De Uzès à Florac, peut-être verrez-vous
quelques analogies avec le temps présent dans ce coup d'oeil sur la
pensée intime des camisards. Dieu est présent presque dans chaque
phrase. Leur "désert" désigne les lieux inhabités où ils se réunissaient secrètement. Ils sont persuadés d'être dictés par le seigneur suprême
imaginaire. Mentalement ne fonctionnent-ils pas comme nos islamistes
modernes ou comme les militants trotskiens ? A vous d'en juger.
Vous serez étonnés
de voir que les femmes n'ont pas attendu le féminisme bourgeois pour
défier la société mais qu'elles se sont servies de la religion
pour se battre à leur façon. Vous découvrirez que l'encre
invisible des révoltés camisards ne fût pas le citron mais « le
lait de femme ». Etrangetés et bien des similitudes trois
siècles plus tard... même si leur « guerre révolutionnaire »
a échoué comme toutes les guerres révolutionnaires, leur combat
nous apparaît respectable.
Pour un résumé : http://www.lemonde.fr/voyage/article/2011/02/02/dans-les-cevennes-les-resistants-du-desert_1471547_3546.html
Pour un résumé : http://www.lemonde.fr/voyage/article/2011/02/02/dans-les-cevennes-les-resistants-du-desert_1471547_3546.html
RELATION D'ELIE MARION1
Relation
abrégée concernant la guerre des Cévennes et de ce qui est arrivé
particulièrement à moi Elie Marion du lieu de Barre dans les
Hautes-Cévennes, fils de Jean Marion et de Louise Parlier , né
le dernier jour du mois de Mai 1678.
Non seulement mon père et ma mère étaient du lieu de Barre mais
aussi mes aïeux de deux ou trois générations, ainsi que je l'ai
toujours ouï dire, et qui ont tous fait profession de la religion
protestante selon la confession de France. Mon père faisait
travailler son bien : il vivait honnêtement, lui et sa famille,
du revenu de celui-ci ; il n'avait pas d'autre profession. Nous
étions six enfants, savoir cinq garçons et une fille...
… Je n'ai jamais su, ainsi que je viens de le dire, que dans notre
famille, il n'y eût aucun papiste2
ni aucun qui ait professé autre religion que la protestante, suivant
la confession des Eglises de France jusqu'en l'année 1685 que le
Roy, comme l'on sait par les dragons, par le clergé et les
bourreaux, força tout son peuple protestant à embrasser le papisme.
J'étais alors âgé de sept ans. Je n'ai jamais fait aucune
abjuration ni acte de la Religion romaine que d'aller quelquefois à
la messe, étant forcé comme tous les autres enfants par les maîtres
d'école que le Roy avait envoyé dans tous les endroits protestants
pour instruire la jeunesse. Les instructions secrètes que je
recevais tous les jours par mon père et ma mère, augmentaient si
fort mon aversion pour l'idolâtrie, et pour les erreurs du papisme,
qu'étant parvenu en âge de connaissance, je ne pratiquai plus que
les assemblées de protestants qui se
Assemblée de camisards (ou dans les bois) |
Je fus demeurer à Nîmes pour éviter à mon père les effets de
leurs menaces, et aussi pour me former un peu aux affaires en vue de
quelque établissement honnête, espérant que la religion serait un
jour rétablie en France... CE fut en Octobre 1695 que je fus à
Nîmes, jusqu'en juillet 1698, il est vrai que pendant les termes –
ou les vacances – je remontais ordinairement en Cévennes pour voir
mes parents. Pendant cet espace de temps que je suis resté à Nîmes,
j'y ai servi en qualité de clerc chez Messieurs Pastre, Durant et
Teissonnière, procureurs au Présidial. J'étais en auberge chez une
femme très bonne protestante, nommée Blanque, qui demeurait près
du Temple au coin de Saint-Véran.
