LA
GAUCHE ITALIENNE
DANS L’EMIGRATION
Bordiga
ne s'est jamais vraiment étendu sur la période d'émigration du mouvement qui,
bon gré mal gré, est resté lié à son nom. Nous examinerons ultérieurement les
diverses hypothèses qui peuvent expliquer un tel silence. Retenons pour
l'instant la spécificité de cette période qui peut intéresser l'historien dans
la mesure où elle consigne une expérience originale directement vécue au
contact de différents groupes oppositionnel au moment précis où se déroulaient
des événements pour le sort du siècle.
Les
communistes italiens, pour la plupart jeunes, qui, vers 1923-24, échappèrent à
la répression fasciste en se réfugiant en France, en Belgique ou même en
quelque lieu plus éloigné, possédaient une rude expérience politique, âprement
mûri dans la lutte contre les chemises noires. Mais il est très probable qu'ils
ignoraient tout du communisme dans les autres pays - et particulièrement de
celui d'Allemagne ou l'aile radicale du mouvement pouvait se comparer à celle
des « abstentionnistes » italiens. De plus ils étaient appelés à vivre de plus
près et plus directement que leurs camarades emprisonnés en Italie les pénibles
étapes qui se conclurent par le triomphe du stalinisme dans tous les PC. Ils
vérifièrent en quelque sorte de leurs yeux le bien-fondé des mises en garde que
la Gauche
italienne avait formulées en vain auprès de l'Internationale ; ils
enregistrèrent, en somme dans le détail, la réalisation méticuleuse du
processus de décomposition qu'ils avaient dénoncé sans avoir pu y sensibiliser
une base ouvrière avec laquelle, pourtant il s'acharnèrent désespérément à
rester en contact.
Une
telle expérience, dont Bordiga retint exclusivement les grandes lignes
historiques dans le bilan établi au lendemain de la guerre, peut être
considérée comme "l’acquis" plus particulièrement propre à la
fraction émigrée de la Gauche
italienne. Elle permit à cette fraction d'opérer au contact d'opposants de
gauche non-italiens, une radicalisation d'attitude théorique sur certains
points en avance sur celle des militants de gauche restés en Italie et sur
Bordiga lui-même.
Les
détails en étaient peu ou pas connus avant que la brochure du C.C.I. ne nous en
fournisse un nombre impressionnant qui, textes à l'appui, nous éclaire sur
l'évolution des «bordiguistes » émigrés sous l'effet du « milieu »
historique dans laquelle la force des choses les avait propulsés. Les contacts
avec les militants de la Gauche
allemande furent quelquefois directs, mais directs encore davantage les heurts
avec la direction du PCF, qui avait accepté « les bordiguistes » émigrés
mais, à force d'intolérances et de turpitudes, les contraignait à séjourner
comme en un camp retranché. Le « kapédisme », ouvertement condamné
par Bordiga, fut également rejeté, au plan « officiel » par la fraction émigrée
de la gauche italienne, mais avec beaucoup plus de nuances et en ne se limitant
pas à refuser les points de divergence centrale avec la position
« bordiguiste » : primauté du parti sur les conseils. Le «kapédisme » n'en influença pas moins la Gauche italienne émigrée :
dans les cas extrêmes il y eut au sein de celle-ci de véritables conversions
aux thèmes des communistes de gauche allemands ; dans les cas modérés, les conceptions
« bordiguistes » s'infléchirent partiellement en faveur des critiques
formulées par la gauche allemande à l'adresse du « pouvoir prolétarien » et de
la défiance qu'elle préconisait à l'égard de ce pouvoir durant toute la période
transitoire vers le socialisme. Que ces critiques et réserves se soient
imposées aux émigrés de la gauche italienne sans les déloger de leur position
de principe sur la question du parti et de la dictature du prolétariat, sans
leur faire abdiquer en un mot que l'essentiel de leur
« bordiguisme », voilà qui démontre, chez ces critiques et réserves,
une force suggestive que ne s’explique que par la nature objective,
indiscutable des griefs « kapédistes ».
Ces
griefs, Bordiga, comme nous l'avons vu précédemment, n'a jamais voulu les
prendre en considération et, comme le rappelle la brochure, l'a clairement
signifié, surtout en ce qui concernait un point qu'il jugeait inacceptable : la
lutte contre l'organisme syndical, jugé par la Gauche allemande comme
ouvrier mais « intégré » au capitalisme, perdu pour le prolétariat, alors
que, selon Bordiga, il demeurait encore et toujours, même s'il était corrompu,
un vrai « centre ouvrier ».
La
formation de la K.A.I.
par Gorter - qui fixe en la
Russie soviétique le principal ennemi du prolétariat mondial
- rend irréversible la rupture entre la Gauche allemande et la Gauche italienne. Pourtant,
au moins entre Bordiga et un « bordiguiste » émigré et gagné aux positions
kapédistes, les relations ne semblent pas rompues. Pappalardi,
ex-abstentionniste, très informé des positions du KAPD connues par lui lors de
ses séjours en Allemagne et en Autriche, est à ce point convaincu de la
justesse de ces positions qu'il démissionne du parti communiste d'Italie vers
1923, s'installe en France, traduit et présente au cinquième congrès du PCF
(Lille, 1926) les « Thèses de Lyon » de Bordiga[1]
et s'efforce de convaincre ce dernier.
On
sait déjà que Bordiga ne fut pas de cet avis ; mais tout laisse croire que
l'initiative de Pappalardi ne heurte pas les militants de la gauche d'Italie
émigrée, parmi lesquels Damen, à cette époque récemment arrivé à Paris et
représentant officiel des « bordiguistes » auprès du PCF, conserva depuis
certaines positions proches de celles du KAPD et dont on retrouve comme une
trace lors des désaccords qui surgirent bien plus tard, en 1951-52, entre
l’intéressé et Bordiga.
Cet
embryon de greffe «kapédiste» sur le bordiguisme impliqué un certain éclectisme
dont il faudra tenter de trouver la clé lorsque nous en viendrons à la
situation qui provoqua la rupture de 1951-52. L’échec d’une autre
« greffe » beaucoup plus caractérisée – celle à laquelle est liée le
nom de Pappalardi – nous retient pour l’instant car ses péripéties jettent un
jour intéressant sur la situation des groupes révolutionnaires en France vers
le milieu des années 1930. On ne peut à
ce propos éviter quelques considérations sur l’avantage relatif du bordiguisme,
dans sa position pourtant inconfortable d’opposant par rapport à cet autre
opposant, plus radical encore, qu’était le kaapédisme. A l’échelle des
influences respectives des deux mouvements, le paradoxe fut peut-être que celui
qui possédait la conscience la plus exacte de la situation du prolétariat et de
la fonction qu’assumait déjà la IIIe Internationale, fut, de ce fait-là, plus
faible et plus imprécis que celui dont les illusions encore vivaces sur la
possibilité de réveiller ce prolétariat et de « redresser » cette
Internationale constituaient une précieuse force et un solide ciment.
Nous
avons déjà essayé d’expliquer pourquoi Bordiga ne pouvait voir le kaapédisme
qu’au travers du prisme déformant de Lénine, des bolcheviks et même… du
« droitier Lévi ». Mais ici, dans l’alternative de 1926, cette
incompatibilité idéologique est marquée par des divergences plus immédiates.
Outre les nuances qui séparent les deux courants oppositionnels quant à la
perspective générale – les « bordiguistes » se polarisent beaucoup
moins que les kapédistes sur la prévision d’une crise catastrophique du
capitalisme – leurs situations respectives les propulsent dans des voies
opposées. Les kapédistes ont bien compris qu’il était impossible de
« redresser » l’IC, mais non seulement ils n’ont même pas pu le
tenter au 3e congrès mais ils sont depuis totalement hors du
mouvement réel. Les « bordiguistes » par contre, constituent encore
une force, et une force compacte dans le mouvement international. En France,
ils détiennent la majorité dans la partie politisée de l’immigration italienne,
ils ont encore un certain temps la possibilité de s’exprimer dans le PCF[2].
Il est donc normal que cette forme les incite à rester dans l’IC pour y agir et
à conserver cette possibilité le plus longtemps possible, fut-ce en y subissant
censures, brimades, vexations de toutes sortes.
S'il
n'est pas impossible qu'au vu de cette situation « privilégiée » des
« bordiguistes », Pappalardi crut le moment venu de concilier les
positions de la gauche allemande et de la gauche italienne par une sorte de
renforcement mutuel des deux courants, ceci devint bien plus difficiles les
années suivantes - cette fois non pas à cause de réticences des « bordiguistes
» à l'égard des kapédistes mais au contraire parce qu’un certain nombre de
partisans de Bordiga en vinrent à penser qu'il n'était plus possible d’oeuvrer
« dans la mouvance de l'internationale ». À ceux-là, il n'était plus possible
de différer le choix : ou « accepter » la poursuite du militantisme dans l’I.C.
ou rompre avec la fraction « bordiguiste » émigrée. À ce point l'évolution de
la situation, l'attachement à Bordiga de certains militants émigrés, de même
que l'extrême faiblesse des moyens matériels dont disposait Pappalardi, entre
en ligne de compte, peut être tout autant que les divergences d'orientation
entre les « deux gauches », pour expliquer son échec.
Cet
échec ne se réalisa pas une façon rectiligne. Lors ce que la contre-révolution
stalinienne devint active et évidente - tout au moins spectaculaire - le groupe
formé autour de Pappalardi se renforça.
L es « bordiguistes » qui
le rejoignirent à ce moment-là - et par là adoptèrent des positions
proches de celles du KAPD - furent mûs par l'impatience que provoquait en eux
la tactique d’attente préconisée par Bordiga. Il faut noter à ce propos que le
désaccord de ce dernier avec les opposants de gauche allemand n'est pas aussi «
dogmatique » que ce qu'on peut le croire à l'examen de la nature des
divergences avec KAPD, et, surtout, qu’il fut aussi impitoyable que l'on s'est
complu à le penser quelque 30 ans plus tard. Si Bordiga est prudent et méfiant
à l'égard de la nouvelle gauche apparue dans le parti communiste allemand
officiel et dont le chef est Korsch, c'est moins parce qu'il n'en partage pas
les positions idéologiques ou qu'il les trouve trop imprécises que parce qu'il
en désapprouve totalement la tactique : rompre avec l'Internationale
communiste, créer de nouveaux partis communistes. Une conviction demeurera au
contraire inébranlable chez Bordiga : il ne faut pas songer à la construction
de partis révolutionnaires aussi longtemps que la situation objective
n'évoluera pas vers des conditions elles-mêmes révolutionnaires. Cette position
de principe épargnera aux bordiguistes bien des déconvenues semblables à celles
qui affectèrent leurs « frères rivaux », les trotskistes, mais elle usa un
certain nombre d'entre eux qui ne pouvaient supporter leur immobilité politique
forcée au moment où le stalinisme commencé à se démasquer - tout au moins aux
yeux des informés. Ces informés étaient précisément très peu nombreux ; ce qui
explique bien des choses, notamment le souci de Bordiga et de ses adeptes de
démontrer la trahison stalinienne avant d'en tirer toutes les conséquences
logiques et définitives, mais laisse supposer aussi - ce qui reste encore
obscur en l'état actuel des choses - que le bordiguisme « orthodoxe » ne
réalisait pas intégralement l'étendue et la portée de l'influence prise par
Staline et sa clique dans l'international et le parti russe. Sur ce point
pèseront, des années durant, une équivoque et un doute qui empoisonneront
encore longtemps après les rapports entre Bordiga et Damen, ce dernier
soupçonnant, chez le leader de la gauche italienne, la persistance d'une
tendance à minimiser la place primordiale de la Russie et de son réseau
politique international dans le camp de la contre-révolution.
