André écrit :
« Tandis que nous allons combattre les ennemis du dehors, nous demandons
que la Convention punisse les traîtres et anéantisse les intrigants du
dedans. »
Robespierre était opposé à toute
idée de terreur, effrayé lui-même par la terreur spontanée et sauvage qui avait
marquée les premiers temps de la Révolution du fait de l’arriération des masses
et de l’absence de structures politiques pour canaliser la révolte contre
l’autocratie. Il n’était pas lui-même un précurseur dans la théorie de la
terreur, conçue elle aussi comme passagère, puisque Jacques Roux, porte-parole
des « enragés » en défendait déjà l’idée.
Le peuple réclamait vengeance
contre la longue oppression aristocratique et n’oubliait pas la martyre de
Damiens. A partir du procès du roi en 1792, Robespierre théorise la terreur
comme instrument de gouvernement, comme
méthode de mise au pas du pays. Cette théorisation fut un instrument primitif pour
la défense de la centralisation étatique plus qu’une méchanceté avérée de
Robespierre. Jaurès remarque dans son Histoire de la révolution que Robespierre
et Marat étaient d’accord avec Danton pour réclamer des mesures fermes pour « épouvanter
les contre-révolutionnaires et pour arracher le peuple à la tentation du
meurtre désordonné »[52]. Ce
recours obligé à la terreur confirme que le gouvernement jacobin fut un régime
faible[53]. La
terreur primaire est la marque des Etats faibles ou pas encore développés.
Arno Mayer signale que les
historiens Michelet et Quinet avaient relevé que cette terreur avait plutôt des
accents traditionnels repris aux pouvoirs autocratiques qui avaient inspiré
pendant des siècles une terreur religieuse. Quinet fût un des premiers
historiens à critiquer cette terreur, mais en expliquant qu’elle était réactive
et inconsciente après chaque victoire contre « les ennemis de
l’intérieur » lyonnais et vendéens. C’est parce qu’ils étaient les adeptes
de la vision naïve rousseauiste d’un homme foncièrement bon que les
robespierristes se mirent à couper des têtes. Or la France était l’héritière
d’un fanatisme aveugle depuis la nuit de la Saint Barthélémy. Il existe une
différence pourtant que soulignait aussi Quinet : « La Grande
Terreur de 1793-1794 n’employa pas la torture, (elle) ne brûla ni n’écartela
ses victimes, (elle) ne rompait pas les os des condamnés avant de les jeter
grouillants dans le bûcher ». Quinet est cependant aveugle sur les
massacres barbares et trop bien « organisés » des prisons de
septembre 1792, que Robespierre a déploré, et les atrocités en Vendée et à
Lyon. Arno Mayer, lui, ne mesure pas que la terreur au niveau de l’Etat
robespierriste était d’abord la guillotine, perçue même par les victimes comme
« plus propre et moins douloureuse » et correspondait à un mécanisme
étatique qui échappa lui-même aux meneurs révolutionnaires, premiers
vagissements du pouvoir terroriste des Etats au début du XXème siècle :
« L’Etat devient lui-même sa propre fin » (dixit Marx). La guillotine
est d’abord une mesure prophylactique, si j’ose dire, par rapport à la variété
et à la longueur des supplices séculaires de l’Ancien régime. Elle est ensuite,
et j’ose le dire encore, un supplice dernier égalitaire ; lorsque le docteur
et député Guillotin a proposé son institution, il visait à faire approuver une
« peine unique » tant pour les nobles que pour les roturiers. La
guillotine à l’origine concrétise donc toute l’hypocrisie et tous les excès de
la justice bourgeoise. Il faut en finir avec la personnalisation sur le coupeur
de tête Robespierre. Officialisée par l’Etat pour canaliser l’action des
coupeurs de têtes sauvages, comme toute mesure légiférée par l’Etat, la
politique du couperet devient systématique et outrancière. Elle découle surtout
directement de l’atmosphère paranoïaque qui se développe après la trahison de
Louis Capet. Quoi de plus normal que de « trancher » face à la
trahison ! Mais l’horreur judiciaire devint telle que la pratique
généralisée du couperet tombera en désuétude, quoique la veule et arriérée
bourgeoisie française ait continué à décapiter des criminels de droit commun
jusqu’au milieu du XXe siècle.
La torture légale fût abolie sous cette
Révolution, même si la bourgeoisie au XIXe siècle viola sans honte ses propres
préceptes lors des journées de 1848 et contre la Commune de 1871. L’extension
de la terreur trouve sa justification après les meurtres de Marat et surtout de
Joseph Chalier à Lyon. Danton, qui n’a pu juguler les émeutes ni réduire la vie
chère, a été écarté du Comité de salut public où il est remplacé par
Robespierre.
La terreur dite robespierriste
est une réaction pour canaliser dans l’urgence le chaos, non une politique
programmée d’avance. Elle vise à préserver le pays de l’éclatement du fait des
différents fronts intérieurs des contestataires fédéralistes. Elle permet de
soutenir l’effort de guerre et le dirigisme économique. En 1920, l’historien
Albert Mathiez, cible des révisionnistes modernes, s’il reconnaît que
Robespierre prit sa part dans l’organisation de la terreur, défie tout
gouvernement moderne de renier des mesures extraordinaires en temps de guerre
et fait le parallèle avec l’état de siège proclamé par le gouvernement
républicain au début de la guerre de 1914 : libertés suspendues, conseils
de guerre, perquisitions au domicile des socialistes et des syndicalistes…
alors que jamais les « terroristes de 1793 » n’ont livré des civils à
la justice des conseils de guerre[54]. Analogies judicieuses que les Furet et Mayer
évitent comme la peste. Mathiez estime que l’institution du Tribunal
révolutionnaire fait suite aux défaites en Belgique et au soulèvement interne
vendéen. Il existe en effet un système de vases communiquant entre
l’application de la terreur et les défaites militaires qui n’a rien à voir avec
une volonté maléfique de Robespierre. Mais plus l’autorité du gouvernement de
salut public grandit, plus la force de la sans-culotterie, surtout parisienne,
décroît.
Daniel Guérin a une singulière
vision de la terreur comme encouragée par le Comité de salut public auprès des
« plébéiens » tant que cela lui était utile pour obtenir la
pacification intérieure :
« Au fond, ce que les
historiens tentent surtout de nous cacher, c’est le cynisme avec lequel la
bourgeoisie révolutionnaire fit volte-face. Tant que les dangers extérieurs et
intérieurs demeurèrent pressants et qu’elle eut besoin du concours des bras nus
pour y parer, elle ne recula devant aucune audace ; elle délégua tous les
pouvoirs à des plébéiens ; elle les laissa frapper à leur guise ;
elle ne les blâma que lorsqu’ils ne frappèrent pas assez fort et assez vite (…)
brusquement la Montagne se reprit ; elle se retourna contre ceux dont elle
s’était servie, à qui elle n’avait accordé plus de pouvoirs qu’ils n’en
demandaient eux-mêmes »[55].
Il y a là une vision subjective
du fonctionnement de l’Etat bourgeois dans les limbes de l’inconscience. Les
plébéiens sont des mercenaires sans tête qui obéissent à des directives
parisiennes loin des réalités. Guérin écrit pourtant que c’est le tout jeune
commissaire des guerres Marc-Antoine Jullien, âgé de dix-neuf ans qui informa
Robespierre des cruautés et horreurs commises par les zélés représentants en
mission.
Sous le directoire la guerre
révolutionnaire messianique, qui est poursuivie, ouvre la voie à Bonaparte.
Dans une première époque, nul n’a
pu contester que l’expansion idéologique de la France révolutionnaire ne
pouvait se produire sans l’avancée militaire des sans-culottes enrégimentés
puis des grognards de Napoléon. Mais, comme pour l’ensemble de ses avancées
juridiques et politiques révolutionnaires qui ont définitivement bouleversé un
monde dominé par l’arbitraire aristocratique, plus que les faits d’armes ce
sont les mesures d’innovations internes qui feront la réputation de la France
jacobine encourageant le mimétisme universel au-delà de son échec formel;
par exemple la suppression des châtiments corporels pour faute militaire, le
droit de citoyenneté des soldats et un statut de protection sociale pour les
blessés et les veuves.
Les patriotes locaux de la
Hollande à l’Italie s’étaient déjà servis de l’impact des événements français
pour faire progresser la réalisation de l’unité nationale et la possibilité de
mettre fin aux dictatures monarchiques. Les progrès sociaux apportés par
l’armée conquérante concernèrent la bourgeoisie et son aspiration à la liberté
du commerce plus que les classes populaires, au prix de nombreuses spoliations.
Les premiers actes de cette armée très indisciplinée et mal entretenue ne sont
pas reluisants et entraînent par exemple, son rejet par la population belge (cf.
le comportement scandaleux de pillards des représentants en mission Danton et
Delacroix). Avant l’exercice de la terreur rédhibitoire comme avec les
conquêtes napoléoniennes, il faut remarquer que la vogue du jacobinisme, sans
exportation militariste, s’était d’ailleurs répandue un peu partout
spontanément en Europe, même dans les aires hors du contrôle direct de la
France, comme le décrit longuement Michel Vovelle. Le Parlement anglais est lui
aussi préoccupé par un petit groupe de « jacobins anglais ». Georges
Lefebvre a largement décrit la contagion des idées républicaines en Europe bien
avant le déclenchement de la longue guerre européenne.
La « guerre
révolutionnaire » nationale n’est jamais le résultat d’une conquête par
des armées révolutionnaires externes, avant la razzia napoléonienne, et après.
On assiste au bras de fer entre Etats réactionnaires et Etats progressistes
dans des guerres où se forge, avec l’idée patriotique, la base géographique nationale
qui servira de tremplin aux forces productives. Cette base nationale se fixe
déjà en même temps, par la volonté d’expansion militaire, un champ plus
important au développement de la production capitaliste. La « guerre
révolutionnaire » est en soi nationale et provient des forces internes.
Dans le cas de la Belgique, la « guerre révolutionnaire » pour
l’indépendance nationale sera menée, au
cours des « journées de septembre » 1830, par la population belge
pour chasser l’occupant hollandais. A la tête des insurgés belges,
« Charlier jambe de bois », ancien grognard de Waterloo, est resté
célèbre pour avoir tenu en respect les troupes hollandaises au bout de son
canon.
Au cours de la deuxième époque
qui avait culminée avec les conquêtes de Napoléon, la guerre napoléonienne si
l’on s’obstine à la concevoir comme révolutionnaire, n’est pourtant synonyme que
de spoliations et de meurtres. Les tableaux de Goya en constituent la
dénonciation impressionnante.
L’idée de libération cosmopolite
par la guerre d’expansion est déjà ruinée dès 1792. Les revers militaires de la
guerre engendrent la terreur laquelle est ensuite théorisée par les Jacobins au
pouvoir pour sauvegarder la centralisation étatique. Les massacres de septembre
ont été directement liés à l’affolement de la population parisienne après la chute
de Verdun, alors qu’on était à la veille du triomphe de Valmy.
La « guerre
révolutionnaire » au sens national fut surtout un moyen interne de
constituer pour la première fois une armée véritablement nationale, tout en
conservant sa tradition aristocratique :
« La bourgeoisie
révolutionnaire récupéra ainsi certaines valeurs aristocratiques. La société
qu’elle créa finit par être dominée par le thème de la gloire des armes. Les
nobles, d’ailleurs, conservèrent nombre de places dans les fonctions de
commandement jusqu’en 1793 et même après. »[56] La mise en place de cette « levée en
masse », nullement universelle, généra en réalité une foule de
bureaucrates, souvent personnages douteux qui voulaient faire carrière et qu’on
retrouvera en tête de Thermidor. Les comités révolutionnaires de la capitale
sont absorbés par la bureaucratie policière jacobine, Babeuf est en prison.
Jacques Solé peint un tableau moins flatteur pour Robespierre :
« Après Michelet, Albert
Mathiez ou Daniel Guérin, Albert Soboul a admirablement démontré les mécanismes
de cette lutte inégale entre la dictature bureaucratique des comités et la
spontanéité des militants. Ce point intéresse aujourd’hui plus que les méandres
de la corruption parlementaire au sein d’une Montagne où, manifestement, et en
dépit des apparences, les accusations morales étaient moins importantes que
l’affrontement entre les partisans du gouvernement révolutionnaire et ses
opposants. Dès l’été de 1793, en revanche, Robespierre, Marat et leurs amis
avaient tout fait pour ruiner l’influence de Jacques Roux au sein du petit
peuple parisien ; ce fut la calomnie qui l’accabla et conduisit à la mort
cet apôtre des pauvres et ce défenseur des masses, théologien d’une révolution
dont les dirigeants le fire périr. Jean Varlet et Théophile Leclerc furent, à
ses côtés, les avocats de cette conception de la démocratie directe dont se
méfiaient les « hommes d’Etat », artisans de la dictature jacobine
(…) Là où les sans-culottes se préoccupaient de leur levée en masse et de
l’arrestation de tous les suspects, au nom du quotidien de leur révolution
symbolisé par leur revendication d’une armée révolutionnaire, les montagnards
surent imposer une institutionnalisation juridique de la poussée populaire
« dans la continuité des lois » et au service du souci du salut
public. Toute la fin de 1793 fut consacrée, par le gouvernement
révolutionnaire, à mater l’esprit d’indépendance et d’autonomie des sociétés
populaires provinciales, qui avaient pourtant contribué à le sauver lors de la
crise fédéraliste de l’été. Les dirigeants terroristes parisiens se méfiaient
en effet, par principe, de la spontanéité démocratique des sans-culottes locaux
et lui préféraient leur hiérarchie bureaucratique d’agents nationaux, sans
doute enracinés régionalement mais peu représentatifs de la dynamique de la
révolution populaire »[57].
L’intervention des capitalistes privés dans le
financement de cette guerre présentée comme morale eût des conséquences
corruptrices. Des députés comme Hébert furent impliqués dans ces malversations,
et Robespierre hésita longtemps avant de les poursuivre du fait d’une alliance
opportune pour mobiliser la nation et maintenir l’autorité de l’Etat.
Le gouvernement jacobin, qui avait
succédé aux Girondins – après s’être appuyé sur le coup de force des sections
parisiennes - bien que leur principal théoricien ait fait de profondes
déclarations sur les dangers de la guerre, devint otage des désidératas de
cette nouvelle armée dite révolutionnaire comme ossature de l’Etat. On doit à
Georges Lefebvre la description de cette étatisation dans une révolution qui s’est beaucoup inspirée des traditions
anglaises, et qui « a en grande partie échoué » :
« L’idéal de 1789, hautement individualiste, à la fois national et
décentralisateur, pacifique et hostile à toute conquête, s’est exprimé
clairement et éloquemment dans des « déclarations » et des décrets de
l’Assemblée constituante, et de 1789 à 1791 réalisé dans les faits ; les
promesses, faites à la face du monde, de renonciation aux guerres et aux
conquêtes ont été tenues, les droits des individus, proclamés et
respectés ; l’Etat s’est trouvé affaibli au profit des particuliers, des
clubs, des associations de citoyens et des corps élus, municipalités et
départements, établis par la loi, au point de verser dans une sorte de
fédéralisme politique.
Quand survint la guerre, tout changea ; l’invasion, le danger
permanent, puis l’émigration, la guerre civile, enfin la crainte perpétuelle de
grandes trahisons commandèrent impérieusement la concentration des pouvoirs,
l’unité de commandement, la dictature, et Robespierre avec le Comité de Salut
public, rejoignit d’emblée Louis XVI ; puis les gouvernements qui
suivirent, maintinrent, développèrent même cette centralisation. Mais ce fut la
guerre de 1792 qui amena la déviation complète de la révolution de 1789 (…) (on
empêcha) la France de suivre son idéal ».
L’expulsion des Girondins n’avait
pas encore permis d’améliorer l’effort de guerre et de centralisation. Ce fut,
paradoxalement, l’entrée de Robespierre au Comité de Salut public le 27
juillet, qui signifia, au nom de la lutte du « peuple » contre les
« riches », dans une alliance temporaire avec les radicaux « sans-culottes»
parisiens petits bourgeois indifférenciés, une première mouture d’union
nationale politique contre les ennemis intérieurs dits fédéralistes et vendéens. Robespierre a fini d’ailleurs
par intégrer la nécessité de la guerre dans son célèbre discours du 25 décembre
1793, nécessité de la guerre qui conforte la nécessité de la terreur : « La révolution est la guerre de la
Liberté contre ses ennemis : la Constitution est le régime de la liberté
victorieuse et paisible. Le Gouvernement révolutionnaire a besoin d’une
activité extraordinaire précisément parce qu’il est en guerre. »
Et une guerre particulière :
« La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis. » Au besoin avec ladite « activité
extraordinaire».
Comme l’ont mieux vu Jaurès et
Daniel Guérin, cette « guerre révolutionnaire » obéit aux raisons immédiates
de politique intérieure française. Les Girondins et la plupart des Jacobins,
hormis Robespierre le visionnaire (qu’Engels imagine intrigant à Bâle avec
l’Autriche), croient que cette guerre permettra de radicaliser la révolution,
c’est-à-dire d’unifier la patrie.
François Furet a tort de dire que
Robespierre n’a pas perçu l’extraordinaire puissance manichéenne que la guerre
va fournir non seulement au jeune Etat jacobin mais à tous les autres Etats. Il
se contredit lui-même en rappelant que pour les Girondins la guerre était un
moyen de démasquer les complots des adversaires, quand pour Robespierre elle
est une machination diabolique de ces mêmes adversaires, un piège tendu aux
« patriotes » afin qu’ils tombent dans le camp aristocrate[58].
Le clivage Brissot/Robespierre,
des va-t-en guerre comme du redoutable discoureur opposé à l’entrée en guerre
est fondé sur un même souci : la volonté d’unifier la jeune nation qui
doit dépasser le fédéralisme de l’Etat féodal. Les Girondins pensaient tout
naturellement que l’agression même provoquée contre les envahisseurs
permettrait de souder la population française dans un seul élan. Robespierre
voulait croire à cette unification par
un combat interne, avec si nécessaire la terreur, avant de passer à la phase
offensive conquérante[59]. Le
phraseur Danton le 22 juillet 1792, chevauche le chant de la « patrie en
danger » : « Il est temps de dire au peuple qu’il doit se précipiter
en masse sur ses ennemis ». Henri Guillemin objecte :
« Ainsi, le péril
extérieur, qui a tant tardé à prendre corps, vient porter secours – une
chance ! et qui ne pouvait tomber mieux – à ceux qu’obsède l’effrayant
péril extérieur. La « levée », les volontaires, autant de moins, dans
Paris, de ces dangereux jeunes gens qui, de militants incommodes, se muent en
soldats obéissants. Danton se fie à son réalisme, cynique au besoin, et, en
même temps, à ses profondes capacités de rouerie pour sauver la situation, tant
du côté de l’envahisseur que dans l’affaire compliquée du maintien de l’ordre
(…) Et Brissot, qui a compris tout de suite l’intelligente manœuvre de Danton
pour désencombrer Paris, dénonce furieusement l’antipatriotisme des
« Robespierre et des Marat » qu’il accuse d’ « amortir le zèle
guerrier des citoyens » en les empêchant « de voler au secours de
leurs frères d’armes ». Mais Paris, dit-il, « ne se déshonorera
pas » et ne cèdera point à un « lâche égoïsme ».[60]
L’engagement d’une forte
proportion de la population adulte dans la guerre est une garantie contre les
troubles intrinsèques. Napoléon se haussa sur
la terreur jacobine puis thermidorienne qui avaient pacifiées
« au-dedans » passant à la phase messianique externe qui devait
conduire pourtant à un échec retentissant du projet bourgeois « impérial ».
La nécessité de réaliser l’union
nationale avant toute politique belliciste fut comprise plus complètement par
la bourgeoisie après l’insurrection de la Commune de Paris face à la guerre de
1870. Pour préparer 1914, puis plus tard 1939, la bourgeoisie se donnera tous
les moyens de paralyser les forces antagonistes internes, et en premier lieu le
prolétariat, avant d’engager ses troupes pour l’impôt du sang à une autre
époque du capitalisme.
AVATARS D’ENGELS SUR LA
REVOLUTION BOURGEOISE
La Révolution
française, révolution politique, a été et reste l’objet d’une « curiosité
universelle » comme l’a fort bien remarqué Alexis de Tocqueville. Elle a
formé « au-dessus de toutes les nationalités particulières, une patrie
intellectuelle commune dont les hommes de toutes les nations ont pu devenir
citoyens »[61]. Elle n’est pas
réductible à une simple révolution bourgeoise et l’historien révisionniste des
clichés marxistes les plus simplistes, Alfred Cobban, n’a pas tort de dire
qu’elle ne se déroule pas initialement en faveur du capitalisme car elle
profite d’abord aux propriétaires terriens, aux rentiers et aux fonctionnaires
d’Etat plus qu’à l’entreprise. Les masses citadines furent manipulées en outre
par des meneurs petits bourgeois violents et nantis comme le boucher Legendre
et le brasseur Santerre.
Engels -
défenseur paradoxal d’une révolution bourgeoise qui a été effectuée par des
plébéiens parce que « les bourgeois ont toujours été trop lâches » et
qui ne craint pas de dénoncer les excès primaires des sans-culottes comme des
suppôts d’intolérance - a raison de conclure, par contre, en rappelant que
c’est la victoire de Fleurus le 24 juin 1794 qui provoque la chute du règne de
la terreur. Mais si la terreur, en provoquant une tension interne maximale, a
permis la victoire externe, Engels néglige de préciser que la victoire de
Fleurus est la victoire de l’armée qui a donc toute latitude pour éliminer la
fraction de Robespierre qui ne correspond plus aux besoins de remise en ordre
de la société et de poursuite de la guerre de conquêtes.
Engels observe pourtant justement
que la fraternité plébéienne ne pouvait être qu’un idéal et que la Terreur
« était essentiellement une mesure de guerre, tant qu’elle avait un
sens » ; il déplore que « Babeuf est arrivé trop
tard » ! Même plus tôt, Babeuf n’eût pas changé le cours de la guerre
des factions bourgeoises se succédant au pouvoir. Il est étonnant que le
meilleur théoricien du mouvement ouvrier sur la nature de l’Etat et la
nécessité de son « dépérissement » pour parvenir au communisme, n’ait
pas vu en filigrane dans le petit gouvernement jacobin la dynamique autiste de
l’Etat moderne assiégé. La Commune de Paris avec Cloots était pour lui
« le seul moyen de salut (pour) propager la guerre à l’extérieur » quand
« le Comité de Salut public jouait les hommes d’Etat ». Curieuse
conception de l’extension de la révolution qui en vient à condamner l’obstiné
Robespierre comme responsable du freinage des armées françaises aux frontières,
qui donc valide implicitement le coup d’Etat de Thermidor.[62]
Autre paradoxe sur le rôle de la guerre, au moment du conflit avec le Piémont
en 1859, Engels peut dire dans une première phrase que la guerre conduira à des
résultats révolutionnaires, tout en ajoutant dans la suivante : « mais,
son premier effet sera de consolider le bonapartisme en France (…) elle agira
d’abord de manière contre-révolutionnaire dans tous les domaines. »[63] Il
s’agit des guerres de « libération nationale » bien entendu et des
avancées « révolutionnaires » des nouvelles nations, mais cela ne
laissait-il pas à penser pour la postérité que le prolétariat pourrait
s’engager en tant que tel lui aussi dans une « guerre
révolutionnaire » ? Même si elle prend un tour impérialiste ?
Marx et Engels soutiendront
d’ailleurs les vaillants soldats allemands initialement dans la guerre de 1870
provoquée par Badinguet, dit Napoléon le petit, au nom de la « guerre
défensive » - sans pourtant que ce soit le prolétariat allemand qui
conduise cette dernière – et sans présumer l’insurrection de la Commune de
Paris. Oubliant leur première réaction de soutien national aux allemands, lorsque
la République est proclamée à Paris, ils produisent un appel à tous les
travailleurs allemands en faveur de la paix qui si elle est
« honorable », « délivrera l’Europe de la dictature moscovite,
permettra à l’Allemagne d’absorber la Prusse… et hâtera enfin l’avènement de la
révolution sociale en Russie. »[64]
Tels les sectateurs de la Bible
ou de Nostradamus, les exégètes sectaires peuvent bien louer un don d’ubiquité
entre les siècles à Marx et Engels ; ceux-ci, malgré leur salut au lien
fraternel entre tous les ouvriers des pays civilisés, n’ont pas vu se réaliser leurs
projections sur la classe ouvrière allemande comme levier de la révolution
internationale. La Commune de Paris fut elle-même analysée après coup comme un
« accident de l’histoire ».
Dans son dernier texte sur la
question de la guerre, en 1887, Engels soutient une brochure social-démocrate
qui dénonce les « patriotes de la terreur ». Il mesure le danger plus
considérable des guerres modernes, les dégâts sur la conscience ouvrière, la
menace de l’Etat qui se transforme en consortium des grands industriels dans le
but d’exploiter le peuple.
Il est inquiet et
incertain : « Il n’est pas possible de prévoir comment tout cela
finira, et lequel des belligérants sortira victorieux du combat. Un seul
résultat est absolument sûr : tout le monde sera épuisé et nous aurons les
conditions pour la victoire finale de la classe ouvrière. »[65]
Exagérant les pouvoirs réels de
l’incorruptible, Guérin en déduit que ce fut lorsque Robespierre priva le
mouvement populaire de son autonomie et le soumit au pouvoir central que
commença le reflux de la Révolution « préface au 9 thermidor et, plus
tard, à la dictature napoléonienne du sabre »[66] .
C’est aller un peu vite en besogne par
rapport au degré de conscience des « bras nus » de l’époque et prêter
des intentions prolétariennes à Robespierre. Engels ne semble pas avoir perçu,
lui non plus, que la question de la guerre avait été le point cardinal de
Thermidor.
La question de la guerre est le
nœud gordien de Thermidor. Selon Daniel Guérin, Robespierre ne pouvait pas
crier trop fort en faveur de la paix, car c’eût été « faire le jeu de la
contre-révolution » et il ne l’imagine que motivé par la quête du
« pouvoir personnel ». A la veille de Thermidor le conflit
fondamental porte sur la conduite de la guerre, et Daniel Guérin le résume
ainsi : « Contre Carnot,
Robespierre s’engagea dans la voie d’une dictature personnelle ; contre
Robespierre, Carnot s’engagea dans la voie d’une dictature militaire »[67]. Guérin ne peut
s’empêcher d’exprimer son mépris envers Robespierre qui n’était plus
« l’homme de la situation », mais « ce civil qui ne connaissait rien à l’art militaire, qui ne pouvait
asseoir son pouvoir sur la force des armes, mais seulement sur des forces
morales »[68].
Curieux équilibriste pourtant,
victime de son obstination anti-militariste, qui travaillait en quelque sorte
plus pour la postérité que pour les exigences militaires du moment. Dans une
réplique à Barère, deux jours avant le coup d’Etat, il affirmait encore :
« On vous parle beaucoup de vos victoires avec une légèreté
académique qui ferait croire qu’elles n’ont coûté à nos héros ni sang ni
travaux (…) Ce n’est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits
guerriers que nous subjuguerons l’Europe (…) La victoire ne fait qu’armer
l’ambition, endormir le patriotisme, éveiller l’orgueil et creuser de ses mains
brillantes le tombeau de la République »[69].
GUERRE ET TERREUR
« Pour tout être qui
raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles. »
Varlet (1794)
Comme l’a dit sans pleurnicheries
Albert Soboul : « La Terreur constitue un moyen de défense nationale
et révolutionnaire. » Daniel Guérin remarqua que les historiens ont
surtout étudié la guerre et la terreur : « et cependant là n’est pas
l’essentiel » (tome II p.445). Les épisodes mémorables de la terreur se
produisent entre septembre 1792 et juillet 1794, c’est-à-dire au moment le plus
fort de la guerre de la République contre les rois. François Furet et ses
disciples se posent en révisionnistes de l’histoire « laïque et
socialiste » en remettant en cause le fondement belliciste à l’application
de la terreur, même si Furet argumente que des massacres ont lieu
indépendamment de la situation militaire[70].
Tout Etat moderne en guerre a besoin de paix intérieure, or le gouvernement
jacobin devait faire face à des insurrections fédéralistes.
Ce renforcement de l’Etat en
guerre, a pris pour prétexte, on le sait, les meurtres de Marat et celui
particulièrement barbare de Chalier[71] –
comme le gouvernement bolchevik prendra à son tour pour prétexte le meurtre
d’un chef de la Tcheka et l’attentat contre Lénine - pour justifier la mise en
place de la terreur, pour sauver la révolution d’un possible retour en arrière.
Selon Robespierre, le
gouvernement révolutionnaire avait besoin d’une « activité
extraordinaire », parce qu’il était en guerre ; il se devait de
sauver la liberté par la suppression provisoire de toutes les libertés. L’Etat
révolutionnaire agit par la terreur qui est « la justice prompte, sévère,
inflexible », mais terreur « administrée par des mains
vertueuses ». Peu d’idéologues reconnaissent que cette mesure
extraordinaire, outre de paralyser l’ennemi intérieur et de contrer les
invasions étrangères, met fin à la famine dans les villes…[72] La
terreur correspond aux besoins de centralisation et d’ordre interne et permet
la création de la première armée nationale – un peu comme les bolcheviks créent
l’armée rouge (à la Cromwell dira Trotski) au moment de Brest Litovsk qui n’est
pas du meilleur augure, et pour palier à la faiblesse internationale de la
révolution.