La paix de Ryswick3
ayant été faite, on redoubla les persécutions contre les
protestants. Je quittai donc Nîmes et m'en fus à Barre, où, malgré
les persécutions, je restai jusqu'au mois de novembre suivant, que
j'en partis pour Toulouse après avoir prévenu heureusement un
détachement de soldats que l'abbé du Chayla avait envoyé pour me
prendre. Ces soldats restèrent quelques temps chez mon père à
discrétion, où, par conséquent ils firent beaucoup de dépense et
de désordre.
En l'année 1701 Dieu répandit une grande mesure de son Esprit, dans
notre province, sur plusieurs personnes de tout âge, de tout sexe.
Dans moins de six mois notre pays fût comme enfanté de nouveau par
la vertu de ce divin Esprit, soit les personnes qui en furent
honorées que ceux qui les fréquentèrent. Nous vîmes des plaideurs
obstinés renoncer à leurs procès, d'autres qui avaient des
inimitiés mortelles se réconcilier avec larmes, d'autres qui
semblaient que leurs bouches étaient des fontaines de blasphèmes se
changèrent en prières, en louanges et cantiques d'actions de
grâces ; on vit un amendement presque général de toutes les
sortes de vices et péchés. On vit la plus tendre jeunesse et la
caducité des vieillards, résister aux plus terribles persécutions,
à la mort même la plus cruelle. Nos saintes assemblées se
continuaient jour et nuit dans les différents endroits du pays,
malgré les cruautés barbares de l'Intendant Baville, de l'abbé du
Chayla et leurs semblables que le Roy avait autorisé pour nous
persécuter. Grand nombre ont soutenu et soutiennent encore, mais il
y en a eu qui ont dégénéré de cette première ardeur.
Au mois de septembre de cette même année 1701 je revins de Toulouse
à la maison de mon père où je restai environ six semaines
fréquentant les assemblées que les inspirés faisaient malgré les
grandes persécutions. On emprisonnait tous les jours ce pauvre
peuple qu'on soupçonnait ou qu'on savait suivre lesdites assemblées.
Ce cruel abbé découvrit enfin que je suivais ces assemblées, de
sorte que pour éviter de tomber entre ses mains, je m'en retournai à
Toulouse. Ainsi j'échappai aux poursuites de l'abbé du Chayla.
Outre les désordres et les dépenses que firent les soldats à cause
de moi chez mon père, il fut encore obligé de donner vingt pistoles
audit abbé du Chayla.
J'ai demeuré à Toulouse en diverses fois depuis le mois de novembre
1698 jusqu'au mois de juillet 1702 que je retournais à Barre chez
mon père...
… Le premier jour de cette année 1703 Dieu m'honora de la visite
de son Esprit, et par la première inspiration que ma bouche
prononça, il me fut dit entre autres choses que Dieu m'avait choisi
dès le ventre de ma mère pour sa gloire. Je reçus aussi l'ordre
d'aller joindre mes frères dans le désert, ce que je fis dans le
mois de février de la même année. Pendant un mois et demi ou
environ je fus avec Antoine Atgier surnommé La Valette qui avait don
de prédication. Nous faisions des assemblées dans nos
Hautes-Cévennes le plus fréquemment qu'il nous était possible.
C'ets à quoi nous nous occupions uniquement La Valette et moi.
Le jour de Pâques suivant nous joignîmes, La Valette et moi, ladite
troupe qui était conduite par Abraham Mazel, et Salomon Couderc
était avec lui. Ce même jour de Pâques, Salomon Couderc, par ordre
des inspirations, administra au peuple le Sacrement de la Cène ;
l'assemblée était, je crois, de plus de deux ou trois mille âmes,
Thomas Valmalle, surnommé La Rose, vint joindre ladite troupe, avec
celle de Castanet que ledit Castanet lui avait remise, lui en voulant
plus s'occuper qu'à faire des assemblées, à prêcher la Parole de
Dieu, ce qui était son talent principal...