Il
semble bien en tout cas que la fraction émigrée de la Gauche italienne affichait
plus catégoriquement que son chef la conviction du caractère irréversible de la
défaite des éléments révolutionnaires à l'intérieur des organisations
communistes de tous les pays. Ce qui permet de comprendre pourquoi Pappalardi
rallie un certain nombre de « bordiguistes » et les gagne aux conclusions du
KAPD selon lesquelles la Russie
et l'Internationale n'étaient pas seulement contaminées par le « centrisme » et
« l'opportunisme » mais représentaient l'ennemi numéro un de la révolution et
du prolétariat.
Il
est visible aujourd'hui que cette perception était la plus exacte de son temps,
malheureusement beaucoup trop en avance sur ce qui pouvait être déduit des
phénomènes politiques connus et beaucoup trop mortelle pour les espoirs placés
dans le rôle historique de la
Russie « socialiste ». La seule idée de douter de la fonction
révolutionnaire de ce pays et de la sincérité des PC était littéralement
inaccessible à la totalité des ouvriers.[3]
Pour faire comprendre le caractère absolu de cette impossibilité il faudrait
brosser tout le tableau de cette époque. Qu’on se borne ici à tenir compte du
fait que les prises de position du KAPD et de ses adeptes ex- bordiguistes sur
la fonction contre-révolutionnaire de l'URSS et de son réseau mondial
d'influence date du milieu des années 1930. Or le tournant politique
sensationnel à la suite duquel le stalinisme se reconvertira totalement à
l'idéologie politique de la société bourgeoise (patriotisme, « valeurs
démocratiques », Défense nationale) ne se produira qu'une dizaine d'années plus
tard, tandis que son adhésion à l'idéologie économique du capitalisme
(concurrence, productivisme, autonomie des entreprises) exigera une décennie de
plus - ces « retards » étant dûs autant à la stratégie complexe et
contradictoire du réseau stalinien international qu'aux lenteurs de la
modernisation « à l'américaine » des moeurs sociales européennes. Le vrai
visage de l'univers stalinien ayant exigé 20 années pour se montrer au grand
jour, les premiers à s'en étonner ne devraient pas être ceux qui ont attendus
Soljetnisyne pour croire en l'existence du Goulag…
La
psychologie des travailleurs à cette époque, l'intérêt à court terme des
coteries parlementaires du parti socialiste et du parti radical, l'attitude
veule des écrivains « engagés » à l'égard de Moscou, tout un ensemble de
conditions que les années 1930 devaient encore accentuer, s'avérait donc
défavorable à l'acceptation, par un quelconque secteur de l'opinion, des
positions du groupe Pappalardi. Même dans la frange étroite et sans audience
des révolutionnaires proscrits, cette situation se répercute, provoquant une
des premières manifestations de cette stagnation de la critique qui
caractérisera longtemps le communisme anti-stalinien qui ne découvre d'autres
systèmes de référence que celui qui consiste à toujours remonter plus haut dans
le temps pour situer l'origine de la « dégénérescence » de la révolution russe,
se raccrochant finalement à la position de Rosa Luxembourg, adversaire en 1919
de la formation, qu'elle jugeait prématurée, de la IIIe internationale. Ainsi en
est-il de Pappalardi et de ses amis qui, en 1927, constatent qu'il n'existe
plus de dictature du prolétariat en Russie et qui, reprochant à Bordiga de ne
pas former un nouveau parti communiste, se rallient à la position de Gorter qui
a déjà rompu avec l'Internationale communiste et formé la KAI.
Mais à cette époque, ce qu'on considère alors
comme « la Gauche
allemande » n’a plus la netteté idéologique et le radicalisme du kaapédisme du
début. C'est un regroupement sans grande base théorique de communistes sincères
que la politique de l'internationale a déçus et qui sont définitivement
écoeurés par la prédominance éhontée qui exerce, par l'intermédiaire des
représentants du PC russe, une pure et simple stratégie d'État. le groupe de Pappalardi achoppe doublement
sur la fragilité même courant dont il a accepté les positions, sur la faiblesse
de ses propres moyens et sur son propre éclectisme théorique.
Il
ne s'agit pas ici de se livrer à une critique pédante et tout à fait illégitime
de ces diverses précarités, mais au contraire de les indiquer pour mettre en
évidence l'impuissance dramatique qui n'a cessé de caractériser toutes les
tentatives faites durant ces décennies ingrates pour sauver le mouvement
prolétarien. L'éclectisme théorique n'est pas un grief laissant à la charge de
militants qui démontraient déjà un énorme courage, autant moral que physique,
en osant mettre en cause une idolâtrie politique qui comptait à travers le
monde des centaines de milliers, voire des millions d'adhérents. Cet éclectisme
et cependant le trait négatif des oppositionnels de cette époque et il apparaît
sous son jour cruel à l'examen rétrospectif de leurs efforts désespérés et
vains.
Les
noms, dans cette affaire ne désignent pas des thaumaturges, mais servent de
points de repères pour situer les errements et les évolutions contradictoires.
Bordiga, dans une certaine lettre de 1926 à Korsch, s'était doublement opposé à
lui : d'abord sur l'initiative qu'il jugeait prématurée d'un regroupement de
tous les opposants de gauche ; ensuite sur le projet d'abandon des
organisations contrôlées par Moscou ; dans lesquelles Bordiga voyait encore le
seul lieu où une régénération du mouvement prolétarien pouvait être tentée. Si
le leader de la Gauche
italienne fit totalement fausse route sur le second point, son intuition ne le
trompa guerre en ce qui concernait le premier. La même année, Korsch se
rapprocha de Maslow et Ruth Fischer, les plus aventuristes manoeuvriers du
K.P.D., et qui, avant d'être exclus par Staline avait soutenu ce dernier de la
manière la plus honteuse et ce dans l'unique intention de conserver la
direction du parti allemand - une considération qui aurait dû… les déconsidérer
aux yeux d'un Korsch qui s'était dressé contre le manoeuvrier de
l'Internationale. Korsch, d'ailleurs, liquida lui-même son propre groupe au
profit du groupement trotskiste « Lénin-bund » et de la social-démocratie.
Les
autres faiblesses du groupe Pappalardi apparaîtront lors d'ultérieures
vicissitudes. Bien qu'ayant rompu en juillet 1927 avec les « bordiguistes »
officiels groupés autour de Vercesi, Pappalardi et ses camarades continuaient à
se réclamer de l'autorité idéologique de Bordiga. Mais selon la brochure du
C.C.I., la plate-forme de leur publication - le « Réveil communiste » -
présentait une imprécision visible. Sa critique de l'URSS était directement
empruntée au KAPD : la révolution d'octobre a été une révolution prolétarienne
qui a perdu ses caractéristiques fondamentales avec l'instauration de la N.E.P. et la fin du «
communisme de guerre ». Sur ce point, le « réveil communiste » se délimite
catégoriquement de l'idéalisation du léninisme par Vercesi et Bordiga auquels
il reprochera bien vite leur « politique de présence » dans l'Internationale
communiste. Encore plus sévère à l'égard du trotskisme, le « Réveil »
s'écartera également de Korsch (après l’avoir soutenu) à cause de son
rapprochement avec Maslow-Fischer et de sa décision de dissoudre son groupe.
Sur
le plan matériel, la tendance de Pappalardi ne s'effritera que deux ans plus
tard. Mais il faut interrompre un instant le récit de ses péripéties pour noter
au passage un trait surprenant qui, par contraste, a fait la force de la Gauche italienne.
Dans
les conditions déjà indiquées, le groupe Pappalardi évolua vers une critique de
plus en plus dure de l'URSS, en mettant en cause non plus seulement la
politique stalinienne mais en faisant remonter les responsabilités de la «
dégénérescence russe » jusqu'à l'oeuvre de Lénine et des bolcheviks. Cette
position aggrave et rend définitif l'isolement déjà extrême du groupe (qui
compte à peine une vingtaine de militants). Le « Réveil communiste », qui
accuse ouvertement le pouvoir bolchevik de n'être plus la dictature du
prolétariat mais le pouvoir d'une « caste qui s'est soudée avec l'idéologie de
la nouvelle bourgeoisie » (formules citées dans la brochure du CCI, page 34) et
le seul organe oppositionnel de cette époque à ne pas préconiser la défense de
l'URSS. Pour ce crime de lèse léninisme, les amis de Pappalardi sont désormais
pris à partie par les bordiguistes émigrés. Le débat reste courtois, fraternel
même, mais la position prise par Vercesi, certainement en accord avec Bordiga,
ne peut aujourd'hui manquer de retenir l'attention par deux aspects importants.
D'une part elle témoigne de l'alignement respectif des « bordiguistes » et de
ceux qu'influence la « Gauche allemande » dans le grand schisme du communisme
des années 1920 entre l'école idéologique bolchevik et ce qu'on appellera plus
tard le « marxisme occidental ». D'autre part, il est bien visible que c'est à
cette fidélité au léninisme que « l'orthodoxie » de la Gauche communiste émigrée
doit de demeurer une véritable force politique. Devant l'intransigeance
anti-bolchevik du « Réveil communiste » et l'impossibilité, pour le groupe de
Pappalardi, d'ouvrir une perspective d'action, certains de ses éléments
rejoignent le groupe de Vercesi qui, selon la brochure du C.C.I., voit se
développer autour de sa plate-forme plusieurs noyaux d'opposition.
Cependant
pour le groupe de Pappalardi, ce n'est pas encore l'heure de la liquidation.
Affluence ou désertion ne se comptent d'ailleurs que par unité, ce qui ne
comporte guère d'indications sur le plan de la politique générale. Si
Pappalardi voit grossir modestement ses rangs, cet afflux a pour contrepartie
l'accentuation de l'imprécision politique du groupe et favorise un éclectisme
qui existe déjà dans le « modèle kapédiste ». Précarité aggravée par le fait
que le soutien matériel de « L'ouvrier communiste » (publication qui a pris la
place du « Réveil ») est assuré par des éléments talentueux mais
idéologiquement étrangers à la tradition politique dont le groupe Pappalardi
est issu : les époux Prudhommeaux, propriétaires d'une librairie parisienne
financent la publication du groupe, ce qui posera des problèmes lorsqu'ils
tomberont en désaccord avec lui au début des années 1930.
Cependant,
« L'ouvrier communiste », durant ses deux années de parution, fournit des
appréciations, des critiques, des prises de positions qui constituèrent en
France la principale sinon la seule des sources d'information sur la Gauche allemande jusque-là
totalement inconnue dans ce pays. Le groupe Pappalardi publie la brochure de
Gorter « Réponse à Lénine », tandis que la contribution de Miasnikov[4],
fournit les plus suggestifs des rares renseignements qui parvenaient alors en
accident sur la situation politique et sociale en Russie. Si l'on veut bien se
pénétrer de cette idée que de telles informations et de tels jugements étaient
à cette époque, non seulement étouffés est violemment démentis par la presse du
PCF mais encore farouchement refusés par la quasi-totalité des travailleurs qui
ne voulaient à aucun prix renoncer à leurs illusions et à leur représentation
idyllique de l'URSS, on ne peut manquer d'être impressionné par l'âpreté
incisive des positions de « L'Ouvrier communiste », dont la brochure du C. C.
I. donne un excellent résumé mais qui sont en fait celles du KAPD déjà évoquées
dans la première partie de cette étude.
