"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

La Gauche italienne dans l'émigration par Lucien Laugier





LA GAUCHE ITALIENNE DANS L’EMIGRATION

Bordiga ne s'est jamais vraiment étendu sur la période d'émigration du mouvement qui, bon gré mal gré, est resté lié à son nom. Nous examinerons ultérieurement les diverses hypothèses qui peuvent expliquer un tel silence. Retenons pour l'instant la spécificité de cette période qui peut intéresser l'historien dans la mesure où elle consigne une expérience originale directement vécue au contact de différents groupes oppositionnel au moment précis où se déroulaient des événements pour le sort du siècle.

Les communistes italiens, pour la plupart jeunes, qui, vers 1923-24, échappèrent à la répression fasciste en se réfugiant en France, en Belgique ou même en quelque lieu plus éloigné, possédaient une rude expérience politique, âprement mûri dans la lutte contre les chemises noires. Mais il est très probable qu'ils ignoraient tout du communisme dans les autres pays - et particulièrement de celui d'Allemagne ou l'aile radicale du mouvement pouvait se comparer à celle des « abstentionnistes » italiens. De plus ils étaient appelés à vivre de plus près et plus directement que leurs camarades emprisonnés en Italie les pénibles étapes qui se conclurent par le triomphe du stalinisme dans tous les PC. Ils vérifièrent en quelque sorte de leurs yeux le bien-fondé des mises en garde que la Gauche italienne avait formulées en vain auprès de l'Internationale ; ils enregistrèrent, en somme dans le détail, la réalisation méticuleuse du processus de décomposition qu'ils avaient dénoncé sans avoir pu y sensibiliser une base ouvrière avec laquelle, pourtant il s'acharnèrent désespérément à rester en contact.
Une telle expérience, dont Bordiga retint exclusivement les grandes lignes historiques dans le bilan établi au lendemain de la guerre, peut être considérée comme "l’acquis" plus particulièrement propre à la fraction émigrée de la Gauche italienne. Elle permit à cette fraction d'opérer au contact d'opposants de gauche non-italiens, une radicalisation d'attitude théorique sur certains points en avance sur celle des militants de gauche restés en Italie et sur Bordiga lui-même.

Les détails en étaient peu ou pas connus avant que la brochure du C.C.I. ne nous en fournisse un nombre impressionnant qui, textes à l'appui, nous éclaire sur l'évolution des «bordiguistes » émigrés sous l'effet du « milieu » historique dans laquelle la force des choses les avait propulsés. Les contacts avec les militants de la Gauche allemande furent quelquefois directs, mais directs encore davantage les heurts avec la direction du PCF, qui avait accepté « les bordiguistes » émigrés mais, à force d'intolérances et de turpitudes, les contraignait à séjourner comme en un camp retranché. Le « kapédisme », ouvertement condamné par Bordiga, fut également rejeté, au plan « officiel » par la fraction émigrée de la gauche italienne, mais avec beaucoup plus de nuances et en ne se limitant pas à refuser les points de divergence centrale avec la position « bordiguiste » : primauté du parti sur les conseils. Le «kapédisme  » n'en influença pas moins la Gauche italienne émigrée : dans les cas extrêmes il y eut au sein de celle-ci de véritables conversions aux thèmes des communistes de gauche allemands ;  dans les cas modérés, les conceptions « bordiguistes » s'infléchirent partiellement en faveur des critiques formulées par la gauche allemande à l'adresse du « pouvoir prolétarien » et de la défiance qu'elle préconisait à l'égard de ce pouvoir durant toute la période transitoire vers le socialisme. Que ces critiques et réserves se soient imposées aux émigrés de la gauche italienne sans les déloger de leur position de principe sur la question du parti et de la dictature du prolétariat, sans leur faire abdiquer en un mot que l'essentiel de leur « bordiguisme », voilà qui démontre, chez ces critiques et réserves, une force suggestive que ne s’explique que par la nature objective, indiscutable des griefs « kapédistes ».
Ces griefs, Bordiga, comme nous l'avons vu précédemment, n'a jamais voulu les prendre en considération et, comme le rappelle la brochure, l'a clairement signifié, surtout en ce qui concernait un point qu'il jugeait inacceptable : la lutte contre l'organisme syndical, jugé par la Gauche allemande comme ouvrier mais « intégré » au capitalisme, perdu pour le prolétariat, alors que, selon Bordiga, il demeurait encore et toujours, même s'il était corrompu, un vrai « centre ouvrier ».

La formation de la K.A.I. par Gorter - qui fixe en la Russie soviétique le principal ennemi du prolétariat mondial - rend irréversible la rupture entre la Gauche allemande et la Gauche italienne. Pourtant, au moins entre Bordiga et un « bordiguiste » émigré et gagné aux positions kapédistes, les relations ne semblent pas rompues. Pappalardi, ex-abstentionniste, très informé des positions du KAPD connues par lui lors de ses séjours en Allemagne et en Autriche, est à ce point convaincu de la justesse de ces positions qu'il démissionne du parti communiste d'Italie vers 1923, s'installe en France, traduit et présente au cinquième congrès du PCF (Lille, 1926) les « Thèses de Lyon » de Bordiga[1] et s'efforce de convaincre ce dernier.
On sait déjà que Bordiga ne fut pas de cet avis ; mais tout laisse croire que l'initiative de Pappalardi ne heurte pas les militants de la gauche d'Italie émigrée, parmi lesquels Damen, à cette époque récemment arrivé à Paris et représentant officiel des « bordiguistes » auprès du PCF, conserva depuis certaines positions proches de celles du KAPD et dont on retrouve comme une trace lors des désaccords qui surgirent bien plus tard, en 1951-52, entre l’intéressé et Bordiga.

Cet embryon de greffe «kapédiste» sur le bordiguisme impliqué un certain éclectisme dont il faudra tenter de trouver la clé lorsque nous en viendrons à la situation qui provoqua la rupture de 1951-52. L’échec d’une autre « greffe » beaucoup plus caractérisée – celle à laquelle est liée le nom de Pappalardi – nous retient pour l’instant car ses péripéties jettent un jour intéressant sur la situation des groupes révolutionnaires en France vers le milieu des années 1930.  On ne peut à ce propos éviter quelques considérations sur l’avantage relatif du bordiguisme, dans sa position pourtant inconfortable d’opposant par rapport à cet autre opposant, plus radical encore, qu’était le kaapédisme. A l’échelle des influences respectives des deux mouvements, le paradoxe fut peut-être que celui qui possédait la conscience la plus exacte de la situation du prolétariat et de la fonction qu’assumait déjà la IIIe Internationale, fut, de ce fait-là, plus faible et plus imprécis que celui dont les illusions encore vivaces sur la possibilité de réveiller ce prolétariat et de « redresser » cette Internationale constituaient une précieuse force et un solide ciment.
Nous avons déjà essayé d’expliquer pourquoi Bordiga ne pouvait voir le kaapédisme qu’au travers du prisme déformant de Lénine, des bolcheviks et même… du « droitier Lévi ». Mais ici, dans l’alternative de 1926, cette incompatibilité idéologique est marquée par des divergences plus immédiates. Outre les nuances qui séparent les deux courants oppositionnels quant à la perspective générale – les « bordiguistes » se polarisent beaucoup moins que les kapédistes sur la prévision d’une crise catastrophique du capitalisme – leurs situations respectives les propulsent dans des voies opposées. Les kapédistes ont bien compris qu’il était impossible de « redresser » l’IC, mais non seulement ils n’ont même pas pu le tenter au 3e congrès mais ils sont depuis totalement hors du mouvement réel. Les « bordiguistes » par contre, constituent encore une force, et une force compacte dans le mouvement international. En France, ils détiennent la majorité dans la partie politisée de l’immigration italienne, ils ont encore un certain temps la possibilité de s’exprimer dans le PCF[2]. Il est donc normal que cette forme les incite à rester dans l’IC pour y agir et à conserver cette possibilité le plus longtemps possible, fut-ce en y subissant censures, brimades, vexations de toutes sortes.

S'il n'est pas impossible qu'au vu de cette situation « privilégiée » des « bordiguistes », Pappalardi crut le moment venu de concilier les positions de la gauche allemande et de la gauche italienne par une sorte de renforcement mutuel des deux courants, ceci devint bien plus difficiles les années suivantes - cette fois non pas à cause de réticences des « bordiguistes » à l'égard des kapédistes mais au contraire parce qu’un certain nombre de partisans de Bordiga en vinrent à penser qu'il n'était plus possible d’oeuvrer « dans la mouvance de l'internationale ». À ceux-là, il n'était plus possible de différer le choix : ou « accepter » la poursuite du militantisme dans l’I.C. ou rompre avec la fraction « bordiguiste » émigrée. À ce point l'évolution de la situation, l'attachement à Bordiga de certains militants émigrés, de même que l'extrême faiblesse des moyens matériels dont disposait Pappalardi, entre en ligne de compte, peut être tout autant que les divergences d'orientation entre les « deux gauches », pour expliquer son échec.
Cet échec ne se réalisa pas une façon rectiligne. Lors ce que la contre-révolution stalinienne devint active et évidente - tout au moins spectaculaire - le groupe formé autour de Pappalardi se renforça.  L es « bordiguistes » qui  le rejoignirent à ce moment-là - et par là adoptèrent des positions proches de celles du KAPD - furent mûs par l'impatience que provoquait en eux la tactique d’attente préconisée par Bordiga. Il faut noter à ce propos que le désaccord de ce dernier avec les opposants de gauche allemand n'est pas aussi « dogmatique » que ce qu'on peut le croire à l'examen de la nature des divergences avec KAPD, et, surtout, qu’il fut aussi impitoyable que l'on s'est complu à le penser quelque 30 ans plus tard. Si Bordiga est prudent et méfiant à l'égard de la nouvelle gauche apparue dans le parti communiste allemand officiel et dont le chef est Korsch, c'est moins parce qu'il n'en partage pas les positions idéologiques ou qu'il les trouve trop imprécises que parce qu'il en désapprouve totalement la tactique : rompre avec l'Internationale communiste, créer de nouveaux partis communistes. Une conviction demeurera au contraire inébranlable chez Bordiga : il ne faut pas songer à la construction de partis révolutionnaires aussi longtemps que la situation objective n'évoluera pas vers des conditions elles-mêmes révolutionnaires. Cette position de principe épargnera aux bordiguistes bien des déconvenues semblables à celles qui affectèrent leurs « frères rivaux », les trotskistes, mais elle usa un certain nombre d'entre eux qui ne pouvaient supporter leur immobilité politique forcée au moment où le stalinisme commencé à se démasquer - tout au moins aux yeux des informés. Ces informés étaient précisément très peu nombreux ; ce qui explique bien des choses, notamment le souci de Bordiga et de ses adeptes de démontrer la trahison stalinienne avant d'en tirer toutes les conséquences logiques et définitives, mais laisse supposer aussi - ce qui reste encore obscur en l'état actuel des choses - que le bordiguisme « orthodoxe » ne réalisait pas intégralement l'étendue et la portée de l'influence prise par Staline et sa clique dans l'international et le parti russe. Sur ce point pèseront, des années durant, une équivoque et un doute qui empoisonneront encore longtemps après les rapports entre Bordiga et Damen, ce dernier soupçonnant, chez le leader de la gauche italienne, la persistance d'une tendance à minimiser la place primordiale de la Russie et de son réseau politique international dans le camp de la contre-révolution.
Il semble bien en tout cas que la fraction émigrée de la Gauche italienne affichait plus catégoriquement que son chef la conviction du caractère irréversible de la défaite des éléments révolutionnaires à l'intérieur des organisations communistes de tous les pays. Ce qui permet de comprendre pourquoi Pappalardi rallie un certain nombre de « bordiguistes » et les gagne aux conclusions du KAPD selon lesquelles la Russie et l'Internationale n'étaient pas seulement contaminées par le « centrisme » et « l'opportunisme » mais représentaient l'ennemi numéro un de la révolution et du prolétariat.
Il est visible aujourd'hui que cette perception était la plus exacte de son temps, malheureusement beaucoup trop en avance sur ce qui pouvait être déduit des phénomènes politiques connus et beaucoup trop mortelle pour les espoirs placés dans le rôle historique de la Russie « socialiste ». La seule idée de douter de la fonction révolutionnaire de ce pays et de la sincérité des PC était littéralement inaccessible à la totalité des ouvriers.[3] Pour faire comprendre le caractère absolu de cette impossibilité il faudrait brosser tout le tableau de cette époque. Qu’on se borne ici à tenir compte du fait que les prises de position du KAPD et de ses adeptes ex- bordiguistes sur la fonction contre-révolutionnaire de l'URSS et de son réseau mondial d'influence date du milieu des années 1930. Or le tournant politique sensationnel à la suite duquel le stalinisme se reconvertira totalement à l'idéologie politique de la société bourgeoise (patriotisme, « valeurs démocratiques », Défense nationale) ne se produira qu'une dizaine d'années plus tard, tandis que son adhésion à l'idéologie économique du capitalisme (concurrence, productivisme, autonomie des entreprises) exigera une décennie de plus - ces « retards » étant dûs autant à la stratégie complexe et contradictoire du réseau stalinien international qu'aux lenteurs de la modernisation « à l'américaine » des moeurs sociales européennes. Le vrai visage de l'univers stalinien ayant exigé 20 années pour se montrer au grand jour, les premiers à s'en étonner ne devraient pas être ceux qui ont attendus Soljetnisyne pour croire en l'existence du Goulag…
La psychologie des travailleurs à cette époque, l'intérêt à court terme des coteries parlementaires du parti socialiste et du parti radical, l'attitude veule des écrivains « engagés » à l'égard de Moscou, tout un ensemble de conditions que les années 1930 devaient encore accentuer, s'avérait donc défavorable à l'acceptation, par un quelconque secteur de l'opinion, des positions du groupe Pappalardi. Même dans la frange étroite et sans audience des révolutionnaires proscrits, cette situation se répercute, provoquant une des premières manifestations de cette stagnation de la critique qui caractérisera longtemps le communisme anti-stalinien qui ne découvre d'autres systèmes de référence que celui qui consiste à toujours remonter plus haut dans le temps pour situer l'origine de la « dégénérescence » de la révolution russe, se raccrochant finalement à la position de Rosa Luxembourg, adversaire en 1919 de la formation, qu'elle jugeait prématurée, de la IIIe internationale. Ainsi en est-il de Pappalardi et de ses amis qui, en 1927, constatent qu'il n'existe plus de dictature du prolétariat en Russie et qui, reprochant à Bordiga de ne pas former un nouveau parti communiste, se rallient à la position de Gorter qui a déjà rompu avec l'Internationale communiste et formé la KAI.
 Mais à cette époque, ce qu'on considère alors comme « la Gauche allemande » n’a plus la netteté idéologique et le radicalisme du kaapédisme du début. C'est un regroupement sans grande base théorique de communistes sincères que la politique de l'internationale a déçus et qui sont définitivement écoeurés par la prédominance éhontée qui exerce, par l'intermédiaire des représentants du PC russe, une pure et simple stratégie d'État.  le groupe de Pappalardi achoppe doublement sur la fragilité même courant dont il a accepté les positions, sur la faiblesse de ses propres moyens et sur son propre éclectisme théorique.  
Il ne s'agit pas ici de se livrer à une critique pédante et tout à fait illégitime de ces diverses précarités, mais au contraire de les indiquer pour mettre en évidence l'impuissance dramatique qui n'a cessé de caractériser toutes les tentatives faites durant ces décennies ingrates pour sauver le mouvement prolétarien. L'éclectisme théorique n'est pas un grief laissant à la charge de militants qui démontraient déjà un énorme courage, autant moral que physique, en osant mettre en cause une idolâtrie politique qui comptait à travers le monde des centaines de milliers, voire des millions d'adhérents. Cet éclectisme et cependant le trait négatif des oppositionnels de cette époque et il apparaît sous son jour cruel à l'examen rétrospectif de leurs efforts désespérés et vains.    

Les noms, dans cette affaire ne désignent pas des thaumaturges, mais servent de points de repères pour situer les errements et les évolutions contradictoires. Bordiga, dans une certaine lettre de 1926 à Korsch, s'était doublement opposé à lui : d'abord sur l'initiative qu'il jugeait prématurée d'un regroupement de tous les opposants de gauche ; ensuite sur le projet d'abandon des organisations contrôlées par Moscou ; dans lesquelles Bordiga voyait encore le seul lieu où une régénération du mouvement prolétarien pouvait être tentée. Si le leader de la Gauche italienne fit totalement fausse route sur le second point, son intuition ne le trompa guerre en ce qui concernait le premier. La même année, Korsch se rapprocha de Maslow et Ruth Fischer, les plus aventuristes manoeuvriers du K.P.D., et qui, avant d'être exclus par Staline avait soutenu ce dernier de la manière la plus honteuse et ce dans l'unique intention de conserver la direction du parti allemand - une considération qui aurait dû… les déconsidérer aux yeux d'un Korsch qui s'était dressé contre le manoeuvrier de l'Internationale. Korsch, d'ailleurs, liquida lui-même son propre groupe au profit du groupement trotskiste « Lénin-bund » et de la social-démocratie.
Les autres faiblesses du groupe Pappalardi apparaîtront lors d'ultérieures vicissitudes. Bien qu'ayant rompu en juillet 1927 avec les « bordiguistes » officiels groupés autour de Vercesi, Pappalardi et ses camarades continuaient à se réclamer de l'autorité idéologique de Bordiga. Mais selon la brochure du C.C.I., la plate-forme de leur publication - le « Réveil communiste » - présentait une imprécision visible. Sa critique de l'URSS était directement empruntée au KAPD : la révolution d'octobre a été une révolution prolétarienne qui a perdu ses caractéristiques fondamentales avec l'instauration de la N.E.P. et la fin du « communisme de guerre ». Sur ce point, le « réveil communiste » se délimite catégoriquement de l'idéalisation du léninisme par Vercesi et Bordiga auquels il reprochera bien vite leur « politique de présence » dans l'Internationale communiste. Encore plus sévère à l'égard du trotskisme, le « Réveil » s'écartera également de Korsch (après l’avoir soutenu) à cause de son rapprochement avec Maslow-Fischer et de sa décision de dissoudre son groupe.
Sur le plan matériel, la tendance de Pappalardi ne s'effritera que deux ans plus tard. Mais il faut interrompre un instant le récit de ses péripéties pour noter au passage un trait surprenant qui, par contraste, a fait la force de la Gauche italienne.
Dans les conditions déjà indiquées, le groupe Pappalardi évolua vers une critique de plus en plus dure de l'URSS, en mettant en cause non plus seulement la politique stalinienne mais en faisant remonter les responsabilités de la « dégénérescence russe » jusqu'à l'oeuvre de Lénine et des bolcheviks. Cette position aggrave et rend définitif l'isolement déjà extrême du groupe (qui compte à peine une vingtaine de militants). Le « Réveil communiste », qui accuse ouvertement le pouvoir bolchevik de n'être plus la dictature du prolétariat mais le pouvoir d'une « caste qui s'est soudée avec l'idéologie de la nouvelle bourgeoisie » (formules citées dans la brochure du CCI, page 34) et le seul organe oppositionnel de cette époque à ne pas préconiser la défense de l'URSS. Pour ce crime de lèse léninisme, les amis de Pappalardi sont désormais pris à partie par les bordiguistes émigrés. Le débat reste courtois, fraternel même, mais la position prise par Vercesi, certainement en accord avec Bordiga, ne peut aujourd'hui manquer de retenir l'attention par deux aspects importants. D'une part elle témoigne de l'alignement respectif des « bordiguistes » et de ceux qu'influence la « Gauche allemande » dans le grand schisme du communisme des années 1920 entre l'école idéologique bolchevik et ce qu'on appellera plus tard le « marxisme occidental ». D'autre part, il est bien visible que c'est à cette fidélité au léninisme que « l'orthodoxie » de la Gauche communiste émigrée doit de demeurer une véritable force politique. Devant l'intransigeance anti-bolchevik du « Réveil communiste » et l'impossibilité, pour le groupe de Pappalardi, d'ouvrir une perspective d'action, certains de ses éléments rejoignent le groupe de Vercesi qui, selon la brochure du C.C.I., voit se développer autour de sa plate-forme plusieurs noyaux d'opposition.
Cependant pour le groupe de Pappalardi, ce n'est pas encore l'heure de la liquidation. Affluence ou désertion ne se comptent d'ailleurs que par unité, ce qui ne comporte guère d'indications sur le plan de la politique générale. Si Pappalardi voit grossir modestement ses rangs, cet afflux a pour contrepartie l'accentuation de l'imprécision politique du groupe et favorise un éclectisme qui existe déjà dans le « modèle kapédiste ». Précarité aggravée par le fait que le soutien matériel de « L'ouvrier communiste » (publication qui a pris la place du « Réveil ») est assuré par des éléments talentueux mais idéologiquement étrangers à la tradition politique dont le groupe Pappalardi est issu : les époux Prudhommeaux, propriétaires d'une librairie parisienne financent la publication du groupe, ce qui posera des problèmes lorsqu'ils tomberont en désaccord avec lui au début des années 1930.

Cependant, « L'ouvrier communiste », durant ses deux années de parution, fournit des appréciations, des critiques, des prises de positions qui constituèrent en France la principale sinon la seule des sources d'information sur la Gauche allemande jusque-là totalement inconnue dans ce pays. Le groupe Pappalardi publie la brochure de Gorter « Réponse à Lénine », tandis que la contribution de Miasnikov[4], fournit les plus suggestifs des rares renseignements qui parvenaient alors en accident sur la situation politique et sociale en Russie. Si l'on veut bien se pénétrer de cette idée que de telles informations et de tels jugements étaient à cette époque, non seulement étouffés est violemment démentis par la presse du PCF mais encore farouchement refusés par la quasi-totalité des travailleurs qui ne voulaient à aucun prix renoncer à leurs illusions et à leur représentation idyllique de l'URSS, on ne peut manquer d'être impressionné par l'âpreté incisive des positions de « L'Ouvrier communiste », dont la brochure du C. C. I. donne un excellent résumé mais qui sont en fait celles du KAPD déjà évoquées dans la première partie de cette étude.
Si l'éclatement du groupe Pappalardi fut dû en grande partie à des causes accidentelles liées à la précarité de ses moyens matériels, la sorte d'éclipse dans laquelle, au seuil des années 1930, tombèrent les tendances internationales d'inspiration kapédiste, semble liée directement à l'éclatement de la crise économique de 1929. Contrairement aux prévisions apocalyptiques de la Gauche allemande qui, implicitement, fondait ses espoirs révolutionnaires sur un écroulement général de l'économie capitaliste, le fameux « vendredi noir » amena bien la ruine des épargnants, la dévalorisation complète (mot illisible), le chômage et la misère, mais nullement la révolte sociale attendue.
La Gauche italienne ne ressentit pas, ou autant, le contrecoup de ce rendez-vous manqué avec la révolution. Elle continuera sur sa ligne propre comme si le « redressement » du mouvement patronné par Moscou était une grande probabilité. Conviction lourde de conséquences ultérieures pour le bordiguisme dont la cécité, plus ou moins volontaire, à l'égard du négatif du léninisme, se confond étroitement avec la combativité de la Gauche italienne, y entretient, dans la recherche de contacts avec les masses, un acharnement qui n'a guère son équivalent chez les autres tendances oppositionnelles et, surtout y anime une énergie qui, à défaut de renverser le cours des années funestes qu'annonçait le début de la nouvelle décennie, a produit un témoignage qui reste pour nous essentiel.

En conclusion de « l'épisode Pappalardi » on peut adopter le jugement porté par la brochure du C. C. I. lorsqu'elle établit, entre les deux « Gauches communistes » concurrentes, la distinction suivante : les militants gagnés aux idées du KAPD croyait proche une vaste explosion sociale, inscrite selon eux dans la catastrophe économique mûrissante ; ils se souciaient peu, en conséquence, d’affermir de des délimitations, d’élaborer des programmes, d'ériger des structures organisatrices que, de toute façon, la «spontanéité révolutionnaire » des masses rendrait inutiles le moment venu. Les « bordiguistes », au contraire, infiniment plus prudents quant à la proximité ou non de la « crise du système », leur posaient le préalable absolu de la reconstitution du parti prolétarien mondial sur la base d'une critique intégrale de ses erreurs passées.

La formation de la fraction de gauche du PC d'Italie

Coïncidence ou non, l'impossibilité démontrée par l'échec de Pappalardi, de toute synthèse entre le kaapédisme et le bordiguisme, se trouve consacrée par la constitution de la fraction de gauche du PC d'Italie (Pantin, 1928). Désormais les partisans de Bordiga affirment ouvertement se grouper contre la direction stalinienne du mouvement, mais c'est toujours dans le cadre de ce mouvement. C'est ce qui les sépare sans retour du KAPD et de ses adeptes en terre française.
On a déjà vu, dans la première partie de cette étude, combien il est encore difficile, en l'état actuel de la documentation, de distinguer, au sein des raisons que les héritiers politiques du bordiguisme donnent de cette incompatibilité entre les « deux gauches », ce qui est fondamental de ce qui est accidentel.
La première partie de ce texte a traité, pour l'essentiel, des « raisons de principe » de cette divergence ; indiquant seulement ici leur manifestation particulière et contingente.

Puisqu'il semble bien que le principal motif de désaccord entre la Gauche italienne et la Gauche allemande soit resté lié à la question de la rupture avec la IIIe internationale, il ne faut pas perdre de vue les différences existant entre la nature de leur opposition à l'égard des directives de Moscou - différences sensibles tant sur le plan de leur intensité que sur celui de leurs critères respectifs d'appréciation. Pis encore, il n'est pas sûr du tout que Bordiga - et à sa suite les « bordiguistes » émigrés - n'aient pas durci leurs a priori idéologiques afin de ne pas avoir à réviser leurs léninisme inconditionnel.
Choqués sans doute par la manière cavalière dont Lévi s'était débarrassé de ses « extrémistes » au congrès de Heidelberg du KPD, ils n'en acceptèrent pas moins, sans trop de vérifications - comme nous avons vu dans le première partie - la fausse étiquette de « syndicalistes » effrontément appliquée par le même Lévi à ses adversaires de gauche qui, pourtant, s'affirmaient contre le syndicat et en faveur des « Unions ».
De même Bordiga, ne voulut-il voir dans les « conseils » d'Allemagne, véritable mouvement collectif axé sur des perspectives révolutionnaires, qu'une imitation des expériences malheureuses et idéologiquement dévoyées de l’Ordine nuovo.
Sur la base de telles appréciations faussées dès le départ, les événements marquants qui jalonnèrent l’inflexion de la révolution d'octobre risquaient fort de ne pas ébranler les convictions de la Gauche italienne de la même façon qu'ils ébranlèrent la Gauche allemande. Se défendant d'être «ouvriéristes », les bordiguistes pouvaient déplorer la répression de l'émeute ouvrière de Cronstadt en 1921, mais non pas y voir le début du processus irréversible de dénaturation de la révolution d'octobre. Par leur attitude critique à l'égard de la formule des conseils ouvriers, ils étaient enclins à sous-estimer cet échec que fut pour la révolution russe le non fonctionnement de l'organisme « soviet » en Russie, tout en se satisfaisant de la dissolution de la Constituante qui éliminait tout risque d'implantation d'un parlementarisme bourgeois dans ce pays. L'ébranlement de leur foi en l'URSS ne pouvait donc s'amorcer que lorsque survint une rupture affirmée entre les dirigeants soviétiques et les principes mêmes de la révolution d'Octobre : 1926 avec la victoire politique de Staline et l'adoption par tout le mouvement du mythe du socialisme « en un seul pays ».
Il semble donc que la gauche italienne, demeurée peu sensible - du moins dans le comportement extérieur de ses chefs – aux symptômes précurseurs qui aiguisèrent l'esprit critique des communistes de gauche allemand[5], n’ait déterminé le moment et les conditions d'une rupture avec les dirigeants russes qu'en fonction des obstacles rencontrés dans la poursuite de son objectif de 1926 : reconquérir et « redresser » les partis communistes. En cette matière, Bordiga avait clairement indiqué la ligne : aussi longtemps que possible, ne pas abandonner les organisations communistes. À cet abandon, ses camarades émigrés de France et de Belgique de procéder eux aussi que contraints et forcés.
En 1926, les lois d'exception adoptée par le gouvernement de Mussolini rendent pratiquement impossible toute propagande communiste, font donc obstacle aux explications et interventions à l'aide desquelles les bordiguistes auraient pu tenter de lutter contre le « centrisme » dans le PC d'Italie. Par ailleurs, dans tout l'entier mouvement communiste, les révolutionnaires qui ne capitulent pas devant Staline et réussissent à échapper à l'élimination physique sont naturellement portés à se regrouper sur le plan international. Les bordiguistes adoptent dans le même champ d'action : non plus le seul PC d'Italie, mais toute l’Internationale.
Bordiga, au sixième Exécutif élargi de 1926, et dans une déclaration que reproduit en partie la brochure du Courant communiste international, avait souligné cette vocation des militants de gauche du communisme italien, voués, par leur appartenance à une nation traditionnelle d'émigrés, à essaimer en divers points du monde : « il nous arrive un peu comme aux hébreux : si nous avons été battus en Italie, nous pouvons nous consoler en pensant que les hébreux aussi, sont forts non en Palestine mais ailleurs ». (Page 42) Aucune vantardise dans cette affirmation. Les « bordiguistes » à cette époque, détiennent la majorité parmi les Italiens émigrés en France et en Belgique. La brochure explique longuement cette prépondérance. Avant 1926, dans l'émigration italienne politisée qui s'est affiliée au PCF, il y a environ un millier de partisans de Bordiga. Le chiffre tombe rapidement après le congrès de Lyon (cf. première partie) qui enlève la majorité aux « bordiguistes » ; mais la centaine ou plus (mais 200 au maximum) de militants qui sont restés fidèles à Bordiga est composée des plus actifs, les plus jeunes, ouvriers pour la presque totalité, aguerris et habitués à la clandestinité par la lutte contre les fascistes. Ils sont organisés, structurés, imprégnés d'un esprit de fidélité aux principes qu'on ne rencontre habituellement pas dans les autres PC occidentaux de l'époque et surtout pas dans le PCF.
Le refus de rompre avec l’I.C. s'est toujours donné à leurs yeux une raison théorique, et cette raison, qu'elle ait été fondée ou non, donnera toujours à la gauche italienne émigrée une constance qui, pour le lecteur actuel, se traduit par une image d'intransigeance et de continuité qui ressort davantage encore si on la compare à celle que laissent les mésaventures du Trotskisme à la même époque.
La formation de la « fraction de gauche » directement imposée par la situation faite aux communistes italiens, répond par ailleurs à un mouvement international de regroupement de tous les oppositionnels de l’IC dont la brochure dresse un tableau succinct[6].
Pourtant cette affirmation, désormais au grand jour, de toutes les oppositions survient à la suite d'un seul et même événement : l'élimination de Trotski en URSS. Il suffit de penser que Bordiga a précisément été exclu de l'Internationale communiste pour avoir défendu l'ex- organisateur de l'armée rouge, que tout le comité central du PC polonais a été liquidé pour la même raison, pour comprendre qu'à la différence des militants de la première « Gauche allemande », tous ces opposants réagissent suivant un critère qui n'est pas celui de la trahison de la classe ouvrière par les héritiers du bolchevisme mais celui de la trahison du bolchevisme parti propre héritiers. L'uniformité de ce critère de rupture entraînera pour la plus grande partie de ces nouveaux opposants l'uniformité de leurs limites : ils s'en prendront essentiellement, sinon uniquement au fait-Staline, se refusant à faire le procès de la politique de la IIIe internationale - comme les « bordiguistes » les y invitent enfin - depuis qu'elle a bafoué les principes adoptés par elle à son second congrès (1920).
La fraction émigrée de la gauche italienne s'engage au contraire résolument dans la voie du bilan critique de l'Internationale communiste. Partout où elle peut, elle crée des « groupes de gauche » et lance un mouvement de propagande autour des trois objectifs suivants :
1 - réintégration dans l'Internationale communiste de tous les exclus se réclamant du « Manifeste communiste » et d'État et du second congrès mondial ;
2 - convocation du sixième congrès mondial sous la présidence de Trotski ;
3 - expulsion de l'Internationale communiste de tous les partisans des résolutions adoptées par le 15e congrès du parti russe[7].

Même si ces trois mots d'ordre sont plus termes de propagande et d'agitation que perspectives à prochaine échéance, l'objectif de la Gauche italienne n'en reste pas moins la reconquête de l'Internationale.
La perspective, naturellement, ne rencontrera pas l'ombre d'une réalisation, mais pour la fermeté idéologique des bordiguistes ce sera l’épreuve de fermeté dont ils sortiront victorieux en mettant objectivement en évidence l'extraordinaire confusion politique et théorique qui ne cessera de caractériser le Trotskisme tout au long de son existence. 

RUPTURE AVEC LE TROTSKISME

Bordiga ayant été exclu de l'Internationale communiste pour avoir pris la défense de Trotski, ses partisans ne peuvent donc être soupçonnés d'hostilité à l'égard des disciples du « prophète désarmé ». Pourtant ils ne cesseront de se heurter à leur incompréhension, leur parti pris et finalement leur agressivité politique. Pour cette raison, la partie de la brochure qui traite des rapports entre la fraction immigrée de la gauche italienne et les trotskistes constitue l’une des plus suggestives de tout le récit. Elle montre que c'est au travers de cette confrontation avec la tendance la plus forte et la plus prestigieuses de l'opposition anti-stalinienne que la Gauche italienne a survécu et s'est affirmée.

Du caractère hétérogène et confus que présentaient les oppositions des années 1930, la brochure du Courant communiste internationale ne donne forcément qu'une idée très limitée[8], elle s'intéresse surtout, cela se comprend, aux militants qui se sont démarqués le plus à gauche du Trotskisme officiel -notamment un groupe d'ouvriers de la région parisienne qui, par la suite, joua un rôle important dans l'histoire de la fraction bordiguistes émigrés. Un trait apparaît alors commun chez la plupart des militants et des groupes qui se détachent à cette époque de l'Internationale et des PC officiels et qui prouve combien a duré, après le fiasco mondial du mouvement communiste des années 1920, la croyance en la persistance d'une perspective historique révolutionnaire. En général, les oppositionnels des années 1930 croient encore possible et proche l'ouverture d'une situation subversive et ils se soucient peu de comprendre pourquoi la précédente situation de ce type a avorté. Ceci limite grandement leurs exigences en matière de clarification politique : d'abord se rassembler, ensuite seulement discuter. L'heure des ruptures fondées sur des divergences idéologiques reconnues et identifiées - comme entre le bolchevisme et le « kapédisme » - est passé. La bureaucratisation du mouvement dirigé par Moscou a pris une telle dimension qu'elle devient évidente aux yeux des militants les plus honnêtes et les plus courageux - souvent aidés dans cette « prise de conscience » par le fait qu'ils sont des victimes directes du processus. Leur principal souci est donc de révéler à la « base » ces turpitudes qu'elle ignore ou n’ose pas voir, de renverser le rapport des forces à l'intérieur du mouvement communiste international - ce qu'ils croient en général encore possible - plutôt que de s'interroger sévèrement sur ce qui a pu conduire le  parti de Lénine à une telle fin. Donc, chez eux, peu d'aptitude à une critique serrée des échecs antérieurs de l'Internationale communiste. Ils se contentent d'une explication sommaire de la contre-révolution stalinienne : c'est le fait de la « bureaucratie ». Vraisemblablement les oppositionnels fraîchement éjectés de l'appareil stalinien - et qui souvent ont partagé les responsabilités du type de gestion politique qui désormais les scandalise - ne réalisent pas la portée historique de cette contre-révolution. Octobre 17 est encore proche, rares sont ceux que le courage - où le désespoir - inclinent à penser qu'il faut dresser un bilan de faillite de la IIIe internationale.

La Gauche italienne, dans une certaine mesure, hésite elle aussi à conclure un tel bilan. Mais grâce à la critique, pondérée mais nette, des erreurs de l'Internationale communiste, à laquelle Bordiga a procédé depuis des années, elle s'attend à l'échéance d'une telle nécessité. Pour la même raison, elle se garde de toute impatience et de tout volontarisme, n'espérant un renversement d'orientation du mouvement communiste qu'à la faveur d'une reprise généralisée et victorieuse des luttes ouvrières dans tous les pays. Dans cette éventualité, elle veut oeuvrer à un regroupement qui ne répète pas les fautes qui ont été fatales à la vague révolutionnaire des années 1920. Elle s'interdit donc la création de nouveaux partis, de fronts politiques quelconques et refusera même les discussions qui n'ont en vue que ce but-là. Ainsi elle s'épargnera ce chapelet de scissions et de réunifications qui font trame dans l'histoire du Trotskisme - tout échec dans l'action et la perspective (et l'époque est riche en échec de ce genre) conduisant à une dispute sur des responsabilités entre les tendances éphémèrement regroupées, à leur brouille stérile, tandis que la persistance de l'impuissance du mouvement les incite à tenter de nouveaux groupements dans des conditions inchangées. On a déjà vu que la Gauche italienne n'a pas été à l'abri des scissions. Du moins celles-ci furent-elles toujours consécutives à des désaccords concernant les perspectives du mouvement, et non motivées, entre les courants ayant primitivement fusionné, par l'échec ou la découverte de leur tentative de réciproque submersion, dans l'intention, soigneusement déguisée, comme situer le plus souvent le mobile véritable du « regroupement ».
Contre un tel type de manoeuvres, la Gauche italienne était solidement prémunie par son refus de principe de se transformer en parti  - et de prendre une quelconque mesure dans ce sens - aussi longtemps que la situation ne s'orientait pas vers une crise révolutionnaire.
Le mode de cette rupture, précipitée par Trotski lui-même mais significative de la malhonnêteté politique des individus en qui Trotski a placé sa confiance, découlent des caractères même du rassemblement Trotskiste : éclectisme des adhérents, négligence totale à l'égard de leurs antécédents, etc. (on verra plus tard, dans l'Espagne de 1937, que ce regroupement, comme s'il voulait souligner une généalogie communiste commune avec le stalinisme, ira quelquefois jusqu'à en répéter les méthodes contre les « bordiguistes »).
Entre la Gauche italienne et Trotski lui-même un premier heurt se produit avec l'affaire du « Bureau international de l'Opposition » que ce dernier s'efforce de mettre sur pied en y invitant tous les courants anti-staliniens. Devant certaines réticences des « bordiguistes », qui veulent bien discuter des problèmes de l'opposition mais non pas siéger dans le dit « bureau » avant que soit au moins esquissé le bilan des erreurs de la IIIe internationale, Trotski, jusque-là très élogieux à l'égard de Bordiga, affiche ouvertement déception et colère, reproche au leader de la Gauche italienne ce qu'il appelle « une défection ». Vercesi, dans sa réponse à Trotski, s'en expliquera patiemment, mais non sans s'étonner d’une initiative curieuse du secrétaire de Trotski pour la France qui, sans même en parler aux « bordiguistes », a accueilli une « nouvelle opposition italienne » composée d'ex-staliniens de fraîche date ayant participés aux campagnes anti-bordiguistes et... anti-trotskistes !
La troisième lettre de Trotski (juin 1930) est encore plus dure que les précédentes. Elle conteste l'incident de la « convocation » au « Bureau international... » (non parvenue à temps selon la réponse de Vercesi), le qualifie de « prétexte », déclare que l'exigence, par la fraction italienne, d'une plate-forme politique homogène de l'opposition est secondaire, que celle de 1926 « est dépassée », etc. Visiblement la grande préoccupation de Trotski était de grossir les rangs de ses fidèles ; l'adhésion de la Gauche italienne aurait représenté pour lui un gain appréciable de partisans, les « bordiguistes » étant majoritaires parmi les Italiens émigrés en France après la victoire de Mussolini.