Les nécessités de la guerre
entraînent toujours la misère, si la guerre peut passer pour révolutionnaire à
l’extérieur elle a des conséquences contre-révolutionnaires
« au-dedans ». Albert Soboul les décrit :
« Sur le plan politique, la guerre exigeait un gouvernement
autoritaire et les Sans-Culottes en eurent conscience, puisqu’ils contribuèrent
à sa création. Mais la guerre et ses nécessités entrèrent rapidement en
contradiction avec la démocratie que Montagnards et Sans-Culottes invoquaient
également, mais en des sens différents. Les Sans-Culottes avaient réclamé un
gouvernement fort qui écraserait l’aristocratie : ils ne s’étaient pas
avisés que dans sa volonté de vaincre, ce gouvernement les contraindrait à
l’obéissance. Surtout la démocratie telle qu’ils la pratiquaient, tendait
spontanément au gouvernement direct. Contrôle des élus, droit pour le peuple de
révoquer leur mandat, vote à haute voix ou par acclamation : ce
comportement politique s’opposait irrémédiablement à la conception d’une
démocratie libérale et représentative à laquelle s’en tenait la bourgeoisie
montagnarde »[73].
La mobilisation pour la guerre
des forces vives épuise aussi les Sans-Culottes, comme la guerre civile en
Russie épuisera les énergies du prolétariat. Robespierre avait d’ailleurs noté que
« le peuple se lasse » et Albert Soboul commente:
« Nous sommes à la veille
de regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la
Révolution », déclaraient à la Convention le 17 mars 1795, les
Sans-Culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel. De mois en mois, les
levées d’hommes avaient affaibli les sections parisiennes, les privant des plus
jeunes, des plus conscients aussi et des plus enthousiastes pour qui la défense
de la patrie nouvelle constituait le premier devoir révolutionnaire. On conçoit
les conséquences irrémédiables de ce vieillissement sur l’ardeur
révolutionnaire des masses »[74].
Robespierre, comme les jacobins
radicaux qui l’entourent reste un médiateur, un temporisateur, on dirait
aujourd’hui un opportuniste. Daniel Guérin a souligné après Malet et Isaac ce
rôle d’équilibriste. Albert Mathiez avait extrait d’un carnet aide-mémoire de Robespierre du mois de
mai 1793, une phrase sibylline pour valider des intentions plus plébéiennes de
la part de celui-ci : « Les
dangers intérieurs viennent des bourgeois ; pour vaincre les bourgeois, il
faut rallier le peuple ». En termes de classes cette phrase ne veut
rien dire, sinon que Robespierre fait allusion aux aristocrates bourgeois et
non pas aux bourgeois en tant que tels. Le peuple n’est pas appelé à conduire
la révolution mais à se rallier derrière les chefs jacobins.
Robespierre est admiré par les
sans-culottes et les bras nus lesquels s’aperçoivent dès le début de 1793 que
ce petit bourgeois « terroriste » n’est pas des leurs et les roule
dans la farine avec ses discours opportunistes et la répression des grèves. Il
est populaire parce qu’il a défendu les sans-culottes face à Brissot qui
renâclait contre la « sans-culotisation » de l’armée.
La mise en place de la terreur
pour résoudre dans l’urgence les conflits internes alors que la nation est en
guerre, ne trouve pas grâce aux yeux de Babeuf, lui qui a perdu toute illusion
sur Robespierre devenu homme d’Etat, mais auquel il gardera son admiration pour
son combat précurseur (cf. le témoignage de Buonnaroti qui avait rencontré
l’incorruptible). Il dénonce les atrocités de la Terreur en la personne de Carrier, ce « démon
exterminateur ». Il condamne le terrorisme de principe qui inspire le
gouvernement révolutionnaire qu’il ne perçoit que comme des
« gouvernants » machiavéliques qui ont selon lui planifié « sur
la Vendée » l’extermination de l’armée républicaine puis de la presque totalité
de la population vendéenne. S’il a raison de dénoncer la barbarie de l’Etat
jacobin, il n’est pas à même d’analyser le phénomène d’autonomisation de l’Etat
dans le despotisme de la guerre ni d’identifier la terreur comme une politique
d’état de siège, alors il théorise un farfelu « système de
dépopulation », dont se moqua Maurice Dommanget, qui a tout d’un
complot maléfique contre le « genre humain »: « Avec le système de dépopulation et de nouvelle disposition
répartitive des richesses entre ceux qui doivent rester, on explique tout,
guerre de Vendée, guerre extérieure, proscriptions, guillotinades, foudroyades,
noyades, confiscations, maximum, réquisitions, préhensions, largesses à certaines
portions d’individus, etc »[75].
Non on n’explique pas tout par ce
système. Et il n’explique rien. Babeuf ne remet pas en cause la révolution pour
défendre des fédéralistes arriérés, mais, trop tôt, il veut réorienter la
République vers une authentique libération humaine en protestant autant contre
les vastes massacres terroristes que contre la famine qui sévit envers la
population pauvre. Les partisans de Babeuf mettent d’ailleurs, utopiquement et
paradoxalement, tous leurs derniers espoirs dans l’armée révolutionnaire. Ils y
mènent un travail clandestin qui leur vaudra la mort pour complot contre
l’Etat. Dans Le Tribun du Peuple n°41, Babeuf a pris conscience que les soldats
de l’an II sont devenus des prétoriens :
« Ce sont vos bras que
l’on arme pour vouloir conserver, pour vouloir perpétuer une telle
agression ! C’est le gouvernement militaire, qu’on établit pour forcer le
peuple à se soumettre à un régime où l’on prétend qu’il vive sans
nourriture ! sans habits ! sans liberté ! (…) C’est par vous
qu’on veut consolider cet état de servage, d’avilissement et de famine… mille
fois pire que l’ancienne servitude… contre laquelle nous nous sommes insurgés
il y a six ans ! »
Au moment de Thermidor, la chute de Robespierre[76],
Babeuf ne se sent pas complice de la réaction en s’écriant :
« Jacobins et autres sectes, disparaissez tous devant celles des droits de
l’homme. Vos grands débats ne sont que des jeux de marionnettes, vous serez
entraînés par nous »[77].
Babeuf se sépare des Jacobins sur
la question de la propriété privée dans le « Manifeste des
plébéiens » : « Comme les
Sans-Culottes, comme les Jacobins, Babeuf proclame que le but de la société est
le ‘bonheur commun’ et que la Révolution doit assurer ‘l’égalité des
jouissances’. Mais la propriété privée introduisant l’inégalité et la loi
agraire, c’est-à-dire le partage égal des propriétés, ne pouvant « durer
qu’un jour » (…) le seul moyen d’arriver à l’égalité de fait est ‘d’établir
l’administration commune’ »[78].
Les événements liés à la guerre
ressuscitent la contre-révolution. Pour contrer celle-ci avait été ordonné la
« levée en masse » du 24 février 1793, qui devient simple réquisition
sans précision du temps de service à
partir du mois de septembre. Cet appel au sacrifice des armes entraîna deux
attitudes paradoxales. Les populations paysannes des provinces, déjà hostiles
au tirage au sort militaire sous l’Ancien régime, se levèrent hostiles à tout
sacrifice par civisme pour un intérêt national qui leur était inconnu. La
guerre affaiblissait économiquement le gouvernement, diminuant ses moyens
financiers pour secourir les pauvres sans plus aucune assistance de l’Eglise. Des
émeutes de la faim éclatent, avec à leur tête le groupe des
« enragés » de Roux et Varlet,
qui exige du gouvernement qu’il s’appuie sur l’armée révolutionnaire pour
réquisitionner les vivres pour les pauvres et imposer les riches. Robespierre
fait dissoudre l’armée révolutionnaire le 27 février 1794. Le débordement de la
terreur d’Etat, la loi du 22 prairial (grande Terreur) est une erreur politique
irrémédiable qui fait chuter la popularité de Robespierre. Il a été, comme on
l’a vu, renversé par une conjuration militaire au sommet de l’Etat, appuyée par
une large majorité parlementaire et le peuple ne s’est pas levé pour le
défendre. Révolution paysanne et bourgeoise, la révolution française est
ambiguë comme sa chute. En 1930, Trotski analysait cette chute à travers la
lutte sur deux fronts de l’équilibriste Robespierre, contre les sans-culottes
et contre les dégénérés corrompus (« jacobins boursouflés ») :
« Robespierre a mené la politique d’un petit bourgeois s’efforçant de
s’élever à la position de maître suprême », mais lutter sur deux
fronts : « …provoqua la strangulation graduelle du parti jacobin, le
déclin des clubs jacobins, la bureaucratisation de la terreur révolutionnaire,
c’est-à-dire l’isolement de Robespierre. » On reste songeur devant
cette notion de « bureaucratisation de la terreur ». Bureaucratie est
un terme passe-partout du Trotski expulsé de Russie – pour continuer à
justifier « les progrès du socialisme en Russie », mais aussi
ridicule à caractériser l’Etat de Staline qu’à qualifier la terreur blanche. Le
recours à la terreur est déjà un début de « thermidor » que Trotski
ne peut reconnaître ni dans la terreur jacobine ni de la part du gouvernement
bolchevik puisqu’il l’avait appliqué lui-même.
Ce qui caractérise la période
avant et après Thermidor, et non le jour même de l’exécution de Robespierre,
dit triomphe de la contre-révolution, c’est la terreur militaire contre la
population puis l’abandon de toute aide véritable aux pauvres en raison des
besoins de la guerre ; à partir de 1792 les dépenses de guerre s’élèvent à
400 millions de francs par mois. La décomposition finale du Directoire sera due
également aux charges de la guerre. Selon Michelet : « La chute de la
République date pour nous, non de thermidor, où elle perdit sa formule, mais de
mars, d’avril, où elle perdit sa vitalité, où le génie de Paris disparut avec
la Commune, où la Montagne plia sous la terreur de la droite, où la tribune, la
presse et le théâtre furent rasés d’un même coup» (op.cit. p.744, T.II).
Albert Soboul estime que Daniel
Guérin a dressé Robespierre en précurseur de la réaction thermidorienne (cf.
Les sans-culottes).
Comme l’établit le manuel
d’histoire Malet et Isaac, le 9 Thermidor marque un tournant dans l’histoire de
la révolution qui signifie :
-
la ruine de la politique démocratique et égalitaire
dont Robespierre avait été le plus ardent défenseur ;
-
la revanche de
la Plaine girondine qui rétablit un « gouvernement normal » ;
-
la victoire de la bourgeoisie, mais aussi victoire des
politiciens et des spéculateurs sans vergogne ;
-
l’acheminement vers la décomposition finale et le
césarisme.
On note au passage que le célèbre
Manuel néglige la question de la guerre, sujet épineux lors des rédactions
successives pour futurs conscrits avant et après 1914. Les couches les plus
pauvres restèrent hostiles à entrer dans une armée révolutionnaire qui ne
changerait en rien leur misère et privilégièrent la désertion[79]. On
ne doit pas oublier que les femmes sont toujours à la tête de la protestation
sociale comme l’a souligné Maurice Dommanget. Les journées de Prairial et de
Germinal virent résonner leurs cris en faveur de la paix.
Mais plus étonnant, avant la voie
ouverte à Bonaparte, la réaction s’empare d’une conviction des masses, le ras-le-bol de la terreur alors que les armées
citoyennes sont victorieuses, pour renverser un de leurs héros ambigus et
mettre un coup d’arrêt à la révolution. Cette réaction s’appuie sur la Tcheka
d’époque : le Comité de sûreté qui génère une foule de mouchards,
emprisonne et mène à la guillotine avec chapeaux à plumes et cocardes
tricolores. La dite réaction thermidorienne met fin à la révolte vendéenne par
la cessation des mesures impitoyables du début de la Convention. Sur les
conseils de Carnot, les rebelles fédéralistes reçoivent des conditions
honorables : amnistie, exemption du service militaire, libre exercice du
culte réfractaire. Thermidor n’est pas si réactionnaire ainsi que des analyses
simplistes l’ont fait croire. La Convention proclame la séparation de l’Eglise
et de l’Etat en février 1795.
Dans La Sainte Famille, Marx a
relevé avec des conceptions encore confuses sur l’Etat moderne, l’ambiguïté de
la révolution française sans pouvoir cacher son admiration avec une analyse
encore assez ampoulée d’un texte de jeunesse :
« Robespierre, Saint Just
et leurs partisans succombèrent parce qu’ils confondaient l’Etat réaliste et
démocratique, basé sur l’esclavage avec l’Etat représentatif spiritualiste et
démocratique moderne, basé sur l’esclavage émancipé, la société bourgeoise.
Quelle erreur colossale que d’être forcé de reconnaître et de sanctionner, dans
les droits de l’homme, la société bourgeoise moderne, la société de
l’industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant
librement leurs buts, de l’anarchie, de l’individualité naturelle et
spirituelle devenue étrangère à elle-même et de vouloir après coup, annuler
dans certains individus les manifestations de cette société et de façonner en
même temps à l’antique la tête de cette société ».
Marx et Engels ont donné raison à
Babeuf et, malgré quelques concessions à la théorie de la terreur, en ont
caractérisé la nature petite bourgeoise. Le 4 septembre 1870, Engels décrit à
Marx ce qu’il estime être le fondement de la terreur:
« Grâce à ces petites terreurs perpétuelles des Français, on se
fait une bien meilleure idée du Règne de la Terreur. Nous l’imaginons comme le
règne de ceux qui répandent la terreur, mais tout au contraire c’est le règne
de ceux qui sont eux-mêmes terrorisés. La terreur n’est en grande partie que
cruautés inutiles perpétrées par des gens qui sont eux-mêmes effrayés, pour
tenter de se rassurer. Je suis convaincu que l’on doit imputer presque
entièrement le Règne de la Terreur anno 1793 aux bourgeois surexcités jouant
les patriotes, aux petits bourgeois philistins souillant de peur leur pantalon,
et à la lie du peuple faisant commerce de la Terreur »[80].
On compte en effet nombre de
contradictions dans les analyses récurrentes successives de Marx et d’Engels à
propos de la Révolution française. Engels reconnaît dans la même lettre que
« la Terreur fut poussée jusqu’à l’absurde, parce qu’elle ne visait qu’à
maintenir Robespierre au pouvoir dans les circonstances existant à
l’intérieur ». Il personnalise à son tour sur la personne de Robespierre
une politique de l’Etat national assiégé et replié sur lui-même qui sera celle,
à une tout autre échelle, de tous les Etats aux abois au XXe siècle, des Etats
stalinien, nazi et khmer rouge.
Furet n’a pas fait référence à un
autre texte d’Engels plus éclairant, Extrait
de l’Anti-Dühring. : « Nous
avons vu dans l'Introduction comment les philosophes français du XVIlle
siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge
unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État rationnel, une
société rationnelle; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être
éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était
en réalité rien d'autre que l'entendement idéalisé du citoyen de la classe
moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque
la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de
raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu'elles fussent par
rapport aux conditions antérieures, n'apparurent pas du tout comme absolument
raisonnables. L'État de raison avait fait complète faillite, le Contrat social
de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l'ère de la Terreur; et pour y
échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité
politique, s'était réfugiée d'abord dans la corruption du Directoire et,
finalement, sous la protection du despotisme napoléonien; la paix éternelle
qui avait été promise s'était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La
société de raison n'avait pas connu un sort meilleur. L'opposition des riches
et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien-être général, avait été
aggravée par l'élimination des privilèges corporatifs et autres… ».
Rousseau n’a pas posé les bases
d’une profondeur suffisante pour le régime politique de l’avenir. Le culte du
retour à la nature est le propre de la plupart des sectes réactionnaires. Marx a su dépasser les discours politiques
creux basés sur des principes éthiques abstraits ou improuvables (cf. la nature
humaine) en montrant que la conscience sociale est modelée par les conditions
matérielles. L’espoir des révolutionnaires comme Marx était fondé sur les
potentialités de la révolution industrielle qui devait fournir une base
matérielle suffisante pour permettre la réalisation de la société sans classes.
Il ne s’agissait plus de déclarer que les choses devaient être différentes mais
qu’elles pouvaient être différentes. Il n’incombe pas à un nouveau système
social de résoudre tous nos problèmes, mais de les régler mieux que ne le fait
le système actuel.
Les bourgeois objectent souvent qu’une société sans Etat ne peut pas
fonctionner parce que les hommes ne sont pas des anges, et que du fait de la
perversité humaine « naturelle », la hiérarchie est nécessaire pour
maintenir l’ordre. On peut inverser la proposition, si les hommes actuels
étaient des anges, le système capitaliste actuel pourrait bien fonctionner, les
capitalistes feraient leurs profits sans souci, les ouvriers trimeraient sans
râler, les bureaucrates syndicaux mentiraient sans être contestés. C’est donc
précisément parce que les hommes ne sont pas des anges qu’il est nécessaire
d’abolir le système capitaliste qui permet à quelques-uns de devenir des démons
impavides. Graffiti de mai 68 : « L’homme n’est ni le bon sauvage de
Rousseau, ni le pervers de l’Eglise et de La Rochefoucauld. Il est violent
quand on l’opprime, il est doux quand il est libre. »
Rosa Luxembourg, en étudiant la Révolution française, pensait que la
logique de la terreur jacobine, qu’elle reprocha aux bolcheviks d’avoir
paraphrasé, était un facteur strictement interne. Elle aurait reposé sur le
fait que les révolutionnaires bourgeois ne pouvaient se fier à la spontanéité
révolutionnaire de masses (ce que Rosa nomme confusément « idéalisme
révolutionnaire ») qui étaient encore balbutiantes, plus proches de nos
émeutiers modernes du lumpenprolétariat. Face au prolétariat moderne,
spontanément révolutionnaire et organisé, la terreur c’est l’arbitraire de
l’état de siège, c’est « un glaive émoussé, voire à deux
tranchants » :
« La justice militaire la
plus draconienne est impuissante contre les explosions de débordements
lumpenprolétariens. Il y a plus : tout régime d’état de siège prolonge
aboutit inévitablement à l’arbitraire et tout arbitraire a un effet déprimant
sur la société. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne
consiste, ici encore, à prendre des mesures radicales dans le domaine politique
et social, et à transformer le plus rapidement possible les garanties sociales
concernant la vie de la masse et… à déchaîner l’idéalisme révolutionnaire qu’on
ne peut maintenir à la longue que dans un climat de liberté politique sans
limites, par une intense activité des masses.
De même que, contre les
infections et les germes infectieux, l’action
libre des rayons du soleil est le moyen le plus efficace pour purifier
et guérir, de même la révolution et son principe novateur, la vie
intellectuelle qu’elle suscite, l’activité et l’autoresponsabilité des masses,
dont la forme est la liberté politique la plus large… sont le seul soleil qui
guérisse et purifie. »[81]
Or la terreur n’est pas un
phénomène dû aux seules causalités internes. Arno Mayer estime que la guerre «
fut certainement une cause nécessaire » de la terreur et confirme qu’on ne
peut « nier une interdépendance puissante bien qu’imprécise entre les
événements et l’atmosphère de guerre, et la radicalisation de la
Révolution : la proclamation de la patrie en danger, les massacres de
septembre, le procès et l’exécution du roi, la création du Tribunal
révolutionnaire et du Comité de Salut Public, la levée en masse, la terreur à
l’ordre du jour… »[82]
Trotski liait aussi la terreur à la guerre dans un écrit de 1935 : « Les
mesures de terreur appliquées pendant la période initiale, et ainsi dénommée
« jacobine », de la révolution, furent imposées par les nécessités de
fer de l’autodéfense. »
La terreur blanche après
Thermidor se poursuivit sur une durée d’un an, équivalente à la terreur rouge,
et avec les mêmes objectifs, mais des historiens sont passés à côté de la
plaque en condamnant sentimentalement la seule terreur rouge.
CHAPITRE IV
UNE «PAIX
HONTEUSE » COUP D’ARRET
A LA THEORIE DE LA « GUERRE
REVOLUTIONNAIRE »
« L’idée
d’une politique révolutionnaire sans faille, et surtout dans cette situation
sans précédent, est si absurde qu’elle est tout juste digne d’un maître d’école
allemand ».
Rosa
Luxembourg (La tragédie russe)
« Trotski :
Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors le tableau se
dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.
Lénine :
Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d’ordre de la guerre
révolutionnaire ?
Trotski :
Jamais. » (Lénine par Trotski)
Pour le courant marxiste, 1789
avait inauguré une phase de révolutions et de guerres progressistes, jusqu’en
1871 tout au moins : « La
période qui va de 1789 à 1871 a été celle d’un capitalisme progressif, où le
renversement du féodalisme et de l’absolutisme, et la libération du joug
étranger figuraient à l’ordre du jour de l’histoire. C’est sur cette base, et
sur cette base seulement, que l’on pouvait admettre la « défense de la
patrie », c’est-à-dire la lutte pour se défendre contre l’oppression »,
comme le souligne Lénine dans « L’opportunisme et la faillite de
la IIe Internationale » (revue Vorbote n°1, 1916). Il défend encore l’idée
de la guerre révolutionnaire des petites nations contre les grandes, ce qui est
déjà réactionnaire et servira de credo à tous les tiers-mondistes honteux,
trotskiens et maoistes. Dans les années 1950, Bordiga estime que « les
guerres de systématisation
nationale » ne sont définitivement plus de mise après la Commune de
1871 : « Avec Marx, qui écrit alors : à partir de ce moment
toutes les armées nationales sont confédérées contre le prolétariat, se clôt
l’époque des alliances (de bataille) entre ouvriers et forces bourgeoises
insurgées pour l’indépendance et la liberté, et Lénine répète qu’aucune guerre
ne peut plus être appelée « révolutionnaire » à la manière de celles
qui, à des fins libérales et nationales, étaient étroitement liées aux luttes
insurrectionnelles de la période « 1789-1871 » (formule de Lénine)
(Russie et révolution dans la théorie marxiste, traduction de François Bochet
in Discontinuité n°21). Si pour Bordiga en 1871 le cycle des « guerres
révolutionnaires » était définitivement clos, le courant qui s’est ensuite
réclamé de lui après sa mort a néanmoins persisté à voir des guerres
révolutionnaires partout où s’affrontaient les impérialismes dominants.
Au cours de la guerre franco-allemande
de 1870, pour la première fois de l’histoire, même avec encore des tonalités
patriotiques, le prolétariat montre qu’il peut s’opposer aux guerres
capitalistes. Cette guerre, en particulier après la perte de l’Alsace et de la
Lorraine est la fin du mythe du « volontaire de 1792 ».[83] Marx
dénonce la duperie de la « guerre nationale », la domination de
classe ne peut plus « se cacher sous un uniforme national ». Dans un
texte peu connu de 1935, Mitchell soulignait la « vanité de la
tactique préconisée par Marx en 1848,
après l’écrasement sanglant de juin :
« En même temps, éclata la vanité de la tactique préconisée par
Marx après la défaite sanglante de juin du prolétariat parisien :
c'est-à-dire parer au coup terrible porté ainsi à la révolution occidentale en
dressant toutes les forces démocratiques dans une guerre contre la Russie, qui
était à cette époque le pilier de la réaction européenne. Dans la pensée de
Marx, cette guerre devait avoir pour fonction de ranimer le mouvement
révolutionnaire en Allemagne, d’y favoriser l’instauration de la république
unitaire, en même temps que de favoriser ces mouvements de libération des
Polonais et des Hongrois. C’est au contraire la réaction la plus noire qui
l’emporta, qui écrasa la révolution hongroise avec l’aide des Russes et, par
après, celle de Berlin. Les bourgeoisies d’Europe, loin de s’appuyer sur le
prolétariat pour balayer les autocraties (comme le fît la bourgeoisie française
de 1792) apeurées, appelèrent au contraire ces autocraties à vaincre de concert
la Révolution montante. Par la suite, on vit même la bourgeoisie occidentale
soutenir de ses capitaux la réaction tsariste »[84].
En pleine guerre mondiale, en
1915, les jeunes Lénine et Boukharine ont un échange de lettres où ils
polémiquent sur les stratégies et perspectives d’une future révolution. Ils
discutent le plus sérieusement du monde d’un éventuel recours à une
« invasion révolutionnaire » de l’Allemagne, nécessaire à la défense
de la révolution :
« Ils ne sont pas d’accord sur la question de savoir s’il faut ou
non demander à la gauche allemande son aval. Boukharine pense que c’est
indispensable. Sans cela, dit-il, une unité nationaliste risque de se
reconstituer en Allemagne et « notre invasion » sera un échec. Dans
cette perspective d’une révolution à l’échelle de l’Europe, la révolution en
Russie semble à Lénine une affaire secondaire, et derrière le « notre
invasion » de Boukharine, il voit pour sa part n’importe quelle force
révolutionnaire en Europe (…) De cet échange de lettres il ressort que la
stratégie révolutionnaire, et pas seulement en Russie, devait être imposée par…
les « bolcheviks » (…) Tout cela était joliment utopique et
potentiellement porteur d’un impérialisme rouge. »[85]
Nous eussions aimé lire ces
lettres par-dessus les épaules de Moshe Lewin dans les archives soviétiques car
nous sommes sûrs qu’elles contiennent des arguments plus sérieux du point de
vue socialiste.
La révolution est toujours
« la guerre de la liberté contre ses ennemis », selon les termes de
Robespierre, mais dont la solution se trouve soit dans une guerre/invasion
externe ou soit dans un combat intrinsèque plus ardu, plus politique et social.
Nous revoici en 1918 où
Brest-Litovsk n’est ni Valmy ni Waterloo. Certains sont passés un peu vite sur
le fond de la question de la « paix honteuse ». Il eût fallu que
Lénine se mue en général belliqueux intraitable pour… sauver l’Etat territorial
russe ; « sauver l’honneur »[86]
comme le prétendit Radek, membre du groupe communiste de gauche qui avait été
emmené par Trotski à Brest-Litovsk pour participer aux négociations et
« mettre le nez au charbon ».
En plaisantant Trotski et Lénine
envisagèrent quelques secondes l’apparition d’un nouveau Bonaparte si
Toukhatchevsky avait fait sa forte tête et, « avec le soutien
d’internationalistes impatients » persisté à conquérir Varsovie en 1920[87],
mais le gagnant sera le généralissime Staline comme grand chef de l’Armée
étatique « rouge ».
Lénine fut ultra-minoritaire lors de la
discussion générale. L’immense majorité du parti et des comités révolutionnaires
étaient en effet partisans d’engager la « guerre révolutionnaire »,
continuer la Guerre avec l’Allemagne devait être un « Valmy de
l’Est ». Qui a dit que les majorités ont automatiquement raison ? Le
raisonnement des anarchistes russes n’était pas différent lui, à la même
époque, de celui des généraux qui ne voyaient de solution que dans la poursuite
de la guerre. Ils reprochaient au « pouvoir communiste » en signant
le traité d’avoir « transgressé impunément la volonté des masses »,
lesquelles sont supputées avoir mené une résistance longue et obstinée mais finirent
contraintes « à la passivité »[88].
Lénine invita les « communistes de gauche »
à se rendre au front pour mesurer l’état déplorable de l’armée, aucun ne s’y
rendit. Les « révolutionnaires de la phrase » ne se rendent pas
compte de l’état de faiblesse générale des troupes. Sur les dix millions de
soldats que comptait l’armée tsariste en guerre, il y avait eu cinq millions de
tués. Le nombre total de déserteurs réintégrés dans la nouvelle armée « de
classe » entre 1919 et 1920 sera de 2 846 000. Sachant que les
effectifs de cette nouvelle armée furent de 3 000 000 à la fin de
1919, on mesure qu’il n’y avait plus qu’un cinquième de l’armée impériale pour
faire face à la même armada allemande ! Pour tout dire, une armée russe démoralisée
et quasiment à genoux.
Lénine qui, peu à peu,
péniblement, mais avec obstination, parvient à doucher l’enthousiasme des naïfs
qui lui répètent sans cesse qu’il se soucie plus de la Russie que de la
généralisation de la révolution. Avant d’en venir à cette position pragmatique
Lénine avait cru, lui aussi, aux bienfaits d’une atmosphère de « guerre
révolutionnaire sans concession ». Trotski rappelle dans son
« Staline » que Lénine s’est quelques fois lourdement trompé : « Aucun de nous ne doutait que, du
point de vue « patriotique », il aurait été plus avantageux de signer
le traité sans délai, mais Lénine pensait que la prolongation des négociations
de paix permettrait une agitation révolutionnaire et que les tâches de la
révolution internationale passaient avant les considérations patriotiques –
avant les conditions territoriales et autres du traité. Pour Lénine, la
question était de nous assurer une pause profitable dans la lutte pour la
révolution internationale ».
Tous les participants ont évolué
jusqu’à se rendre compte, d’une part qu’il ne fallait pas escompter dans
l’immédiat une solidarité internationale du prolétariat et d’autre part qu’il
fallait limiter les dégâts pour l’expérience en Russie. C’est en effet la
question interne qui trancha, mais plus encore que lors de la Révolution
française : le choix était ou guerre étrangère ou guerre civile. Le parti
bolchevik ne pouvait mener les deux. Reprendre la guerre étrangère était
risquer de se retrouver aux côtés des clans impérialistes. Que serait la
« guerre révolutionnaire » ? « Elle
ferait objectivement, de nous des agents de l’impérialisme anglo-français, en
lui donnant les forces nécessaires à ses desseins (…) D’un côté, le monde
bourgeois et la guerre de rapine de deux groupes de brigands clairement
dévoilée. De l’autre, la paix et la République des Soviets.[89] »
Allons plus au fond des choses. Les
communistes de gauche comptent des membres fort intègres. Mais ce groupe
contient aussi des militants qui ont l’art de virer sec dans un sens ou dans
l’autre et dont le jugement n’est pas des plus raisonnables, pour nous modestes
observateurs a posteriori. Il n’est pas étonnant que les « puristes »
Dzerjinski et Boukharine se soient retrouvés honorables membres de l’appareil
d’Etat « prolétarien » après
leur envolée lyrique contre le traité de Brest-Litovsk, sans oublier A.Kollontaï
qui a finie diplomate de Staline. Comme le montre son biographe, Stephen Cohen,
Boukharine exalta le volontarisme révolutionnaire comme décisif dans les passes
difficiles, assez « volontariste » en effet mais peu efficace même
s’il affirma que la coexistence pacifique entre République soviétique et
Capital international était impossible à
terme. L’ancien partisan vindicatif de la « guerre
révolutionnaire » sera le principal concepteur du « socialisme dans un
seul pays ». « L’enfant chéri » du parti et de Lénine servira de
porte-plume à l’arriviste Staline en rédigeant la programme de 1928. Les
radicaux de la phrase sont souvent des réformistes ou des anarchistes qui
s’ignorent. Ou de faux révolutionnaires, avec cette définition qu’en donnait le
girondin Vergniaud : « Le faux révolutionnaire est peut-être plus
souvent encore en deçà qu’au-delà de la Révolution, il est modéré, il est fou
de patriotisme selon les circonstances. Il s’oppose aux mesures énergiques et
les exagère quand il n’a pu les empêcher »[90].