Si
l'éclatement du groupe Pappalardi fut dû en grande partie à des causes
accidentelles liées à la précarité de ses moyens matériels, la sorte d'éclipse
dans laquelle, au seuil des années 1930, tombèrent les tendances
internationales d'inspiration kapédiste, semble liée directement à l'éclatement
de la crise économique de 1929. Contrairement aux prévisions apocalyptiques de la Gauche allemande qui,
implicitement, fondait ses espoirs révolutionnaires sur un écroulement général
de l'économie capitaliste, le fameux « vendredi noir » amena bien la ruine des
épargnants, la dévalorisation complète (mot illisible), le chômage et la
misère, mais nullement la révolte sociale attendue.
La
Gauche
italienne ne ressentit pas, ou autant, le contrecoup de ce rendez-vous manqué
avec la révolution. Elle continuera sur sa ligne propre comme si le «
redressement » du mouvement patronné par Moscou était une grande probabilité.
Conviction lourde de conséquences ultérieures pour le bordiguisme dont la
cécité, plus ou moins volontaire, à l'égard du négatif du léninisme, se confond
étroitement avec la combativité de la
Gauche italienne, y entretient, dans la recherche de contacts
avec les masses, un acharnement qui n'a guère son équivalent chez les autres
tendances oppositionnelles et, surtout y anime une énergie qui, à défaut de
renverser le cours des années funestes qu'annonçait le début de la nouvelle
décennie, a produit un témoignage qui reste pour nous essentiel.
En
conclusion de « l'épisode Pappalardi » on peut adopter le jugement porté par la
brochure du C. C. I. lorsqu'elle établit, entre les deux « Gauches communistes
» concurrentes, la distinction suivante : les militants gagnés aux idées du
KAPD croyait proche une vaste explosion sociale, inscrite selon eux dans la
catastrophe économique mûrissante ; ils se souciaient peu, en conséquence,
d’affermir de des délimitations, d’élaborer des programmes, d'ériger des
structures organisatrices que, de toute façon, la «spontanéité révolutionnaire
» des masses rendrait inutiles le moment venu. Les « bordiguistes », au
contraire, infiniment plus prudents quant à la proximité ou non de la « crise
du système », leur posaient le préalable absolu de la reconstitution du parti
prolétarien mondial sur la base d'une critique intégrale de ses erreurs
passées.
La formation de la fraction de gauche du
PC d'Italie
Coïncidence
ou non, l'impossibilité démontrée par l'échec de Pappalardi, de toute synthèse
entre le kaapédisme et le bordiguisme, se trouve consacrée par la constitution
de la fraction de gauche du PC d'Italie (Pantin, 1928). Désormais les partisans
de Bordiga affirment ouvertement se grouper contre la direction stalinienne du
mouvement, mais c'est toujours dans le cadre de ce mouvement. C'est ce qui les
sépare sans retour du KAPD et de ses adeptes en terre française.
On
a déjà vu, dans la première partie de cette étude, combien il est encore
difficile, en l'état actuel de la documentation, de distinguer, au sein des
raisons que les héritiers politiques du bordiguisme donnent de cette
incompatibilité entre les « deux gauches », ce qui est fondamental de ce qui
est accidentel.
La
première partie de ce texte a traité, pour l'essentiel, des « raisons de
principe » de cette divergence ; indiquant seulement ici leur manifestation
particulière et contingente.
Puisqu'il
semble bien que le principal motif de désaccord entre la Gauche italienne et la Gauche allemande soit resté
lié à la question de la rupture avec la
IIIe internationale, il ne faut pas perdre de vue les
différences existant entre la nature de leur opposition à l'égard des
directives de Moscou - différences sensibles tant sur le plan de leur intensité
que sur celui de leurs critères respectifs d'appréciation. Pis encore, il n'est
pas sûr du tout que Bordiga - et à sa suite les « bordiguistes » émigrés -
n'aient pas durci leurs a priori idéologiques afin de ne pas avoir à réviser
leurs léninisme inconditionnel.
Choqués
sans doute par la manière cavalière dont Lévi s'était débarrassé de ses
« extrémistes » au congrès de Heidelberg du KPD, ils n'en acceptèrent
pas moins, sans trop de vérifications - comme nous avons vu dans le première
partie - la fausse étiquette de « syndicalistes » effrontément appliquée par le
même Lévi à ses adversaires de gauche qui, pourtant, s'affirmaient contre le
syndicat et en faveur des « Unions ».
De
même Bordiga, ne voulut-il voir dans les « conseils » d'Allemagne, véritable
mouvement collectif axé sur des perspectives révolutionnaires, qu'une imitation
des expériences malheureuses et idéologiquement dévoyées de l’Ordine nuovo.
Sur
la base de telles appréciations faussées dès le départ, les événements
marquants qui jalonnèrent l’inflexion de la révolution d'octobre risquaient
fort de ne pas ébranler les convictions de la Gauche italienne de la même façon qu'ils
ébranlèrent la Gauche
allemande. Se défendant d'être «ouvriéristes », les bordiguistes pouvaient
déplorer la répression de l'émeute ouvrière de Cronstadt en 1921, mais non pas
y voir le début du processus irréversible de dénaturation de la révolution
d'octobre. Par leur attitude critique à l'égard de la formule des conseils
ouvriers, ils étaient enclins à sous-estimer cet échec que fut pour la
révolution russe le non fonctionnement de l'organisme « soviet » en Russie,
tout en se satisfaisant de la dissolution de la Constituante qui
éliminait tout risque d'implantation d'un parlementarisme bourgeois dans ce
pays. L'ébranlement de leur foi en l'URSS ne pouvait donc s'amorcer que lorsque
survint une rupture affirmée entre les dirigeants soviétiques et les principes
mêmes de la révolution d'Octobre : 1926 avec la victoire politique de Staline
et l'adoption par tout le mouvement du mythe du socialisme « en un seul pays ».
Il
semble donc que la gauche italienne, demeurée peu sensible - du moins dans le
comportement extérieur de ses chefs – aux symptômes précurseurs qui aiguisèrent
l'esprit critique des communistes de gauche allemand[5],
n’ait déterminé le moment et les conditions d'une rupture avec les dirigeants russes
qu'en fonction des obstacles rencontrés dans la poursuite de son objectif de
1926 : reconquérir et « redresser » les partis communistes. En cette matière,
Bordiga avait clairement indiqué la ligne : aussi longtemps que possible,
ne pas abandonner les organisations communistes. À cet abandon, ses camarades
émigrés de France et de Belgique de procéder eux aussi que contraints et
forcés.
En
1926, les lois d'exception adoptée par le gouvernement de Mussolini rendent
pratiquement impossible toute propagande communiste, font donc obstacle aux
explications et interventions à l'aide desquelles les bordiguistes auraient pu
tenter de lutter contre le « centrisme » dans le PC d'Italie. Par ailleurs,
dans tout l'entier mouvement communiste, les révolutionnaires qui ne capitulent
pas devant Staline et réussissent à échapper à l'élimination physique sont
naturellement portés à se regrouper sur le plan international. Les bordiguistes
adoptent dans le même champ d'action : non plus le seul PC d'Italie, mais
toute l’Internationale.
Bordiga,
au sixième Exécutif élargi de 1926, et dans une déclaration que reproduit en
partie la brochure du Courant communiste international, avait souligné cette
vocation des militants de gauche du communisme italien, voués, par leur
appartenance à une nation traditionnelle d'émigrés, à essaimer en divers points
du monde : « il nous arrive un peu comme aux hébreux : si nous avons été battus
en Italie, nous pouvons nous consoler en pensant que les hébreux aussi, sont
forts non en Palestine mais ailleurs ». (Page 42) Aucune vantardise dans cette
affirmation. Les « bordiguistes » à cette époque, détiennent la majorité
parmi les Italiens émigrés en France et en Belgique. La brochure explique
longuement cette prépondérance. Avant 1926, dans l'émigration italienne
politisée qui s'est affiliée au PCF, il y a environ un millier de partisans de
Bordiga. Le chiffre tombe rapidement après le congrès de Lyon (cf. première
partie) qui enlève la majorité aux « bordiguistes » ; mais la centaine ou plus
(mais 200 au maximum) de militants qui sont restés fidèles à Bordiga est
composée des plus actifs, les plus jeunes, ouvriers pour la presque totalité,
aguerris et habitués à la clandestinité par la lutte contre les fascistes. Ils
sont organisés, structurés, imprégnés d'un esprit de fidélité aux principes
qu'on ne rencontre habituellement pas dans les autres PC occidentaux de
l'époque et surtout pas dans le PCF.
Le
refus de rompre avec l’I.C. s'est toujours donné à leurs yeux une raison
théorique, et cette raison, qu'elle ait été fondée ou non, donnera toujours à
la gauche italienne émigrée une constance qui, pour le lecteur actuel, se
traduit par une image d'intransigeance et de continuité qui ressort davantage
encore si on la compare à celle que laissent les mésaventures du Trotskisme à
la même époque.
La
formation de la « fraction de gauche » directement imposée par la situation
faite aux communistes italiens, répond par ailleurs à un mouvement
international de regroupement de tous les oppositionnels de l’IC dont la
brochure dresse un tableau succinct[6].
Pourtant
cette affirmation, désormais au grand jour, de toutes les oppositions survient
à la suite d'un seul et même événement : l'élimination de Trotski en URSS. Il
suffit de penser que Bordiga a précisément été exclu de l'Internationale
communiste pour avoir défendu l'ex- organisateur de l'armée rouge, que tout le
comité central du PC polonais a été liquidé pour la même raison, pour
comprendre qu'à la différence des militants de la première « Gauche
allemande », tous ces opposants réagissent suivant un critère qui n'est pas
celui de la trahison de la classe ouvrière par les héritiers du bolchevisme
mais celui de la trahison du bolchevisme parti propre héritiers. L'uniformité
de ce critère de rupture entraînera pour la plus grande partie de ces nouveaux
opposants l'uniformité de leurs limites : ils s'en prendront essentiellement,
sinon uniquement au fait-Staline, se refusant à faire le procès de la politique
de la IIIe
internationale - comme les « bordiguistes » les y invitent enfin - depuis
qu'elle a bafoué les principes adoptés par elle à son second congrès (1920).
La
fraction émigrée de la gauche italienne s'engage au contraire résolument dans
la voie du bilan critique de l'Internationale communiste. Partout où elle peut,
elle crée des « groupes de gauche » et lance un mouvement de propagande autour
des trois objectifs suivants :
1
- réintégration dans l'Internationale communiste de tous les exclus se
réclamant du « Manifeste communiste » et d'État et du second congrès mondial ;
2
- convocation du sixième congrès mondial sous la présidence de Trotski ;
3
- expulsion de l'Internationale communiste de tous les partisans des
résolutions adoptées par le 15e congrès du parti russe[7].
Même
si ces trois mots d'ordre sont plus termes de propagande et d'agitation que
perspectives à prochaine échéance, l'objectif de la Gauche italienne n'en reste
pas moins la reconquête de l'Internationale.
La
perspective, naturellement, ne rencontrera pas l'ombre d'une réalisation, mais
pour la fermeté idéologique des bordiguistes ce sera l’épreuve de fermeté dont
ils sortiront victorieux en mettant objectivement en évidence l'extraordinaire
confusion politique et théorique qui ne cessera de caractériser le Trotskisme
tout au long de son existence.
RUPTURE
AVEC LE TROTSKISME
Bordiga
ayant été exclu de l'Internationale communiste pour avoir pris la défense de
Trotski, ses partisans ne peuvent donc être soupçonnés d'hostilité à l'égard
des disciples du « prophète désarmé ». Pourtant ils ne cesseront de se heurter
à leur incompréhension, leur parti pris et finalement leur agressivité
politique. Pour cette raison, la partie de la brochure qui traite des rapports
entre la fraction immigrée de la gauche italienne et les trotskistes constitue
l’une des plus suggestives de tout le récit. Elle montre que c'est au travers
de cette confrontation avec la tendance la plus forte et la plus prestigieuses
de l'opposition anti-stalinienne que la Gauche italienne a survécu et s'est affirmée.