… Vers la fin du mois d'avril le chef Cavalier monta dans nos
Cévennes avec sa troupe, qui était d'environ mille hommes, dont
environ la moitié sans armes, et nous fûmes le rejoindre à
Saint-Privat de Vallongue, où il avait fait assembler le peuple des
environs pour entendre la Parole de Dieu. Ledit Cavalier lui-même
fit la prédication. Cette assemblée était des plus nombreuses que
nous ayons eu dans ce pays-là.
Nous demeurâmes ensemble pendant trois jours que nous roulâmes dans
nos Hautes-Cévennes, sans rien entreprendre. Voilà la seule fois
que nous nous sommes vus en France avec ledit Cavalier.
Après ces trois jours, Cavalier et Salomon ayant résolu de
descendre vers les Basses-Cévennes et Languedoc, nous nous
séparâmes. Le frère La Valette et moi trouvâmes à propos de
rester dans nos quartiers pour continuer à y faire des assemblées
et repaître le peuple de la Parole de Dieu. Environ les deux tiers
de la troupe que conduisait Salomon ne voulurent point descendre avec
les autres. D'ailleurs, voyant que le temps de la récolte était
proche, la plupart était bien aise d'aider à la recueillir ;
ce qu'ils faisaient pourtant avec toute la circonspection possible à
cause des garnisons qu'on avait déjà établies presque partout ;
je parle de ceux qu'on savait être camisards.
La même nuit du jour que La Valette et moi nous fûmes séparés de
Cavalier, celui-ci et Salomon furent surpris par leur faute dans un
lieu appelé le Tour de Billot...
… Quelque temps après l'affaire de la Tour de Billot, Cavalier et
Salomon se laissèrent encore surprendre dans le bois de
Fontcouverte.
Après quoi les deux troupes se séparèrent, Salomon et Joini
remontèrent dans leurs quartiers avec environ trente hommes qui leur
restaient, les autres s'étant retirés chez eux où ils se tinrent
secrètement et vaquèrent du mieux qu'il leur fût possible à leurs
affaires en attendant un temps plus favorable pour se rassembler.
Salomon laissa tout à fait la conduite de la troupe à Joini qui,
dès ce moment, porta son nom. Salomon s'en fût avec quelques uns de
çà et de là, faisant des assemblées, selon le talent que Dieu lui
avait donné. Il revenait quelque fois à la troupe de Joini comme
prêcheur et non pas pour la commander.
Ceux de la troupe de Cavalier se retirèrent de même, parce que
c'était le temps de la récolte. Les troupes du Roy ou les habitants
papistes qu'on avait armés se trouvaient partout en si grand nombre
que nous ne pouvions pas subsister étant de grosses troupes
ensemble. Enfin Dieu voulut que dans ce temps-là nous fûmes fort
dispersés. De cette manière, il ne resta à Cavalier qu'environ
cent cinquante hommes que les ennemis obsédaient presque jour et
nuit. Voilà ce que j'appris par des gens qui avaient été témoins
oculaires de ce que je viens de rapporter.
Quoique les troupes fussent ainsi dispersées, on ne laissait pas de
faire des assemblées continuellement, soit dans les maisons ou dans
les bois, car Dieu avait suscité des inspirés ou de ceux qui
avaient le don de prédication et de prières généralement partout
où il y avait des protestants, dans les Cévennes et en
Bas-Languedoc.
Pendant ces entrefaites Moulines qui avait le don de prédication ne
s'occupait, non plus que nous, qu'à faire des assemblées, quoiqu'il
eût vingt ou trente hommes avec lui qui aussi travaillaient à la
récolte de temps en temps. Le frère Rolland qui était demeuré
malade et caché depuis l'action de Pompignan, commençant à bien se
rétablir, commença aussi à rassembler du monde pour former une
troupe ; ceux qui avaient été, avant sa maladie, avec lui,
revinrent le joindre, les uns plus tôt, les autres plus tard. La
Rose se trouvant presque remis de sa blessure, rassembla aussi ce
qu'il put trouver des siens dispersés et se joignit avec Rolland.