La brochure du C.C.I. s'étend longuement sur l'attitude correcte de la fraction en cette affaire : elle répondit sans passion aux attaques de Trotski, tenta même, sans résultat, une discussion d'éclaircissements avec les transfuges italiens du stalinisme que Trotski avait enrôlé sous le nom de « Nouvelle Opposition Italienne ».
C'est probablement à l'expérience de ses rapports avec les trotskistes et avec Trotski lui-même que la fraction émigrée de la gauche italienne doit la cristallisation de ce que l'on pourrait appeler son « style » politique, c'est-à-dire une conception sévère - à la limite « fanatique » - d'un accord absolu entre principes et actions - les pratiques ayant cours chez les trotskistes constituant pour elle, et jusqu'à un moment avancé de son histoire, l'opposé absolu, le repoussoir en quelque sorte qui raffermira sans cesse ce qu'elle défend et préconise en matière de reconstruction du mouvement communiste international.
De façon lapidaire on pourrait écrire que le « bordiguistes » et le Trotskisme représentent respectivement la meilleure et la pire acception du « modèle bolchevique ». Bordiga a combattu l'expression de « léninisme » (déjà oblitérée par sa création dans l'ère stalinienne) parce que, selon lui, elle ne pouvait rien définir d'autre que le marxisme, dans son acception authentique parce que révolutionnaire. Les communistes de gauche allemands, au terme d'une amère expérience de ce que valait le bolchevisme, ne se sont pas satisfaits d'une telle assertion, le caractère - limité dans le temps et dans l'espace - du marxisme révolutionnaire en Russie ne garantissant pas la solidité de ses fondements doctrinaires. Ils n'y ont vu qu’une application des idées de Marx, une sorte de casuistique théorique, transmise par la filiation Engels-Plékhanov-Lénine et à laquelle la situation du mouvement ouvrier russe a donné le nom de bolchevisme. À leurs yeux, en dehors de la valeur réellement universelle de la conception insurrectionnelle en opposition aux voix légalitaires du réformisme social-démocrate, le bolchevisme n'était pas « une plante de tous les pays », selon l'expression de Bordiga, mais seulement de certains pays dans lesquels la force sociale la plus radicale n'offrait qu'un pâle reflet des aptitudes conférées au prolétariat dans la géniale intuition de Marx.
De plus, ce marxisme-là empruntait à Kautsky - à juste titre bête noire de la Gauche allemande en tant qu'expression vénérée de la décomposition de la Seconde Internationale - la formule la plus castratrice qu'on puisse imaginer dans la dotation morale d'une classe révolutionnaire :
« l'importation » de sa conscience de l'extérieur de cette classe.
De toute façon, si on observe le terme de « léninisme » pour caractériser la praxis bolchevik et le credo politique de la IIIe internationale, le trotskisme en représente la version caricaturale, une théorie de la manoeuvre politique aussi désinvolte.
Garder en mémoire ces divers traits politiques, c'est se préparer à comprendre les crises successives qui, après la Seconde Guerre mondiale secouèrent les divers groupes se réclamant de la Gauche italienne - y compris celui qui était dominé par la personnalité de Bordiga. Toutes les ruptures ou scissions qui jalonnent les quelque 25 années de vie politique de ces groupes furent liées, de près ou de loin, à l’apparition, dans leur pratique politique et organisationnelle, des défauts « groupusculaires » dont le trotskisme restait le précurseur.


1933 : TRIOMPHE DE LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE : DEROUTE DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE

C'est en substance sous le signe d'une telle formule paradoxale ce que la fraction émigrée de la Gauche italienne aborda la période ouverte par le triomphe du nazisme en Allemagne. (La brochure du CCI justifie la parution, en novembre 1933, de « Bilan », nouveau périodique « bordiguiste » en utilisant un sous-titre à sens similaire : « jalons d'une défaite, prémisses de victoire »). L’idée soutenue par les « bordiguistes » de cette époque, si elle fut terriblement démentie dans son second terme, resta rigoureusement exacte pour le premier. En ce qui concerne notamment les illusions entretenues par la tactique stalinienne du « front unique », la critique qu’en dresse « Bilan » dès cette date s'avère prophétique au fur et à mesure que se précipitent les événements durant les quelques années tourmentées qui précèdent la guerre. En ce sens, et dans ces limites strictes, c'est bien une victoire de la théorie défendue par les bordiguistes contre la capitulation idéologique déguisée que représente la propagande en faveur de « l'unité retrouvée » entre socialistes et communistes, dont la stratégie politique commune essuiera la plus irrémédiable défaite qu'a connue l'histoire de tout le mouvement ouvrier. Fruit d'une fragile et précaire coalition entre Russie soviétique et « démocraties occidentales », compromis entre États et entre classes (aussi hypocrite et frauduleux dans un cas comme dans l'autre), désarmement préalable de toute autonomie d'action de la classe ouvrière, cette tactique, dictée par Moscou, avait promis d'éviter la guerre et de vaincre le fascisme, elle conduisit le prolétariat (et la société entière a d'ailleurs) à subir les deux, et de la façon la plus coûteuse en vies humaines, la plus riche en horreurs et, pour conclure, la plus mystificatrice quant à ses résultats : en utilisant l'antifascisme (non comme lutte réelle mais comme idéologie) pour justifier la guerre comme extermination, en intégrant aux structures économiques et politiques de la société démocratique victorieuse l'essentiel du fascisme, en tant que stade implicitement nécessaire dans l'évolution du système du capital, en ouvrant enfin à ce système un avenir d'au moins un demi-siècle d'une mortelle et trompeuse « prospérité ».
Cette perspective, la Gauche italienne émigrée l'avait parfaitement perçue et comprise comme il est facile de s'en convaincre à la lecture des nombreux textes que reproduit la brochure du C.C.I. Mais cette clairvoyance il lui fallut la payer d'un isolement total et d'une exclusion de fait opérée à son égard par le mouvement oppositionnel le plus important : celui des trotskistes. Telle était la divergence entre l’inflexibilité des positions bordiguistes et l'incessant réajustement tactique des trotskistes, que les motifs de conflits entre les deux courants ne cessèrent de se multiplier.
En raison de la signification de tels conflits et, plus encore, des méthodes employées par Trotski et ses partisans pour les résoudre, on ne peut guère caractériser la Gauche italienne sans une confrontation continue entre les chroniques respectives du « bordiguisme » et du trotskisme. Et il est difficile de le faire en s'abstenant de tout jugement de valeur, quelle que soit la part des circonstances atténuantes que constitue, pour les trotskistes, l'abjecte persécution stalinienne, l'indifférence et la sottise de la « base » ouvrière qui admet les « arguments » de cet persécution dans l'aveuglement le plus total.
Du respect superstitieux des trotskistes quant à la nature « malgré tout socialiste » de l'URSS, de leurs illusions concernant la pseudo survivance, chez les travailleurs, d'un instinct de classe « perverti par le stalinisme », de leur acharnement à rechercher une potentialité révolutionnaire dans des mouvements intégralement contrôlés par Moscou et marchandés par les Russes contre la reconnaissance de jure de l'État soviétique, sont nées des initiatives d'une servilité quasi démentielle à l'égard de leurs propres exterminateurs. On comprend que la critique développée par la Gauche italienne à la charge de ces pratiques aberrantes - critique modérée dans la forme mais inflexible sur le fond - ait pris figure de reproche aux yeux des trotskistes et particulièrement de leurs inconditionnels (malheureusement les plus écoutées par Trotski, semble-t-il).
Un exemple de cette servilité, et que nous fournit la brochure du C. C. I., mérite d'être cité parce qu'il semble bien que le contraste qu’il illustre entre trotskisme et bordiguisme ait été la cause véritable de la séparation croissante qui se développe sur le milieu des années 1930 entre les deux courants oppositionnels.
En 1931, de vives discussions agitent la « Ligue communiste », Trotski y prend le parti des plus aventuriers (Molinier notamment) contre les plus sérieux (entre autres Rosmer). En novembre de la même année, la Ligue sollicite sa réintégration dans le PCF, acceptant d'y sacrifier sa propre presse et sa propre organisation. Juste avant cette démarche aberrante (qui n’aura naturellement aucun résultat) la Gauche italienne avait anticipé l'événement par un jugement dur et lapidaire : en voulant redresser les partis (communistes, NDLR), on a désagrégé les oppositions.
Diverses escarmouches opposèrent les bordiguistes à Trotski avant que celui-ci les déclare exclus de l'Opposition, extériorisant enfin les vraies raisons de son hostilité : le refus de la Gauche italienne de lutter pour des revendications démocratiques dans n'importe quelles conditions ; son rejet du front unique avec la social-démocratie.
De la réponse donnée par la gauche italienne à ces griefs trotskistes, il est aujourd'hui facile de faire jaillir la ligne de partage qui, pendant et après la guerre, séparera les bordiguistes de la plupart des autres groupements révolutionnaires. La social-démocratie avec laquelle les trotskistes veulent former le front unique, déclara en substance la Gauche italienne à l'époque, a été la force contre-révolutionnaire essentielle qui, en écrasant le prolétariat allemand dans les années 1920, a préparé la voie du fascisme. Ce dernier ne peut pas être renversé en s'appuyant sur des forces ennemies mais seulement par la victoire de la révolution prolétarienne. C'est là une déclaration que rien ne saurait mieux appuyer que l'histoire pure et simple des événements ultérieurs.

FASCISME ET ANTIFASCISME

Notre objet n'est pas ici la critique théorique de l'antifascisme à propos duquel l’essentiel de la position bordiguiste pourrait tenir en une courte formule presque... tautologique ; pour tout mouvement qui vise la destruction de l'État capitaliste, il n'est plus possible de poursuivre un tel but si l'on accepte auparavant la défense (fût-elle qualifiée de « provisoire ») d'une des formes de ce même État. La brochure du CCI développe parfaitement cette thèse et un autre texte récent l'illustre mieux encore[9]. Les faits - nullement inédits – que nous rapporterons plus loin en fourniront la preuve dramatique ; ce qui nous importe au premier chef. Il nous semble en effet que, chez la critique bordiguiste de l'antifascisme conserve quelque valeur 50 ans après avoir été formulée, ce ne peut être que parce qu'elle réduit à leur juste mesure des nostalgies historiques qui supputent a posteriori les chances qu'on a laissé perdre d'éviter la catastrophe qui a ensanglanté le demi-siècle, et qui, plus à l’aise dans l'anathème que dans la réflexion, croient, en décrivant les horreurs d'hier, exorciser celles d'aujourd'hui.

Plus efficace devrait être la recherche de toute la vérité – ce à quoi on ne peut que très modestement contribuer ici en examinant comment cette nostalgie des chances perdues se traduit en une « stratégie prolétarienne ». La forme la plus banale, et qui porte le poids de plusieurs échecs, consiste à soutenir que les grandes familles du mouvement ouvrier, si elles avaient su se liguer contre le nazisme au lieu de s'entre-déchirer, eussent pu étouffer dans l'oeuf la barbarie hitlérienne. La pauvreté de cette illusion fut précisément soulignée dans la presse de la Gauche italienne dans les années qui précédèrent la guerre. Presque au jour le jour, à cette époque, la publication « Bilan » s’attache à démasquer ce qui se cache derrière cette unité ouvrière jamais réalisée contre le fascisme, ce qui le rend une première fois impossible, quand le sort du prolétariat le plus important d'Europe ne semble pas encore joué. Ce qui fait alors obstacle à cette unité de vues ce n'est pas, essentiellement et en premier lieu, les conceptions opposées du socialisme de la révolution, mais des mobiles différents dans l'attachement, lui unanime, à un même objectif : conjurer toute apparition de l'action subversive donc impliquée toute lutte efficace contre le national-socialisme. Entre sociaux-démocrates et staliniens de la « troisième période » les raisons d’incompatibilité ne doivent pas être recherchées dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la raison d'État. C'est encore la raison d'État qui finira par réunir ces partenaires impossibles quelques années plus tard, mais il s'agira moins d'abattre le fascisme que de gagner une guerre se déroulant entre deux groupes au sein desquels convergent, de façon plus ou moins précaire, de purs intérêts nationaux.


La fraction de la Gauche italienne émigrée a eu la force de comprendre et le courage de le soutenir - peut-être de façon plus sentimentale, empirique, que théorique, contre l'ensemble du mouvement ouvrier de cette époque[10].
 Il y a quelque chose de poignant dans ces efforts 20 pour tenter de sauver, par la lucidité, ce qui subsistait alors de conviction et d'efforts révolutionnaires. Mais aujourd'hui, rendre justice à ces efforts n'implique pas se taire sur leurs limites. La Gauche italienne, même dans ses prévisions les plus sûres, ne pouvait aller jusqu'à embrasser la dimension titanesque que devait prendre la Seconde Guerre mondiale et encore moins pressentir ce qui devait devenir sa fonction objective : le rajeunissement du capitalisme et une nouvelle impulsion à son développement. Elle était contrainte - comme toute la pensée politique de cette époque - à l'envisager dans le cadre des catégories et des perspectives déchiffrées dans le cours de la période précédente et marquées de façon indélébile par la guerre de 14-18 et la révolution d'Octobre. Il en résulte une véritable « panique théorique » dans ses rangs lorsque la guerre éclata et des erreurs non moins considérables lorsqu'elle fut achevée. Ét c’est ici que la réflexion dans le texte par ailleurs si méticuleux et si documenté du C. C. I., nous paraît insuffisante. On ne peut pas, en ce qui concerne le sort de la théorie révolutionnaire, parler du bouleversement que représente la Seconde Guerre mondiale, dans ses conséquences à longue portée comme dans ses effets immédiats, comme des autres épreuves qu'a connues la fraction révolutionnaire du mouvement ouvrier depuis le début du siècle.
L'impossibilité et doit être prise en compte, non pas seulement de résister aux séquelles politiques et sociales de la guerre, mais aussi de justifier les prétentions universelles et définitives de la doctrine du prolétariat. Peut-être est-ce seulement aujourd'hui qu'une telle impossibilité devient une évidence criante. Curieusement, c'est alors que les représentations lyriques de la victoire des alliés (« plus jamais » de barbarie, démocratisation universelle, etc...) s'effritent au spectacle de l'assimilation et de la banalisation par tous les états, des méthodes répressives « de pointe » des nazis, alors que tout ce qui survient, en un mot, donne raison, aux critiques prémonitoires des rares révolutionnaires à l'égard de l'antifascisme - critiques ignorées et calomniées en leur temps - et qu'ainsi leur analyse « vérifiée par l'histoire » devrait au moins trouver droit de cité dans la culture politique, on constate au contraire que le cataclysme qu'a été la Seconde Guerre mondiale a détruit, pour longtemps sans doute, la possibilité d'une telle démarche, que ses vainqueurs aussi bien que ses vaincus ont avec un zèle égal ruiné toute culture à but social, au sens large du terme[11], au moment où, pour la seconde fois, survint l'apocalypse est donc que le mouvement d'émancipation sociale, qui ne doit renaître, aura à repartir quasiment de zéro.
Ce qu'on entend dire ici de la guerre, de sa préparation, de ses résultats, ne débordera guère des limites du déblaiement, toujours nécessaire, des erreurs et des mensonges qui constituent l'imagerie d'Épinal à l'aide de laquelle l'idéologie occidentale, dans la grande force ne réside guère que dans la raison du vainqueur, exalte son « épopée » et en dissimule les sordides motivations. Ce déblaiement semble en cours dans une fraction étroite du monde intellectuel, mais de façon fragmentaire et désordonnée, en partie obscurcie par les réajustements successifs de l'idéologie majoritaire au moment historique d'apparition de la vérité (déstalinisation, culpabilité U.S. au Vietnam, dénonciation du « goulag », les illusions concernant les « révolutions nationales » asiatiques et africaines, etc... »). De plus ces « mises à jour » de la pensée critique se tiennent à peu près toute - pour celles qui touchent le grand public - hors du radicalisme révolutionnaire du premier quart de siècle, qui reste l'élément central de la question.
Si, dans le cadre d'une approche plus serrée de la vérité, la « réhabilitation » de la Gauche italienne devient utile, c'est alors la période de son histoire qui précède 1939 qui est aujourd'hui la plus « actuelle » en ce sens qu'elle permet de rétablir un éclairage des faits passés sensiblement différent de celui qui a généralement cours - un éclairage, notamment, qui remet en lumière ce qu'on dissimule de la guerre, de ses prémisses, de ses objectifs cachés, en se faisant un bouclier idéologique des horreurs qu'elle a provoquées, (qui, par exemple, dégage les responsabilités internationales dans la venue au pouvoir du nazisme à l'aide des évocations hallucinantes du génocide hitlérien, ou encore qui justifie les 600 000 morts d'Hiroshima en comptabilisant ceux que la capitulation japonaise a évités).

Les "dénonciations » que contenait la presse de la Gauche italienne quant aux morts et aux destructions que promettait la guerre, encore à cette époque-là à venir, ont été largement dépassées par leur réalité ultérieure ; mais leur force c’est d'avoir été formulées avant l'éclatement des hostilités et de révéler à l'avance un contenu politiquement désastreux pour le prolétariat et atroce pour tous les humains - contenu dont se souciaient peu les bellicistes de l'époque, si empressés à la Libération - et pour des fins de basse concurrence politique - à rendre les rares adversaires de l'Union sacrée de 1939 responsables des horreurs d'une guerre qu'ils avaient eux-mêmes si vivement désirée et préparée.
En étudiant sérieusement les événements de l'époque, on comprendra peut-être que l'échec de la stratégie pacifiste d'une certaine minorité syndicaliste n’ôte rien au sérieux de leur intention d'éviter à tout prix une répétition du cauchemar de 1914-18 et qu'en tout cas on ne peut imputer à cette intention le prix que l'humanité a dû payer pour que ce cauchemar se termine - sans aucune garantie, d'ailleurs, de son bannissement définitif. En luttant contre la préparation idéologique de la guerre, destruction du dernier obstacle possible au conflit : le prolétariat, ces syndicaliste s'accrochaient si à un ultime espoir : en révisant les clauses draconiennes du traité de Versailles on pouvait encore essayer de désarmer le nationalisme allemand, on pouvait peut-être gagner le temps nécessaire à la naissance d'une opposition internationale au fascisme. Perspective chimérique sans doute, mais totalement irréprochable du point de vue de toutes les traditions du mouvement prolétarien ; à cent lieues de l'hypocrisie des partisans les plus virulents d’une « politique de fermeté » réclamée des gouvernements anglais et français, et dont les staliniens n'attendaient nullement qu'elle dresse un barrage contre la guerre, mais seulement qu'elle éloigne de leur « patrie socialiste », un conflit qu’ils savaient inévitable.
En réalité cette « politique de fermeté », en tant qu'arme supposer de l'antifascisme, ne présentait aucun contenu réel. Ses arguments idéologiques ne pouvaient ébranler les sphères dirigeantes de l'époque pour qui les misères et violences qui accompagnaient les marchandages avec Hitler (comme lors de l'affaire des Sudètes par exemple) n'étaient pas plus objet de scandale que ceux qui découlaient du partage des colonies et des zones d'influence. Depuis, c'est-à-dire après les déportations, les exterminations, le sadisme tortionnaire, etc.... les mêmes milieux ont intégré une indignation convenable, mais à des fins toutes pragmatiques : comme le meilleur moyen de garantir l'équilibre réalisé après la défaite des pays de l'Axe. Si la « politique de fermeté », réclamée par les staliniens avec véhémence, s'était par extraordinaire avérée efficace, la paix  ainsi obtenue aurait été payée par l’admission des horreurs nazies dans le domaine des horreurs « admises », comme celles de Franco 30 ans après la déroute militaire des pays fascistes, ou comme, aujourd'hui, celles de Pinochet ou autres régimes semblables d'Amérique latine. Tout comme le fascisme émeutier et fauteur de pogromes  avait été accepté dans le cadre constitutionnel, prétendant légitime au pouvoir, l'État-fasciste, tortionnaire et concentrationnaire, eût été admis dans le concert des « nations civilisées »,. Qui fera le grief d'avoir voulu gagner quelques années de paix de plus, mais non dans la perspective d'un statu quo entre les degrés divers d'ignominie, mais en vue de tenter un ultime redressement du mouvement prolétarien - condition irremplaçable aussi bien d'une lutte efficace contre le fascisme que du maintien de la paix ?
La brochure du Courant communiste international est sobre sur ce sujet, comme s'il s'agissait d'une vérité universellement acquise. Elle lui découvre, dans la presse de la Gauche italienne de l'époque, de bons textes propres à l'illustrer, mais se garde d'insister sur  l'impossibilité absolue de son impact. Elle ne décrit pas la situation d'isolement total des groupes révolutionnaires à la veille de la guerre, les causes objectives de leur incapacité totale à trouver une réponse, fût-elle seulement théorique, à la situation, en un mot leur paralysie devant la genèse du mécanisme qui allait faire de la réaction - tardive contre l'horreur et la mort - le moteur même de leur généralisation.

Aujourd'hui, il semble pourtant que leur combat mérite plus que le respect que l'on doit à une lucidité réelle mais stérile. S’il est en effet primordial, pour la compréhension de la critique bordiguistes de l'antifascisme, de ne pas oublier que, pour les communistes, et même pour d'autres révolutionnaires non-marxistes, la « démocratie » était avant tout un pouvoir de classe, une structure d'Etats capitalistes, tout autant à abattre que les autres formes, « autoritaires », non constitutionnelles, de ce pouvoir[12], et donc que le ralliement de la IIIe internationale à la ‘défense de la démocratie’ constituait l'abandon catégorique de la raison d'être de cette organisation ; on peut découvrir, dans la dénonciation bordiguiste de cette trahison, plus que le cri ultime d'une poignée de révolutionnaires. L'historiographie actuelle, dans sa généralité, n'ose pas regarder en face ce que représente, pour le sort de la société, la perte de la perspective communiste et, partant, elle renonce à fouiller de manière critique tous les aspects de la Seconde Guerre mondiale dont l'éclatement consacra la ruine définitive de cette perspective.
De ces aspects, la critique bordiguiste de l'antifascisme, parce qu'elle était mue par une passion inconditionnelle en faveur des classes exploitées, opprimées, martyrisées par le capitalisme, donnait du jeu subtil des agents politiques de ce système et de leur aptitude remarquable a détourner et capter les propres mouvements de leurs adversaires, une version qui reste la plus proche de la réalité. S'il reste au bordiguisme un seul mérite, concernant les revirements politiques sensationnels des années 1930, c'est celui d'une bonne préhension de l'histoire tout court.

En dépit d’un optimisme révolutionnaire surprenant - ou peut-être grâce à lui - la toute petite fraction de la Gauche italienne émigrée a pressenti clairement ce que les chefs suivis et acclamés par les masses n'ont même pas soupçonné : que le sort de la révolution avait été définitivement tranché par la façon dont le communisme international avait riposté à l'offensive contre lui et contre tout le prolétariat dès les premiers reflux du mouvement révolutionnaire. « Bilan », la publication bordiguiste en Belgique, ne va pas jusqu'à parler, à ce propos, de faillite achevée, mais elle en détaille déjà les résultats irréversibles.
Selon « Bilan », c'est seulement 1933 qui « clôt le cours révolutionnaire », alors qu'aujourd'hui il serait difficile de ne pas situer cette échéance autour de 1920-21. Mais il est juste de reconnaître que, jusqu'aux événements dramatiques qui précipitèrent l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale, le « sort du siècle » n'était pas encore jeté, on pouvait espérer un sursaut du prolétariat, malgré la cristallisation brutale, entre 1934 et 1936, des conditions politiques et idéologiques indispensables à l'éclosion du conflit militaire. Cette considération rend justice à l'attitude politique de refus de l'antifascisme par les bordiguistes et permet de reconnaître, dans leur position, malgré l’absence d'une vision historique complète - déclarée plus haut impossible - l'esquisse d'une ligne ouvrière de résistance et de riposte qui, sans l'obstacle absolu opposé par les « grands partis ouvriers », aurait peut-être eu une certaine efficacité à chaque étape de cette cristallisation. Avant de se prononcer sur les faiblesses et tâtonnements qui jalonnent cette ligne, il est bon de tenir compte d'un point de vue alors commun à toute l'aile radicale du mouvement communiste (« gauche allemande » comprise) : le sauvetage du capitalisme, surtout à la faveur d'une catastrophe mondiale, n'était jamais une éventualité prise en considération. Le numéro un de Bilan (novembre 1933) écrit dans cet ordre d'idées que « le capitalisme se trouve être définitivement condamné comme système d'organisation sociale » et que, la seule chose ayant changé depuis 1917 est le « rapport de force » entre bourgeoisie et prolétariat. Ce point de vue péremptoire ne réussit pourtant pas à masquer complètement une contradiction interne implicite, dans la gauche italienne, entre la reconnaissance du rôle contre-révolutionnaire de la Russie stalinienne et la recherche du redressement du mouvement communiste à l'intérieur de l'Internationale communiste... entièrement soumise à la clique de Staline. Cette contradiction se manifeste sourdement à travers de petits conflits entre Vercesi, « porte-parole » de Bordiga et d'autres membres de la fraction.

 Un détail illustre ce contraste entre un optimisme de principe et l'analyse désabusée d’une réalité désastreuse : Vercesi et la Commission Exécutive de la Fraction tentent un moment donné de persévérer suivant l'ancienne perspective (le « redressement » des PC) en envisageant de réclamer leur participation au congrès du parti de Togliatti[13]. La proposition est repoussée par la majorité de la fédération parisienne et par celle de New York qui, toutes deux, semblent se placer sur le terrain des conditions nouvelles - impossibilité de toute « reconquête » des PC de l'intérieur - et ne veulent plus tergiverser devant la vérité toujours plus évidente : tout le mouvement organisé sous la direction de Moscou est perdu pour la révolution. Pourtant la définition de la fonction d'un tel mouvement reste un temps hésitante - ce qui apparaît dans la terminologie encore en usage chez les bordiguistes : les PC pro-russes y sont désignés comme « traîtres » ou « centristes ».
Mais, par-dessus les hésitations et contradictions, une vision de plus en plus claire se fait jour de à travers la critique des illusions et mensonges qui truffent les mots d'ordre de ces  «    centristes ». Les militants de la gauche italienne sont encore loin de pouvoir trancher la perspective, de déterminer qui l'emportera finalement de la guerre ou de la révolution, mais il est une vérité qui s'impose finalement à eux (et dont l'affirmation, à l'époque, était objet de scandale dans tout le mouvement ouvrier en France, hormis les anarchistes) : si la guerre éclate, c'est l'État soviétique et son réseau politique international qui auront la fonction de trahir outrageusement les intérêts du prolétariat[14].
L'analyse de la nature sociale de cet État soviétique et de son économie progressent par contre moins vite chez les bordiguistes à la majorité desquels elle posera, même à la fin de la guerre, des problèmes non résolus, comme nous le verrons plus loin. Sans doute les limites du champ d'expérience et de réflexion ouvert à la gauche italienne, et tel que le circonscrivait son attachement inconditionnel à la doctrine bolchevik, n'était-elle pas sans effet sur ces difficultés théoriques. Du moins faut-il reconnaître à cette poignée de militants privés de force et de moyens, le mérite d'avoir su déchiffrer, à travers l'écran des diversités de régime politique, un phénomène de première importance : la tendance universelle à l'accentuation du centralisme économique et politique dans les pays développés, l'identité de l'évolution qui s’y accélère sous les apparences d'une alternative : fascisme ou démocratie[15].
Même si cette constatation n'est pas clairement théorisée, ni développée de façon homogène, elle comporte ceci de remarquable qu'elle découle directement d'une discipline de pensée observée durant de longues années et d'un respect absolu des principes adoptés un quart de siècle plus tôt. Seuls les membres épars de la gauche allemande ont rivalisé avec les bordiguistes dans cette perception du sens caché de la reprise des luttes sociales de 1936. Alors que les autres groupes révolutionnaires - les trotskistes notamment - y ont vu la réouverture d'une perspective subversive internationale, les militants de la gauche italienne y ont décelé exactement la réalité contraire : même la lutte revendicative ouvrière s'accomplit désormais sous le signe d'une idéologie de sauvetage du capitalisme[16].


 Perspicacité rarissime à l'époque, la gauche italienne a prédit le sort proche et inéluctable que l'avenir réserve à la classe ouvrière dès lors qu'elle accepte de se ranger derrière son drapeau national : subir passivement les stratégies tortueuses adoptées par les divers états, assister impuissante au changement d'alliances les plus déconcertants, voir mettre en pièces, en un tour de main, les traités de paix, ces « chiffons de papier » selon Lénine mais que la fourberie stalinienne avait réhabilités aux yeux du prolétariat. Il suffira d'ailleurs de trois ans pour que cette prédiction se réalise ; alors que le désarmement idéologique de la classe ouvrière avait été le fait des syndicats et des partis staliniens au nom de la guerre nécessaire et inévitable comme l'Allemagne..., cette guerre commençait avec un pacte d'amitié signé entre Staline et Hitler !
Il est certain que les bordiguistes ont vu juste concernant les prémices de cette sanglante et atroce bouffonnerie parce qu'ils plaçaient au centre de leur analyse le conflit permanent d'intérêt entre le capital et le prolétariat et qu’ils ne le perdirent pas de vue lors de l'apparition du fascisme dans lequel ils se refusèrent avoir autre chose que du capitalisme[17]. Mais la considération permanente de l'antagonisme également permanent entre la bourgeoisie capitaliste était la classe ouvrière, si elle a donné à la Gauche italienne, la force théorique de résister au puissant courant d'opinion en faveur de l'antifascisme, l’a conduite ultérieurement à une attitude extrême et surtout anachronique. Elle a voulu croire que la politique mondiale de la bourgeoisie obéissait toujours même lorsqu'elle était déchirée par la rivalité entre des groupes d'Etats rivaux, à une priorité absolue : la crainte de la menace révolutionnaire, le souci constant, prenant le pas sur toute autre préoccupation, de tenir en respect la subversivité potentielle du prolétariat.
Or cette unification de la politique mondiale de la bourgeoisie, sa « personnalisation » en quelque sorte, si elle s'est effectivement réalisée lors de la contre-révolution blanche face à la Russie soviétique de 1917-20 (et avec une certaine cohésion en ce qui concerne les bourgeoisies européennes) n'est naturellement pas un « fait de conscience », mais une rencontre plus ou moins momentanée entre des intérêts relativement communs. Peut-être faut-il d'ailleurs distinguer entre les réflexes politiques courants d’une certaine époque pour les classes, au sens strictement sociologique du terme, de la société bourgeoise, et les décisions qui sont imposées par le jeu aveugle des lignes de force d'une situation historique donnée.

En cette matière les bordiguistes se sont quelquefois laissés tenter par un certain schématisme. Il arrivait que leur interprétation fut juste : comme exemple de réflexe politique « de classe », chez les hommes politiques bourgeois, ils citaient l'attitude de Churchill face au duel Staline- Trotski à l'époque où son issue n'était pas encore certaine. Le farouche conservateur anglais ne cachait pas sa sympathie pour le futur dictateur d'une Russie parvenue à la croisée des chemins : ou la révolution mondiale malgré tous les échecs encourus, ou l'adaptation à l'univers capitaliste existant. Aux yeux de Churchill, Staline ne pouvait qu'être le champion de la seconde perspective parce qu'il incarnait la stabilité, la conservation, l'État. Trotski, par contre, c'était l'intention révolutionnaire maintenue en dépit de tout, la subversion, le désordre.

 Mais un tel flair est exceptionnel. Intuition politique et intérêt réel ne coïncident pas toujours chez les hommes d'État, de même que les objectifs immédiats des classes dirigeantes ne respectent pas forcément leurs ambitions historiques. Le XXe siècle est celui dans lequel les dimensions et la portée des déchirements politiques et militaires dépassent et submergent les intérêts étroitement conçus de la classe qui détient le pouvoir. En juin 1940, après la défaite de la France, le même Churchill s'il n'avait obéi qu'à l'aspect le plus immédiat des intérêts de cette classe, aurait traité avec Hitler, au lieu de braver la « coventrisation » de l'Angleterre, la destruction de tout son capital accumulé, et peut-être la ruine de sa civilisation[18]. On sait quel fut son choix appuyé unanimement par les Communes.

Des marxistes, même rigoureusement orthodoxes, auraient donc dû se méfier d'un « matérialisme historique » trop figé. Et ce d'autant plus que le stalinisme sût s’en couvrir avec une rare impudence pour travestir ses véritables motivations. Sous la protection de cette pseudo référence théorique, le PCF, à la Libération, réussit à occulter ses pirouettes politiques antérieures en affirmant que la défaite militaire française en 1939 -40 avait été fomentée par la « solidarité de classe » entre la bourgeoisie française et les nazis et à laquelle il opposait l’inébranlable « patriotisme prolétarien ». Le « ministérialisme 11 de l'un le » du parti de Thorez et ses appels aux « sacrifices nécessaires » vérifiaient ainsi la « thèse » de Staline sur le prolétariat « classe montante de la nation ».
Bien entendu, la position bordiguiste se situait à mille lieues plus d’une pareille bouffonnade le groupe « théorique », qu'elle mit d'ailleurs en pièces à chaque occasion. Mais la critique matérialiste développée par la gauche italienne à la veille de la guerre, qui dépouillait le conflit de tout travestissement idéologique, comportait son point faible. A l'intoxication belliciste alimentée par l'antifascisme, elle opposait, non pas un pacifisme inerte et stérile, mais l'intérêt commun des prolétaires de tous les pays. Ce qui n'avait de sens et de portée que dans l'hypothèse d'une reprise victorieuse des luttes de classes toutes devenues désastreuses pour la classe ouvrière depuis le reflux de la vague révolutionnaire des années 1920. Or le paradoxe de cette perspective plus de l'événement qui parut un instant justifier cette hypothèse fût en réalité celui qui en précipita la ruine - on verra mieux comment par la suite.

Le heurt terrible destiné à survenir entre l'Allemagne nazie et les capitalismes occidentaux était facilement prévisible dès l'écrasement de la révolution allemande. Pour en identifier la nature avec sûreté et ne pas se laisser prendre au piège d'une nouvelle « union sacrée », il suffisait, pour tout communiste sincère et courageux, de rester fidèle aux bases de principe de la IIIe internationale : elles avaient affirmé, dès son premier congrès que la bourgeoisie mondiale, en dépit de ses  rivalités les plus âpres et de ses conflits les plus acharnés, restait toujours, potentiellement, unie contre le prolétariat. Mais cela n'était vrai qu'en fonction des capacités de résistance et de lutte de ce même prolétariat ; cela n’était visible que pour autant
que les ouvriers en restaient persuadés, étaient engagés à le croire par leurs partis et syndicats, manifestaient en un mot l'autonomie d'un jugement de classe. L’incommensurable influence défaitiste du stalinisme dans les rangs ouvriers d'une part, la destruction par la violence hitlérienne du prolétariat le plus nombreux et le mieux organisé du monde de l'autre, portèrent  un coup décisif à cette confiance internationaliste qui avait survécu à la déroute politique du mouvement lors de la Première Guerre mondiale. Survint un moment où parler de la bourgeoisie mondiale comme d'un tout, cohérent et homogène par-dessus la ligne de feu qui se dessinait déjà, c'était tenir un langage devenu absolument inintelligible et les bordiguistes y épuisèrent sans succès tout leur courage politique.

Mais la thèse de la bourgeoisie mondiale surmontant ses « contradictions internes » parce que secrètement hantée par la crainte du «péril révolutionnaire », avait déjà perdu toute valeur explicative pour ceux qui l’a professaient avant même d'être rejetée par la masse des « ouvriers organisés ». On découvrira plus loin les divagations auxquelles est arrivée la Gauche italienne immigrée pour n'avoir  pour n'avoir pas tiré toutes les conséquences logiques de son propre diagnostic, formulées avec beaucoup de clairvoyance lors des événements d'Espagne de 1936-39. Il était alors visible que le formidable soubresaut du prolétariat espagnol  avait abandonné  son terrain propre, originellement subversif et que la guerre contre Franco s'était transformée en champ d'expérience et de confrontation des méthodes d'extermination que les futurs protagonistes de la guerre se préparaient à utiliser dans un conflit devenu tout proche. La "révolution espagnole » n'avait donc pas interrompu ce que les bordiguistes appelaient le « cours vers la guerre », mais au contraire, à l'aide de ses fronts politiques et de ses slogans, lui avait forgé une idéologie. Dès lors que le prolétariat avait perdu toute notion de son intérêt propre et s'était privé de tout moyen d'unité internationale contre la bourgeoisie, l'unité, contre lui, de cette bourgeoisie internationale n'avait plus nécessité, ni sens. Penser et agir comme si elle existait encore devenait une absurdité. Imaginer des limites et des restrictions à la guerre, comme le firent un instant certains bordiguistes, en croyant qu'il s'agissait là, de la part du capitalisme, de la crainte cachée d'un « réveil du prolétariat », rappelle davantage l'attitude de l'autruche que celle du « théoricien révolutionnaire »[19].

Malgré ces illusions désespérées de la dernière heure, que la Gauche italienne ne sût pas éviter, nous soutiendrons qu'elles ne réduisent en rien la valeur informative et l'intérêt encore actuel de l'analyse des bordiguistes de l'époque. D'abord parce qu'il est encore difficile, et en tout cas laborieux, même 50 ans après, de situer le moment historique où le risque d'une révolution prolétarienne a cessé de hanter le sommeil des chefs d'État et de peser dans leurs décisions. Ensuite parce que la perspective de la perspicacité la plus grande et la plus durable de la gauche italienne réside dans l'identification de ce qui fut le facteur déterminant de la contre-révolution dans un monde encore secoué par octobre 17 et hanté par le spectre du communisme international. Pour que s'accomplisse tel qu'il s'est accompli le processus contradictoire des relations entre pays capitalistes, qu'il s'agisse des traités de paix ou des déclarations de guerre, il fallait la réalisation et le maintien d'une condition permanente : l'impuissance de la classe ouvrière à intervenir à un niveau effectif. En réalisant et en maintenant cette impuissance (sous des formes également diverses : « collaboration de classe » ou pseudo « putchs révolutionnaires »), la Russie stalinienne et son instrument l'Internationale communiste ont oeuvré incessamment à conférer aux attitudes et décisions des différentes bourgeoisies nationales, le sens que la Gauche italienne leur a reconnu - au-delà quelquefois de leurs visées réelles, mais toujours en accord avec leur intérêt historique - la coalition de toutes les classes dirigeantes aussi longtemps que la révolution prolétarienne demeurait possible.