Du
caractère hétérogène et confus que présentaient les oppositions des années
1930, la brochure du Courant communiste internationale ne donne forcément
qu'une idée très limitée[8],
elle s'intéresse surtout, cela se comprend, aux militants qui se sont démarqués
le plus à gauche du Trotskisme officiel -notamment un groupe d'ouvriers de la
région parisienne qui, par la suite, joua un rôle important dans l'histoire de
la fraction bordiguistes émigrés. Un trait apparaît alors commun chez la
plupart des militants et des groupes qui se détachent à cette époque de
l'Internationale et des PC officiels et qui prouve combien a duré, après le
fiasco mondial du mouvement communiste des années 1920, la croyance en la
persistance d'une perspective historique révolutionnaire. En général, les
oppositionnels des années 1930 croient encore possible et proche l'ouverture
d'une situation subversive et ils se soucient peu de comprendre pourquoi la
précédente situation de ce type a avorté. Ceci limite grandement leurs
exigences en matière de clarification politique : d'abord se rassembler,
ensuite seulement discuter. L'heure des ruptures fondées sur des divergences
idéologiques reconnues et identifiées - comme entre le bolchevisme et le «
kapédisme » - est passé. La bureaucratisation du mouvement dirigé par
Moscou a pris une telle dimension qu'elle devient évidente aux yeux des
militants les plus honnêtes et les plus courageux - souvent aidés dans cette «
prise de conscience » par le fait qu'ils sont des victimes directes du
processus. Leur principal souci est donc de révéler à la « base » ces
turpitudes qu'elle ignore ou n’ose pas voir, de renverser le rapport des forces
à l'intérieur du mouvement communiste international - ce qu'ils croient en
général encore possible - plutôt que de s'interroger sévèrement sur ce qui a pu
conduire le parti de Lénine à une telle
fin. Donc, chez eux, peu d'aptitude à une critique serrée des échecs antérieurs
de l'Internationale communiste. Ils se contentent d'une explication sommaire de
la contre-révolution stalinienne : c'est le fait de la « bureaucratie ».
Vraisemblablement les oppositionnels fraîchement éjectés de l'appareil
stalinien - et qui souvent ont partagé les responsabilités du type de gestion
politique qui désormais les scandalise - ne réalisent pas la portée historique
de cette contre-révolution. Octobre 17 est encore proche, rares sont ceux que
le courage - où le désespoir - inclinent à penser qu'il faut dresser un bilan
de faillite de la IIIe
internationale.
La
Gauche
italienne, dans une certaine mesure, hésite elle aussi à conclure un tel bilan.
Mais grâce à la critique, pondérée mais nette, des erreurs de l'Internationale
communiste, à laquelle Bordiga a procédé depuis des années, elle s'attend à
l'échéance d'une telle nécessité. Pour la même raison, elle se garde de toute
impatience et de tout volontarisme, n'espérant un renversement d'orientation du
mouvement communiste qu'à la faveur d'une reprise généralisée et victorieuse
des luttes ouvrières dans tous les pays. Dans cette éventualité, elle veut oeuvrer
à un regroupement qui ne répète pas les fautes qui ont été fatales à la vague
révolutionnaire des années 1920. Elle s'interdit donc la création de nouveaux
partis, de fronts politiques quelconques et refusera même les discussions qui
n'ont en vue que ce but-là. Ainsi elle s'épargnera ce chapelet de scissions et
de réunifications qui font trame dans l'histoire du Trotskisme - tout échec
dans l'action et la perspective (et l'époque est riche en échec de ce genre)
conduisant à une dispute sur des responsabilités entre les tendances
éphémèrement regroupées, à leur brouille stérile, tandis que la persistance de
l'impuissance du mouvement les incite à tenter de nouveaux groupements dans des
conditions inchangées. On a déjà vu que la Gauche italienne n'a pas été à l'abri des
scissions. Du moins celles-ci furent-elles toujours consécutives à des
désaccords concernant les perspectives du mouvement, et non motivées, entre les
courants ayant primitivement fusionné, par l'échec ou la découverte de leur
tentative de réciproque submersion, dans l'intention, soigneusement déguisée,
comme situer le plus souvent le mobile véritable du « regroupement ».
Contre
un tel type de manoeuvres, la
Gauche italienne était solidement prémunie par son refus de
principe de se transformer en parti - et
de prendre une quelconque mesure dans ce sens - aussi longtemps que la
situation ne s'orientait pas vers une crise révolutionnaire.
Le
mode de cette rupture, précipitée par Trotski lui-même mais significative de la
malhonnêteté politique des individus en qui Trotski a placé sa confiance,
découlent des caractères même du rassemblement Trotskiste : éclectisme des
adhérents, négligence totale à l'égard de leurs antécédents, etc. (on verra
plus tard, dans l'Espagne de 1937, que ce regroupement, comme s'il voulait
souligner une généalogie communiste commune avec le stalinisme, ira quelquefois
jusqu'à en répéter les méthodes contre les « bordiguistes »).
Entre
la Gauche
italienne et Trotski lui-même un premier heurt se produit avec l'affaire du «
Bureau international de l'Opposition » que ce dernier s'efforce de mettre sur
pied en y invitant tous les courants anti-staliniens. Devant certaines
réticences des « bordiguistes », qui veulent bien discuter des problèmes de
l'opposition mais non pas siéger dans le dit « bureau » avant que soit au moins
esquissé le bilan des erreurs de la
IIIe internationale, Trotski, jusque-là très élogieux à
l'égard de Bordiga, affiche ouvertement déception et colère, reproche au leader
de la Gauche
italienne ce qu'il appelle « une défection ». Vercesi, dans sa réponse à
Trotski, s'en expliquera patiemment, mais non sans s'étonner d’une initiative
curieuse du secrétaire de Trotski pour la France qui, sans même en parler aux «
bordiguistes », a accueilli une « nouvelle opposition italienne » composée
d'ex-staliniens de fraîche date ayant participés aux campagnes
anti-bordiguistes et... anti-trotskistes !
La
troisième lettre de Trotski (juin 1930) est encore plus dure que les
précédentes. Elle conteste l'incident de la « convocation » au « Bureau
international... » (non parvenue à temps selon la réponse de Vercesi), le
qualifie de « prétexte », déclare que l'exigence, par la fraction italienne,
d'une plate-forme politique homogène de l'opposition est secondaire, que celle
de 1926 « est dépassée », etc. Visiblement la grande préoccupation de Trotski
était de grossir les rangs de ses fidèles ; l'adhésion de la Gauche italienne aurait
représenté pour lui un gain appréciable de partisans, les
« bordiguistes » étant majoritaires parmi les Italiens émigrés en
France après la victoire de Mussolini.
La
brochure du C.C.I. s'étend longuement sur l'attitude correcte de la fraction en
cette affaire : elle répondit sans passion aux attaques de Trotski, tenta même,
sans résultat, une discussion d'éclaircissements avec les transfuges italiens
du stalinisme que Trotski avait enrôlé sous le nom de « Nouvelle
Opposition Italienne ».
C'est
probablement à l'expérience de ses rapports avec les trotskistes et avec
Trotski lui-même que la fraction émigrée de la gauche italienne doit la
cristallisation de ce que l'on pourrait appeler son « style » politique,
c'est-à-dire une conception sévère - à la limite « fanatique » - d'un accord
absolu entre principes et actions - les pratiques ayant cours chez les
trotskistes constituant pour elle, et jusqu'à un moment avancé de son histoire,
l'opposé absolu, le repoussoir en quelque sorte qui raffermira sans cesse ce
qu'elle défend et préconise en matière de reconstruction du mouvement
communiste international.
De
façon lapidaire on pourrait écrire que le « bordiguistes » et le Trotskisme
représentent respectivement la meilleure et la pire acception du « modèle
bolchevique ». Bordiga a combattu l'expression de « léninisme » (déjà oblitérée
par sa création dans l'ère stalinienne) parce que, selon lui, elle ne pouvait
rien définir d'autre que le marxisme, dans son acception authentique parce que
révolutionnaire. Les communistes de gauche allemands, au terme d'une amère
expérience de ce que valait le bolchevisme, ne se sont pas satisfaits d'une
telle assertion, le caractère - limité dans le temps et dans l'espace - du
marxisme révolutionnaire en Russie ne garantissant pas la solidité de ses
fondements doctrinaires. Ils n'y ont vu qu’une application des idées de Marx, une
sorte de casuistique théorique, transmise par la filiation
Engels-Plékhanov-Lénine et à laquelle la situation du mouvement ouvrier russe a
donné le nom de bolchevisme. À leurs yeux, en dehors de la valeur réellement
universelle de la conception insurrectionnelle en opposition aux voix
légalitaires du réformisme social-démocrate, le bolchevisme n'était pas « une
plante de tous les pays », selon l'expression de Bordiga, mais seulement de
certains pays dans lesquels la force sociale la plus radicale n'offrait qu'un
pâle reflet des aptitudes conférées au prolétariat dans la géniale intuition de
Marx.
De
plus, ce marxisme-là empruntait à Kautsky - à juste titre bête noire de la Gauche allemande en tant
qu'expression vénérée de la décomposition de la Seconde Internationale
- la formule la plus castratrice qu'on puisse imaginer dans la dotation morale
d'une classe révolutionnaire :
«
l'importation » de sa conscience de l'extérieur de cette classe.
De
toute façon, si on observe le terme de « léninisme » pour caractériser la
praxis bolchevik et le credo politique de la IIIe internationale, le trotskisme en représente
la version caricaturale, une théorie de la manoeuvre politique aussi
désinvolte.
Garder
en mémoire ces divers traits politiques, c'est se préparer à comprendre les
crises successives qui, après la Seconde Guerre mondiale secouèrent les divers
groupes se réclamant de la
Gauche italienne - y compris celui qui était dominé par la
personnalité de Bordiga. Toutes les ruptures ou scissions qui jalonnent les quelque
25 années de vie politique de ces groupes furent liées, de près ou de loin, à
l’apparition, dans leur pratique politique et organisationnelle, des défauts «
groupusculaires » dont le trotskisme restait le précurseur.
1933 :
TRIOMPHE DE LA
THEORIE REVOLUTIONNAIRE : DEROUTE DU MOUVEMENT
REVOLUTIONNAIRE
C'est
en substance sous le signe d'une telle formule paradoxale ce que la fraction
émigrée de la Gauche
italienne aborda la période ouverte par le triomphe du nazisme en Allemagne.
(La brochure du CCI justifie la parution, en novembre 1933, de « Bilan »,
nouveau périodique « bordiguiste » en utilisant un sous-titre à sens similaire
: « jalons d'une défaite, prémisses de victoire »). L’idée soutenue par les «
bordiguistes » de cette époque, si elle fut terriblement démentie dans son
second terme, resta rigoureusement exacte pour le premier. En ce qui concerne
notamment les illusions entretenues par la tactique stalinienne du « front
unique », la critique qu’en dresse « Bilan » dès cette date s'avère prophétique
au fur et à mesure que se précipitent les événements durant les quelques années
tourmentées qui précèdent la guerre. En ce sens, et dans ces limites strictes,
c'est bien une victoire de la théorie défendue par les bordiguistes contre la
capitulation idéologique déguisée que représente la propagande en faveur de «
l'unité retrouvée » entre socialistes et communistes, dont la stratégie
politique commune essuiera la plus irrémédiable défaite qu'a connue l'histoire
de tout le mouvement ouvrier. Fruit d'une fragile et précaire coalition entre
Russie soviétique et « démocraties occidentales », compromis entre États et
entre classes (aussi hypocrite et frauduleux dans un cas comme dans l'autre),
désarmement préalable de toute autonomie d'action de la classe ouvrière, cette
tactique, dictée par Moscou, avait promis d'éviter la guerre et de vaincre le
fascisme, elle conduisit le prolétariat (et la société entière a d'ailleurs) à
subir les deux, et de la façon la plus coûteuse en vies humaines, la plus riche
en horreurs et, pour conclure, la plus mystificatrice quant à ses résultats :
en utilisant l'antifascisme (non comme lutte réelle mais comme idéologie) pour
justifier la guerre comme extermination, en intégrant aux structures
économiques et politiques de la société démocratique victorieuse l'essentiel du
fascisme, en tant que stade implicitement nécessaire dans l'évolution du
système du capital, en ouvrant enfin à ce système un avenir d'au moins un
demi-siècle d'une mortelle et trompeuse « prospérité ».
