Par Robert Camoin
Depuis
quelques années, on constate dans l’ensemble des pays arabes une recrudescence
des activités des groupes se réclamant de l’Islam. La victoire de la « révolution
islamique » en Iran a donné un véritable coup de fouet à l’intégrisme
religieux.
En Algérie,
les divers groupes intégristes ont marqué leur entrée sur la scène politique
par des agressions répétées contre ceux qui ne sont pas des fervents des
traditions islamiques réactionnaires. Lors des derniers mouvements de contestation
sociale en Algérie, les bandes de « Frères Musulmans » se sont
opposés de manière virulente et parfois violente aux grévistes ouvriers et
étudiants. Il est évident que, malgré leur opposition proclamée au régime, des
groupes font le jeu de la bourgeoisie, et cela sans parler de leurs liens avec
certains hauts bureaucrates de l’Etat, de la police et de l’armée. Mais on ne
peut écarter la possibilité que ces sectes religieuses et notamment la plus
importante d’entre elles, celle des « Frères Musulmans » arrivent, en
l’absence d’un mouvement ouvrier organisé, et vu le mécontentement social dû à
la dégradation des conditions de vie des masses laborieuses, à élargir leur
audience au sein des couches les plus défavorisées de la population.
Itinéraire
historique
La secte des « Frères
musulmans » a été créée vers 1928 par un instituteur, Hassan El Banna.
Pour comprendre et analyser les conditions de naissance de la Fraternité
Musulmane, il nous faut situer le contexte historique où elle a vu le jour. La
société égyptienne sous l’occupation coloniale britannique et du fait de
celle-ci – (l’Egypte jusqu’au coup d’Etat
militaire de 1952 était « gouvernée » par la dynastie des
descendants de Mehémet Ali, vice-roi d’Egypte au début du XXe siècle. En 1937
fût couronné le roi Farouk inféodé au colonialisme britannique qui exerçait sur
le pays un « protectorat », contrôlant de ce fait le canal de Suez,
veine jugulaire de l’Empire colonial britannique qui reliait l’Inde à la
métropole) - , renfermait une dualité. Deux formes économiques, politiques,
sociales et culturelles cohabitaient de façon contradictoire : l’une
capitaliste moderne, dûe à la domination de l’impérialisme britannique, l’autre
féodale, précapitaliste.
C’est d’une
réaction des milieux traditionnalistes de la classe possédante, - propriétaires
fonciers, grands commerçants, dignitaires religieux -, face aux
transformations, à l’ « occidentalisation » des structures
économiques, politiques, sociales et culturelles, qu’est née la Fraternité
Musulmane. Rivale du WAFD, parti nationaliste libéral, la Fraternité acquit de
1938 à 1949 un grand poids politique. Malgré ses compromissions avec la
monarchie de Farouk et l’occupant britannique, elle sut tirer profit des
sentiments anti-colonialistes qui prévalaient au sein des différentes couches
sociales et développer son audience jusqu’à organiser près d’un million d’individus.
Mais le putsch militaire de Nasser, et le régime nationaliste bourgeois auquel
il donna lieu sonna le glas de la Fraternité Musulmane. La répression, le
consensus social qu’arriva à réaliser le régime de Nasser, finirent par
affaiblir politiquement et organisationnellement la Fraternité.
Au service
du roi et du colonialisme
Le soutien
accordé par la monarchie de Farouk à la Fraternité n’est par conséquent pas dû
au hasard. Ceci d’autant plus qu’El Banna voyait en Farouk « sa majesté
musulmane, un espoir », à qui il fallait « soumettre nos foyers et
notre obéissance, selon le Livre de Dieu et la Sunna de son prophète ». L’un
des objectifs constants de la politique du roi étant de limiter l’influence des
nationalistes du WAFD, il trouva dans l’organisation d’El Banna une alliée.
Celle-ci avec l’aval de la monarchie et des représentants de l’impérialisme
britannique allait tenir le pavé contre les milices du WAFD, jouant un rôle qui
n’est pas sans rappeler celui des « Chemises Noires » et autres
sections d’assaut fascistes en Europe à la même époque.
Nous avons
établi dans notre précédent numéro la collusion existant entre la Fraternité
Musulmane et la monarchie ; il nous faut aussi évoquer ses liens avec les
représentants du colonialisme britannique. Les relations de l’organisation avec
l’ambassade britannique n’ont jamais été très claires du fait de l’attitude
apparemment contradictoire des Frères. En effet, s’ils tenaient volontairement
des propos anti-britanniques, de fait, ils ne réclamaient pas l’indépendance,
et ils soutenaient le roi, marionnette dont l’impérialisme anglais tirait les
ficelles. De toutes les manières, les Frères ont eux-mêmes reconnu, dans leur
revue A’Nadir du 9/4/1946 que « le côté britannique fit preuve de
compréhension et proposa son appui financier afin que l’organisation puisse
mener à bien son travail de propagande et d’éducation ».