Tout le temps de la récolte se passa sans qu'il arrivât rien de
considérable de part ni d'autre dont je puisse avoir mémoire, de
sorte que le Maréchal de Montrevel avec son armée ne fît d'autres
prouesses que de faire massacrer, pendre ou rouer des moissonneurs et
d'autres paysans qu'ils pouvaient attraper dans les champs sous
prétexte qu'ils étaient camisards eux-mêmes dans les occasions, ou
qu'ils étaient de leurs amis. Il fît brûler plusieurs maisons, des
métairies, des hameaux.
Vers la fin août, étant avec le frère Rolland, il me dit que
depuis quelques jours un homme, Monsieur Flotard, était venu de la
part de la Reine d'Angleterre, et de Messieurs les Estats d'Hollande
s'informer de notre état, nous promettant de leur part tout le
secours possible soit par mer ou par terre ; que Monsieur le
Marquis de Miremont sollicitait pour nous, lequel était prêt de
répandre son sang pour notre délivrance ; que Cavalier et lui
avaient donné plein pouvoir à M. Flotard d'agir au nom de nous tous
auprès des Puissances protestantes et que nous reconnaissions
Monsieur le Marquis de Miremont pour notre Général, etc. - cette
commission fût signée par nous ayant été écrite avec du lait de
femme ; et ledit député ayant vu les deux troupes, convenu et
réglé les moyens pour correspondre ensemble, il partit quelques
jours après pour les pays étrangers. IL me dit de plus que le sieur
Flotard4
leur avait dit que la flotte anglaise et hollandaise viendraient dans
le Golfe de Lion, qu'on ferait tels et tels signaux, que si nous
étions en état de descendre sur la côte on nous communiquerait des
armes, munitions, etc. Mais les ennemis avaient déjà pris les
mesures nécessaires pour nous empêcher de descendre. Environ trois
mois après, deux vaisseaux seulement vinrent devant le port de Sète
et firent des signaux comme Flotard avait dit. J'en parlerai ci-après
en son lieu.
Rolland voulut me persuader de rester avec lui pour entretenir la
correspondance et agir ensemble pour le reste des affaires, mais
comme j'étais joint avec La Valette, comme je l'ai dit, je ne pus
lui promettre. Le nommé Malplach fut alors avec Rolland qui avait
soin d'écrire les lettres pour ladite correspondance.
LA DEVASTATION DES CEVENNES
(fin août 1703 – mai 1704)
La récolte étant faite comme je viens de dire, mêlée
de cruautés horribles de la part des troupes du Roy et des autres
persécuteurs, voyant qu'il n'y avait plus de relâche et ces pauvres
gens étant d'ailleurs ranimés par les inspirations qu'on entendait
presque partout, chacun reprit ses armes à qui en avait et
rejoignirent leurs chef.
L'Intendant Baville et le Maréchal de Montrevel ayant
appris que les Camisards se renforçaient crurent qu'il n'y avait pas
de plus court moyen pour terminer bientôt cette guerre que de nous
ôter toute sorte de moyens de subsister. On avait déjà fait
plusieurs enlèvements des familles des paroisses toutes entières,
qu'on envoya dans les prisons, ou hôpitaux de Perpignan où presque
tout a péri misérablement ; les prisons de la province
regorgeaient de prisonniers de tout âge et de tout sexe. On ordonna
que tout le monde eût à se retirer avec leurs effets dans les
places closes, sous peine d'exécution militaire. L'on abattit et
l'on brûla tous les moulins et les fours de la campagne. On redoubla
les défenses sous de terribles peines, sur ceux qui donnèrent
quelque secours que ce puisse être aux rebelles comme ils nous
appelaient. On proposa de couper tous les bois châtaigniers,
d'arracher les vignes et de brûler tout le pays ouvert, c'ets à
dire tout ce qui se trouvait hors de places murées. On n'exécuta
pas ces dernières propositions, mais le brûlement fut exécuté en
partie.