Aujourd'hui, il semble établi que la perspective d'une révolution salvatrice, telle que le mouvement ouvrier l'a révélée durant près d'un siècle, est morte - au moins pour plusieurs décennies. Quels que furent les tâtonnements des forces sociales et politiques qui lui étaient opposées, ce résultat est atteint comme si ces forces étaient dotées, aux moments cruciaux de leur lutte, d'une sorte de conscience collective, fermement décidée, par-dessus toutes les astuces et concessions stratégiques, a biffer des probabilités du siècle la possibilité d'une telle révolution. S'il existe un moyen de situer et de donner une réalité à cette hypothétique « conscience des classes dominantes », il faut la rechercher moins dans les cogitations des représentants politiques de ces classes que dans l'aile conciliatrice du mouvement ex- révolutionnaire. C'est presque toujours là qu'on découvre les solutions au conflit social latent, les anticipations et les indications utiles à la sauvegarde de l'ordre du capital. La social-démocratie a parfaitement joué ce rôle jusqu'à la fin des années 1920 - et surtout pour le « point chaud » de l'Allemagne. Mais à l'échelle mondiale, pour les deux ou trois décennies suivantes, c'est l'URSS stalinienne qui l’a tenu. C'est elle qui a fait de la IIIe Internationale l'instrument docile de l'État russe ; c’est elle que l’a tenue en laisse, dominée et pervertie, agissant ainsi, à la fois au centre et à la périphérie de la force révolutionnaire mondiale, ruinant son développement, sa marche et jusqu'à sa conscience politique. 
Du point de vue des engagements pris par les chefs du mouvement ouvrier à la veille de chacune des deux guerres mondiales, il est vrai que la « trahison » stalinienne de 1936-39 et la « trahison» social-démocrate de 1914-18, sont identiques. Dans les deux cas les dirigeants prolétariens ont substitué l'union sacrée à la lutte des classes ; dans les deux cas ils ont établi une distinction fondamentale jusque-là niée entre les formes libérales ou « autoritaires » de l'État capitaliste ; dans les deux cas ils ont incité les ouvriers à donner leur vie pour la défense d'un type de société qu'ils s'étaient engagés à abolir. Mais entre ces deux « trahisons », les différences de conditions historiques sont considérables et elles expliquent pourquoi la « dégénérescence» social-démocrate fut relativement plus simple et plus facile que ne l’est celle de la « dégénérescence » stalinienne.
La social-démocratie, piégée dans sa tentative de réforme du système bourgeois et perpétuellement paralysée par la crainte du retour possible des formes monarchiques, s’est en quelque sorte endormie dans les antichambres du pouvoir (avec quelques strapontins dans les municipalités et le gouvernement). Au coup de tonnerre de Sarajevo chaque parti socialiste s’est trouvé, presque à son insu, transformé en docile instrument et en porte-parole zélé de son capitalisme national. Le stalinisme lui, n'a engagé ses partis « extérieurs » - c'est-à-dire les partis communistes des autres pays - dans leur respectives « politique nationale » que dans la stricte mesure où ces politiques concordaient avec celle de l'État russe. La social-démocratie, dans chaque pays, s'est vendue à « sa » bourgeoisie au terme d'une évolution la conduisant à se lier inconditionnellement aux intérêts de cette bourgeoisie avec pour résultat l'éclatement de l'Internationale socialiste puisque la social-démocratie allemande, au nom de la lutte contre le « féodalisme tsariste », menait une guerre que les socialistes français acceptaient eux, pour se défendre... du militarisme allemand. En d'autres termes, l’asservissement de chaque parti socialiste aux intérêts et directives de « son » gouvernement bourgeois n'a été conditionné par aucune médiation internationale. Au contraire, les PC des pays « démocratiques », gagnés à leur tour à la cause de leur patriotisme national, n’ont opéré cette conversion que sur l'ordre, ou avec la caution, d'un centre directeur unique et extérieur au service de la proto- bourgeoisie russe. De plus, la social-démocratie a opéré son retournement idéologique dans des conditions différentes : les « valeurs » auxquelles elle a sacrifié son programme révolutionnaire avaient germé historiquement en dehors du mouvement ouvrier. Ces mêmes valeurs - historiquement et socialement bourgeoises - ne se sont devenus patrimoine des partis staliniens (et avec quelle prétention au monopole et à « l'originalité » !) qu'à la suite d’un travestissement en catégories pseudos-socialistes par les soins des faussaires appointés du Kremlin - une production bâtarde, hétéroclite, fruit des pillages idéologiques les plus divers, mais spécifiquement russes. Enfin, ultime différence, la social-démocratie s'est bornée à apporter une précaire caution ouvrière et socialisante à l'idéologie en place de la bourgeoisie. Le stalinisme, en enflant aux dimensions d'une monstruosité historique le totalitarisme qui couve dans toutes les sociétés modernes - maladie honteuse de la démocratie - a fourni au capital un prétendu antidote qui est une véritable idéologie contre-révolutionnaire. Grâces à cette idéologie les caractéristiques essentielles du mouvement prolétarien furent liquidés : l'internationalisme sacrifié à la résistance patriotique, les symboles traditionnels de l'oppression, de l'exploitation et du colonialisme réhabilités au long du culte du « pays de la liberté ».

L'antifascisme, il faut donc analyser en premier lieu sur son terrain d'origine, comme produit de la décomposition du mouvement ouvrier, comme résultat désastreux des vicissitudes de la IIIe internationale et de sa sujétion de fait au centre dirigeant russe. C'est là un point sur lequel se rencontreront toutes les oppositions de gauche au stalinisme pour lesquelles la « dégénérescence» de la révolution d'Octobre et son influence effective sur l'action du prolétariat international sont implicitement incluses, comme élément prévisible est prévu, dans les motifs qui ont poussé le zèle opposition à rompre avec Moscou.

Nous avons déjà fait allusion à la spécificité de la rupture « bordiguiste » : la conviction que la tactique adoptée par l'Internationale communiste pour surmonter les échecs du mouvement international a été plus néfaste à ce mouvement et ces échecs eux-mêmes ; cette tactique a finalement détruit le communisme mondial dans la victoire seule pouvait soustraire la Russie d'Octobre aux conditions désastreuses qu'elle devait affronter et lui éviter de retomber, d'une façon ou d'une autre, sous le joug des lois économiques du Capital. Il est clair que l'analyse bordiguiste, bien que parfaitement conforme aux principes et méthodes du parti bolchevik et de l'Internationale communiste et donc apte à en déceler les fautes et déviations, ne répond pas nettement à une question capitale : dans quelle mesure le parti bolchevik et l'Internationale communiste ont-ils subi le processus de « dégénérescence » dénoncé par la Gauche italienne (thèse de Bordiga) : dans quelle mesure en ont-ils été conscients et l’ont délibérément accepté (affirmation implicitement contenue dans la thèse de la priorité immédiate donnée aux intérêts russes sur ceux de l’Internationale, et dont s'approchent les analyses de la Gauche allemande).

À cette question on ne pourrait hasarder de réponse sans une longue et minutieuse analyse dontdans le volume déborderait des pages de la présente étude ; il y faudrait en effet l'inventaire et l'autopsie et les éléments contradictoires qui appartiennent, les uns au refus du processus indiqué plus haut, les autres, à la volonté, plus ou moins consciente, de le réaliser. Les deux positions ont dû coexister à tous les échelons de l'Internationale communiste et du parti bolchevik jusqu'à ce que triomphe définitivement le stalinisme. Pour ce dont il s'agit ici – la nature et le contenu réel de l'antifascisme - la version bordiguiste est déjà suffisante. C'est en s’appuyant sur elle que les militants de la Gauche italienne émigrée ont expérimentalement découvert le rôle contre-révolutionnaire de l'URSS et de l'Internationale communiste  dans le courant des années 1930. À cette découverte, littéralement vécue par ces militants, Bordiga a donné une conclusion théorique (qui n'a d'ailleurs intégralement formulé qu'après la guerre) : le pouvoir bolchevik, internationaliste et révolutionnaire jusqu’à sa mise au pas par Staline en 1926, a été conduit à l'opportunisme, puis à la défection, essentiellement à la suite d’erreurs tactiques et politiques dans le domaine international et par méconnaissance et incompréhension de l'état réel du prolétariat occidental, dont les partis communistes, jeunes et hétérogènes n'ont pas su l'avertir, particulièrement en ce qui concernait le conditionnement idéologique du demi-siècle de « crétinisme parlementaire ».
Une telle analyse appelle aujourd'hui des approfondissements catégoriques propres à impliquer bien davantage la responsabilité russe dans la stratégie des P.C. occidentaux et à accentuer les suspicions concernant la part prise par cette stratégie par la raison d'État à laquelle obéissait Moscou. Mais tel quel, le diagnostic de Bordiga contient suffisamment d'implications pouvant justifier l'appréciation qu’il formula en son temps sur l'antifascisme : de tous les produits du fascisme, ce fut le plus néfaste pour le mouvement prolétarien.

La IIIe internationale et l'Allemagne

La maturation de l'idéologie antifasciste n’est nullement liée à la chronologie des grands mouvements fascistes et encore moins à l'analyse, par les partis prolétariens, de la défaite subie par la classe ouvrière lors de son premier affrontement avec le phénomène, dans l'Italie de 1920-22. Par contre, l'adoption et la généralisation de l'antifascisme se rattachent directement au partage des forces qui s’est opéré parmi les grandes puissances européennes et mondiales dans les années qui suivirent la venue au pouvoir d’Hitler et elles reflètent les divers avatars de l'alignement des partis politiques dans la perspective de la guerre. Il n'est donc pas possible de traiter du fascisme et de l’antifacsime sans résumer les grands événements survenus en Allemagne entre les deux guerres et sans se pencher avec attention sur les luttes du prolétariat allemand, dans l'orientation révolutionnaire s'arrête avec l'échec de l'ultime tentative subversive de 1923. Plus loin, en essayant d'étudier l'extraordinaire phénomène historique que représente le fascisme hitlérien, nous examinerons les principales phases du combat incessant mené par la classe ouvrière allemande après l'écrasement des spartakistes (janvier 1919)[20] ainsi que les solutions politiques imposées aux communistes d'outre-Rhin par les bolcheviks encouragées par, c'est-à-dire essentiellement l’éviction, dès le premier congrès KPD (PC allemand), de ses éléments de gauche et la fusion du KPD avec les « indépendants » (U.S.P.D.).
La période qui vous intéresse d'abord ici, parce que la plus directement impliquée dans l’explicitation de l’avènement d’Hitler et de la prise du pouvoir par les nazis, débute, sur le plan du drame que constitue l'histoire du PC allemand dans ses rapports avec la IIIe internationale par les luttes d'influence dans ce parti et la succession, à sa tête, des tendances du centre et de la gauche, entre lesquelles le conflit occupe environ trois ans, jusqu'à l'alignement final sous la férule stalinienne en 1926. Mais déjà, après l'échec de 1923, l'histoire du PC allemand, comme l'écrit Pierre Broué, « appartient à un autre chapitre dont les lignes principales partent, cette fois, de Moscou »[21].

Dans ce fait tout simple et très facile à vérifier gît l'une des raisons, et non la moindre, qui engage la responsabilité russe dans la venue du nazisme au pouvoir en Allemagne. La plupart des historiens n'envisagent cette responsabilité qu'à partir du pacte germano-russe de 1939 ; c'est-à-dire qu'ils la posent sur le plan militaire et non sur le plan social, qu'ils ne la prennent en considération que pour le sort de la guerre entre les Etats qui avait mûrie tout au long des années 1930, et non pour celui de la guerre entre les classes qui est restée ouverte ou latente pendant le même laps de temps et vis-à-vis de laquelle l'avènement du fascisme hitlérien n'est qu'un épilogue... tardif.

 La découverte relativement récente de l'histoire politique russe de ces dernières décennies a rendu banales, pour le grand public, nombre de données qui fondaient la critique bordiguiste de l'antifascisme. Aussi est-il nécessaire, pour comprendre ce qu'elles comportaient en leur temps d'insolite et de scandaleux, de leur opposer les versions qui avaient cours parmi les ouvriers des pays latins, dont une bonne partie, à cette époque, était manipulée par les partis « communistes » et l’I.C. L'un des produits les plus achevés de cette manipulation, c'est-à-dire le plus riche en mensonges et en déformations, c'est « L'histoire du PC( bolchevik) de l'URSS » publié en 1946 par les éditions sociales (éditeur officieux du PCF). Cet ouvrage, qui fourmille de contrevérités qu'on jugera aujourd'hui extravagantes, donne du fascisme allemand une explication uniformément admise au lendemain de la guerre, non seulement par les partisans inconditionnels du stalinisme, mais aussi par la plupart des intellectuels « de gauche ».
Qu'on ne se hâte pas trop, d'ailleurs, de s'étonner de la version simpliste que nous allons citer : le mythe qu'a engendré la victoire militaire des Alliés n'est guère plus subtil dans ses explications de l'Allemagne hitlérienne.
L'histoire stalinienne du PC russe ne peut évidemment faire abstraction de la victoire politique du national-socialisme qui n'a pas seulement enfanté la grande catastrophe du siècle, mais a sanctionné auparavant, et sur un mode accablant, l'échec définitif du communisme international. Les historiens soviétiques, dans le livre cité, invoquent consciencieusement les causes objectives de cette victoire : la crise économique, la misère et le chômage, le poids oppressant du Traité de Versailles, la réaction nationaliste des vaincus de la guerre, etc. Mais en ce qui concerne le fait proprement politique de la triomphale efficacité de la démagogie hitlérienne, ces mêmes écrivains prétendent l’expliquer par le paradoxe suivant : les « succès électoraux des communistes » - succès devant lequel « la bourgeoisie nationaliste » s’entremit avec les nazis pour détruire la démocratie et instaurer la dictature ».
Comme il y a dans cette interprétation quelques parcelles de réalité historique (notamment l'appui fourni par certains industriels allemands de la droite militaro-monarchiste d'abord, aux nazis ensuite) il faut donner ici la formulation intégrale une telle « analyse » :

« La crise économique (...) avait accru le mécontentement des ouvriers et des paysans. Ce mécontentement se transformait en une indignation révolutionnaire de la classe ouvrière. Il s'accentuait particulièrement en Allemagne. C'est ce qu'attestèrent avec éloquence les 6 millions de voix recueillies par le parti communiste allemand lors des élections au Reichstag qui précédèrent l'arrivée des fascistes au pouvoir. La bourgeoisie allemande voyait que les libertés démocratiques bourgeoises qui subsistaient dans le pays pouvaient lui jouer un mauvais tour, que la classe ouvrière pouvait profiter de ces libertés pour développer le mouvement révolutionnaire[22]. Ainsi avait-elle décidé que pour maintenir son pouvoir en Allemagne, il n'y avait qu'un moyen : anéantir les libertés bourgeoises, réduire à zéro le parlement. (...) En cela (elle) fut secondée par les traîtres à la classe ouvrière, les leaders[23] de la social-démocratie allemande qui, par leur politique de conciliation, avaient frayé la voie au fascisme. »
(« Histoire du PC (bolchevik) de l'URSS », page 254)

Le passage ci-dessus résume correctement la thèse répandue par les PC, après leurs multiples vicissitudes des années 1930 et lorsque leur première interprétation du phénomène fasciste (celle qui définissait son expression « mussolinienne » comme mouvement propre aux couches les plus arriérés du capitalisme - grandes propriétés terriennes, voire « survivances féodales ») apparut comme par trop indigente. Mais avant d'examiner l'évolution contradictoire des positions de l’I.C. sur ce sujet, jetons en bref regard sur celles du de PCF, très importantes en raison du rôle ultérieur de ce parti en tant que principal propagateur de l'idéologie antifasciste. Le PCF n'a jamais brillé par ses aptitudes à écrire sa propre histoire. Jusque vers le début des années 1960, lorsque quelques membres de ce parti exprimant une opposition interne clandestine, décidèrent d’écrire une histoire du PC volontairement apocryphe, il n'existait guère que deux documents de ce type, l’un dû à André Ferrat, datant de 1931 et tout à fait inspiré de la « troisième période » de l’IC, l'autre constituait, selon les termes mêmes des mystérieux contestataires de 1960, une « biographie romancée » de Maurice Thorez qui ne pouvait « être tenu pour un ouvrage historique en raison même des modifications que ses éditions successives de 1949, 1954, et 1960 (avaient) comporté, tant sur les faits  que sur des positions politiques ».

Concernant si concernant la période 1929-33 en Allemagne, cette publication n'apporte aucune modification à la version stalinienne officielle que nous avons citée plus haut. Sans parler d'autres conformités rencontrées sur diverses questions, la brochure « clandestine » est très « dans la ligne » : elle tait complètement les directives de l’ I.C. au moment de la « troisième période », ne fait aucune allusion à l'accusation de « social-fascisme », lancée à cette époque par Moscou contre la social-démocratie[24].
Enfin un conformisme stalinien plus subtil apparaît dans l'opuscule  réalisé par Georges Cogniot  à l'occasion du 50e anniversaire de l’I.C. en mars 1969[25]. Dans cette brochure, il est enfin fait état des responsabilités de l'Internationale dans les positions prises par le PC allemand contre le fascisme hitlérien : « la social-démocratie - écrit G.Cogniot -  était tenue (par l'I.C., NDLR) pour l'appui fondamental de la bourgeoisie, l'appui de la fascisation, et Staline invitait à porter contre elle le coup principal » (page 108).
 Le sanglant « père des peuples » étant déboulonné depuis les révélations de Khrouchtchev au XXe congrès du PC russe, on pouvait bien, 10 ans plus tard, lui donner ce petit coup de griffe, mais de façon à éviter, comme dans les versions précédentes, d'aborder intégralement l'histoire de ces années qui furent décisives. Après cette discrète allusion aux responsabilités « russes », l'auteur revient en effet aux thèses qui furent familières aux falsificateurs de toute l'école. Il indique que le PC allemand s'était bien prononcé pour le front unique contre le fascisme mais que les social-démocrates l’avaient refusé et que « sous l'influence d'éléments gauchistes, les dirigeants du parti et ceux du comité Exécutif de l'Internationale s'en tenaient toujours à l'établissement du pouvoir soviétique en Allemagne comme objectif stratégique immédiat » (page 108).

Si dans le climat politique de 1969, on voit bien à qui ce discours s'adresse. Mais au-delà de cette petite crapulerie  « anti-gauchiste » (qui est peu de chose comparée aux saletés répandues par le PCF sur mai 68) le voile officiel du stalinisme garde toute son opacité sur la défaite sans combat du prolétariat allemand sur la fin des années 1930. G.Cogniot écrit, au terme de son chapitre, que « le parti communiste allemand fut le seul parti à lutter constamment contre le fascisme » mais « qu’il avez gardé pour objectif une Allemagne des conseils, en faisant avec le Comité Exécutif de l’Internationale une analyse inexacte et en estimant que la crise du régime allait déboucher sur la révolution, que les forces nazies grandiraient moins vite que le mouvement ouvrier révolutionnaire ». « Jusqu’au bout – conclut Cogniot – on opposa au mot d’ordre d’une Allemagne fasciste, le mot d’ordre d’une Allemagne soviétique ».

Pour des lecteurs non avertis, ce texte - destiné à des « communistes » convertis au parlementarisme for ever et rêvant d'un « socialisme à la française » de pure inspiration social-démocrate - apparaît comme une banale condamnation des dangers de « l'extrémisme ». À le prendre au sérieux, la faute du PC allemand et de l'Exécutif de l’IC (cette fois le coup de griffe vise un autre mort - mais celui-là assassiné sur ordre de Staline : Zinoviev, alors président de la IIIe Internationale) aurait été de rester en somme fidèles au principe de cette internationale, de poursuivre une perspective révolutionnaire : les soviets et non la démocratie bourgeoise. Mais la réalité est bien plus tortueuse et on ne peut mieux la dissimuler que ne le fait Cogniot en mêlant le vrai ou faux et en excellant dans l'application de la méthode stalinienne qui consiste à imputer aux exécutants les fautes qui leur sont imposées par leurs chefs. On verra plus loin que « l’ultra-gauchisme » réel de la « troisième période » fut plus motivé par une stratégie n'ayant rien à voir avec la révolution et le communisme mais tout avec le maintien au pouvoir et le renverse renforcement de la côterie de Staline.

Une analyse de ce type travestit outrageusement la nature de l'influence russe sur le PC allemand par IC interposée et en escamote toutes les responsabilités dans la défaite devant le nazisme : la désarticulation et le désarmement de ce parti à travers les purges successives et la domestication des chefs, sans parler des fautes proprement politiques comme la surenchère patriotique dans la protestation contre le traité de Versailles, la collaboration au nationalisme revanchard, le pseudo radicalisme accentuant la division de la classe ouvrière en chômeurs et détenteurs d'emploi, bref tout le tableau complexe des conditions imbriquées dans la victoire du national-socialisme.

Confrontée à ses divers aspects de la maturation du phénomène nazi, l'antifascisme ultérieur des partis dirigés par Moscou apparaît sous son véritable jour de pure imposture. Mais cette imposture ne fut comprise à l'époque que par une infime minorité des militants ouvriers : à côté de ceux de la Gauche italienne et de ceux de la Gauche allemande, quelques syndicalistes et quelques anarchistes. Chez ces derniers d'ailleurs, la perception fut moins précise et, pour certains, ne résista pas aux effets de la défaite des républicains espagnols devant Franco ou à l’immense choc provoqué par la guerre, l'occupation allemande et la terreur qu'elle avait déchaînée.

La critique de l'antifascisme, chez les communistes de gauche, allemands et italiens, s'appuyait sur des prémisses théoriques très différentes, quoiqu'aboutissant à des positions semblables à l'égard de la Russie stalinienne et de « ses » PC. La critique des premiers nommés met directement en cause la prédominance des intérêts de l'État russe dans la politique de l'IC : Moscou ne peut être l'adversaire du Reich nazi que dans la stricte mesure où celui-ci constitue une menace pour l'URSS. Pour la Gauche italienne, le refus de l'antifascisme et la dénonciation des partis staliniens convertis à cet idéologie découle d'abord d'une position de principe - l'attitude du prolétariat face à tout Etat capitaliste - que conforte une expérience : la venue au pouvoir de Mussolini.

Ne mentionnant ici que pour mémoire le fait que cette Gauche italienne partage sa dénonciation de l'antifascisme avec celle des «communistes de conseil » Hollandais et  Allemands, nous résumerons la position « bordiguiste » à partir de trois sources : les discours de Bordiga au quatrième et cinquième congrès de l’I.C. - et ceci concerne l'expérience du fascisme italien - un long article de Bilan qui, lui, traite essentiellement du fascisme allemand.

Lors du quatrième congrès de l’I.C., Bordiga avait déjà abordé la question des composantes politico-sociales du phénomène fasciste dans l'Italie de 1920 - précisions dont on peut constater l'exactitude en vérifiant historiquement quels furent de même nature quoique de dimensions plus réduites et avec des traits plus frustes, que les conditions dans lesquelles a mûri le fascisme allemand dix ans plus tard : un fond de crise économique et l'humiliation nationale, un déclassement social des démobilisés[26]entraînant l’existence permanente d’un élément de violence et de force répressive et, surtout, le formidable déplacement politique des classes moyennes perdant toute confiance dans le parti socialiste qui avait accumulé fautes sur fautes[27].
Ici, nous n'examinerons pas la partie du rapport qui a fait l'objet de diverses critiques, c'est-à-dire ce qu'on a cru être une sous-estimation par Bordiga de la force et de l'avenir du fascisme - et qui tendait seulement à conjurer les arguments opportunistes et « frontistes » qu’inspirait la victoire des chemises noires. Pour se prononcer sur ce point, il faut d'abord étudier sérieusement les luttes d'influence dans l'IC au cours des années 1920 alors qu'ici nous nous bornons à relever dans l'analyse bordiguiste les arguments ultérieurement vérifiés et qui permit à la Gauche italienne émigrée de déjouer la logique « allant de soi » qui précipita les autres oppositions au stalinisme (hormis la Gauche allemande) dans l'adhésion à l'équipée militaire accomplie sous la bannière de l'antifascisme.

Dans l'ordre chronologique d'apparition des arguments de cet antifascisme, le premier en date est celui qui caractérise le fascisme comme une « réaction féodale » - et ce afin de redonner à la « démocratie » une teinture progressiste qui justifierait le soutien du prolétariat. Bordiga y répond par des déductions tirées de l'examen de la stratégie militaire observée par l'offensive des troupes de Mussolini[28].
 Pour réfuter l'hypothèse selon laquelle les « partis démocratiques »seraient capables de lutter contre le fascisme et d'une façon plus générale, pour nier la prétendue incompatibilité qui existerait entre fascisme et démocratie, il suffit à Bordiga de préciser comment progressent les fascistes et de quelles complicités ils bénéficient :
« Ils disposent d'armes et de moyens de transport (son Allemagne aussi, NDLR, les S.A. bénéficieront de la gratuité des voyages en chemin de fer) « ils jouissent de l’immunité face à la loi », ils « organisent des ‘expéditions punitives’…blessent…tuent les dirigeants adverses ». « Les travailleurs des localités en question ne sont pas en mesure d’opposer une résistance à ces troupes armées, soutenues par la police (souligné par nous, NDLR) et disséminés dans tout le pays ».

Ces lignes ne contiennent aucune révélation. Il est bien connu désormais (même se cela est généralement tu par la pudeur des reconstitutions historiques - livres, films, téléfilms qui foisonnent sur ce sujet) que les fascistes, qu'ils fussent en chemises noires ou en chemises brunes, ont été soutenus par l'État démocratique, ses partis, sa police et son armée. Mais il faut bien le rappeler si l'on veut comprendre la thèse conclusive des bordiguistes, à savoir qu'aucun des arguments de l’antifascisme, tels qu’ils furent développés dans l’I.C., les P.C. et les organisations ouvrières en général, ne résiste à un examen sérieux et qu’il faut donc chercher ailleurs que dans le souci des intérêts du mouvement prolétarien les raisons de cette contagion idéologique qui a signifié le crépuscule historique de ce mouvement.

Poursuivant son discours au quatrième congrès, Bordiga, après avoir indiqué les deux axes de l'offensive fasciste, en situe son véritable point de départ militaire, son premier grand coup de main. Ce fut à Bologne le 21 novembre 1921 - une suite de destructions, d'incendies, de voies de fait. « Avec l'aide du pouvoir d'État - répétons-nous, citant Bordiga et le soulignant -  les fascistes s'emparèrent de la ville » (ouvrage cité, p.86-87).
Le mouvement fasciste - Bordiga y insiste - n'est pas un mouvement purement agraire, bien qu'il ait remporté ses premiers succès dans des zones rurales. On ne peut pas le considérer comme « mouvement indépendant d'une fraction de la bourgeoisie, comme l'expression des intérêts de la bourgeoisie terrienne en opposition à ceux du capitalisme industriel » (idem, page 87). Bordiga, évoquant sa démagogie populaire et même ouvrière le définit comme « mouvement unitaire de la classe dominante capable de mettre à son service, d'utiliser et d'exploiter tous les moyens, tous les intérêts partiels et locaux des groupes patronaux aussi bien agricoles industriels » (idem, page 88). La genèse du fascisme italien est donc imputable à trois facteurs : l'État, la grande bourgeoisie, des classes moyennes. Bordiga explique que l'appui de l'État au fascisme a pris deux formes successives, d'abord ce fut la politique de souplesse et de concession des gouvernements « démocratiques » qui, par la voie de la lassitude obtenue des ouvriers par l'incapacité des grandes organisations ouvrières (centrale syndicale, parti socialiste) aboutit à la retombée de l'offensive prolétarienne (point culminant : occupation des usines, 1920). Ensuite survint la seconde manière. Après une série de tragi-comédies politico-parlementaires et l'échec de la grève générale tentée par l’Alliance du travail, les fascistes reprirent et intensifièrent leur offensive violente (durant le ministère Facta, été 1922). Ce furent alors les forces militaires de l'État qui intervinrent pour les appuyer dans les rares endroits où il n'avaient pas encore pris l'avantage (à Bari, par exemple, où l'armée attaqua à la mitrailleuse, lança ses tanks et où un torpilleur de la marine bombarda les maisons où s'étaient retranchés les ouvriers).

Ce qui, à travers le rapport de Bordiga devant l'IC apparaît comme définitif, en tant qu'expérience acquise face au fascisme, c'est la certitude de l'essence capitaliste et moderne de ce phénomène, l'irréalité de sa pseudo-opposition à l'égard de la bourgeoisie démocratique, le constat de l'appui sans faille que lui apporte l'État capitaliste. Des traits caractéristiques qui se retrouveront, fortement accentués, dans les conditions plus complexes de la venue au pouvoir du fascisme allemand.
Au Ve congrès de l'IC, Bordiga parla longuement de la situation italienne telle qu'elle existait après la venue de Mussolini au pouvoir ; mais nous n'en retiendrons ici que ce qui confirme ce qu'il y a déjà été indiqué plus haut et qui peut être utilisé comme clé d'interprétation la victoire politique ultérieure des nazis en Allemagne.

Bordiga à cette date (juillet 1924) rappel et souligne qu'il n'y a pas eu véritablement de coup d'état fasciste. L'enchevêtrement de la situation d'impuissance du système parlementaire italien à la veille de la « marche sur Rome » s’est déroulé à l'aide d'un compromis : le Chef de l'État (c'est-à-dire le Roi) a confié à Mussolini le soin de former un nouveau gouvernement (tout comme Hindenburg, relevons-le tout de suite, le fera avec Hitler quelque 10 ans plus tard). Bordiga insiste également sur le fait que le fascisme n'est pas, comme le prétendent ses chefs et ses partisans, une révolution : son programme politique été pillé de façon désordonnée dans les programmes antérieurs des divers gouvernements bourgeois, avec lesquels le fascisme ne tranche que par les formes, idéologiquement monolithiques, de sa domination[29]. Mais surtout Bordiga appuie sur une idée essentielle pour l'interprétation du phénomène - idée qui entrera dans les faits d'une façon bien plus tragique en Allemagne : « la prise du pouvoir par Mussolini ne fut que la reconnaissance d'un rapport de forces antérieurement créé. Tous les gouvernements qui avaient été au pouvoir (surtout celui de Facta) avaient laissé le champ libre au fascisme. C'est lui qui gouvernait l'Italie ; il avait les mains complètement libres et pouvait disposer de l'appareil d'État. Le gouvernement Facta ne s'est maintenu que pendant deux mois, en attendant le moment où le fascisme jugerait convenable d'assumer officiellement le pouvoir » (« Communisme et fascisme », page 113).

La « marche sur Rome », ajoute-t-il en substance, ce grand fait épique du fascisme italien, ne fut qu'une comédie. Certes il y eu un changement dans les forces dirigeantes en Italie, mais ce changement fut accompli peu à peu, à la suite d'un accord tacite entre les organisations du pouvoir capitaliste : police, administration, bureaucratie... : « Cet accord tacite, il faut le souligner énergiquement, était déjà total avant la prise du pouvoir par les fascistes » (idem, page 113).

La critique développée par « BILAN »

Ces quelques citations permettent déjà de comprendre le sens dans lequel s'est orientée la critique de la Gauche italienne dès 1933 en ce qui concerne la façon dont la quasi-totalité du mouvement ouvrier de l'époque entendait « se défendre » contre le fascisme. Elles permettent surtout d'éclairer ce que les « paradoxes » de cette critique (ou ce qui apparut tel aux contemporains) doivent à la position de Bordiga sur le fascisme. La brochure du Courant communiste international résume des arguments de la fraction bordiguiste émigrée en les situant dans leur contexte concret et en exposant les tentatives plus ou moins fructueuses de discuter avec les autres groupes communistes oppositionnels de la nouvelle situation créée par la venue au pouvoir du fascisme en Allemagne. Nous n'en retiendrons que quelques points essentiels : la victoire du nazisme signifie la clôture définitive du « cours révolutionnaire » ouvert par la révolution russe d'octobre 1917, donc, désormais, l'orientation certaine de la politique internationale en direction de la guerre ; ce qu'il importe de faire dans cette situation c’est d'établir le bilan des erreurs commises par le mouvement communiste international[30]. Il était bien compréhensible qu'effleurer seulement la question c'était amorcer de une autocritique inacceptable pour des militants qui avaient partagé les responsabilités de la IIIe internationale - ou pour le moins soutenu longtemps inconditionnellement sa ligne politique - et qui, dans leur pratique présente en perpétuaient la principale faute : l'élasticité à l'égard des principes. Les trotskistes, précisément, s'apprêtaient alors à rejoindre le point extrême de cette élasticité : mettre en sourdine le principe fondamental de la IIIe internationale qui, dans toute guerre pouvant survenir entre Etats capitalistes, dénonçait à l'avance l’identité de but des belligérants et formulait préventivement la riposte prolétarienne : défaitisme révolutionnaire dans tous les camps.

Avant d'examiner comment d’authentiques révolutionnaires en vinrent à participer à la Résistance - c'est-à-dire à une guerre opposant des Etats capitalistes également rapaces et oppresseurs, il nous faut revenir sur un point capital sommairement abordé déjà au début de ce chapitre, celui des rapports exacts du fascisme avec la Seconde Guerre mondiale. Nous n'en aurons d'ailleurs pas fini en une seule fois avec ce sujet[31]. Mais ici mieux vaut pêcher par excès que par insuffisance. Sinon la position bordiguiste sur la dernière guerre demeurerait inintelligible aux yeux d'une génération qui, oubliant tôt sa jeunesse contestataire semble accepter le système du capital comme le seul possible et considérer comme folie pure d'avoir voulu en refuser les lois.

Tout porte à croire désormais que l'image généralement admise de cette guerre se soit stabilisée autour de la version suivante : les démocraties occidentales, qui ne mobilisaient au début que la nécessité de mettre en terre aux ambitions territoriales de l'Allemagne nazie, auraient progressivement « pris conscience » de la vraie nature de leur mission : défense de la civilisation contre la barbarie. Pouvoirs d'États, chefs de gouvernements, hommes politiques auraient été en quelque sorte « convertis », dans les pays occidentaux aux convictions antifascistes uniquement partagées, à la veille et au début de la guerre, par les « partis ouvriers » et quelques intellectuels généreux. Nous verrons, au cours des chapitres suivants, combien la réalité par sa complexité, diffère d'une telle version - directement inspirée, et non par hasard, par le stalinisme, dont la ligne de conduite, sur ce plan, fut hachée de tournants politiques et de revirements invraisemblables. Dans une certaine mesure d'ailleurs, la « contagion idéologique » dont il est serait question aurait opéré plutôt en sens inverse, nous dirons plus bas pourquoi. L'interprétation ci-dessus n'est que la fable des vainqueurs accrédités par les partis assujettis à Moscou et avec la complicité des gaullistes, leurs alliés momentanés. De façon lapidaire : elle n'est que la transposition idéologique de l'alliance militaire conclue entre l'URSS et les Alliés.
Bien qu'ébranlée par les découvertes tardives des historiens (et particulièrement celles qui concernent l'envers du décor chez « libérateurs russes ») elle n'en conserve pas moins une forme de suggestion quasi inébranlable parce que passionnellement motivée et manoeuvrée à sens unique depuis un demi-siècle. Elle repose pourtant, du point de vue théorique historique, sur une confusion remontant aux errements du mouvement communiste dans ses premières erreurs d'analyse sur le fascisme. Du fait que ce dernier est la forme violente, agressive, de la domination du capital dans des circonstances déterminées, on a perdu de vue une conquête essentielle du marxisme – l’identité de contenu économique et social du capitalisme quel que soit sa forme d'État - et on a imputé aux seuls « États totalitaires que » la faculté de démultiplier de façon démesurée cette agressivité « endémique » lorsqu'une guerre elle-même démesurée lui permettait de prendre des dimensions hallucinantes. Le leit-motiv de l'antifascisme a tiré sa force, non pas d'une aversion générale à l’égard du fascisme ( aux méfaits longtemps ignorés hors d’Allemagne et hors d'Italie) mais des méfaits de la guerre elle-même, du degré inouï d'horreur qu'elle a atteint, les dimensions hallucinantes qu'elle a de  prise. Les moyens d'extermination d'une cruauté jusque-là inimaginable, utilisés par les Allemands sont une réalité atroce et indiscutable ; mais cette réalité est d'origine historique ; elle a des causes inavouables mais des motifs réels qui ne sont pas exclusifs d'un peuple d'une région déterminée. L'histoire même du fascisme montre qu'il a germé dans un « milieu » historique, économique, social identique à celui dans lequel baignent les structures d'État qui ont invoqué pour mission de le détruire. Mais la guerre elle-même a balayé ce label d'origine ne laissant en place qu'un partage manichéen des méthodes de mort - les méthodes classiques, efficaces mais «  propres » pour les démocrates et, pour les fascistes, celles qui allient le sadisme à la mort, assortissent la souffrance de l'humiliation.

Et pourtant, même à ce degré insupportable, il reste peu de choses qui, demeurent inexplicables, autorisant la rupture théorique et l'abandon des principes caractéristiques de l'antifascisme. Le déroulement de la guerre elle-même explique en partie, non pas l'origine des méthodes nazies, mais leur enflure jusqu'aux dimensions de l’inimaginable, notamment, après les défaites sur terre et dans les airs de l'armée allemande, l'intensification de cette folie d'extermination inhérente aux nazis - un facteur qui, en dépit des monceaux de cadavres obtenus, ne constituait nullement un atout stratégique[32]. Au contraire le national-socialisme payait là, en désordre et désagrégation de ses propres structures, la dette à ses origines, à son recrutement dans la pègre et dans la soldatesque. (Peut-être, en découvrant les camps d’extermination, l’humanité « civilisée » payait-t-elle de son côté son indifférence et sa semi- complicité lors des massacres de prolétaires par l'Allemagne de Weimar.)

Quoi qu'il en soit, c'est à cette spécialisation dans l'horreur, qui a été le propre de l'Allemagne nazie que le capital doit sa grande victoire idéologique à l'issue de la guerre. Celle-ci avait « réparti » les moyens de mort et de répression en fonction des « acquis historiques » respectifs des belligérants, les plus expéditifs et les plus cyniques revenant nécessairement à un État, une armée, un parti et une police dressés au terrorisme anti-ouvrier. Après cette répartition, imposée préalablement par l'histoire à l'ensemble mondial des classes dirigeantes et de leur pouvoir d'État, il était facile aux partis ouvriers dégénérés et aux penseurs bourgeois (souvent leurs « compagnons de route ») de tronquer la barbarie apocalyptique du XXe siècle de sa principale signification. Produit d'un système économique et social universel, elle était attribuée en exclusivité à un seul groupe d'États, canalisée au profit de la perpétuation de ce système. Un tel subterfuge était possible, outre qu'il bénéficiait de la toute-puissante caution du centre dirigeant du communisme mondial, parce que, dans la phase de répression sociale qui avait précédé la guerre, les moyens les plus odieux étaient échus, par nécessité contre-révolutionnaire à un seul des futurs belligérants.

