"Explorateurs en lendemains" (?) nous a fait parvenir ce texte d'excellente qualité dont nous aimerions disposer des parties précédentes et ultérieures. Pour une fois que quelqu'un élève le débat contre les simplismes et récurrences du "danger islamiste". Ce texte a été envoyé aussi aux personnalités, cercles du milieu maximaliste, R.Goodfellow, et groupes pol comme le PCI, le CCI et la FGCI. (j'ai corrigé quelques fautes)
6/
MARX/ENGELS ET L’AIRE
ARABE
Marx
et Engels ont échangé une correspondance au sujet des
caractéristiques de l’aire
arabe. Dans une lettre du 26 mai 1853 Engels commente un livre du
révérend Charles Forster, « La géographie historique de
l’Arabie ».
Il en tire une série de remarques sur l’histoire
des tribus arabes et l’identité
d’origine
des arabes et des hébreux:
« 1.
La prétendue généalogie de Noé, Abraham, etc.qui figure dans la
genèse est l’énumération
assez exacte des tribus de bédouins qui existaient alors selon leur
plus ou moins grand degré de parenté dialectale. Comme on sait, les
tribus de bédouins continuent de s’appeler
de nos jours les Beni Saled, les Beni Jussuf, etc., c.à.d fils d’un
tel ou d’un
tel. Cette dénomination produit d’un
mode de vie patriarcal, donne finalement naissance à ce genre de
généalogie. L’énumération
que fait la genèse se trouve plus ou moins attestée par les anciens
géographes et les voyageurs modernes attestent que ces noms anciens
subsistent encore la plupart du temps avec des modifications
dialectales. Mais ce qui en découle, c’est
que les Juifs ne sont eux-mêmes qu’une
petite tribu de bédouins parmi les autres que certaines
circonstances locales, un mode d’agriculture,
différencièrent des autres bédouins. »
La
différenciation entre arabes et juifs repose donc sur des données
parfaitement matérialistes et non pas religieuses. Les distinctions
religieuses découlant de la différenciation ultérieure dans la
structure économique et sociale du fait de circonstances
géo-historiques ayant conditionné une certaine évolution de
l’activité
productive.
En
outre, même dans la religion Engels décèle une souche commune et
ramène les religions juive et musulmane à un vieux fond monothéiste
commun tout en expliquant les différences par la séparation entre
nomades et sédentaires déjà évoquée:
« En
ce qui concerne le charlatanisme religieux, les vieilles inscriptions
du Sud ou prédomine encore la tradition monothéiste (comme chez les
indiens d’Amérique)
vieille tradition nationale arabe, et dont la tradition hébraïque
n’est
qu’une
faible partie, ces inscriptions tendent à prouver que comme tout
mouvement religieux, la révolution religieuse de Mahomet était une
réaction pure et simple, un soit disant retour à la simplicité et
à la tradition anciennes. Une chose m’apparaît
maintenant avec évidence: cette prétendue sainte écriture juive
n’est
rien d’autre
que la transcription de l’antique
tradition religieuse et tribale des anciens Arabes qui s’est
trouvée modifiée du fait que très tôt les Juifs se séparèrent
de leurs voisins issus de la même souche mais nomades. Cette
évolution historique distincte s’explique
par le fait que, du côté Arabe, la Palestine n’est
bordée que par le désert, qui est un pays bédouin. »
Dans
« La naissance de l’Islam »,
de Toufic Fahd, on trouve un commentaire qui renforce le point de vue
d’Engels
au sujet du monothéisme primitif des arabes et sur son appréciation
de la réaction religieuse mahométane :
« Al-Lâ
ou Allâh, forme assimilée d’al-Ilâh,
l’équivalent
de l’accadien
Il et du cananéen El, désignait comme ces derniers, la divinité
impersonnalisée et se confondait couramment avec la première
personne de la trinité sémitique, constituée par le Père, la Mère
et le Fils. L’importance
prise par la Mère, al-Uzzä, par le fils Hubal, et par les deux
filles , al-Lât et Manât, avait éclipsé Allâh, le père de tous,
le Dieu universel. La mission de Mahomet consistera à redonner sa
place de premier et d’unique
à Allâh, ainsi qu’avait
fait Abraham pour Elohîm et Moïse pour Yahvé.