Cette
perspective, la Gauche
italienne émigrée l'avait parfaitement perçue et comprise comme il est facile
de s'en convaincre à la lecture des nombreux textes que reproduit la brochure
du C.C.I. Mais cette clairvoyance il lui fallut la payer d'un isolement total
et d'une exclusion de fait opérée à son égard par le mouvement oppositionnel le
plus important : celui des trotskistes. Telle était la divergence entre
l’inflexibilité des positions bordiguistes et l'incessant réajustement tactique
des trotskistes, que les motifs de conflits entre les deux courants ne
cessèrent de se multiplier.
En
raison de la signification de tels conflits et, plus encore, des méthodes
employées par Trotski et ses partisans pour les résoudre, on ne peut guère
caractériser la Gauche
italienne sans une confrontation continue entre les chroniques respectives du «
bordiguisme » et du trotskisme. Et il est difficile de le faire en s'abstenant
de tout jugement de valeur, quelle que soit la part des circonstances
atténuantes que constitue, pour les trotskistes, l'abjecte persécution
stalinienne, l'indifférence et la sottise de la « base » ouvrière qui admet les
« arguments » de cet persécution dans l'aveuglement le plus total.
Du
respect superstitieux des trotskistes quant à la nature « malgré tout
socialiste » de l'URSS, de leurs illusions concernant la pseudo survivance,
chez les travailleurs, d'un instinct de classe « perverti par le stalinisme »,
de leur acharnement à rechercher une potentialité révolutionnaire dans des
mouvements intégralement contrôlés par Moscou et marchandés par les Russes
contre la reconnaissance de jure de l'État soviétique, sont nées des
initiatives d'une servilité quasi démentielle à l'égard de leurs propres
exterminateurs. On comprend que la critique développée par la Gauche italienne à la
charge de ces pratiques aberrantes - critique modérée dans la forme mais
inflexible sur le fond - ait pris figure de reproche aux yeux des trotskistes
et particulièrement de leurs inconditionnels (malheureusement les plus écoutées
par Trotski, semble-t-il).
Un
exemple de cette servilité, et que nous fournit la brochure du C. C. I., mérite
d'être cité parce qu'il semble bien que le contraste qu’il illustre entre
trotskisme et bordiguisme ait été la cause véritable de la séparation croissante
qui se développe sur le milieu des années 1930 entre les deux courants
oppositionnels.
En
1931, de vives discussions agitent la « Ligue communiste », Trotski y prend le
parti des plus aventuriers (Molinier notamment) contre les plus sérieux (entre autres
Rosmer). En novembre de la même année, la Ligue sollicite sa réintégration dans le PCF,
acceptant d'y sacrifier sa propre presse et sa propre organisation. Juste avant
cette démarche aberrante (qui n’aura naturellement aucun résultat) la Gauche italienne avait
anticipé l'événement par un jugement dur et lapidaire : en voulant redresser
les partis (communistes, NDLR), on a désagrégé les oppositions.
Diverses
escarmouches opposèrent les bordiguistes à Trotski avant que celui-ci les
déclare exclus de l'Opposition, extériorisant enfin les vraies raisons de son
hostilité : le refus de la
Gauche italienne de lutter pour des revendications
démocratiques dans n'importe quelles conditions ; son rejet du front unique
avec la social-démocratie.
De
la réponse donnée par la gauche italienne à ces griefs trotskistes, il est
aujourd'hui facile de faire jaillir la ligne de partage qui, pendant et après
la guerre, séparera les bordiguistes de la plupart des autres groupements
révolutionnaires. La social-démocratie avec laquelle les trotskistes veulent
former le front unique, déclara en substance la Gauche italienne à
l'époque, a été la force contre-révolutionnaire essentielle qui, en écrasant le
prolétariat allemand dans les années 1920, a préparé la voie du fascisme. Ce
dernier ne peut pas être renversé en s'appuyant sur des forces ennemies mais
seulement par la victoire de la révolution prolétarienne. C'est là une
déclaration que rien ne saurait mieux appuyer que l'histoire pure et simple des
événements ultérieurs.
FASCISME
ET ANTIFASCISME
Notre
objet n'est pas ici la critique théorique de l'antifascisme à propos duquel
l’essentiel de la position bordiguiste pourrait tenir en une courte formule
presque... tautologique ; pour tout mouvement qui vise la destruction de l'État
capitaliste, il n'est plus possible de poursuivre un tel but si l'on accepte
auparavant la défense (fût-elle qualifiée de « provisoire ») d'une des formes
de ce même État. La brochure du CCI développe parfaitement cette thèse et un
autre texte récent l'illustre mieux encore[9].
Les faits - nullement inédits – que nous rapporterons plus loin en fourniront
la preuve dramatique ; ce qui nous importe au premier chef. Il nous semble en
effet que, chez la critique bordiguiste de l'antifascisme conserve quelque
valeur 50 ans après avoir été formulée, ce ne peut être que parce qu'elle
réduit à leur juste mesure des nostalgies historiques qui supputent a
posteriori les chances qu'on a laissé perdre d'éviter la catastrophe qui a
ensanglanté le demi-siècle, et qui, plus à l’aise dans l'anathème que dans la
réflexion, croient, en décrivant les horreurs d'hier, exorciser celles
d'aujourd'hui.
Plus
efficace devrait être la recherche de toute la vérité – ce à quoi on ne peut
que très modestement contribuer ici en examinant comment cette nostalgie des
chances perdues se traduit en une « stratégie prolétarienne ». La forme la plus
banale, et qui porte le poids de plusieurs échecs, consiste à soutenir que les
grandes familles du mouvement ouvrier, si elles avaient su se liguer contre le
nazisme au lieu de s'entre-déchirer, eussent pu étouffer dans l'oeuf la
barbarie hitlérienne. La pauvreté de cette illusion fut précisément soulignée
dans la presse de la Gauche
italienne dans les années qui précédèrent la guerre. Presque au jour le jour, à
cette époque, la publication « Bilan » s’attache à démasquer ce qui se cache
derrière cette unité ouvrière jamais réalisée contre le fascisme, ce qui le
rend une première fois impossible, quand le sort du prolétariat le plus
important d'Europe ne semble pas encore joué. Ce qui fait alors obstacle à
cette unité de vues ce n'est pas, essentiellement et en premier lieu, les
conceptions opposées du socialisme de la révolution, mais des mobiles
différents dans l'attachement, lui unanime, à un même objectif : conjurer toute
apparition de l'action subversive donc impliquée toute lutte efficace contre le
national-socialisme. Entre sociaux-démocrates et staliniens de la « troisième
période » les raisons d’incompatibilité ne doivent pas être recherchées dans le
domaine de l'idéologie mais dans celui de la raison d'État. C'est encore la
raison d'État qui finira par réunir ces partenaires impossibles quelques années
plus tard, mais il s'agira moins d'abattre le fascisme que de gagner une guerre
se déroulant entre deux groupes au sein desquels convergent, de façon plus ou
moins précaire, de purs intérêts nationaux.
La
fraction de la Gauche
italienne émigrée a eu la force de comprendre et le courage de le soutenir -
peut-être de façon plus sentimentale, empirique, que théorique, contre
l'ensemble du mouvement ouvrier de cette époque[10].
Il y a quelque chose de poignant dans ces
efforts 20 pour tenter de sauver, par la lucidité, ce qui subsistait alors de
conviction et d'efforts révolutionnaires. Mais aujourd'hui, rendre justice à
ces efforts n'implique pas se taire sur leurs limites. La Gauche italienne, même dans
ses prévisions les plus sûres, ne pouvait aller jusqu'à embrasser la dimension
titanesque que devait prendre la Seconde Guerre mondiale et encore moins
pressentir ce qui devait devenir sa fonction objective : le rajeunissement du
capitalisme et une nouvelle impulsion à son développement. Elle était
contrainte - comme toute la pensée politique de cette époque - à l'envisager
dans le cadre des catégories et des perspectives déchiffrées dans le cours de
la période précédente et marquées de façon indélébile par la guerre de 14-18 et
la révolution d'Octobre. Il en résulte une véritable « panique théorique » dans
ses rangs lorsque la guerre éclata et des erreurs non moins considérables
lorsqu'elle fut achevée. Ét c’est ici que la réflexion dans le texte par
ailleurs si méticuleux et si documenté du C. C. I., nous paraît insuffisante.
On ne peut pas, en ce qui concerne le sort de la théorie révolutionnaire,
parler du bouleversement que représente la Seconde Guerre
mondiale, dans ses conséquences à longue portée comme dans ses effets
immédiats, comme des autres épreuves qu'a connues la fraction révolutionnaire
du mouvement ouvrier depuis le début du siècle.
L'impossibilité
et doit être prise en compte, non pas seulement de résister aux séquelles
politiques et sociales de la guerre, mais aussi de justifier les prétentions
universelles et définitives de la doctrine du prolétariat. Peut-être est-ce
seulement aujourd'hui qu'une telle impossibilité devient une évidence criante.
Curieusement, c'est alors que les représentations lyriques de la victoire des
alliés (« plus jamais » de barbarie, démocratisation universelle, etc...)
s'effritent au spectacle de l'assimilation et de la banalisation par tous les
états, des méthodes répressives « de pointe » des nazis, alors que tout ce qui
survient, en un mot, donne raison, aux critiques prémonitoires des rares
révolutionnaires à l'égard de l'antifascisme - critiques ignorées et calomniées
en leur temps - et qu'ainsi leur analyse « vérifiée par l'histoire »
devrait au moins trouver droit de cité dans la culture politique, on constate
au contraire que le cataclysme qu'a été la Seconde Guerre
mondiale a détruit, pour longtemps sans doute, la possibilité d'une telle
démarche, que ses vainqueurs aussi bien que ses vaincus ont avec un zèle égal
ruiné toute culture à but social, au sens large du terme[11],
au moment où, pour la seconde fois, survint l'apocalypse est donc que le
mouvement d'émancipation sociale, qui ne doit renaître, aura à repartir
quasiment de zéro.
Ce
qu'on entend dire ici de la guerre, de sa préparation, de ses résultats, ne
débordera guère des limites du déblaiement, toujours nécessaire, des erreurs et
des mensonges qui constituent l'imagerie d'Épinal à l'aide de laquelle
l'idéologie occidentale, dans la grande force ne réside guère que dans la
raison du vainqueur, exalte son « épopée » et en dissimule les sordides
motivations. Ce déblaiement semble en cours dans une fraction étroite du monde
intellectuel, mais de façon fragmentaire et désordonnée, en partie obscurcie
par les réajustements successifs de l'idéologie majoritaire au moment
historique d'apparition de la vérité (déstalinisation, culpabilité U.S. au
Vietnam, dénonciation du « goulag », les illusions concernant les « révolutions
nationales » asiatiques et africaines, etc... »). De plus ces « mises à jour »
de la pensée critique se tiennent à peu près toute - pour celles qui touchent
le grand public - hors du radicalisme révolutionnaire du premier quart de
siècle, qui reste l'élément central de la question.