Trotski avait la position la plus
intelligente bien qu’utopique elle aussi. En accord avec l’Opposition de gauche
il misait sur l’imminence d’une révolution mondiale et des grèves générales
dans les principaux pays, mais il proposait de « gagner du temps ». Trotski
déclara qu’il aurait mieux aimé négocier avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht
plutôt qu’avec le général Hoffmann et le comte Czernin ; figure de style
peu coûteuse.
Lénine misait à leurs côtés sur
la même généralisation de la révolte sociale en Europe mais si tel avait été le
cas, il aurait suffi benoîtement de rompre toutes les négociations. L’armée « populaire »
russe est à bout et surtout ouvriers et paysans ne sont plus prêts à donner
leur vie même pour « l’honneur de la révolution. »
Or, les communistes de gauche se
placent toujours dans la même optique que les Girondins de 1792, avec
l’interprétation de la « levée en masse ». Le 22 janvier 1918,
Boukharine et les communistes de gauche attaquent Lénine, l’accusant à nouveau
de défendre « un point de vue russe étroit », ce qui est exagéré
connaissant le fond de pensée de Lénine qui n’est tout de même pas un Staline
avant l’heure. Boukharine préconise la « guerre révolutionnaire » comme
« unique solution ». Lénine répond : « Pour faire une
‘guerre révolutionnaire’, il faut une armée révolutionnaire, et nous n’en avons
pas. » Qu’à cela ne tienne…
Trotski penche toujours du côté
des communistes de gauche fin février, mais il s’abstient dans les votes. Dans
son « Staline », il signale qu’au milieu de ce même mois, personne, y
compris les communistes de gauche ne vota « pour une guerre
révolutionnaire ». Le 5 mars le Kommunist, journal ou revue de Boukharine,
d’après S.Cohen et A.Mayer[91] reprend
les arguments classiques sur la « guerre révolutionnaire ». Ces mêmes
communistes de gauche rappellent à Lénine ses propres paroles antérieures en
faveur de la guerre révolutionnaire. Le même homme qui avait envisagé un
programme militaire de la révolution, esquive :
« Nous parlions de la
nécessité de préparer et de mener la guerre révolutionnaire… Mais nous n’avons
jamais pris l’engagement de nous lancer dans une guerre révolutionnaire sans
nous rendre compte des possibilités et chances de succès. (…) La phrase
révolutionnaire sur la guerre révolutionnaire a perdu la révolution. »[92]
Lénine s’est en fait aligné sur
ses contradicteurs communistes de gauche et socialistes-révolutionnaires, en
rejoignant la position conciliatrice de Trotski « ni paix ni guerre ».
Résultat, l’impérialisme allemand a mis tout le monde d’accord au sein de
l’exécutif bolchevik : en une journée les armées allemandes s’enfoncèrent
jusqu’à près de 150 kilomètres de Petrograd, prirent Minsk, Moguilev en
Biélorussie, une partie de l’Ukraine puis Kiev. La paix de Brest-Litovsk est certes
une « paix honteuse » que les bolcheviks signent à genoux, et qui
n’est que la confirmation de l’obsolescence de la théorie de « la guerre
révolutionnaire » mais nullement le fait d’une rouerie d’un « Lénine-Hindenburg. »
Dans les faits c’est bien la
position fier-à-bras des communistes de gauche qui dominait à l’exécutif
bolchevik et qui, faisant traîner en longueur, avait abouti à favoriser
l’avancée du militarisme allemand. Lénine est aussi seul que le fut Robespierre
dans les mêmes circonstances face aux apôtres de la guerre à tout prix.
Le gouvernement avec ses communistes de gauche
dût céder la Finlande, les provinces baltes du nord, une partie de la
Biélorussie, de l’Ukraine, etc. Les opposants à la paix démissionnent du
« gouvernement prolétarien » sans se désolidariser du parti et de la
révolution affaiblie. Les clauses secrètes sur lesquelles gémissent les snobs
ultra-gauche parisiens, sont imposées par les armées bourgeoises coalisées. La
situation était trop complexe et exceptionnelle pour pouvoir être résolue avec
de simples déclarations sonores, voire l’assassinat d’un ambassadeur allemand.
La vision typique de la petite bourgeoisie SR a végété longtemps encore dans
l’esprit volatile de nos anarcho-gauchistes soixante-huitards.
Avec ces pertes territoriales la
Russie disposait pourtant encore d’un territoire supérieur à celui de tous les
pays de l’Europe capitaliste de l’Ouest. L’Etat « prolétarien » était
même débarrassé du problème des nationalités, dans la partie des pertes
territoriales, qui aurait en effet posé d’autres difficultés. Enfin, même
honteux, le traité offrait le répit recherché aux plus lucides des
révolutionnaires bolcheviks qui restèrent internationalistes jusqu’aux caves de
la Loubianka. Au mois d’octobre 1918, Trotski reconnaît que c’est Lénine qui
avait raison.
Cette affaire de Brest-Litosvk
fut le prétexte finalement pour les représentants des couches petites
bourgeoises, la gauche non-bolchevique (Socialistes-révolutionnaires) et le
centre libéral, pour quitter le gouvernement de coalition et renouer avec la
terreur individuelle, laissant l’entière responsabilité de la gestion de l’Etat
issu de la révolution isolée aux seuls bolcheviks.
Ces curieux jusqu’au-boutistes là,
plus royalistes que le roi, n’eurent pas la dignité de rester solidaires de la
révolution assiégée comme les communistes de gauche.
La révolution russe finit par poser
la question : comment une révolution du prolétariat moderne peut-elle
s’internationaliser sans guerre mondiale sans le « carburant »
qui l’avait déclenchée?
La paix infâme de Brest-Litovsk
est l’étincelle qui allume la guerre civile. Dès qu’elle est arrêtée au dehors,
la révolution implose à l’intérieur. Le dehors conditionne le dedans comme en
1793.
UNE GUERRE DEFENSIVE ?
Le petit livre de Guy Sabatier
« Traité de Brest-Litovsk, coup d’arrêt à la révolution » (Cahiers
Spartacus n°77, 1978) aligne les thèses en présence et rappelle la capacité à
débattre dans le parti bolchevik, chose impossible en général chez les partis
bourgeois au pouvoir. Cependant avec une hostilité exagérée à l’encontre de
Lénine, l’ouvrage se basait sur un irréalisme jusqu’auboutiste en défendant
« la préparation à soutenir la guerre révolutionnaire », « la
nécessité de la guerre révolutionnaire » sans se soucier du sang des
prolétaires, qui l’avaient versé outre mesure depuis quatre années…
Guy Sabatier inventait du reste
une possible armée « prolétarienne », ultra-minoritaire et parodique
capable de « soutenir la lutte immédiate contre tous les impérialismes
alliés ». Il pensait à un « enthousiasme révolutionnaire »
(version Valmy ?) qui aurait suffi à galvaniser « l’impréparation
militaire ». L’auteur « imaginait aisément», « l’efficacité (…) qu’aurait eue la
guerre révolutionnaire » (p.47). Voulant comparer révolution bourgeoise et
révolution prolétarienne, cet auteur, s’il montrait que la bourgeoisie peut se
passer de faire la guerre pour étendre son pouvoir économique, en concluait de
manière erronée et présomptueuse que le prolétariat n’avait pour seule issue
que « la préparation à soutenir la guerre révolutionnaire ». Opinion
inconsistante car cela revenait à considérer que la « guerre
révolutionnaire » pouvait remplacer la grève en masse. Pour la vieille
propagande anarchiste, la bombe et la mitrailleuse ne remplacent-elles pas la
grève ?
Il est incontestable que si un
« bastion prolétarien », comme toute nation isolée, est attaqué, il
ne peut que se défendre. Mais la « guerre défensive » n’est pas une
panacée[93].
Roger Dangeville en a très bien résumé la problématique pour l’époque
moderne:
« … la tendance naturelle d’une nation est de se défendre lorsque
l’ennemi envahit son territoire. Mais, cela ne signifie aucunement que sa cause
devienne juste pour autant. Ce serait rompre avec les critères d’appréciation
marxiste d’une guerre qu’il faut appuyer ou combattre. Les partis
sociaux-démocrates ont utilisé l’argument de la défense du territoire pour
justifier leur politique d’union sacrée avec leur bourgeoisie, de sorte que,
dans chaque camp, la guerre se trouva justifiée. Les marxistes – et Lénine en
tête – ont combattu avec force cette falsification fondamentale des positions
marxistes face à la guerre. Enfin, Marx a montré qu’une guerre « défensive »
(ou mieux une guerre qui trouve l’appui du prolétariat), ne se caractérise
nullement par des critères contingents et liés au succès des armes – attaque ou
défense – mais aux caractères historiques, économiques, politiques et sociaux
de la guerre – et pour autant que ces caractères durent. Ainsi, la guerre
nationale progressive de la Prusse se transforma en guerre impérialiste, et se
heurta dès lors à l’opposition – armée si possible – du prolétariat. Cela n’a
rien à voir avec la guerre défensive au sens de la défense du territoire envahi :
« Kugelmann confond une guerre défensive avec des opérations militaires
défensives. Ainsi donc, si un individu m’attaque dans la rue, j’ai juste le
droit de parer ses coups, et non de le terrasser, parce que je me transformerais
alors en agresseur ! Le manque de dialectique se lit dans chaque mot que
prononcent ces gens ! »[94].
Lénine contra l’argument de
guerre défensive défendue par les communistes de gauche, position qui voulait
rompre le cordon sanitaire des puissances d’Europe centrale, en les prenant au
mot et en se servant de Clausewitz :
« Considérer sérieusement la défense du pays signifie se préparer
à fond et prendre en considération la corrélation des forces. S’il nous faut
envisager l’infériorité de nos forces, le moyen capital de la défense sera la
retraite dans la profondeur du pays[95] ».
Le plus étonnant dans l’ouvrage
sur Brest-Litovsk de Guy Sabatier qui se faisait le répétiteur anarchiste des
positions des communistes de gauche, c’est que l’auteur avait ajouté en annexe
le texte critique de Rosa Luxembourg qui procède d’un tout autre esprit et qui
dit…le contraire de la thèse de notre pourfendeur de bolcheviks.
Il faut être attentif à bien lire
les critiques contradictoires de Rosa à l’expérience russe qui est au fond un
brouillon non destiné à publication, comme l’a bien vu Gilbert Badia, et
surtout se situer avant tout du point de vue des difficultés de la révolution[96].
Rosa commence en effet par considérer que la paix temporaire à Brest était
quasi inévitable. Son souci était de mettre en garde contre la logique de
l’enfermement et de la défense territoriale de la révolution : « jusque
là et pas plus loin ». Elle critique une « fausse tactique »
mais n’en fait pas un reproche majeur à Lénine et ses camarades, contrairement
à Guy Sabatier. Rosa qui a salué le déroulement général de la révolution russe
comme conforme « au schéma d’évolution de la Grande Révolution
française », décrit la situation en impasse et à qui incombent les fautes :
« Voilà bien la fausse logique de la situation objective :
tout parti socialiste qui accède aujourd’hui au pouvoir en Russie est condamné
à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l’armée
prolétarienne internationale[97], dont il fait partie,
lui fera faux bond.
La responsabilité des fautes des bolcheviks incombe en premier lieu au
prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans
précédent de la social-démocratie allemande, parti qui prétendait en temps de
paix marcher à la pointe du prolétariat mondial ».
Rosa en appelle ensuite au
« sentiment de l’honneur » des masses d’ouvriers et de soldats
allemands afin qu’il fasse éviter « le suicide moral, l’alliance avec
l’impérialisme allemand ». On est loin d’une crucifixion de Lénine et des
bolcheviks. Dans sa conclusion de l’époque, Guy Sabatier s’enfermait dans une
vision étriquée des seules erreurs des bolcheviks, et surtout l’erreur selon
lui, d’avoir signé la « paix honteuse » : « Les erreurs que
les bolcheviks ont été poussés à faire par une situation internationale
défavorable, nous ne voulons pas les accepter comme dogme et comme directive
pour une autre période révolutionnaire à venir. » Personne ne souhaite
reprendre des erreurs antérieures ni comme dogme ni comme directive, ni être
obligé de signer une paix honteuse. Victor Serge a analysé plus finement que
l’étranglement de la prétention révolutionnaire bolchevik à étendre la révolution
ne fut pas vraiment honteux ; sans les conditions désastreuses
territorialement et humainement de cette paix forcée :
« …l’impérialisme allemand n’eût pas été entièrement démasqué. La légende
de la connivence du bolchevisme avec lui n’eût pas été anéantie »[98].
Deux jours après la victoire de
l’insurrection bolchevik en 1917, Boukharine avait publié un article où il se
montrait beaucoup moins exalté par la victoire que dégrisé face aux difficultés
futures et il n’avait pas plus d’idées en la matière que Lénine et les autres.
Il semble bien que ce soit pour combler leur « absence de projets à long
terme en matière économique et sociale » qu’une partie des bolcheviks se soient
ralliés, au moment de Brest-Litovsk, à l’idée de la nécessité de transformer la
guerre impérialiste en guerre révolutionnaire, sachant qu’ils ne pourraient
construire le socialisme dans ce pays arriéré que si la révolution l’emportait
dans les pays capitalistes avancés.
Cependant, comme l’extension
rêvée de la révolution n’a pas lieu après la signature de la paix honteuse,
Boukharine et les communistes de gauche s’inscrivent par défaut dans le débat
sur comment faire fonctionner de façon socialiste une société isolée, en
transition vers un espoir mondial bridé aux frontières russes.
UNE PAIX
« CONTRE-REVOLUTIONNAIRE » ?
Boukharine fut conscient pourtant
des difficultés et que la « guerre révolutionnaire » était peu
compatible avec son coût extrêmement élevé pour la Russie. Il prévoit que le
socialisme risque de passer par une militarisation de la société du fait que la
révolution est environnée de guerres destructrices et que les coûts seront bien
plus élevés que dans les révolutions bourgeoises antérieures. Le recours à la
violence résulte de l’abandon de la méthode marxiste d’analyse mais pour
envisager une transformation sociale dans le sens du communisme qui n’est pas
encore possible. Les « communistes de gauche » produisent
initialement un discours assez confus qui ne propose rien de très clair outre
la continuation de la guerre. De leur côté, les socialistes-révolutionnaires de
gauche avec leur appel vague à « la révolte de classe », eux qui
n’ont le plus souvent que les mots peuple et paysan à la bouche, ne sont pas
plus précis :
« La révolution ouvrière
russe ne peut pas, pour se conserver, s’écarter de la voie révolutionnaire
internationale en évitant continuellement le combat, en battant en retraite
devant l’offensive du capital international, en faisant des concessions au
« capital national ». A ce point de vue, il faut : une politique
de classe résolument internationale, associant la propagande révolutionnaire internationale
par la parole et par l’action, au raffermissement des liens organiques avec le
socialisme international (mais non pas avec la bourgeoisie
internationale) ; la résistance résolue à toute immixtion des
impérialistes dans les affaires intérieures de la république soviétiste ;
le refus de conclure des accords politiques et militaires qui font de la
république soviétiste l’instrument des camps impérialistes.[99] »
Très verbeux et inopérant en
effet.
Lénine n’est pas seul internationalement
contre les va-t-en guerre communistes de gauche, il a le soutien de Gorter et
de Bordiga. Dans les numéros 88, 89 et 90 de la Pravda du début mai 1918,
Lénine répond « Sur l’infantilisme ‘de gauche’ et les idées petites
bourgeoises ». En préambule, la correction de Lénine dans la polémique est
remarquable. Il informe les lecteurs de la parution de la revue Kommounist. Il
les salue comme de vaillants camarades à distinguer des SR de gauche. Puis il
entre dans le vif du sujet.
« Ce qui saute avant tout
aux yeux, c’est l’abondance des allusions, des insinuations, des dérobades au
sujet de la vieille question de front ; ils ont bonne mine, entassant
argument sur argument, ergotant à perte de vue, recherchant tous les
« d’une part » et tous les « d’autre part », dissertant de
tout et de rien, et s’efforçant d’ignorer combien ils se contredisent eux-mêmes
(…) ils inventent une ‘théorie’ d’après laquelle ce sont « les éléments
fatigués et déclassés » qui étaient pour la paix, tandis que « les
ouvriers et les paysans des régions du sud, économiquement plus d’aplomb et
mieux ravitaillés en blé » étaient contre… Comment ne pas rire de ces
affirmations ? »
Selon Lénine ce sont des éléments
intellectuels déclassés des couches « supérieures » du parti qui
combataient la paix par des mots d’ordre relevant de la phraséologie
petite-bourgeoise révolutionnaire. La série d’articles de Lénine est assez
longue, et porte surtout sur comment gérer l’isolement de la révolution avec
pas mal de conceptions faisant concession sur concession au capitalisme d’Etat[100]
(cf. Œuvres T.27). Mais il se montre intraitable sur le déroulement
« intérieur » du phénomène révolutionnaire :
« Car, tant que n’a pas
éclaté une révolution socialiste internationale, embrassant plusieurs pays,
assez forte pour vaincre l’impérialisme international, le premier devoir des
socialistes victorieux dans un seul pays (particulièrement arriéré) est de ne
pas accepter la bataille contre des géants impérialistes, de s’efforcer de
l’éviter, d’attendre que la lutte des impérialistes entre eux les affaiblisse
encore plus, qu’elle rapproche encore la révolution dans les autres pays. Cette
simple vérité, nos « communistes de gauche » ne l’ont pas comprise en
janvier, en février et en mars ; ils craignent aujourd’hui encore de la
reconnaître ouvertement, elle se fraie un chemin à travers tous leurs
balbutiements embrouillés : « On ne saurait, d’une part, ne pas
admettre… mais on doit, d’autre part, reconnaître… »
« …nos « communistes
de gauche », qui aiment aussi se qualifier de « communistes
prolétariens », car ils n’ont pas grand-chose de prolétarien et sont
surtout des petits bourgeois, ne savent pas réfléchir au rapport de forces ni à
la nécessité d’en tenir compte. C’est là l’essentiel du marxisme et de la
tactique marxiste, mais ils passent outre à l’ « essentiel »,
avec des phrases pleines de « superbe » du genre de
celle-ci :
… « L’enracinement
parmi les masses d’une « psychologie de paix » toute de passivité est
un fait objectif de « conjoncture politique actuelle… »
N’est-ce pas là vraiment une
perle ? Alors que, après trois années de la plus douloureuse et de la plus
réactionnaire des guerres, le peuple a obtenu, grâce au pouvoir des Soviets et
à sa juste tactique qui ne s’égare pas dans la phraséologie, une petite, une
toute petite trêve, bien précaire et incomplète, nos petits intellectuels
« de gauche » déclarent d’un air profond, avec le superbe aplomb d’un
Narcisse amoureux de lui-même : « L’enracinement ( !!!) parmi
les masses ( ???) d’une psychologie de paix toute de passivité
( !!!???). » N’avais-je pas raison de dire au congrès du parti que le
journal ou la revue des « gauches » aurait dû s’appeler le
gentilhomme et non le Kommounist ? »
Le modèle de la révolution
française est encore appelé à la barre. Boukharine et de ses amis, comme les
Girondins de 1792 ou le tsar en 1905, pensaient qu’une « bonne petite
guerre victorieuse » pourrait clouer le bec à tous les détracteurs
internes de la révolution :
« La petite bourgeoisie
s’oppose à toute intervention de la part de l’Etat, à tout inventaire, à tout
contrôle, qu’il émane d’un capitalisme d’Etat ou d’un socialisme d’Etat. C’est
là un fait réel, tout à fait indéniable, dont l’incompréhension est à la base
de l’erreur économique des « communistes de gauche ». Le spéculateur,
le mercanti, le saboteur du monopole, voilà notre pire ennemi
« intérieur », l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des
Soviets. Si, il y a 125 ans, les petits bourgeois français, révolutionnaires
des plus ardents et sincères, étaient encore excusables de vouloir vaincre la
spéculation en envoyant à l’échafaud un petit nombre d’ « élus » et
en usant des foudres déclamatoires, aujourd’hui les attitudes de phraseurs avec
lesquelles tel ou tel socialiste-révolutionnaire de gauche aborde cette
question n’inspirent qu’aversion et dégoût à tous les révolutionnaires
conscients. »
Les « communistes de
gauche » ne sont pas plus petits bourgeois que « Maximilien »
Lénine lui-même. Ces « bolcheviks de gauche » ont d’ailleurs eu
l’initiative de l’invective dans le débat sur Brest en caractérisant le régime
soviétique de « petit bourgeois », « Etat à régime petit
bourgeois », « Etat national à régime économique transitoire et sous
le régime politique de la petite bourgeoisie[101] ».
L’Etat « prolétarien »
n’est donc ni bourgeois ni socialiste mais « petit bourgeois ».
Lénine n’apprécie pas. Pourtant il capte le bien-fondé de la critique puisqu’il
proposera par la suite lui-même toute une série de caractérisations de l’Etat
créé depuis Octobre 17, toutes aussi imprécises et insatisfaisantes mais qui
rejetteront la notion simpliste de l’Etat prolétarien.
Avec ces « petits
bourgeois » « bolcheviks de gauche » et les
socialistes-révolutionnaires de gauche, qui sollicitent plus ou moins une
« guérilla de paysans », Lénine ne renonce pas encore à la théorie de
la guerre révolutionnaire sous l’égide de l’Etat à noms variables. Il précise
au cours du mois de janvier 1918 que jamais le courant bolchevik n’a répudié la
guerre défensive. La paix qui va être signée est peu reluisante mais il
considère encore « nécessaire de préparer une guerre
révolutionnaire »:
« Il va sans dire que la
paix que nous signerons sera une paix infecte, mais il est urgent pour nous
d’avoir le temps d’effectuer les changements sociaux. Nous devons nous établir
fermement, et pour cela du temps est nécessaire. Nous devons en finir avec
l’étranglement de la bourgeoisie, et pour cela il faut avoir les mains libres.
Ce n’est que lorsque cette tâche sera accomplie que nous aurons la pleine
liberté de nos mouvements, - et nous pourrons alors reprendre la guerre contre
les impérialistes internationaux. Les volontaires de notre armée
révolutionnaire actuelle sont les officiers de notre armée future » (
Cité dans « Lénine » de Isaac Don Lévine, p.125). En parlant de
« notre armée future », Lénine se tire une balle dans le pied. En
envisageant la formalisation définitive de l’armée rouge (non contrôlée par les
soviets) Lénine jette les bases du « socialisme dans un seul pays ».
Gorter de retour de Russie avouera sa déception et comparera Lénine à
Washington : « J’ai été
stupéfait de voir que Lénine n’avait en tête que la Russie et considérait tout
le reste exclusivement du point de vue russe. Il n’est pas ce qu’il me semblait
naguère aller de soi le leader de la révolution mondiale » (cf. La
lettre ouverte de Gorter, tenants et aboutissants par Serge Bricianer). Trotski
n’est alors qu’un petit général aboyeur du parti étatique, sa réponse à Gorter
est un modèle de cuistrerie et de mauvaise foi
Au moment du vote au IIIe congrès
début janvier, après une série de manœuvres de Lénine sur des points
secondaires – il a le courage et l’entêtement d’un Robespierre - tous les
participants se prononcent en faveur de la création d’une armée rouge. Un
article 2 d’une résolution concernant la ratification du traité de
Brest-Litovsk impose aux Soviets de s’abstenir de faire de la propagande ou de
l’agitation contre le gouvernement ou l’Etat de l’autre partie contractante.
VERS LA MILITARISATION DU PARTI
ET DU PROLETARIAT
Ainsi, ce qui n’était pas apparu
comme prioritaire au moment de l’intense discussion sur le traité de Brest
Litovsk, était la mise sur pied d’une véritable armée régulière pour récupérer
les millions de déserteurs au profit du nouvel Etat. Cette armée rétablira la
hiérarchie et les grades, elle utilisera nombre d’anciens officiers tsaristes. Les
SR de gauche défendent une version romantique girondine de cette nouvelle
armée : « l’armée révolutionnaire des paysans et des ouvriers ne
saurait être créée en violant la volonté libre des travailleurs, ni en leur
imposant le service militaire obligatoire. L’armée de la révolution sociale ne
peut se composer que de travailleurs qui se seront joints à elle de leur plein
gré » (cf. Steinberg, Cahier Spartacus n°122). Vision individualiste de l’armée
imaginée comme vecteur de la révolution, et très compatible avec l’apologie du
terrorisme par ce vieux parti usé et éculé, plus anarchiste désormais que
fidèle à son glorieux combat passé contre l’autocratie. Steinberg fait découler
l’institution de la terreur comme conséquence de la « paix honteuse »
de Brest-Litovsk
Cette armée n’est ni
révolutionnaire ni prolétarienne. Elle est composée de soldats pour la plupart
paysans et de sous-officiers qui avaient
servi dans l’armée tsariste, le quart de l’effectif du soviet de Petrograd a
été fondu dans la troupe ; à son sommet nombre de membres de
l’intelligentsia détiennent les responsabilités politico-militaires. Elle a de
plus absorbé pour ne pas dire enregimenté des milliers de militants du parti
bolchevik, ce qui n’est pas rien comme mise au pas et étouffement de tout
esprit critique « de classe ». L’armée est présente en tant que telle
dans les conseils ouvriers. Et, si l’on en croit Pierre Broué, à la fin de la
guerre civile, 300 000 militants se trouvent dans l’armée rouge, autrement
dit ce ne sont plus des militants mais des soldats. Le 28 mars 1918, Trotski
n’a-t-il pas discouru autour du mot d’ordre : « travail, discipline,
ordre » ? La préparation militaire se faisait dans le cadre du lieu
de travail et prit une telle ampleur que les soldats-ouvriers, prêts à
abandonner l’établi pour obéir à des colonels, étaient près de cinq millions en
1920. L’armée tsariste en débandade n’était plus qu’un lointain souvenir. Mais
loin de servir pour le seul objectif territorial de défense du pays, la
nouvelle armée permettait une militarisation totale de la population et
pervertissait tout mécanisme décisionnel des masses en l’emprisonnant aux
ordres du parti militaire. Pierre Broué a saisi la critique du fonctionnement
militarisé du parti par l’Opposition ouvrière et de l’opposition déciste, et
leur reprend les termes de « parti communiste, militarisé » et
qualifie judicieusement le communisme de guerre de « communisme
militaire ».
Pour Trotski la guerre civile est
devenue une école de formation gouvernementale :
« Le Département de la
Guerre déterminait le travail gouvernemental du pays entier (…) Les membres du
comité central, les commissaires du peuple, tous les dirigeants du parti
passaient la plus grande partie de leur temps au front, comme membres de
comités révolutionnaires de guerre et parfois comme commandants d’armée. La
guerre elle-même était une école sévère de discipline gouvernementale pour un
parti révolutionnaire qui était sorti depuis quelques mois seulement de la
clandestinité. » (cf. son « Staline »)
Staline avait compris avant tous
les autres que le « socialisme dans un seul pays », c’est-à-dire ce
qui est déjà devenu une forme de capitalisme d’Etat, c’est le pouvoir de l’armée sur la société,
et tout l’intérêt de se positionner dans les affaires militaires pour être
propulsé au premier plan du pouvoir.
Trotski est toujours resté
méfiant sur les vertus propagandistes de l’armée, et c’est sans doute pour
cette raison que ses pairs l’avait nommé président du conseil militaire. Il
estime, dans « La révolution trahie », rédigé au milieu des années
trente, que l’armée « vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti
et l’Etat », ce qui n’est pas très réaliste eu égard au rapide
rétablissement de la hiérarchie militaire. Trotski rappelle comment il avait
répondu à Goussiev, un proche collaborateur de Staline, en 1921 qui le tançait
de sous-estimer le rôle de « l’armée de classe du prolétariat », en
particulier pour développer des guerres révolutionnaires défensives et
offensives contre les puissances impérialistes. Trotski avait répondu que la
« force armée étrangère » est appelée à jouer dans les révolutions
« un rôle auxiliaire et non principal ». Avec Staline elle était destinée à jouer le rôle
principal.
Anarchistes,
socialistes-révolutionnaires et menchéviks de gauche se sont époumonés en avril 1918 contre le
danger de « militarisme » et les « Bonaparte » de la
nouvelle armée. La militarisation n’est pas un simple « militarisme
rouge ». Elle est plus subtile cependant que les armées contre-révolutionnaires
du XVIIIe siècle ; elle vient polluer l’existence de la classe ouvrière
comme classe productrice et pacifique. Avec le souci de la « patrie
socialiste » que Trotski réhausse en janvier 1919, le soldat-laboureur
devient un soldat-travailleur de « l’armée révolutionnaire du
travail ». Dans les faits la classe ouvrière est déjà militarisée bien
avant que les propos de Trotski sur la « militarisation des
syndicats » ne viennent soulever l’opprobe des congressistes du Xe
congrès. Dans sa théorisation de la militarisation socialiste Trotski ne craint
pas les tautologies les plus oiseuses : « La militarisation du
travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est un procédé de dictature
socialiste. »
C’est seulement en 1936 (cf. La
révolution trahie) que Trotski veut bien reconnaître que l’armée n’a pas été
épargnée par la dégénérescence de la révolution, et que cette dégénérescence a
trouvé son expression la plus achevée en son sein. Mais l’armée n’en a-t-elle
pas été le facteur actif dès les débuts ? Non, selon Trotski, c’est
seulement à la fin de la guerre civile que : « La démobilisation
d’une armée rouge de cinq millions d’hommes devait jouer dans la formation de
la bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les
postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles,
et ce fut pour apporter partout, obstinément le régime qui leur avait fait
gagner la guerre civile. Les masses furent peu à peu éliminées de la
participation effective au pouvoir ». Constat rétroactif et partiel que
la militarisation, qu’il avait lui-même prônée pour les syndicats, mène à
l’étouffement de toute révolution.