Dans
l’esprit
de Mahomet, le monothéisme primitif des Arabes était indéniable.
Il s’agissait
d’y
retourner. » (p651 Histoire des religions II La Pléiade )
Au-delà
de ce caractère originel de la religion musulmane et de son
aspect
de réaction et de retour aux sources il faudra déterminer ce qui en
fait l’originalité
et en quoi cela répondait à des données matérielles et
historiques propres à cette aire et aux relations qu’elle
entretenait avec les aires environnantes. On trouve des éléments
intéressants dans l’ouvrage
de Maxime RODINSON sur la vie de Mahomet.
Au
sujet des invasions arabes, Engels rappelle que les tribus arabes
n’ont
pas surgi du désert pour la première fois soudainement sous Mahomet
mais qu’elles
ont régulièrement progressé dans toute cette aire, ce qui est
important pour démystifier le caractère surnaturel de ces
invasions:
« «2.
En ce qui concerne cette grande invasion arabe dont nous parlions
autrefois: le livre fait apparaître que, tout comme pour les
Mongols, les invasions bédouines furent périodiques, que l’empire
assyrien et celui de Babylone ont été fondés par des tribus
bédouines à l’endroit
même ou plus tard s’élèvera
le califat de Bagdad. Les Chaldéens, fondateurs de l’empire
babylonien, vivent encore dans la même localité et sous le même
nom, les Beni Chaled. L’édification
de grandes villes comme Ninive et Babylone s’est
faite exactement de la même façon que la fondation, il y a 300 ans
aux Indes orientales, à la suite des invasions afghane, tatare etc.
de villes gigantesques analogues, Agra, Dehli, Lahore, Multan.
L’invasion
musulmane perd par là même beaucoup de son caractère singulier. »
Non
seulement l’invasion
arabe musulmane n’est
pas véritablement originale puisque l’on
retrouve le même phénomène avec les Mongols, les Tatares, etc.
peuples également nomades, mais encore toute l’aire
orientale arabe actuelle était depuis longtemps et régulièrement
investie et occupée par des tribus arabes depuis la plus haute
antiquité, et notamment à l’emplacement
des capitales des empires de l’antiquité.
En
outre Engels rappelle que les Arabes de l’époque
pré islamique avaient atteint un degré élevé de civilisation et
ne pouvaient donc pas être considérés uniquement comme des
bédouins:
«
3. Il semble que dans le Sud Ouest, là où ils s’étaient
sédentarisés, les Arabes aient été un peuple aussi civilisé que
les Egyptiens, les assyriens, etc. comme l’attestent
leurs monuments. »
Dans
une lettre du 2/06/1853 Marx reprend ce sujet :
«
Au sujet des Hébreux et des Arabes ta lettre m’a
beaucoup intéressé. D’ailleurs:
1. On peut prouver, dans toutes les tribus orientales, un rapport
général entre la sédentarisation d’une
partie de celles-ci et la persistance de la vie nomade chez les
autres, depuis que l’histoire
existe.1
2. Au temps de Mahomet, la route commerciale d’Europe
en Asie avait changé considérablement de parcours et les villes
d’Arabie
qui avaient eu une grande part au trafic avec l’Inde
etc. , se trouvaient commercialement en décadence, ce qui a en tout
cas aussi provoqué cette évolution. » (Correspondance tome
III éditions sociales)
Toutes les sociétés orientales évoluent depuis le passage du stade
chasseur/cueilleur au stade agriculteur/éleveur au travers de ce
rapport général entre sédentaires et nomades. D’autre
part la question du rôle des changements de voies commerciales dans
la révolution islamique est à mettre en rapport avec le
développement de la valeur d’échange
dans toute cette aire et avec les conséquences sur l’organisation
communautaire des Arabes, en particulier des bédouins dont la survie
était en étroite liaison avec les villes commerçantes.
Marx
poursuit:
« 3.
En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une
question générale, à laquelle il est donc facile de répondre:
pourquoi l’histoire
de l’Orient
se présente-t-elle comme une histoire des religions?