Il est clair que la victoire des Alliés - statistiquement inévitable - n'aurait été strictement que militaire et se serait préparée des lendemains encore plus difficiles que ceux qui ont suivi la Première Guerre mondiale si elle n'avait été épaulée par l'autre victoire, celle-là idéologique et politique, remporté par l'opportunisme d'abord, le reniement pur et simple, ensuite, au sein du mouvement ouvrier. Si nous avons pu dire plus haut que la « conversion idéologique » en faveur de l'antifascisme s'est effectuée en sens inverse de celui qui est admis dans la formule citée c'est parce que le mouvement ouvrier a subi une véritable substitution d'idéologie, l'idéologie de conservation du système social y prenant la place de celle de sa destruction. Les idéaux de l'antifascisme, ses protestations en faveur des libertés, son programme de futures réformes sociales, tout cela n'était qu'un masque. La réalité c'était la guerre, la discipline immédiate de la mort assurant à la vente la future discipline du travail, le patriotisme garantissant la conservation sociale, les destructions massives promettant une reconstruction démesurée, le tout, en un mot, ouvrant une nouvelle ère historique de prospérité pour le capital.

L'importance que nous accordons à la critique de l'antifascisme par la Gauche italienne peut laisser croire que nous attribuons à son peu d'audience la débâcle finale des « avant-gardes révolutionnaires » sur la fin des années 1930. Les bordiguistes eussent-ils davantage été suivis, rien n'aurait changé au cours des événements. Le sort en était jeté bien des années auparavant. À l'erreur « antifasciste » des révolutionnaires,  nous ne pouvons imputer qu'une seule responsabilité tangible : les avoir empêchés de retrouver après la guerre le radicalisme qui était le leur avant. Inversement, nous avons le droit de penser que si le bordiguisme a été capable, après le conflit, de survivre autour d'une critique et d'une perspective cohérentes (et démenties seulement par un choc qui a été fatal à toute la pensée révolutionnaire) cela n'est pas sans rapport avec la justesse de son analyse durant les dernières années ayant précédé le grand cataclysme.
Lénine de cette analyse nous allons relever quelques traits saillants dans un article publié par « Bilan » en 1934, que la brochure du Courant communiste international reproduit in extenso[33]. Le texte s'en prend d'emblée à l'idée maîtresse de la tactique antifasciste : il s'agit de défendre la démocratie en tant que moindre mal, en tant que capitalisme relativement pacifique sur le plan social, alors que le fascisme représente le capitalisme offensif, le capitalisme en ordre de bataille. On notera tout de suite que dans la thèse combattue par BILAN, qui est plus particulièrement celle des antifascistes sincères de « l'avant-garde ouvrière », il n'est nullement question, en tant qu'absolu, des valeurs de la démocratie bourgeoise (droit, liberté, justice, etc.) mais seulement des possibilités concrètes d'action que cette démocratie laisse encore au prolétariat alors que le fascisme les abolit[34].

Bien entendu cet antifascisme « honnête » engendrera dans ses versions popularisées une foule d'illusions. L'une d'entre elles, qui sera le plus cruellement démentie par les événements ultérieurs, laisse croire qu'au sein de la classe capitaliste existe un véritable antagonisme entre « démocrates » et « totalitaires », alors que le front qui les sépare résulte davantage d'une coalition laborieusement et tardivement réalisée entre partis, gouvernements, jusque-là adversaires ou divisés que d'un véritable mouvement d'opinion sociale (laquelle demeura longtemps indécise, au moins jusqu'à l'échec des troupes allemandes devant Stalingrad).

Pour croire à l'existence, aux origines de la guerre, d'un vrai conflit idéologique - et cette remarque est encore plus valable aujourd'hui en raison du mythe qui a germé sur la « victoire démocratique » de 1945 (et malgré les révélations ultérieures sur ce que furent les repas de fauves entre « grands » à Yalta et à Postdam) - il fallait faire abstraction de tout le jeu politique antérieur et c'est ce que relève l'article de Bilan dès le début de ce texte en dévoilant déjà le subterfuge, le détournement de la dynamique des faits sur lequel nous nous sommes expliqués plus haut[35].
L'argumentation de BILAN et rigoureusement marxiste : les partisans – révolutionnaires - de l'antifascisme objectent la plus grande facilité concrète de propagande et d'agitation que représente pour la classe ouvrière, le « statut démocratique ». Mais les partis et les gouvernements bourgeois ne luttent , ne se battent pas pour un vrai «  statut », mais pour des intérêts et des intérêts de classe. Avant le triomphe du capitalisme, les partis bourgeois ont lutté pour le « statut démocratique » parce qu'il était pour eux le moyen de parvenir au pouvoir et la forme dans laquelle ils pouvaient l'exercer. Si on ne perd pas de vue cette vérité historique qui figure, payée au prix du sang, dans tout l'acquis, tant pratique que théorique, du mouvement prolétarien, on évite - écrit Bilan - « une confusion évidente entre démocratie, institutions démocratiques et positions ouvrières que l'on nomme de façon erronée « libertés ouvrières » et on constate entre ces deux termes qu’il existe « une opposition irréductible et inconciliable ». À l'appui de cette affirmation, la publication de la Gauche italienne souligne le fait que l'État bourgeois (démocratique ou non) ne connaît que les citoyens et que les (droits démocratiques) tellement vantés ne peuvent servir qu'à des individus, voués à l'impuissance face à l'employeur sur le marché du travail[36].
Moins datée historiquement que cette citation (qui concerne une situation antérieure à celle de l'intégration des syndicats à l'équilibre de la société capitaliste) la mise au point que nous trouvons à la page 441 du même article permet de cerner l'essentiel de l'argumentation bordiguiste suivant laquelle il n'est pas d'autre moyen pour renverser le capital que ceux qui découlent de la lutte des classes... et surtout pas le parlementarisme auquel conduit de façon certaine l’idéologie antifasciste : « On ne peut, en effet, comprendre les mouvements ouvriers que sur la ligne de leur ascension vers la délivrance du prolétariat. Si, au contraire, on les place sur la voie opposée qui conduirait les ouvriers à conquérir le droit d'accéder à des fonctions gouvernementales ou étatiques, on se place directement sur le chemin qui a déjà conduit à la trahison de la classe ouvrière ».
Nous ne nous arrêterons pas sur la partie relativement faible de l'article de Bilan : celle qu'on a vue plus haut paraître s'appuyer sur une sorte d'incompatibilité absolue entre l'organe immédiat de défense des travailleurs et l'État capitaliste : cette position, qui concerne la thèse de l'impossibilité, pour l'État bourgeois, de s'assurer de façon définitive de l'appui d'un tel organe, ne cessera d'être l'objet de controverses au sein du bordiguisme et de provoquer ses plus graves crises internes[37].

Par contre, il faut noter soigneusement les affirmations de Bilan lorsque cette publication souligne que la stratégie antifasciste préconisée en Italie par l’I.C. y a facilité la victoire de Mussolini : l’article se donnant pour tâche « d'expliquer pourquoi le front de défense de la démocratie, en Italie – tout comme en Allemagne - n'a représenté, en fin de compte, qu'une condition nécessaire à la victoire du fascisme » (en italique dans le texte). Une demi-colonne résumant ces deux cas historiques survient ensuite pour étayer cette thèse : « En Italie, c’est un gouvernement où se trouvent les représentants de l’antifascisme démocratique qui cède le pas un ministère dirigé par les fascistes, lequel aura une majorité assurée dans ce parlement antifasciste et démocratique, où cependant les fascistes n'avaient qu'un groupe parlementaire d'une quarantaine de représentants sur 500 députés. En Allemagne, c’est l’antifasciste Von Schleicher qui cède le pas à Hitler appelé d'ailleurs par l'autre antifasciste Hindenburg, l'élu des forces démocratiques et social-démocratiques. En Italie et en Allemagne, à l'époque de la conversion de la société capitaliste vers le fascisme, la démocratie ne se retire pas immédiatement de la scène politique, mais elle garde une position politique de premier ordre : elle reste, en effet, au gouvernement, afin d'y représenter non pas un centre de ralliement pour briser le cours des situations qui déboucheront dans la victoire fasciste, mais pour permettre le succès de Mussolini et de l'Hitler » (souligné par nous, NDLR).

En annexe de la présente étude, un aperçu historique sur l'avènement du national-socialisme vérifiera les exactitudes essentielles énoncées dans le passage ci-dessus en même temps qu'il y relèvera des complexités qui ne pouvaient y figurer : celles qui résultèrent de la précipitation de la situation vers la guerre et de l'accord, momentané mais déroutant, survenu entre l'Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne lors de l'éclatement du conflit. Le premier élément renforça en général la coercition interne contre tous les particularismes régionaux et contre les ex-alliés déclarés ou complices objectifs du parti nazi, rendant plus implacablement totalitaire l’Etat hitlérien, qui ne se borna pas à écarter du pouvoir les politiciens catholiques et les social-démocrates mais les envoya pourrir dans les camps de concentration. Le second élément, soldés par le partage de la Pologne avec l'URSS aux premiers jours de la guerre, déchaîne une politique d’extermination destinée à détruire la nation polonaise en portant à son paroxysme une haine raciale, à la fois facteur et produit du nazisme et dont ce dernier, dès les premiers jours, avait nourri tous ses partisans. Par là, le IIIe Reich fut promu à la fonction de gendarme sanglant de l'Europe (aidé en cela, il ne faut pas l'oublier, par son allié Staline : cf. les charniers de Katyn).

Le texte de BILAN, écrit en 1934, ne pouvait, pour des raisons évidentes, prévoir la voie que devaient suivre ces événements terribles. Il faut toutefois lui reconnaître le mérite d'avoir pressenti quelle ère apocalyptique s'ouvrait alors devant le monde, anticipé les situations inextricables qui en résulteraient et surtout défini l'objectif primordial des révolutionnaires face à ce cataclysme : sauvegarder la doctrine, le programme et l'organisation du prolétariat. Pour en avoir une idée, il suffit de se référer à quelques passages du texte[38].

Nous ne quitterons pas l’article BILAN sans relever ce qu'il dit de l'avenir, en France, de l'alternative fascisme-antifascisme. Se basant sur les pourparlers alors en cours entre le PCF et la S. F.I.O. en vue de la constitution d'un « front commun » contre la « menace totalitaire », le texte de la Gauche italienne semble attendre beaucoup, du point de vue de la clarification parmi l'extrême gauche révolutionnaire, de l'expérience que représente un tel événement. Mais pour ce qui est de la tournure prévisible que peut prendre la situation, le pronostic reste très sombre : ce « front unique livrera le prolétariat au capitalisme » et ne laisse entrevoir qu'une « victoire certaine de l'ennemi ».
« Le prolétariat, écrit Bilan, sera mobilisé pour la défense de la démocratie afin qu’il ne lutte pas pour ses revendications partielles. Les social-démocrates allemands appellent les ouvriers a abandonnr la défense de leurs intérêts de classe pour ne pas menacer le gouvernement du moindre mal de Brüning ; Bauer en fera de même (il s'agit du leader de la social-démocratie autrichienne, NDLR) pour Dölfuss entre mars 1933 et février 1934 ; le « Pacte d'action » entre socialistes et centristes (staliniens, NDLR) en France se réalise parce qu'il contient (clause préjudicielle de Zyromski)[39] la lutte pour les libertés démocratiques à l'exclusion des grèves revendicatives... » (souligné par nous, NDLR, page 445).
Bilan ne voit donc pas dans la « lutte pour la démocratie » que semblent décider les« partis ouvriers » français « qu'une puissante diversion pour arracher les ouvriers à leur terrain de classe et les entraîner dans les voltiges contradictoires où l'État opère sa métamorphose de démocratie en État fasciste » et conclut sur l'antifasciste avec une sévérité qu’ultérieurement rien, du point de vue prolétarien, n'a démenti[40].
Il n'est pas possible de recenser ici tous les matériaux produits alors par le bordiguisme. Bornons-nous à énumérer les trois notions essentielles qu'ils développaient : 1°) la thèse de la « décadence du capitalisme» : la bourgeoisie modifie profondément sa stratégie à l'égard du prolétariat, non plus désormais neutralisé par l'octroi de ne de et social, mais détruit dans le fait de l'organisation, afin de tronquer toutes ses liaisons possibles avec une action révolutionnaire ; 2°)le rôle croissant de l'intervention étatique dans tous les domaines (économie, vie sociale, etc.) ce amenuise toujours plus les différences traditionnelles séparant les régimes libéraux et les systèmes totalitaires ; 3°) la fonction de la social-démocratie et de ses courants idéologiques (« centrisme », « opportunisme », « frontisme ») au sein du mouvement communiste et qui consiste à rendre impossible ou inefficace la riposte ouvrière à l'offensive capitaliste, 4°) la perspective de la guerre mondiale comme solution nécessaire à la crise du capitalisme « décadent ».

La tactique de l'I.C. durant la « 3ème période »

La presse bordiguiste
 n'a pas été prolixe, durant les années 1930, sur le phénomène du fascisme hitlérien et n'a traité que sur un plan théorique général la défaite du prolétariat allemand qu'elle a considérée à juste titre comme condition préalable à l'avènement de ce fascisme. Le tournant « ultra- gauche » de 1929-33, qui confondit fascisme et social-démocratie et, pratiquement, laissa la vague de fond nazie se développer et s'amplifier jusqu'à devenir irrésistible, ne fut traitée par la Gauche italienne émigrée que comme une conséquence extrême et absurde des oscillations ininterrompues de la IIIe internationale. C'est seulement après la guerre que Bordiga, sans revenir particulièrement sur ce point-là, a donné de la décomposition de l'IC un diagnostic plus précis et dont l’ensemble reste juge, mais dont la sobriété, en ce qui concerne les responsabilités principalement russes, découle d'un a priori favorable au bolchevisme[41].

La documentation présentement existante - en dépit de lacunes encore nombreuses et de points restants obscurs (au moins dans les ouvrages en français) - permet d'aller plus loin et autorise - même si l'on veut s'en tenir ici un survol encore rudimentaire, à mettre davantage en en cause la responsabilité bolchevik (sous le masque de l’Exécutif de l’Internationale) dans la défaite du prolétariat allemand - et même d'entrevoir quelques-unes des causes de l'échec du mouvement communiste du XXe siècle.

1920

Tout récit historique devrait pouvoir tenir compte des « possibles » qui ne se sont pas réalisés, même s'ils représentaient des chances extrêmement réduites. Le mouvement révolutionnaire de novembre 1918 Allemagne qui interrompit littéralement la guerre en contraignant les généraux du Kaiser à soutenir la paix, pouvait-il déboucher sur une victoire prolétarienne ouvrant les voies de l'abolition du capitalisme en Europe? Dans l'affirmative, la rééquilibration mondiale du système devenait infiniment plus difficile, la Russie soviétique était sauvée de son isolement et des conséquences à tout point de vue désastreux de la guerre civile, le mouvement communiste échappait à toutes les perversions qu’il a connues... Pour ces raisons, c'est en partant d'une telle hypothèse qu'on peut situer le moment décisif de l'échec final de ce mouvement dans l'écrasement de la commune spartakiste de Berlin en janvier 1919[42].

Mais de même qu'il apparut bien vite que la révolution allemande de novembre 1918 était par avance condamnée à l'échec, de même il n’a été aucunement établi, pas même aujourd'hui, que la consolidation du capital y était alors garantie pour les années suivantes. Tout semblait alors pouvoir basculer, soit du côté de la révolution, soit du côté de la conservation sociale.
Un bref tour d'horizon international éclaire les divers éléments de la situation instable qui succède à la première défaite du prolétariat allemand. Dans le Reich de l'époque règnent la misère et le chômage. Le problème des « réparations » dues aux Alliés s'y présente comme totalement insoluble. La turbulence politico-sociale agite en permanence une foule de sous-officiers et militaires de carrière de l’ex armée impériale, déguisés (à peine) en membres d'associations patriotiques de gymnastique, en réalité constituée en commandos occultes toujours disponibles pour toute expédition punitive contre les ouvriers et pour les aventures guerrières du côté de la Baltique et de la Pologne. Les chefs de la « Reichwehr provisoire »[43] dont les effectifs sont limités à 100 000 hommes - juste ce qu'il faut pour la répression de toute tentative révolutionnaire - multiplient les astuces techniques pour former des cadres, instruits par rotation puis disséminés dans la vie civile, qui permettront ultérieurement la reconstitution rapide d'une armée nationale, et surtout, sous tous les aspects de la vie allemande, couvre un nationalisme revanchard que les exigences des politiciens bornés de l'entente porteront à son paroxysme.

La Russie soviétique qui reste l'espoir et le point de ralliement de tous les révolutionnaires du monde, termine à peine les années atroces aboutissant à la victoire sur la contre-révolution blanche. La guerre civile l’a marquée de façon indélébile ; par la faim, la barbarie des représailles réciproques, les multiples atteintes de cette dégradation politique que Rosa Luxembourg redoutait tant. En 1920, le pays est exsangue, le prolétariat saigné à blanc, quantitativement et qualitativement diminué. L'économie est à zéro ; les villes semi-désertées. La vie politique a subi une militarisation dont elle ne se guérira plus. Une sorte d'état de siège survit à la fin de la guerre civile. La paysannerie est ruinée par les réquisitions obligatoires ; la famine est déjà là, bientôt commenceront les jacqueries. Militarisation, centralisme et  répression vont de pair. Les soviets, cette invention historique de la classe ouvrière au pouvoir, sont devenus de purs appendices bureaucratiques du seul parti bolchevik. L'appel du gouvernement russe aux capitaux étrangers, les concessions que leur offre Lénine et bientôt l'instauration de la NEP, démontreront un recul catégorique du « projet socialiste » pourtant bien modeste du programme de 1917.
La situation reste incertaine dans les autres pays où existe un mouvement ouvrier d'une certaine importance : luttes sociales quelquefois très violentes, mais sans progrès d'une radicalisation révolutionnaire. En Italie, l'échec des grandes grèves avec occupation des usines dans le nord du pays fige le mécontentement populaire mûri dans la misère de l'immédiat après-guerre et stoppe la laborieuse évolution à gauche du centre socialiste. Le parti communiste ne sera formé que l'année suivante - et par la réunion de deux courants sensiblement différents (les « ordinovistes » et les « abstentionnistes »). Au même moment se prépare la grande offensive fasciste contre laquelle le jeune PC, alors dirigé par Bordiga, aura à livrer bataille tout en étant à demi désavoué à l'extérieur par l'Internationale, à l'intérieur par les partisans de Gramsci. En France, les partisans de la révolution russe et de la IIIe Internationale - peu nombreux, les seuls à avoir lutté contre la guerre - sont destinés, sous l'impulsion de Moscou, à « construire » un parti communiste en taillant très large dans un parti socialiste  ayant trempé jusqu'aux cou dans l'Union sacrée et le chauvinisme. Ce que ce parti compte de tardifs partisans de la paix - édition tricolore du « centrisme » international – ne s’est prononcé en faveur du mouvement des soviets que sous la « pression de la base » et sans jamais aller jusqu’aux conceptions radicales du bolchevisme en matière de prise du pouvoir par le prolétariat. Ils deviendront pourtant, et de façon définitive, le point d’appui de Moscou lorsque l’I.C. évoluera profondément à droite sous le prétexte de « bolchevisation » des PC en 1924. De plus la formation du PCF – fruit de tractations entre l’IC et le centre du parti socialiste français[44]  - a lieu après la seule bataille, en même temps que la plus grande défaite, du mouvement ouvrier dans la France d'après-guerre : la grève des cheminots terminée dans une répression administrative sans précédent : des milliers de licenciements. Le réformisme traditionnel, celui des parlementaires et des chefs syndicaux d'Union sacrée est aussi puissant en France qu'en Allemagne ; mais moins menacé dans une situation sociale moins tendue, Il peut se séparer sans difficulté de ses « centristes ». il procédera, à la fin de cette même année 1920 à l'expulsion d'une bonne moitié du mouvement syndical resté fidèle à l'idéologie du syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914. Cette scission donnera deux centrales : la CGT « réformiste » et la CGTU affiliée à l'Internationale syndicale rouge, patronnée par l’IC – l’immédiat après-guerre ayant confirmé cette règle du mouvement ouvrier français dans lequel la référence au marxisme venait d'éléments politiques non révolutionnaires tandis que les vraies révolutionnaires ignoraient tout du marxisme. Il est vrai que la formation de la CGTU accoucha d'un autre paradoxe : après l'usure des moins invertébrés des fondateurs du PCF et l'éviction de son aile gauche révolutionnaire, de jeunes éléments dynamiques, venus de la tradition syndicaliste la plus combative, prirent la relève des exclus, mais ce fut pour devenir par la suite d'excellents staliniens ! L'action des communistes français n'aura qu'un impact éphémère et limité sur les luttes ouvrières en Allemagne ; ce sera en 1923 lors de l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises que les « jeunesses » du PC et de la CGTU s'efforceront de combattre par une fraternisation courageuse et un antimilitarisme résolu. Mais à cette date, outre les vicissitudes internes du mouvement du communisme allemand, le prolétariat italien étant battu par le fascisme, celui de Grande-Bretagne solidement muselé par le réformisme de plus chevronné du monde (non sans impliquer la responsabilité de l'IC lors de la formation du PC anglais), il n’y aura, dans les années 1920, aucun mouvement communiste d'Europe qui puisse épauler de quelconque façon celui de l'Allemagne aux prises avec la plus implacable des répressions, ni même aucune tendance radicale qui ait la force et la volonté de prendre la défense décidée de celle qui, à l'extérieur du K.P.D., lutte à la fois contre le centrisme de ce parti et celui de l'Internationale.

Pourtant, si l'on sait se garder de projeter sur le passé une optique trop influencée par ce que le temps nous a appris, on peut expliquer la perspective optimiste dont les communistes ont pu se bercer en 1920-21 et comprendre pourquoi, en dépit des aspects négatifs de la période, la plupart d'entre eux, malgré des épreuves ultérieurement édifiantes, ont conservé, à l'égard de la direction russe de l'International, une foi qui a servi de tremplin politique et de paravent idéologique au stalinisme. Jusqu'à la fin de la guerre civile en Russie, la tentative soviétique, qu’on a pu sans exagération comparer au fameux « assaut du ciel » de la Commune de Paris, a frôlé plusieurs fois le désastre et l'écrasement. Malgré le prix payé pour les éviter, non seulement il existait peu de gens « de gauche » pour désirer ouvertement la dispersion du pouvoir bolchevik (même parmi les anarchistes pourtant bien informés sur le revers de la médaille dans la révolution russe) mais encore, d'une façon générale, un tel souhait ne pouvait se concilier avec la moindre aspiration émancipatrice. Par ailleurs, bien que l'orientation de l'IC s'éloignât toujours plus des enseignements de la révolution d'Octobre en tant « qu’apport » spécifique à la théorie du prolétariat, le prestige de cette révolution demeurait tel que le réseau international du mouvement dirigé par Moscou ne cessait de s'étendre et de tirer de la puissance étatique russe l'argument de propagande le plus efficace : les partis communistes surgissaient les uns après les autres et même dans les pays jusque là peu ouvert aux théories du marxisme révolutionnaire : « l’idée » du communisme se répandait jusque dans les régions les plus reculées[45].
Le « kapédiste» Gorter, au moment de sa rupture avec Moscou, a pu établir ce parallèle judicieux entre les diffusions respectives du christianisme et du « léninisme » : l'extension de leur influence s'est opérée au rythme même de leur dégradation idéologique en leur lieu d'origine.

Dans les PC qui naissent de cette extension il existe cependant des tendances radicales qu'on verra ultérieurement aux prises avec « l'appareil » de l'IC. Leur sort ultérieur fut divers (en général elles rejoignirent le Trotskisme et ce n'est pas un hasard : tous ces nouveaux partis, que ces nouveaux adhérents vinrent à la IIIe internationale en acceptant intégralement les positions des quatre premiers congrès, que Trotski et ses partisans n'ont jamais remis en cause. Ce qui signifie que tout le mouvement communiste international - hormis de minuscules exceptions - a entériné, assimilé - volontairement ou non - l'orientation manoeuvrière que seule la Gauche allemande la Gauche italienne, chacune à leur façon, critiquaient.

La perspective de l'évolution future de la IIIe internationale s'inscrit donc, en très grande partie, dans les positions adoptées par Moscou dans cette année 1920 qui, à tout examen a posteriori, s'avère avoir été déterminante pour le sort futur de l'IC et du PC allemand, pour celui des luttes et insurrections qui vont se succéder pendant quatre ans dans ce pays, pour la nature des liens et structures à l'intérieur de l'IC comme dans ses rapports avec le pouvoir soviétique.

C'est dans cet ordre-là, pour des raisons pratiques, que nous résumerons les événements de 1920. Il n'est pas nécessaire de préciser que leurs causes et effets s'interpénétrèrent. La mise à l’écart des communistes de gauche et l'appui à un centrisme identique à celui des Indépendants - fait apparemment organisationnel - dans les premiers mois du KPD, n'est évidemment pas sans conséquence directe dans les défaites subies sur le terrain qui, elles, trouvent naturellement leur place dans la chronologie des luttes. Mais cette politique centriste induit également cette de sorte de double jeu que pratiquera alors l'Exécutif de l'IC en cautionnant la politique de droite de la direction du parti allemand en même temps qu'il intrigue avec les critiques de gauche qui lui sont adressées. De même ce double jeu, projection directe dans la stratégie de l'Internationale des brusques changements de situation dans lesquels la Russie est impliquée, entretient, en même temps qu'il en découle, la forme semi-occulte des rapports entre Moscou et le mouvement communiste international, lesquels structurent ce même mouvement, au gré des manipulations bureaucratiques combinées aux suggestions négatives de certains PC, de façon à en faire un appareil obéissant aveuglément aux seuls besoins du pouvoir politique et de l'organisation sociale de l'URSS.

Dans le KPD(S) qui vit le jour dans le décor tragique des combats de rue du début janvier 1919, la majorité appartenait aux éléments les plus radicaux, fermement résolus à rompre avec tous les procédés qui avaient conduit la seconde Internationale à sa faillite. La direction du parti (la « Zentrale ») et son leader Levi plus particulièrement, se sont promptement débarrassés de ces éléments - qui leur avaient délibérément abandonné les postes de commande - par le coup de force du congrès d'Heidelberg (octobre 1919)[46], déploré par Lénine, critiqué par Bordiga, mais finalement entériné par toute l'Internationale. Ainsi, privé de ses militants les plus décidés, de l'appui des ouvriers combatifs qui les suivaient, dépouillé en somme de l'essence même du radicalisme prolétarien en Allemagne, le KPD (S), au début de 1920, se trouvait en quelque sorte voué à renouer avec l'aile gauche la social-démocratie, ce qu'il fit à la fin de la même année[47].

Cette implantation du centrisme dans le jeune KPD (S), brutale dans ses moyens mais insidieuse dans ses termes - à cause de la teneur des discours et de la caution, un peu gênée, apportée par Moscou - ne heurtait pas en réalité l'appréciation de l'IC, à partir de cette époque, sur la situation en Allemagne. D'ailleurs c’est de la même période que date sa généralisation dans toute l'IC, sous des formes plus habiles des décisions du second congrès et derrière des « garanties » sur la valeur desquelles on pouvait, à cette date, se méprendre. Mais sur le fond, il suffit de lire la brochure écrite par Lénine pour combattre « le gauchisme, maladie infantile du communisme»[48] pour s'apercevoir que la tactique, un peu trop cavalièrement inaugurée par Lévi en Allemagne, avait l’aval des dirigeants bolcheviks qui, sous la plume de leurs chefs, démontraient la nature de leur conviction intime : la « trahison » social-démocrate était pour eux un fait de superstructure, une corruption - voire même une erreur d'analyse théorique - commise par les chefs et cadres de la seconde Internationale, et non, comme l'avaient compris même les plus les plus « infantiles » des communistes de gauche allemands et anglais, la forme visible d'un mouvement historique plus vaste : l'adaptation d'un grand nombre de travailleurs salariés à toutes les conditions de la société du capital, en même temps que l'aménagement - limité, fragile mais réel - de leur niveau de vie et de leur servitude de travail[49].

Une telle lecture de la brochure de Lénine, Bordiga a toujours répugné à la faire, s'attachant plutôt à en combattre l'utilisation ultérieure, « opportuniste » par les staliniens. En raison de cette défense du texte contre la cynique spéculation stalinienne, mais aussi en vertu d'un acte général de foi, le soupçon de « centrisme » à la charge de Lénine aurait soulevé, parmi les bordiguistes des années 1930, la plus violente indignation. Nous avons vu cependant que certains d'entre eux, sans aller jusqu'à un tel « blasphème » étaient sensibles aux arguments « kapédistes » contre la thèse soutenue dans « La maladie infantile… ». Mais le refus général de mettre en cause le « manoeuvrisme » bolchevik découlait aussi d'un fait objectif : il en existait des critiques à l'intérieur de l'Internationale, mais elle considérait ce manoeuvrisme soit comme un phénomène volontairement dépersonnalisé (et c'était le cas des objections de Bordiga) soit au contraire comme l'oeuvre de dirigeant arbitrairement choisis comme boucs émissaires des échecs (suivant le jeu auquel se prêta la gauche « interne » du KPD (S) encouragée à agir ainsi que par l'Exécutif de l'IC).
Il est difficile de situer le moment où les critiques formulées par les « gauchistes »[50] perdirent tout impact susceptible d'infléchir la ligne d'évolution de l'Internationale (soit à cause de leur propre faiblesse, soit en raison de la dégradation générale du rapport de force) et ne servirent plus qu'à cette manipulation de courants six « extrémistes » à l'aide de laquelle l'Exécutif tentait de faire face à ses exigences contradictoires (prestige et extension d'influence de l'organisme international, accord avec la sinueuse politique étrangère de l'État russe) ou tout au moins s'efforçait de dissimuler ses propres responsabilités dans les échecs résultants de la stratégie qu'il avait imposée.

En ce qui concerne l'Allemagne, il semble que les chances d'influence des critiques «  gauchistes » se tarissent avec le fiasco du  au troisième le KAPD congrès de l'IC (1921) où il fut admis comme « parti sympathisant »[51]. Mais au cours de l'année 1920, le phénomène d'utilisation bureaucratique de l'opposition interne du parti allemand apparaît déjà à travers le jeu compliqué des polémiques et, plus encore, dans la manière dont les échecs sont interprétés au sommet. Probablement après la défaite ouvrière dans la Ruhr (mars-avril 1920) mais certainement après celle de 1923 en Allemagne centrale, toute chance de révolution victorieuse dans ce pays s'avérait définitivement compromise. Quoi qu'il en soit, dès cette époque, les décisions prises par l'IC, qu'il s'agisse d’offensive ou de repli, ne pouvait qu'aboutir aux issues les plus mauvaises. Une des conséquences les plus graves des résultats négatifs tenait au fait que l'IC ne les imputait qu’aux fautes et maladresses des exécutants, qu’elle triturait de mille façons l'application bonne ou mauvaise des mots d'ordre lourdement appuyés par « en haut » sans jamais discuter sérieusement la valeur des mots d'ordre eux-mêmes. Dans le cas du KPS (S), les dirigeants allemands, homologués par Moscou, souvent célébrés par les dirigeants russes comme la fine fleur du mouvement prolétarien, dont la ligne d’action avait été approuvée (et même élaborée) par les instances les plus élevées de l'Internationale, se retrouvaient, après chaque revers, noyés sous un flot de protestations indignées venant de l'Exécutif et dans lesquelles les néo-gauchistes « de l'intérieur » croyaient voir le tremplin de leur propre promotion à la tête du parti[52].

On ne peut entreprendre ici l'étude exhaustive de l'implantation dans le parti bolchevik - et à sa suite dans la IIIe Internationale - de ces méthodes de direction et d'organisation qui tolèrent les compromis les plus risqués en se fiant uniquement aux attitudes de louvoiement de « l'appareil »[53]. Mais puisqu'il s'agit ici de la politique dont la Gauche italienne a très justement dénoncé les fautes, il faut noter le fait tout en indiquant ses limites. À la différence de Trotski qui, impliqué dans le débat, a mis en cause, après le fiasco de 1923, tels ou tels dirigeants Allemands et Russes, c'est-à-dire des personnes, les bordiguistes ont bien compris que les responsabilités des échecs et les confusions retombaient sur toute une orientation politique d'ensemble dont les Russes étaient les principaux inspirateurs. Mais cette responsabilité, Bordiga, dans ses analyses ultérieures du second après-guerre, la retirait immédiatement aux Russes pour la reporter chez les communistes occidentaux : ils n'avaient pas suffisamment informé les chefs bolcheviks de l'état réel du prolétariat dans les pays de capitalisme développé et, surtout, ils n'avaient pas su les convaincre du risque mortel qu'il y avait à répéter leur manoeuvre politique valable pour la seule Russie dans une ère historico-géographique où les illusions démocratiques et la pratique réformiste neutralisaient le mouvement révolutionnaire depuis près d'un siècle. En procédant ainsi, la critique bordiguiste, implicitement retombe, rétrospectivement, dans les erreurs de la gauche « intérieure » du parti allemand qui, prenant pour cible de ses attaques acérées les seuls dirigeants du KPD, agissait comme si ces dirigeants n'avaient pas été mis en place par Moscou et leur stratégie approuvée par les chefs russes.

En fait la non-information des bolcheviks fut une véritable cécité : le chapelet des critiques formulées en congrès de l'IC par la Gauche italienne suffit à le prouver. Les seuls qui eussent pu éclairer les Russes sur les conditions exactes de la lutte sociale en Allemagne - et qui tentèrent de le faire - furent précisément ceux que Lénine, Trotski et les autres ne voulurent pas écouter ; des communistes de la « Gauche », ceux du KAPD  et non ceux du KPD.

Cécité, ignorance ou « incompréhension » des Russes ne sont de toute façon qu'un élément partiel dans la détermination de la ligne politique de la IIIe Internationale. Même si cette ligne politique, qui transposait dans la stratégie du prolétariat occidental celle qui avait réussi aux partisans de Lénine en Russie et en tirait argument, peut s'expliquer par la nature même du bolchevisme, en tant que produit historique russe du marxisme[54], elle ne se durcit et devient irréfragable que sous la pression des événements réels touchant à la situation de la Russie et pervertissant, presque immédiatement, l'élan universaliste du premier congrès de l'IC - fixant irrémédiablement dans le cadre des méthodes, conceptions et exigences propres au pouvoir soviétique, le centre de gravité idéologique de tout le mouvement mondial.

La consécration de la tactique bolchevik d'octobre 1917 comme un schéma universel de A à Z., de toutes les révolutions prolétariennes avenir, apparaît pour la première fois ouvertement dans la polémique de Lénine contre les communistes de gauche en 1920. Mais elle ne cesse de se renforcer, paradoxalement, au fur et à mesure que s'éloignent les conjonctures pouvant ressembler à celles de la victoire bolchevik en Russie. Ce contraste s'accentuera jusqu'à devenir - avec la « bolchevisation » des PC en 1924 et plus encore la forme stalinienne du « socialisme en un seul pays » (1926) – le pur et simple alibi idéologique de la soumission absolue de la IIIe internationale aux stricts intérêts de l'État russe. Sur un rythme plus rapide encore parce que scandée par les crises de l'économie et de la société soviétiques, la tolérance de tendances oppositionnelles ou simplement critiques au sommet de l'IC et du parti bolchevik disparaît brutalement. De pacifique qu’il était jusque-là, le conflit des tendances y devient violent et répressif après l'insurrection de Cronstadt et le troisième congrès de l'Internationale (1921). Il perd en même temps son ultime rapport avec une signification sociale pouvant refléter, bien ou mal, les intérêts et besoins des diverses couches de la population. Il n'est plus qu'une lutte en champ clos qui dissimule sous des querelles pseudo- idéologiques les difficultés du choix entre les différentes versions possibles de la survie du pouvoir.

Les événements d'Allemagne en 1920 et leurs répercussions dans l'IC se situent au début de cette transition. En termes de résolution et mots d’ordre officiels ceux de l'année suivante confirmeront le qualificatif de « centriste » que nous avons accolé conjointement à la politique de l'IC et du KPD (S) déjà pour 1920[55]. À cette date en effet l'incidence des événements d'Allemagne sur le fonctionnement de l'Internationale, et la réaction en retour des structures de celle-ci, sont déjà visibles. Aux moments décisifs ce sont les émissaires, le plus souvent occultes, de l'Internationale qui arbitrent les conflits, tranchent les l'hésitations, prennent les décisions, aussi bien dans les « virages à gauche » que dans la progression du cap à droite, tout en laissant la responsabilité officielle des initiatives aux dirigeants Allemands. Cela ne se passe évidemment pas sans conflits ni crises mais ils continuent à agir ainsi parce que c'est leur fonction. Ils sont là pour « conseiller » c'est-à-dire pratiquement veiller à l'application de la politique décidée en dernière instance à Moscou dont ils transportent d'ailleurs, dans le KPD, les contradictions et les conflits[56].

Les péripéties politiques de 1920-21 révèlent les résultats désastreux d'un tel type de « contrôle », mais ceux qui les constatent n’y peuvent déjà plus rien changer, le centre dirigeant de l'IC et la majorité des sections de l'IC étant persuadé de l'infaillibilité bolchevik et, de toute façon, l'orientation imprimée par Moscou devant être admise, selon l'expression même de Lénine dans « La maladie infantile... », comme indiscutable.

Or cette orientation, indépendamment de toute autre considération, implique la disposition d'un « répit » historique que le rythme et la violence des heurts sociaux, de 1919 à 1921 refusent aux communistes. En Russie, l'état catastrophique de l'économie, la famine endémique et, malgré les actes d'héroïsme de la guerre civile, l'effritement de la foi révolutionnaire (et même de la simple confiance politique) dans la population, sont loin de créer le climat de sérénité idéologique et de rigueur théorique qui seraient indispensables à un véritable centre international de la révolution. En Allemagne, la République de Weimar, acculée à la banqueroute par les Alliés est tributaire pour sa survie du bon vouloir d'une caste militaire réactionnaire qui ne laisse pas au KPD le temps et la liberté qui lui seraient nécessaires pour reconstituer et accroître ses forces selon les dérisoires recettes de l'IC.