C’est un continent entier qui est
ficelé par l’armée tchékiste et rouge, qui enferme la population dans une
gigantesque caserne « pour son bien ». Elle ne réprime pas d’abord,
elle encadre, « rééduque », fabrique « un homme nouveau ».
En 1937, la revue mensuelle du
groupe de Gaston Davoust, L’Internationale, tirera aussi le bilan de ce qu’est
devenue l’armée rouge près de deux décennies plus tard :
« L’armée n’a pas été remplacée par le peuple en armes. Elle n’est
pas devenue une milice socialiste du peuple. Tout au contraire, on a éliminé
les unités territoriales correspondant aux usines, aux mines, aux communes
agricoles. En 1935, 74% des divisions de l’armée rouge appartenaient aux unités
territoriales, et 26% seulement aux unités concernées. Actuellement, l’armée
rouge ne comprend que 23% de divisions territoriales seulement. Mais en
réduisant de 51% les milices territoriales, le gouvernement soviétique a
rétabli les seules formations territoriales du régime tsariste : les
unités cosaques, les Vendéens de la Révolution d’octobre. Et l’on a rétabli la
hiérarchie des officiers, du lieutenant au maréchal. On a créé une base sociale
et matérielle stable à une caste privilégiée en les attachant aux milieux
dirigeants et en affaiblissant leur liaison avec la masse des soldats. Cette
différenciation profonde de l’armée démontre l’abîme entre dirigeants et
dirigés dans la société soviétique. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie
française qui en vertu du pacte franco-soviétique a influencé cette
différenciation directement, a compris toute sa signification. En l’apprenant,
« Le Temps » n’a pas hésité à écrire (25 septembre 1935) :
« Les Soviets s’embourgeoisent. » Dans sa première période, le régime
soviétique était moins bureaucratique. Et Lénine s’occupa, dès le début, de
l’élimination du fonctionnariat, de ces « parasites » du corps
social. Mais, au lieu de disparaître, la bureaucratie a grandi formidablement
en nombre et en puissance (…) L’appareil de répression a pris des proportions
formidables. Les effectifs de la Guépéou seule constituent une petite armée de
100.000 hommes d’une formation spéciale et d’un pouvoir illimité. La Guépéou
possède un réseau de mouchards dans tous les établissements, toutes les
organisations, toutes les usines, toutes les écoles, toutes les maisons
d’habitation. Elle peut infliger sans jugement jusqu’à cinq ans de bagne et
d’exil, indéfiniment renouvelables. En 1917, une opposition de gauche exigeait
l’introduction dans le code pénal d’un article « punissant comme un crime
grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en
raison de critiques qu’il aurait formulées. » En 1936, toute critique, la
moindre opinion libre sont persécutées. Interdictions de séjour, camps de
concentration, prisons, exécutions capitales : voici les moyens de
conviction de la « démocratie prolétarienne ». Les principales vertus
qu’on exige de l’homme soviétique sont l’obéissance sans réflexion et la
fidélité au chef[102] ».
Initialement la création de
l’armée rouge comme celle de la Tchéka devenue Guépéou, obéissait au besoin de
rétablir l’ordre en mettant fin de manière intrinsèque aux désordres causés par
les bandes de l’Ancien régime soutenues dans l’hypocrite paix capitaliste par
les mêmes belligérants capitalistes. Or le maintien d’une armée permanente
était contraire aux principes socialistes, comme le rappelle le texte de
l’Internationale, qui ne concevaient jusque là que « le peuple en
armes » ou le maintien de milices armées (gardes rouges) jusqu’au triomphe
final du communisme. Depuis que Lénine avait rembarré Boukharine qui avait
demandé où en était le « dépérissement de l’Etat »[103], il
avait bien fallu se rendre à la raison de qui dit Etat dit armée. Etat rouge
donc armée rouge. La couleur cachait le renforcement de l’Etat et par extension
la militarisation de la société. Les effectifs de la Garde rouge étaient trop
réduits pour permettre de combattre efficacement la contre-révolution des
Blancs soutenus par les puissances étrangères (France, Royaume-Uni,
Tchécoslovaquie, Etats-Unis, Japon). Il fallait reconstituer un corps d’armée
centralisé à l’échelle du pays, en faisant quelques entorses à la théorie
marxiste de la suppression des corps mercenaires après la prise du pouvoir.
Quelques jours après la signature
de la paix honteuse, Trotski, au nom du parti bolchevik s’était écrié dans un
discours « il nous faut une armée » :
« Dans nos efforts pour
créer une armée, nous nous heurterons certainement à une série d’obstacles.
Nous sommes les héritiers, que nous le voulions ou non de toute la
« cuisine » politique de nos ennemis et de tout le fardeau des
derniers événements. Au premier chef, la paix de Brest-Litovsk s’est abattue
tragiquement sur nous uniquement à cause de la gestion du régime tsariste, puis
de celle des conciliateurs petits bourgeois[104] ».
Un travail d’explication est
nécessaire. Après avoir milité pour la paix et contribué à la victoire de la
révolution, le parti bolchevik doit assumer ses responsabilités à la tête de
l’Etat. Puisque le territoire de la révolution fait face à des armées
bourgeoises disposant d’une propagande très intensive du bambin à l’homme
adulte, pourquoi la révolution ne se doterait-elle pas d’une armée, au moins
pour se défendre ? Trotski passe en revue tous les arguments qui peuvent
choquer un déserteur et pour le ramener à la raison. Oui il faut une discipline
mais une discipline révolutionnaire. Oui on aura affaire au « commissaire
Ronchonneau » mais on lui adjoindra des surveillants politiques.
Trotski, après s’être rallié à la
paix honteuse forcée, n’en continue pas moins de se bercer dans l’espoir de la
future « guerre révolutionnaire ». De retour à Moscou au mois de
septembre 1918, il modifie le Conseil suprême de la guerre en « Conseil de
guerre révolutionnaire ». Des mots qui ne peuvent transcender une
triste réalité.
Au mois de mars 1919, dans un
autre discours, il revient sur l’ancien programme social-démocrate de la IIème
Internationale défunte. Il rappelle que celui-ci stipulait que le mouvement
socialiste projetait la mise sur pied de milices et était opposé à toute idée
d’armée de métier impérialiste. Désormais, estima-t-il la « milice
populaire » est privée de sens car la révolution russe se dirige vers
« l’Etat prolétarien et l’Armée de classe ». Tourné encore vers les
si nombreux déserteurs il ajoute que la formation de la nouvelle « armée de
classe » se fera sur la base du volontariat. Mais peu après et très vite,
il précisera qu’il faut mettre en œuvre un service militaire obligatoire afin
de favoriser la centralisation de la défense à tout le pays.
Pour renforcer cette nécessité
d’une armée centralisée, Trotski désigne la caricature d’armée défendue par
« l’intelligentsia petite bourgeoise » (les Socialistes
Révolutionnaires de gauche) avec leur conception d’une guérilla avec des
détachements de partisans. Il ridiculise une conception campagnarde qui n’était
pas pourtant pour déplaire à une IVème Internationale estudiantine admiratrice
de Che Guevara et qui s’est prétendue l’héritière du chef de l’armée soviétique
mécanisée : « Prôner l’esprit de guérilla comme programme militaire,
c’est recommander de revenir de l’industrie lourde à l’atelier artisanal ».
Cette théorie dépassée est bien le propre d’incapables : « ces
groupes de l’intelligentsia incapables de se servir du pouvoir d’Etat.[105] »
Dans son discours du 29 juillet
1918, Trotski avait décrèté « la patrie en danger ». Il invoquait la
révolution française : « oui il nous faudra faire revivre ses
traditions dans toute leur étendue. »
Voulait-il parler de la terreur,
de la guerre extérieure, du massacre des populations innocentes ? Les discours
sont toujours un peu superficiels et simplificateurs ; c’est ainsi qu’il
présente les jacobins comme plus va-t-en guerre que les girondins (ces petits
bourgeois historiques…) et qu’il cite à son gré un « jacobin » (cela
fait plus léniniste auprès des anciens membres du parti) qui a déclaré tout de
go : « Nous avons conclu un traité avec la mort ». Car, en effet,
en pleine guerre on ne conclut pas un traité avec l’humour.
* * *
Cette reconstruction accélérée
d’une « armée de classe » par les commissaires d’Etat n’est pas sans
poser problème aux militants eux-mêmes en uniforme. L’Opposition militaire en
1919 avec Frounzé, un des grands chefs de l’armée rouge, est composée d’anciens
militants du parti qui voient d’un mauvais œil la croissance du nombre des
parvenus et nombre d’ouvriers combatifs peu rassurés de voir ingénieurs,
officiers et professeurs d’hier, encore aux postes de commandement. Cette
opposition ne contesta pas l’institution de l’Armée « de
classe » mais milita pour recommander une guerre de manœuvre fondée sur
des opérations de guérilla.
Le commandement de l’armée rouge
ne fonctionne pas initialement comme l’Etat-major rigide des armées
bourgeoises, il est fluctuant suivant les débats et orientations du parti. L’armée
de classe a encore des allures d’armée mexicaine. Trotsky n’en est pas
l’artisan tout puissant et infaillible. Victor Serge rappelle qu’un jeune
médecin de vingt -six ans, Skliantsky, est son suppléant, et fut un des
principaux organisateurs de cette armée « sortie du néant »,
« notre Lazare Carnot ».
En juillet 1919, quelques mois
après le conflit avec le « groupe de Tsaritsyne », Trotski est mis en
minorité et voit se réduire ses prérogatives. Lénine, aveuglé par les victoires
remportées sur le général blanc Koltchak, dans une logique de chef de guerre
passe sur les exactions du commissaire Staline et donne son appui aux éléments
du groupe de Tsaritsyne où manœuvre le futur dictateur. Trotski donne sa
démission qui est refusée.
Boukharine dans un article
interne de 1924, s’adossant à Staline, mettra en garde avec hypocrisie et opportunisme
contre l’évolution de Trotski. Revenant brièvement sur son « erreur »
de l’époque (Brest-Litovsk) il insiste judicieusement sur le danger de l’armée
en tant que telle pour le parti : « … dans l’orbite de notre
parti, il y a l’armée, avec tous ses attributs. Il faut se souvenir de tous les
coups d’Etat contre-révolutionnaires. Il faut voir que c’est une troisième
force qui l’emportera si la guerre civile s’engage dans notre parti. »
Le bilan de la question de Brest a été tiré
comme un pis-aller dans une situation de « couteau sous la gorge »,
par le Trotski historien de « la
révolution trahie » : « Les Soviets ne pouvaient pas ne pas
signer la paix de Brest-Litovsk de même que les grévistes à bout de forces ne
peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ». La paix honteuse n’a pas les mêmes
conséquences qu’une grève perdue, elle a ouvert la brèche de la guerre civile
« au-dedans ».
Trotski passe par contre un peu vite
sur le traité de Rapallo qui « normalise » une relation d’Etat à Etat
qui va coûter cher au prolétariat russe et allemand et renforcer la théorie du
« socialisme dans un seul pays » de l’ancien communiste de gauche
Boukharine et de son allié intéressé Staline. Lénine n’abandonnera jamais ses
critiques sur la machine de l’Etat…(« qui nous échappe comme le volant
d’une voiture dans une descente ») et sa caractérisation lucide du
« capitalisme d’Etat » comme n’étant pas le socialisme. Trotski, lui,
restera toujours à mi-chemin des deux conceptions précédentes, plus soucieux de
défendre le stalinisme comme « socialisme minimum » que de rappeler
ou reprendre les critiques pertinentes de Lénine sur le capitalisme d’Etat
bâtard instauré en Russie par pur empirisme.
Le traité de Rapallo sera
autrement plus grave que celui de Brest-Litovsk, qu’il remplace d’ailleurs, car
il servira de tremplin à partir du triomphe de Staline en 1926-27 pour épauler
la réaction hitlérienne en 1932. L’Etat « ouvrier » isolé sur l’arène
internationale se tournera vers un impérialisme lui aussi isolé, mêlant l’eau
et le feu afin d’obtenir le renfort de la technologie allemande pour
reconstruire son industrie, mais en contrepartie offrant à l’Allemagne des
centres d’entraînement secrets pour reconstituer son armée. Ces deux pays
vaincus de la guerre mondiale annuleront donc le traité de Brest-Litovsk pour
le remplacer par l’établissement de relations diplomatiques et la clause de la
nation la plus favorisée dans les échanges commerciaux. Là il y avait bien une
« fausse tactique » que Rosa Luxembourg n’était plus là pour
discuter, puisqu’elle avait été assassinée par des soudards de la
social-démocratie au début de 1919. Le traité de Rapallo jetait les bases du
futur « accouplement monstrueux » du stalinisme et du nazisme plus de
quinze ans plus tard, mais pas de Lénine et Hitler ni d’Hindenburg
trépassé depuis longtemps! Ce traité contenait des clauses secrètes toujours
inconnues du mouvement ouvrier international, quatre vingt ans plus tard,
preuve que les intérêts de l’Etat russe étaient devenus prédominant chez les
directeurs de l’IC, mais qu’aucune fraction ni opposition aux bolcheviks ne
songea à leur reprocher au nom de la solidarité de classe avec l’expérience
transitoire! Déjà à Brest-Litovsk avait été intronisée la diplomatie secrète.
Il court toujours le bruit que le traité comportait des clauses secrètes qui ne
nous sont pas connues.
CHAPITRE V
L’ECHEC DE LA « GUERRE
REVOLUTIONNAIRE »
CONTRE LA
POLOGNE EN 1920
Après la fin de la guerre civile,
la victoire sur les armées blanches de l’intérieur, d’autres problèmes externes
surgissent immédiatement, le conflit avec la Pologne puis le sanglant
« incident géorgien » qui vont entraîner paradoxalement un retour de
bâton interne, une courte guerre civile contre le prolétariat à Kronstadt.
A la suite de la conclusion
provisoire de la Première Guerre mondiale, les territoires où étaient
stationnées les troupes allemandes et autrichiennes avaient commencé lentement
à se libérer. C’est le cas de la Pologne qui, après plus de cent cinquante ans
d’occupation russe, se reconstitue en Etat libre. La première nation à se
séparer de la Russie, au nom de l’autodétermination est donc la Pologne. De
1918 à 1921, la Pologne fut le centre de pas moins de six conflits causés par
ses frontières incertaines. Cette République indépendante prétend recouvrer les
territoires qu’elle possédait au XVIIIe siècle, peuplés d’ukrainiens
et de biélorussiens.
L’armée rouge russe étant
affaiblie par sa dispersion sur les fronts de la guerre civile, en août 1919
l’armée polonaise parvient à la ligne Wilno-Minsk-Lvov. L’invasion polonaise
entraîne un appel à la guerre défensive mais plus exactement au patriotisme de
la part du gouvernement bolchevik, appel qui galvanise la contre-offensive de
l’armée rouge emmenée par Toukhatchevsky. Etrange paradoxe de
l’ « Etat prolétarien » qui a reconnu le droit à
l’autodétermination dans sa chambre de propagande, la toute nouvelle
Internationale communiste, mais qui est amené à le violer aussitôt dans les
faits en faisant pénétrer à son tour son
« armée de classe » sur le territoire polonais.
Au milieu de 1920 alors que
l’armée rouge faisait une percée à son
tour vers Varsovie, les bolcheviks internationalistes rouvrirent le débat qui
s’était conclu au détriment de la Russie au moment du traité de Brest-Litovsk.
Cette avancée militaire « rouge » n’était-elle pas une nouvelle
chance pour la révolution mondiale ?
Dans ses 22 thèses sur la paix
rédigées en janvier 1918 Lénine avait défini qu’une paix provisoire devait
permettre à la révolution russe de se renforcer intérieurement. En face de lui
Boukharine reconnaissait que la Russie n’avait plus d’armée et pas de moyens
pour résister à l’Allemagne. La paix signifiait par contre que les prolétariats
occidentaux étaient ligotés et une condamnation de la révolution mondiale.
Lénine, on l’a vu, ne considérait le traité de Brest-Litovsk que comme un
répit.
Avec les mesures du
« communisme de guerre » avaient été mises en place des règles
contraignantes pour assurer la survie du pays assiégé, réquisitions à la
campagne, recours au troc réglementé, à l’échange sans argent (un œuf = une
place de cinéma), auxquelles succède un système d’imposition en nature. Les
épidémies ravagent les villes. La fermeture de plusieurs usines entraîne une
désagrégation de la classe ouvrière.
Trotski chargé de reconstituer l’armée,
une « armée de classe », recourt aux anciens cadres militaires, exige
discipline et hiérarchie. L’armée, comme la Tchéka créée depuis décembre
1917, échappent à tout contrôle du
prolétariat et deviendront l’émanation de l’Etat central. Baynac avait raison
en 1975 de dire qu’elle n’avait pas pris le pouvoir mais qu’elle était devenue
un Etat dans l’Etat. Preuve du recul de la révolution dès son installation
provisoire dans un seul pays, l’organisme policier de défense de la révolution
infiltre immédiatement les rangs de l’organe suprême de la révolution mondiale,
l’Internationale communiste.
VERS LA « NATION ARMEE
COMMUNISTE »
Au début de 1920 l’Etat bolchevik
peut estimer avoir stabilisé la situation et maintenir ses espoirs en la
révolution européenne. Lénine considère dans un rapport au comité central que
la révolution en Europe étant imminente. Il convient que l’Etat conserve la
forme militaire de l’économie et du pouvoir » pour toutes les éventualités
offensives ou défensives. Après les dernières victoires contre les armées
blanches s’était posé le problème de la démobilisation d’une partie de l’énorme
armée russe. Les « soldats-laboureurs » ne pouvaient être renvoyés
chez eux sans possibilité de travail ni de gagner leur pain. Jusqu’en 1921,
plusieurs contingents sont transformés en armées du travail où les soldats sont
employés au travail dans les forêts, dans les mines, dans les champs et sur le
réseau ferré.[106]
Au cours de l’année 1920, lors du
IXe congrès du parti bolchevik au pouvoir on s’étripe sur la question de la
militarisation des syndicats, quand le pire se dessinait déjà : la
militarisation de toute la société. A ce IXe congrès du parti communiste russe,
une résolution sur le passage au système des milices légifère pour un
encadrement militaro-industriel sur tout le territoire afin de continuer à
assumer « la défense militaire de la révolution » :
« A la période de transition
actuelle, qui peut être prolongée (sic), doit correspondre une organisation
militaire des forces, permettant de donner aux travailleurs la préparation
militaire indispensable tout en ne les détournant que le moins possible du
travail industriel. Ce système ne peut être que celui de la Milice rouge des
ouvriers et des paysans, formés par territoires. (…) Le caractère essentiel du
système soviétiste réside dans le contact étroit entre l’armée et l’industrie,
de sorte que la force vive de tels districts industriels constitue à la même
heure la force vive de telles unités militaires ».
Les travailleurs dans les
entreprises doivent être mobilisables en permanence. Les ouvriers qualifiés doivent être
« incorporés dans l’industrie » avec « le rigoureux esprit de
suite dont on a fait preuve dans le commandement nécessaire à l’armée »
(sic). « Travail obligatoire » et « camps de
concentration » (dénommés « isolateurs politiques »[107])
pour les « déserteurs » du travail car « somme toute, il faut
adopter la méthode qui a présidé à l’organisation de l’armée rouge. » Les
« meilleurs cadres » de l’armée, comme les écoles militaires, doivent
être répartis « sur le territoire de la façon la plus utile ». La
guerre révolutionnaire est devenue une institution pour imprégner et régenter
la société entière. Les Conseils ne sont plus que « les Conseils des
armées du travail ». Il faut s’opposer à tout amoindrissement du rôle des
syndicats, si utiles pour mobiliser pour les « samedis communistes ».
Les spécialistes, militaires,
ingénieurs et techniciens – pour être gagnés à la cause et en attendant que les
ouvriers soient formés plus largement aux tâches de direction - doivent
recevoir des « primes élevées ». Autant dire qu’on est dans une
caserne !
La gestion improvisée dite du « communisme
de guerre » avait abouti à
l’affaiblissement des conseils ouvriers mais aussi à la désagrégation du parti
devenu organe d’Etat. Selon Sverdlov, peu avant sa mort, le parti
« explose sur des lignes d’intérêt particulier comme la nation entière. Il
faut le reconstituer ou envisager la faillite de toute l’expérience
bolchevik ». La mort de Sverdlov brise les rapports formels et cordiaux
qu’il assumait entre le parti et les conseils ouvriers. Staline s’empare de
responsabilités bien supérieures à celles auxquelles avait pu prétendre le
disparu mais pour mieux renforcer l’ascension de sa clique.
« L’américanisation de la
production » qui succède aux premières improvisations, couplée au maillage
du territoire sous le contrôle de l’armée est le meilleur ciment pour une
restauration nationale ou plutôt une limitation nationale du projet socialiste,
c'est-à-dire son annihilation sous les termes paradoxaux de « nation armée
communiste », selon les termes du congrès.
Lénine n’est pas aveugle face à
la dilution du parti dans l’ensemble des organes administratifs. Aux
révolutionnaires professionnels succèdent des gestionnaires professionnels. Déjà
avant, au huitième congrès du parti en mars 1919, les délégués bolcheviks s’étaient
inquiétés des excès bureaucratiques qui sont engendrés par la concentration du
pouvoir au profit du nouveau parti de type « populaire » et de l’Etat
auquel aucun adjectif accolé ne satisfait : prolétarien ?
populaire ? transitoire ? Sans que personne n’y joigne pourtant l’adjectif
qui s’impose de plus en plus à partir du IXe congrès : militaire. Etat
militaire.
UNE GUERRE IMPOSEE
De 1918 à 1920 il y a deux fois
plus de morts par famine que pour la durée de la guerre mondiale. C’est la
conséquence de la paix voulue par les capitalistes. Les bolcheviks misent donc
à nouveau sur l’extension de la révolution mais butent sur la question de
l’autodétermination. Défendre cette idée n’est pas faire progresser
l’internationalisme pour l’aile gauche. Réputé grand spécialiste de la question
nationale, Staline, appuyé par l’aile gauche du parti avec Boukharine, suggère
que l’autodétermination soit limitée aux travailleurs afin d’éviter à telle ou
telle nation de se retourner contre la révolution. Dans ce sens, le jeune
gouvernement soviétique soutenait la république des travailleurs de Finlande en
janvier 1918 et avait signé un traité
d’amitié avec elle.
Le 16 janvier 1920, l’Entente des
nations impérialistes leva le blocus de la Russie révolutionnaire, mais, début
mars, l’armée polonaise envahissait l’Ukraine.
La guerre avec la Pologne se
situa dans le plus total marasme économique et fût donc imposée initialement au
pouvoir bolchevique. Les hostilités n’avaient pas cessé depuis 1918 avec
l’occupation d’une partie de la Russie blanche par Pilsudski. Le chef d’Etat
polonais n’avait pas accru son avance contre le gouvernement des bolcheviks, qu’il
considérait affaibli par les « rouges », afin de ne pas favoriser la
victoire des partisans d’un retour à la Russie dominatrice et impériale derrière
le général Denikine. Mais les ambitions territoriales de Pilsudski finissent
par devenir pressantes et l’armée rouge doit repousser ses assauts. Si Lénine
et le gouvernement bolchevik en viennent à exiger que leur armée progresse vers
Varsovie, ce n’est pas dans un but impérialiste – bien qu’à charge de revanche
l’armée rouge réussisse à s’emparer de Brest-Litovsk le 1er août[108] -
mais dans la perspective révolutionnaire d’extension. Lénine déclara le 2 mai
1920 : « La guerre contre la Pologne nous est imposée. Nous
n’avons pas la moindre arrière-pensée contre l’indépendance de la Pologne, pas
plus que contre celle de la Lituanie et de la Biélorussie. Mais en dépit de
tout notre esprit de conciliation, on nous impose cette guerre, et puisqu’il en
est ainsi, nous devons tous nous lever comme un seul homme pour nous défendre
et défendre l’Ukraine contre l’agression des impérialistes polonais. »
Pour la première fois les
bolcheviks se trouvèrent impliqués contre leur gré non plus dans une guerre
civile mais face à une guerre nationale, guerre nationale dont ils avaient été
les plus farouches dénonciateurs en 1905 comme contre la guerre mondiale de
1914. Les conservateurs de l’ancienne Russie tsariste se rallièrent évidemment
à cette « guerre défensive » au nom du patriotisme et de
l’orthodoxie. Pourtant Lénine reste fidèle au droit des nations à disposer
d’elles-mêmes et à la nécessité de l’extension de la révolution sans la loi des
baïonnettes que la « girondine » Rosa Luxembourg semblait souhaiter
en critiquant la paix imposée à Brest-Litovsk. Dans leur refus des traités
honteux de la part de la jeune révolution russe, nul doute que les tenants
socialistes de la « guerre révolutionnaire » comme Rosa Luxembourg,
envisageaient la continuation de la guerre par les bataillons bolcheviks comme
une pression pour faire tomber à court terme, le plus rapidement possible, le front allemand et entraîner une
insubordination généralisée et une « fraternisation » sur tous les
fronts comme cela venait d’être le cas un an à peine auparavant pour le front
russe…et en appeler à nouveau immédiatement à la paix sans annexions ni
remboursements ! Mais sur ce terrain, en faisant cesser provisoirement la
guerre mondiale, la bourgeoisie avait déjà partie gagnée et aurait pu, dans le
cas d’un « Brest-Litovsk révolutionnaire » aviver les nationalismes,
comme elle le fera pour la Pologne en 1920, en dénonçant l’agression des
« rouges venus de l’Est barbare ».
Le 5 mai Trotsky s’adresse avec
une dignité internationaliste indéniable et rare aux soldats russes qui partent
pour le front polonais :
« Rappelez-vous
camarades, que nous n’avons pas de querelle avec les paysans et les ouvriers
polonais, que nous avons reconnu et continuons de reconnaître l’indépendance de
la Pologne et la République populaire polonaise. (…) Que tout votre
comportement à l’égard des Polonais prouve là-bas que vous êtes des soldats de
la République ouvrière et paysanne, que vous allez vers eux non en oppresseurs,
mais en libérateurs » (reproduit dans la Pravda n°96)[109]
Quelques jours plus tard, dans un
autre discours aux soldats, Trotsky réaffirmera son espoir en la classe
ouvrière internationale : « Nous pensons que le prolétariat de
Pologne, en compagnie de celui de Lettonie et de Biélorussie, prendra soin de
chasser la bourgeoisie et la noblesse polonaises ».
Lénine reprend les arguments de
la « guerre révolutionnaire » à la manière de Boukharine deux ans
plus tôt, avec ce même rêve – qualifié alors d’utopique - de la guerre se
transformant en guerre révolutionnaire. A la suite du « général »
Engels, qui fût toujours un piètre général et ne conduisit jamais de
révolution, et du théoricien militaire Von Clausewitz, les bolcheviks croyaient
que, tout comme pour la bourgeoisie, du point de vue du prolétariat « la
guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens ».
Or, l’étude de Von Clausewitz a un énorme défaut, celui d’avoir codifié l’étude
de la « guerre révolutionnaire » de 1792 à partir des prétentions de
son aile la moins révolutionnaire, les Girondins et des horreurs militaristes
de l’Empire napoléonien. Ensuite il est faux à l’époque moderne de dire que la
guerre est un simple prolongement de la politique, elle n’a jamais été que cela
et surtout elle est devenue une vraie catastrophe pour toute économie
développée, sans prendre en compte « sentimentalement » les coûts
humains.
Comme on l’a observé au chapitre
quatre, la « guerre révolutionnaire », impulsée par les Girondins avant
et après l’élimination de Robespierre en 1794, fut une fuite en avant, à prétention
messianique. Elle le fût un temps car elle bousculait les monarchies
européennes, mais devient vite une nouvelle guerre de rapine qui finit par
ouvrir la voie à l’ambition de Bonaparte.
La guerre menée au nom de la
levée en masse couplée avec l’attente des prolétariats opprimés doit pouvoir
faire coïncider autodétermination des travailleurs et révolution mondiale, croit
Lénine. L’expédition militaire sous les directives du général Toukhatchevski
est donc bien un appel à l’autodétermination des travailleurs polonais, comme
le reconnaît honnêtement l’académicienne Carrère d’Encausse, fille d’ukrainien
blanc. Lénine pense qu’un soulèvement des travailleurs polonais entraînera du
même coup celui des travailleurs allemands, compensant les échecs prolétariens internes
successifs dans ce dernier pays depuis novembre 1918. L’expédition
« révolutionnaire » échoue pourtant. Dans les faubourgs de Varsovie les
socialistes polonais ont mis sur pied des bataillons ouvriers qui en appellent
à la solidarité nationale contre le mot d’ordre de solidarité de classe de
l’armée rouge.
La contre-attaque polonaise,
conseillée par le général français Weygand (quand le colonel De Gaulle officie
contre la Russie), est si puissante qu’elle défait en quelques jours une armée
rouge, déjà affaiblie par sa lutte intérieure contre les armées blanches, et qui
se débande. Les troupes polonaises font des milliers de prisonniers russes. Ce
dont se souviendra Staline vingt ans plus tard contre ses cadres qu’il fera
massacrer par milliers…
Même galvanisée par la
« guerre de défense » patriotique, l’armée rouge a souffert d’une
coordination insuffisante et d’une sous-estimation des forces de l’ennemi[110].