Sur
la constitution des villes en Orient, il n’y
a pas de lecture plus parlante, plus brillante et de plus
convaincante que le vieux François Bernier (pendant 9 ans médecin
d’Aurangzeb),
« Voyages contenant la description des états du grand Moghol,
etc. » Il explique aussi les questions militaires, le mode
d’approvisionnement
de ces grandes armées, etc. »
C’est
de la lecture de Bernier que Marx va tirer une remarque fondamentale
sur l’histoire
de l’Orient:
« Bernier
décèle très justement la forme fondamentale de tous les phénomènes
de l’Orient
- il parle de la Turquie, de la Perse, de l’Hindoustan
- dans le fait qu’il
n’existait
pas de propriété foncière privée. Et c’est
là la véritable clef même du ciel oriental. »2
A
quoi Engels répond dans une lettre du 6/06/1853 en confirmant et en
développant sur les fondements matériels et historiques de cette
absence de propriété foncière privée:
«
L’absence
de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient.
C’est
là-dessus que repose l’histoire
politique et religieuse. Mais d’où
vient que les Orientaux n’arrivent
pas à la propriété foncière, même pas sous forme féodale? Je
crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions
du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du
Sahara, à travers l’Arabie
, la Perse, l’Inde
et la Tatarie, jusqu’aux
hauts plateaux asiatiques. L’irrigation
artificielle est ici la condition première de l’agriculture
; or, celle-ci est l’affaire,
ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central.
En Orient, le gouvernement n’avait
jamais que trois départements ministériels: les finances (pillage
du pays), la guerre ( pillage du pays et de l’étranger),
et les travaux publics, pour veiller à la reproduction. Aux Indes,
le gouvernement britannique a réglé les numéros 1 et 2 et jeté
complètement par-dessus bord le numéro 3 - et l’agriculture
indienne va à sa perte. La libre concurrence subit là-bas un échec
complet. »
Mais
il amène un élément pour expliquer le déclin commercial des
Arabes avant Mahomet, et ceci en lien avec les caractéristiques
propres à l’Orient
ci-dessus précisées:
«
Cette fertilisation artificielle du sol, qui cessa dès que les
conduites d’eau
se détériorèrent, explique le fait, autrement bien étrange, que
de vastes zones soient aujourd’hui
désertes et incultes, qui autrefois étaient magnifiquement
cultivées ( Palmyre, Petra, les ruines du Yémen, x localités en
Egypte et en Perse, et dans l’Hindoustan);
ceci explique également qu’une
seule guerre dévastatrice ait pu dépeupler un pays pour des siècles
et le dépouiller de toute sa civilisation. C’est
dans cet ordre d’idées
que se situe également , je crois l’anéantissement
du commerce de l’Arabie
méridionale avant Mahomet, que tu considères très justement comme
un des éléments capitaux de la révolution mahométane. »
Les
conditions prédominantes dans tout l’Orient
déterminent l’existence
et la pérennisation du MPA qui a besoin du système d’irrigation
des terres. Mais les guerres, souvent menées par des peuples nomades
poussés par la surpopulation ou l’appauvrissement
des pâturages, ou des royaumes rivaux, peuvent anéantir rapidement
et pour des siècles la civilisation dans ces aires en réduisant les
infrastructures à des ruines. Le développement du commerce et par
conséquent le mouvement de la valeur d’échange
en sont eux-mêmes ruinés. Ce qui influe sur les voies du commerce
mondial et notamment entre Orient et Occident:
« Je
ne connais pas avec assez de précision l’histoire
du commerce des six premiers siècles de l’ère
chrétienne pour pouvoir juger dans quelle mesure des causes
matérielles générales , à l’échelle
mondiale, firent préférer la voie commerciale qui par la Perse mène
à la mer Noire, et par le golfe Persique , à la Syrie et l’Asie
Mineure, à la route qui empruntait la mer Rouge. Il est une chose en
tout cas qui ne fut certainement pas sans grandes conséquences:
c’est
la sécurité relative des caravanes dans l’empire
persan bien gouverné des Sassanides, alors que le Yémen fut, de 200
à 600, constamment asservi, envahi et pillé par les Abyssins. »
Ainsi
il est parfaitement clair que sous l’effet
de différentes causes historiques les voies commerciales s’étaient
déplacées de la Mer Rouge vers le Golfe Persique. Parmi ces causes,
les guerres menées par les Ethiopiens en Arabie méridionale,
appuyés par les Byzantins en guerre permanente avec la Perse avaient
provoqué le déclin de la civilisation arabe du Sud:
« Les
villes de l’Arabie
méridionale, encore florissantes sous les Romains, n’étaient
au VII° siècle que de véritables déserts de ruines ; en 500 ans,
les Bédouins du voisinage s’étaient
appropriés sur leurs origines des traditions fabuleuses et purement
mythiques (voir le Coran et l’historien
arabe NOVAÏRI); et l’alphabet
avec lequel leurs inscriptions étaient composées était presque
totalement inconnu, bien qu’il
n’y
en eût pas d’autre,
de sorte que l’écriture
était tombée de facto dans l’oubli
. Des choses de ce genre supposent, non seulement un refoulement,
provoqué par des conditions commerciales générales, mais une
destruction directe et brutale, telle que seule l’invasion
éthiopienne peut l’expliquer.