Si,
dans le cadre d'une approche plus serrée de la vérité, la « réhabilitation » de
la Gauche
italienne devient utile, c'est alors la période de son histoire qui précède
1939 qui est aujourd'hui la plus « actuelle » en ce sens qu'elle permet de
rétablir un éclairage des faits passés sensiblement différent de celui qui a
généralement cours - un éclairage, notamment, qui remet en lumière ce qu'on
dissimule de la guerre, de ses prémisses, de ses objectifs cachés, en se
faisant un bouclier idéologique des horreurs qu'elle a provoquées, (qui, par
exemple, dégage les responsabilités internationales dans la venue au pouvoir du
nazisme à l'aide des évocations hallucinantes du génocide hitlérien, ou encore
qui justifie les 600 000 morts d'Hiroshima en comptabilisant ceux que la
capitulation japonaise a évités).
Les
"dénonciations » que contenait la presse de la Gauche italienne quant aux
morts et aux destructions que promettait la guerre, encore à cette époque-là à
venir, ont été largement dépassées par leur réalité ultérieure ; mais leur
force c’est d'avoir été formulées avant l'éclatement des hostilités et de
révéler à l'avance un contenu politiquement désastreux pour le prolétariat et
atroce pour tous les humains - contenu dont se souciaient peu les bellicistes
de l'époque, si empressés à la
Libération - et pour des fins de basse concurrence politique
- à rendre les rares adversaires de l'Union sacrée de 1939 responsables des
horreurs d'une guerre qu'ils avaient eux-mêmes si vivement désirée et préparée.
En
étudiant sérieusement les événements de l'époque, on comprendra peut-être que
l'échec de la stratégie pacifiste d'une certaine minorité syndicaliste n’ôte
rien au sérieux de leur intention d'éviter à tout prix une répétition du
cauchemar de 1914-18 et qu'en tout cas on ne peut imputer à cette intention le
prix que l'humanité a dû payer pour que ce cauchemar se termine - sans aucune
garantie, d'ailleurs, de son bannissement définitif. En luttant contre la
préparation idéologique de la guerre, destruction du dernier obstacle possible
au conflit : le prolétariat, ces syndicaliste s'accrochaient si à un ultime
espoir : en révisant les clauses draconiennes du traité de Versailles on
pouvait encore essayer de désarmer le nationalisme allemand, on pouvait
peut-être gagner le temps nécessaire à la naissance d'une opposition
internationale au fascisme. Perspective chimérique sans doute, mais totalement
irréprochable du point de vue de toutes les traditions du mouvement
prolétarien ; à cent lieues de l'hypocrisie des partisans les plus
virulents d’une « politique de fermeté » réclamée des gouvernements anglais et
français, et dont les staliniens n'attendaient nullement qu'elle dresse un
barrage contre la guerre, mais seulement qu'elle éloigne de leur « patrie
socialiste », un conflit qu’ils savaient inévitable.
En
réalité cette « politique de fermeté », en tant qu'arme supposer de
l'antifascisme, ne présentait aucun contenu réel. Ses arguments idéologiques ne
pouvaient ébranler les sphères dirigeantes de l'époque pour qui les misères et
violences qui accompagnaient les marchandages avec Hitler (comme lors de
l'affaire des Sudètes par exemple) n'étaient pas plus objet de scandale que
ceux qui découlaient du partage des colonies et des zones d'influence. Depuis,
c'est-à-dire après les déportations, les exterminations, le sadisme
tortionnaire, etc.... les mêmes milieux ont intégré une indignation convenable,
mais à des fins toutes pragmatiques : comme le meilleur moyen de garantir
l'équilibre réalisé après la défaite des pays de l'Axe. Si la « politique de
fermeté », réclamée par les staliniens avec véhémence, s'était par
extraordinaire avérée efficace, la paix
ainsi obtenue aurait été payée par l’admission des horreurs nazies dans
le domaine des horreurs « admises », comme celles de Franco 30 ans
après la déroute militaire des pays fascistes, ou comme, aujourd'hui, celles de
Pinochet ou autres régimes semblables d'Amérique latine. Tout comme le fascisme
émeutier et fauteur de pogromes avait
été accepté dans le cadre constitutionnel, prétendant légitime au pouvoir,
l'État-fasciste, tortionnaire et concentrationnaire, eût été admis dans le
concert des « nations civilisées »,. Qui fera le grief d'avoir voulu gagner
quelques années de paix de plus, mais non dans la perspective d'un statu quo
entre les degrés divers d'ignominie, mais en vue de tenter un ultime
redressement du mouvement prolétarien - condition irremplaçable aussi bien
d'une lutte efficace contre le fascisme que du maintien de la paix ?
La
brochure du Courant communiste international est sobre sur ce sujet, comme s'il
s'agissait d'une vérité universellement acquise. Elle lui découvre, dans la
presse de la Gauche
italienne de l'époque, de bons textes propres à l'illustrer, mais se garde
d'insister sur l'impossibilité absolue
de son impact. Elle ne décrit pas la situation d'isolement total des groupes
révolutionnaires à la veille de la guerre, les causes objectives de leur incapacité
totale à trouver une réponse, fût-elle seulement théorique, à la situation, en
un mot leur paralysie devant la genèse du mécanisme qui allait faire de la
réaction - tardive contre l'horreur et la mort - le moteur même de leur
généralisation.
Aujourd'hui,
il semble pourtant que leur combat mérite plus que le respect que l'on doit à
une lucidité réelle mais stérile. S’il est en effet primordial, pour la
compréhension de la critique bordiguistes de l'antifascisme, de ne pas oublier
que, pour les communistes, et même pour d'autres révolutionnaires
non-marxistes, la « démocratie » était avant tout un pouvoir de classe, une
structure d'Etats capitalistes, tout autant à abattre que les autres formes, «
autoritaires », non constitutionnelles, de ce pouvoir[12],
et donc que le ralliement de la
IIIe internationale à la ‘défense de la démocratie’
constituait l'abandon catégorique de la raison d'être de cette
organisation ; on peut découvrir, dans la dénonciation bordiguiste de
cette trahison, plus que le cri ultime d'une poignée de révolutionnaires.
L'historiographie actuelle, dans sa généralité, n'ose pas regarder en face ce
que représente, pour le sort de la société, la perte de la perspective
communiste et, partant, elle renonce à fouiller de manière critique tous les
aspects de la Seconde
Guerre mondiale dont l'éclatement consacra la ruine
définitive de cette perspective.
De
ces aspects, la critique bordiguiste de l'antifascisme, parce qu'elle était mue
par une passion inconditionnelle en faveur des classes exploitées, opprimées,
martyrisées par le capitalisme, donnait du jeu subtil des agents politiques de
ce système et de leur aptitude remarquable a détourner et capter les propres
mouvements de leurs adversaires, une version qui reste la plus proche de la
réalité. S'il reste au bordiguisme un seul mérite, concernant les revirements
politiques sensationnels des années 1930, c'est celui d'une bonne préhension de
l'histoire tout court.
En
dépit d’un optimisme révolutionnaire surprenant - ou peut-être grâce à lui - la
toute petite fraction de la
Gauche italienne émigrée a pressenti clairement ce que les
chefs suivis et acclamés par les masses n'ont même pas soupçonné : que le sort
de la révolution avait été définitivement tranché par la façon dont le
communisme international avait riposté à l'offensive contre lui et contre tout
le prolétariat dès les premiers reflux du mouvement révolutionnaire. « Bilan »,
la publication bordiguiste en Belgique, ne va pas jusqu'à parler, à ce propos,
de faillite achevée, mais elle en détaille déjà les résultats irréversibles.
Selon
« Bilan », c'est seulement 1933 qui « clôt le cours révolutionnaire »,
alors qu'aujourd'hui il serait difficile de ne pas situer cette échéance autour
de 1920-21. Mais il est juste de reconnaître que, jusqu'aux événements
dramatiques qui précipitèrent l'éclatement de la Seconde Guerre
mondiale, le « sort du siècle » n'était pas encore jeté, on pouvait
espérer un sursaut du prolétariat, malgré la cristallisation brutale, entre
1934 et 1936, des conditions politiques et idéologiques indispensables à
l'éclosion du conflit militaire. Cette considération rend justice à l'attitude
politique de refus de l'antifascisme par les bordiguistes et permet de
reconnaître, dans leur position, malgré l’absence d'une vision historique
complète - déclarée plus haut impossible - l'esquisse d'une ligne ouvrière de
résistance et de riposte qui, sans l'obstacle absolu opposé par les « grands
partis ouvriers », aurait peut-être eu une certaine efficacité à chaque étape
de cette cristallisation. Avant de se prononcer sur les faiblesses et
tâtonnements qui jalonnent cette ligne, il est bon de tenir compte d'un point
de vue alors commun à toute l'aile radicale du mouvement communiste (« gauche
allemande » comprise) : le sauvetage du capitalisme, surtout à la faveur d'une
catastrophe mondiale, n'était jamais une éventualité prise en considération. Le
numéro un de Bilan (novembre 1933) écrit dans cet ordre d'idées que « le
capitalisme se trouve être définitivement condamné comme système d'organisation
sociale » et que, la seule chose ayant changé depuis 1917 est le « rapport de
force » entre bourgeoisie et prolétariat. Ce point de vue péremptoire ne
réussit pourtant pas à masquer complètement une contradiction interne
implicite, dans la gauche italienne, entre la reconnaissance du rôle
contre-révolutionnaire de la
Russie stalinienne et la recherche du redressement du
mouvement communiste à l'intérieur de l'Internationale communiste...
entièrement soumise à la clique de Staline. Cette contradiction se manifeste
sourdement à travers de petits conflits entre Vercesi, « porte-parole » de
Bordiga et d'autres membres de la fraction.
Un détail illustre ce contraste entre un
optimisme de principe et l'analyse désabusée d’une réalité désastreuse : Vercesi
et la Commission
Exécutive de la
Fraction tentent un moment donné de persévérer suivant
l'ancienne perspective (le « redressement » des PC) en envisageant de
réclamer leur participation au congrès du parti de Togliatti[13].
La proposition est repoussée par la majorité de la fédération parisienne et par
celle de New York qui, toutes deux, semblent se placer sur le terrain des
conditions nouvelles - impossibilité de toute « reconquête » des PC de
l'intérieur - et ne veulent plus tergiverser devant la vérité toujours plus
évidente : tout le mouvement organisé sous la direction de Moscou est perdu
pour la révolution. Pourtant la définition de la fonction d'un tel mouvement
reste un temps hésitante - ce qui apparaît dans la terminologie encore en usage
chez les bordiguistes : les PC pro-russes y sont désignés comme « traîtres
» ou « centristes ».
Mais,
par-dessus les hésitations et contradictions, une vision de plus en plus claire
se fait jour de à travers la critique des illusions et mensonges qui truffent
les mots d'ordre de ces « centristes ». Les militants de la gauche
italienne sont encore loin de pouvoir trancher la perspective, de déterminer
qui l'emportera finalement de la guerre ou de la révolution, mais il est une
vérité qui s'impose finalement à eux (et dont l'affirmation, à l'époque, était
objet de scandale dans tout le mouvement ouvrier en France, hormis les
anarchistes) : si la guerre éclate, c'est l'État soviétique et son réseau
politique international qui auront la fonction de trahir outrageusement les
intérêts du prolétariat[14].