La classe ouvrière en Pologne n’a
pas perçu l’expédition russe autrement que comme une action d’envahisseurs. Les
conditions de la guerre locale restent des conditions de guerre classique moins
propices à la révolution que la guerre mondiale. Ce n’est pas tant la
mobilisation en soi des travailleurs polonais par les renégats socialistes qui
explique le retournement des ouvriers polonais mais la barbarie militaire. Dans
un de ses ordres du jour, Trotski stipendie : « des cas isolés (de
mauvaise conduite), lorsque des membres de l’armée rouge plus arriérés (…) et
moins pénétrés de l’idée libératrice du communisme avaient arraché le cœur des
prisonniers polonais », mus par une « vengeance irréfléchie »
à la suite des atrocités perpétrées par les gardes blancs polonais à Kiev,
Borissov et Bobruisk. Il ordonnait que le traitement humain des prisonniers
polonais « soit appliqué avec une rigueur absolue et sans faille » et
qu’à cette fin, on fasse comprendre « aux forces rouges, et plus
particulièrement à leurs nouvelles formations » que les « soldats
polonais sont eux-mêmes les victimes impuissantes des bourgeoisies polonaise et
anglo-française ». Trotski réclamait « une enquête approfondie sur
toutes les rumeurs et sur tous les rapports » d’atrocités commises à
l’encontre de soldats ou de civils polonais [111].
La théorie de l’autodétermination
triomphe à la manière nationaliste contrairement à l’idée progressiste que s’en
faisait Lénine. Et, sans imaginer qu’il ne pouvait en être autrement du fait de
cette guerre territoriale, Lénine n’y voit qu’un manque de loyauté
internationaliste chez les ouvriers polonais. Or, Lénine, comme après lui les
théoriciens des libérations nationales, se refusait à voir la réalité :
l’autodétermination était après 1914 un rêve creux, la plupart des pays qui
désiraient accéder à l’indépendance nationale étaient soutenus directement ou
indirectement par une puissance extérieure. Dans ce cadre les élites petites bourgeoises
peuvent toujours ranimer le défensisme nationaliste toujours vivace en temps de
guerre.
Comme à Brest-Litovsk, le
gouvernement russe est obligé de signer une paix humiliante pour ne pas laisser
les troupes polonaises aller jusqu’à Moscou (paix de Riga, 1921).
Cette paix de Riga est plus
sûrement le vrai coup d’arrêt aux prétentions d’extension de la révolution vers
l’Occident industrialisé que Brest-Litovsk. A partir de là, la révolution est
irrémédiablement contenue à l’intérieur des frontières amputées de la Russie,
comme l’a constaté Arno Mayer. Les révolutionnaires commettent toujours deux
fois les mêmes erreurs. En 1918, l’hypothèse de la guerre révolutionnaire à la
veille du traité forcé de Brest-Litovk visait la plupart des pays européens
mais, en 1920, était réédité le même échec face à un petit pays soutenu par la
bourgeoisie française : la Pologne comme porte supposée ouvrir une
deuxième rencontre avec le prolétariat allemand.
On peut s’interroger sur le degré
de conscience de la classe ouvrière polonaise sans tomber dans sa simple
caractérisation comme nationaliste par Lénine. Dans les moments de revers de
leur armée, les Polonais n’étaient-ils pas eux-mêmes en situation de guerre
défensive ? Les ouvriers polonais étaient baignés depuis la deuxième
moitié du dix neuvième siècle dans un combat séculaire contre la domination
russe qui était d’ailleurs le credo du mouvement socialiste international avec
Marx. Même si un organisme ad hoc, un « comité provisoire pour la
révolution », avait été mis hâtivement sur pied avec les bolcheviks
d’origine polonaise Dzerjinski et Marchlewski, anciens compagnons de lutte de
Rosa Luxembourg, il n’avait aucune chance de cristalliser une opposition « de
classe » crédible au régime de Pilsudski en faveur d’un ralliement
territorial au bastion socialiste. Outre l’envoi de tracts par avion aux
travailleurs polonais, ce comité révolutionnaire fabriqué par le gouvernement
soviétique militarisé « devait organiser des sections rouges ayant pour
mission de combattre les sections du PPS et de faciliter la progression de
l’armée rouge vers la frontière allemande, où elle aurait à « prendre le
pouls de la révolution en Allemagne », selon la formule de Lénine.
La chute simultanée des empires
autro-hongrois avait réveillé les querelles inter-ethniques et l’ambition de la
Pologne renaissante avec le soutien diplomatique et matériel des puissances
occidentales. Ces conditions historiques objectives suivant le chaos provoqué
par la Première Guerre mondiale stoppaient une illusoire extension « militaire »
de la révolution. Le degré de conscience et de culture des masses dans nombre
de pays arriérés comme la Russie et la Pologne pourtant plus industrialisée,
laissait à désirer. Lénine en outre n’avait pas complètement tort en 1923 peu
de temps avant sa mort d’affirmer qu’il faudrait « toute une époque
historique » avec une alphabétisation universelle et une certaine sécurité
du niveau de vie pour envisager sérieusement une transformation du monde.
Un prolétariat polonais plus
cultivé, moins méfiant vis-à-vis de l’intervention de l’armée rouge, lui
aurait-il ouvert les bras plus volontiers ? Rien n’est moins sûr et cela
reste une supposition hasardeuse au vu des faits historiques. Le fond de la
question de l’extension résidait dans la capacité du prolétariat allemand, le
plus puissant et le plus significatif, à réussir à l’intérieur lui aussi la
révolution et à s’unifier au prolétariat russe sans guerre fratricide. Ce
prolétariat sera livré par la bourgeoisie mondiale à la fureur hitlérienne,
malgré son long et courageux combat.
LA REVOLUTION NE S’EXPORTE PAS
L’expédition militaire russe à
prétention révolutionnaire, un droit d’ingérence révolutionnaire avant la
lettre, par cette dérive militaire théorisée, reproduisait la même vision
girondine que la révolution française en prétendant faire avancer la révolution
par une politique de conquête militariste. La révolution ne s’exporte pas
militairement sauf pour assurer la politique de rapine de la bourgeoisie de
1792. Au long terme, le capitalisme lui-même n’a pas triomphé par une série de
guerres successives des embûches des anciens rapports de production féodaux
mais par la force de son économie marchande. L’économie marchande du
prolétariat universel c’est sa conscience et sa force de paralysie des moyens
de production, pas le pouvoir des baïonnettes ni des tanks. Arno Mayer a le
mérite honorable pour un historien officiel de rappeler cependant que les
bolcheviks ne réclamaient pas la propagation de la révolution à la pointe des
baïonnettes, qu’ils ne se reconnaissaient pas dans la Grande nation, malgré les
épithètes polémiques internes au parti, ni dans les prétentions impériales de Napoléon,
et qu’ils donnaient une interprétation expansionniste plus défensive
qu’agressive de la pratique de la « levée en masse ». Mais dans la
pratique, la propagation révolutionnaire par les baïonnettes avait été singée
dans les faits. Et, peu après, les baïonnettes » ou plutôt les canons
seront carrément utilisés pour mettre à la raison Kronstadt.
N’oubliant pas les siècles
d’oppression autocratique russe sur la Pologne, Trotski s’était opposé à la
demande de Lénine d’accélérer l’offensive dans ce pays : « mon
aversion d’introduire le socialisme à la pointe des baïonnettes », avait-il
dit. Il voulait que soit faite une offre publique de paix pour bien montrer que
le pouvoir des Soviets ne convoitait pas le territoire de la Pologne et ne pas
s’aliéner l’amitié du peuple polonais. Lénine était d’accord sur le fond avec Trotski
mais souhaitait une défaite de l’armée polonaise dans la mesure où cela aurait
permis de ridiculiser la paix de Versailles qui avait fait « de la Pologne un Etat-tampon, qui doit
préserver l’Allemagne du communisme soviétique » (Pravda n°225) :
« aucun marxiste ne saurait nier, sans rompre avec les principes
fondamentaux du marxisme et du socialisme en général, que l’intérêt du
socialisme passe avant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».
C’est ce genre d’arguments puristes dont Staline sera friand pour justifier sa
dictature d’ « héritier ».
Le rappel des principes, sans
examiner les situations concrètes, peut glisser dans le même purisme anarchiste
chez les plus activistes éloignés du pouvoir. Au mois d’août, alors que l’armée
rouge est parvenue à chasser les Polonais d’Ukraine, le KAPD (scission du parti
communiste allemand), considéré comme anarchiste par l’IC, était encore plus
exalté à l’idée de « guerre révolutionnaire ». Il avait envisagé de
soutenir une armée rouge qui défiait pourtant ses propres conceptions de libre
expression des masses dans son fonctionnement, en préparant une campagne de
propagande et d’action (sabotages et opérations de commando) qui, dénoncée par
l’USPD et le KPD, le parti communiste officiel, devait tourner court.
En octobre 1920, après la
retraite précipitée de l’armée rouge, Lénine fait marche arrière et reconnaît
auprès de Klara Zetkine son erreur, donnant raison à Trotski et à sa position
en faveur de la paix, se déclarant de façon plus consciente qu’au moment du
traité humiliant de Brest-Litovsk opposé à l’exportation de la révolution à la
pointe des baïonnettes. Le rôle « propagandiste » de l’armée de
classe vient de connaître son plus sérieux revers. Le prestige de Trotski comme
chef militaire de cette armée de classe a été régulièrement contesté en
coulisses. Staline, commissaire politique du général Egorov, n’a pas cessé de
manœuvrer pour se concilier nombre de chefs militaires hostiles ou déçus par le
commandement ferme de Trotski, pour le discréditer et se ménager des appuis
personnels. Il s’entend avec Vorochilov pour contrecarrer les ordres de Trotski,
tout en accumulant les erreurs militaires avec une gestion anarchique des
munitions.
Dans les débats de doctrine
militaire Trotski resta le plus marxiste. On ne pouvait s’engager dans une
guerre qui aboutirait à la révolution mondiale en se contentant de la
propagande sur le thème des intérêts universels des ouvriers. La révolution mondiale
ne devait pas découler d’une intervention militaire : « semblable
aux fers d’un accoucheur, qui, lorsqu’ils sont appliqués à temps, peuvent
soulager les douleurs de l’accouchement, mais qui ne peuvent amener qu’une
fausse couche lorsqu’on les applique prématurément ». Comme le
remarque Shapiro : « Les hommes qui espéraient supplanter Trotski ont
profité de ces débats pour se ménager des appuis en se couvrant d’une doctrine
séduisante de guerre révolutionnaire »[112]. Où
l’on retrouve toujours des Girondins radicaux mais comme les radis, rouges à
l’extérieur, blancs à l’intérieur !
Paradoxalement, face à une
expérience in vivo de prétendue « guerre révolutionnaire », ce sont
les anciens communistes de gauche qui critiquent l’erreur de Lénine. Ils se
sont assagis, dit Trotski, dans une certaine mesure : « (ils)
essayaient d’adapter leurs vues d’hier à la croissance de l’appareil étatique
et aux besoins de l’armée régulière. Mais ils ne reculaient que pas à pas,
utilisant tout ce qu’ils pouvaient de leurs vieux bagages et camouflant leurs
tendances pro-guérillas sous de nouvelles formules. » Ils avaient soutenu,
avec Trotski d’ailleurs, que les ouvriers polonais ne se rallieraient pas aux
troupes russes et que la contre-offensive sur Varsovie était une erreur. Le
débat a lieu à huis clos. Radek lance sans façons à Lénine : « Nous vous l’avions bien
dit ».
Dans son article « Doctrine
militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire » en décembre 1921, Trotski
revient à la charge comme commissaire principal (mais contestable) d’une armée
qui est venue à bout des féodalismes internes. Il assure que l’on se dirige
vers la victoire de la révolution en Russie, c’est-à-dire à son incrustation
dans le paysage pour longtemps et que, inéluctablement, cela amènera aussi la
victoire en Pologne. Mais il ne précise pas si l’armée de classe voudra
rééditer son prosélytisme armé. Ce qui est sûr c’est le « rôle
international de l’armée rouge ». Ce rôle est précisé en partie
cependant :
« Le programme communiste
existait avant l’édification de l’armée rouge et l’armée rouge n’est qu’un
instrument pour assurer les possibilités de réalisation du programme communiste[113] ».
Très alambiqué ce passage :
« instrument pour assurer les possibilités de réalisation ». Il faut
dire que Staline se chargera très bien de réaliser ce « rôle
international » vingt ans plus tard dans la Seconde Guerre
mondiale (patriotique)! Théoriquement Trotski cherche à innover mais ne
semble pas très sûr de lui dans l’argumentation qui est vaseuse et
contradictoire :
« L’histoire scientifique
de la guerre n’est pas la science militaire, c’est une science morale ou une
partie de la science sociale (…) La tentative d’éterniser les principes
napoléoniens n’a pas été heureuse, comme nous avons pu le voir.[114] » L’éternisation ne sera pas plus heureuse
avec le « merveilleux géorgien » !
La révolution à vocation
internationale est isolée en Russie. L’armée rouge ne peut pas plus permettre
de réaliser le programme communiste que les couplets littéraires de Rosa
Luxembourg, elle est déjà bien plutôt l’instrument de la stagnation puis de la
contre-révolution. L’extension de la révolution en Orient, est sensée brièvement
suppléer à son tour à la défaillance du prolétariat occidental. Présent au
congrès de Bakou, Zinoviev fait rédiger un manifeste ambigu qui appelle les
peuples de l’Orient à se soulever dans une « « guerre sainte »
(Djihad) contre les impérialistes. Avec cette version orientalisée de la
« guerre révolutionnaire », Zinoviev veut faire passer la lutte de
classe pour une forme de Djihad. Autant faire passer des vessies pour des
lanternes. Les espérances révolutionnaires sont en réalité mort-nées à ce
congrès de Bakou à la fin de la même année[115].
Les bolcheviks mesurent très bien en quoi les révolutions orientales ne sont
pas fondées sur la solidarité du prolétariat mais sur la fallacieuse solidarité
des nations dites opprimées, sans oublier le poids non négligeable de l’élément
religieux.
La guerre avec la Pologne a
révélé que le carrefour des intrigues pour le pouvoir est le Département de
la Guerre. Au huitième congrès Staline
manœuvre l’opposition sur la question militaire. Lénine n’ignorait pas qu’il
avait bourré le congrès de ses partisans et par naïf « esprit de
parti » évita toute mise en cause personnelle. Il allait s’en mordre les
doigts avec « l’incident géorgien ». C’est encore Trotski qui sera le
plus lucide, même longtemps après, sur le facteur militaire qui déroule un
tapis aux futurs contre-révolutionnaires :
« Il n’est pas douteux
que Staline, comme beaucoup d’autres, ait été modelé par le milieu et les
circonstances de la guerre civile, de même que le groupe tout entier qui devait
l’aider plus tard à établir sa dictature personnelle – Ordjonikidzé,
Vorochilov, Kaganovitch – et toute une couche d’ouvriers et de paysans hissés à
la condition de commandants et d’administrateurs »[116].
C’est pourtant tout le parti qui avait été « modelé » par le
militarisme, et pas seulement Staline et sa clique.
CHAPITRE VI
L’ « INCIDENT GEORGIEN » OU
LA « SOVIETISATION» DE LA GEORGIE PAR STALINE
« Je me souviens avoir fait remarquer à Lénine que Staline,
profitant indûment de sa situation de membre du comité central du parti,
introduisait le régime des grands ducs dans notre armée. » Trotski
Une chose est claire, la guerre
civile, en accoutumant le peuple russe à la violence et à la soumission
militaire, a conduit aux conditions de l’éclosion du despotisme, au point où la
révolution russe sera cuite dans « son jus » pour parodier le Président
Wilson. Trotski remarque a posteriori que la transition de l’ancien Etat
tsariste à la création du nouvel Etat procède par une série de crises dont
l’objet central est l’armée : « Puisque
l’armée était la plus nécessaire de toutes les institutions de l’Etat et puisque
durant les premières années du régime soviétique l’attention était concentrée
sur la défense de la Révolution, il n’est pas étonnant que toutes les
discussions, tous les conflits à l’intérieur du parti aient tourné autour de la
question de l’armée » [117].
Après Brest-Litovsk où le
pragmatisme « national » du commissaire Staline a pointé le bout de
son nez, la légende de son action comme commissaire politico-militaire à
Tsaritsyne – modèle pour l’école de guerre du stalinisme triomphant – est
édifiante, mais aussi peu brillante en réalité que sa piètre prestation lors du
conflit avec la Pologne. Malheureusement pour les historiens crypto-staliniens,
Trotski fut là pour le devoir de mémoire… Le commissaire Staline débarqua en
juin 1918 à Tsaritsyne avec un détachement
de gardes rouges, deux trains blindés et des pouvoirs illimités, pour assurer
le ravitaillement des centres industriels affamés.
Selon Trotski, le commissaire Staline
abandonne vite la tâche de ravitaillement pour se consacrer à la tâche
« militaire » et, ce qui est étonnant de la part du parti du
prolétariat réputé inflexible contre tout pouvoir personnel, son délégué
politico-militaire devient sans rappel à l’ordre dictateur local de la nouvelle
armée mexicaine dite « armée de classe » : « Il devint dictateur de Tsaritsyne et du front du Caucase
septentrional. Il disposait de pouvoirs extrêmement larges, et pratiquement
illimités, comme représentant du parti et du gouvernement. Il avait le droit de
procéder à une mobilisation locale, de réquisitionner des propriétaires, de
militariser les usines, d’arrêter et de juger, de nommer et de révoquer.
Staline exerçait l’autorité d’une main lourde (…) Toute la vie de la cité fut
soudainement soumise à une dictature impitoyable »[118] . Trotski ne nie
pas que c’est le Comité révolutionnaire de guerre à Moscou qui avait envoyé un
télégramme signé de Lénine et rédigé par lui-même enjoignant au « délégué
Staline » de « rétablir l’ordre », mais pas à ce point là. Trotski
a fini par faire rappeler Staline – Sverdlov va le chercher lui-même en train -
ce que ce dernier ne pardonnera pas à Trotski. Trotski signale encore que, à la
veille de la mort de Lénine, le commissaire Staline intriguera pour que
Tsaritsyne devienne Stalingrad ! On verra donc que cette accumulation de
comportements étrangers au but révolutionnaire a non seulement alerté Lénine,
mais après « l’incident géorgien » qu’il ne s’est pas agi d’une
simple rupture personnelle parce que Staline a été grossier avec sa femme, ni
du comportement outrancier du seul futur dictateur. On peut y déceler la
confirmation du phénomène d’étouffement
de la révolution débuté dans un militarisme rouge et qui se soldera par une
dictature impitoyable. Un processus inexorable face auquel, aussi grands
esprits furent-ils, ni Lénine ni Trotski ne pouvaient inverser la marche.
Avec la répression des premières
grèves en 1918 puis le drame de Kronstadt, la politique de l’Etat national
confirme sa prédominance sur les intérêts ouvriers jugés trop corporatistes voire
fédéralistes. Dans la logique du pouvoir conquis au nom du projet communiste,
les bolcheviks sont dépassés paradoxalement par les charges gouvernementales et
militaires qu’ils assument. Ils ne conduisent plus, ils sont menés par une
machine plus puissante, plus occulte, dont le mot bureaucratie n’est qu’un pâle
reflet. La militarisation de la société par « l’Etat ouvrier » ouvre la voie à la justification stalinienne
du futur régime capitaliste d’Etat par les petits enfants occidentaux de Trotski.
La contre-révolution stalinienne a ceci d’incomparable avec le coup d’Etat de Thermidor
qu’elle est déconcertante, étalée dans le temps, qu’elle prive toute postérité
révolutionnaire de définition stable et pousse ceux qui se prétendent
révolutionnaires à défendre le pire et le meilleur.
La seule véritable victoire
externe à la Grande Russie, mais peu glorieuse, de l’armée rouge est l’occupation
de la Géorgie en 1922. Concernant cet épisode, les sites ou les ouvrages peu
explicites ont mis en général les bolcheviks dans le même sac. Les historiens
oublient de mentionner qu’il s’agit de la première incartade majeure de Staline
à laquelle ni le parti ni Lénine ni Trotski ne réagissent avec suffisamment de
vigueur. Nos révolutionnaires professionnels et amateurs modernes ignorent
l’épisode par manque d’intérêt face aux ouvrages qui traitent de l’ouverture
des archives. Moshe Lewin a mis à jour des éléments importants de compréhension
dans les archives consultables après la chute de l’ancien bloc stalinien.
Staline et ses adjoints avaient
déjà été montrés du doigt pour leur impéritie militaire au moment de la courte
guerre russo-polonaise, et tenus mêmes pour responsables de la défaite par Trotski,
mais avec une critique fraternelle. Toukhatchevsky s’était dangereusement
avancé et Staline lui avait refusé la cavalerie de Boudionny, qu’il destinait à
prendre Lvov. Vorochilov et Staline croyaient pouvoir conquérir Lvov pour leur
propre lauriers, et le résultat de cette cacophonie du commandement fut
désastreux comme le note Victor Serge.
Avec sa façon grossière de passer
par-dessus les décisions de son parti, le dit spécialiste de la question
nationale allait n’en faire qu’à sa tête. Au nom de la lutte contre les
indépendantistes fédéralistes et contre le principe d’indépendance qui n’est
qu’un mot « creux », Staline, qui est charbonnier maître chez lui,
fait intervenir brutalement l’armée rouge. Il est symptomatique que Pierre
Broué dans son hagiographie de Trotski ne consacre qu’un court passage à
l’ « incident géorgien » et ne le traite, au défi de la
chronologie, qu’après Kronstadt ; or ce grave incident militaire s’est
produit avant Kronstadt et explique en partie la répression démesurée contre
les marins « démocrates » en révolte contre la misère économique.
Depuis septembre 1918, Staline
avait déjà compris que la rampe de lancement de son ascension politique
résidait dans la carrière militaire. Le commissaire Staline n’avait pas oublié son
rappel de Tsaritsyne et continuait à combattre les orientations de Trotski, non
en termes de projets alternatifs mais comme lutte pour le pouvoir. Combattre Trotski,
le plus souvent dans son dos ou dans les réunions était d’autant plus facile
que ce dernier n’était pas un général en chef dans la conception du parti
bolchevik mais un militant délégué aux fonctions militaires dont les décisions
pouvaient être à tout moment remises en cause par le comité central du parti et
évidemment son membre le plus influent Lénine.
Staline se servait d’un militant de second
ordre, Vorochilov, pour imposer ses désidérata à Tsaritsyne, épisode peu
glorieux dont ultérieurement tous ses thuriféraires seront obligés d’exalter
les « leçons militaires ». Trotski fût initialement plus lucide que
Lénine qui proposa un compromis dans ce qu’il croyait n’être qu’un conflit de
personnalités. Trotski voyait nettement que certains voulaient profiter du
chaos pour leur compte :
« Je considère que le
patronage par Staline de la tendance de Tsaritsyne est un ulcère dangereux,
pire que n’importe quelle perfidie ou trahison de spécialistes militaires (…)
Vorochilov + les guérillas ukrainiennes + le bas niveau culturel de la
population + la démagogie – nous ne pouvons en aucun cas le tolérer[119] ».
Le fait que certains militaires,
et pas seulement Staline et ses affidés, n’en fassent qu’à leur tête n’a-t-il
pas été un élément déterminant sous-jacent à la fermeté disproportionnée face
aux mutinés de Kronstadt pour mettre à la raison tous les arrivistes du pouvoir
et calmer le chaos dans la fuite en avant répressive ? Comme les Jacobins
en 1793-94, Lénine et ses camarades les plus probes succombent au mécanisme
classique de la surenchère, croyant effacer la débâcle de la campagne polonaise
et museler les commissaires politiques trop zélés et si puristes à la Staline
qui pratiquent la politique du fait accompli et, au surplus, endiguer une
nouvelle révolte paysanne massive derrière Makhno.
Le parti bolchevik militarisé ne
sait plus où donner de la tête, il doit assurer l’ordre intérieur sur deux
plans alors qu’il est en passe de triompher des armées blanches:
-
sur le plan social : les grèves ponctuelles depuis
1918 contre la paupérisation et la famine induites par le « communisme de
guerre », la rébellion de Kronstadt en sera le point culminant et la
revanche symbolique des masses à qui on avait donné la paix mais pas le
pain ni la liberté de continuer la révolution « en
permanence » ;
-
sur le plan de la campagne : les réquisitions
forcées entraînent de nombreuses émeutes, et, un mois avant Kronstadt, le
mouvement fédéraliste makhnoviste vient défier l’Etat « ouvrier »
centralisateur avec une idéologie arriérée régionaliste[120].
L’installation de la
contre-révolution ne sera pas simplement l’élimination progressive et
inexorable des révolutionnaires par la tchéka, mais l’aboutissement de la militarisation
de la société que nous avons décrite jusqu’ici. La répression de Kronstadt a
lieu à la fin de la guerre civile contre les « blancs ». Pourquoi les
révolutionnaires se retournent-ils contre eux-mêmes, c’est-à-dire contre le
prolétariat, puisque le parti bolchevik se prétend le représentant de ce même
prolétariat?
La guerre civile a conditionné le
parti à être dirigé comme une armée dont le comité central est devenu
l’état-major. Nulle volonté de se substituer aux masses - lesquelles sont aussi en « uniforme de
classe », de la part de ce parti. Une logique de guerre-mobilisation
révolutionnaire s’est installée où aucun procédé démocratique, ni consultation
civile n’auraient pu remplacer efficacement un pouvoir « militarisé »
dans un conflit armé hors des bienséances de salon.
Les premiers à véritablement combattre
cette militarisation ne se trouvent pas dans le parti bolchevik. Les mutinés de
Kronstadt la dénonce dans le point dix
de leur programme :
« Supprimer les détachements de combat communistes dans toutes les
unités militaires, et faire disparaître dans les usines et fabriques le service
de garde effectué par les communistes. »
Au point dix, dans le même
esprit, ils exigeaient de « supprimer immédiatement tous les
« zagraditelnyé otriady », détachements policiers créés
officiellement pour lutter contre l’agiotage, mais qui en fin de compte
confisquaient tout ce que la population affamée, les ouvriers compris,
amenaient des campagnes pour la consommation personnelle.
Les premiers groupes oppositionnels
de Miasnikov et Sapronov avaient déjà protesté contre la main-mise militariste
sur la classe ouvrière. L’Opposition ouvrière avec Alexandra Kollontaï dénonce
pareillement, au même moment, la militarisation, et bien qu’elle commette
l’erreur de ne pas prendre la défense de ceux de Kronstadt – cédant à la
mentalité d’assiégé de parti - comment ne pas comprendre qu’elle se rabatte
vers le syndicalisme de la période antérieure pour contrer un pouvoir d’Etat
aussi étouffant et anti-social :
« Les nominations ne doivent être permises qu’à titre
d’exceptions, mais ces derniers temps elles ont commencé à devenir la règle.
Ces nominations sont tout à fait caractéristiques de la bureaucratie et
jusqu’ici elles se produisent chaque jour de façon systématique et légalisée.
La procédure des nominations produit une atmosphère très malsaine dans le parti
et perturbe la relation d’égalité entre ses membres par le copinage et des
punitions d’ennemis ainsi que d’autres pratiques non moins nuisibles dans notre
parti et dans la vie soviétique. »
Les oppositions au stalinisme
encore masqué croient pouvoir redresser la barre exclusivement sur le terrain
de la Russie, c’est la voie de l’impuissance. Le jeune parti communiste italien
avec Bordiga croit que c’est dans la seule lutte contre la
« bolchevisation » (l’obligation de suivre l’exemple russe) que
résidait le combat émancipateur. Les communistes de gauche italiens avaient
raison pour l’histoire mais faussaient la difficulté des enjeux au nom d’un
parti pur et abstrait (invariant). Les uns et les autres ne sont pourtant
victimes ni d’une mauvaise gestion socialiste ni d’une dictature de parti mais
d’une militarisation de la société par le gouvernement via un parti de plus en
plus vidé de sa substance révolutionnaire et surtout une « armée de classe »
étatique dont l’ossature est la Tcheka. La révolution française avait montré
aussi à un moment donné une façade, l’Assemblée nationale, qui, comme le parti
n’était plus qu’une chambre d’enregistrement, quand le pouvoir résidait dans
les mains des comités spécialisés de l’Assemblée, avec Carnot puis plus tard Bonaparte.
Au moment du traité de
Brest-Litovsk, un intellectuel bourgeois comme Max Weber, avait déjà vu venir
la réaction staliniste : « …à
votre avis, dans ces circonstances, à quels résultats au juste peut parvenir
une révolution, de surcroît en temps de guerre ? Elle peut amener la
guerre civile et peut-être aussi la victoire de l’Entente, mais assurément pas
une société socialiste ; de plus, elle peut entraîner l’apparition, à
l’intérieur de l’Etat qui se serait effondré, d’un régiment de gens d’origine
paysanne ou petite bourgeoise ayant des intérêts à défendre, et donc de ceux
qui sont les adversaires les plus radicaux d’un socialisme quel qu’il soit.
Mais elle apporterait avant tout une destruction de capital et une
désorganisation phénoménales, et reviendrait donc à retourner plusieurs crans
en arrière dans l’évolution sociale telle que l’exige le marxisme, qui
présuppose que l’économie soit toujours plus saturée de capital »[121].
Staline, comme n’importe quel
autre arriviste de sa trempe placé dans les mêmes circonstances, avait saisi
avant quiconque que l’expérience bancale du bastion isolé nécessitait une
remise au pas de la société russe et que seule l’armée pouvait la mener à terme.