Les « Frères
Musulmans » contre la classe ouvrière
Après ce que
nous venons de dire sur les liens qu’entretenaient la Fraternité Musulmane avec
les exploiteurs, nous ne serons pas étonnés d’apprendre que ce qui fonde l’attitude
de cette secte vis-à-vis des ouvriers est la phrase suivante de Hassan El Banna :
« Les ouvriers doivent toujours se rappeler du devoir qu’ils ont envers
Dieu, leur âme et leur patron » (El Ikhouane El Mouslimine du 3/5/46).
Malgré les
efforts qu’elle a déployés, la secte ne put jamais s’implanter de manière
significative au sein de la classe ouvrière en Egypte, ceci d’autant plus qu’elle
prit le droit de grève comme cible. Quand les Frères participaient et
appuyaient une grève, ce n’était que dans le but de saper le mouvement. C’est
ainsi qu’ils prirent part à la grève de El Kaima – lutte importante dans l’histoire
du mouvement ouvrier égyptien – pour en venir à bout en conseillant les
ouvriers ainsi : « Il faut que les ouvriers de cette région s’arment
de la force morale, pour que puissent s’établir entre eux et leurs patrons des
liens de bonté, de respect et de fraternité mutuels ; telle est la
meilleure des solutions ». Mais en général les Frères « se
contentaient » de dénoncer les ouvriers combatifs à la police, et de
former des milices assistant les forces de répression dans les mouvements
revendicatifs et les émeutes.
L’idéologie réactionnaire des « Frères musulmans »
L’idéologie
des « F.M. » avait pour fondement le rejet de l’influence de « l’Occident »
qui aurait engendré une dépravation des mœurs, celle-ci étant la cause de tous
les maux de la société. Pour résoudre les problèmes sociaux, la secte proposait
l’établissement d’une forme de gouvernement religieuse et théocratique, « où
le possédant n’est pas nécessairement injuste… il peut être généreux, ho, juste… »
et où encore « il ne s’agit pas de réguler et de combattre la propriété,
mais seulement de l’éduquer ». Incontestablement les Frères reprenaient à
leur compte la nostalgie passéiste, et les bonnes vieilles traditions dans
lesquelles se réfugiaient les couches les plus arriérées de la bourgeoisie et
de la petite bourgeoisie, que menaçait le développement du capitalisme.
Ce bref rappel
historique montre ce que sont les « Frères Musulmans » : une
secte réactionnaire, dispensant l’opium de l’islam, prônant la résignation et
la passivité au sein des masses et n’hésitant pas à user de violence contre
tous ceux qui ne partagent pas ses vues réactionnaires. Il est inutile de dire
que la caractérisation que nous venons de faire de la Confrérie, en nous basant
sur le cas de l’Egypte, est fondamentalement valable aujourd’hui pour tous les
pays musulmans, même s’il y a des différences – mineures – où certains groupes
intégristes se manifestent.
Aujourd’hui
en Algérie
En Algérie, la
Confrérie rejette l’étiquette « Frères Musulmans » comme péjorative
dans la mesure où elle évoque une influence arabe étrangère (Egypte, Lybie, …)
lui préférant « Ahl al-Dawa », signifiant « ceux qui appellent
(à l’Islam) ». Les principales structures utilisées par les Frères sont
les mosquées et des associations de
bienfaisance constituées autour de celles-ci. A chaque mosquée est attaché un « imam »,
qui est soit rétribué par l’Etat, soit par des fonds privés. Si en général le
texte du prêche du vendredi est envoyé par le ministre des Affaires religieuses
aux imams fonctionnaires, les autres imams sont libres dans leur expression.
C’est ainsi
que les associations de la tendance « Ahl al Dawa », qui existent
dans la plupart des wilayas tiennent un discours critique vis-à-vis du
gouvernement. Elles s’opposèrent à la réforme agraire menée par le régime de
Boumedienne qui pourtant était loin de constituer une menace sérieuse pour les
gros propriétaires fonciers. De la même manière, les « Frères musulmans »
firent feu de tout bois contre les attaques de l’Etat contre le secteur
commercial privé. Ce sont donc les intérêts de certaines couches sociales bien
précises que défend la secte : propriétaires fonciers, gros commerçants,
etc. Par ailleurs, « Ahl al Dawa » n’hésite pas à tenter de récupérer
démagogiquement les mécontentements des masses en s’en prenant à ceux « qui
vivent dans l’opulence, s’adonnent à l’alcool… ». Les Frères Musulmans se
prétendent des opposants au régime, mais ils fondent leur opposition sur des
considérations réactionnaires, comme en attestent les liens qu’ils ont avec les
régimes monarchiques arabes – Arabie Séoudite – et les services secrets
impérialistes.
Mais il est
encore plus facile d’établir dans quel camp ils se placent quand on sait l’attitude
du mouvement face aux dernières grèves qui ont eu lieu en Algérie. Dans les
universités, leurs exactions contre les éléments combatifs ne sont plus à
compter.