Vers le commencement d'octobre, l'Intendant Baville et
le Maréchal de Montrevel montèrent dans les Hautes-Cévennes avec
environ huit mille hommes de troupes réglées pour exécuter le
projet d'abattre et de brûler. Ils firent camper ces troupes près
de Barre d'où ils faisaient déjà des détachements pour les lieux
qui devaient être détruits ; on avait même commencé à
démolir les maisons de la paroisse de Saint-Laurent de Trèves. Mais
les nouvelles étant venues au Maréchal de Montrevel et à
l'Intendant que deux vaisseaux de guerre anglais étaient sur la côte
près de Sète, des destructeurs redescendirent avec toute la
diligence possible et furent sur les côtes de la mer.
Environ un mois après que la crainte qu'ils avaient eu
de ces vaisseaux fût dissipée, Julien monta avec beaucoup de
troupes et vint brûler et détruire ce qui avait été projeté.
Toutes les paroisses protestantes du diocèse de Mende furent brûlées
excepté ces cinq bourgs, savoir : Florac, Barre, le Pont de
Montvert, SaintGermain de Calberte et Saint-Etienne (Valfrancesque)
qu'on avait fermés, et où on tenait de fortes garnisons.
Pendant le temps de ces ravages, de ces incendies, La
Valette et moi consultâmes de les arrêter s'il était possible.
Pour cet effet, nous le proposâmes à Rolland, à Moulines et à La
Rose, lesquels vinrent aussitôt avec leurs troupes. Nous nous
trouvâmes environ six cent hommes très résolus d'attaquer
l'ennemi. Un projet si bien concerté nous promettait un bon succès ?
Les flammes de nos maisons ou de nos frères augmentaient l'ardeur de
notre impatience que nous avions de fondre sur ces malheureux
incendiaires, mais je fus bien surpris d'entendre par ma propre
bouche un avertissement tout opposé à un dessein dont j'avais déjà
conçu de si heureuses espérances. La substance de cette inspiration
fut que c'était en vain que nous avions formé le dessein d'empêcher
des brûlements, que si nous l'entreprenions nous n'y réussirions
pas, car Dieu l'avait ainsi décrété. Nonbstant cela, la chose leur
tenait si fort à cœur qu'ils s'en furent du côté de Vrebon pour
attaquer Julien ; mais étant sur le point de commencer le
combat, Moulines eût une inspiration qui confirma celle que j'avais
eue, et dit de plus que si on entreprenait d'empêcher cette
exécution Dieu les livrerait à l'ennemi, mais qu'on eût à être
trois jours en prières et en jeûnes sans manger ni boire pendant ce
temps-là de sorte que les troupes retournèrent chacune vers son
quartier. Julien s'était préparé à l'attaque, mais Dieu voulut
qu'il ne branla pas de son poste pour nous poursuivre, comme
naturellement il aurait dû le faire. On compte qu'il eût
quarante-cinq paroisses de brûlées...
… Monsieur le Brigadier Planque, avec quelques
bataillons, accompagné du Sieur Viala qui était un misérable
apostat, lequel l'Intendant Baville avait fait un de ses subdélégués
montèrent dans nos Cévennes pour exécuter les ordres du Maréchal
de Montrevel, touchant ceux qui ne s'étaient pas retirés dans les
places fermées. Etant arrivés à Saint-André de Valborgne,
Monsieur du Fesquet, dont il sera parlé ci-après, le curé du lieu
et quelques bourgeois apostats donnèrent une liste au Sieur Planque
de ceux qu'il leur plut d'accuser de malversation, de fanatisme –
ainsi qu'ils appelaient les inspirés et les autres qui nous
favorisaient. Il fit massacrer de la manière la plus barbare
vingt-sept ou vingt-huit personnes des deux sexes, jeunes et vieux.