Des historiens peu scrupuleux, lorsqu’ils ne savent comment jeter l’opprobe sur
Lénine, font de Staline son homme des basses œuvres. Lénine aurait laissé faire
ou aurait « lâché ses billes » face aux brutalités de son « âme
damnée ». Hélène Carrère d’Encausse est la spécialiste des commentaires
sans fondement sur l’œuvre de Lénine avec une évidente volonté de nuire ;
Lénine « dissimule le but poursuivi » quand Staline substitue une
stratégie brutale de conquête . Elle accuse Lénine d’être responsable de la
famine et reprend à son compte en particulier le faux texte de l’agent du KGB
Volkogonov qui attribue à Lénine un ordre de liquidation de huit mille popes.
Digne du faux des Protocoles des sages de Sion, ce montage est démystifié par
Lucien Sève in « Commencer par les fins » (ed La dispute, 1999).
Jean-François Revel a lui affirmé dans un de ses derniers ouvrages qu’un des
rédacteurs des Protocoles était resté un compagnon de Lénine ; contacté
par mes soins, sa secrétaire fut incapable de me fournir les sources de cette
ânerie de bourgeois anti-bolchevik
primaire
Il est incontestable que Lénine a
longtemps cru que Staline était un modèle de prolétaire énergique face à nombre
d’intellectuels « petits bourgeois décadents » et pleurnichards. Conformément
à ce qu’il avait dit au futur président Jordania en 1907, Lénine considérait
que la Géorgie ne pouvait pas être assimilée à la Russie, et avait souhaité un
accord transitoire qui aurait mis en place un gouvernement de coalition avec
les mencheviks. La brutalité de Staline faillit lui coûter cher ainsi que le
note Adam B.Ulam : « Mais il était inutile de s’attendre que
Staline et Ordjonikidzé pussent approuver un compromis de ce genre ou montrer
de la modération à l’égard de ceux qui leur avaient si longtemps tenu la dragée
haute. En fait, la brutalité dont fit preuve Ordjonikidzé en Géorgie provoqua
rapidement entre lui et les communistes de ce pays un conflit qui faillit
mettre fin à sa carrière au sein du parti et freina d’une façon regrettable
celle de son patron[122] ».
LA POLITIQUE DU FAIT ACCOMPLI
En Ukraine, le gouvernement
menchevik qui disposait de la majorité électorale est renversé au profit des
bolcheviks ultra-minoritaires. Venant après la paix catastrophique avec la Pologne et la victoire interne contre l’armée
blanche de Wrangel, le projet d’envahir la Géorgie pour repousser un danger
d’influence menchevik était défendu par les deux membres géorgiens (pour ne pas
dire « girondins ») du comité central, en tout cas considérant avec
un parfait mépris la question de l’autodétermination nationale, Staline et
Ordjonikidzé (qui n’étaient rien dans leur pays d’origine). Ce purisme
internationaliste, justifié par la « guerre révolutionnaire » sans
complexe, est appuyé plutôt mollement au début par Lénine qui se méfie des
radicaux militaristes de la phrase. Lénine allait regretter ce soutien pourtant
très mitigé dans son tardif sursaut à la veille de l’aggravation de sa maladie.
La conquête militaire ne posa pas de gros
problèmes à « l’armée de classe » aux ordres localement du
commissaire Staline. Mais Trotski, dans son « Staline »[123] remarque que cette « soviétisation
forcée » - alors qu’il eût fallu parler plutôt déjà de
« russification » - renforça les mencheviks et conduisit à une insurrection
de masse ultérieurement en 1924, férocement « labourée » par Staline[124]. Comme
l’a rappelé Victor Serge, Trotski faisait partie des éléments avancés du parti
qui n’envisageaient la
soviétisation que par l’action des
masses géorgiennes elles-mêmes et non par la conquête militaire à la girondine
de Staline.
Le jeune Lénine avait établi une
tautologie pour armée et gouvernement en 1905, ne pouvant séparer les deux
termes: « L’armée révolutionnaire et le gouvernement révolutionnaire sont
les deux faces d’une même médaille » (cf. Recueil 10-18, La lutte des
partisans, p.109). Autrement dit, après le qualificatif initial d’ Etat
« ouvrier » et les multiples variantes proposées par Lénine, Etat du
peuple armé, Etat à déformation bureaucratique, etc., n’était-ce pas plutôt devenu un « Etat
militaire » ?
La médaille fut peu
révolutionnaire en Géorgie en février 1921. En mai 1918, profitant de l’impact
de la révolution russe, la Géorgie avait fondé un Etat indépendant. Cette
république était dirigée par des mencheviks. D’origine mal déterminée, grève ou
action armée bolchevik dans la région de Borchalo en février 1921, la cause de
la brutale intervention importe peu. L’existence d’un noyau bolchevik ad hoc,
mis sur pied artificiellement comme celui de Pologne, servit de prétexte à
l’intervention de l’armée rouge sous les ordres de Staline dans ce pays. Ce
coup de force oppose cette fois-ci immédiatement Lénine à Staline qui en est le
promoteur. Des historiens peu scrupuleux sont passés rapidement sur ce différent
– la question géorgienne -, voire l’ont occulté pour toujours faire équivaloir
Lénine à Staline. Staline, déjà puissant dans l’appareil du parti, veut
intégrer toutes les républiques voisines à la Russie. Lénine prône une union
plus souple de type fédéraliste avec large autonomie culturelle. Cette question
géorgienne révèle que Lénine n’était pas le dictateur décrié par les anti-bolcheviks primaires, mais que
la machinerie de l’Etat lui échappait et qu’elle était passée progressivement
sous contrôle militaire. Moshe Lewin rend justice au dernier combat de Lénine
dans une bataille « de l’ombre » méconnue :
« Il est tout à fait symptomatique que la « question
nationale », c’est-à-dire la question du mode de formation de l’URSS, ait
débouché sur une bataille gigantesque autour de l’avenir et de la forme de
l’Etat soviétique. Son issue montre que ce que l’on appelait le
« bolchevisme » (ou le « léninisme »), confronté à la tâche
immense de redresser le pays après la guerre et aux caractéristiques négatives,
jusque là invisibles, du régime, était alors fragilisé et en plein désarroi. La
situation imposait de repenser bien des choses, d’opérer des regroupements (…)
La performance de Lénine dans cette situation fut unique. Impressionnante sur
le plan politique et humain, au milieu d’un imbroglio extraordinaire, elle fut
aussi le fait d’un homme mourant, à demi paralysé, mais qui resta lucide
jusqu’à l’attaque fatale[125] ».
S’emparer du blé ukrainien, du
pétrole caucasien et du coton du Turkestan, rendait caduque la question de l’autodétermination
selon Staline, il fallait donc que l’armée rouge se lance à la reconquête de
ces régions pour établir « un front unique face à l’encerclement
capitaliste », et une base économique à la création de l’URSS le 30
décembre 1922. Lénine finit par percevoir une tentative de restauration de
l’ancienne autocratie impériale encore à l’état de projet chez l’ancien
séminariste orthodoxe.
Dans sa biographie consacrée à
Staline, Trotski fournit un résumé des conditions de la nouvelle « guerre
révolutionnaire » entre les mains du fossoyeur de la révolution
russe :
« Le peuple géorgien,
presqu’entièrement paysan ou petit bourgeois en sa composition, résista
vigoureusement à la soviétisation du pays. Mais les grandes difficultés qui en
découlaient furent considérablement aggravées par l’arbitraire militariste, ses
procédés et ses méthodes, auquel la Géorgie fut soumise. Dans ces conditions,
le parti dirigeant devait être deux fois plus prudent à l’égard des masses
géorgiennes. C’est précisément là qu’il faut trouver la cause du profond
désaccord qui se développa entre Lénine, qui insistait sur une politique
extrêmement souple, circonspecte, patiente à l’égard de la Géorgie et en Transcaucasie
particulièrement, et Staline, qui considérait que, puisque l’appareil de l’Etat
était entre ses mains, notre position était assurée. L’agent de Staline au
Caucase était Ordjonikidzé, le conquérant impatient de la Géorgie, qui
considérait toute velléité de résistance comme un affront personnel. Staline semblait
avoir oublié qu’il n’y avait pas si longtemps que nous avions reconnu
l’indépendance de la Géorgie et avions signé un traité avec elle. C’était le 7
mai 1920. Mais le 11 février 1921, des détachements de l’Armée rouge avaient
envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, et nous avaient mis devant le
fait accompli ».
Ce constat du « fait accompli » en dit
long sur l’armée de classe mexicaine et sur le changement du rapport de forces
à l’intérieur du parti bolchevique encore du vivant de Lénine et de la présumée
puissance de Trotski. Cette victoire par le fait accompli militariste indique
que « c’était la fraction de Staline qui écrasa la fraction de Lénine au
Caucase » et, poursuit Trotski, « la première victoire des
réactionnaires dans le parti » qui ouvre le second chapitre de la
révolution : la contre-révolution stalinienne. Jacques Baynac avait déjà
perçu l’importance de l’incident géorgien dans son ouvrage de 1975 sans le
comprendre comme un phénomène d’étatisation militaire où les intérêts immédiats
des travailleurs ne pouvaient plus être défendus ni par l’Etat dit soviétique
ni par le parti (ce que le débat sur la militarisation des syndicats avait
révélé): « Toutes les catégories du stalinisme sont désormais là. Tous les
concepts, toutes les structures, toutes les expériences, tous les hommes.[126] »
En effet, on y trouve déjà tous les hommes de main de Staline qui vont conduire
une terreur autrement disproportionnée, les Ordjonikidzé (qui avait frappé un
communiste géorgien) et le petit Béria (déjà vice-président de la tchéka de
Géorgie).
Les conditions d’un coup d’Etat à
la Thermidor sont donc déjà là avant la mort de Lénine. Trotski ne prît pas la
défense de l’intelligentsia géorgienne qu’il considère comme une
« Gironde » à prétention démocratique bourgeoise et qui eût bien
voulu dominer la Russie entière, mais il publie des lettres comminatoires de
Lénine contre ceux qui ont réalisé le « fait accompli » militaire
inadmissible. L’armée rouge n’a pas fait dans la dentelle. Des exécutions de
masse furent opérées. Les opposants anarchistes et socialistes-révolutionnaires
obligés de s’exiler. Des Eglises furent détruites et des prêtres exterminés.
Lénine protesta contre la violence employée par Staline et ses affidés.
Lénine tance en particulier Ordjonikidzé
au nom du comité central et lui « ordonne de retirer toutes les unités du
territoire de Géorgie, de les ramener jusqu’à la frontière et d’empêcher toute
incursion en Géorgie. Après les négociations avec Tiflis, il est clair que la
paix avec la Géorgie n’est pas exclue ». Staline a le culot de cosigner
avec Lénine ce rappel à l’ordre de son principal affidé.
En septembre 1922 la polémique
revient faire rage dans le parti à nouveau autour de la question géorgienne, ou
plutôt dans les coulisses du parti. Toute cette affaire géorgienne reste
méconnue et confuse de l’invasion de 1920 au remaniement autoritaire de Staline
fin 1922 du gouvernement ad hoc caucasien qui heurte Lénine une seconde fois,
que Trotski résume ainsi dans « Ma vie » : « Il se trouva
que Staline avait encore trompé la confiance de Lénine : pour se ménager
un appui en Géorgie il avait organisé, à l’insu de Lénine et de tout le comité
central, avec l’aide d’Ordjonikidzé et non sans le soutien de Dzerjinsky, un coup d’Etat contre les meilleurs éléments du
parti, en alléguant mensongèrement l’autorité du comité central ».
Les historiens trotskistes
amoindrissent la problématique sous le concept simpliste et inopérant de
« bureaucratisation », et les historiens libéraux s’en fichent comme les ornithologues des
ornithorynques. Il ne s’agit pas d’accabler Staline pour mieux absoudre Lénine,
comme le croyait Jacques Baynac en dénonçant de façon idéaliste la terreur sans
en comprendre les causes et la situation, mais de mesurer l’emprise de l’Etat
sur les hommes qui croient le diriger.
Lénine se rend compte que Staline
« va trop vite en besogne », qu’on ne peut pas détruire
l’indépendance des peuples, qu’il est nécessaire de créer « une fédération
de républiques indépendantes disposant de droits égaux. » Staline met en
réalité tout le parti mal à l’aise avec son purisme contre ceux qui veulent
« jouer à l’indépendance ». A la manière des communistes de gauche à
Brest-Litovsk il est plus léniniste que Lénine. Il est bien déterminé à
ridiculiser Lénine de son vivant. L’historien Moshe Lewin rétablit la vérité
sur l’homme Lénine à l’époque, non pas le dictateur sanguinaire et tout
puissant (ni jacobiniste, ni blanquiste) façonné par les historiens vendus au
système bourgeois mais un
« incorruptible » souvent en minorité, et finalement manipulé à son
insu lui aussi par les forces étatiques obscures. Le vulgaire livre noir du
communisme s’est bien gardé de revenir sur cette époque qui infirme leur
invention d’un passage de témoin entre le fondateur du parti bolchevik et son
destructeur
Au mois de mars de la même année,
au XIe congrès, Lénine n’avait-il pas interloqué plus d’un des nouveaux
apparatchiks sûrs d’eux-mêmes : « …si
nous considérons cette énorme machine bureaucratique, cet appareil gigantesque,
nous devrons nous demander : qui commande ici ? Nous doutons
sérieusement que ce soient les communistes qui dirigent cet appareil. A dire
vrai, ils ne commandent pas, ils sont commandés ».
Cet « incident géorgien »
est le moment précurseur du renforcement de l’Etat anti-révolutionnaire et qui a
conditionné la répression à court terme de Kronstadt, donc du principal symbole
du prolétariat affaibli. Il est la confirmation que le parti bolchevik fait
fausse route et qu’il est en perdition. Lénine a personnalisé le problème en
prenant conscience de la nocivité de Staline et en fustigeant sa psychologie de
rancunier. Staline et ses comparses ont un comportement de « représentants
d’une grande puissance dominatrice.[127] »
Mais c’est l’Etat initial conçu dans une dimension simplement
« prolétarienne » qui a déjà échappé des mains des plus probes
bolcheviks. Lénine n’est déjà plus qu’un rouage secondaire que la maladie va
gripper, il est parfaitement lucide puisque c’est à ce moment qu’il fournit
l’image du conducteur qui ne contrôle plus sa voiture. Trotski est en situation
où il ne tient plus le volant non plus. Lénine le lui avait déjà fait savoir en
décembre 1920 en dénonçant son projet de militarisation des syndicats : « Le camarade Trotski parle d’un
« Etat ouvrier ». Mais c’est une abstraction ! Lorsque nous
parlions de l’Etat ouvrier en 1917, c’était normal, mais aujourd’hui… on se
trompe manifestement, car cet Etat n’est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic.
C’est l’une des principales erreurs du camarade Trotski. (…) En fait, notre
Etat n’est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan (…) un Etat ouvrier
présentant une déformation bureaucratique. »[128]. Il
aurait tout aussi bien pu ajouter « Etat…présentant une déformation
militaire ».
A la même époque, Pannekoek mit
en évidence que le problème essentiel n’était pas la libéralisation de la NEP, qui
fait l’objet de débats vindicatifs car « elle altère la politique
communiste » pour les puristes, mais le changement intervenu dans le
mécanisme interne de fonctionnement des partis communistes et de
l’Internationale[129]. Il
n’ était pas précisé que ce changement résidait essentiellement dans la
militarisation du parti, ce que ne voient pas vraiment les gauches communistes en
Europe, au contraire de l’Opposition ouvrière en Russie. Les petits groupes
qui, en Occident, continuent à croire à la révolution russe, ne se posent pas
le problème du rôle négatif de l’armée rouge comme creuset du conflit opaque des
cliques pour le pouvoir.
Toutes les protestations et mises
en garde de Lénine restent internes et dans des lettres aux plus proches (qui
sont toutes transmises discrètement à Staline). Lénine écrit à Kamenev en
octobre 1922 : « Je déclare la guerre au chauvinisme grand
russe : il faut affirmer de la façon la plus catégorique qui soit que le
Comité exécutif central de l’Union sera présidé, à tour de rôle, par un russe,
un ukrainien, un géorgien, etc. Je dis cela de la façon la plus catégorique qui
soit. » Le futur Etat stalinien jouera pourtant de cette rotation des
bureaucrates « inter-’nationalistes’ » pourtant mais sans que cela ne
remette en cause le « socialisme dans un seul pays » ni l’affirmation
d’un régime de type capitaliste d’Etat.
Un an plus tard Lénine écrit une
lettre aux oppositionnels géorgiens où il se déclare « scandalisé par
l’arrogance d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et de Dzerjinsky »
(6 mars 1923). Au mois d’avril de la même année, Staline se fiche ouvertement
des remarques de Lénine. Lénine, affaibli, supplie Trotski de répliquer :
« Trotski rédige un
vigoureux mémorendum à l’intention des membres du Politburo, dans lequel il
affirme que les tendances hyperétatistes doivent être résolument et
impitoyablement rejetées, et critique les thèses de Staline sur la question
nationale. Il souligne qu’une partie importante de la bureaucratie centrale
soviétique voit dans la création de l’URSS le moyen de commencer à éliminer
toutes les entités politiques nationales et autonomes (Etats, organisations,
régions). Une telle attitude doit être combattue en tant que comportement
impérialiste et antiprolétarien. Le Parti doit être averti que, sous couvert de
« commissariats unifiés », il s’agit en fait d’ignorer les intérêts
économiques et culturels des républiques nationales » (cf.
Moshe Lewin, p.44-45).
Malheureusement ces critiques
pour justes qu’elles soient, restent internes et le bon prolétariat
international n’en sait rien. Au nom de l’esprit de chapelle du parti, Trotski
est magnanime et conciliateur avec le « camarade » Staline. Il ne
prolonge pas le souci chez Lénine d’éradication de la méthode stalinienne
encore infantile et se prononce comme un vulgaire ministre national en faveur
de « l’industrialisation » et d’une cordiale « coopération au
sommet du parti » alors que Staline a déjà le piolet entre les dents…
Moshe Lewin montre que tous les militants honnêtes du parti ne voient pas
monter Staline, mais cet auteur ne voit pas lui-même que c’est le purisme
idéologique affiché par Staline qui le masque encore ni sa main-mise
progressive sur l’ossature du pouvoir : l’armée rouge. Staline évince dans
l’armée tous ceux qui ont travaillé avec Trotski et affermit son pouvoir en
assurant lui-même les nominations, ce qui multiplie ses obligés.
Le « coup de force » en
Géorgie ou la politique du « fait accompli » pour les naïfs Lénine et
Trotski manifeste bien que l’enjeu du pouvoir n’est plus le parti en soi mais
l’armée rouge. Staline a testé celle-ci et vu qu’elle était plus facile à
manœuvrer que le parti. Le parti ne peut contrôler tous les rouages de l’Etat
dans les régions éloignées. Même Carrère d’Encausse note que des informations
fausses ont été fournies à Lénine par le clan de Staline pour garantir le
maintien de son soutien.[130]
Elle remarque que c’est « l’aspect militaire » qui « réalise
l’unité » nationale, avec exactions. Cette « soviétisation » forcée
découle de la sortie du « communisme de guerre », il faut consolider
l’Etat continental en délimitant ses frontières. Emberlificoté au début dans
son souci de la centralisation étatique, Lénine finit par comprendre que
celle-ci s’appuie sur le terrain sur des « brutes bureaucratiques »
et des « tenants de l’esprit de grande puissance »
Si Staline a pu se montrer aussi
arrogant et ne pas être destitué du vivant de Lénine c’est parce qu’il a acquis
une position de force. Il a été nommé cette année-là secrétaire général du
comité central, et se servira de cette fonction comme étrier pour le pouvoir
quand son prédécesseur Sverdlov s’en acquittait comme d’une vulgaire tâche
administrative. A ce poste transformé en instrument de pouvoir personnel,
Staline pourra nommer les cadres du parti à ses basques. Dans son testament,
Lénine fait preuve d’une prévenance proche de l’épouvante (il est malade et
très affaibli) : « Le camarade
Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir
immense et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec
suffisamment de prudence». Lénine est encore bien trop prévenant. Cela
revient encore à le protéger. Pourquoi ? Pour protéger l’unité du
parti qui s’effrite de l’intérieur ?
Dans sa biographie de Staline, Trotski
reconnaît qu’il n’y avait pas urgence à envahir la Géorgie, considérée comme
quantité négligeable par l’Angleterre. Avec Trotski le comité central du parti
ne considérait pas non plus la Géorgie menchevik comme un danger. Trotski,
vivement opposé à l’invasion de février 1921, comme le rappelle Baynac, est pourtant
chargé « personnellement » par Lénine d’écrire un pamphlet la
justifiant : « Entre l’impérialisme et la révolution »,
largement diffusé en Russie et traduit en France pour la Librairie de
l’Humanité. C’est très
« léniniste » de forcer un militant à défendre le contraire de sa
position, avec pour intérêt de le pousser à développer son argumentation sans
passion. Trotski qui s’était vivement opposé à l’intervention en 1921 consent à
la tâche mais livre là son plus mauvais ouvrage. Sous-titré « Les
questions fondamentales de la révolution à la lumière de l’expérience
géorgienne », l’ouvrage est lourd, peu convaincant, fait de digressions et
redites révélatrices de la difficulté de Trotski à défendre les basses œuvres
des amis de Staline.
Il commence par vouloir
ridiculiser « l’opinion publique bourgeoise » qui, des bandits au
pouvoir en Roumanie à Kautsky, a exigé la libération de la Géorgie. Après avoir
longuement décrit les errements mencheviks et qualifié la Circaucasie et le
Caucase de Vendée et de Gironde, il dénonce le soutien aux armées blanches de
la « Gironde menchéviste » et de la « Vendée cosaque ». La
paix de Brest-Litovsk a servi de prétexte à la proclamation de l’indépendance
de la Transcaucasie (22 avril 1918), et plus désarmant encore la Géorgie
(« fragment du Caucase ») se permettait de se déclarer Etat
indépendant (le 26 mai 1918). Le président Jordania ne trouve pas mieux que de
faire appel aux troupes allemandes pour purger le pays des bandes de brigands,
singulière lutte contre l’impérialisme, sous-entend Trotski. Il passe ensuite à
la moulinette les critiques de Kautsky et Martov. Mais ce n’est qu’ergotage et
circonvolutions de la réalité de l’action militaire sur le terrain, dont Lénine
plus que Trotski prendra conscience, catastrophé, à brève échéance.
La Géorgie n’a-t-elle pas fourni
du matériel au général blanc Wrangel ? Et en 1920 n’a-t-elle pas été « un
nid de conspiration pour les garde-blancs russes » ? Il est évident
qu’elle a servi d’intermédiaire entre Petlioura, l’Ukraine, le Kouban, le
Daghestan et les montagnards réactionnaires, continue Trotski. Sans compter que
« le refus brutal et provocant du gouvernement de Jordania de s’allier à
la Russie contre Dénikine avait déjà discrédité jusqu’à un certain point les
mencheviks parmi les masses ».
Trotski atteint les sommets de la
mauvaise foi lorsqu’il décrit ensuite un regroupement de l’armée rouge (aux ordres d’Ordjonikidzé et Staline sur le
terrain) très protecteur, puis son action comme simple pichenette pour aider les
Soviets :
« La liquidation du front de Wrangel et l’armistice avec la
Pologne renforcèrent les tendances soviétistes en Géorgie. La présence des
régiments rouges aux frontières de ce pays signifiait qu’il n’y avait nullement
lieu de craindre une intervention
étrangère en cas de révolution soviétiste. Ce n’est pas pour renverser les
mencheviks qu’il fallait des soldats rouges, mais pour prévenir toute tentative
de débarquement de troupes envoyées de Constantinople par l’Angleterre, par la
France ou par Wrangel pour étouffer la révolution soviétiste. Les mencheviks
eux-mêmes, avec leur garde prétorienne populaire et leur armée nationale
fictive, opposèrent une résistance insignifiante ».
Le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ne doit pas être pris à la lettre tout le temps, dit en substance Trotski,
bien que « la révolution prolétarienne ne saurait avoir pour tâche ou pour
méthode la suppression mécanique de la nationalité et la cimentation forcée des
peuples ». Chaque groupe national peut résoudre à sa guise « les
problèmes de sa culture nationale » mais la révolution sociale
(« avec l’assentiment des travailleurs », juge-t-il bon de préciser)
unifiera les tâches économiques.
La séparation de régions
excentriques de l’Empire tsariste avec la Russie et leur transformation en
républiques petites bourgeoises indépendantes relève du fanatisme et des
charlatans du nationalisme pour « l’indépendance nationale comme
but en soi ». Il faut presser le pas parfois : « Combien de
temps faudra-t-il pour que la classe ouvrière se débarrasse de ses illusions
sur l’indépendance nationale et se mette à la conquête du pouvoir ? »
Oui, combien de temps ? Qui
sait ?
Puis Trotski se fait
rassurant :
« La République
soviétiste ne se dispose nullement à substituer sa force armée aux efforts
révolutionnaires du prolétariat des autres pays. La conquête du pouvoir par ce
prolétariat doit être le fruit de sa propre expérience politique.». Mais,
car il y a un « mais », soufflé par Lénine : « …cela ne
signifie pas que les efforts révolutionnaires des travailleurs – de Géorgie par
exemple – ne puissent pas trouver un secours armé de l’extérieur ».
Trotski conclut cette nouvelle
apologie de la guerre révolutionnaire, envers et contre la réalité même, au
service d’une stratégie artificielle de conquête, sans savoir qu’il rend un
grand service aux fonctionnaires de l’armée, et en particulier au clan qui
s’est agrégé autour de Staline :
« …nous ne vîmes et ne pouvions voir aucun obstacle de principe à
répondre à l’appel de l’avant-garde révolutionnaire de Géorgie, à faire entrer
les troupes rouges dans ce pays pour aider les ouvriers et les paysans pauvres
à renverser, dans le plus bref délai possible et avec le minimum de sacrifices,
cette misérable démocratie qui s’était elle-même perdue par sa politique ».
Au XIIe congrès du parti, Lénine,
faisant un pas en arrière, avait mandaté Trotski pour qu’il prenne la défense
des militants géorgiens outrés du comportement de Staline et son point de vue
sur une autonomisation souple des Républiques soviétiques. Trotski garde tout
dans sa poche : « Trotski, qui avait dans sa poche les notes de
Lénine (où celui-ci reconnaît ses erreurs) et ses lettres sur la Géorgie, resta
silencieux. En laissant condamner les géorgiens, c’est lui-même qu’il
condamnait à mort.[131]». Trotski incarne le mieux à nouveau la
paralysie de Robespierre lorsque celui-ci s’aperçut que la révolution était
« glacée » par un coup d’Etat militaire. Il restera longtemps marqué par son propre mutisme,
considérant, alors réfugié à l’étranger dans les années trente, que dans
certaines conditions données de l’histoire « le reflux révolutionnaire
apparaît inéluctable et qu’il n’y a pas de recette pour garder le pouvoir quand
la contre-révolution l’emporte dans le monde entier. » Trotski n’est pas
du genre à se taire. Qu’est-ce qui coince ?
Trotski se tait, tout comme il n’a pas ouvert
la bouche pour soutenir les oppositionnels. Il se tait pour une simple raison,
il ne peut surenchérir face à
l’orthodoxie de Staline. Staline joue au marxiste intransigeant sur la question
nationale, dénonçant le nationalisme géorgien et invoquant impunément Lénine. Il
balaie d’un revers de manche les Préobrajensky et Boukharine qui prennent la
défense des autonomies nationales en dénonçant le poids bureaucratique de
l’Etat grand-russien.
Staline accuse les géorgiens de
vouloir conserver leur indépendance et au sein de la fédération des républiques
socialistes de vouloir exploiter l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Trotski ne peut
contrer Staline, ni n’importe quel autre militant de premier plan, parce que
Staline justifie la terreur rouge, la légitimité de la guerre révolutionnaire
dès l’instant où elle est décrétée instrument de la dictature de la classe
ouvrière : « Le droit de libre disposition ne peut ni ne doit faire
obstacle au droit de la classe ouvrière à exercer sa dictature. Le premier doit
céder au second. C’est ce qui s’est passé par exemple en 1920, quand nous avons
été obligés de marcher sur Varsovie pour défendre le pouvoir de la classe
ouvrière. » Même si la classe ouvrière polonaise n’avait pas voulu accueillir
à bras ouverts l’armée de classe…
Le « camarade » Staline
continue à défendre son action à Tsaritsyne et au Caucase après la mort de
Lénine car c’est défendre le clan de ses alliés composé d’anciens mencheviks et
socialistes-révolutionnaires, et de tous les mécontents à qui Trotski a
« marché sur les pieds », ou plus exactement une clique qui se met en
place hors de tout principe internationaliste et humain ; en Géorgie tout
le clan stalinien est donc déjà là : Ordjonikidzé, Kouybichev, Molotov,
Vorochilov et Béria.
En 1924 Staline justifie toujours
sa politique de répression au Caucase et accusera Trotski de mener une activité
fractionnelle au sein du parti parce qu’il remet en cause ses méthodes et son
recours à l’armée rouge pour régler les conflits entre l’Etat
« prolétarien » et les « masses arriérées ». C’est avec le
même purisme, dont il avait fait montre face à Lénine de son vivant pour
justifier la « soviétisation » forcée de la Géorgie, qu’il place et
coince Trotski en position d’aventurier, destructeur de la cohésion du parti.
Le « camarade » Staline apparaît désormais comme le principal garant
de l’ « esprit de parti » et paralyse ses opposants et Trotski
dans cette apparente orthodoxie léniniste au parti sacré. Avec tout le
politburo, Trotski et la veuve de Lénine vont jusqu’à nier, de manière
suicidaire et sectaire, l’existence du Testament de Lénine au nom de l’unité du
parti.