L'analyse
de la nature sociale de cet État soviétique et de son économie progressent par
contre moins vite chez les bordiguistes à la majorité desquels elle posera,
même à la fin de la guerre, des problèmes non résolus, comme nous le verrons
plus loin. Sans doute les limites du champ d'expérience et de réflexion ouvert
à la gauche italienne, et tel que le circonscrivait son attachement
inconditionnel à la doctrine bolchevik, n'était-elle pas sans effet sur ces
difficultés théoriques. Du moins faut-il reconnaître à cette poignée de
militants privés de force et de moyens, le mérite d'avoir su déchiffrer, à
travers l'écran des diversités de régime politique, un phénomène de première
importance : la tendance universelle à l'accentuation du centralisme économique
et politique dans les pays développés, l'identité de l'évolution qui s’y
accélère sous les apparences d'une alternative : fascisme ou démocratie[15].
Même
si cette constatation n'est pas clairement théorisée, ni développée de façon
homogène, elle comporte ceci de remarquable qu'elle découle directement d'une
discipline de pensée observée durant de longues années et d'un respect absolu
des principes adoptés un quart de siècle plus tôt. Seuls les membres épars de
la gauche allemande ont rivalisé avec les bordiguistes dans cette perception du
sens caché de la reprise des luttes sociales de 1936. Alors que les autres
groupes révolutionnaires - les trotskistes notamment - y ont vu la réouverture
d'une perspective subversive internationale, les militants de la gauche
italienne y ont décelé exactement la réalité contraire : même la lutte
revendicative ouvrière s'accomplit désormais sous le signe d'une idéologie de
sauvetage du capitalisme[16].
Perspicacité rarissime à l'époque, la gauche
italienne a prédit le sort proche et inéluctable que l'avenir réserve à la
classe ouvrière dès lors qu'elle accepte de se ranger derrière son drapeau
national : subir passivement les stratégies tortueuses adoptées par les divers
états, assister impuissante au changement d'alliances les plus déconcertants,
voir mettre en pièces, en un tour de main, les traités de paix, ces « chiffons
de papier » selon Lénine mais que la fourberie stalinienne avait réhabilités
aux yeux du prolétariat. Il suffira d'ailleurs de trois ans pour que cette
prédiction se réalise ; alors que le désarmement idéologique de la classe
ouvrière avait été le fait des syndicats et des partis staliniens au nom de la
guerre nécessaire et inévitable comme l'Allemagne..., cette guerre commençait
avec un pacte d'amitié signé entre Staline et Hitler !
Il
est certain que les bordiguistes ont vu juste concernant les prémices de cette
sanglante et atroce bouffonnerie parce qu'ils plaçaient au centre de leur
analyse le conflit permanent d'intérêt entre le capital et le prolétariat et
qu’ils ne le perdirent pas de vue lors de l'apparition du fascisme dans lequel
ils se refusèrent avoir autre chose que du capitalisme[17].
Mais la considération permanente de l'antagonisme également permanent entre la
bourgeoisie capitaliste était la classe ouvrière, si elle a donné à la Gauche italienne, la force
théorique de résister au puissant courant d'opinion en faveur de
l'antifascisme, l’a conduite ultérieurement à une attitude extrême et surtout
anachronique. Elle a voulu croire que la politique mondiale de la bourgeoisie
obéissait toujours même lorsqu'elle était déchirée par la rivalité entre des
groupes d'Etats rivaux, à une priorité absolue : la crainte de la menace
révolutionnaire, le souci constant, prenant le pas sur toute autre
préoccupation, de tenir en respect la subversivité potentielle du prolétariat.
Or
cette unification de la politique mondiale de la bourgeoisie, sa «
personnalisation » en quelque sorte, si elle s'est effectivement réalisée lors
de la contre-révolution blanche face à la Russie soviétique de 1917-20 (et avec une
certaine cohésion en ce qui concerne les bourgeoisies européennes) n'est
naturellement pas un « fait de conscience », mais une rencontre plus ou moins
momentanée entre des intérêts relativement communs. Peut-être faut-il
d'ailleurs distinguer entre les réflexes politiques courants d’une certaine
époque pour les classes, au sens strictement sociologique du terme, de la
société bourgeoise, et les décisions qui sont imposées par le jeu aveugle des
lignes de force d'une situation historique donnée.
En
cette matière les bordiguistes se sont quelquefois laissés tenter par un
certain schématisme. Il arrivait que leur interprétation fut juste : comme
exemple de réflexe politique « de classe », chez les hommes politiques
bourgeois, ils citaient l'attitude de Churchill face au duel Staline- Trotski à
l'époque où son issue n'était pas encore certaine. Le farouche conservateur
anglais ne cachait pas sa sympathie pour le futur dictateur d'une Russie
parvenue à la croisée des chemins : ou la révolution mondiale malgré tous
les échecs encourus, ou l'adaptation à l'univers capitaliste existant. Aux yeux
de Churchill, Staline ne pouvait qu'être le champion de la seconde perspective
parce qu'il incarnait la stabilité, la conservation, l'État. Trotski, par
contre, c'était l'intention révolutionnaire maintenue en dépit de tout, la
subversion, le désordre.
Mais un tel flair est exceptionnel. Intuition
politique et intérêt réel ne coïncident pas toujours chez les hommes d'État, de
même que les objectifs immédiats des classes dirigeantes ne respectent pas
forcément leurs ambitions historiques. Le XXe siècle est celui dans lequel les
dimensions et la portée des déchirements politiques et militaires dépassent et
submergent les intérêts étroitement conçus de la classe qui détient le pouvoir.
En juin 1940, après la défaite de la
France, le même Churchill s'il n'avait obéi qu'à l'aspect le
plus immédiat des intérêts de cette classe, aurait traité avec Hitler, au lieu
de braver la « coventrisation » de l'Angleterre, la destruction de tout son
capital accumulé, et peut-être la ruine de sa civilisation[18].
On sait quel fut son choix appuyé unanimement par les Communes.
Des
marxistes, même rigoureusement orthodoxes, auraient donc dû se méfier d'un «
matérialisme historique » trop figé. Et ce d'autant plus que le stalinisme sût
s’en couvrir avec une rare impudence pour travestir ses véritables motivations.
Sous la protection de cette pseudo référence théorique, le PCF, à la Libération, réussit à
occulter ses pirouettes politiques antérieures en affirmant que la défaite
militaire française en 1939 -40 avait été fomentée par la « solidarité de
classe » entre la bourgeoisie française et les nazis et à laquelle il opposait
l’inébranlable « patriotisme prolétarien ». Le « ministérialisme 11 de
l'un le » du parti de Thorez et ses appels aux « sacrifices nécessaires »
vérifiaient ainsi la « thèse » de Staline sur le prolétariat « classe montante
de la nation ».
Bien
entendu, la position bordiguiste se situait à mille lieues plus d’une pareille
bouffonnade le groupe « théorique », qu'elle mit d'ailleurs en pièces à chaque
occasion. Mais la critique matérialiste développée par la gauche italienne à la
veille de la guerre, qui dépouillait le conflit de tout travestissement
idéologique, comportait son point faible. A l'intoxication belliciste alimentée
par l'antifascisme, elle opposait, non pas un pacifisme inerte et stérile, mais
l'intérêt commun des prolétaires de tous les pays. Ce qui n'avait de sens et de
portée que dans l'hypothèse d'une reprise victorieuse des luttes de classes
toutes devenues désastreuses pour la classe ouvrière depuis le reflux de la
vague révolutionnaire des années 1920. Or le paradoxe de cette perspective plus
de l'événement qui parut un instant justifier cette hypothèse fût en réalité
celui qui en précipita la ruine - on verra mieux comment par la suite.
Le
heurt terrible destiné à survenir entre l'Allemagne nazie et les capitalismes
occidentaux était facilement prévisible dès l'écrasement de la révolution
allemande. Pour en identifier la nature avec sûreté et ne pas se laisser
prendre au piège d'une nouvelle « union sacrée », il suffisait, pour tout
communiste sincère et courageux, de rester fidèle aux bases de principe de la IIIe internationale : elles
avaient affirmé, dès son premier congrès que la bourgeoisie mondiale, en dépit
de ses rivalités les plus âpres et de
ses conflits les plus acharnés, restait toujours, potentiellement, unie contre
le prolétariat. Mais cela n'était vrai qu'en fonction des capacités de
résistance et de lutte de ce même prolétariat ; cela n’était visible que pour
autant
que
les ouvriers en restaient persuadés, étaient engagés à le croire par leurs
partis et syndicats, manifestaient en un mot l'autonomie d'un jugement de
classe. L’incommensurable influence défaitiste du stalinisme dans les rangs
ouvriers d'une part, la destruction par la violence hitlérienne du prolétariat
le plus nombreux et le mieux organisé du monde de l'autre, portèrent un coup décisif à cette confiance
internationaliste qui avait survécu à la déroute politique du mouvement lors de
la Première Guerre
mondiale. Survint un moment où parler de la bourgeoisie mondiale comme d'un
tout, cohérent et homogène par-dessus la ligne de feu qui se dessinait déjà,
c'était tenir un langage devenu absolument inintelligible et les bordiguistes y
épuisèrent sans succès tout leur courage politique.
Mais
la thèse de la bourgeoisie mondiale surmontant ses « contradictions internes »
parce que secrètement hantée par la crainte du «péril révolutionnaire », avait
déjà perdu toute valeur explicative pour ceux qui l’a professaient avant même
d'être rejetée par la masse des « ouvriers organisés ». On découvrira plus
loin les divagations auxquelles est arrivée la Gauche italienne immigrée
pour n'avoir pour n'avoir pas tiré
toutes les conséquences logiques de son propre diagnostic, formulées avec
beaucoup de clairvoyance lors des événements d'Espagne de 1936-39. Il était
alors visible que le formidable soubresaut du prolétariat espagnol avait abandonné son terrain propre, originellement subversif
et que la guerre contre Franco s'était transformée en champ d'expérience et de
confrontation des méthodes d'extermination que les futurs protagonistes de la
guerre se préparaient à utiliser dans un conflit devenu tout proche. La
"révolution espagnole » n'avait donc pas interrompu ce que les
bordiguistes appelaient le « cours vers la guerre », mais au contraire, à
l'aide de ses fronts politiques et de ses slogans, lui avait forgé une
idéologie. Dès lors que le prolétariat avait perdu toute notion de son intérêt
propre et s'était privé de tout moyen d'unité internationale contre la
bourgeoisie, l'unité, contre lui, de cette bourgeoisie internationale n'avait
plus nécessité, ni sens. Penser et agir comme si elle existait encore devenait
une absurdité. Imaginer des limites et des restrictions à la guerre, comme le
firent un instant certains bordiguistes, en croyant qu'il s'agissait là, de la
part du capitalisme, de la crainte cachée d'un « réveil du prolétariat »,
rappelle davantage l'attitude de l'autruche que celle du « théoricien
révolutionnaire »[19].
Malgré
ces illusions désespérées de la dernière heure, que la Gauche italienne ne sût pas
éviter, nous soutiendrons qu'elles ne réduisent en rien la valeur informative
et l'intérêt encore actuel de l'analyse des bordiguistes de l'époque. D'abord
parce qu'il est encore difficile, et en tout cas laborieux, même 50 ans après,
de situer le moment historique où le risque d'une révolution prolétarienne a
cessé de hanter le sommeil des chefs d'État et de peser dans leurs décisions.
Ensuite parce que la perspective de la perspicacité la plus grande et la plus
durable de la gauche italienne réside dans l'identification de ce qui fut le
facteur déterminant de la contre-révolution dans un monde encore secoué par
octobre 17 et hanté par le spectre du communisme international. Pour que
s'accomplisse tel qu'il s'est accompli le processus contradictoire des
relations entre pays capitalistes, qu'il s'agisse des traités de paix ou des
déclarations de guerre, il fallait la réalisation et le maintien d'une
condition permanente : l'impuissance de la classe ouvrière à intervenir à un
niveau effectif. En réalisant et en maintenant cette impuissance (sous des
formes également diverses : « collaboration de classe » ou pseudo « putchs
révolutionnaires »), la Russie
stalinienne et son instrument l'Internationale communiste ont oeuvré
incessamment à conférer aux attitudes et décisions des différentes bourgeoisies
nationales, le sens que la
Gauche italienne leur a reconnu - au-delà quelquefois de
leurs visées réelles, mais toujours en accord avec leur intérêt historique - la
coalition de toutes les classes dirigeantes aussi longtemps que la révolution
prolétarienne demeurait possible.