Depuis les terribles épreuves de 1919, il règne, à la tête du KPD la phobie de ce que les dirigeants de ce parti appellent le « putschisme ». On y redoute le déclenchement des actions spontanées, l'éclatement de révoltes « minoritaires » ou « prématurés » ; on y soumet toute perspective de lutte au préalable de la « conquête des masses ». Et c'est bien là, également, le point de vue de Lénine et des bolcheviks qui ne réalisent aucunement dans quelle impasse se trouve la fraction révolutionnaire d'un prolétariat dont la grande majorité est littéralement liée à son propre capitalisme par l'intermédiaire de la social-démocratie et des Indépendants. Cette fameuse « conquête des masses » - objectif nécessairement à long terme - ne se traduit dans la pratique que par des tentatives infructueuses ou éphémères d'accord au sommet avec les social-démocrates « de gauche ». Mais même à cette stratégie douteuse les événements ne laissent pas le temps d'une expérimentation. Toute une fraction politique et sociale du Reich d'après-guerre continue de nourrir des espoirs de restauration monarchique ou, tout au moins d'entretenir une haine tenace du socialisme du prolétariat. Une foule demi-soldes modernes, congédiés de l'armée du Kaiser, est disponible pour traduire cette haine en voies de fait, souvent sanglantes, et auxquelles les seules tentatives ouvrières de créer des « conseils » suffit comme prétexte d'intervention. Les ouvriers les plus décidés sont donc contraints d'accepter la lutte sur le terrain qui répugne le plus à leurs chefs, c'est-à-dire de rendre coup pour coup. Ils le font avec courage mais en respectant la tactique décidée par leurs dirigeants – l’alliance de fait avec les Indépendants et la subordination à leur politique - ce qui, stratégiquement, est désastreux.   

Par contre ces désastres exaspèrent les éléments de gauche, éclairent les plus modérés sur l'incapacité de leurs dirigeants à réaliser leur propre ligne politique - subtilement composée sur la base d'accords ambigus avec Moscou - et convainquent les plus résolus  de l'impossibilité objective d'une telle politique. Lors de la résistance ouvrière victorieuse face aux tentatives réactionnaires de l'élément monarchiste de l'armée (grève générale en riposte au putsch de Kapp, 1920)[57] ce n'est pas le mouvement révolutionnaire qui sort renforcé par l'acte de courage et de décision des prolétaires mais la social-démocratie au pouvoir, désormais bénéficiaire d'une grande étape franchie en direction d'une structure moderne du capitalisme allemand. Ce sauvetage de la « République social-démocrate », c'est aussi le renforcement du pouvoir de répression de la bourgeoisie : la liquidation de la fraction la plus aventurière et la plus turbulente de l'ex-armée impériale valorise en tous points la « Reichwehr provisoire; elle met fin au rêve anachronique d'une restauration de la monarchie ; elle permet la modernisation technique de l'armée dans le cadre étroit du diktat de Versailles, elle donne à ses chefs un rôle d'arbitre politique et, surtout, elle n’affaiblit en rien l'idéologie revancharde et ultranationaliste qui animait les corps francs de la Baltique et que le nazisme, dix ans plus tard, saura exploiter.
Ce succès social-démocrate contre la réaction, qui représente en même temps la faillite la plus évidente du « schéma » conçu à Moscou, entraîne de graves remous à l’intérieur du mouvement communiste. Il y révèle la paralysie du KPD (S), son incapacité à saisir les possibilités offertes par la situation. Il montre, en un mot, que c'est un « parti communiste » qui n'est qu'une copie du « centrisme » indépendant. La passivité de la centrale syndicale au moment des luttes les plus décidées menées par les ouvriers des régions industrielles suscite les critiques acérées de l’internationale qui, pour les raisons les plus diverses, récuse ainsi les résultats de la politique qu'elle a elle-même cautionnée, au moins par son appui à Lévi contre les « gauches ». Les raisons de cette réaction sont sans doute diverses et contradictoires. L'influence des éléments « gauchistes » des diverses sections (outre l'Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Bulgarie) n'y est pas négligeable. C'est une phase de l'histoire de l'IC à propos de laquelle on peut encore penser que les décisions, quoique résultant de motivations diverses, sont en définitive déterminées par un but international révolutionnaire. (Même si cette détermination est déjà utilisée « bureaucratiquement», c'est-à-dire avec le souci d'en faire rejaillir le prestige sur l'appareil qui dirige le mouvement). L'audience du bolchevisme auprès des ouvriers du monde entier est elle-même tributaire des succès possibles du parti communiste allemand. Le souci de conserver cette audience se prolongera sous Staline mais pour un usage tout différent : disposer dans divers pays d'une masse sociale de manoeuvre contrôlée par un PC lié à Moscou et utilisable comme moyen de pression à l'égard d'un gouvernement déterminé.

Quoi qu'il en soit des intentions réelles de la IIIe internationale en cet an de disgrâce 1920, celle-ci a besoin - comme elle l'affirme et le répète ouvertement - « d'activer » les actions du KPD (S) ; mais non sans moduler ses injonctions en fonction de son appréciation de la situation générale, déclarée plus ou moins favorable à une offensive du prolétariat. Mais, par-dessus les oscillations de cette « activation », par-dessus les méandres imposés à la tactique, à l'accent mis tantôt sur la possibilité de l'attaque, tantôt sur la nécessité de la retraite, de programme et la méthode imposés au mouvement communiste international est inspiré des deux impératifs énoncés par Lénine dans sa détestable brochure sur « La maladie infantile du communiste... »[58]. D'abord s'inspirer de la totalité du modèle russe. Malgré les affirmations de l'auteur, selon lequel « les autres prolétariats feront mieux que celui de Russie » - pratiquement une pure clause de style - ce modèle reste seul valable, non seulement dans ses principes que nul communiste de l'époque n'aurait songé à contester (révolution et non réforme, dictature prolétarienne et non constitutionnalisme bourgeois) mais en tant que précédent historique justifiant par avance la plus grande liberté de la direction politique en matière de tactique, d'alliance et même de composition du parti du prolétariat (ce précédent enseignant la participation au système parlementaire en période de réaction et la non participation dans les moments de montée révolutionnaire, définissant les conditions qui sont favorables au front unique avec les autres formations ouvrières et celles qui ne le sont pas, etc., etc.). Ensuite considérer la masse ouvrière organisée dans la social-démocratie comme fondamentalement identique au prolétariat qu'invoquent Marx et Engel dans le Manifeste communiste de 1848, autrement dit que seule la superstructure bureaucratique de la social-démocratie a été corrompue. Le texte de Lénine incite même à penser que cette corruption découle avant tout d'une erreur théorique et non d'une longue pratique d'activité réformiste s'achevant par un enrôlement définitif - lors du « moment de vérité » du système : la guerre – dans la fonction d’un appareil d’Etat bourgeois.
Fidèle à ces deux credo, l’IC et les chefs bolcheviks quels qu'aient pu être les mobiles immédiats de leurs choix politiques et tactiques pour l'Allemagne, restent persuadés, en 1920 que l'aile gauche la social-démocratie dans ce pays est « récupérable » pour une lutte acharnée contre l'offensive du capital. Sans sous-estimer le poids qu'exercent les dirigeants Allemands en faveur de cette appréciation, ni négliger l'influence de leur tempérament « centriste »  dans la présentation des faits et surtout l'incidence déplorable sur leur jugement de cette sorte de « complexe d’infériorité » qu'ils manifestent à l'égard des russes (l’historien Broué fait état), on peut discerner à travers les déclarations des chefs bolcheviks, à quels types d'arguments, à quelle interprétation des faits, ces derniers sont particulièrement sensibles, parce qu'ils encouragent sans doute une stratégie déjà semi-avouée : il s'agit de l'évolution « à gauche » d'une fraction importante de la social-démocratie. Ces centristes-là « auraient compris » que la lutte armée du prolétariat est inévitable et que le système des soviets est « supérieur » à la démocratie bourgeoise.

Peu importe en fin de compte qu'il s'agisse là de la conviction réelle des dirigeants russes ou d’un de leurs artifices de discours, comme Bordiga semble le soutenir dans un commentaire d'une lettre de Lénine aux gauchistes anglais. Il reste qu'un tel langage, pour ces équipes de dirigeants communistes formées à cette époque-là et à cette école-là, compromet et déforme le laborieux travail d'analyse et de persuasion poursuivi par Lénine plus clairvoyant et plus lumineusement inspiré d'avril 1917 contre la totalité de son parti. Il éloigne surtout ses futurs cadres de tous les PC du monde des deux enseignements les plus authentiques qu'on ait pu tirer de la révolution d'octobre : ceux à mettre au crédit, respectivement de la Gauche italienne et de la Gauche allemande. L'un et l'autre s'accordent à reconnaître que la chance historique offerte en Russie à la révolution prolétarienne au XXe siècle découlait de l'incapacité de la bourgeoisie russe à accomplir SA révolution et de l'attitude du parti bolchevik a conduire à terme un mouvement détruisant à la fois l'autocratie tsariste et les bases sociales d'un capitalisme déjà implanté. Selon la Gauche italienne et la Gauche allemande, le repliement de la révolution d'octobre sur une seule de ces deux tâches, c'est-à-dire le renversement de structures d'État encore féodales, fut dû à la défaite de la révolution européenne, elle, purement prolétarienne et dont la réussite conditionnait la possibilité future du socialisme en Russie ; mais alors que la Gauche italienne expliquait cette défaite par les revers subis sur le terrain de la lutte armée et aggravés par les erreurs de la IIIe internationale, les communistes de gauche allemand imputaient à cet Internationale et à ses chefs russes d'avoir voulu compenser ces revers par des combinaisons stratégiques ignorant l'ampleur de la fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie et le rôle négatif des modes d'action - parlementarisme et action syndicale -  à l'aide desquels elle paralysait le prolétariat. Ces deux critiques si différentes se rencontraient pourtant sur un point essentiel qui ralliait en fait toutes les oppositions de gauche de l'Internationale : la condamnation historique de la Seconde Internationale qui avait démontré, expérimentalement, au cours des événements russes, être incapable de n'importe quel révolution.
Ce « jugement de l'histoire » affirmé comme étant sans appel au premier congrès de l’IC, commence à subir dès 1920, des corrections subrepticement enveloppées dans des artifices de tactique qui ne révèleront leur vrai contenu que l'année suivante lorsque Moscou soutiendra le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier », c'est-à-dire de coalition parlementaire entre communistes et sociaux-démocrates. L'argument qu'invoque d'abord Moscou à l'appui d'une politique de rapprochement avec les Indépendants simplifie un fait réel, mais se méprend sur sa signification. Il est vrai que la « base » de l’USPD, sous les effets des luttes incessantes et de la propagande du KPD(S) évolue vers la gauche[59]. Mais là où Moscou attendait la force – qu’il identifiait de façon téméraire au nombre - il ne rencontre en réalité qu'une apparence. Ni l’USPD, ni ses partisans ne sont acquis à l'idée d'un combat aussi âpre et aussi difficile que celui qui attend le mouvement communiste en Allemagne.

Pour avoir partagé et entretenu l'illusion des Russes sur ce point, le KPD(S) laissera passer sans les exploiter des moments d'extrême tension sociale et de riposte effective des ouvriers dans lesquelles les contemporains ont vu des occasions de victoire du prolétariat. Notre intention ici n'est donc n'est pas de soupeser de telles chances mais de souligner la place qu'occupe, dans le processus de désarmement du mouvement ouvrier en Allemagne, la politique suivie par l'internationale et le parti communiste officiel. Chaque fois qu'une telle « occasion révolutionnaire » fut perdue, les tentatives immédiates pour la ranimer artificiellement - « l'activation » recherchée par l'Exécutif de l’IC – n’eurent guère d’autres effets que de transformer tout le négatif de la tradition bolchevik en ferment de bureaucratisme dans le parti allemand.

Dans la perspective irréelle que les bolcheviks conçoivent pour l'Allemagne, les dirigeants (qu'ils soient ex-USPD ou KPG d'origine) sont impliqués à leur corps défendant d'une façon politiquement absurde et moralement dégradante. Leur acceptation, voulue ou subie, de la ligne décidée par l’IC et qui cache quelquefois une appréciation plus pessimiste que celle qu'ils avouent, les conduit, lorsqu’une offensive directe de l'adversaire les surprend, à une attitude qui frôle le sabotage de la résistance ouvrière spontanée. Rares furent les cas où les ouvriers purent sérieusement inquiéter les forces répressives (police, armée) et ce fut toujours localement, sans possibilité d’extension et de jonction avec d’autres initiatives semblables. Mais bien des indices laissent supposer que l'inertie volontaire de la direction du KPD(S) fut pour beaucoup dans l'isolement et l'abandon à eux-mêmes des secteurs combatifs. Dans ces conditions, la « centrale » n'avait guère de difficultés ensuite à décréter rétrospectivement « volontariste » la tentative de lutte généralisée et d'évoquer pour cela l’insuffisance des forces et leur manque de coordination. Ce pessimisme de principe s’avéra pourtant coïncider avec la réalité la plus objective lorsque, à deux reprises, Moscou voulut le refouler par l'envoi d'émissaires destinés à « activer » le parti allemand. L'effet le plus grave de ces manoeuvres qui passaient par-dessus des divergentes d’appréciations jamais clairement et intégralement débattues concernait cependant les rapports entre l'Exécutif les sections de l’IC, rapports dans lesquels elles implantaient des procédés qui furent par la suite l'arme la plus efficace du stalinisme : les dirigeants de partis, réduits au rôle d’exécutants de dispositions occultes et mal définies, cessèrent progressivement de discuter de telles directives ; ils n'étaient pas sûrs de  n'être pas désavoués par ceux qui les donnaient, ils étaient presque certains qu'en cas d'échec on leur ferait porter à eux seuls la responsabilité.

Cette conjonction fluctuante, semi-imposée, semi-acceptée, entre les positions de l’IC et celles des dirigeants du PC allemand ne peut se comprendre en se référant à l'historique de ce dernier parti. La fusion du KPD(S) avec les Indépendants de gauche donna naissance à une organisation dimension énorme. Un parti de 600 000 membres[60]. Nous avons déjà dit que l'enfantement d'un tel monstre politique était prévisible après la saignée d’Heidelberg et discernable dans la décision de Lévi de purger le KPD de ses « gauchistes ». Étudiant ce point, les bordiguistes du second après-guerre ont laissé entendre que la fusion entre le KPD et l’USPD  « de gauche » résultait d'une manigance de Zinoviev, à l'encontre des intentions de Lénine qui fut placé devant le fait accompli de l'unification.
Nous examinerons plus attentivement cette hypothèse dans le chapitre que nous consacrerons au « bordiguisme » d'après 1951-52. Il paraît plus probable que Lénine, d'accord avec le projet de l'unification, fut mécontent de ses résultats : l’USPD « maintenue », c'est-à-dire la fraction du parti hostile à la fusion avec le KPD : la droite et principalement l'appareil[61], avait conservé, comme l'écrit Broué, « l'essentiel de ses ressources matérielles, caisses, locaux et journaux ».
Si les calculs optimistes de l’IC concernant la force que les gros contingents d'Indépendants auraient apportée au chétif KPD apparurent bien vite illusoires, cette injection d'un sang nouveau mais encore plus centriste dans le PC allemand ne fut pas sans effets néfastes comme le vie par le comportement aberrant de la centrale du futur VKPD (sigle du parti unifié) lors du putsch de Kapp.

En mars 1920, la fraction la plus réactionnaire de l'ex armée impériale formant un coup de force contre le gouvernement. Von Lüttwitz, commandant les troupes de Berlin et Ehrard de la division de marine aux environs de la capitale, en sont les chefs militaires tandis que W.Kapp en est le dirigeant politique. Tous ont l'appui de Ludendorf. Ils occupent Berlin le 13 mars, y décrétant l'état de siège. Tandis que le gouvernement abandonne la capitale et tergiverse quant aux mesures à prendre, les syndicats (ADGB, centrale ouvrière, AFA, centrale des employés), sous l’impulsion des Legien, déclenchent la grève générale. Toute la vie économique est paralysée ; les troupes de Lüttwitz sont inactives... et inutiles dans une capitale morte. Par contre, dans toute l'Allemagne, les affrontements se multiplient entre les ouvriers et la police ou l’armée. La banque et la grande industrie, qui n'ont jamais sérieusement appuyé Kapp, abandonnent celle-ci à son sort. Le 17 mars, le putsch est terminé; ses chefs s'enfuient. C'est à ce moment-là qu'en divers lieux, mais surtout en Saxe et dans la Ruhr, les ouvriers organisés un comité d'action, passent à l'attaque, en débordant les directives de leurs propres chefs. Car entre-temps - et c'est là l'essentiel pour la caractérisation de ce qu’ est alors le PC allemand – le KPD s’est littéralement dérobé à ses responsabilités : le 14 mars, alors que les Legien et l’ADGB décident la riposte au putsch, il est même allé jusqu'à lancer un appel contre la grève générale [62].

Dans l’IC, de vives controverses feront par la suite le procès cette attitude « en retrait » de la direction du KPD(S) en mars 1920. Ici, nous bornant à montrer que la responsabilité bolchevik dans la défaite ultérieurement consommée du prolétariat allemand est bien plus grande que n'ont jamais voulu l’admettre les bordiguistes, nous ne hasarderons aucune hypothèse rétrospective concernant les chances d’une victoire ouvrière à cette époque si le KPD ne s'était pas objectivement aligné sur la stratégie contre-révolutionnaire des Indépendants et des« majoritaires ». Dans la conception qui attribue au « parti de classe » un rôle déterminant à toutes les étapes du combat prolétarien on ne peut admettre que ce parti se place à la remorque et non pas à la tête de la combativité ouvrière quelle que soit son issue. Or KPS(S) a bien démontré être à la remorque des événements lorsque, finalement, il se rallie au mot d'ordre de la grève générale lancé par les syndicats.
L'arrêt de cette grève a rendu évidente la tactique de Legien, de la social-démocratie et de l’USPD. Après la déroute de Kapp, il s'agissait de faire au plus vite rentrer les choses dans l’ordre et imposer à la droite politique et sociale (armée, banque, grand capital, industriels) une gestion social-démocrate assurée de façon moins précaire que par le jeu des coalitions parlementaires et s'appuyant contraire sur la force considérable que représentaient les ouvriers organisés dans les syndicats. Que ce plan fut ou non réalisable, ses auteurs savaient bien quelle en était la condition impérative : désarmer les initiatives communistes, couper court au grignotage que l’IC espérait réaliser dans la gauche de la social-démocratie. Aussi prirent-ils immédiatement la précaution de reconstituer le front armée-social-démocratie déjà utilisé par Noske en 1919 et que l’intempestive initiative de Kapp avait compromis[63].

Le 20 mars, les centrales syndicales donnant l’ordre de reprise du travail ; l’USPD se fait encore tirer l'oreille mais les imite le surlendemain. Le 23 mars, le KPD(S) dénonce cette « capitulation », reste ferme encore deux jours sur la poursuite de là et puis, en présence de l'effritement du mouvement, constate que le PC n'est « pas encore assez puissant » et souscrit une effarante « déclaration d'opposition loyale » à l'égard de tout gouvernement socialiste qui ne comporterait pas d'élément bourgeois : comme le texte de la déclaration le dit explicitement, il renonce à tout « coup d'Etat révolutionnaire », c'est-à-dire à la violence insurrectionnelle dans le caractère inévitable est affirmé à maintes reprises dans son programme comme dans celui l'Internationale.
À ce moment-là, depuis quelques jours, les combats font rage dans la Ruhr entre les ouvriers armés et la Reichwehr « gouvernementale » - dont le chef dans la région, le général Von Watter, en se désolidarisant in extremis de Kapp, le 16 mars, a permis au gouvernement social-démocrate de le certifier « bon républicain » et de l'utiliser sans remord pour la répression.  La chronique des combats dans la Ruhr est jalonnée de faits et décisions contradictoires. Les « communistes de gauche » (les exclus d’Heidelberg) n’y sont pas réellement majoritaires, mais ils détiennent d’importants points d’appui et exercent une influence réelle.
Il y a désaccord et conflit entre le comité d'action de Hagen, dirigé par les social-démocrates élus et celui de Essen, « gauchiste» et où siègent les « chefs militaires » du mouvement. Le 23 mars, le comité de Hagen – sans prendre l’avis des délégués de Essen – signe les accords de Bielefeld mettant fin à la grève mais permettant aux ouvriers de garder leurs armes. Fort de sa position de « non consulté » le comité de Essen refuse ces accords. Pourtant, deux jours plus tard, il lui faut demander l'ouverture de pourparlers d'armistice. Hermann Müller, nouveau chancelier du Reich, exige en fait une capitulation sans condition (remise des armes, dissolution des « comités d'action »). Les combats se poursuivent sporadiques... et désavoués comme « aventuriristes » par le conseil central des comités d'action. Le 3 avril, les troupes de Von Watter ne rencontrent plus de résistance sérieuse et entreprennent une répression impitoyable[64].

À ce point du récit, une constatation d'importance capitale doit être faite concernant le mouvement communiste allemand qui est partagé en deux tendances inconciliables. « Gauchistes » et « centristes » s'opposaient bien avant l'exclusion des premiers nommés au congrès d'Heidelberg ; l'acuité ultérieure des luttes armées n’a pu qu'intensifier cet antagonisme, les « centristes » ayant pris des décisions qui frôlaient la traîtrise à l'égard de leurs rivaux de gauche. C'est là plus qu'une divergence ; la source d’une violente hostilité réciproque qui, à elle seule, aurait suffi à vouer à l'échec les efforts ultérieurs en vue de faire coexister de tels adversaires à l’intérieur d'un même parti[65].
Il s'agit en effet de deux visions politiques totalement différentes. Pour les uns la lutte armée et l'insurrection sont les seules défenses possibles contre l'offensive de l’armée et de la police du capital, et ce quelle que soit la force numérique des éléments subversifs qui devront entraîner les autres ouvriers (et y parviennent localement). Leurs adversaires tirent précisément argument de l'insuffisance des forces révolutionnaires au sein du prolétariat pour préconiser une « voie » vers le communisme qui, en dépit des discours et phrases radicales, est faite d'une longue évolution, tant au niveau des structures qu'à celui des mentalités.

Ainsi Lévi, incontestablement homme de droite dans le KPD déclarera le 26 mars 1920, devant l'assemblée générale des conseils d'usine, qu’au moment du putsch de Kapp, le prolétariat « voulait se battre les armes à la main », qu'il fallait en appeler à lui et l'armée, que  « c'était possible, parfaitement possible », « qu'il était possible en Rhénanie-Westphalie d'organiser une armée à partir des propres forces du prolétariat » (cité par Broué, p.365). Mais le reproche de ne pas l'avoir fait, Lévi l’adresse au gouvernement social-démocrate - tout en disant qu'il était incapable d'une telle décision par peur des ouvriers et qu'il avait préféré le compromis avec les forces mêmes d'où sortait le putsch qui avait failli le renverser. Évidemment Lévi, a posteriori, ne peut nier une possibilité qui a pris corps dans les faits :  200 000 ouvriers en armes dans la Ruhr.
Mais ces griefs sont pur effet de tribune : Lévi sait bien que la social-démocratie n’armera jamais les ouvriers, et il le dit. Si lui reproche de ne pas l'avoir fait c’est pour la démasquer auprès de sa « base ».
Mais d'autre part, il sait et dit également que cette « base » n'est pas encore « acquise au communisme », en clair qu'elle n'est pas révolutionnaire. À quoi peut donc servir de lui démontrer que ses chefs ont « trahi la révolution » ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit : ou le pouvoir révolutionnaire des « conseils » et des « unions » ou l'ordre contre-révomutionnaire bourgeois. Cet effort « démonstratif » alimente illusion incurable à la IIIe internationale. En tout cas, dans l'immédiat est dans le discours de Lévi, elle cache l'essentiel : le KPD non plus ne voulait pas de la lutte armée engagée par les ouvriers dans la Ruhr[66].

Une des conséquences les plus importantes de la défaite ouvrière dans cette région c’est qu’elle stoppe net l'essor des « unions » en tant que mouvement doté d'un poids social et stratégique. C'est l'épuisement des tentatives spontanées d'échapper à la trahison commune des appareils politiques et syndicaux aux mains de la social-démocratie - tentatives qui ne survivront plus qu'à l'état de tendances et de courants politiques objets de fréquentes scissions[67]. Un autre résultat plus général des luttes de 1920 réside dans le découragement et la désillusion qui se substituent à l'agressivité prolétarienne accumulée dans les années de guerre et de répression. Enfin, ultime effet de la bataille de la Ruhr, Moscou, découvrant le manque de dynamisme et d'efficacité du PC allemand, entamera la procédure politique qui consistera à instiller des «ferments gauchistes » dans ce parti (une pratique que la Gauche italienne critiquera sévèrement :  il est aberrant que la IIIe Internationale,  après avoir admis en son sein  des tranches entières de la social-démocratie et sans trop vérifier la sincérité de leur adhésion au communisme, soit conduite à se ménager, dans les nouveaux grands partis communistes ainsi créés, des fractions qui lui soient favorables).
Le parcours historique du KPD est jalonné d'épaves politiques résultant de ces « injections de gauchisme » dont les instruments, généralement des éléments dynamiques du parti, seront transformés en acteurs dérisoires et impuissants de la stratégie de faillite de l’IC. Ce fut le sort du gauchisme « officiel », né à l'intérieur du KPD. A l'extérieur du parti, d'autres éléments, d'une plus grande stature politique parce que formés dans une tradition de lutte contre la social-démocratie et à l'école de théoriciens chevronnés, fourniront aussi un lot de victimes indirectes de cette pratique de la IIIe Internationale. Ce furent des membres appartenant au courant exclu au congrès d'Heidelberg et qui, constitués en parti, le KAPD, en avril 1920, décidèrent, après les réactions provoquées par l'attitude défaitiste du KPD lors du putsch de Kapp, de négocier directement avec Moscou leur admission dans l’IC comme « parti sympathisant». Ils y restèrent peu, le temps de faire administrer à leur enthousiasme révolutionnaire la douche froide que leur réservait le IIIe congrès[68].
L'initiative du KAPD s'inscrit dans la période que Broué caractérise que de celle des « grandes espérances de 1920 ». Pour les communistes, en effet, cette année-là se divise, selon  deux moitiés à peu près égales entre enthousiasme et la déception. En un premier temps, malgré la défaite de la Ruhr, l'avenir leur paraît riche de promesses : entre le KPD et les Indépendants de gauche se prépare, pour la fin de l'année, une fusion qui fera du KPD un très grand parti. Ceci lui assure la force, la quantité. Pour la qualité, c'est-à-dire les aptitudes offensives, Moscou compte sur l'influence du KAPD, malgré la non-participation de ses délégués au Second congrès de l’Internationale en juillet et août 1920[69]. Ce congrès se situe à l'apogée de la vague optimiste de la même année. Il témoigne de l'extension des idées communistes dont le succès, aux yeux des Russes, se vérifie dans la désertion de la Seconde Internationale par de grands partis ou des fractions importantes de partis. Ces adhésions massives comportent il est vrai des risques : les organisations qui adhèrent à l’IC sont-elles vraiment acquises aux conceptions des bolcheviks ? Les Russes et les « gauches » de l’IC pensent que les 21 conditions d'admission auxquelles elles sont soumises corrigeront chez elles toute trace rappelant les tares de la Seconde Internationale.

Pourtant le cours des événements, vers le milieude  l'année, ne confirme guère l'enthousiasme du début. L'un d'eux va peser lourdement sur le sort du communisme en Europe. L'armée rouge a pénétré en Pologne malgré l'opinion de Trotski. Lénine, favorable à l'intervention, escomptait un soulèvement populaire dans ce pays à l'approche des troupes soviétiques. C'est le contraire qui se produit : la haine millénaire des Russes l'a emporté chez les Polonais, sur les sentiments révolutionnaires. Après des succès au début de la campagne, l'armée rouge, dans le cours de l'été, est stoppée dans sa progression et, finalement, sévèrement battue, en partie a-t-on dit à cause de l’indiscipline du couple Staline-Vorochilov qui avait la responsabilité d'un des corps d’armée engagés. En octobre, une paix amputant le territoire russe d'une partie d'Ukraine et de la Biélorussie met fin à cette tentative de porter la révolution bolchevik « à la pointe des baïonnettes ».

On a déjà vu quelles furent les conséquences vraisemblables de l'échec des lignes, dans l’Italie du Nord, du mouvement d'occupation des usines en septembre : les hésitations et temporisations des centristes italiens (Serrati et ses amis) reculant devant l'application des 21 conditions qu’ils avaient acceptées dans l'euphorie du Second congrès - premier échec de ces assises dans lesquelles les bordiguistes ont toujours voulu voir la véritable fondation de la IIIe Internationale.
On ne peut quitter l'année 1920 sans parler d'un événement resté sans éclat ni retentissement mais très significatif cependant de l'orientation d'entre qu'empruntait alors le mouvement communiste international : la dissolution du « Bureau d'Amsterdam ». Il s'agissait d’un secrétariat de l’I.C. pour l'Europe occidentale. Il n'est pas possible ici d'étudier réellement le sort de cet organisme et les raisons de sa dissolution : la documentation sur le sujet est par trop défaillante, au moins en langue française. Il faudra se borner - une fois de plus - à quelques traits significatifs relevés par P.Broué, peu suspect d’indulgence ou de sympathie pour les « gauchistes » qui dominaient ce comité. Autour de sa naissance, les deux orientations dont nous avons signalé les divergences et les heurts au cours des mésaventures du KPD (S) sont déjà en présence et en conflit. D'une part un délégué de l'Exécutif ( un mystérieux « camarade Thomas » dont on ne saura jamais rien, Broué dixit) organise à Francfort sur le Main au début de l'automne 1919, une conférence des groupes et partis communistes occidentaux qui adopte des thèses préparées pat Thalheimer (direction du KPD, tendance Lévi) et « très semblables à celles du congrès d'Heidelberg ». Ce « secrétariat – écrit Broué prend nettement position contre les éléments « gauchistes » et semble même, en fin de la même année, « se situer très en retrait des positions de l’Exécutif et même du congrès de fondation » (de l’IC, NDLR, cf. Broué, ouv cité, p.383).
Mais, à la même époque, Rotgers, de la tendance hollandaise des communistes de gauche, reçoit lui aussi, et toujours de Moscou, la mission de créer le même secrétariat. Cette directive, en concurrence flagrante avec la tâche déjà confiée au « camarade Thomas », n’est expliquée par personne. Broué se borne à faire état des « difficultés de communication » dans le mouvement communiste de l’époque. Par contre, il ne laisse subsister aucun doute sur la nature du rapport existant entre les exécutants respectifs des deux décisions : « un sérieux conflit entre le bureau d’Amsterdam, animé par les gauchistes hollandais, et le secrétariat de Berlin, inspiré par le KPD (S) ».

L'existence de ce conflit est confirmée le comportement respectif des deux secrétariats : à la conférence du 3 février 1920, convoquée à Amsterdam d'un air, ne figure aucun déléguée du 3 février 1920, convoquée à Amsterdam par Rutgers, ne figure aucun représentant du secrétariat de Berlin « celui du « camarade Thomas »). La délégation allemande (Klara Zetkine, Paul Frölich, Munzenberg[70]), prévenue trop tard de la date de la conférence, est refoulée dès son arrivée en Hollande par la police de ce pays. Klara Zetkine, à ce sujet, semble mettre en cause, d'une façon soupçonneuse une "mauvaise organisation » qui a permis l'intervention d'une police « décidément bien informée » (Broué dixit). Elle s'émeut surtout de la similitude des thèses adoptées par la conférence avec celles de l'opposition allemande dans le KPD(S). L'inquiète également le fait qu'il a été élu un bureau de trois membres « tous hollandais »[71].

Le KPD(S), à son troisième congrès (également en février 1920) protestent contre les activités et initiatives du bureau d'Amsterdam ; lequel, de son côté, a critiqué durement la centrale allemande lors du putsch de Kapp et appuyé la gauche du parti. En avril, l'Exécutif de l’I.C. dissout le bureau d'Amsterdam en donnant comme raison qu'il a « sur nombre de questions (rôle des syndicats, parlementarisme) adopté une attitude différente de celle du bureau  Exécutif ».

Il est clair donc que la direction de l’I.C., après avoir tacitement soutenu Lévi et la politique pro-centriste du KPD(S) contre les futurs « kapédistes » a veillé à enlever aux communistes de gauche le centre d'influence que constituait le bureau d'Amsterdam (qui avait aussi pour tâche les relations avec les communistes d’Amérique). La raison du conflit est plus précise que les motifs indiqués : c'est la grande divergence qui opposera toujours la gauche de l’I.C. au communisme « bolchevik» ; c'est-à-dire, au milieu de diverses conséquences de cette divergence, la volonté de Moscou et de l'Exécutif de l’I.C. de « conquérir » les masses par des tractations et des «fronts» avec la vieille social-démocratie - perspective absolument inacceptable pour les « gauchistes ».
Qu'il s'agisse bien de cela à propos des mésaventures du bureau d'Amsterdam, c’est démontré par un détail des discussions précédant l'information du PC de Grande-Bretagne. Dans ce pays les groupes de « communistes de gauche » sont résolument hostiles à l'adhésion du futur PC britannique au labour parti, instruments « ouvrier » du capitalisme anglais. Lénine et l’I.C. sont au contraire partisans de la l’affiliation du PC au labour parti. Le groupement qui, en Grande-Bretagne, à l’aval et l'appui de Moscou, le British Socialist Party, s'active inlassablement pour faire accepter au « communistes de gauche » en particulier et aux ouvriers en général le principe de l'affiliation à cette citadelle politique du réformisme en Grande-Bretagne. Devant la résistance rencontrée partie ses efforts il réclamera, en mai 1920, la dissolution du bureau d'Amsterdam dans lequel, dit-il, figure le plus grand obstacle sur la voie de l'affiliation au labour.
C'est à la même époque que Lénine avait mené sur le plan théorique, purement « littéraire », l'attaque contre le « communisme infantile » ; la dissolution du bureau d'Amsterdam en était la réalisation pratique sur le plan organisationnel.

1921

S'il était permis d'utiliser les termes de « conviction révolutionnaire » pour désigner tout à la fois la conviction des communistes les plus résolus et le ralliement massif des nouveaux venus dans l'Internationale[72], nous dirions que l'apogée de cet élan général se situe durant l'été 1920, au cours des événements que nous avons relatés plus haut. L'année suivante, par contre, accuse le recul général de cette aspiration en même temps qu'elle connaît les moments de tension les plus dramatiques dans la phase révolutionnaire de l'histoire de l’I.C.. Toutes les données y concordent pour une justification apparente de la stratégie de repli ouvertement adoptée par les dirigeants russes et pour envelopper ce repli dans les arguments de la sagesse et de la raison, tandis que la volonté de combat de ceux qu'on appellera les « théoriciens de l'offensive » apparaît comme acharnement désespéré et irréfléchi. Pourtant, indépendamment de tous les calculs et des volontés de toutes sortes, la ligne imposée par les bolcheviks ouvre la voie d'une défaite historique irrémédiable du communisme et de son avenir ; la « sagesse » et la « raison » ne sont que les masques de la contre-révolution qui triomphe déjà en Russie, alors que ce « tissu d'ineptie » que représente, selon Lénine, la « théorie » du KAPD et des radicaux du PC allemand, résume en réalité le dernier sursaut révolutionnaire du prolétariat allemand.

La Gauche italienne a toujours cru en la possibilité de conserver et de concilier, dans le mouvement communiste international, la combativité des partisans de l'offensive et la rigueur du centralisme organisationnel qu'invoquaient - sincèrement ou non - les tenants de la retraite. Bordiga s'appuyait certainement sur cette conviction quand il reprocha à Terracini, son « émissaire » au troisième congrès de l’I.C., de n'avoir pas su défendre un tel point de vue devant Lénine, Trotski et les autres bolcheviks. Fondée ou non, cette conviction, ultérieurement théorisée pas la tradition bordiguiste, sauva celle-ci de la capitulation idéologique que représente l'adhésion à l'idéologie antifasciste dans les conditions de la fin des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale. De ce point de vue toutes les critiques formulées par Bordiga à la charge de la IIIe internationale gardent une valeur inébranlable, sauf que le refus de personnaliser de façon précise les courants d'opinion dans l’I.C. et de soumettre la tendances bolchevik à une critique aussi sévère que celle réservée aux divers « centrismes » émousse le tranchant de ces critiques et laisse obscurs des événements décisifs dans les années 1920-23. S'il est relativement facile en effet de dresser aujourd'hui le bilan global des défaites de l’I.C. par rapport aux buts et intentions affirmés en ses débuts, il est bien plus malaisé de porter un jugement phase par phase à l'aide des positions politiques qui s’y sont affrontées.

Peut-être est-ce parce que le « projet révolutionnaire » du XXe siècle ne vit plus que dans la curiosité des historiens, que leur travail de recherche a tendance à resserrer dans le temps, sous une appréciation unique, cette étendue de circonstances durant laquelle un échec ou succès du mouvement révolutionnaire engageaient pourtant une relative responsabilité d'individus, de courants politiques, de partis. Nous avons déjà constaté combien il était décevant de vouloir fixer avec précision le moment où la IIIe internationale et son centre russe cessèrent de constituer un danger subversif pour le capitalisme. La thèse bordiguiste fait coïncider le début de la « dégénérescence » avec l'éviction de Bordiga et de ses amis de la direction du parti communiste d'Italie - point de vue parfaitement logique puisque cette éviction avait été précédée du refus de Bordiga de conserver la responsabilité d'une politique qu'il jugeait désastreuse. Mais la force de cette position découle moins de l'exactitude des pathétiques cris d'alarme lancés avant 1926 par la Gauche italienne que de la vérification ultérieure de la justesse de ces prophéties et surtout du fait qu'au cours des années suivantes, les bordiguistes nièrent qu'il fût possible de reconstruire le mouvement avant une nouvelle et plus profonde crise sociale dans tout le système. La dénonciation bordiguiste du stalinisme en tant que conséquence de la « dégénérescence » de l’I.C. est un témoignage pathétique, mais elle dérobe à la vue, en ce qui concerne la période 1921-23, les aspects les plus profonds des contrastes et paradoxe qui, précisément, on fait croire, soit que la nature révolutionnaire de l’I.C. était irréversible, soit qu'elle pouvait retrouver une telle nature. Parmi ces paradoxes figure en première place celui qui oppose la situation du PC allemand à celle des partis communistes des autres pays. Alors que le prolétariat allemand vit ses dernières tentatives de lutte, le mouvement dirigé par Moscou s'accroît, l'entrée de l'URSS dans le « concert des nations » se stabilise, la IIIe internationale étend son influence, développe son réseau à l'échelle mondiale en même temps que l'idée que s'en font les « masses » hors de Russie gagne progressivement tous les continents. En un mot, alors que la révolution allemande se meurt, le communisme dans le sens générique du terme, est en voie de progression.
Ce paradoxe recèle en grande partie l'explication du phénomène ultérieur : le rôle joué par l'État russe, la fonction d'auxiliaire assumée à son égard par tous les PC du monde, enfin ce que le bordiguisme a  appelé la contre-révolution stalinienne (ce terme personnalise excessivement la « dégénérescence » de la révolution d’Octobre mais présente l'avantage pratique de fixer dans le temps l'étape décisive du processus contre-révolutionnaire).