Il en fit jeter la plupart, encore vivants, du haut du pont en bas
(ordinairement tels autres étaient jetés à la voirie). On remarqua
que le bras droit d'un de ceux qu'on jeta dans la rivière demeura
toujours hors de l'eau et si raidement tendu qu'on ne put jamais le
plier ; ce qui fit dire par les uns, que c'était un signe que
Dieu vengerait leur sang. Il se passa encore une chose assez
remarquable. Une jeune fille, paysanne, inspirée, âgée de dix-huit
ans, d'un hameau appelé Combassous, tout près de Saint-André, son
innocence et sa jeunesse ayant ému la compassion d'un soldat,
celui-ci pour lui sauver la vie se jeta aux pieds de Monsieur
Planque, le suppliant de vouloir donner la vie à cette jeune fille,
et qu'il l'épouserait. Planque se laissa toucher aux prières du
soldat et lui accorda sa demande, mais comme le soldat avait fait
cette démarche de lui-même, ne doutant en aucune façon de
l'acquiescement de la jeune paysanne, on fût extrêmement surpris
d'entendre ses réponses, lorsqu'on lui déclara la prétendue grâce
que le Général venait de lui accorder, avec les conditions. Elle
n'hésita pas un instant à leur dire que Jésus-Christ était le
cher époux de son âme et puisqu'aujour'hui il lui tendait les bras,
son grand désir était de mourir au plus tôt pour sa gloire, afin
d'aller jouir de l'immortalité bienheureuse ; que si ses frères
et ses sœurs avaient courageusement soufferts le martyre, on ne
trouverait point en elle cette lâcheté que la faiblesse de son âge
et de son sexe leur pouvait avoir fait présumer. On la mit sur le
champ au rang des autres, irrités d'une telle constance qu'ils
appelaient d'un nom bien différent de nous.
oOo
oOo
…
Outre les avertissements particuliers que Dieu nous donnait pour
notre conduite, envers nos ennemis dans des occasions importantes,
nous étions soigneux de veiller autant qu'il nous était possible
sur la leur par rapport à nous. Pour cet effet nous tenions des
partis (patrouilles) sur les chemins, qui arrêtaient tous ceux qu'on
soupçonnait de porter des dépêches, tellement que nos ennemis ne
pouvaient que très difficilement se communiquer. Mon père avait
échappé miraculeusement des mains sanguinaires de Julien, était
toujours en grande suspicion, d'autant plus que mon frère Pierre, un
peu avant le brûlement, était venu nous joindre dans le désert,
sur un ordre qu'il en avait eu de l'Esprit par sa propre bouche,
l'avertissant en même temps que les ennemis avaient résolu de le
faire prendre. On força mon père de suivre Julien dans ses
incendies, qui l'envoya porter des lettres au Gouverneur d'Alais,
avec telles menaces que sa vie en répondrait si elles n'étaient pas
fidèlement rendues ; on en avait puni plusieurs très
sévèrement sur le même sujet. Mon père fût arrêté par une
partie de la troupe de Rolland qui, ne le connaissant pas
personnellement, ouvrirent les lettres et le menèrent devant le
nommé Sales qui commandait le détachement. Sales reconnut bien mon
père et voulut lui rendre les lettres pour les porter à leur
adresse. Mais comme Julien avait assuré mon père qu'il le ferait
mourir si telle chose arrivait, il jugea à propos de me venir
trouver, et de tenir le désert avec nous. Julien ayant appris par
quelque autre voix que ses lettres n'avaient pas été rendues, il
envoya ordre au Commandant de Barre de saisir mon père et de le
faire fusiller sans rémission.
Ne le
pouvant trouver ils foulèrent notre maison par des soldats qu'ils y
envoyèrent en plus grand nombre. Et comme on menaçait tous les
jours notre maison de pillage et de brûlement, mon père et ma mère
firent si bien par moyen de quelques amis qu'ils mirent à couvert
une partie de leurs meilleurs effets et vendirent sous main leurs
bestiaux. Nonobstant les frayeurs continuelles qu'on donnait à ma
pauvre mère qui avait encore avec elle quatre de ses enfants, Dieu
lui donna assez de force pour soutenir ces grandes épreuves et
malgré les défenses terribles des ennemis et leur vigilance elle ne
cessa point de nous communiquer tous les secours possibles par des
voix qu'ils ne purent jamais pénétrer, parce qu'elle était dirigée
par les inspirations que mon frère Antoine recevait et autres
inspirés qui allaient secrètement à la maison.