C’est le « camarade »
Staline qui, en 1925, oblige Trotski à quitter ses fonctions de commissaire du
peuple à la guerre. Ce ne sont pas les têtes qui tombent d’abord dans le repli
de la révolution russe, mais la perte des fonctions dans l’Etat. Les exécutions
suivront seulement une décennie plus tard. La tâche est moins aisée que pour le
Thermidor français.
La Géorgie sera, comme on le
sait, soumise aux deux exigences de l’Etat russifié dans les années 20 et
30 : l’industrialisation à marche forcée et la collectivisation intensive,
comme conditions de base du socialisme, c’est-à-dire, au contraire, d’un régime
arriéré de caserne concentrationnaire. Lors du grand Tournant amorcé en 1929, l’Etat
militaire de Staline réalise l’étatisation brutale de l’agriculture et
l’asservissement des masses laborieuses. Le parti internationaliste n’est plus
qu’une outre vide, il n’existe plus que comme quartier général des désidérata
d’une clique de politiciens militaires réactionnaires.
CHAPITRE VII
LA GUERRE REVOLUTIONNAIRE
VERSION STALINE
Avec le triomphe confirmé du
nationalisme stalinien, Lénine est aussi embaumé comme « chef
militaire ». Clausewitz peut aller se rhabiller, Trotski aussi qui est
gommé au passage :
« Des années après sa mort,
la philosophie et la stratégie militaires formulées par lui rendirent encore de
grands services à l’Union soviétique quand, au cours de la Seconde Guerre
mondiale, son pays (sic) fut l’objet de la plus féroce invasion et le théâtre
des plus grandes batailles de l’histoire »[132].
Le débat sur la guerre
révolutionnaire exportée s’est poursuivi même après la victoire du
stalinisme ; en 1930, peu avant d’être assassiné, le néanmoins maréchal
Toukhatchevski – le boucher de Kronstadt - mais communiste, échaudé par l’échec
devant Varsovie en 1920, avait dénoncé le « militarisme
rouge » : « L’Etat prolétarien n’a pas le droit de renverser la
bourgeoisie d’un autre pays par la force (armée ) ». Examinons
brièvement ce qu’il est advenu du concept de guerre révolutionnaire après la
« grande guerre patriotique » et en quoi cette notion vint servir à
justifier les guerres locales du bloc russe versus bloc occidental.
Selon le manuel stalinien officiel
de l’après fascisme, Lénine n’avait-il pas génialement assimilé chez Engels
l’énorme portée de « la science militaire », « l’immense
importance de la technique et de l’organisation militaires en tant
qu’instruments employés par la masse du peuple et les classes de la société
pour emporter la décision dans les grands conflits de l’histoire… C’est la
science militaire, et les moyens militaires de l’armée révolutionnaire qui
décideront pratiquement de toute la lutte à venir du peuple russe, et qui
décidera de cette question primordiale, la question de la liberté ».
Lénine ne passait-il pas ses
nuits à parcourir les ouvrages sur l’art de la guerre ? Voire à jouer à
bataille navale ?
Plus grandiose pour signer le
traité de Brest-Litovsk (que les éditions de Moscou ne vont pas jusqu’à
qualifier de honteux) Lénine – qui « a été obligé de signer » - a
passé des nuits blanches à potasser les vieux livres de guerre (et non pas à
débattre…) :
« Les collections publiées
des œuvres de Lénine, et surtout la mine de documents qu’est le volume XXII de
l’édition russe, révèlent toute l’étendue des études d’histoire militaire qu’il
entreprit pour préparer la conclusion de ce traité. » (ibid). Il ne faut
pas esquiver ses responsabilités et apprendre des leçons de l’histoire, dit Lénine,
cité par ce bréviaire de guerre révolutionnaire et savoir que d’autres ont
eu aussi leurs traités « archi-honteux » :
« Dans ses traités avec la
Prusse, Napoléon a martyrisé et décimé l’Allemagne dix fois plus durement que
Hindenburg et Guillaume ne nous pressurent aujourd’hui. Néanmoins il se trouva
des gens en Prusse qui ne s’amusèrent pas à faire les bravaches, mais qui
signèrent ces pactes « archi-honteux », qui les signèrent parce
qu’ils n’avaient pas d’armée (le dernier membre de phrase est souligné par
Lénine), qui acceptèrent des conditions dix fois plus tyranniques et
humiliantes, et plus tard ce son t les mêmes hommes qui lèveront l’étendard de
la révolte et de la guerre. De telles choses ne se sont pas produites une fois,
mais souvent, l’histoire connaît plusieurs traités de paix et plusieurs guerres
de ce genre.».
Après la signature du traité, le
5 mars 1918, Lénine déclare :
« Nous avons conclu un
Traité de Tilsit. Nous parviendrons à la victoire et à la libération comme les
Allemands, après le traité de Tilsit de 1807-1810, se sont débarrassés de
Napoléon en 1813 et 1814. Le temps qui séparera notre traité de Tilsit de notre
libération sera sans doute plus court, car l’histoire avance plus vite. »
Le bréviaire stalinien conclut
que les événements ont donné raison à Lénine, car moins de huit mois plus tard
il ne restait plus rien du traité de Brest-Litovsk. Que s’était-il passé huit
mois plus tard : « il avait été effacé par les progrès de l’histoire
et par la révolte allemande » (ibid). Or les progrès de l’histoire n’ont
jamais cassé des briques, tout comme la tentative de révolution allemande n’a
pas effacé le traité de Brest. Lorsque le traité de Brest-Litosvk sera effacé
c’est parce qu’il aura été remplacé par un traité plus sinistre, celui de
Rapallo, mais cela Moscou n’en parle pas en 1939-1945.
Lorsque notre bréviaire stalinien
vient nous vanter la stratégie militaire de Lénine, il n’est bien sûr ni
question du maréchal Toukhatchevsky ni de Trotski, déjà zigouillés. C’est
Lénine qui a fourni la bonne classification en « guerres impérialistes et
guerres révolutionnaires. » Le plumitif de service a recours à l’imagerie
de Valmy. Lénine a crié lui aussi « la patrie en danger », a exigé
des unités de l’armée et de la population entière de « défendre chaque
position avec la dernière goutte de sang. » Avant de savoir de la bouche
de Lénine que jamais le problème de construire une armée rouge dans le
mouvement ouvrier, « même théoriquement » n’avait été posé, le
lecteur apprend que « le rôle de stratège de Staline à Tzaritzyne fait
déjà partie des études militaires classiques. » Eh oui, Staline est
toujours vivant en 1945. Il avait repris à son compte ce qui avait fait la
force et le principal soutien du
tsarisme : le culte de l’armée.
Le préposé aux souvenirs
édifiants du communisme de caserne en guerre se fait une joie de rappeler le
vocabulaire d’époque de Lénine : « … La République soviétique doit
devenir un seul camp militaire et tendre à l’extrême toutes ses forces… Tout le
travail de toutes les organisations doit s’adapter aux nécessités de la guerre,
et doit être réorganisé selon des principes militaires. »
La source des citations n’est pas
fournie, ce devait être des bouts de discours de Lénine aux troupes, mais cela
ne correspond pas au fond de sa pensée politique qui était comment gérer au
mieux le bastion assiégé en attendant la révolution européenne. Par contre,
Staline, au cœur de la deuxième boucherie mondiale use et abuse des métaphores
guerrières sur les « combattants » des « fronts », sur la
« grande guerre patriotique » à ne pas confondre avec la Grande
révolution française…
Reprenant une longue déclaration
de Lénine qui exaltait à répandre « volontairement » son sang pour la
révolution à une assemblée d’ouvriers en 1920, le préposé à la mémoire
stalinienne précise : « Cette déclaration fut considérée par la
Pravda, principal journal bolcheviste, comme pouvant s’appliquer si exactement
aux conditions de la guerre entre les Soviets et le Nazisme au cours de la
Seconde Guerre mondiale, qu’elle fut republiée le 1er février
1942. » L’année 1793 est souvent évoquée tout au long de la Seconde Guerre
mondiale par les publicistes soviétiques car elle offre, outre les hautes
qualités morales de la nouvelle classe révolutionnaire : « une acceptation
totale du sacrifice à une grande cause, un héroïsme général des masses. »
Un obscur écrivain est traîné au
bar pour témoigner du fond de la théorie de la guerre révolutionnaire version
Staline : « Cela veut dire que Lénine lui-même sentait que la clé est
en pays ennemi, c’est-à-dire que ce qui garantit la victoire, ce n’est pas
l’occupation d’une partie du pays hostile ni le fait de forcer l’armée de
l’adversaire à abandonner ses positions, mais l’écrasement, la destruction des
forces armées hostiles. » Après une pensée aussi lumineuse, le lecteur
apprend plus drôle encore : « Le même écrivain déclare que cette vue
de Lénine résulte d’une interprétation correcte des erreurs de la Commune de
Paris en 1871, qui avait laissé l’armée ennemie s’installer à
Versailles. » Sans oublier, au final que : « tout combattant de
l’Armée rouge (en 1940) peut dire avec fierté qu’il mène une guerre juste,
libératrice, une guerre pour la liberté et l’indépendance de sa Patrie. »
On s’étonne encore, place du
Colonel Fabien, que de tels trésors du marxisme et de la science militaire
stalinienne soient tombés dans l’oubli.
A.Rossi dans son gros livre
« Les communistes français pendant la drôle de guerre » rappelle une
des falsifications du PCF en septembre 1943 pour faire oublier sa duplicité au
moment du pacte germano-soviétique qui avait bien failli le flanquer par terre.
Un document intitulé « Les communistes pour la levée en masse lors de
l’invasion » s’invente a posteriori une attitude « révolutionnaire » :
« En mai 1940, la France
isolée, trahie, est submergée… Que font les communistes pendant ces quarante
jours tragiques ? Comme parti, par un acte qui aurait pu retourner le
cours d’une guerre dont les conditions techniques sont telles que la défense
des grandes villes y prend une importance primordiale, ils proposent la levée
en masse pour défendre Paris, cerveau et cœur de la France (…) Le parti
communiste considèrerait comme une trahison d’abandonner Paris aux envahisseurs
fascistes. Il considère comme premier devoir national d’organiser sa défense.
Pour cela, il faut :
1°) Transformer le caractère de
la guerre, en faire une guerre nationale pour l’indépendance et la liberté.
2°) Libérer les députés et
militants communistes ainsi que les dizaines de milliers d’ouvriers emprisonnés
ou internés. (…)
5°) Il faudrait armer le peuple
et faire de Paris une citadelle inexpugnable. »
Gentille fable
« girondine » quand chacun a pu savoir, longtemps après, que le
pâtissier Duclos, chef officiel de l’organisme stalinien depuis que Thorez
attendait en prison de partir pour Moscou, avait été quemander l’autorisation
de reparution de l’Huma auprès de la Kommandantur !
Les exactions de l’armée rouge
depuis la Seconde Guerre mondiale ont été si abondamment illustrés par la
propagande du bloc de l’Est et ses courroies de transmission en Occident pour
qu’il soit inutile d’y revenir ici pour tenter d’y décrypter la moindre once de
transformation révolutionnaire de la société, à moins d’exalter, à la manières
des trotskiens, toute avancée ou recul d’un impérialisme contre un autre.
On n’épiloguera pas non plus sur
la guerre révolutionnaire chinoise du président Mao Tsé Toung, qui servit
d’exemple après 1948 aux nombreuses et prétendues « armées de
libération » du tiers-monde encore colonisé. Il confirma que la guérilla,
sous la mystique de la « guerre paysanne » et sans l’amateurisme des
anarchistes et des « communistes de gauche » du début du siècle,
pouvait aboutir à une prise du pouvoir mais uniquement sous la mobilisation
totale nationaliste et aux ordres d’un chef empereur.
La « guerre agraire
révolutionnaire » sous-produit d’un Komintern déjà dégénéré en 1927 lequel
rêva encore d’une extension militaire de la révolution mais en soumettant les
ouvriers chinois au bourgeois Chiang Kai-Shek. Le massacre des ouvriers chinois
par les troupes de Chiang fût plus l’aboutissement criminel du volontarisme
guerrier du Lénine au pouvoir que le sous-produit concomitant du stalinisme
débutant. Le stalinisme qui comprit immédiatement que Mao ne présentait aucun
danger d’organiser le prolétariat industriel, le fît bénéficier, en 1948 en
Mandchourie, de l’encadrement d’un abondant matériel militaire russe, avant sa
mise en place une dictature qui n’eût rien à envier au maréchal de toutes les
Russies. Comme l’a fort bien dit Peter Sloterdjik : « à aucun moment
de sa carrière Mao Zedong n’a été marxiste, autant qu’il se soit efforcé de
préserver l’apparence du révolutionnairement correct en recourant à la
rhétorique léniniste » (« Colère et temps », ed. Maren Sell).
CHAPITRE VIII
« LA
PATRIE OU LA MORT », VERSION CHE GUEVARA
Personne ne pourra jamais dénier
à Ernesto Guevara un courage indéniable, et un tout aussi indéniable culot avec
son discours d’Alger où il s’était permis de dénoncer officiellement mais
superficiellement l’Union soviétique. Le Che était pourtant prosaïquement en
Algérie pour négocier la vente du sucre cubain à l’Algérie, que les Algériens
revendaient à la Chine.
Che Guevara est certainement le
dernier Girondin, en tout cas le dernier avatar de cette grille schématique de
la « guerre révolutionnaire », reconvertie en guérilla
anti-impérialiste. Pour fonder historiquement son combat, outre ses références
à la Russie stalinienne et à la caserne cubaine, Guevara éprouva inévitablement
le besoin comme tous les suppôts de Moscou, fervents ou critiques, de ressortir
les bonnes vieilles citations léninistes comme les deux suivantes de
1905 :
« La social-démocratie
n’a jamais regardé et ne regarde jamais la guerre d’un point de vue
sentimental. Elle condamne absolument la guerre comme moyen féroce d’élucider
les différences entre les hommes, mais elle sait que les guerres sont
inévitables tant que la société est divisée en classes, tant qu’existe
l’exploitation de l’homme par l’homme. Et pour terminer avec cette exploitation
on ne peut éviter la guerre que commencent toujours et partout les mêmes
classes dominantes et oppresseuses. »
Remarque fort juste de Lénine que
Guevara reprend dans son texte « Le socialisme et l’homme » (ed
Maspéro, p.56). Est reproduite ensuite un passage du « programme militaire
de la Révolution prolétarienne » du même Lénine :
« Celui qui admet la
lutte de classe ne peut pas ne pas admettre les guerres civiles qui dans toute
société de classe représentent la continuation et le développement – naturels
en certaines occasions inévitables – de la lutte de classe. Toutes les grandes
révolutions le confirment. Nier les guerres civiles ou les oublier serait
tomber dans un opportunisme extrême et renier la révolution socialiste. »
Nouvelle citation très lumineuse
de Lénine. Mais le problème réside ensuite dans la traduction de Guevara. Il
mélange guerrilla (c’est-à-dire) guerre interne paysanne aux côtés du bloc
russe ou partiellement indépendante et guerre civile classique qui oppose le
prolétariat aux mercenaires de la bourgeoisie.
« Nous ne devons pas
avoir peur de la violence dans les accouchements de société nouvelle »,
dit Guevara. (Ah ! ce clin d’œil à la guerre accoucheuse de
l’histoire !) Mais attention : « cette violence doit
commencer au moment précis où les conducteurs du peuple ont trouvé les
circonstances les plus favorables. » Dans la guérilla il n’y a en
effet pas moins de généraux-conducteurs que dans la guerre classique
bourgeoise. Les peuples (d’Amérique du Sud) ne doivent pas oublier que
« pour lointains que soient les pays socialistes » (en effet le bloc
soviétique n’est pas à un jet de pierre), « leur influence se fera
toujours sentir sur les peuples en lutte et leur exemple donnera plus de forces. »
Longtemps après la « grande guerre patriotique », la « levée en
masse » paysanne se justifie par l’exigence anti-américaine de « la
patrie ou la mort », comme pour les « volontaires de la République
Populaire de Chine » dans la guerre de Corée…
Même dans les circonstances les
plus tragiques, il reste un peu de l’esprit de la « guerre de
défense » dans l’âme du guérillero : « Tuer cesse d’être le
commerce le plus lucratif des monopoles. Tout ce que possèdent ces soldats
merveilleux, en plus de l’amour de la patrie, de leur société et d’un courage à
toute épreuve, ce sont des armes de défense, et encore en quantité
insuffisante. (…) Le grand enseignement de l’invincibilité de la guérilla
imprégnera les masses de dépossédés. La galvanisation de l’esprit national, la
préparation à des tâches plus dures, pour résister à de plus violentes
répressions. La haine comme facteur de lutte ; la haine intransigeante de
l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait
une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent
être ainsi ; un peuple sans haine ne peut triompher d’un ennemi
brutal. »
Guevara nie toute conscience de
classe, laquelle ne se repaît pas de haine ni ne cultive la violence en soi
dans le cadre d’une guerre bourgeoise de « focos », mais dans la
guerre civile urbaine qui avait disparue des esprits dans la période dite
contre-révolutionnaire des années cinquante où les prolétariats d’Europe et
d’Amérique étaient présumés embourgeoisés. Il ressort de sa conception
politique un rejet de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire et un
mépris pour la capacité des travailleurs et des masses opprimées à mener une
lutte pour leur propre libération. C’est son ami, le caméléon de toutes les modes
politiques bourgeoises, Régis Debray qui, en début de carrière, théorisa la
guérilla comme une espèce de nouveau parti politique sans âme conscient mais
militarisé, dans une brochure – « Révolution dans la révolution » -
qui croyait s’élever bien au-dessus de Lénine. Cette théorie spéculative
intellectuelle et vaine aurait pu s’intituler aussi bien « suicide sans la
révolution » !
L’internationalisme de Guevara
est une vision militaire réductrice et invraisemblable d’accumulation de
guerres des peuples qui, parodiant « la patrie en danger » de 1792
finit dans le patriotisme le plus archaïque :
« …il faut développer un
véritable internationalisme prolétarien ; avec des armées prolétariennes
internationales, où le drapeau sous lequel on lutte devient la cause sacrée de
la rédemption de l’humanité, de telle sorte que mourir sous les enseignes du
Vietnam, du Venezuela, du Guatemala, du Laos, de la Guinée, de la Colombie, de
la Bolivie, du Brésil, pour ne citer que les théâtres actuels de la lutte
armée, soit également glorieux et désirable pour un Américain, un Asiatique, un
Africain, et même un Européen.
Chaque goutte de sang versée
sur un territoire sous le drapeau duquel on n’est pas né est une expérience que
recueille celui qui y survit pour l’appliquer ensuite à la lutte pour la
libération de son lieu d’origine. Et chaque peuple qui se libère est une étape
gagnée de la bataille pour la libération de son propre peuple. » (cf.
Le socialisme et l’homme, p.130, ed Maspero 1967).
Avant d’être un gêneur « non-aligné »
ou « désaligné », sous-chef Guevara n’a-t-il pas été un bon agent
stalinien? El commandante Guevara ne fut longtemps que le bras gauche de Fidel
Castro, son Vichinsky et son commissaire aux finances cubaines (piètre
postérité, sa tronche figure sur les billets de banque). Dans ses hautes
fonctions il fut à tu et à toi avec les Khrouchtchev, Kossyguine et Brejnev,
qu’il embrassait sur la bouche, mais c’était la mode « communiste »
en ce temps-là, ne riez pas. Son internationalisme n’était que son credo au
service du camp stalinien. « Un, deux, trois Vietnam » n’était que le
slogan nationaliste répété dans chaque enclave nationale, où tout un chacun,
comme au temps des brigades internationales, était convié à venir se faire tuer
au profit du bloc de l’Est. La critique de fond du stalinisme par Guevara, à
l’intérieur de ce système, est finalement le reproche de ne pas généraliser la
guerre avec une totale inconscience du danger atomique.
La théorie des focos (foyers), la
lutte armée partant de la campagne vers la ville, donc d’une révolution
imaginaire apportant des champs et des bois la conscience aux ouvriers de la
ville, était une théorie d’un autre âge, fort en vogue chez les intellectuels
d’extrême gauche des années 1960, issus pour la plupart du tronc stalinien des
maoïstes, aux trotskystes et même aux anarchistes, ceux-là porteurs volontaires
du béret à étoile. Théorie de la
« propagande armée » repiquée à Frantz Fanon par Che Guevara pour la
mise sur pied de mouvements terroristes et insurrectionnels, la méthode du
commandante préconisait la création de foyers (focos) de guérilla qui
s'étendant auraient eu pour but l’embrigadement de l'ensemble de la population.
Appliquée par le sous-chef Guevara en
Bolivie, la théorie du foco s'est avérée être un échec total. Il ne recruta pas
massivement chez les paysans qui ne se sentaient pas concernés par cette lutte
armée, voire livraient les guérilleros à la police. Des guérilleros ne virent
jamais le combat armé et certains moururent de faim.
Le développement exponentiel des centres urbains en Amérique latine
durant les années 70 a vidé les campagnes, laissant les « foyers de
paysans armés » dépourvus du soutien populaire envisagé. Cette théorie du
foco a encouragé le développement d'un grand nombre de gangs terroristes plus
ou moins autonomes et peu coordonnés, comme la Colombie en est encore le triste
exemple. Cette fragmentation des groupes terroristes a facilité le travail des
forces de contre-subversion de la CIA qui, forte de cette expérience, a pu téléguider
le sanglant coup d’Etat au Chili. Bien
qu'elle ne le revendique pas, la mouvance Islamique opaque et louche utilise un
principe analogue partout où elle planifie ses attentats. Pauvre Guevara !
Sous la bannière moisie de la
« guerre révolutionnaire » vietnamienne, dans le cadre du mouvement
pour la paix, financé par Moscou, la plupart des groupes gauchistes européens
d’obédience trotskienne, ne défendaient pas la paix mais la victoire des Etats
fantoches appuyés logistiquement par Moscou. Puis ils rabattirent leur caquet
avec la guerre des frères ennemis Vietnam/Cambodge. A force de choisir un camp,
leur aspiration à la lutte armée pour ladite révolution s’avérait n’être qu’une
lutte armée au service d’un Etat bourgeois local post-colonial mais au fond
toujours au profit du bloc russe.
Après le couac de son discours
critique d’Alger à l’encontre de Moscou la gâteuse, Guevara ne devait pas
s’illusionner beaucoup sur ses chances de survie dans la fumeuse théorie des
focos pas encore privatisée. On peut en déduire raisonnablement qu’il a été
lâché par Castro et ses commanditaires de Russie. Le combat de Guevara n’était
pas celui du mouvement communiste de Babeuf à Lénine, ni celui du prolétariat.
Cela n’empêche pas de considérer qu’il a été très courageux, lâchement abattu,
mais que, pire encore, son meurtre est totalement récupéré par les héritiers du
stalinisme et de son bâtard le trotskisme. Pauvre Guevara.
EPILOGUE
Guerre aux
capitalistes, paix aux travailleurs…
La Commune de Paris a dépassé une
partie des concepts de la révolution française dite bourgeoise, de même la
révolution russe avait délaissé l’aspect émeutier et anarchiste des chambardements
sociaux de la deuxième moitié du XIXe siècle. Par extension les révolutions de
l’avenir auront pour tâche de dépasser les manquements inévitables de la
révolution d’Octobre, sachant que ces manquements ont été plus une conséquence
de l’isolement qu’une volonté d’accaparement et de profit des révolutionnaires
au pouvoir.
S’exporter ou périr, se replier
et mourir, tel a été le dilemme de la Révolution russe. Malgré sa fierté
d’avoir dépassé les cent jours de la Commune de Paris et jeté provisoirement
des bases pour réaliser l’idéal social que ne pouvait accomplir 1793, la
révolution russe a laissé plusieurs boulets traînés par l’idéologie stalinienne
et trotskienne : « la guerre révolutionnaire », les
« nationalisations », la soumission des organismes de défense économique
au parti politique puis la complète soumission des syndicats à l’Etat lorsque
le parti « prend le pouvoir », la terreur rouge, etc.
Les révolutions ne laissent
jamais un simple héritage. La révolution française de la fin du XVIIIème siècle
avait fourni une idée fausse de la contagion révolutionnaire par sa prétendue
« guerre révolutionnaire » de libération des peuples. On pouvait déjà
considérer que les peuples ne peuvent se libérer que par eux-mêmes, d’autant que
leur succédera la litanie « l’émancipation des travailleurs sera
l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », en tout cas pas d’une « armée
de travailleurs » ni d’une « armée de classe ». L’armée, même
relookée, possède tous les défauts décrits par Robespierre. Elle ne peut pas
être reconstruite en tant que telle pour la révolution.
Il reste toujours l’acquis
principal d’avoir porté atteinte à l’ordre établi. Le grand chambardement
croule sous les accusations d’utopie et de crimes impardonnables. On a même
laissé libre cours à l’adage : « une révolution c’est pire que la
guerre », alors que c’est l’inverse qui fut toujours terriblement vrai.
La révolution française, c’est
« guerre aux palais, paix aux chaumières », mais la guerre aux palais
signifia la misère dans les chaumières. Avec la révolution russe, les palais
ont disparu mais il n’y avait plus de quoi manger dans les chaumières.
La révolution française a fait
croire en une guerre exportatrice de la justice et s’est souillée dans les
conquêtes napoléoniennes. La révolution russe a montré, par son interruption de
la guerre mondiale, puis par l’échec de ses « guerres
révolutionnaires » que les guerres, y compris avec celles à prétention
révolutionnaire, rendent impossible l’extension du socialisme.
La révolution russe vient prouver
que pour libérer le prolétariat, et l’humanité dans son ensemble des chaînes du
profit et des guerres incessantes, la violence ne suffit pas, fusse-t-elle la
seule violence de la « guerre des rues ». La violence devient un
obstacle au socialisme si elle est prise en main par une armée rouge ou bleue.
Elle est une contre-indication si elle se transforme en terreur d’Etat
permanente qui caractérise l’affirmation de la contre-révolution stalinienne au
milieu des années 1920. La révolution demeure cependant un acte de violence
contre l’ordre établi et supposera toujours l’armement des masses. La violence
révolutionnaire, si les conditions d’une nouvelle révolution devaient se
présenter, impliquera une plus grande célérité à s’emparer des lieux du pouvoir,
étant donné les capacités modernes de destruction logistique de ce dernier.
La révolution russe a montré que
ce n’est pas sur le théâtre externe d’opérations de conquêtes avec des
baïonnettes coiffées du bonnet phrygien ou du conique chapeau des premiers
soldats de l’armée rouge, que peut avoir lieu le bouleversement généralisé du
système social, mais dans le théâtre interne de chaque pays à condition que les
révolutions soient simultanées ou se répandent. Une guerre territoriale
défensive reste toujours possible mais le prolétariat n’a pas de territoires à
défendre. Sa guerre est une guerre sociale. La lutte de classes n’est pas une
guerre de front comme lorsque deux armées bourgeoises s’affrontent pour
conquérir des territoires ou des marchés.
Les communistes de gauche avec
Boukharine et Kritsman ont été à la charnière du double échec, externe et
interne. La « guerre révolutionnaire » ne fut pas plus envisageable
que la prolongation de l’expérience désastreuse du « communisme de
guerre ». Ni guerre révolutionnaire, ni communisme dans un seul pays ne
pouvaient permettre d’attendre efficacement la révolution internationale. Le
socialisme ne peut être introduit ni « à pas de tortue », ni
« au galop échevelé » comme le crut successivement le même Boukharine
dans l’impasse du repli de plus en plus inexorable. Plus que toutes les
erreurs, déviations ou horreurs qui lui sont reprochées par les uns et les
autres, la révolution russe est tombée victime de l’ajournement de la
révolution internationale. Elle n’a plus d’objectif vraiment révolutionnaire
après la fin de la guerre civile en 1920. Elle tourne en rond comme une toupie
peinte en couleur kaki, puis on s’aperçoit que la pointe qui la fait tourner est
celle de l’irrésistible renforcement de l’Etat sous le masque de l’obscur apparatchik
militaire Staline.
Ce qui a pu paraître utopique –
généraliser l’expérience révolutionnaire aux pays développés - ne l’est plus
dans le « village mondial » aujourd’hui, parce que les mêmes maux
économiques frappent partout, parce que tout finit par se savoir, très vite.
Parce que le monde informatisé, filmé et numérisé en permanence, arrosé par des
milliers de satellites, est veillé jour et nuit par des robots de plus en plus
intelligents, mais qui restent de simples flics. Parce que le monde capitaliste
est fragile.
Une nouvelle expérience
révolutionnaire ne peut qu’être simultanée à plusieurs pays du fait de
l’interpénétration de l’économie mondiale, de la disparition du bloc russe, du
fait de la dépendance en ressources énergétiques épuisables. Ou échouer en
quelques jours à peine.
La Russie a pu tenir quelques
années parce qu’elle était un continent, parce qu’on l’a laissée isolée, parce
que tout le monde se fichait de ses millions de morts de faim. Aujourd’hui,
aucune nation, aucune aire géographique ne peut tenir isolément. Dans les
années cinquante, un Bordiga volait comme un moineau en persistant à dire que
« les marxistes » devraient encore soutenir des guerres à venir,
notamment « les guerres révolutionnaires entre pays avancés qui ont
dépassé le capitalisme et pays restés dans le capitalisme ou encore plus en
arrière[133] ». Pauvre Bordiga,
s’il vivait aujourd’hui, il aurait donc soutenu la « guerre
révolutionnaire » de Georges Bush contre l’arriéré Saddam Hussein ?
On ne peut pas rêver qu’il n’y
aura plus de guerre mondiale, laquelle aurait toutes les chances de détruire
plus gravement que les deux précédentes. L’apparition d’une situation
révolutionnaire a longtemps été imaginable seulement après une guerre perdue
pour les révolutionnaires du passé. Elle peut tout aussi bien surgir d’un
nouveau et brutal krach économique que d’une calamité naturelle (accident
nucléaire ou inondations massives) qui désorganisent la production et jette à
la rue des millions de prolétaires et la plus grande partie des couches
moyennes paupérisées à leur tour. Les révolutions ont toujours été vaincues sur
le plan militaire. De nos jours, toute victoire de société sur le plan
militaire est devenue impossible sans risque d’autodestruction. La guerre
généralisée n’est-elle pas devenue elle aussi caduque ou au demeurant d’autant
plus risquée qu’elle peut à nouveau provoquer l’ultime assaut
révolutionnaire ?