Les échecs successifs des coups de butoir de la lutte ouvrière en Allemagne ne constituent que les différents moments d'une bataille - une bataille dont l'issue désastreuse pour le communisme apparaît aujourd'hui avoir été décisive, mais sans rendre encore fatale la perspective de l'écrasement du prolétariat et son éviction de la scène historique. En termes plus crus, la défaite de 1921, accompagnée de toutes ses implications, signifie que la période révolutionnaire est close ; mais la contre-révolution ne fait que commencer (et la lenteur à le comprendre, qui a ravagé idéologiquement la plupart des courants révolutionnaires survivants, n'est pas sans rapport avec le cours sinueux de son triomphe et avec l'efficacité des subterfuges mystificateurs dont ce triomphe s’est entouré).

En 1921, la révolution rencontre ses adversaires les plus efficaces et les plus puissants en son propre sein - et cela sans « trahison » caractérisée, sans corruption spectaculaire, sans aberrations de jugement, sans rejet cynique de ses propres principes comme cela s'est produit plus tard. Simplement par la conjonction - la conjuration serait-on tenté de dire - de toutes les forces qui, dans le mouvement communiste et pour des raisons les plus diverses, s'illusionnaient sur la possibilité de sauver le projet révolutionnaire sans prendre le risque de compromettre - ne serait-ce que par le biais de la simple critique - son principal appui, sa plus grande conquête : « l'État ouvrier » russe[73].

De multiples raisons peuvent expliquer cette attitude : la prise en considération des atroces souffrances endurées par le peuple russe au nom de la révolution communiste et l'épée de Damoclès d'une restauration du capitalisme en URSS ; le spectacle révoltant de la haine bourgeoise mondiale contre « les Soviets » ; la force prise dans l’I.C. par les solutions de compromis et de recul grâce à l'appui, déjà sensible, apporté par l'inflation « centriste » dans le mouvement (et dont les représentants savaient habilement allier la servilité à l'égard de Moscou à la ténacité dans la réalisation de leurs propres points de vue) ; l'efficacité de la rhétorique du corps des fonctionnaires politiques de l’I.C. et du parti bolchevik qui excellaient dans la justification des pires manoeuvres par une inébranlable mégalomanie politique ; l'incroyable tour de passe-passe idéologique qui célébrait la servilité d'opinion comme le nec plus ultra de la discipline et du centralisme ; en un mot toutes les aberrantes pratiques que la postérité découvrira tardivement à la révélation de l'usage diabolique surent en faire Staline et sa clique.

Tous ces travers, trop timidement perçus et dénoncés, à droite et à gauche, dans l’I.C. des années 1920, apparaissent aujourd'hui avoir constitué la trame des tragiques événements de l'année 1921. C'est à cette époque que les dirigeants russes et le parti bolchevik renversent, dans l'usage répressif de l'État et de la violence, l'ultime garde-fou qui en garantit le caractère révolutionnaire : ne jamais s'exercer contre la classe révolutionnaire. A l'insurrection de Cronstadt - révolte de la misère et de la faim - ils répondent par la répression la plus meurtrière et la plus arbitraire. Sans doute paient-ils ainsi la rançon d'une révolution qui, sans la victoire du prolétariat des pays plus développés, ne pouvait même plus nourrir les couches sociales dont elle avait promis l'émancipation. Mais nous allons voir que les bolcheviks ne purent ou ne voulurent s’arrêter dans la voie qu'une telle situation leur avait imposée et que, derrière des protestations hypocrites et avec des arguments théoriques insoutenables, ils en vain à généraliser à leur propre corps, à leur parti, à toute l'Internationale, la primauté du recours à la pression et à la violence : ils interdirent les fractions dans le parti, il clamèrent  leur colère et leur haine contre toute opposition, ils firent du « gauchisme » leur ennemi[74].

La dramatisation commence en Allemagne : temps de parce qu'il s'agit aussi d'un pays d'affamés et de chômeurs, d’arbitraire et de terreur policière, mais où, du moins, les alignements sociaux sont clairs[75]. Là, le contraste entre l'opulence et la misère n'engendrent pas le désarroi et la confusion comme en Russie où, non seulement les biens de consommation sont rares et invisibles, mais encore les privilégiés qui peuvent s'en procurer sont du côté de la révolution (militaires, fonctionnaires du parti, etc.) et où la seule alternative apparente se pose donc entre le « marche ou crève » du pouvoir bolchevik et le retour à l'ancien système social dans l'environnement étranger clame les mérites perdus - ce qui donne forcément à un mouvement de révolte, comme celui de Cronstadt, une ambiguïté dont les bolcheviks tireront leur alibi en pratiquant une horrible répression.

Les conditions sont évidemment toutes différentes et bien plus claires en Allemagne où, chaque fois que la révolte explose, le programme de la fraction la plus radicale du prolétariat s'efforce de prendre corps. Mais la ligne du VKPD contraste avec ce radicalisme qui se manifeste « à la base » et plus par particulièrement dans certaines concentrations industrielles. La direction du PC allemand manifeste son accord avec la stratégie de repli adoptée par l’Internationale - et dont l'aspect le plus saillant est le rapprochement avec la social-démocratie - en prenant l'initiative d'une « lettre ouverte » adressée aux autres « partis ouvriers », qui est la première manifestation de ce qu'on appellera bientôt la tactique du front unique[76].

Selon Broué, qui rejette sur ce point l'appréciation des historiens occidentaux, l’écho de la «lettre ouverte» est considérable  « tant du côté des ouvriers que de celui de la bureaucratie syndicale. Mais le résultat tangible de l'opération (et il restera tel, internationalement jusqu'au tournant de 1934-36 en France) c'est l'intransigeance et la vive protestation de l’A.D.G.B. qui menace les communistes d’une exclusion dont Hecker, Brandler, Bachmann sont effectivement les premières victimes en Saxe. Le « succès » dont fait état Broué concerne l'approbation de la « lettre ouverte » par des assemblées syndicales ou des conseils d'usine, nombreux, il est vrai. (Mais les délégués du KAPD contesteront, au troisième congrès de l’IC, que ce « succès » ait eu des répercussions positives lors de la bataille de mars 1921).
Nous retiendrons ici la position prise par Lénine en faveur de la « lettre ouverte » lorsqu'elle fut âprement attaquée, non seulement l'extérieur de l’IC (par le KAPD) mais au coeur même du mouvement (par la gauche berlinoise de Fisher et de Maslow, par le « petit bureau » de l'Internationale : Zinoviev et Boukharine). Contre ces critiques, qui dénonçaient « l’opportunisme» de la formule, Lénine réussit à faire ajourner jusqu'au troisième congrès de l’IC toute discussion sur ce sujet. Cette divergence montre combien, dès 1921, l'orientation dans les sommets de la IIIe Internationale  était peu homogène. Quelle que soit la part prise par la « diplomatie d'appareil », dans Zinoviev excellait, capable d'observer la ligne décidée par Moscou tout en ménageant la fronde des diverses « gauches », il existe encore dans l'Internationale une forte tendance, en recul sans doute depuis l'été 1920, mais qui accorde la priorité absolue à l'objectif de la révolution internationale. Lénine, Lévi, Radek, eux, s’accordent sur des priorités qui sont plus immédiates et qui répondent à ce qui est acquis déjà ou susceptible de l’être dans un proche avenir : la sauvegarde de l'État et du pouvoir bolchevik pour le premier nommé, la réalisation d'une puissante organisation ouvrière en Allemagne pour les seconds. Ces trois hommes seront cependant bientôt séparés, non par des divergences essentielles nullement évidentes, mais par le jeu équivoque de l'Exécutif de l’IC qui ne cesse de manoeuvrer entre les exigences de la politique centriste en Allemagne (politique qui a l'aval de Moscou) et la pression soutenue que manifestent les critiques venant des diverses gauches du mouvement communiste.

Survient en effet, au cours de ce même mois de janvier 1921, la formation du PC d'Italie à Livourne qui, sur la base d'une scission au sein du parti socialiste, écarte Serrati et ses amis. Ce dernier, pour les raisons hypothétiques déjà mentionnées plus haut, n'a pas tenu les engagements pris au second congrès de l’IC à Moscou et a refusé d'exclure l'aile ouvertement réformiste de Turati. Serrati est également soupçonné de collusion avec Lévi, présent au congrès de Livourne et qui, en dépit du ton absolument neutre de son intervention, est accusé par les délégués de l’IC - Rakosi et Kabatchov - d'avoir « encouragé » Serrati à ne pas observer les « 21 conditions » qu'il avait acceptées en 1920 à Moscou. Mis en cause de cette façon par l'Exécutif, Lévi se voit attaqué également par Radek qui, jusque-là, lui avait apporté son appui.
Il ne faudrait pas se méprendre sur ce durcissement «à gauche » de l'Internationale. Les thèses de la fraction abstentionniste, bien qu'ayant obtenu la majorité chez les communistes italiens, n'ont été acceptées par l'Exécutif que d'une façon provisoire, comme « bases de travail »[77]. C'est qu'elles ne sont nullement en harmonie avec la politique centriste de l’IC. Le satisfecit que les « gauches » italiens pourraient trouver dans les attaques de l'Exécutif et de Radek contre Lévi se réduit en fait à un moment du jeu de balance entre gauche et droite dans la ligne sinueuse que suit l'Internationale[78].

En février l'imbroglio s'accentue ; le conflit entre les gauches de l’IC et du KPD d'une part, Lévi et la Centrale de l’autre, se durcit. Il s'achèvera par la démission de Lévi et son remplacement eu poste de président du PC allemand par Brandler[79]. Mais la couleur, envoyé par l'Exécutif, est venu préparait, au moral comme aux physiques, une offensive ouvrière sur le principe de laquelle tout le cas et l'accord et sans soupçonner que l'initiative des combats qui venir... De l'adversaire. En sax, les ouvriers ont gardé leurs armes ; le vice préside du Lang, le social-démocrate, entreprend de les désarmer par la force.

Mars sera le mois le plus tourmenté de l'année 1900 maintien pour le PC allemand est peut-être le plus significatif est tragique dans l'histoire des rapports de ce parti avec l’I.C. (avant, bien entendu qu'elle ne devienne un simple instrument de la diplomatie russe). Du deux aux 17, alors que la situation ou demeure relativement calme en Allemagne, éclatant aussi l'insurrection de constat. Dans un pays affamé, en une région où la gestion tatillonne de Zinoviev (responsable du secteur de Leningrad) décide brutalement d'interdire le petit commerce paysan, jusque là unique source de mettre un ravitaillement, les ouvriers de la capitale déclenchent la grève générale. Affolé, les fonctionnaires du parti, procèdent à une distribution immédiate d'aliments, ce qui met fin à la grève. C'est seulement en ce moment là, peut-être à cause d'un délai dans la transmission des nouvelles, que les marins de Cronstat, la citadelle toute proche pourtant, posant à leur tour des revendications qui, elles, sont politiques, réclament notamment des élections libres aux soviets - exigence dans laquelle les bolcheviks, à tort ou à raison, soupçonnent l'influence des mencheviks et des socialistes révolutionnaires[80]. Aussi y répondent-ils par la menace, la promesse de sanctions sévères et, finalement, un ultimatum. La « rébellion » de la forteresse semble ne compter que sur une « solidarité ouvrière » sur la terre ferme - solidarité qui ne se manifeste pas. Les forces répressives interviennent brutalement. Mais leur action piétine ; non pas tellement que la forteresse serait inexpugnable (elle n'est réellement armée que face à des attaques venant de la mer) et parce que les troupes qui donnent l'assaut sur la glace ne manifestent guère de combativité ; certaines passent du côté des insurgés dont finalement ne viendront à bout que les cadets de l'Ecole militaire conduits par Trotski qui, vainqueur, preuve d'une véritable cruauté.

Le Xe congrès du PC russe se tient au même moment (8 au 16 mars) dans une ambiance que la peur, la suspicion et la haine dominent. « L’Opposition ouvrière » y est traitée avec une extrême dureté[81]. On l’accuse presque de sympathiser avec les insurgés de Cronstadt (ce dont certains opposants voudront se disculper en participant à l’assaut de la forteresse). Lénine les attaque sur un ton d’une rare brutalité et sans hésiter à reprendre les affabulations de l’appareil évoquant les « complicités » des insurgés : avec les « gardes blancs », le « capitalisme international », etc. (On a déjà indiqué plus haut qu’au cours de ce 10e congrès du PC russe le droit de fraction dans le parti bolchevik fut secrètement aboli)[82].

Le drame de Cronstadt, joint à la défaite ouvrière en Allemagne centrale, portera un coup sérieux à l'accord relatif et aux alliances locales qui, à la suite de l'offensive des hommes d’Hersing, avaient rapproché les « gauches » (intérieures et extérieures) de la direction du VKPD et de l’I.C.[83]. Les délégués du KAPD au troisième congrès de l’I.C. en feront l'amère expérience[84].

Durant la lutte engagée en Allemagne centrale, l'intervention pratiquée et réelle de la centrale du VKPD ne se montre pas à la hauteur des décisions théoriques « d’activation ». Des envoyés plus énergiques dépêchés par un centrale (Eberlein notamment) tentent de stimuler le parti et de radicaliser la situation là où les responsables VKPD de la région ne l’ont pas fait, ou pas réussi (Notons à ce propos, comme preuve de l'échec de la tactique de l’I.C. vis-à-vis des syndicats qu'elle a voulu « conquérir » à l'action radicale, que c'est dans les lieux où cette « conquête » a rencontré un succès relatif (à Halle, le VKPD obtenu aux élections plus de voix que l’USPD et la S.D. réunies ; à Berlin-Lustgarten, le VKPD a récolté 200 000 voix) que les appels à l'action, en mars 1921, ne rencontrent aucun écho. L'interprétation bordiguiste de ce fait y voit seulement le résultat des lourdes défaites essuyées précédemment par la classe ouvrière et de la défiance qu'elle manifeste désormais à l'égard de tout mouvement radical. Quoi qu'il en soit, il ressort clairement que la stratégie de formation de « grands partis » sur la base d'amalgames politiques risqués (stratégie appliquée par surcroît dans des conditions générales de recul et de rétrécissement des zones sociales favorables au communisme) n'a apporté que celle qu'elle devait apporter : de « grands » partis communistes, certes, mais uniquement capables de la pratique la plus passive et la plus inefficace : l'électoralisme. Le nombre considérable d'adhérents pris chez les Indépendants avec la fusion de Halle a fait du KPD une organisation politique identique à celle de la social-démocratie et rien n'autorise à croire qu'en lui appliquant rigoureusement les règles et principes préconisés en vain par la Gauche italienne pour toute l’Internationale, on serait parvenu, à la longue, a transformer ce mastodonte électoraliste en parti de combat. Sa première mise à l'épreuve a été significative. La grève générale de mars 1921 se présente en effet, dans son ensemble, comme un échec - non seulement une défaite meurtrière sur le plan de l'affrontement militaire (à propos duquel il n'est pas exagéré, pourtant, de parler d'héroïsme du côté des ouvriers armés) mais aussi la cause de la division et de la confusion à l'intérieur même du mouvement communiste, en bas comme en haut : batailles entre grévistes et non-grévistes, désaccords à la tête du VKPD et, même dans le KAPD, divergences accusées - Rühle et ses partisans se prononçant contre l'action, uniquement décidée, selon eux, pour servir les intérêts de l'État russe. Le mouvement s'est conclu en débandade, le VKPD mettant fin à l'action le 30 mars.

À la suite de ce fiasco, toutes les contradictions de la ligne de l’IC apparaissent, toutes les divergences s'extériorisent. Pour la première fois peut-être à cette échelle, c'est la tactique du bouc émissaire qui inspire les décisions : sur qui faire retomber l'échec de l'action sans mettre en cause l'Exécutif qui l’a au moins encouragée ? L'écroulement de la « ligne Zinoviev » - fusion avec la gauche de l’USPD, Front unique (avec, pour l'instant en sous-entendu, la perspective du gouvernement ouvrier), « l'activation» du VKPD, etc. n'a été pleinement comprise et critiquée jusque-là que par les tendances les plus radicales de l’I.C. ; son « opportunisme » apparaît désormais au grand jour après le résultat catastrophique, pour le VKPD, de cette « activation » forcée et contradictoire : en quelques semaines le PC allemand perd 200 000 membres !

La centrale du VKPD et l'Exécutif s'efforcent à la fois de justifier l'action de mars en tant que riposte à l'offensive de Hersing et de critiquer les « bêtises gauchistes » qu'elle a entraînées (les initiatives des communistes de Mamfeld, les « complications » apportées par le KAPD à la tête, etc., cf. P. Broué, page 425). Mais Lévi lance une attaque imprévue en avançant une version selon laquelle les émissaires de l'Exécutif, par diverses manoeuvres provocatrices, auraient forcé la main aux ouvriers des secteurs les plus combatifs, les contraignant à employer contre l'armée ou la police des moyens extrêmes - assertions qui ne seront, sinon confirmées, du moins détaillées que par des « révélations » bien plus tardives émanant de la police et les journaux sociaux démocrates. Lévi les tient pour établies, considérant la lutte en Allemagne centrale comme un « putsch anarchiste » et en tire la matière d'une brochure très dure dont il promet pourtant à Lénine, dans un échange épistolaire en date du 27 mars, de différer la publication. En dépit de cet engagement, il l’a fait imprimer dès le 12 avril. La réaction de la centrale allemande est immédiate. Elle refuse d'entendre Lévi malgré l'insistance de Klara Zetkine, adopte une résolution justifiant l'action de mars et lance un appel à la discipline[85].

Indépendamment du jugement qu'on peut porter sur la position de Lévi, les détails fournis par sa brochure présentent aujourd'hui l'intérêt de décrire de façon éloquente[86] les procédés alors utilisés par l'Internationale et dont on ne doit pas s'étonner qu'ils aient imprégné tout le cours historique de la « dégénérescence » ultérieure du mouvement. Déjà, à cette époque, un personnage comme Radek, à la fois responsable dans le VKPD et membre de l'Exécutif de l’I.C., réagit avec une sorte d'esprit de corps, plaçant avant tout souci de clarté l'intérêt de l'appareil international. D'autres moins charpentés que lui politique l’imiteront avec plus de servilité encore - ce qui explique la versatilité « d’éléments de gauche » passant à droite et vice-versa ainsi que la dérobade panique de tous devant les responsabilités - pratiques qui trahissent une nature que les révolutionnaires de l'époque croyaient exclusivement propre à la gestion bourgeoise de l'État[87].

La crise ouverte par l'échec de « l'action de mars » et le flot des querelles qui l'accompagne autour de la responsabilité de cet échec, répète, agrandi, le tableau des contradictions dans lesquelles se débattent, tous ensemble, l'Exécutif de l’I.C., le pouvoir bolchevique et le PC allemand. Ce dernier, compte tenu des conditions dans lesquelles il a été créé et deux fois remanié (avec l'agrément et l'encouragement de Moscou), s'avérant finalement le moins « responsable » de l'impasse de la situation. La crise ouverte en avril 1921 sera surmontée d'une façon qui diffère des solutions qui seront apportées aux crises ultérieures dans la mesure où militants et chefs aux prises sont encore animés par autre chose que le souci de servilité au « centre russe ». Cette servilité ne s'en implante pas moins dans le mouvement et précisément à cause de l'attitude de ce même centre russe. À partir de ce moment-là, en effet, l'arbitraire des décisions de Moscou - déjà visible à travers les tiraillements internes de l'Exécutif de l’I.C. - s'affirme d'une façon absolument péremptoire. Deux ans plus tard, lorsque toutes les chances de succès d'une révolution internationale seront bannies, cet arbitraire sera suffisamment ancré dans la vie des appareils et des partis pour y devenir une arme de pouvoir absolu utilisable pour n'importe quel objectif, et, en premier lieu, bien évidemment, pour celui qui sacrifiera toutes les tentatives de lutte du prolétariat à l’échelle mondiale à la sauvegarde et aux intérêts du nationalisme russe.

Le 8 avril, la centrale du VKPD adopte les thèses de Thalheimer qui justifient l'action de mars et élabore ce qu'on appellera la « théorie de l’offensive »[88]. Le 15 avril, elle blâme ceux qui ont soutenu Lévi, exclut ce dernier en même temps que deux autres militants (Sievers et Wegmann). La direction du parti semble incliner là une politique radicale, beaucoup plus incisive que la précédent et marquée par la promotion de la « nouvelle gauche berlinoise » (Friesland, R.Fischer, Maslow) qui affirme vouloir rompre avec l'opportunisme qu'elle reprocha l’I.C. et revenir à la situation antérieure au congrès de Heidelberg[89].

La nouvelle centrale est persuadée d'avoir l'approbation de Moscou - sentiment aucunement justifié mais que sera entretenue par les Russes aussi longtemps que durera la violente attaque déchaînée « unanimement » contre Lévi[90]. Finalement, et c'est déjà un indice du changement de position de Moscou et de l’I.C. vis-à-vis de la première appréciation de « l'action de mars », Lévi n'est exclu que pour indiscipline : «... dans les circonstances données il a frappé le parti dans le dos » (résolution de l'Exécutif du 4 mai 1921, cité par Broué p.509). Cette résolution curieuse (qui indique : « même si Paul Lévi avait raison à 90 % en ce qui concerne l'offensive de mars ») est l'aboutissement d'une série de compromis entre toutes les têtes dirigeantes de Moscou visant à dégager toute responsabilité de l'Exécutif dans « l'action de mars » en utilisant « l'affaire Lévi ».

L'unanimité, à Moscou, ne s’est pas réalisée sans heurts. Broué rapporte le témoignage de Trotski dans « La révolution défigurée » : Zinoviev, Boukharine et Radek « appuyaient la gauche allemande » tandis que Lénine, Trotski et Kamenev s'opposaient à eux en redoutant « que la politique de l'Internationale prenne la ligne des événements de mars en Allemagne », c'est-à-dire veuille y créer une atmosphère révolutionnaire « artificielle » : cette « électrisation du prolétariat » chère aux communistes allemands. On retiendra ici de ce débat que les dirigeants de Moscou, laborieusement peut-être et au prix d'un compromis dont on ignore le contenu, ont tout de même réalisé, contre la « gauche », un bloc il est difficile d'expliquer autrement que par une raison d'État.

Successivement Radek, Brandler, Thalheimer sentent venir le revirement de leurs partisans à Moscou et l'impossibilité d’en heurter de front les conséquences ; ils se convertissent même à la tactique de la « lettre ouverte ». Radek, notamment, tente un compromis littéraire entre cette position et « l'activation » gauchiste en chargeant une nouvelle fois Lévi. Lénine, par contre, est archi clair ; il écrit : « Lévi avait raison…sur beaucoup de points…les thèses de Thalheimer et de Bela Kun sont radicalement fausses…il est insensé de penser que la période de la propagande est révolue et que celle de l'action a commencé…tous ceux qui n'ont pas compris que la tactique de la lettre ouverte est obligatoire doivent être exclus de l'Internationale…ce fut une erreur d'avoir accepté l’admission du KAPD » et « il faut corriger cela le plus vite que la fille radicalement possible » (Broué page 51, souligné par nous ; pour l’explication bordiguiste de cette position de Lénine, cf. l'article déjà signalé de la «Storia... » sur l'action de mars). Ces phrases ont été écrites le 10 juin 1921, douze jours avant le troisième congrès de l’I.C. On devine sans peine, en les lisant, le sort que la majorité  réserve aux interventions que doivent y faire les kapédistes.

A la veille de ce troisième congrès, les sommets de l'organisation se partagent, en quelque sorte, en deux camps qui s'efforcent chacun de réunir à deux le plus de partisans. Lénine et Trotski, qui redoutent une coalition des « gauchistes » de l'Internationale, insistent pour que l'opposition allemande de droite (Clara Zetkin, Paul Newmann, Malzahm, etc.) fasse partie de la délégation envoyée par le VKPD, tandis que Bela Kun, multiplie les démarches pour obtenir des appuis (P.Broué, page 517).
Lors d'entrevues préalables avec Heckert, W.Koenen (majorité KPD) et Rakosy (Exécutif de l’I.C., anti-Lévi) Lénine est extrêmement violent : il est « sarcastiquement véhément » contre la « théorie de offensive » qu'il considère comme un tissu  « d'inepties », une « théorie absurde ». Selon lui le KPD s'est laissé prendre à une « provocation claire comme le jour », à laquelle il fallait opposer la mobilisation des masses dans un but défensif afin de repousser les attaques de la bourgeoisie » et - Lénine emploie ici un argument curieux - « prouver ainsi que vous (les communistes allemands, NDLR) aviez le droit pour vous »[91]. Ces déclarations renforcent l'impression que laisser deviner son attitude antérieure plus discrète : il semble qu'il ait accepté une perspective dans laquelle la victoire du communisme dépend essentiellement de la propagande des PC et de leur aptitude à convaincre les ouvriers réformistes. Ce qui ne se présente encore que comme une voie détournée pour atteindre l'objectif final de la révolution deviendra, durant des années suivantes, l'argument essentiel pour lui tourner le dos.

À juste titre, la gauche italienne ne s'est jamais revendiquée que des deux premiers congrès de l’I.C., situant ainsi, à partir du troisième congrès le début de la ligne « opportuniste » dans l'Internationale. Cette ligne, il est vrai, ne triomphe pas sans de violentes controverses. À la veille du congrès, on procède, selon Broué à un « déballage de linge sale » entre les délégués allemands qui se jettent à la figure les uns les autres, les responsabilités du déclenchement de l'action de Mars, la forme que cette action a prise ainsi que l'interprétation de la « théorie de l'offensive » dont le centre et la droite, après en avoir accepté, voire exploité l'esprit, refusent désormais la paternité avec indignation. Un détail important, chez les dirigeants bolcheviks, fait ressortir l'adoption d'une position sinueuse qui frise la duplicité. C'est à Zinoviev, en tant que président de l’I.C., qu'il incomberait de présenter un rapport détaillé sur l'action de mars. Le fait qu'il en soit dispensé, parce que, selon Broué, on l’a « jugé sans doute trop compromis par Bela Kun et par la protection (qu’il) a accordée aux partisans l'offensive », confirme que l'Exécutif a bel et bien été impliqué dans les décisions et perspectives qui ont contribué à donner à la riposte ouvrière en Allemagne centrale les formes qu'elle apprise. D'ailleurs, dans les quelques phrases que Zinoviev prononça à ce sujet, il subsiste un reste de justification de cette riposte[92]. Zinoviev, par ailleurs, évite d'aborder le « cas Lévi » qui sera réglé, malgré les protestations de Clara Zetkin, par un bref paragraphe de la résolution générale qui approuve les sanctions prises contre l'intéressé[93].

Radek, par contre accumule les griefs contre la politique de la centrale du VKPD : s'être laissé surprendre par l'offensive d'Hersing, n’avoir pas averti les mineurs de Mansfeld de leur impossibilité de vaincre, avoir aggravé la situation par le mot d'ordre de grève générale du 24 mars et, au lieu de reconnaître cette erreur, avoir inventé, pour la dissimuler, la « théorie de l'offensive ». Si l'on n’oublie pas la part prise par Radek à la campagne pour « l’activation » du VKPD on est frappé par la duplicité d'un tel discours. D'ailleurs les termes qu’il vient d'employer sont destinés au congrès, au cours du débat prévu sur la tactique et exactement dans l'esprit du compromis échafaudé par les sommets de l'appareil. Mais auparavant Radek a défendu, devant le parti russe, un point de vue sensiblement différent selon lequel la situation allemande et internationale a évolué depuis 1919, en faveur du communisme et de la révolution. Plus tard à nouveau, en mai 1921, en critiquant ceux qui ont parlé de « putschisme » à propos de l'action de mars, il y dénoncera « un reniement de la tactique offensive du communisme et même de défense active » (souligné par nous, NDLR) il plaquera sur « l'action de mars » cette définition bizarre : « défensive -offensive ».

Outre les empoignades d'une violence et d'une vulgarité extrêmes entre Radek et Clara Zetkin, l'altercation entre Lénine et les « gauchistes » des divers PC européens secoue également le congrès. Des interventions de ces « gauchistes » Broué dit peu de choses, sauf, bien entendu qu'ils se tiennent tous la « théorie de l’offensive », défendue également par la centrale allemande d’où la droite, depuis quelques mois, est exclue. Qu'il s'agisse, entre Lénine, Trotski d'une part et les gauchistes de l'autre, d'un véritable conflit on ne peut en douter en raison de la réponse, mêlée tout à la fois de menace et de mépris que les premiers opposent aux seconds. Le récit de Brouet relève nombre « d'infantilismes » venant des « gauchistes » et de la centrale allemande, mais ne mentionne aucune de leurs critiques justifiées. On apprend que Heckert « a prononcé une apologie enflammée de l’action de mars », que Terracini s'est appuyé sur l'exemple russe pour soutenir qu'un petit parti peut réussir une révolution et que le « kapédiste » Appel s’en est pris à la tactique de la « lettre ouverte ». Mais Broué ne souffle mot des autres interventions «kapédistes» qui, par les détails qu'elles fournissent sur les luttes ouvrières de mars 1921, permettent de connaître le rôle exact de la centrale du VKPD durant ces événements, son hostilité absolue (hormis dans le secteur de Berlin) à l'égard du KAPD et les incidents révélateurs qui jalonnent cette action de mars[94]. Ces informations sont d'ailleurs traitées par l'indifférence ou le mépris par la majorité du congrès dont les querelles s'aplanissent dans un compromis unanime.

Le troisième congrès de l’I.C. exprimant en premier lieu deux choses évidents : l'Internationale ne veut pas du KAPD et du « gauchisme » ; le KAPD lui-même comprend l'inanité de son projet de création d'une aile gauche dans l’I.C.. Par ailleurs, le comportement des chefs de l’Internationale et du parti russe s’est avéré édifiant quant à la psychologie politique que le bolchevisme a engendrée dans tout le mouvement : il est difficile de croire qu'une telle psychologie, dans une organisation qui se voulait conscience révolutionnaire du prolétariat mondial, n’ait « dégénéré » que sous l'effet de conditions purement objectives. La vocation bureaucratique se laisse par trop deviner derrière la pratique de certains des grands chefs du mouvement. Ainsi Zinoviev n'a pas reculé devant l'usage de termes proprement injurieux, sinon toujours dans leur forme, du moins fréquemment dans leur fond : « Avec une telle politique, mi-puérile, mi-criminelle – a-t-il jeté la face des délégués du KAPD - vous allez prendre place parmi les ennemis de la République prolétarienne »., (souligné par nous, NDLR ; P. Brouet page534, rapporte un autre fait qui illustre le climat policier qui a régné tout au long du congrès : Radek, interrompant Zinoviev, s’écrie : «  Gorter défend déjà Cronstadt ! ».

Le choc a été rude pour le KAPD ; des divisions en découlent en son sein : la seule organisation communiste révolutionnaire d’Allemagne commence à s'effriter[95]. Mais le VKPD sort lui-même déchiré de l'épreuve. Une droite y soutient des positions qui, en fin de compte, reflètent assez bien celles de Lénine et de Trotski - lesquels s’inspirent sans trop le dire de considérations identiques à celles formulées (trop intempestivement, pensent-ils) par Lévi, et bien que celui-ci soit désormais extérieur au parti et sans aucune chance d'y revenir. Une gauche s'oppose durement à cette droite dans le parti allemand, mais sans offrir la netteté propre aux kapédistes et aux premiers éléments oppositionnels du KPD (S) (quoique l'on puisse penser par ailleurs de « l’unionisme » et de la « théorie de l'offensive ») : Friesland, Ruth Fisher, Maslow en sont les éléments les plus marquants et surtout le point d'appui de Zinoviev avec d'autres « gauches » assez disparates de l'Internationale.

Entre cette gauche est cette droite du VKPD, les règlements de comptes se poursuivent au septième congrès de ce parti (Iéna ; août 1921) au cours duquel, exclus ou démissionnaires, des militants de premier plan quittent l'organisation (Curt et Anna Geyer, Daümitz, Marie Makwitz et Adolf Hoffman qui rejoignent Lévi). Formellement, le compromis de Moscou est cependant respecté et la ligne pour le « Front uni » se renforce, critiquée comme « opportuniste » par la seule Ruth Fisher.

En août 1921,un grave événement accentue l'évolution adroite du VKPD : Erzberger, un homme politique catholique partisan d'un « redressement national » dans le cadre des exigeants des Alliés, est assassiné par des extrémistes de droite. Le VKPD participe à la riposte des « partis de gauche » ; il figure dans des manifestations communes avec le SPD et l’USPD, soutient, au «land» de Thuringe une majorité de sociaux-démocrates et d’ Indépendants, reprend son compte le mot d'ordre de l’ADGB - « saisie des valeurs réelles » (une formule semblable à celle des nationalisations) et s'engage à soutenir le SPD dans toute politique comportant sa participation au gouvernement (octobre 1921). (Ceci est exprimé sous une forme prudente et délicate : appui du VKPD à toute politique visant à conquérir pour la classe ouvrière des « positions de pouvoir ») (Broué, page 545).

La direction de la centrale allemande va encore plus loin ; elle demande à l'Exécutif de l’I.C. qu'on substitue les contacts personnels à la pratique des appels publics et de la "lettre ouverte » (c'est-à-dire qu'on abandonne l'aspect de dénonciation de la social-démocratie que comporterait, selon ses partisans, la tactique du Front unique), que l’ISR cesse ses attaques contre l’ADGB - positions qui ressemblent de plus en plus à celles que soutient Lévi hors du VKPD. Les délégués de l'Exécutif, qui sont à Berlin pour surveiller les dirigeants allemands s'en émeuvent et il en résulte des heurts avec ces dirigeants, Friesland en particulier. La logique contenue dans les positions de l’I.C. se manifeste en dépit des acrobaties verbales et des poses « gauchistes »de l'Exécutif qui ne sont garanties, de façon précaire, que par le contrôle quasi policier des exécutants. Friesland se rapproche de Lévi, qui, durant l'été 1921, a fondé le K.A.G.(Kommunistische Arbeitgemeinschaff) recueillant l'appui de quelques « droitiers » de Berlin (Brass, Dürvel, Geyer) et, finalement, l'adhésion de Friesland, exclu du VKPD en janvier 1922 après avoir à esquisser un programme de rapprochement entre ce parti et le groupe de Lévi. La peur d'une « contagion » par le K.A.G. devient une obsession de l'Exécutif qui recueille pourtant là le fruit de sa complicité avec les attaques virulentes lancées antérieurement contre les «  putschistes » de l'Action de mars[96].

Le cas de Friedland, après celui de Lévi, est une bonne illustration du problème insoluble que recèle la ligne contradictoire de l'Internationale : pratiquer une politique « frontiste » de rapprochement avec la social-démocratie en vue du renforcement du parti communiste. Le paradoxe de cette politique plus ou moins lestée de duplicité et d'inconscience apparaît dans une déclaration de Boukharine : il faut chasser les partisans de Lévi, dit-il en substance, « car leur présence dans nos rangs rendrait extrêmement périlleuse l'application du front unique ». C'est nous qui soulignons : on ne saurait mieux percevoir, en l'appelant « péril », la seule issue probable du front unique : celle qui apparaît logique et correcte à quelques dirigeants assez intelligents pour comprendre toutes les implications de la formule est assez courageux vis-à-vis de Moscou pour l’assumer, ce vers quoi s'orientaient précisément les exclus. La majorité de la centrale, il est vrai (et qui compte les militants les plus chevronnés), refuse cette logique et semble prendre son parti d'un autre « risque » certain : celui de perdre toute capacité d'initiative et de réflexion, de se plier à une obéissance aveugle aux ordres de l'Exécutif. Cette attitude dont Broué expose les motifs d'une manière éloquente[97] doit être soulignée : elle amorce le processus qui se développera au cours des années suivantes et, qui, après le fatal mois d'octobre 1923, consacrera l'effacement définitif du parti allemand devant toutes les directives de Moscou.

Évolution heurtée et semée de « tournants » car elle se produit au travers de brusques changements de cap dans l'orientation du parti, de droite à gauche et vice versa. La Gauche italienne, alors à la direction du parti communiste d'Italie, en subira certaines conséquences (cf., première partie).

Durant la période d'application des directives du troisième congrès, se développe en effet la « gauche berlinoise » déjà mentionnée plus haut. Ses chefs, Ruth Fischer, Maslow., Rosenberg[98] qui n'ont pas approuvé le tournant de l'été 1921, souhaitent un retour aux positions du Second congrès. Ils partagent certaines des positions du KAPD avec lequel ils entretiennent de périodiques relations, notamment sur l'appréciation de la situation interne russe, sur le recul, non seulement économique mais aussi politique et social que constitue la NEP. Ils sont en contact avec l'Opposition ouvrière (Chliapnikov, Lutovinov) et pensent oeuvrer, dans leur propre champ d'action - c'est-à-dire à l'égard du compromis passé entre la centrale allemande et l'Exécutif - au redressement révolutionnaire de la politique soviétique[99].

Ceci est en contraste flagrant avec l'orientation de la centrale allemande qui, sous la forte impulsion de Radek, suit jusqu'à ses conséquences extrêmes la ligne définie au troisième congrès : front unique s'appuyant sur les revendications ouvrières immédiates, propagande pour une politique de capitalisme d'État nettement inspirée par l'exemple de la NEP russe et revendications du gouvernement ouvrier qui seul peut réaliser une telle politique. On voit pas à la combien le VKPD s'engage dans un renforcement objectif du capitalisme allemand sous structure démocratique ; ce qui permet d'entrevoir déjà quelles seront les conséquences démoralisatrices, pour les ouvriers, du brusque tournant à gauche de 1923 et de l'échec de sa stratégie improvisée : l'insurrection décommandée d'octobre de la même année. Si on retient également la progression d'une tournure nationaliste dans l'orientation du VKPD on découvre au moins une des causes de cette longue dévitalisation qui conduira les communistes allemands à l'impuissance totale devant l'ascension du nazisme dix ans plus tard.

À l'appui de leur mot d'ordre de front unique les dirigeants de la IIIe Internationale supposent l'existence, chez tous les travailleurs, d'un désir d'unité de tous les partis ouvriers et dont la pression pourrait s'exercer même sur les dirigeants de la social-démocratie. Une analyse méticuleuse de la mosaïque idéologique et politique que représente le prolétariat allemand de cette époque serait nécessaire pour mesurer la part de vérité contenue dans une telle hypothèse. Elle n'est pas invraisemblable : le mouvement ouvrier moderne a fourni plusieurs cas dans lesquels des défaites du mouvement révolutionnaire ont été suivies d'un élargissement de l'influence des pensées fondamentales qui animaient ces mouvements voire d'une plus grande affluence aux partis ouvrier battus, et de consécutifs succès électoraux. Il est fort possible que la remontée relative des effectifs (tombée de moitié après l'action de mars) du VKPD de la fin de 1922 soit une illustration de ce phénomène : les nouveaux adhérents, sous l'effet de l'offensive patronale et de l'austérité de l'économie de la République de Weimar peuvent fort bien avoir souhaité une politique de rapprochement entre les communistes et les socialistes, et ce d'autant plus que les plus jeunes d'entre eux n'avaient pas fait l'expérience directe du rôle ignoble de la social-démocratie deux ou trois ans plus tôt. Mais un tel voeu ne préparait aucunement une nouvelle perspective révolutionnaire.