L’expulsion
des Abyssins eut lieu environ 40 ans avant Mahomet et fut
manifestement le premier acte du réveil national arabe, qui était
en outre exacerbé par des invasions persanes venues du Nord qui
s’avancèrent
presque jusqu’à
La Mecque.»
Engels
tire donc aussi une série de remarques sur les superstructures
idéologiques et il conclut ainsi sur Mahomet:
« Je
ne vais aborder que ces jours-ci l’histoire
de Mahomet lui-même; mais jusqu’à
présent , elle me semble présenter le caractère d’une
réaction bédouine contre les fellahs des villes, sédentaires mais
en déclin, en pleine décadence religieuse aussi à l’époque,
qui mêlaient un culte de la nature abâtardi à un judaïsme et un
christianisme également abâtardis. »
Nous
ne savons pas si Engels a poursuivi ses recherches sur ce point, mais
son analyse nous paraît à ce moment trop unilatérale, ne tenant
pas assez compte de la lutte au sein des villes mêmes et par
conséquent de la différenciation de classe à l’intérieur
des tribus citadines, comme à La Mecque dans la tribu des
Qorayshites.
Cette
différenciation a été produite par le développement du commerce
et l’autonomisation
de la valeur d’échange
dans des villes dont la situation était privilégiée, rapprochant
certaines couches de ces tribus, écartées des richesses ou du
pouvoir de décision, des Bédouins qui étaient directement frappés
par les troubles du VI° siècle et par une probable tendance à la
surpopulation relative aux conditions du moment.
Il faut notamment tenir compte du fait qu’une
civilisation ancienne exista tant dans l’actuel
Sahara que dans les déserts d’Arabie,
et que les actuelles oasis ne sont plus que l’évocation
de grands lacs dont l’assèchement,
sous l’effet
de changements climatiques naturels, a probablement été accéléré
par les déboisements et l’élevage,
en particulier des ovins, rendant la situation des populations de ces
contrées de plus en plus difficile et dépendante des flux
commerciaux et de leurs fluctuations. Ainsi les tribus de Bédouins
qui dépendaient du commerce de l’Arabie
du Sud ont du subir de plein fouet la décadence de cette région et
les remaniements des routes commerciales, alors que celles de la
région de La Mecque semblent au contraire en avoir profité.
Les
conflits d’intérêts
ont ainsi frappé les relations entre tribus mais encore entre clans
et entre membres d’un
même clan. Mais les conditions générales ne permettaient pas non
plus l’émergence
des classes sociales modernes, d’où
la nécessité de trouver pour la classe des marchands une forme de
domination qui s’adapte
au fondement tribal tout en unifiant les tribus contre les perses et
les byzantins. Le développement de la valeur d’échange
devait être favorisé en évitant qu’il
ne dissolve les liens communautaires. D’où,
comme pour les juifs, le rôle d’intermédiaires
marchand entre orient et occident joué par les arabes durant tout le
moyen-âge, et le rôle des croisades occidentales pour essayer de
les en débouter.