Aucun parti, aucun général ne
pourront remplacer la conscience et la participation active des larges masses
au projet de fondation de la véritable société communiste qui n’a jamais
existé.
Le monde peut être changé. Les
modes de production se sont succédés en déformant les individus vers des
objectifs parcellaires et étroits. La propriété privée n’est pas éternelle. On
n’a jamais vu un corbillard avec un coffre-fort dedans.
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Les furies 1789-1917 par Arno J. Mayer (Fayard).
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La Terreur sous Lénine de Jacques Baynac (réédition en
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La Révolution française par Jean-Paul Bertaud (ed
Perrin)
-
Œuvres incomplètes de Lénine et écrits dispersés de
Trotski.
-
La période héroïque du communisme de guerre par Lev
Kritsman.
Proposition de
QUATRIEME DE COUVERTURE
Au XVIIIe
siècle, la guerre a-t-elle jamais été vraiment révolutionnaire quand elle
a suivi la révolution?
Au tout début
du XXe siècle, la révolution a-t-elle été vraiment favorisée par la guerre qui
l’avait précédé ?
La révolution
de 1789-1794, révolution universelle a été inachevée et n’a pas favorisé
immédiatement la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. De son époque date
la notion de guerre populaire, bien que née dans des débats contradictoires où
Robespierre a affirmé initialement l’essentiel : ce sont toujours les
pauvres, même tirés au sort, que l’on envoie au casse-pipe. La dite révolution
bourgeoise ne s’est pas affirmée ensuite au XIXe siècle par le développement
d’une guerre révolutionnaire à partir d’un pays phare ; ce sont des
guerres intrinsèques ou géographiquement limitées qui ont amené les changements
de régime. Les deux révolutions industrielles ont été plus efficaces que la
théorie de la guerre imposant un nouveau mode de société.
La révolution
de 1917 a été diluée dans l’isolement, après avoir provoqué l’arrêt de la
guerre mondiale. Elle ne pût pas plus rompre cet isolement avec la théorie de
la guerre révolutionnaire. Malgré des virevoltes, Lénine, premier dénonciateur
de la trahison socialiste en 1914, a été amené à se rendre compte à son tour de
la caducité de la théorie de l’exportation de la révolution « à la pointe
des baïonnettes ».
Il fallait
donc examiner, rétroactivement, les avatars de cette théorie pour comprendre en
quoi elle était devenue depuis 1870 inopérante pour l’aile révolutionnaire du
mouvement ouvrier.
[1]
Cahiers de l’Herne, 1970.
[2] La veille de son arrivée à
Petrograd en 1917, Lénine avait affirmé qu’en cas de besoin, il était possible
d’envisager une guerre révolutionnaire pour le compte du socialisme
international (cf. Lettre d’adieu aux ouvriers suisses, OC T.XX p.65.70).
[3]
Ernest Kantorowicz, « Mourir pour la patrie et autres textes », ed
Fayard 2004.
[4] Réédition poche
Marabout/Hachette 1960, Les révolutions 1789-1848, p.62.
[5] Des enragés aux égaux,
p.41 (Cahiers Spartacus n°3).
[6] cf.
Michel Vovelle, Les Jacobins p.137.
[7] Il
s’agit de la victoire de Jourdan en Belgique contre l’Angleterre et la Hollande
en 1794 qui vient conforter la « guerre révolutionnaire ».
[8] Lettre aux communistes de
gauche italiens (aux partisans du cam. Bordiga), lettre de Léon Trotski du 25
septembre 1929 in Bulletin d’Information de la Fraction de Gauche italienne
n°2, sept. 1931.
[9] Clef des changements de
scène des « grands acteurs » de l’histoire, Il Programma Communista
n°23, 1964, republié et traduit in Invariance n°5, janvier 1969.
[10] Cité in Clef des
changements de scène des « grands acteurs » de l’histoire.
[11]
L’analyse des « communistes de gauche » et des
« socialistes-révolutionnaires » de gauche est inconsistante,
l’enfant adultérin du « traité honteux » n’est pas l’arrêt de la
révolution internationale, qui va rester menaçante jusqu’aux années 30 et au
triomphe du nazisme, mais la création de l’armée rouge en vue d’une hypothétique
« guerre révolutionnaire » sortant le bastion russe de son ornière.
Des millions de prolétaires ont continué à faire grève, à militer, à s’occuper
de politique plusieurs décennies après l’étouffement de la révolution russe, et
au nom de celle-ci sans tenir rigueur aux bolcheviks d’avoir été obligés de
signer une paix « honteuse » seulement pour les Robin des bois
anarchistes.
[12] Article « Sur la
défense de la révolution », Dielo trouda n°25, juin 1927.
[13] Cf.
notes de Hélène Stassova, rapportées par Souvarine dans son
« Staline », p.195. Cf. le célèbre slogan de Trotski pour
« habituer l’ouvrier au cheval » militaire : « Prolétaires,
à cheval ! » ; néanmoins la fameuse cavalerie rouge, ramassis de
marginaux déclassés s’illustra de façon sanglante aux ordres de l’ivrogne
illettré Boudionny, affidé de Staline.
[14] La politique de la
Terreur, p.160 et suiv.
[15] Troisième couplet de la
Marseillaise, quelque peu déiste et girondine, qui en comporte originalement 12
jamais enseignés à l’école républicaine où il eût été difficile de les
apprendre par cœur.
[16] Clef des changements de
scène des « grands acteurs » de l’histoire. Dans son ouvrage
« Russie et révolution dans la théorie marxiste », Bordiga considère
que la révolution française est le « modèle classique. » Il précise
qu’avec la révolution américaine il
s’agit « d’indépendance de colons blancs vis-à-vis d’un Etat européen et
non du renversement d’une classe dominante nationale. »
[17]
Certains historiens, Elie Halévy et longtemps après lui Arno Mayer, ont outrepassé
ce constat pour en déduire que l’aristocratie militaire allemande aurait
délibérément préparé la guerre de 1914, quitte à risquer un conflit européen, pour prendre les devants
face au danger du prolétariat, ridiculiser le socialisme et sortir de la guerre
comme parti de la victoire, alors que de toute manière la bourgeoisie a tenu
les rênes.
[18] La lutte des classes sous
la Première République, tome I, p.25.
[19] Histoire de la révolution
française, tome 1 p.660, ed Robert Laffont 1979.
[20] La révolution française,
p.235 (réédition Gallimard 2000).
[21]
Penser la Révolution française, p.165.
[22]
Penser la Révolution française, p.170.
[23]
« Robespierre et la guerre révolutionnaire » ed Marcel Rivière, 1937.
La version de la révolution française par Hippolyte Taine, père de tous les
historiens révisionnistes, est une constante aversion des révolutionnaires,
avec pour cible le « rhéteur, charlatan
et cuistre » Robespierre. Taine est d’autant plus
« teigneux » en 1875 que son ouvrage va être un best-seller
bourgeois, quatre ans après l’écrasement d’une autre révolution dérangeante, la
Commune de Paris.
[24]
Ibid.
[25]
« Je crois que nous allons déclarer la guerre (…) Les imbéciles, ils ne
voient pas que c’est nous servir, parce qu’enfin il faudra bien que toutes les
puissances s’en mêlent… La meilleure manière de nous servir est de bien nous
tomber sur le corps » (Lettre à Fersen, 9 décembre). Georges Lefebvre
écrira : « Ce fut l’initiative de Louis XVI qui précipita le
conflit ».
[26]
Georges Michon, Robespierre et la guerre révolutionnaire, p.46 et 65.
[27] La politique de la
Terreur, p.143.
[28]
Robespierre, politique et mystique, p.110.
[29] Cf. La chute de la
monarchie, ed du Seuil, 1972, p.250.
[30] Cf. L’ami du Peuple n°634 à
639. Marat se confond toujours avec le
peuple insurgé « à l’intérieur » : « A quoi devons-nous la
liberté, dit-il un jour, aux émeutes populaires ! » (in La chute de
la monarchie par Michel Vovelle, p.139).
[31]
Rumeur stupide qui sera reprise par le « girondin » Engels.
[32] Les œuvres complètes de
Lénine ne comportent cependant que trois fois le nom de Robespierre, et on ne
trouve pas de référence explicite à
l’incorruptible dans le célèbre cahier bleu des notes et citations pour
son ouvrage sur la question de l’Etat. Il est vrai que l’Etat jacobin fut un
Etat faible et de courte durée.
[33] Les
militants bordiguistes qui publient la revue Programme communiste font une curieuse analogie entre la Vendée
dite réactionnaire de 1793 et la répression de Kronstadt en 1921 :
« …ceux qui brandissent le drapeau noir de la malheureuse Vendée de
Kronstadt sur laquelle le Trotski que nous revendiquons n’hésita pas à abattre
l’impitoyable épée révolutionnaire ». Sauf que Bordiga estimait que la
révolution française n’était pas transposable sur la révolution moderne
soviétique. Pourtant le même peuple qui avait brûlé des châteaux en 1789 avait
rejoint les chouans, de même que les marins de Kronstadt de 1921 n’étaient
pas très différents de ceux de
1917 ; contre les laudateurs des massacres « tragiques mais
nécessairses » d’Etat à la Robert Camoin, c’est le pouvoir qui avait
changé de mains, le prolétariat était resté dans la même situation de
misère. Trotski eût du mal à justifier
cette répression lui-même, une fois pourchassé par le stalinisme, chose que les
petits bourgeois bordiguistes oublient de signaler. Plus loin, ils remarquent,
dans une diatribe contre Gramsci, leur bête noire, que celui-ci ne retenait
« tout au plus que l’aspect jacobin de la période d’ « économie
de guerre ». Analogie désuète avec la révolution bourgeoise. (article
Trotski et la gauche communiste italienne, n°51, avril 1971).
[34] Alan Forrest écrit :
« Les statistiques indiquent que le recrutement révolutionnaire comporte
une forte dose d’injustice et que l’idéal d’égalité est loin de se retrouver
dans les bataillons de 1793 (…) la Révolution accomplit un exploit qui
dépasse les prévisions les plus optimistes des contemporains en organisant une
armée moderne et disciplinée avec les recrues inexpérimentées de la levée en
masse. Les plaintes régulières des soldats reflètent une réalité fondamentale
que la bureaucratie révolutionnaire aurait préféré ignorer et qui est pourtant
inhérente à toute histoire du recrutement révolutionnaire – les nouvelles
recrues servent avec la plus grande répugnance et saisissent n’importe quel
prétexte pour échapper à la discipline et à la vie militaire. Sans police
moderne, civile ou militaire, les armées révolutionnaires sont incapables
d’empêcher les évasions… » (p.202 et p. 213de « La révolution
française et les pauvres »).
[35] Cf .
l’extraordinaire et volumineuse étude de Jean Nicolas : « La
rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789).
[36] Sur ces questions, voir
Michel Vovelle, La découverte de la politique (ed La découverte, 1992).
[37] La lutte de classes sous
la Première République, p.57.
[38] Le
Défenseur de la Constitution n°1.
[39]
Discours du 13 juin à la société des jacobins.
[40] De son vivant Robespierre
est souvent qualifié à outrance dans les polémiques de dictateur ;
Saint-Just objecta alors un jour à Carnot qu’on n’avait guère vu de dictateur
qui ne se crée pas d’abord un parti dans l’armée (source : Emmanuel Berl,
le 9 thermidor, Hachette 1965).
[41] La
Révolution française, p.179.
[42] Grandeur et misère de
l’individualisme français, (ed La palatine, 1962). Il cite René Grousset qui
note l’importance de l’engagement passionnel jacobin pour mobiliser les
masses : « L’histoire peut assez facilement imaginer ce qu’il serait
advenu de notre pays si en 1793, au lieu de rencontrer en face d’elle l’énergique
impulsion du Comité de Salut public l’invasion des coalisés ne s’était trouvée
en présence que de théoriciens feuillants ou du fédéralisme girondin. »
[43] « Jacques Roux
contre la vie chère », Cahier Spartacus n°3, 1972.
[44] Ibid p.79.
[45] Cf. Daniel Guérin, tome I, p.59.
[46] Guérin, op.cit. p77.
[47] Cf. Guérin, p.197.
[48] Cette mise en scène à la manière antique qui
prétendait donner tout son lustre universel à la révolution française n’a rien
à voir avec le culte artificiel d’un Lénine empaillé sur la place rouge (décision
de Staline imposée malgré les protestations énergiques des proches ;
l’embaumement aurait permis d’éliminer les viscères et toute recherche légiste
sur un fort peu probable empoisonnement comme l’imagina Trotski). Le Lénine
sous vide et réfrigéré n’est-il pas plutôt une concession à perpétuité aux
reliques sacro-saintes de l’orthodoxie inusable de la Russie éternelle ?
Comme Robespierre et Lénine, Staline n’avait-il pas compris qu’on ne peut pas
supprimer la religion par décret ? Et que le pouvoir doit composer avec
ses instances terrestres.
[49] P.758, tome II.
[50] Voir le précis et
excellent « Le roi s’enfuit » de Timothy Tackett (ed la découverte,
2004).
[51] La politique de la
Terreur, p.127. Gueniffey n’est qu’un mandarin universitaire, pas un
révolutionnaire ; il s’apparente aux historiens révisionnistes à la Furet
et Courtois par ses piques anti-révolutionnaires qui jalonnent son
ouvrage : « la Terreur est une fatalité de toute révolution
considérée comme modalité de changement », « la réalité atroce de toute
révolution », « la radicalisation de la politique révolutionnaire
engendre la guerre et la terreur », « La Terreur est en révolution la
forme même de la justice ». (p.226) Il ne se gêne guère pour piquer des
idées à Robespierre, sans mention de la source, comme je l’ai déjà indiqué.
[52]
Cf . Arno Mayer page 166.
[53] Certains historiens ont
récemment fait provenir l’apparition du climat de peur de l’invasion, puis du
recours à la terreur du traumatisme, de la trahison du roi ou comme un héritage
de la violence de l’Ancien régime ;en particulier l’intéressant ouvrage de
Timothy Tackett (Le roi s’enfuit ou l’origine de la terreur).
[54]
Etudes sur Robespierre, écrits de 1920, ed Messidor p.58-59. Mathiez est
fortement impressionné à l’époque dans sa réflexion sur la Révolution
française, voire « russifié » par l’atmosphère qui découle de
l’ébranlement provoqué par la révolution bolchevik. Il en ressort qu’il
explique la révolution française par ce qu’il perçoit confusément de la
révolution russe. On oublie souvent que les historiens écrivent ou réécrivent
l’histoire selon les critères et les impressions de leur temps.
[55] Daniel Guérin tome II,
p.47.
[56] La
révolution en question par Jacques Solé (ed du Seuil, 1988).
[57]
Ibid. p.194-195.
[58] Cf.
Chapitre : La révolution française est terminée, p.93-94. Il affirme
même : « la terreur et la guerre sont deux héritages jacobins »,
ce qui est doublement faux pour la guerre et réducteur pour les circonstances
de l’application de la terreur. Robespierre avait parfaitement prévu que la
logique de guerre produirait un Bonaparte, et qu’elle allait revitaliser
l’esprit archaïque de croisade de « l’honneur » aristocratique. Furet
ne peut donc rien comprendre à Thermidor.
[59]
Henri Guillemin est un des rares avec Georges Michon, à avoir perçu cette
dimension de fond de la guerre de 1792
qui « répond à des mobiles de politique intérieure », cf. p.101 de
son Robespierre aux éditions du Seuil, 1987. Il cite souvent Robespierre à ce
sujet : « C’est Paris que l’on veut détruire ; il s’agit non de
dompter les factieux de Coblentz, mais de châtier les factieux de l’Assemblée
nationale et de la capitale. »
[60] cf.
Guillemin p.131 et 132. Ce que Michelet, sortant un peu de ses délires,
confirme : « il y avait un avantage sans nul doute (…) à donner des
cadres militaires à ces masses confuses dont une partie, s’écoulant vers
l’armée, aurait allégé Paris. » Le girondin Roland, lui, dit qu’il fallait
éloigner les milliers d’hommes sous les armes « aussi loin que les
porteront leurs jambes » « ou bien ils viendront nous couper la
gorge » (cf.P.Gueniffey, p.134)
[61] L’ancien régime et la
Révolution, p.68. Il ajoute p.70 : « Comme elle avait l’air de tendre
à la régénération du genre humain plus encore qu’à la réforme de la France,
elle a allumé une passion que, jusque là, les révolutions politiques les plus
violentes n’avaient jamais pu produire. »
[62] En
1843, Engels montrait déjà en exemple aux Chartistes anglais la Révolution
française, expliquant qu’elle « développa la démocratie en Europe »,
ce qui est faux à l’époque et après, et que cette révolution avait produit deux
éléments : Napoléon et Babeuf, ce qui est pour le moins réducteur. Comme
l’a dit Soboul, le passage au capitalisme n’a pas été un processus simple et il
a fallu longtemps avant qu’il ne triomphe vraiment politiquement et
économiquement. La révolution française avait simplement « déblayé la voie
devant le capitalisme » et reste la principale révolution universelle
avant la révolution russe.
[63]
Pages 332 et 333 des « Ecrits militaires ».
[64]
pages 517 et suivantes des « Ecrits militaires ».
[65] page
611 des « Ecrits militaires ».
[66] Daniel Guérin, tome II,
p.478.
[67] Daniel Guérin, tome II,
p.290.
[68] Daniel Guérin, tome II,
p.338. Sur l’organisation du coup d’Etat voir aussi Jean-Paul Bertaud, p.272 et
Emmanuel Berl p.142 et D.Guérin p.303, p. 323
et suiv. du tome II.
[69] Cité par D.Guérin, p. 267
du tome II.
[70]
Notamment p.88-89 de Penser la révolution française. Avec ce radotage
réactionnaire répété : « la terreur fait partie de l’idéologie
révolutionnaire », ou cette ânerie : « Il n’y a pas de
circonstances, il y a une révolution qui se nourrit des
circonstances » ! Roger Dupuy explique que la terreur semble bien
plutôt avoir échappé à ses utilisateurs successifs (cf.La politique du peuple,
p.134, ed A.Michel).
[71] On présente de façon
erronée le même objectif à la loi de juin 1794 (22 prairial) qui inaugure la
deuxième période de terreur comme dûe aux attentats manqués contre Robespierre
et Collot d’Herbois, alors que Couthon avait déjà préparé depuis longtemps
cette loi comme mesure d’ordre de l’Etat affaibli.
[72]
L’ouvrage officiel des PUF, L’Europe de 1789 à 1848, l’établit pourtant bien,
page 63.
[73]
Albert Soboul, page 88.
[74]
Albert Soboul, page 91.
[75] La guerre de Vendée et le
système de dépopulation, 1794 (p.93) ed Tallandier 1987.
[76]
Celle-ci signifie l’arrêt de la révolution bien que la Convention puis le
Directoire en conservent les apparences . Mais si d’abord ils sont réjouis
de la fin de la terreur rouge, les sans-culottes et les babouvistes ne tardent
pas à déchanter, ce sont bien les « ci-devant » qui ont repris le
pouvoir et qui vont leur faire subir une répression équivalente, la terreur
blanche.
[77] Cité
par Michel Vovelle, Les Jacobins, ed La découverte p.31, 1999.
[78]
Albert Soboul, page 101.
[79] La conscription
obligatoire ne fût jamais universelle, les plus riches restant toujours exempté
du don du sang patriotique. Alain
Forrest, dans « La révolution française et les pauvres », le démontre
amplement.
[80] Furet, qui nous fournit cette citation, croit
enfoncer un peu plus Robespierre, mais il est obligé de reconnaître que le
pouvoir jacobin institue l’essence même de ce que seront nos Etats modernes,
fondés sur une terreur plus totale, à travers la juste critique de Marx à la
vision robespierriste de l’Etat « vertueux ». Marx dans la Sainte
Famille a montré que la terreur c’est l’Etat devenant à lui-même sa propre fin,
et dont le dernier acte sera la prise du pouvoir par Bonaparte qui « accomplit la Terreur en remplaçant la
révolution permanente par la guerre permanente. »
[81]
Notes et fragments sur la révolution russe.
[82] Cf.
Arno Mayer, page 473.
[83] Cf.
Audouin-Rouzeau, La France dans la guerre de 1870 (ed A.Colin, 1989).
[84] Le
problème de la guerre, par Mitchell dit Jehan, membre de la Gauche communiste
en Belgique (LCI) in Bulletin d’étude et de discussion n°2 (1935).
[85] Le siècle soviétique de
Moshe Lewin, p.348-349.
[86] Sur
la notion d’honneur face à la guerre nationale, je ne résiste pas à citer le
journal Les Révolutions de Paris qui soutint Robespierre en décembre
1791 : « On parle d’honneur du peuple français. Depuis que le peuple
français tâche de devenir libre, ce mot est vide de sens. Si la révolution
n’est pas un rêve, celui qui parle encore d’honneur aux français, les avilit et
les met au rang des plus vils esclaves… On assure que cette guerre ne sera pas
longue. Et qui vous l’a dit ? Il en est de la guerre comme de tous les
fléaux ; on sait quand ils commencent, on ne sait pas quand ils finissent,
que d’incidents, de revers, d’échecs on peut essuyer… La prétendue gloire des
armes a toujours et partout causé la ruine et l’esclavage des peuples. »
[87] cf. Arno Mayer, Furies, p.524.
[88] Jugé après l’attentat
contre le siège du parti communiste à Moscou (le 25 septembre 1919 dit de
Kovalévitch), le SR Tchérépanov rappelle que l’insurrection du parti populiste
en juillet 1918 avait pour projet de « rompre le traité
contre-révolutionnaire de Brest-Litovsk ». Le coup d’Etat mou des
socialistes-révolutionnaires et ce dernier attentat manifestaient une conscience
très blanquiste et nationale de la dynamique révolutionnaire… Tchérépanov
s’emporte ensuite contre ses juges : « Ce qui se passe actuellement
n’est qu’une véritable robespierrade ! » A chacun ses références.
[89]
Thèses sur la question de la conclusion immédiate d’une paix séparée et
annexionniste, 20 (7) janvier 1918, Œuvres t.35, p.246. Avec ses variations et
supputations sur la possibilité, quand même, de la guerre révolutionnaire,
Lénine fut prêt à s’allier même avec le diable, c'est-à-dire les armées de l’Entente
au mois de février, comme le signale Guy Sabatier dans la postface au livre des
Socialistes-Révolutionnaires de gauche, Cahiers Spartacus n°122.
[90] Albert Mathiez, Girondins
et Montagnards, p.43.
[91] La
plupart des articles des communistes de gauche n’ont pas été traduits du russe,
mais les ed. Spartacus en ont fourni une sélection (cf. cahier Spartacus n°122,
p.24 et suivantes).
[92] cf.
Souvarine, p.198-199.
[93]
Ernst Kantorowicz rappelle que : « le but des croisades a le plus
souvent, et toujours dans les premiers temps, été formulé en termes de guerre
défensive, une défense des frères chrétiens et des églises de Terre sainte, et
non présenté comme une guerre d’agression contre les infidèles. » (cf.
p141 de « Mourir pour la patrie »)
[94] Page
652 des Ecrits militaires, extrait d’une lettre de Marx à Engels, du 17 août
1870.
[95]
Œuvres complètes, t.15, p.261.
[96] Il
faut remarquer que dans son ouvrage titré « la révolution russe »,
Rosa ne revient pratiquement pas sur son article initial « la tragédie
russe » qui était centré sur Brest-Litovsk, ce n’est donc plus important
pour elle. Elle a dès lors des critiques plus sérieuses à faire sur
l’autodétermination et la question agraire. Elle est par exemple
particulièrement dure contre la classe moyenne qui a boycotté la révolution à
ses débuts.
[97]
« Le gros de l’armée prolétarienne mondiale » qui était-ce ?
selon le brouillon de Rosa : une armée rouge mondiale virtuelle ? Ou
le prolétariat organisé dans ses conseils et milices ? Inexistant à peu
près partout sauf en Allemagne.
[98] Vie et mort de Léon
Trotsky, tome I, p.94 (ed Maspéro 1973).
[99]
Cahier Spartacus n°122, p.27.
[100] cf.
Œuvres, T.27. Et un souci particulier de la Russie en tant que telle qui avait
eu de quoi indisposer Gorter qui n’avait pas oublié un n°23 de Naché Slovo,
revue du jeune Trotski en 1915, qui écrivait : « Craignons de tomber
dans la tendance messianique national-révolutionnaire qui incite à considérer
son Etat-nation comme destiné à conduire l’humanité au socialisme. »
[101] p.
26 Les SR de gauche dans la révolution russe (cahier Spartacus n°122).
[102]
L’Internationale n°25 du goupe Union Communiste, 5 janvier 1937.
[103] Au
VIIe congrès du parti en mars 1918.
[104]
Ecrits militaires, tome 1, ed L’Herne 1967. Dans « Ma vie », Trotski
décrit son combat contre l’arriération du partisanat : « le chaos des
entreprises de partisans était l’expression même des dessous ruraux de la
révolution. »
[105]
Ibid.
[106]
Victor Serge a écrit les pages les plus lucides sur cette période, délimitant
les trois événements qui signent le reflux révolutionnaire : la
soviétisation forcée de la Géorgie, la répression de Kronstadt et l’échec de
l’insurrection à Berlin (p.122 et 123 de son ouvrage sur Trotsky, tomeI).
[107]
Dans un pamphlet intéressant – Faut-il brûler Lénine ? – Bruno Guigue
démonte très bien les abus et amalgames de l’école révisionniste des Furet et
Courtois. Après avoir expliqué que la terreur rouge ne fit que répliquer à la
terreur blanche, infiniment plus meurtrière, il signale que les camps
d’internement ouverts pendant la guerre civile furent fermé dès 1922, et bien
loin de préfigurer le goulag.
[108] La
fin de la Première Guerre mondiale en novembre 1918 avait annulé le traité de
Brest-Litovsk (13 novembre).
[109] Le
brutal Staline considérait avec mépris ce type de discours internationaliste,
vers 1920 il parla de Trotski ainsi : « cet individu qui ne comprend
pas la différence qui existe entre l’armée et la classe ouvrière », pour
ridiculiser son projet de militarisation des syndicats, mais Staline avait bien
compris la différence entre les deux et que l’armée serait plus adaptée à sa
prise du pouvoir.
[110]
M.Heller et A.Nekrich, dans L’utopie au pouvoir, écrivent : « Lénine
avait commis la même erreur que Pilsudski. Ce dernier avait imaginé que l’on
pouvait apporter l’indépendance d’un peuple à la pointe des baïonnettes, Lénine
lui était sûr qu’on pouvait lui apporter le communisme. »
[111] cf.
Arno Mayer, p.260.
[112]
Ibid, p.211.
[113]
Doctrine militaire et marxisme, in Ecrits militaires.
[114]
Savoir militaire et marxisme, ibid. Dans sa théorisation de la terreur rouge,
Trotski ne s’embarrasse pourtant pas de « morale ».
[115]
Bruno Guigue tape à côté de la plaque en embellissant ce congrès en tant que
guide du XXe siècle à toutes les supercheries nationales tiers-mondistes (cf.
Faut-il brûler Lénine ?).
[116]
« Staline », tome II, p.278.
[117]
« Staline », tome II, op.159.
[118]
Ibid, p.171-172.
[119]
Lettre à Lénine, 11 janvier 1919, in Pierre Broué p.262-263.
[120] L’invocation de la légende de Makhno est le
must du radicalisme pour le snobisme des anarchistes parisiens.
[121] Discours
aux officiers autrichiens, Vienne 1918 (p.457 des Œuvres politiques, ed Albin
Michel, 2004)
[122]
Staline, l’homme et son temps, ed Gallimard 1977.
[123]
Moshe Lewin puise amplement dans ce témoignage plus que dans les archives
ouvertes qui, finalement, corroborent l’authenticité de l’internationaliste
persécuté.
[124] Sur
cette période on ne trouve aucun développement d’historiens, aucune précision
non plus chez Trotsky sur le déroulement de ce « labour ».
[125]
Moshe Lewin p.48.
[126]
Baynac commet une lourde erreur en écrivant « les soldats de Trotski sont
entrés à Tbilissi », ce sont bien par contre des soldats aux ordres du
commissaire Staline, et dans le dos du comité central.
[127]
Moshe Lewin, Le siècle soviétique p.42. L’auteur se sert utilement des
révélations contenues dans les archives ouvertes et qui vont toutes dans le
sens contraire aux Courtois et Volkogonov : Staline n’est pas le fils
spirituel de Lénine - comme la gauche communiste l’a toujours proclamé dans son
isolement et son ignorance par les mass médias – mais un héritier débile des
tsars dont l’orthodoxie marxiste procède de la religion orientale et du
chauvinisme grand-russien. Dans le livre de Baynac en 1975 on trouvait déjà des
éléments essentiels en particulier dans l’article de David Charachidzé : « Henri
Barbusse, les soviets et la Géorgie » (p.295 en édition de poche).
[128]
Trotski par P.Broué, p.286.
[129] Ce
rappel est fait par Mitchell in « Parti-Internationale : l’Etat
soviétique », Bilan n°25, p.838. Il ajoute : « il est faux de
vouloir inférer une politique révolutionnaire des succès économiques de l’Etat
prolétarien. »
[130]
P.513 de son « Lénine ».
[131] Cf.
Jean Ellenstein p.94.
[132] Les
fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, p.93.
[133] Les
grandes questions historiques de la révolution en Russie in Discontinuité n°21,
traduction de François Bochet.
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