Dieu
permit qu'elle continu de la sorte jusqu'au commencement de mai 1704,
qu'elle fut enfin obligée, pour sauver sa vie et celle de ses
enfants, de tout abandonner et de se retirer dans le désert avec
nous, où elle mourut environ quinze jours après, dans une antre de
rocher. Elle eut le contentement, pat la grâce de Dieu, de
participer à la Cène du Seigneur six jours avant sa mort, par le
ministère du Frère La Valette qui la donna à mille personnes ou
environ sur les masures du Temple de Saumane, où comme à
l'ordinaire je fus assistant. Ma pauvre mère eut aussi la
satisfaction de voir mon père et ses enfants, grands et petits,
auprès d'elle qui la servirent jusqu'à son dernier soupir, et
l'ensevelîmes auprès de cette caverne. Nos larmes furent enfin
essuyées par une inspiration consolante que Dieu en ses infinies
compassions nous envoya. Son Esprit vint tout à coup sur moi, dans
ce temps que nos âmes étaient des plus affligées pour la
considération de la perte que nous venions de faire et la
complication de nos malheurs. Ma bouche s'étant enfin ouverte par la
vertu du Saint-Esprit, elle prononça ce qui suit :
« Mes
enfants, que vos cœurs ne s'affligent plus pour la perte que vous
venez de faire, et que vos larmes cessent de couler, car son âme
repose dans mon sein, mais pleurez et soyez affligés pour
l'affliction et la désolation de mon Eglise ».
Grâces
immortelles soient rendues à Dieu de ce qu'en son infinie
miséricorde, il lui plut de retirer ma chère mère de cette vallée
de misère et de larmes pour l'établir dans son repos éternel, et
qu'il fit trouver dans le désert un refuge assuré à mes frères,
tandis que nos malheureuses bourgades étaient dans la plus triste
désolation dont on ait jamais ouï parler. Les dragons, les soldats,
les autres sortes de gens papistes du pays qu'on avait armés contre
nous et les miquelets auxquels on avait donné toute licence sur les
pauvres protestants, ces gens, dis-je, le splus inhumains du monde,
violaient les femmes et les filles et les égorgeaient
impitoyablement. Ils massacraient indifféremment les vieillards, les
infirmes, les jeunes gens et les enfants à la mamelle, tous ceux qui
tombaient sous leurs cruelles mains. Rien n'échappait à leur
fureur, ils saccageaient, ils brûlaient, ils exterminaient tout,
n'épargnant que ceux qui, suivant l'ordre du Roy, les proclamations
de Messieurs les Maréchaux de France et du cruel Intendant Baville,
se retiraient dans les villes murées et allaient à la messe. Malgré
tout cela il y eût grand nombre de familles qui aimèrent mieux
encourir les rigueurs des Ordonnances, abandonner leurs maisons et se
retirer dans les déserts avec ce qu'ils pouvaient sauver de leurs
familles et de leurs meilleurs effets. Ils habitaient de caverne en
caverne, selon qu'on était poursuivis. Les rigueurs des saisons, la
disette, ni les autres souffrances ne les étonnaient point ; au
contraire ils louaient Dieu avec nous et bénissaient son grand nom
de ce qu'il repaissait abondamment leurs âmes de sa divine parole,
s'estimant heureux d'être appelés à souffrir quelque chose pour
l'amour de lui. Ces pauvres gens cueillaient des fruits de la terre
autant qu'ils pouvaient, ils ne s'épargnaient point, et nous
faisaient part du peu qu'ils avaient. Comme notre pays est abondant
en vin, en châtaigniers, Dieu n'ayant pas permis que l'ennemi l'y
touchât, c'était de cela aussi que nous tirions notre subsistance
principale...