Par
la suite, le développement de la « civilisation islamique»
est déterminé par ce rôle joué par les arabes, après
l’unification
de la péninsule arabique et les invasions des empires romain et
perse décadents, dans le commerce entre orient et occident. La
monopolisation de ce dernier par les arabes est comme une revanche
historique sur les maux qu’ils
ont endurés de la part des empires rivaux du Nord. Et les profits
énormes qu’ils
en ont retiré ont plus que compensé la faible capacité productive
des campagnes de l’empire
musulman.
L’association
des tribus de Bédouins par Mahomet et ses successeurs à l’expansion
arabe et à la domination commerciale arabe permit de surmonter ces
difficultés tout en maintenant le caractère et les idéaux
communautaires de celles-ci. Mais ceux-ci durent se modifier et
s’adapter
aux nouvelles réalités ou entrer en pleine décadence.
7/
COMMUNAUTE, CLASSES ET ETAT DANS L’AIRE
ARABE
Nous
avons déjà évoqué le caractère communautaire de l’organisation
sociale dans le MPA, la persistance de ce caractère avec la
propriété collective du sol dans tout l’orient
à la suite de Marx/Engels dans la partie II de ce travail. Or un
grand nombre de ces caractères subsistent encore aujourd’hui
dans l’aire
arabe et jouent un rôle important dans la lutte entre les classes
qui s’y
déroule depuis la crise économique mondiale de 2008/2009. Notamment
la persistance d’une
organisation tribale et d’une
certaine symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs
sédentaires. Mais nous avons également précisé l’existence
des classes sociales et de l’Etat
, et par conséquent de la lutte des classes malgré cette
persistance. Pour autant la forme idéologique qu’a
revêtu cette lutte et cet Etat, la religion islamique, perdure aussi
et ressurgit sous des variantes politiques qu’il
convient d’analyser
si l’on
veut être à même de comprendre les évènements en cours dans
l’aire
arabe et ses différentes extensions dans le monde ainsi que ses
perspectives futures.
Toutefois
cette lutte ne parvient pas, dans le cadre du MPA, à déboucher sur
une révolution des rapports sociaux qui permettrait aux forces
productives de se développer sur une nouvelle base. Ce qui ne
signifie pas que les forces productives ne se développent plus, mais
que si elles ne stagnent pas ou ne régressent pas, comme dans le cas
où des guerres mettent en ruine les infrastructures, ce
développement aboutit toujours au même résultat, au même
renforcement de l’Etat
despotique et du mode de production asiatique sur lequel il repose.
Ce développement apparaît avant tout comme expansion et nous
verrons que dans le cas de l’aire
arabe à l’époque
de la civilisation islamique ce trait est particulièrement évident
et entraîne de lui-même un nouveau développement, mais toujours
sur les mêmes bases productives et suivant les mêmes rapports
sociaux de production. Ce qui n’exclut
pas, tout au contraire, l’apparition
de caractères originaux propres à la civilisation arabe islamique.
Parmi lesquels l’usage
de la langue arabe écrite et parlée dans un territoire allant de
l’océan
Indien à l’Atlantique.
Or pour le marxisme le langage et l’écriture
constituent des moyens de production et par conséquent des forces
productives.
Pour ce qui est du langage:
« On
ne peut expliquer l’origine
du langage et des langues qu’à
partir des caractères matériels du milieu et de l’organisation
de la production. La langue d’un
groupe humain est elle-même un de ses moyens de production. »
« Il
n’y
a donc aucun doutes sur la définition marxiste: le langage est un
des instruments de production. »
« Les
forces productives matérielles de la société sont, aux différents
stades du développement , la force de travail physique de l’homme
les outils et instruments dont on dispose pour la mettre en
application (…). »
(
« Facteur de race et de nation dans la théorie marxiste »
BORDIGA)
En outre, la division du travail et la technique productive demeurent
étroitement limitées en dehors des villes où s’organise
le pouvoir. Ce qui n’a
pas empêché la civilisation arabe de l’époque
de l’empire
islamique, du califat, d’être
à l’origine
de la généralisation à d’autres
aires d’un
nombre important de découvertes et d’inventions
qu’elle
a su intégrer et adapter voire développer. Mais comme nous le
signalons ci-dessus, la richesse de cette civilisation provient en
grande partie du commerce entre orient et occident, et entre Afrique
et Eurasie. D’Afrique
provenaient une grande partie de l’or
et des esclaves qui circulaient alors dans le monde dit civilisé…
Autrement dit une grande partie de la richesse universelle et de la
principale force productive, même si le MPE (mode de production
esclavagiste) était déjà en voie d’être
supplanté en Occident par le MPF (mode de production féodal).