C'est peut-être chez Radek qu'on trouve l'explication la plus systématique du but poursuivi par l’I.C. à cette époque : découvrir les moyens de gagner au communisme une masse ouvrière qui croit encore en la possibilité d'améliorer son sort par la voie légale et démocratique[100].
Comment influencer cette classe ouvrière-la? Se borner à dénoncer les chefs de la social-démocratie serait « le plus mauvais chemin » dira Radek. Ce serait apparaître aux yeux des travailleurs comme de purs diviseurs. Il faut donc aller vers eux « tels qu'ils sont », « avec toutes leurs hésitations », « leur attachement aux vieilles idées » et chercher à les convaincre : « dans les rangs des vieilles organisations » (P. Broué, page 566).
C'est nous qui soulignons la formule de Radek parce que là se trouve la faille de tout le raisonnement. À cette époque-là règne chez la plupart des révolutionnaires une idée-tabou (qui durera finalement jusqu'au moment où ils seront réduits à l'état de groupuscules) et selon laquelle on ne peut gagner la classe ouvrière « trace unioniste » (dans la terminologie de Lénine) qu'en traitant avec les structures qui l’encadrent. Or le propre de l'intégration réformiste de la force de travail au système du capital c’est de réduire les exploités à ne pouvoir agir, penser, exister même en tant que collectivité, qu'au travers de telles structures. Dans le cadre d'une telle constante historique, l'échec du Front unique, fût-ce dans sa meilleure acception, était déjà inscrit.


De la Lona perd que 12 000 ouvriers en armes attendent des directives précitées intentions -- intervention de la nécessité est indiscutable, quelle que soit la stratégie choisie, défensive offensive, Gardel dépend la résistance des autres centres grévistes assaillis par la police et l'armée. Ses 12 000 ouvriers restent finalement inactifs, en grande partie à cause du conflit qui oppose leur chef. L'un de ses deux « présidents », partisans d'une passivité totale, et qui ne cesse de mettre en garde contre les « provocations » appartient à ta mort qui est toujours eue les faveurs de Lénine contre les ouvriers mais gauches » : celle qui est issue des indépendants. L'autre "il en » qui, lui, appelle à agir appartient au karaté des dons Lénine a décidé l'exclusion !
En fait Lénine utilise abusivement les faiblesses et inconséquences de la ouvrier mais théorie l'offensive » sans prendre la peine d'en analyser les causes qu'il faut rechercher dans la réaction -- sans doute sur un mode passionnel est désespéré tirer des ouvriers littéralement agressés par un adversaire résolu et s'indigne-t-il et ceci en présence de tout un parti communiste effectivement passif.
L'historiographie bordée qui est actuelle prend en considération cette « incompréhension » de Lénine mais en glissant assez rapidement sur ce point pourtant très important dans l'évolution de la IIIe internationale. Peut-être est-ce à cause d'une crainte que nous croyons non fonder : que aller au-delà de la critique dressée en son temps par bord égal, tout à la fois contre la formation déplorable de la « théorie de l'offensive » que contre le tournant à droite que représentait l'unanimité de lycée contre cette théorie, a montré la valeur historique de la position prise alors par la gauche italienne. (Cf. « historien de suspension » chapitre sur ouvriers n'est là que le moment »). Réaliste, face au « ineptie » de la théorie de l'offensive, montrent être dans certains cas en contradiction avec les conditions effectives de l'action de mars. Ainsi, dans l'entreprise géante [1] D’après la brochure, et selon le témoignage d’un ancien « bordiguiste », Bordiga supervise cette traduction.
[2] La brochure indique que la direction émigrée en France du PC d’I. (le « centriste » Togliatti, le droitier Tasca) s’inquiète de cette influence bordiguiste et fait pression sur le PCF pour faire expulser du parti les amis de Bordiga (p.29).
[3] De bonnes raisons d'alliance électorale (ce fut le cas pour la S. F. I. O) incitaient ceux qui connaissaient la vérité russe à la terre pudiquement, un simple réflexe en qui réactionnaire les y aidait d'ailleurs : à l'époque où l'extermination de la vieille garde bolchevik devint évidente et officielle (1936 - 37) la critique de l'URSS demeurait le monopole des journaux de droite de la grande presse (« Gringoire », « Candide»). Seules s'y livraient en outre de petites feuilles anarchistes et syndicalistes au public très limité.
[4] Vieux militant bolchevik de « l'Opposition ouvrière », persécuté, torturé ; réussit finalement à venir en France. Cf. sa biographie sommaire dans la brochure du C.C.I, page 36.
[5] Est il faut encore souligner que l'ampleur des exactions commises en URSS contre les oppositionnels n'avaient pas à cette date l'ampleur prise à partir de 1931-32 et que les communistes occidentaux n'en connaissaient qu'une partie.
[6] Pour le condenser encore davantage, voici la liste plus que succincte des oppositions existantes et de leurs leaders :
Allemagne 1928 : le « Léninbund » d’Urbahns, plusieurs milliers de membres (dont les transfuges du groupe de Korsch, dissout).
GRECE 1924 : «Archeiomarxistes », plus de 2000 membres.
Belgique 1928 : Van Overstraten, Adhemar Hennaut.
États-Unis 1928 : Communist League of America (500 membres américains et canadiens dont James Cannon, Max Schachtmann, Martin Abern, M.Spector, J.Mac Donald.
Chine 1927 : Chen-Du-Xiu, Peng Shu-zi.
France : « L’Unité léniniste » (Treint et exclus du PCF), « Redressement communiste » (petits groupes d’ouvriers à Bagnolet et Courbevoie, G.Davoust, un futur du PC Int, première formule ; « XVe Rayon » (ouvriers opposants exclus du PCF à Puteaux, Suresnes, Nanterre, Courbevoie, La Garenne). « Contre le courant » (1927) tentative d’unification des opposants : Paz, Loriot, Jean Barrué, Lucie Collard, Delfosse.
[7] Qui s'y est rallié à l'unanimité à la formule stalinienne du « socialisme en un seul pays ».
[8] Il faudrait en effet bien plus de place pour décrire les vicissitudes organisationnelles des groupes trotskistes en perpétuelle rupture est en perpétuelle réconciliation. Pour une idée d'ensemble déjà assez complète voir : Jacques Roussel : « les enfants du prophète », cahiers Spartakus, la vieille taupe, Paris 1970.
[9] Il s'agit de la préface de Jean Barrot à « Contre-révolution en Espagne ». Le texte coupe court à toute insinuation concernant « l'indifférence » voire à la neutralité complice du « bordiguisme à l'égard du fascisme » : « Les révolutionnaires, écrit Barrot, refusent l'antifascisme parce qu'on ne peut pas se battre contre UNE forme politique, exclusivement, sans soutenir les autres. Au sens strict, l'antifascisme n'est pas la lutte contre le fascisme, mais le fait de privilégier cette lutte, ce qui la rend inopérante ». (Recueil d'articles de « Bilan », collection 10/18, UGE 1979, page 25). Après l'examen des faits, nous pourrons aller encore plus loin dans le sens de cette définition : l'antifascisme a prétendu privilégier la lutte contre les régimes totalitaires, le terme « privilégier » implique que l'antifascisme (à prétention révolutionnaire, bien sûr) a conservé le but de la lutte contre les autres types d'États. Ce qui est archifaux, c'est l'antifascisme lui-même qui a détruit le principe.
[10] Mérite partagé, outre certains militants de la « Gauche allemande », par quelques autres minorités syndicalistes (moins précises dans leurs avertissements et moins radicales dans leur hostilité au bellicisme) dont nous dirons ultérieurement quelques mots.
[11] La guerre et ses suites ont porté à un coup terrible, non seulement à l'organisation et à la théorie du prolétariat, mais encore aux fondements sociaux et idéologiques dans lesquels ce prolétariat puisait sa justification - y compris quand ses chefs dénonçaient le pseudo «  humanisme » des philistins.
[12] Ce point de référence demeure valable comme critère distinctif à l'égard de l'anti-stalinisme banal, aujourd'hui à la mode, qui reproche au stalinisme d'avoir trahi la démocratie, la patrie et de tous les leurres qui dissimulaient la vraie signification du carnage de 1939-45. Alors que toute approche sérieuse du stalinisme doit partir de ce « premier grief »: avoir trahi... d'abord la révolution.
[13] Faute d'avoir accès à la correspondance de Vercesi avec Bordiga, il est impossible de savoir quelle part ce dernier a prise dans cette initiative, et même s'il y est pour quelque chose.
[14] «... L'État soviétique, au lieu d'être le front d'appui du prolétariat mondial n'est devenu qu'un élément à la disposition de l'un ou de l'autre groupes des impérialismes (souligné par moi, NDR). Dès maintenant il faut envisager comme un seule issue à la situation celle qui portera le centrisme à trahir les intérêts du prolétariat révolutionnaire et, en cas de guerre, à justifier la position que prendra la Russie ». (Bulletin d'information de la Gauche communiste n°6, février 1933, cité page 67 de la brochure du Courant communiste international.) Seuls Otto Rühle et Gorter -  mais il est vrai, dix ans  plus tôt - avaient osé, à cette époque, définir l'URSS comme « ennemi numéro un du prolétariat ».
[15] La brochure du CCI, page 69, condense les arguments de la Gauche italienne à ce sujet : « L’Etat dernier recours de l’économie, apparaît comme l’ultime défenseur du système capitaliste. Le plan De Man en Belgique (…). Aux USA, Roosevelt met en place le National Recovery Act (un des résultats : aménagement de la Tennesse Valley), l’Etat hitlérien et l’Etat fasciste ont établi un contrôle direct de toute l’économie par l’Etat. En Russie, les plans quinquennaux, puis bientôt le stakhanovisme visent à développer l’industrie lourde de l’acier, de l’énergie, dans un but avoué de développement de la puissance militaire russe. Partout, en URSS, se développent de véritables camps de travaux forcés qui font surgir des chantiers, au prix de l’épuisement, et bientôt de la mort de millions d’hommes.
[16] Dès après le pacte Laval - Staline (mai 1935) le PCF se reconvertit de façon spectaculaire au patriotisme le plus délirant qui s’extériorise un lors de la fête du 14 juillet de la même année. Le n°21 de «  Bilan » de juillet et août 1935 (cité page 74 de la brochure du CCI) écrit : « c'est sous le signe d'imposantes manifestations de masse que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers et les milliers d'ouvriers défilant dans les rues de Paris, on peut affirmer que pas plus en France qu'en Allemagne ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs historiques propres. (Souligné par nous, NDLR). A ce sujet, le 14 juillet (... ) fût vraiment une fête nationale, une réconciliation officielle des classes, des exploiteurs et des exploités (...). Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté « La Marseillaise » et même applaudi les Daladier, Cot et autres ministres capitalistes qui avec Blum, Cachin ont solennellement juré « de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde », où on, en d'autres termes : « du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous » ;
[17] La fermeté de la Gauche italienne sur cette position reste exemplaire au sein de la panique générale du mouvement ouvrier sur la fin des années 1930 ; mais elle ne recouvre aucune découverte théorique. Les données en existaient dans la réalité quotidienne et observable : nous le montrerons pas la suite et d'autres survivants du mouvement révolutionnaire, étrangers à la tradition marxiste, en avaient aussi pris conscience
[18] Dans son essai « 1984 -1985 », l'écrivain Anthony Burgess a d'ailleurs ironisé sur cette  «   lourdeur britannique », les Français, selon lui, ayant une astuce de laisser aux anglo-saxons et aux Russes le soin de faire la guerre.
[19] Il est intéressant de constater qu'au sein du mouvement qui produit la brochure du Courant communiste international (mais à l'époque encore récente où il s'appelait « Révolution Internationale », un correspondant de la revue du même titre souleva la question qui est abordée ci-dessus : « aujourd'hui - écrit ce correspondant (R.I. numéro 34, troisième trimestre 1983) - nous révérons tous l’analyse de « Bilan » sur la République espagnole et sur la guerre civile espagnole dans les années 1930. Mais si nous lisons soigneusement ses articles, il ne fait  aucun doute que Bilan suggérait une conspiration entre l'aile fasciste de la bourgeoisie et l'aile antifasciste du Front populaire. Bilan formula clairement que face à la résistance du prolétariat en Espagne, la bourgeoisie comprit que l'écraser de front était une stratégie moins valable que de le faire dérailler par le moyen de la République espagnole, et que les Front populaires antifascistes, à travers toute l'Europe, étaient le moyen par lequel la bourgeoisie des « démocraties » mobilisa à son prolétariat pour le transformer en chair à canon. Aujourd'hui c'est un fait pour nous tous que les analyses de Bilan étaient exactes, et elles l’étaient en effet. Mais pourquoi une théorie conspirative, qui se révélait exacte est si révérée, alors qu'une théorie similaire aujourd'hui est tenue pour scandaleuse ? »
La réponse au correspondant de « Révolution internationale » tient dans l'analyse du monde actuel ou la « bourgeoisie capitaliste » (d'ailleurs sensiblement différente, sociologiquement et politiquement de celle de 1939) ne craint absolument plus la « révolution prolétarienne ».
[20] C'est-à-dire : 1°) en 1919, après la « semaine sanglante » durant laquelle Rosa Luxembourg et Liebknecht furent assassinés, les luttes violentes à Brême, Halle et dans la Ruhr la même année ; 2°1920, la grève générale, en riposte aux putchs de Kapp (coup d’Etat militaire avorté) ; riposte ouvrière extrêmement radicale, mais freinée et finalement stoppée par les atermoiements des communistes et des Indépendants – ce qui permit la contre-offensive de la Reichwehr dans la Ruhr, où l’action prolétarienne avait frisé la prise du pouvoir ; 3°) En 1921, l’action de mars, nouvelle riposte ouvrière à l’intervention de l’armée en Allemagne centrale où les ouvriers avaient gardé les armes prises après le putch de Kapp ; l’extension à toute l’Allemagne échoue ; il s’en suivit une grave crise dans le KPD, et dont l’insurrection « arrêtée-décommandée » d’octobre 1923, fut en partie la conséquence.
[21] Pierre Broué : Révolution en Allemagne, Ed de minuit, Paris 1971, page 866.
[22] Souligné par nous, NDLR. On notera l'impudence de cette affirmation qui prétend justifier une tactique électoraliste pour le prolétariat dans le cas précisément où cette tactique essuie la plus cruelle des défaites. On sait que Hitler parvint au pouvoir en ralliant très également la majorité des suffrages. Ce qui renforce ce qui semble être la règle pour tous les succès électoraux des « partis ouvriers » : leur succès sur le plan électoral ayant toujours été suivi de défaite sur le plan social.
[23] Souligné par nous également. Le distingo établi par le texte entre les  « leaders » et la « base » dans la « trahison social-démocrate » a pour but de sauvegarder ad eternam les chances d'un front uni  avec les socialistes, front unique auquel, après des interruptions diverses, les staliniens sont toujours revenus. On verra plus loin que toute la social-démocratie allemande, et même une bonne partie de son aile « dissidente », les Indépendants, partage, de près ou de loin, selon les cas et les moments, la responsabilité de la défaite.
[24] Au sujet de la tactique « troisième période », l'ouvrage d'André Ferrat, dont nous avons parlé plus haut, a sa propre histoire, liée aux mésaventures politiques de l'auteur. Nous en reparlerons.
[25]  Georges Cogniot : l'Internationale communiste, éditions sociales, Paris 1969.
[26] Cf. L'ouvrage de Robert Paris : Histoire du fascisme en Italie, Maspero 1962. L'auteur y décrit de façon éloquente la situation de l'Italie à la fin de la Première Guerre mondiale ; le fardeau de ses pertes - 600 000 morts, 500 000 blessés, la rancoeur d'un peuple qui, ayant formellement gagné la guerre, se trouve dans la posture d'un pays vaincu (les alliés refusant de le « récompenser » en satisfaisant ses revendications territoriales), le sort des anciens combattants sur lesquels s'exerce plus particulièrement la démagogie fasciste, le poids grandissant sur le plan politique de la masse vindicative de ceux que la guerre a déclassés : « c'est 160 000 officiers que l'on démobilise, que vont-ils devenir ? Retourner à leurs pupitres et à leurs plumes ? Il n'en est plus question... » (Page 120). Ils ont « appris à être des chefs... Et ne savent ni ne peuvent y renoncer » (ils) « se transfèrent, quasi sans solution de continuité du front de la guerre à celui de la politique intérieure, constate R. Paris (page 119) en citant Laterza : Lezioni sull’anti-fascismi (Bari 1960). Il relève également ce trait commun des décors respectifs du développement des fascismes italiens et allemands : un des leit motives de la propagande nationale, de plus en plus agressive, consiste à répéter que « la défaite » (pour l'Italie, il s'agit en réalité de la déroute de Caporetto qui, selon cette version, a amoindri le prestige du pays... et sa part dans le butin de la victoire) « n'a pas été militaire mais politique », c'est « le mythe du coup de poignard dans le dos ». « L'armée n'a pas été vaincue ; elle n'a pu être que trahie... » (Page 118). Et trahie par qui ? Par ces « socialistes », ces « extrémistes » qui, déjà, n'ont pas voulu de la guerre » et qui ont privilégié les « ouvriers embusqués » (c'est-à-dire NDLR, les affectés spéciaux, gardés à l'arrière dans les usines), lesquels « n’ont pas pris part à la guerre », « ont mis à profit ces jours où d'autres se faisaient tuer ou estropier, pour réaliser de petites fortunes » (page 121, allusion aux « gros salaires » qu'auraient perçus que les affectés spéciaux, NDLR).
[27] Bordiga va jusqu'à dire qu'en 1919 - 1920 « la bourgeoisie italienne s'était dans une certaine mesure résignée à assister à la victoire de la révolution. La classe moyenne et la petite bourgeoisie tendaient à jouer un rôle passif, à la remorque, non de la grande bourgeoisie, mais du prolétariat qu'elle croyait à la veille de la victoire. Cet état d'esprit s’est radicalement modifié par la suite. Au lieu d'assister à la victoire du prolétariat, on vit la bourgeoisie organiser avec succès sa défense. Quand la classe moyenne constata que le parti socialiste n'était pas capable de prendre l'avantage, elle perdit peu à peu confiance dans les chances du prolétariat et se tourna vers la classe opposée. C'est à ce moment que l'offensive capitaliste et bourgeoise commença. » (« Communisme et fascisme », éditions Programme communiste, page 83.
[28] Bordiga retrace l'itinéraire des bandes fascistes (nord-ouest de l'Italie, d'une part, d'autre part, Toscane et centre de la péninsule) et conclut : « dès le début il était clair qu'il ne pouvait pas surgir de mouvement fasciste en Italie du Sud pour les mêmes raisons qui avaient empêché la naissance d'un fort mouvement socialiste. Le fascisme représente donc si peu un mouvement de la fraction rétrograde de la bourgeoisie (souligné par nous, NDLR) qu'il apparaît pour la première fois non pas en Italie méridionale, mais justement là où le mouvement prolétarien est le plus développé et où la lutte de classes s’est manifestée le plus nettement » ( même ouvrage, page 87).
[29] Ici cependant, intervient une différence de grande portée avec le futur fascisme allemand. Le nationalisme, dont le fascisme italien est imprégné jusqu'au ridicule, ne tranche par rien de particulier avec le nationalisme latent qui a toujours régné dans la péninsule. Le fascisme hitlérien par contre est raciste : ce qui, pour une même forme de domination brutale, en modifie la base idéologique, élevant au niveau de raison d'État et de but suprême ce qui, dans l'Allemagne impériale et dans celle de Weimar, n’existait qu'à l'état de latence, de « tare» désavouée au moins par une fraction de la Nation. Des vies
[30] Si la plupart des autres tendances communistes oppositionnelles ne se sont pas occupées de l'importance d'un tel bilan, c'est probablement parce que les résultats n'auraient guère été compatibles avec leurs soucis du moment : éviter l'aggravation des formes politiques de la domination capitaliste - ce qui paraissait mal se concilier avec ce dur constat : la cause de la révolution perdue… pour des décennies. (Le paradoxe de la Gauche italienne émigrée était d’aligner tous les éléments d'une telle conclusion sans aller jusqu'à clairement la formuler).
[31] On ne pourra le traiter réellement qu’en rapportant  dans leur contexte dramatique, les ultimes débats, à la veille de la guerre de 1939, parmi la fraction - encore saine mais fort réduite -  du mouvement ouvrier qui restait attachée à l'internationalisme. Les dilemnes et impasses rencontrés alors présentent encore une certaine actualité si l'on pense aux passions soulevées actuellement par le pacifisme des « verts de » en Allemagne.
[32] La structure « Etat de droit » dont se réjouissent les intellectuels démocrates d'aujourd'hui (en la comparant cette fois au totalitarisme russe) a montré historiquement sa précarité, précisément à travers l'exemple du fascisme : l'État capitaliste ne respecte le droit que lorsque lui-même n'est pas menacé ; dans le cas contraire, la haine et le sadisme inhérents à la fonction répressive (police, armée) sont en quelque sorte autorisés à se donner libre cours... Et ne s'en privent pas. On se représente facilement jusqu'où ils peuvent arriver lorsqu'ils l’exercent sur presque tout un continent, comme les nazis en 1943 - 44 …  ce « défoulement » répressif, cette attitude de tortionnaires ont été préjudiciables au troisième Reich, en Ukraine de 1941, dont une partie était prête à s'allier à l'Allemagne, si le mépris raciste et la brutalité des cadres militaires et politiques nazis ne l'en avait dégoûtée (c'est Soljenitsyne qui le rapporte).
[33] BILAN était la publication de la Gauche italienne émigrée en Belgique. L'article dont il s'agit, parut dans le numéro 13 de décembre 1934 sous le titre : « Fascisme - Démocratie : Communisme ».
[34] C’est justement là que se distingue définitivement l'antifascisme des trotskistes de celui des staliniens. Les trotskistes y pratiquent certes une stratégie tortueuse qui opère, entre les belligérants de la future guerre, ce choix du « moindre mal » dont les bordiguistes dressent une critique sévère, mais ils le font à des fins révolutionnaires, tandis que l'antifascisme (d'ailleurs à éclipses) des staliniens est exclusivement déterminé par les intérêts la stratégie de l'État russe. La différence saute aux yeux quand on examine le «  tournant » de 1935 à la suite duquel Moscou et les PC occidentaux à ses ordres sont passés sans aucune transition de l'internationalisme (fut-il de pure terminologie) au culte poussé jusqu'à l’extravagance des «  valeurs éternelles » de la France tricolore : patrie, nation, république, dont on ne trouve pas l'ombre d'une allusion dans les expressions les plus opportunistes de l'antifascisme trotskiste.
[35] « Si l'on considère la situation actuelle en dehors de sa connexion avec les situations qui l'ont précédée et qui lui succéderont, si l'on considère la position actuelle des partis politiques sans la relier au rôle qu'ils ont eu dans le passé et à celui qui tiendront dans l'avenir, on déplace les circonstances immédiates et les forces politiques actuelles du milieu historique général (souligné par nous, NDLR), ce qui permet de présenter ainsi la réalité : le fascisme passe à l'attaque, le prolétariat a tout intérêt à défendre ses libertés, et de cela résulte la nécessité pour lui d'établir un front de défense des institutions démocratiques menacées » Bilan, n° 13, 1934, page 449).
[36] « Le mouvement idéologique qui a accompagné l'ascension et la victoire du capitalisme se place et s’exprime, au point de vue économique et politique, sur une base de dissolution des intérêts et des revendications  particulières à des individualités, des groupements et surtout des classes au sein de la société. (Souligne par nous, NDLR) (Bilan numéro 13). « Ici l'égalité des composants deviendrait possible justement parce que les individus confient leur sort et le soin de le défendre aux organismes étatiques représentant les intérêts de la collectivité » (également souligné par nous).
À travers les termes soulignés en dernier, l'allusion est claire, au système parlementaire et aux illusions qu'ils engendrent (contre lesquels les bordiguistes se sont toujours battus). Avant de se prononcer sur les limites de cette argumentation, il faut se souvenir qu'à l'époque où elle fut utilisée, les syndicats (c'est-à-dire le type de coalition que les capitalistes avaient voulu interdire (loi Le Chapelier) et dans lequel certains d'entre eux voyaient la main du diable) n'était pas encore devenu (sauf en Angleterre et en Allemagne) leurs auxiliaires dans la tâche de contenir et discipliner la force de travail. De plus la Gauche italienne s'appuyait sur une tradition dans laquelle la lutte du syndicat pour son existence appartenait encore au patrimoine idéologique ouvrier.
[37] Il semble bien, en effet, que ce soit à la fonction et à leur existence que le texte de Bilan fasse allusion lorsqu'il parle de « positions ouvrières », de « positions de classe conquises par les ouvriers » et lorsqu'il écrit « chaque fois que les ouvriers sont parvenus à imposer - au prix de luttes héroïques et du sacrifice de leur vie - une revendication de classe au capitalisme, ils ont par contre coup frappé dangereusement la démocratie, dont le capitalisme seul peut se revendiquer » (souligné par nous, NDLR., page 441). Il est probable que, dans son conflit avec l’I.C. sur la question du front unique, la Gauche italienne préfigurait la position ci-dessus en acceptant le front unique « syndical » (c'est-à-dire pour des revendications immédiates) et en rejetant le front unique politique avec des formations non révolutionnaires.
[38] « Même si le capitalisme passe à l'offensive contre les positions démocratiques et les organisations qui s'en réclament, même s'il assassine les personnalités politiques appartenant à des partis démocratiques, de l'armée ou du parti nazi lui-même (comme le 30 juin en Allemagne, voir le détail de ces événements en annexe, NDLR) cela ne signifie pas qu'il doit y avoir autant d'antithèse qu'il aura d'opposition (fascisme - armée, fascisme - christianisme, fascisme – démocratie). Ces faits prouveront seulement la complexité extrême de la situation actuelle, son caractère spasmodique, et n'entament nullement la théorie de la lutte de classes » (souligné par nous, NDLR).
« La doctrine marxiste ne présente pas le duel prolétariat-bourgeoisie, dans la société capitaliste, comme un contraste mécanique, à tel point que toute manifestation sociale pourrait et devrait être rattachée à l’un ou l'autre du dilemme ». (Idem) (...) En dehors de l'antithèse bourgeoisie-prolétariat seul centre moteur de l'histoire actuelle, Marx a mis en évidence la base et le cours contradictoire du capitalisme lui-même, à tel point que l'harmonie de la société capitaliste ne s'établit nullement, même après que le prolétariat a cessé d'exister (c'est toujours nous qui soulignons, NDLR) comme c'est le cas dans la situation actuelle à la suite de l'action du centrisme et des trahisons social-démocrates, en tant que classe agissa nt pour l'ébranlement de l'ordre capitaliste et la fondation de la nouvelle société. (...) Au fond, l'alternative guerre-révolution signifie qu'une fois écartée l'issue des situations actuelles vers la fondation d'une nouvelle société, il n'apparaîtra point une ère de tranquillité sociale, mais la société capitaliste tout entière (y compris les ouvriers) roulera vers la catastrophe jaillissant des contradictions inhérentes à cette société» (idem).
« Le problème à résoudre n'est pas d'attribuer autant d'attitudes politiques au prolétariat qu'il y aura d'oppositions, dans les situations, en le reliant à tel monopole, à tel Etat, à telle force politique contre ceux qui s'y opposent, mais de garder l'indépendance organique du prolétariat en lutte contre toutes les  pressions économiques et politiques du monde de l'ennemi de classe ». (En italique dans le texte, page 444).
[39] « Le dilemne fascisme-antifascisme agit donc dans l'intérêt exclusif de l'ennemi (de classe, NDLR) et l'antifascisme, la démocratie anesthésiant les ouvriers pour les laisser ensuite poignarder par les fascistes, étourdissant les prolétaires afin qu'ils ne voient plus le champ et la voie de leur classe. Ce sont ces positions centrales qu'ont marquées de leur sang les prolétariats d'Italie et d'Allemagne. C'est parce que les ouvriers des autres pays de s'inspirent pas de ces vérités politiquee que le capitalisme mondial peut de préparer la guerre mondiale. C'est inspiré de ces données programmatiques que notre fraction continue sa lutte pour la révolution italienne, pour la révolution internationale » (page 445).
[40] Zyromski, membre influent de la SFIO qui fut toujours partisan  du rapprochement avec le PCF.
[41] Un outre des articles de presse, relativement succincts, parus dans les publications du Parti Communiste International (Programme Communiste), souvent surtout sous forme de comptes rendus de réunion de parti, en langue italienne ; la revue « Invariance » en a donné les traductions complètes) nous disposons de deux sources pour connaître la critique bordiguiste des positions de la IIIe Internationale : une série d'articles dans Prometeo 1947 : « La tattica del Comintern» par Ottorino Pérone, ce qui reflète particulièrement les points de vue de la fraction émigrée de la Gauche italienne et de l'ouvrage volumineux publié par le Parti communiste international (programme communiste) : la Storia della Communista dont le second tome, 1920-21, est en cours de parution.
De l'appréciation donnée par Bordiga sur le bolchevisme et sur la Russie et figurant dans deux ouvrages préfacés et traduits par Camatte («  Russie et révolution dans la théorie marxiste », « Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui ») ainsi que d'autres textes présentés également par Camatte dans sa revue « Invariance », nous reparlerons au sujet de la « période contemporaine » de Bordiga, de même que des articles rédigés par les responsables de son groupement après sa mort (1970) et consacrés à la critique du « kaapédisme» en Allemagne, en relation avec une « crise interne » de ce groupement dont nous évoquons plus loin la trajectoire et le sort.
[42] Nous ne nous arrêterons pas sur la première période, la moins ignorée de la révolution allemande, nous réservant d'y revenir - surtout en ce qui concerne le rôle de la social-démocratie et de l'armée, dans « l'aperçu sur le phénomène national-socialiste » que nous donnons en annexes. Des événements de la fin 1918 début 1919 nous ne mentionnerons que les points de repères ci-dessous :
- Sauvetage de l'État capitaliste par les social-démocrates « majoritaires » (ce qui avaient soutenu la guerre et participé à « l'Union sacrée » en 1914-18) s'appuyant sur les débris de l'ex-armée impériale reconstituée en fanatiques « corps francs ».
- Rapide démission des conseils ouvriers nés de la révolution de novembre 1918 et qui, sous la pression d'organismes similaires créés chez les soldats (noyautés par les « majoritaires » et le corps des officiers), renoncèrent à leurs pouvoirs et prérogatives au bénéfice d'une assemblée constituante qui rétablissait toute la force sociale de la bourgeoisie et de la réaction.
- atermoiements politiques des « indépendants » (USPD: branche dissidente de la social-démocratie, favorable à la paix durant la guerre et sympathisant pour la révolution russe) qui participèrent avec les « majoritaires »  au gouvernement répressif de Ebert-Scheidemann  jusqu'à l'ouverture des opérations de répression par les corps francs dirigés par le « socialiste » Noske (resté célèbre par le surnom auto-choisi de  « chien de garde ») lesquels corps francs non hier dans un bain de sang, marqué par l'assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, les ultimes insurrections spartakistes, qui avaient combattu la guerre et appelé les ouvriers à la révolution.
[43] Voir dans « l’aperçu historique sur le phénomène du national-socialiste », ce qui concerne la réduction des effectifs militaires imposée à l’Allemagne par le Traité de Versailles et les conséquences politiques diverses de cette contrainte.
[44] Le principal artisan en fut Marcel Cachin lors d’un voyage à Moscou avec Frossard, fin 1920 (cf. l’ouvrage de ce dernier : « De Jaurès à Lénine »). L'homme est le type parfait du centriste spécifiquement français. Issu du guesdisme, il n’en a gardé que le travers patriotard Jacobin. En 1915, il fut porteur de fonds secrets en Italie pour aider dans ce pays la propagande en faveur de l'entrée en guerre aux côtés des Alliés. En avril 1917, après la révolution de février, en Russie, il fit un premier voyage dans ce pays, y vit  beaucoup de chefs socialistes, mais pas Lénine. Il y harangua ainsi la foule : « … le coupable de la boucherie mondiale : le capital international, l’impérialisme des classes dirigeantes de tous les pays d'Europe... L'avant-garde de cette clique impérialiste est la l’impérialisme prussien avec Guillaume. Il faut délivrer le peuple allemand du joug de Guillaume. Alors, la paix deviendra possible ». (Souligné par moi). Voilà comment les centristes posaient le problème de la guerre et de la paix : il faut d'abord gagner la guerre (c'est ainsi qu'il faut traduire : « délivrer le peuple allemand du joug de Guillaume ») après seulement la paix sera possible. Ceci est tiré d'un livre à la gloire du PCF et donc indiscutable. (Jean Fréville : La nuit finit à Tours, naissance du PCF, éditions sociales, Paris, 1950). Quand Cachin fut admis avec ses amis dans l'Internationale, les délégués français (notamment Lefebvre) protestèrent auprès de Lénine. Selon Bordiga ce dernier leur répondit : « je sais bien que c'est une planche pourrie, mais nous avons besoin de lui pour faire un grand parti communiste en France ».
[45] Dates de la formation des principaux partis communistes :
-          1917 : scission « de gauche » dans le PS de Suède (mai) ;
-          1918 : le Parti social-démocrate ouvrier russe devient le Parti communiste (bolchevik) ;
(avril) Fondation du PC autrichien (novembre), du PC polonais et du PC hongrois (décembre) Fondation du PC allemand : KPD (S) (30 déc/1er janv 1919)
-          1919 : adhésion à l’IC des « étroits » de Bulgarie (mars) ; fondation du PC hollandais (avril),
le POSD de Bulgarie se transforme en PC (mai) ; fondation du PC des Etats-Unis (août) ;
-          1920 : fondation du PC espagnol (avril), du PC indonésien (mai), du PC de Grande-Bretagne (août), du    
PC turc (septembre), du PC iranien (octobre), du PC français (décembre) ;
-          1921 : fondation du PC italien (janvier), du PC roumain et du PC tchécoslovaque (mai), du PC chinois
(juillet).