Même si
aujourd’hui nous ne savons pas avec précision le degré de structuration du
mouvement des Frères Musulmans, ils sont loin d’avoir autant de poids que leurs
homologues égyptiens dans les années 1950. La propagande officielle religieuse
dans les médias, dans les écoles (4 heures d’éducation « civique et
religieuse » par semaine) leur fournissent une aide appréciable et crée un
climat idéologique qui peut, ajouté à la crise, favoriser leur développement.
Les travailleurs n’ont pas d’autre alternative que de s’organiser
pour faire face au danger que représente la violence para-légale des Frères Musulmans.
Plus que jamais, nous devons les dénoncer pour ce qu’ils sont, des ennemis de
la classe ouvrière et de l’ensemble des masses laborieuses, plutôt que des
ennemis du régime en place. Nous devons dénoncer l’unanimisme religieux, et
tout faire pour briser l’influence réactionnaire de la religion et de ses
tenants.
Dans les
années 1980, contrairement à aujourd’hui, total désert, existaient encore de
vigoureux groupes politiques, avec leurs modestes bulletins, paraissant avec
régularité (c’est complètement perdu !) en France et en Belgique. Un d’entre
eux était Travailleurs
immigrés en lutte… et pas seulement pour obtenir des autorités en
place le droit d’asile, des « papiers » pour travailler. De ce
courageux bulletin ronéoté mensuel, nous avons déjà republié plusieurs articles
démystificateurs, car recentrant sur un terrain de classe le problème de l’immigration.
C’était l’organe d’un groupe d’Algériens essentiellement. Communistes, ils
combattaient non pour un « printemps arabe », mais pour la révolution
mondiale, sans exclusive d’aires géographiques. La lecture de l’article qui précède
montrera au lecteur le gouffre qui sépare l’internationalisme du nationalisme,
celui-ci fût-il le fait d’épigones bordighistes, qui sont plus trotzkystes que
gauche communiste d’Italie.
Nous avons
toujours pris nos distances avec un mot comme « l’incandescent réveil des
peuples de couleur », par trop tributaire de l’idéologie tiers-mondiste
affichée, en pleine montée de la vague révolutionnaire mondiale, au congrès de
Bakou (printemps 1920). Nous sommes en communion d’idées et d’âme avec John
Reed, le généreux adversaire de Grigori Zinoviev et de Karl Radek, sur la
question des peuples et nations opprimés par l’impérialisme. Pour nous, « éveil
des peuples de couleur » , veut dire éveil du nationalisme, mouvement
réactionnaire puisque le communisme est inscrit à l’ordre du jour de l’histoire.
Nous avons toujours affirmé que la lutte de libération nationale n’est pas le
cadre où prend naissance le commencement d’une conscience socialiste. Voyez la
Pologne et l’Irlande ! Voyez l’Algérie ! Voyez la Palestine !
Voyer le Kurdistan !
Nous sommes
aux côtés des ouvriers arabes et berbères qui, en Afrique du Nord, subissent la
dureté et la rapacité de leur capitalisme à l’enseigne du « socialisme
national ». Ils composent une masse de manœuvre pour les exploiteurs de
leur classe dirigeante. Pour nous, l’essentiel c’est la lutte de classe que
devraient mener les exploités. Ce qu’ils ne font pas. L’essentiel, ce n’est pas
de se constituer en Etat ; c’est de former un parti internationaliste, d’avoir
une internationale, un parti mondial.
A ces
considérations, nous ajouterons que ladite « résistance » syrienne,
soutenue par les puissantes démocraties occidentales, n’a de cesse d’envoyer à
la mort les masses sans armes devant les mitrailleuses et les chars du pouvoir
laïque, et donc progressiste !, de Bachar el Assad, sanguinaire satrape
soutenu par la Russie et par la Chine. Tandis qu’en Syrie, le sang coule, en
Europe et en Amérique les travailleurs n’ont pas cessé de s’objectiver dans la
marchandise et à s’unir au capitalisme. En Russie et en Chine, ils produisent,
comme si de rien n’était, les armes qui massacrent les Syriens !
Extraits de Présence Marxiste n°94, juillet 2012.
Au sommaire outre l’article que vous venez de lire sur les Frères
Musulmans :
-
Résister dans la contre-révolution
-
Elections présidentielles françaises : en
défendant la république tous les candidats défendent l’Etat capitaliste
-
Le Bloc d’Août ou bloc anti-léniniste de Trotsky
-
Littérature du monde entier (Pologne) :
Boleslaw PRUS (1847-1912), « Le cœur des cœurs » (Serce cer)
-
Mihai Eminescu : extrait, Empereur et
Prolétaire (1874)
Au sommaire de
Présence Marxiste n° 95 (septembre) « sur
l’insurrection » :
-
Insurrection ou gasconnades
-
Lénine, La route de l’insurrection
-
Marxisme, social-démocratie germanique de droite
et blanquisme
-
Etude de l’Autobiographie de Paul Frölich :
Du communisme de gauche au centrisme social-démocrate.
Toute personne
intéressée par un abonnement à cette revue peut le signaler sur ce blog, et je
transmettrai.