Si
une vieille civilisation arabe et des Etats avaient existé dans
cette aire avant l’Islam,
comme au Yémen ou dans le Croissant Fertile, dans toute l’Arabie
centrale habitée essentiellement par des Bédouins il n’existait
pas ou plus d’Etat
proprement dit.
Les
Bédouins étaient organisés en Tribus:
«
Les Bédouins qui se reconnaissaient un ancêtre commun formaient une
tribu subdivisée en clans (groupes de tentes) et en familles. Le
clan était le cadre de vie en dehors duquel toute existence était
impossible en raison de la très forte solidarité (asabiya) qui
unissait les hommes. »
( « La civilisation islamique » J. BURLOT - éditions
Hachette)
Au
sein, ou au dessus de cette organisation communautaire il n’existe
pas d’Etat
proprement dit, d’organisation
placée au dessus de classes sociales opposées et antagonistes, qui
aurait répondu aux intérêts d’une
classe dominante. Celui-ci est encore contenu par des liens
communautaires très forts. D’où
le fait que le développement de la valeur d’échange
et sa pénétration dans la péninsule arabique en tendant à les
dissoudre provoque une crise dont l’Islam
sera la solution historique, tout comme le christianisme le fut pour
le monde romain. Par la suite l’histoire
se poursuit comme le dit Marx sous la forme d’histoire
des religions au travers des schismes et des sectes de l’islam.
«
Les Bédouins se conformaient à un idéal moral (muruwa: virilité)
fait de courage, d’endurance,
de dignité, du sens de l’honneur
et de l’hospitalité.
La justice reposait sur la loi du talion et la vendetta (Tha’r)
, ce qui entraînait des meurtres en série, sauf si on payait le
prix du sang par une compensation (Diya). Le clan, élément
principal de cette société, était dirigé par un cheikh (ou
Sayyid) , doyen qui, loin de disposer d’un
pouvoir absolu, gouvernait assisté du conseil formé par l’ensemble
des chefs de famille. »
(« La
civilisation islamique » J.BURLOT - éditions Hachette)
On
en était donc encore, au mieux, au stade précédent la
confédération de tribus. Mais désormais le processus
d’autonomisation
des classes et des individus vis-à-vis de la communauté est
enclenché et irréversible. C’est
de ce processus que naît l’Etat
islamique3.
Les différentes tribus doivent se soumettre à Dieu, cette
soumission relève de l’individu,
car la loi de Dieu s’applique
à tout individu quelle que soit son appartenance communautaire.
L’Islam
permet la réalisation d’une
nouvelle communauté qui ne répond plus aux règles tribales mais
tend à les subsumer dans un ensemble plus vaste qui inclut
l’existence
des classes sociales et contient leurs antagonismes dans des limites
imposées par l’Etat:
« Médine
formait, désormais, on l’a
dit, un Etat. Un Etat d’un
type spécial, mais indubitablement un Etat. C’était
un Etat théocratique, c’est-à-dire
que le pouvoir suprême était dévolu à Allah lui-même. Allah fait
entendre sa volonté par l’organe
de Mohammad et par lui seul. Si nous estimons que la voix d’Allah
c’est
en réalité l’inconscient
de Mohammad, il faut en déduire que nous avons affaire en principe à
une monarchie absolue. Qui pourrait tempérer, infléchir, modifier,
contredire la volonté d’Allah?
Pourtant,
en pratique, il n’en
est pas tout à fait ainsi. C’est
qu’Allah
ne fait entendre sa voix que dans les grandes occasions. Les
décisions multiples qui doivent être prises pour diriger et
organiser la vie de la communauté médinoise dépendent, en
principe, des mêmes autorités qu’autrefois:
les chefs des conseils . »
(
Mahomet - M.RODINSON - idem -p.254/255)
Au
sujet de la crise générée dans cette société tribale avec son
organisation communautaire clanique en rapport avec le développement
de la valeur d’échange,
encore une citation de J.Burlot:
« La Mecque occupe une dépression entre des montagnes
abruptes et dénudées. Elle avait été fondée environ deux siècles
avant l’hégire
et les qorayshites qui s’y
sédentarisèrent. Ils firent de la ville un sanctuaire et un marché.