[46] Voir dans la note annexe « Les deux premiers congrès du PC allemand », quelles furent les circonstances de cette éviction.
[47] Denis Authier écrit qu’en avril 1920, après les expulsions pratiquées par Lévi « le KPD n’était plus qu’un vestige » (à Berlin), « sur 8000 membres, 500 se prononcèrent pour la centrale lévite…à Essen sur 2000 seulement 43, en Rhénanie-Westphalie…il n’y a absolument plus de parti (tout le KPD local est devenu KAPD) (p.150, note 8) ; « …la section allemande de l’Internationale communiste, le VKPD…n’est pas la continuation du KPD révolutionnaire, tel qu’il avait été fondé à la fin de 1918 ; elle est la continuation de l’USPD, c'est-à-dire du centrisme social-démocrate. La continuation du KPD c’est le KAPD qui, en tant qu’organisation, disparaît avec la fin de la révolution » (note bas de page 151). Cf. Denis Authier ; Pour l’histoire du mouvement communiste en Allemagne dans « La Gauche allemande », supplément au n°2 d’Invariance, année V, série II, 1973).
[48] Voir en note annexe la critique de « La maladie infantile du communisme » de Lénine.
[49] Puisque ce coup d'oeil historique sur les vicissitudes du prolétariat allemand  vise en premier lieu à justifier, face à la victoire du nazisme, et le refus bordiguiste de la version officielle - bourgeoise - de l'avènement du national-socialisme, il faudrait évidemment discuter les éléments de l'analyse que la Gauche italienne a consacrée à la caractérisation du fascisme allemand. Mais ces éléments se trouvent épars dans les écrits de Bordiga après la Seconde Guerre mondiale. C'est donc au cours du chapitre réservé à l'étude de ce matériel que nous les examinerons en détail, nous limitant ici, dans les notes annexes, a souligner au passage la ligne générale des arguments de principe de Bordiga, de ceux qu'il soutint en permanence en faveur du « léninisme », aussi bien la veille de sa mort que lors de son combat politique effectif des années 1920.
[50] C'est le terme l'affectionne l'historien trotskiste Pierre Broué (« Révolution en Allemagne », ouvrage auquel nous aurons souvent recours car il présente une documentation remarquable, probablement la seule de cette importance en français). Mais il semble que son auteur, derrière le terme de « gauchistes », range aussi bien opposants de l'intérieur que de l'extérieur du KPD (S) ; il conviendra donc, pour faire le distinguo, de se référer aux noms précis des militants impliqués.
[51] Le KAPD (parti ouvrier communiste d'Allemagne), fondé en avril 1920 groupait la plupart des exclus du congrès d'Heidelberg (cf. la note « Les deux congrès du KPD »). Diverses tendances - et divers sigles - se partagèrent par la suite ce mouvement. Pour toute précision sur ce point, en même temps que pour juger de l'importance du mouvement des « Unions » (fortement appuyée par le KAPD les totalement déprécié  six par les « léninistes ») se reporter à la brochure : « la Gauche allemande et le la question syndicale dans la IIIe Internationale », Kommunistik Program, Bagswaerd, Danemark 1971, en français.
[52] Sous le coup des épreuves de 1920, et sans doute sous l’effet fait des critiques du KAPD, une « gauche berlinoise » s'était dessinée à l'intérieur du parti allemand, notamment autour de Ruth Fischer et de Maslow. Indépendamment de son obséquiosité était ultérieur à l'égard de Staline (en 1926) on peut lui reprocher de s’être par trop plié au « double jeu » de l'Exécutif, s’illusionnant sans doute sur les chances que cela lui ouvrait de prendre la direction du KPD et d'en infléchir la politique à gauche. Elle accabla de sarcasmes la centrale de ce parti, dont les dirigeants pratiquaient certes le « centrisme » (mais celui-ci n'était aucunement différent de celui préconisé par les Russes) et qui présentait au moins la valeur intrinsèque d'une appréciation, sans doute pessimiste de la situation allemande, mais très proche de la réalité. Sur les « reproches » de Bordiga à l'égard de cette gauche-la, nous reviendrons à propos de textes produits après-guerre.
[53] Dans des articles de presse d'après 1951, Bordiga écrivit, afin de confondre les staliniens qui invoquaient la « souplesse de Lénine » afin de justifier leurs propres et inqualifiables tournants, que cette souplesse était semblable à celle de la tige d'acier qui, après s'être écartée en vibrant de sa position unique initiale, y revient rigoureusement. L'image était peut-être exacte pour Lénine, mais nullement pour les autres bolcheviks.
[54] Cf. la thèse de Pannekoek dans « Lénine philosophe », ed Spartacus, Paris 1970.
[55] Nous reprenons notre compte l'expression utilisée par les critiques de la gauche communiste de cette époque parce qu’elle est historiquement la mieux fondée : les « centristes » (l’USPD en Allemagne, les amis de Serrati en Italie, la direction du PCF en France) sont les continuateurs du centre de la social-démocratie qui, pendant la guerre, s'est prononcé pour la paix mais non pour la révolution et ne se séparera par, physiquement et moralement, des réformistes déclarés. Ironie de l'histoire : peu de centristes authentiques, « en chair et en os » se fixèrent définitivement dans les rangs de la IIIe Internationale, malgré les efforts de celle-ci ; mais l'idéologie centriste investit entièrement l’I.C.
[56] Cette procédure est conforme au centralisme accepté par tous les communistes de l'époque - l'IC tendant à se considérer comme un seul parti, le « parti mondial du prolétariat ». Bordiga la respecta, peut-être avec un scrupule excessif, face aux bureaucrates de Moscou, lors de son conflit avec l'Exécutif. Il préféra, avec sa tendance, quitter la direction du PC d'Italie dès qu'il ne pût ni  endosser la responsabilité d'une politique qu’il jugait néfaste, ni introduire l'indiscipline et la confusion en pratiquant une politique différente de celle qui avait été centralement décidée. Mais ce qui était aberrant dans ce « centralisme » - et que Bordiga critiqua à plusieurs reprises - c'est que l'Exécutif décidait de façon souveraine de la politique des sections de l’IC. Elle se dérobait ensuite devant le résultat de cette politique. Strictement sur ce point, Lévi avait sans doute raison contre Radek (à la fois dirigeant du KPD et intermédiaire entre ce parti  et Moscou) lorsque ce dernier, ayant reconnu les oscillations  de l'Exécutif (à propos de la scission de Livourne dans le PS italien) il voulut que ce soit les dirigeants du KPD(S) qui prennent  ces hésitations à leur compte par une autocritique. Lévi était ouvertement un droitier qui voulait admettre dans l'Internationale de maximum de centristes, mais il était pour des rapports clairs et n'acceptait pas les « combines » de Zinoviev.
[57] Voir la note annexe « Le putsch de Kapp et ses suites ».
[58] Voir en annexe la note consacrée à cet opuscule et à la défense qu’en fait Bordiga.
[59] Sur l'opinion de Lénine à ce sujet, on a encore une fois le choix entre l'hypothèse de l'ignorance et celle de la mauvaise foi :  « de tous les partis d'Occident - écrit-il - c'est précisément la social-démocratie d'Allemagne qui a donné les meilleurs chefs, qui s'est guérie, qui a repris ses forces avant les autres »  (souligné par nous, NDLR) l« On le voit aussi bien pour le parti spartakiste et pour l'aile gauche du parti social-démocrate indépendant d'Allemagne (en italique dans l’original) qui mène une lutte sans faiblesse contre l'opportunisme et la faiblesse des Kautsky, des Ledebour et des Crispien » (Oeuvres, tome 30, page deux, cité par P.Broué page 401).
[60] Ce chiffre, qui provoqua le délire optimiste de Zinoviev et lui inspira des déclarations fanfaronnes, fut ramené à celui de 350 000 membres au 3ème congrès de l’IC par Radek. De toute façon, après le fiasco de « l’action de mars » (1921) le VKPD perdit 200 000 de ses membres. On se rappellera utilement que, d’une façon générale, Lénine, Trotski, tous les dirigeants bolcheviks, se prononçaient pour la formation rapide des PC les plus grands possibles, sans lésiner sur les concessions nécessaires à la réalisation de cet objectif.
[61] Sur 800 000 membres de l’USPD, 400 000 seraient allés au VKPD, le reste, réduit au quart ou au tiers des effectifs du début par la défection ou le ralliement aux social-démocrates «majoritaires », aurait constitué l’USPD « maintenue » (cf. P.Broué, page 432, notes 89, 90).
[62] L’initiative serait essentiellement due à Bronski, officiellement représentant consulaire russe à Berlingen ; en fait émissaire discret, sinon secret, des bolcheviks auprès du KPD. Selon Broué, il lui sera ultérieurement fait reproche de cette décision qui lui barrera la route de promotions ultérieures dans la bureaucratie (ouv.cité, p.900). En fait, la direction responsable de l’appel contre la grève générale est encore celle du KPD(S) – l’unification avec l’USPD de gauche ne se réalisant qu’en fin d’année – mais la centrale communiste, lors des événements relatés, anticipe ce qui sera l’esprit du futur parti unifié : en mars 1920, partout les chefs communistes imitent les Indépendants, s’alignent sur eux. Les délégués du KAPD dénonceront ce fait dans le tumulte du 3ème congrès de l’IC.
[63] Dans les faits, la stratégie social-démocrate et USPD n'est évidemment pas aussi rectiligne. Des solutions intermédiaires ont été tentées, éliminées. Ainsi Legien, le 18 mars, a fait prolonger la grève malgré la pression S.D. Il a envisagé de patronner lui-même un « gouvernement ouvrier ». L’USPD, également, est restée hésitant et divisée avant d'accepter le compromis proposé par le gouvernement. Le grand point d'achoppement de toutes les tractations, dans le plan de Legien, la revendication qui réclame l'intégration des détachements armés d'ouvriers dans les « forces de défense républicaine » mesure qui, aux yeux des militaires et des ministres, ressemble un peu trop à l'armement du prolétariat. Reprendre aux ouvriers les armes qu'ils ont gardées par devers eux sera d'ailleurs le but de l'offensive de la Reichwehr en Allemagne centrale en 1921.
[64] Voir détails dans la note annexe : « la bataille de la Ruhr ».
[65] Broué cite Sévering, haut fonctionnaire prussien (en prévenant il est vrai que son témoignage est sujet à caution) : des dirigeants locaux de Mulheim auraient démontré des intentions très malveillantes à l’égard de Joseph Ernst (Indépendant) venu dans cette ville en tant que représentant du comité de Hagen, et contre Brass, également Indépendant. Sévering cite également un appel de « l’armée rouge » invitant à faire fusiller tous les partisans de la négociation. On aurait aimé que Broué découvre des exemples – et il doit en exister – qui ne seraient pas à la charge des seuls « gauchistes » (ou.cité page 365, notes 146-147).
[66] Lors d’une réunion des 70 délégués des conseils ouvriers de la Ruhr, le 25 mars 1920, à Essen, Pieck,centriste, membre de la direction du KPD, déclare, tout en reconnaissant que les accords de Bielefeld « n'offraient aucune garantie » : « Nous n'avons pas réussi à convaincre les camarades du front qu'il valait mieux cesser la lutte » (souligné par nous, NDLR, P. Broué, page 361). Il est difficile de comprendre l'ampleur de cette divergence entre « gauchistes » et dirigeants du KPD, si l'on tient pour secondaire leur différence radicale de position en ce qui concerne la fonction des syndicats et la signification du surgissement des « comités d’action » en rapport avec les « Unions ». Dans l'Allemagne de 1920 (à la différence de la plupart des pays d'Europe hormis la Grande-Bretagne) les syndicats constituaient un puissant encadrement de la classe ouvrière dans une politique de collaboration avec l'État capitaliste et qui, à ce titre, jouèrent un rôle déterminant dans les événements relatés plus haut : d'abord comme structure de résistance au putsch ensuite comme obstacle au débordement révolutionnaire que rendait possible l'apparition d'organismes directement élus par les ouvriers et tendant à échapper au contrôle de la SD et des Indépendants. Nous reviendrons sur cet aspect du sujet au sujet de la crise survenue sur cette question dans le bordiguisme d'après-guerre (1960-1970).
[67] On en trouvera le récit dans l’opuscule déjà cité « La Gauche allemande », et, avec plus de détails, dans la brochure déjà mentionnée : « La question syndicale dans la IIIe Internationale ».
[68] Voir en note annexe « L’historique du KAPD ».
[69] Voir en annexe la note sur « Le second congrès de l’I.C. »
[70] Klara Zetkine : militante chevronnée, spartakiste, tendance Lévi ; Paul Frölich : « radical de gauche » de Brême, mais n’a pas suivi les « kapédistes » après le congrès d’Heidelberg ; Muzemberg : venu de la gauche des Jeunesses socialistes de Suisse, spartakiste de 1918, fréquents conflits avec le « camarade Thomas » ; position intermédaire à Heidelberg : « groupe-tampon entre Lévi et les « gauchistes » (P.Broué, ouv.cité, biographie, p.920).
[71] Rutgers, Henriette Roland-Host et Winjkoop, tous originaires du groupe « De Tribune », fraction de gauche de la social-démocratie, ayant rompu avec elle avant 1914.
[72] Entendons par là les partis communistes constitués au cours de cette année-là, tardivement gagnés à la cause de la révolution d’Octobre et engoncés dans une routine « centriste » qui, au cours des années suivantes, devait lourdement peser sur le sort de la IIIe Internationale.
[73] On ne s'étonnera peut-être de certaines de nos affirmations péremptoires. Précisons que si nous ne sommes pas toujours sûr des explications que nous avançons, nous le sommes par contre de celles que nous rejetons. Et cela grâce à un argument d'une simplicité écrasante. Il n'y a pas d'historicité qui ne soit, ouvertement ou non, engagée. En général, concernant la période que nous examinons, les interprétations les mieux documentées sont aussi celles qui sont les plus transparentes quant aux orientations et préoccupations actuelles de leurs auteurs, et, celles-là il est facile de les déchiffrer. Quant à nous, nous ne voulons qu’oeuvrer à déjouer les grandes mystifications qui entourent le drame du mouvement communiste et, là aussi, les intentions mystificatrices se décryptent par le même procédé.
[74] Voir note annexe : Cronstadt et le Xe congrès du PC russe.
[75] « Greniers et comptoirs sont pleins  - décrit Benoist-Méchin – tandis que la population meurt de faim » (« Histoire de l’armée allemande »).
[76] L'idée vient de Melcher (KPD(S), leader du syndicat des métaux à Stuttgart) qui permet au PC allemand de dire que l'initiative « vient de la base », mais est contesté par Dissman (USPD « maintenue »)  également dirigeant dans le même syndicat, qui affirme que la formule de Melcher arrive tout droit de Berlin, « soufflée » par Oscar Rush (VKPD, dirigeant syndical des métaux), P. Broué, page 453 et suivantes). La « lettre ouverte », appuyée par la direction du VKPD et généralisée à toutes ses sections, propose «  partis et syndicats ouvriers » une actions commune sur les objectifs suivants : défense du niveau de vie des travailleurs, organisation de l'autodéfense ouvrière, libération des détenus politiques, reprise des relations commerciales avec la Russie soviétique.
La « lettre ouverte » et du 8 janvier 1921 ; elle demande une réponse pour le 21 du même mois. Radek et Lévi, d'accord sur cette tactique, la justifient dans divers articles : il s'agit d'atteindre les 10 millions d'ouvriers syndiqués qui croient en l'action de leurs chefs SPD et USPD et qui pensent que les communistes, en scissionnant  la classe ouvrière, sont responsables de l'impuissance présente de celle-ci. Il faut les convaincre que ces chefs, non seulement ne luttent pas pour le pouvoir du prolétariat, mais refusent de se battre pour les intérêts quotidiens des ouvriers. (P. Broué, page 455)
Il est à noter que cette première proposition de « front unique » doit, selon les chefs de l’IC et du VKPD rencontrer un refus dont ils attendent qu’il provoque le ralliement au communisme d'une partie au moins des ouvriers parmi ceux qui « espèrent pouvoir améliorer leur sort dans la société capitaliste ». Il est aujourd'hui visible que cet objectif se fondait par trop sur une sorte de rationalité du comportement des « ouvriers organisés » et qu'il se ramenait par-dessus  l'implication inextricable des motivations, des passions, ses habitudes, etc...  à  un « choix » nullement libre entre la morsure des besoins économiques et la peur de la répression.
[77] Voir Première partie : la Gauche italienne des origines à 1926.
[78] Voir en annexes la note sur « l’affaire Lévi » qui illustre l’impasse à laquelle aboutit la stratégie de l’IC à la veille de « l’action de mars » de 1921.
[79] L'affaire du congrès de Livourne a des répercussions immédiates dans les rapports entre le VKPD et l’Exécutif. Le récit qu'en fait Brouet a le mérite de fournir divers indices du « climat » existant dans l'Internationale bien avant son investissement par le stalinisme. Selon l'auteur, Lévi, avant son départ pour Livourne, était assuré de l'accord complet de Radek quant aux conditions qui devaient présider à la formation du PC d'Italie : une scission sans doute, mais « le plus à droite possible », « conservant » dans ses rangs Serrati et ses amis et ce afin de « ne pas livrer la section italienne à l'emprise exclusive des gauchistes » (P. Broué, page 460) C'était bien là, d'ailleurs, la ligne observée en Allemagne à l'égard des Indépendants ; Serrati ne se fera pas faute de le rappeler dans son discours à Livourne. Radek, en se déclarant d'accord avec Lévi lors du départ de celui-ci « ignore encore la position prise sur ce point par l'Exécutif ». Lorsqu'il le là connaîtra, il n'hésitera pas à attaquer la position de Levi, d'abord dans un article de Die Rote Fahne, ensuite dans un discours violent lors de la réunion de la Centrale du VKPD le 25 janvier. Ce discours est tellement virulent que Lévi quitte la réunion et que Radek est contraint de lui présenter des excuses. L'incident s'apaise trois jours plus tard, la « diplomatie » interne retrouve ses droits ; l'argument invoqué par Radek se réduit finalement à celui des exigences de sa solidarité avec l'Exécutif. En  en faisant état Radek est amené à révéler les divergences existant au sommet de l’IC et le double souci de celle-ci : ne pas suivre les « gauchistes » mais ne pas rompre avec eux afin que leur action « active » le parti allemand et le tire de sa « passivité ». Là où apparaît le fonctionnaire qu’est devenu Radek (comme la plupart des représentants de l’Internationale, c'est dans le fait qu'après son intervention conciliante, il suggère tout de même à Lévi de procéder à une sorte d’autocritique déguisée, présentée comme une participation à l’élaboration de la tactique internationale : «  exprimer nos critiques et nos opinions de façon positive ». Mais Lévi, durement, met le doigt sur le vrai problème : ou il a tort ou il a raison. S'il n'a pas tort, comme semble l'admettre Radek, la direction du VKPD n’a rien à modifier à ses résolutions. « L'Exécutif - dit-il avec fermeté - corrigera ses erreurs. Cette correction ne peut venir que de Russie » (souligné par nous, cité par Broué page 460).
[80] Sur toutes ces questions – situation de la forteresse, légitimité ou non des revendications des marins, influence réelle ou non des mencheviks et S.R., ainsi que sur les horreurs qui marquent le combat, voir la note annexe : « La bataille de Cronstadt et le Xe congrès du PC russe ».
[81] Nous n'aborderons pas ici les thèses  « syndicalistes » de cette opposition et sa non-orthodoxie sur la question des compétences respectives de l’Etat, du parti, à des syndicats, etc.  La grande sévérité théorique avec laquelle les a traitées Bordiga semble. Bien ne reposer que sur sa foi indiscutable en la totalité du bolchevisme. Aujourd'hui, si longtemps après l'achèvement du cycle historique de l’I.C. on est fortement tenté  - sur le point de l'appréciation rétrospective des forces engagées au cours de sa lutte - de récuser le critère théorico-doctrinal comme seul critère, voire comme critère principal. Nous ne cesserons pas d'en parler chaque fois que nous constaterons l'appui inconditionnel apporté par  Bordiga à Lénine : il ne s'agit plus de poursuivre la chimère du « redressement » du mouvement communiste, auquel Bordiga a cru jusqu'à sa mort, mais plus modestement d'essayer de relater les circonstances de son échec.
[82] Sur ce point aussi, les positions bordiguistes mériteraient d'être examinées. Leur refus de l'existence de fractions dans un parti communiste concerne essentiellement les conditions de formation de ces partis et particulièrement celles du regroupement des opposants au stalinisme : il s'agissait d'exiger de tous les membres qu’ils soient d'accord dès le départ. Ceci était surtout dirigé contre la constitution de telles organisations à l'aide de conglomérats de tendances hétérogènes. Dans le cas du parti bolchevique, l'existence des tendances était une réalité liée à l'histoire même du mouvement prolétarien en Russie. L'interdiction statutaire et frauduleuse à la fois, au Xe congrès, des survivants de ces tendances n'est en réalité que le prolongement pur et simple, sur le plan de l’organisation politique ouvrière, de la répression d'État. D'ailleurs, en ce qui concerne l'apparition de fractions dans un mouvement formellement unitaire, Bordiga a été conduit à affirmer que l'initiative « fractionniste » a toujours fait plus honneur à ses auteurs qu'à leurs adversaires, jésuites champions d'un culte de « l'unité » dissimulant le plus honteux si mépris des principes.
[83] Fin 1920, le KAPD avait été admis comme « parti sympathisant » dans l’IC. Le VKPD, l’année suivante, avait adopté, sous la pression de l’Exécutif, des dispositions diverses en vue de combats réels. Mais l’offensive de Horsing devance ces préparatifs et, mettant en évidence l’état d’impréparation de la centrale ainsi que les réticences de la direction Lévi à l’égard de toute action violente, réveille le conflit entre les deux orientations possibles dans le VKPD et pour l’I.C. : le « repli » ou « l’offensive » - conflit qui prit un ton dramatique après les événements de Cronstadt.
[84] Voir la note annexe sur le 3e congrès de l’I.C.
[85] Etant à Vienne lors des événements de mars, Lévi avait écrit à Lénine pour lui rapporter ce qu’avait déclaré Bela Kun (en présence de Clara Zetkin) concernant la nécessité, pour la Russie, de l’éclatement d’importants mouvements sociaux en Occident, principalement en Allemagne et donc le devoir du VKPD de passer à l’action (L’opinion de l’émissaire de l’I.C. se rencontrait donc pour des raisons diamétralement opposées, avec celle de Rühle pour imputer aux Russes l’initiative d’une offensive ouvrière en Allemagne). Selon Lévi, la centrale, subissant la pression de l’Exécutif, a commis une lourde erreur : vouloir « organiser des grèves contre la majorité du prolétariat » et u ne faute impardonnable lorsqu’elle a lancé des chômeurs occuper des usines où mes ouvriers voulaient travailler. Lévi conclut sur le constat suivant : renforcement de la bourgeoisie, faiblesse du VKPD dont les 500 000 membres représentent seulement 1/16 des travailleurs ; le PC allemand « n’influence ni les classes moyennes, ni la majorité du prolétariat » (20% des ouvriers votent pour lui). Lénine, dans sa réponse, exhorte Lévi à la patience, se déclare d’accord avec lui sur le fond et désavoue – sans le nommer – l’émissaire de l’I.C.
[86] La version bordiguiste de cette affaire ne conteste pas que Lévi se soit basé « sur des considérations de fait » (en italique dans le texte) et elle admet qu’il se meut sur un terrain « où la critique peut-être justifiée même (…) dans la bouche d’éléments non seulement de droite mais d’extrême-droite ». Cependant le texte de la « Storia della Sinistra… » Vol III ajoute : « En réalité, il y a en Lévi une intolérance organique pour le parti centralisé et discipliné  à la bolchevik » qui le conduira inévitablement à trouver son ubi consistam dans l’Internationale deux et demi, d’abord, dans la Seconde Internationale ensuite » (termes en italique dans le texte, Storia della Sinistra comunista III du 2e au 3e congrès de l’I.C., septembre 1920-juin 1921, Editioni il programma comunista del partito comunista internazionale, 1986, p.374, note 84).
[87] Lévi  l'action affirme dans sa brochure que l 'initiative (de l'action de mars, NDR) n'est pas venue du parti allemand » et qu'on ne sait pas  « qui en porte la responsabilité ». Il décrit sans ménagement les méthodes de l’I.C. : « envoyer à l'extérieur des gens irresponsables que l'on peut ensuite, selon les besoins, approuver ou désapprouver... ». Méthode bien comme un commode, commente-t-il en substance, mais « catastrophique pour la troisième Internationale ».
Les délégués de l'Exécutif auprès des partis nationaux ajoute-t-il plus loin, « ne travaillent jamais avec la centrale du pays, mais toujours derrière son dos, et souvent contre elle. Ils trouvent audience à Moscou et les autres non. C'est un système qui doit obligatoirement miner toute confiance pour un travail commun, tant chez les camarades de l'Exécutif que dans les partis adhérents. Ses camarades sont la plupart du temps inutilisables pour la direction politique, est d'ailleurs trop peu familiarisés avec ces problèmes. Il en résulte une situation navrante : il manque une direction politique émanant du centre. Tout ce que l'Exécutif fait dans ce sens, c'est d'envoyer des appels qui viennent trop tard et des excommunications qui viennent trop tôt. Une telle direction politique de la part de l'Internationale communiste ne peut conduire à rien d'autre qu'à une catastrophe (...). L'exécutif n'agit pas autrement qu'une tchéka projetée par-dessus les frontières de la Russie : une situation impossible » (cité par P.Broué page 495).
On a vu plus haut, dans une note précédente, que l'auteur de la « Storia della Sinistra... » reconnaît le bien-fondé des critiques de Lévi à la charge de l’I.C., mais semble en réduire la portée en invoquant l'orientation droitière de Lévi et son évolution ultérieure en direction de la social-démocratie.
Or le grief principal fait à Lévi – son « intolérance organique » envers la discipline « à la bolchevik » n'explique pas tout. De cette discipline, l'intéressé s'accommodait fort bien lorsqu'il l’utilisait lui-même pour exclure « les gauches » KAPD à Heidelberg. En 1921, s’il rue dans les brancards de la discipline « bolchevique » ce n'est nullement en raison d'une divergence politique sur le fond avec Lénine, Trotski, etc... mais au contraire parce que les directives « activistes » de l'exécutif sont finalement en contradiction avec cette ligne qui leur est commune. On ne se tirera donc pas de l'imbroglio en expliquant l'incartade de la brochure de Lévi par un désaccord de principe avec l’I.C. et le parti bolchevik... surtout si on reconnaît que les critiques de Lévi contre l'exécutif sont fondés et que la « discipline bolchevik » recouvre ici de singulières méthodes. Il faudrait au contraire essayer de déterminer à quelles forces véritables, à quel dynamique réelle obéissaient alors les directives de Moscou lorsqu'elles faisaient alterner la conquête des masses réformistes -- donc le rapprochement avec la social-démocratie -- et la lutte radicale -- donc en premier lieu centrée sur cette dernière en tant que pilier du régime capitaliste en Allemagne.
[88] « Le prolétariat se devait de prendre l’offensive ». Même au prix d’une défaite c’était « l’unique façon de conquérir les masses… et de faire pénétrer dans (leur) conscience la situation politique objective » (cité par Broué, page 508). La position bordiguiste sur la « théorie de l’offensive », tout en reconnaissant « sacro-sainte » la riposte violente, armée, des ouvriers allemands aux attaques lancées par Horsing, dénonce comme une faute de ne pas avoir donné à cette riposte des objectifs précis, accessibles mais défensifs (« Storia…, chapitre sur l’Action de mars).
[89] Ce mouvement « vers la gauche » s’accompagne d’un vœu de fusion avec le KAPD – fusion que Rosenberg estime possible après le départ des « droitiers ». Mais Gorter, dans une brochure sur « l’action de mars », a attaqué trop durement toute la ligne du VKPD pour que cette fusion puisse être envisagée (P.Broué, page 505).
[90] Déclaration de l’Exécutif du 26 avril (cité par Broué page 509) : « Sur le pamphlet de Lévi, il y a eu unanimité absolue. L’avis général a été que Lévi est un traître. Au nom du parti bolcheviks et de l’Exécutif de l’Internationale communiste tout entière, le camarade Zinoviev a dit : « C’est un abominable mensonge que de prétendre que le comité exécutif ou ses représentants ont provoqué le soulèvement de mars. Cette fable a été nécessaire pour les besoins de la contre-révolution allemande au côté de laquelle Lévi s’est rangé » (souligné par nous NDR). Avec Zinoviev, Trotski, Boukharine, Rosmer (et Beal Kun !) Lénine, qui dira quelques jours plus tard à Clara Zetkin que Lévi a raison, a signé, lui aussi, cette diatribe !
[91] Argument surprenant qui ne laisse pas de place à une autre explication que celle de la partialité et du parti pris de son auteur contre les « gauches ». L'offensive décidée par Hersing, en effet, avait pour but de désarmer les ouvriers dans une région où ces derniers avaient conservé leur armement de l'époque du putsch de Kapp. Aucune constitution bourgeoise ne reconnaît aux ouvriers le droit d'avoir des armes ; prouver « d'avoir le droit pour soi » impliquait en premier lieu de rendre ces armes ; c'est-à-dire renoncer ouvertement à cette préparation révolutionnaire à laquelle l'Exécutif ne cessait de les exhorter en critiquant leur « passivité ». L'attitude de Lénine, qui se veut réaliste, face aux « inepties » de la théorie de l’offensive, montre être dans certains cas en contradiction avec les conditions effectives de l’action de mars. Ainsi, dans l’entreprise géante de la Luna-Werk où 12000 ouvriers en armes attendent des directives précises d’intervention – intervention dont la nécessité est indiscutable, quelle que soit la stratégie choisie, défensive ou offensive, car d’elle dépend la résistance des autres centres grévistes assaillis par la police et l’armée. Ces 12000 ouvriers restent finalement inactifs, en grande partie à cause du conflit qui oppose leurs fins chefs. L’un de ces deux « présidents », partisan d’une passivité totale, et qui ne cesse de mettre en garde contre les « provocations », appartient à la tendance qui a toujours eu les faveurs de Lénine contre les « gauches » : celle qui est issue des Indépendants. L’autre « président » qui, lui, appelle à agir, appartient au KAPD dont Lénine a décidé l’exclusion !
En fait, Lénine utilise abusivement les faiblesses et inconséquences de la « théorie de l’offensive » sans prendre la peine d’en analyser les causes qu’il faut rechercher dans la réaction – sans doute sur un mode passionnel et désespéré – des ouvriers littéralement agressés par un adversaire résolu et sanguinaire – ceci en présence de tout un parti communiste effectivement passif.
L’historiographie bordiguiste actuelle prend en considération cette « incompréhension » de Lénine mais en glissant assez rapidement sur ce point pourtant très important dans l’évolution de la IIIe Internationale. Peut-être est-ce à cause d’une crainte que nous croyons non fondée : qu’aller au-delà de la critique dressée en son temps par Bordiga, tout à la fois contre la formule déplorable de la « théorie de l’offensive » que contre le tournant à droite que représentait l’unanimité de l’I.C. contre cette théorie, amoindrirait la valeur historique de la position prise alors par la gauche italienne (cf. Storia… chap. sur « L’Action de mars »).
[92] « L'Exécutif est d'avis que l'action de mars n'était pas un putsch... (terme) ridicule…quand un demi million de travailleurs ont combattu (...) Le parti allemand n'a pas dans l'ensemble à avoir de cette lutte, bien au contraire » (cité mais P.Brouet, page 520). Cette déclaration calque les termes du compromis conclu au sommet : « l’action de mars », lutte justifiée mais qui aurait dû rester défensive, ce qui permet de rejeter l'appréciation de Lévi (« putschisme »)  et de concentrer sur lui seul la sévérité et l'amertume du parti et de ses membres ; c'est-à-dire, en fin de compte d'escamoter les critiques qu'il a faites sur les oscillations de l'exécutif. C'est aux limites de cette version officielle des faits que se limite le jugement bordiguiste actuel (cf. « Storia… » chapitre cité).
[93] Cette méthode du « bouc-émissaire » constitue peut-être le grand précédent qui inspirera les procédés futurs de l’IC. À partir de ce moment là au moins toutes les grandes questions  dans la gestion du mouvement communiste (et « l’affaire Lévi  » en est une parce que Lévi a révélé brutalement les faiblesses essentiellement bureaucratiques de cette gestion) seront traitées avec un mépris de tout étatique parfaitement lisible à travers l'usage de procédés caractéristiques : diplomatie et notes occultes, intervention secrète des missi dominici envoyés par Moscou, contradictions flagrantes entre la forme et le contenu des discours, le ton des analyses et la nature des décisions. Ainsi, Lénine, après s'être assuré de l'appui de Trotski et de Kamenev contre les « gauchistes » de l’IC et leurs adeptes allemands de la « théorie de l'offensive » avait-il déclaré confidentiellement à Clara Zetkin qu'il faudrait « consoler » pour ces gauchistes, en «  leur donnant quelques miettes » (c'est-à-dire la tête politique Lévi). A Clara Zetkin également, et avant que la publication de la brochure de Lévi n'ait rendu la situation irréversible, Lénine avait promis qu'après quelques mois de retraite observés par l'intéressé, sa réinsertion dans le l’IC et le parti deviendrait possible. On pourrait objecter, sans que ce soit une considération atténuante, que les mêmes procédés étaient devenus de règle dans le VKPD lui-même, déchiré par les haines fratricides. Mais cette situation n'existait-elle pas en germe dans les décisions du début à Heidelberg et au second congrès de l’IC quand les dirigeants bolcheviks se satisfaisaient des discours des « centristes », en dépit des réticences des divers gauches ? En tout cas cette faiblesse de jugement des bolcheviks, leur incapacité à déjouer le triomphe final de ce « centrisme » sur lequel ils croyaient s'appuyer, s’inscrit en faux contre le jugement facile et simpliste d'aujourd'hui concernant leur machiavélisme politique.
[94] En France, les débats du troisième congrès de lycée (et non pas les thèses et manifestes qui figurent dans le reprint d'une brochure de la Librairie du Travail consacrés au texte officiel des quatre premiers congrès de l’IC) n'avaient jamais été publiés jusqu'à 1972, époque à laquelle les membres de la « Vieille Taupe » et de la revue « Invariance» exhumèrent du texte allemand du Protokoll du congrès les interventions des trois délégués « kapédistes» : Sachs, Seeman et Hempel.
Sachs (pseudonyme de Swab) critique le rapport de Trotski -Varga parce que n'ayant pas mis en évidence le poids supporté par le prolétariat du fait de la reconstruction du capital en Allemagne ainsi que la destruction de ce prolétariat par le chômage, ce qui n'est pas simplement une conséquence objective de cette reconstruction mais aussi une arme de la bourgeoisie dans la lutte des classes.
Seeman (Rodenbach) poursuit sur les mêmes thèmes : le capitalisme reste historiquement condamné mais il a surmonté sa crise d'après-guerre (grâce, notamment, à la solidarité effective des capitalismes anglais, français et américains) si le conflit qu'envisage Trotski entre l'Angleterre et les États-Unis reste possible, il n'est pas prochain. Seeman aborde ensuite un point épineux : la « soupape de sûreté » que constitue, pour le capital allemand, l'ouverture du marché russe ; mais il n'avance sur ce terrain qu'avec des précautions de forme qui en amoindrissent la portée subjective.
Hempel (Appel Jean s'attache à la critique des syndicats en tant qu'organismes de régulation des conflits sociaux et qu'intermédiaires efficaces pour la conciliation avec le capital. Il revient sur le fait que la « reconstruction » allemande s'effectue au prix de millions de chômeurs et que la bourgeoisie utilise cette division forcée entre chômeurs et ouvriers pourvus de travail pour rendre impossible toute résistance ouvrière. De cette constatation il déduit la nécessité de luttes à tous les niveaux, le bannissement de toute politique qui peut aider à la reconstruction  du capital ; donc, déjà, implicitement, la tactique de la « lettre ouverte » et du gouvernement ouvrier qui ne peuvent se concevoir sans une stabilisation des rapports sociaux, sans la consolidation du pouvoir d'État et sans la participation à la continuité du jeu parlementaire. (Naturellement, cette appréciation, Lénine ne la lui pardonnera pas !)
Hempel pour étayer sa position, en vient à des exemples dédaignés par les historiens « engagés », trotskistes notamment, et qui, pourtant, soulèvent un coin du voile quant au contenu actif de la « passivité » et des  atermoiements du VKPD. Hempel révèle ainsi l'attitude de la centrale allemande lors de la guerre russo-polonaise de l'année précédente en ce qui concerne particulièrement le transit, par l'Allemagne, du matériel destiné aux troupes de Pilsudski: ce furent les journaux du KPD et de l’USPD qui dénoncèrent et combattirent le plan de sabotage de ces transports que le KAPD avait conçu pour aider effectivement l'offensive des Russes et ces mêmes forces politiques qui attaquèrent ce plan en le traitant de « provocation policière » n'en conservèrent pas moins les faveurs de Moscou. Quant à la « lettre ouverte », Hempel déclare qu'elle n'a eu aucun résultat, sinon des tentatives de marchandage avec le gouvernement. Il expose ensuite ce qu'on a appelé la conception «  unioniste » qu'il n'y a pas lieu de définir à nouveau ici.
Sachs, revenant à la tribune après le rapport de Radek sur la tactique, s'attache à montrer que, lors du putsch de Kapp en 1920 et lors de « l'action de mars » de l'année suivante, c'est la question inchangée, du KPD d'abord, du VKPD ensuite, qui a conduit à l'échec. Il s'en prend à l'attitude politique de Brandler et de Heckert dans le secteur de Halle, lieu d'importance décisive au moment de l'offensive d’Horsing, mettant en évidence le fait qu'on a toujours trouvé le VKPD du côté de la «  passivité » et le KAPD du côté de l'action. Il constate que les  « millions de mains » qu'on a fait se dresser grâce à la tactique de la «lettre ouverte » ne devaient pas appartenir à des ouvriers « conquis au communisme » puisqu'on a retrouvé aucune lorsqu'il s'est agi de se battre. Sachs conclut par une mise au point concernant une attaque déclenchée la veille par Boukharine contre Gorter et parce que de ce dernier a parlé de grève ouvrière ayant précédée la révolte de la forteresse de Cronstadt. Boukharine, dit Sachs, a utilisé contre Gorter des arguments qui n’existent que sur le papier, qu’accepte un congrès non informé des faits, mais qui ne seraient pas écoutés en Allemagne où  nombre d'ouvriers connaissent et comprennent le KAPD. (en ce qui concerne les thèmes et résolutions du congrès voir la note annexe).
[95] Cf. en note annexe : Bref historique de l’AUE et du KAPD.
[96]  Clara Zetkin,  dans son effort pour défendre Lévi lors des discussions préliminaires du troisième congrès, avait rassemblé divers témoignages sur l'action de mars, mais qu'elle n'avait pas pu exhiber parce que la police les avait saisis lors de son passage de la frontière (incident que les « gauchistes » jugeaient suspects). Les documents portant ces témoignages sont publiés par le Vorwärtz, organe SPD qui les tient naturellement du ministère de l'intérieur de la Prusse. Ces témoignages révèlent certains procédés utilisés tirés notamment par Eberlein - pour « soulever »  les ouvriers d'Allemagne centrale : projets d'enlèvement, attentats, c'est... qui mettent également en cause Radek dont il est montré qu'il a pris, lors des événements de mars, des décisions, incombant aux seuls dirigeants allemands. Fort de cette « démonstration », Friesland et ses amis tentent de faire exclure Eberlein, son principal argument étant le « danger gauchiste » à Berlin (ou Fisher, Maslow ont la moitié des militants derrière eux). À la séance du 12 décembre 1921 du Politbureau, Friesland et ses partisans essaient d'obtenir plus de liberté d'action pour la centrale allemande, moins de contrôle de la part de l'Exécutif. Mais plusieurs « droitiers » (notamment  Clara Zetkin) quoique d'accord sur le fond ne suivent pas Friesland, préfèrent une politique de balance entre  la gauche et la droite du parti. Friesland est mis en demeure d'aller s'expliquer à Moscou. Il refuse et est exclu. (Durant les années suivantes, cela deviendra une « solution » aux conflits internes de l’I.C. d'envoyer les récalcitrants des partis extérieurs se faire idéologiquement « recycler » en Russie).
[97] « Il subsiste en effet dans les cadres du parti allemand une tendance (droitière) aux racines profondes dont aucune exclusion ne peut venir à bout et que les événements de 1921 ont incontestablement renforcée. Nombreux sont les militants qui n'ont pas voulu  condamner en Lévi et en Friesland des idées qui sont les leurs, mais seulement des actes d’discipline, les initiatives qui divisent le mouvement communiste, portent atteinte à la solidarité avec le parti russe. La pression de l'Exécutif avait été capable de les entraîner à gauche, en mars. Pour beaucoup, qu'ils aient plus ou moins résisté, comme Brandler, à cet entraînement, ou que, comme Frölich, ils aient foncé tête baissée dans l'offensive, la défaite, puis les réprimandes subies à Moscou ont représenté de véritables chocs. Des militants comme Brandler , Thalheimer, Walcher, Ernst Meyer, qui avaient pendant les années du KPD (S) combattu de toutes leurs forces le « gauchisme »  peuvent à présent mesurer la gravité de de leur rechute dans cette « maladie infantile » et en évaluer le coût. Ils seront désormais résolument «  droitiers », systématiquement obstinés dans une attitude de prudence, bardés de précautions contre la tentation putschiste et même le simple réflexe gauchiste. Convaincus par les dirigeants de l'Internationale de l'ampleur de la bévue qu'ils ont commise, ils en perdent confiance dans leur capacité de raisonner et renoncent souvent à défendre leur point de vue pour se rallier de façon systématique à celui des bolcheviks, qui, eux, du moins, ont su vaincre ».(P.Broué, ouv. Cité page 554,).
En dépit des réserves qui peuvent être faites à l'égard de l'analyse générale de l'auteur de cette appréciation, et dont ce dernier ne fait aucun mystère, ces lignes semblent bien rendre un compte exact de la situation infériorisée dans laquelle se sont trouvés les communistes allemands, moins par le fait qu'ils n'ont pas su constituer une « gauche » que par l'attitude même adoptée par Moscou.
[98] Se joignent à eux des jeunes venus à la politique postérieurement à la période spartakiste : Gerhard Fischer (frère de Ruth) W.Sholem, L.Korpus, Heinz  Neumann, ainsi que d'anciens délégués révolutionnaires : Grylewich, Gesche, Grothe, en contact avec les ouvriers de Berlin, les chômeurs ou les ouvriers eux-mêmes ;
[99] Bordiga, dans ses articles d'après-guerre a été sévère à l'égard de cette « gauche » - jugement que confirmerait l'évolution ultérieure, pro-zinoviéviste puis pro-stalinienne des Fischer, Maslow.
[100] « Les mêmes prolétaires qui regardaient en spectateurs, tranquillement, comment le capital remettait en place son règne, les mêmes qui espéraient du renforcement du capitalisme l’amélioration de leur situation, voient maintenant s'enfler la vague de misère et veulent s'y opposer. Ils espèrent encore pouvoir livrer cette bataille défensive seulement dans le cadre du capitalisme. Ils espèrent pouvoir échapper à la nécessité de livrer ce combat de façon révolutionnaire. Mais ils veulent défendre la goutte de lait de leurs enfants. Ils veulent défendre la journée de huit heures. Ils ne veulent pas que leur sang serve de remède-miracle pour rajeunir le capitalisme. C'est à travers les luttes économiques qui vont et viennent dans le monde capitaliste que se construit lentement le front uni du prolétariat » (Radek, Discours à  Moscou, 9 mars 1922, cf. Broué page 564).

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