…
Si le pauvre peuple dont je viens de parler nous assistait du peu que
Dieu leur faisait trouver dans le désert, nous avions soin d'en
faire le semblable. Ce que nous prenions dans le pays papiste, soit
grain ou bétail, nous leur amenions. Nous interceptions souvent les
convois qu'on envoyait en Bas-Languedoc pour la subsistance des
garnisons, tout cela était commun, car nous ne faisions qu'une même
famille. J'ai dit que l'ennemi avait détruit les moulins et enterrés
les meules et les fours de la campagne ouverte, mais en quelques
endroits particuliers, de nos amis les avaient prévenus ; ils
avaient démonté les moulins et enterré les meules, et lorsque nous
avions du grain pour moudre, dans quelques heures de temps on avait
remonté les moulins, qu'on remettait dans leur cache comme
auparavant. Les ennemis n'avaient pas touché aux chaussées ni aux
écluses parce que, d'ailleurs, les eaux servaient à arroser les
prés. Il y avait des fours qu'on n'avait fait que crever ; nous
avions des maçons parmi nous qui les avaient bientôt mis en état
de servir, et lorsque nous savions que des troupes devaient passer de
ce côté-là nous remettions les fours dans l'état qu'eux les
avaient laissés. Par ces moyens-là nous avions souvent du pain,
outre ce que nous recevions de la part de ceux qui n'avaient pas été
brûlés dans d'autres diocèses...
…
Le chef Rolland étant avec sa troupe, l'Esprit du Seigneur vint sur
lui avec ses signes et paroles prophétiques. Il dit qu'il ne
resterait qu'un petit nombre d'entre eux, de six parties l'une, et
qu'ils seraient dispersés, que les ennemis chanteraient victoire,
croyant avoir mis fin à tout, mais que le temps viendrait que Dieu
enverrait un petit nombre de serviteurs, mais bien choisis, qui
viendraient d'un pays éloigné et qu'eux, et les autres que Dieu
susciterait avec le résidu, feraient choses grandes et
merveilleuses, que tout plierait devant eux et qu'ils se répandraient
sur toute la France...
Etant
dans un champ près du château de Marouls avec notre troupe qui
était de quatre-vingt hommes ou environ, je fus saisi de l'Esprit
qui nous déclara par ma bouche que de tous ceux qui étaient là
présents, ils ne resteraient pas cinq qui vissent la délivrance.
NOTES :
1Relation,
au sens ancien, ici employé au sens de relater. Abraham Mazel donne
la définition suivante : « Ce fut après la mort de Poul
que l'on commença à nous appeler Camisards. Je ne sais si
c'est
parce que nous donnions souvent la camisade (attaque de nuit) qu'on
nous donna cet épithète, ou parce que d'ordinaire nous nous
battions en chemise ou en camisole. On nous appelait aussi
« fanatiques » à cause de nos inspirations ».
L'inspiration était bien entendu divine : « Tout à coup
on entendit sonner l'alarme et crier : « Aux armes, aux
armes ! ». Cela venait, comme nous le sûmes ensuite,
premièrement de ceci : on s'aperçut que nos gens ne
blasphémaient pas le saint nom de Dieu, comme font presque à tout
moment les gens de guerre ce qui est même fort ordinaire à la
jeunesse de notre pays, sans être enrôlés, mais au lieu des
jurements qui servent pour l'ordinaire à affermir, et qui marquent
de la passion, on leur entendait dire : « J'adore Dieu »,
« j'aime Dieu » et autres semblables expressions, que
nos gens employaient en guise de serment ».
2Soumis
aveuglément au pape, terme péjoratif utilisé contre les
catholiques par les protestants du 17 et 18 e siècle.
3Le
traité de Ryswick, ville des Pays-Bas, est signé en juillet et
octobre 1697, entre les puissances européennes et la France, traité
humiliant pour Louis XIV qui perd des colonies avec la fin de la
guerre de Cent ans.
4Sous
l'Ancien régime, le terme de sieur pouvait être un terme
honorifique synonyme de seigneur, mais aussi péjoratif (sans le
préfixe mon) comme cela semble être le cas de la part de nos
parpaillots révoltés contre le « papisme ».