La Kaaba, cube de maçonnerie dont on fit remonter la création plus
tard à Abraham, jouissait d’une
grande notoriété, grâce à la pierre noire, une météorite qui y
était enchâssée. Chaque année s’y
déroulait un pèlerinage en liaison avec les foires qui se tenaient
dans les contrées environnantes. Ainsi à Ukaz une grande foire
servait aussi de cadre à des concours de poètes arabes et on y
venait pour dénoncer les traîtres et les ennemis et réclamer
justice. La Kaaba et le pèlerinage procuraient aux Qorayshites un
grand prestige auprès des autres tribus arabes. Bien située à
mi-chemin entre le Yémen et la Syrie, La Mecque était devenue une
plate-forme commerciale qui avait profité des troubles que le Yémen
connut au VI° siècle. On semble déceler dans la période de
jeunesse du Prophète une véritable course à l’enrichissement
qui portait ombrage à l’ancien
idéal tribal. »
Ceci
confirme ce qu’avancent
Marx et Engels dans les citations précédentes.
Ainsi
des classes se précisent au sein de la société tribale des
Bédouins et la nécessité d’un
Etat découle des conflits d’intérêt
entre elles.
Avant
même le VI° siècle, la tendance à la dissolution de la communauté
tribale chez les Bédouins est patente. Mais les classes ne
s’autonomisent
pas plus que l’individu
face à la communauté, elles sont même souvent résorbées du fait
des conditions précaires de la production. Car la société
bédouine:
«
est basée en principe sur l’égalité.
Chaque membre de la tribu est égal à chacun des autres. Tout groupe
se choisit bien un chef (Sayed). Mais son autorité dépend
strictement de son prestige personnel. Il doit veiller à maintenir
celui-ci intact. Il en va de son rang. Aussi doit-il déborder de
qualités, se conserver une clientèle par ses largesses et par son
affabilité , faire preuve de modération en toutes circonstances,
suivre la volonté secrète de ceux qu’il
entend commander et pourtant faire preuve de vaillance et d’autorité.
Et, à la réunion générale du clan, le véto d’un
seul pouvait remettre en question une décision importante. Pourtant
tous ne sont pas égaux à strictement parler. Certains clans se sont
enrichis par la razzia, par le commerce, par le prélèvement de
redevances sur les sédentaires ou même sur d’autres
nomades. Des personnalités même d’un
clan donné ont acquis à certains moments une fortune personnelle.
Il y a donc des riches et des pauvres. Mais il suffit d’une
période de sècheresse ou d’une
péripétie guerrière pour ramener brutalement l’égalité
dans la misère. »
(Mahomet
- Maxime RODINSON - éditions du Seuil - points politique p.34/35)
HOURANI souligne qu’il
existe une symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs
sédentaires. Néanmoins celle-ci tend continuellement à faire
pencher la balance au profit des uns ou des autres, justifiant pour
son rétablissement la restauration de l’unité
despotique centrale.
Une
chose est à noter lors du développement du nouvel Etat, alors que
le prophète s’était
révolté contre l’élite
de La Mecque, c’est
cette même élite qui fraîchement convertie format la direction des
troupes qui vont envahir les territoires perses et romains. Mais ce
faisant, cette extension hors du désert dans les territoires plus
fertiles et plus développés du croissant fertile et de la
Mésopotamie jusqu’
aux plateaux iraniens à l’est
et l’Egypte
à l’ouest
vont modifier la forme même de l’Etat.
Il ne s’agira
plus d’un
Etat formé par des tribus commerçantes dominant des tribus nomades
d’éleveurs
de chameaux et de sédentaires agriculteurs de rares oasis
surpeuplées, mais d’un
véritable Etat de substitution des Etats despotiques perses et
romains.
Le
déclin de l’empire
arabe est perceptible dès le XI° siècle, autrement dit en rapport
avec le développement du MPF en Europe occidentale. La citation
suivante de Hourani nous donne une partie de l’explication:
« Les
grandes villes étaient aussi des centres manufacturiers qui
produisaient des biens courants pour le marché local - textiles,
ferronneries, poteries, cuirs et produits alimentaires transformés -
et des articles de qualité, en particulier des tissus fins, pour une
aire bien plus étendue. Certaines données indiquent, cependant, que
la production pour les marchés extérieurs au monde musulman se
restreignit à partir du XI° siècle et que le commerce de transit
d’articles
fabriqués ailleurs- en Chine, en Inde, ou en Europe occidentale -
s’amplifia.
Cette évolution était liée à la renaissance de la vie urbaine en
Europe, et en particulier au développement des industries textiles
en Italie. »
(Histoire
des peuples arabes - Albert HOURANI - éditions du Seuil - Point
histoire. P158)
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En ce qui concerne cette caractérisation de la
grande aire orientale dont fait partie l’aire arabe, on peut dire
à la suite de Albert Hourani (HISTOIRE DES PEUPLES ARABES p.140 à
148) qu’une symbiose se produit entre sédentaires et nomades et
que certains évènements peuvent la perturber. C’est cette
symbiose qui constitue l’essentiel du rapport général entre
tribus nomades et sédentaires dont parle Marx. Mais elle se situe
dans chaque cas particulier à un niveau de développement
historique donné auquel correspond une structure économique et
sociale déterminée. Dans l’aire arabe les tribus de marchands
font le lien entre nomades et sédentaires et tendent à dominer
l’ensemble. La société islamique est une société marchande qui
repose sur ce type de symbiose. D’où le développement de villes
importantes, sièges de la classe dominante, autour des centres de
commerce dans une vaste étendue rurale et désertique.
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Cette absence de véritable propriété
foncière privée va constituer un obstacle majeur au développement
du MPC dans les colonies et même après l’accession à
l’indépendance des ex colonies cette donnée majeure continue à
jouer un rôle de frein malgré le vaste mouvement d’expropriation
qui touche les masses rurales. Les populations nomades constituent
un obstacle particulièrement gênant pour le développement du MPC
comme on peut le voir avec les Touaregs à cheval sur les
territoires de plusieurs Etats du Sahel et d’Afrique du Nord. En
Russie, la nationalisation des terres, après la phase
révolutionnaire prolétarienne, faisait pendant à la persistance
de la communauté villageoise et la propriété foncière privée
n’a pu avoir de réalité légale qu’après les restructurations
de l’époque de Eltsine ouvrant la voie à une modernisation du
capitalisme et à sa domination réelle dans l’agriculture.
Désormais la grande agriculture capitaliste peut anéantir la
petite agriculture domestique et balayer les vestiges de la
communauté villageoise. Nous essaierons de voir comment cette
situation a évolué dans les principaux pays de l’aire arabe, et
notamment au Maghreb, qui fut précocement colonisé par la France.
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L’histoire des arabes fournit encore un
exemple supplémentaire à l’appui de la thèse marxiste de la
genèse de l’Etat dans l’histoire à partir de la division de la
société en classes et sur la nature de classe de tout Etat. On
peut ainsi mesurer à quel point est opposée aux enseignements du
marxisme les délires de Controverses qui, s’appuyant sur
l’idéologie bourgeoise colportée par certains auteurs,
prétendent que les classes naissent a contrario de l’Etat, et
qu’il pourrait exister un Etat sans classes. Même la dictature du
prolétariat est un Etat de classe malgré ses spécificités. Ce
qui n’exclut pas la possibilité dans certaines circonstances
historiques qu’un Etat s’autonomise et tende à s’affranchir
momentanément des classes, comme la monarchie absolue à certains
moments de son histoire en Europe occidentale. Mais il s’agit
alors de l’exception qui confirme la règle. D’ailleurs, à y
regarder de plus près on trouvera toujours une fraction des classes
dominantes derrière ce type d’Etat, comme l’aristocratie
foncière, ou bien l’influence indirecte de nouvelles classes
montantes, comme la bourgeoisie financière ou commerciale, d‘où
la possibilité au début du développement d‘un nouveau mode de
production que celui-ci apparaisse comme un produit de l‘action de
l‘Etat: féodalisme ou capitalisme d‘Etat.