Aujourd'hui,
il semble établi que la perspective d'une révolution salvatrice, telle que le
mouvement ouvrier l'a révélée durant près d'un siècle, est morte - au moins
pour plusieurs décennies. Quels que furent les tâtonnements des forces sociales
et politiques qui lui étaient opposées, ce résultat est atteint comme si ces
forces étaient dotées, aux moments cruciaux de leur lutte, d'une sorte de
conscience collective, fermement décidée, par-dessus toutes les astuces et
concessions stratégiques, a biffer des probabilités du siècle la possibilité
d'une telle révolution. S'il existe un moyen de situer et de donner une réalité
à cette hypothétique « conscience des classes dominantes », il faut la
rechercher moins dans les cogitations des représentants politiques de ces
classes que dans l'aile conciliatrice du mouvement ex- révolutionnaire. C'est
presque toujours là qu'on découvre les solutions au conflit social latent, les
anticipations et les indications utiles à la sauvegarde de l'ordre du capital.
La social-démocratie a parfaitement joué ce rôle jusqu'à la fin des années 1920
- et surtout pour le « point chaud » de l'Allemagne. Mais à l'échelle mondiale,
pour les deux ou trois décennies suivantes, c'est l'URSS stalinienne qui l’a
tenu. C'est elle qui a fait de la IIIe Internationale
l'instrument docile de l'État russe ; c’est elle que l’a tenue en laisse,
dominée et pervertie, agissant ainsi, à la fois au centre et à la périphérie de
la force révolutionnaire mondiale, ruinant son développement, sa marche et
jusqu'à sa conscience politique.
Du
point de vue des engagements pris par les chefs du mouvement ouvrier à la
veille de chacune des deux guerres mondiales, il est vrai que la « trahison »
stalinienne de 1936-39 et la « trahison» social-démocrate de 1914-18, sont
identiques. Dans les deux cas les dirigeants prolétariens ont substitué l'union
sacrée à la lutte des classes ; dans les deux cas ils ont établi une
distinction fondamentale jusque-là niée entre les formes libérales ou «
autoritaires » de l'État capitaliste ; dans les deux cas ils ont incité les
ouvriers à donner leur vie pour la défense d'un type de société qu'ils
s'étaient engagés à abolir. Mais entre ces deux « trahisons », les différences
de conditions historiques sont considérables et elles expliquent pourquoi la «
dégénérescence» social-démocrate fut relativement plus simple et plus facile
que ne l’est celle de la « dégénérescence » stalinienne.
La
social-démocratie, piégée dans sa tentative de réforme du système bourgeois et
perpétuellement paralysée par la crainte du retour possible des formes
monarchiques, s’est en quelque sorte endormie dans les antichambres du pouvoir
(avec quelques strapontins dans les municipalités et le gouvernement). Au coup
de tonnerre de Sarajevo chaque parti socialiste s’est trouvé, presque à son
insu, transformé en docile instrument et en porte-parole zélé de son
capitalisme national. Le stalinisme lui, n'a engagé ses partis «
extérieurs » - c'est-à-dire les partis communistes des autres pays - dans
leur respectives « politique nationale » que dans la stricte mesure où ces
politiques concordaient avec celle de l'État russe. La social-démocratie, dans
chaque pays, s'est vendue à « sa » bourgeoisie au terme d'une évolution la
conduisant à se lier inconditionnellement aux intérêts de cette bourgeoisie
avec pour résultat l'éclatement de l'Internationale socialiste puisque la
social-démocratie allemande, au nom de la lutte contre le « féodalisme tsariste
», menait une guerre que les socialistes français acceptaient eux, pour se
défendre... du militarisme allemand. En d'autres termes, l’asservissement de
chaque parti socialiste aux intérêts et directives de « son » gouvernement
bourgeois n'a été conditionné par aucune médiation internationale. Au
contraire, les PC des pays « démocratiques », gagnés à leur tour à la cause de
leur patriotisme national, n’ont opéré cette conversion que sur l'ordre, ou
avec la caution, d'un centre directeur unique et extérieur au service de la
proto- bourgeoisie russe. De plus, la social-démocratie a opéré son
retournement idéologique dans des conditions différentes : les « valeurs »
auxquelles elle a sacrifié son programme révolutionnaire avaient germé
historiquement en dehors du mouvement ouvrier. Ces mêmes valeurs -
historiquement et socialement bourgeoises - ne se sont devenus patrimoine des
partis staliniens (et avec quelle prétention au monopole et à « l'originalité »
!) qu'à la suite d’un travestissement en catégories pseudos-socialistes par les
soins des faussaires appointés du Kremlin - une production bâtarde,
hétéroclite, fruit des pillages idéologiques les plus divers, mais
spécifiquement russes. Enfin, ultime différence, la social-démocratie s'est
bornée à apporter une précaire caution ouvrière et socialisante à l'idéologie
en place de la bourgeoisie. Le stalinisme, en enflant aux dimensions d'une
monstruosité historique le totalitarisme qui couve dans toutes les sociétés
modernes - maladie honteuse de la démocratie - a fourni au capital un prétendu
antidote qui est une véritable idéologie contre-révolutionnaire. Grâces à cette
idéologie les caractéristiques essentielles du mouvement prolétarien furent
liquidés : l'internationalisme sacrifié à la résistance patriotique, les
symboles traditionnels de l'oppression, de l'exploitation et du colonialisme
réhabilités au long du culte du « pays de la liberté ».
L'antifascisme,
il faut donc analyser en premier lieu sur son terrain d'origine, comme produit
de la décomposition du mouvement ouvrier, comme résultat désastreux des
vicissitudes de la IIIe
internationale et de sa sujétion de fait au centre dirigeant russe. C'est là un
point sur lequel se rencontreront toutes les oppositions de gauche au
stalinisme pour lesquelles la « dégénérescence» de la révolution d'Octobre et
son influence effective sur l'action du prolétariat international sont
implicitement incluses, comme élément prévisible est prévu, dans les motifs qui
ont poussé le zèle opposition à rompre avec Moscou.
Nous
avons déjà fait allusion à la spécificité de la rupture « bordiguiste » : la
conviction que la tactique adoptée par l'Internationale communiste pour
surmonter les échecs du mouvement international a été plus néfaste à ce
mouvement et ces échecs eux-mêmes ; cette tactique a finalement détruit le
communisme mondial dans la victoire seule pouvait soustraire la Russie d'Octobre aux
conditions désastreuses qu'elle devait affronter et lui éviter de retomber,
d'une façon ou d'une autre, sous le joug des lois économiques du Capital. Il
est clair que l'analyse bordiguiste, bien que parfaitement conforme aux
principes et méthodes du parti bolchevik et de l'Internationale communiste et
donc apte à en déceler les fautes et déviations, ne répond pas nettement à une
question capitale : dans quelle mesure le parti bolchevik et l'Internationale
communiste ont-ils subi le processus de « dégénérescence » dénoncé par la Gauche italienne (thèse de
Bordiga) : dans quelle mesure en ont-ils été conscients et l’ont
délibérément accepté (affirmation implicitement contenue dans la thèse de la
priorité immédiate donnée aux intérêts russes sur ceux de l’Internationale, et
dont s'approchent les analyses de la
Gauche allemande).
À
cette question on ne pourrait hasarder de réponse sans une longue et minutieuse
analyse dontdans le volume déborderait des pages
de la présente étude ; il y faudrait en effet l'inventaire et l'autopsie et les
éléments contradictoires qui appartiennent, les uns au refus du processus
indiqué plus haut, les autres, à la volonté, plus ou moins consciente, de le
réaliser. Les deux positions ont dû coexister à tous les échelons de
l'Internationale communiste et du parti bolchevik jusqu'à ce que triomphe
définitivement le stalinisme. Pour ce dont il s'agit ici – la nature et le
contenu réel de l'antifascisme - la version bordiguiste est déjà suffisante.
C'est en s’appuyant sur elle que les militants de la Gauche italienne émigrée
ont expérimentalement découvert le rôle contre-révolutionnaire de l'URSS et de
l'Internationale communiste dans le courant
des années 1930. À cette découverte, littéralement vécue par ces militants,
Bordiga a donné une conclusion théorique (qui n'a d'ailleurs intégralement
formulé qu'après la guerre) : le pouvoir bolchevik, internationaliste et
révolutionnaire jusqu’à sa mise au pas par Staline en 1926, a été conduit à
l'opportunisme, puis à la défection, essentiellement à la suite d’erreurs
tactiques et politiques dans le domaine international et par méconnaissance et
incompréhension de l'état réel du prolétariat occidental, dont les partis
communistes, jeunes et hétérogènes n'ont pas su l'avertir, particulièrement en
ce qui concernait le conditionnement idéologique du demi-siècle de « crétinisme
parlementaire ».
Une
telle analyse appelle aujourd'hui des approfondissements catégoriques propres à
impliquer bien davantage la responsabilité russe dans la stratégie des P.C.
occidentaux et à accentuer les suspicions concernant la part prise par cette
stratégie par la raison d'État à laquelle obéissait Moscou. Mais tel quel, le diagnostic
de Bordiga contient suffisamment d'implications pouvant justifier
l'appréciation qu’il formula en son temps sur l'antifascisme : de tous les
produits du fascisme, ce fut le plus néfaste pour le mouvement prolétarien.
La IIIe internationale et l'Allemagne
La
maturation de l'idéologie antifasciste n’est nullement liée à la chronologie
des grands mouvements fascistes et encore moins à l'analyse, par les partis
prolétariens, de la défaite subie par la classe ouvrière lors de son premier
affrontement avec le phénomène, dans l'Italie de 1920-22. Par contre,
l'adoption et la généralisation de l'antifascisme se rattachent directement au
partage des forces qui s’est opéré parmi les grandes puissances européennes et
mondiales dans les années qui suivirent la venue au pouvoir d’Hitler et elles
reflètent les divers avatars de l'alignement des partis politiques dans la
perspective de la guerre. Il n'est donc pas possible de traiter du fascisme et
de l’antifacsime sans résumer les grands événements survenus en Allemagne entre
les deux guerres et sans se pencher avec attention sur les luttes du
prolétariat allemand, dans l'orientation révolutionnaire s'arrête avec l'échec
de l'ultime tentative subversive de 1923. Plus loin, en essayant d'étudier
l'extraordinaire phénomène historique que représente le fascisme hitlérien,
nous examinerons les principales phases du combat incessant mené par la classe
ouvrière allemande après l'écrasement des spartakistes (janvier 1919)[20]
ainsi que les solutions politiques imposées aux communistes d'outre-Rhin par
les bolcheviks encouragées par, c'est-à-dire essentiellement l’éviction, dès le
premier congrès KPD (PC allemand), de ses éléments de gauche et la fusion du
KPD avec les « indépendants » (U.S.P.D.).
La
période qui vous intéresse d'abord ici, parce que la plus directement impliquée
dans l’explicitation de l’avènement d’Hitler et de la prise du pouvoir par les
nazis, débute, sur le plan du drame que constitue l'histoire du PC allemand
dans ses rapports avec la IIIe
internationale par les luttes d'influence dans ce parti et la succession, à sa
tête, des tendances du centre et de la gauche, entre lesquelles le conflit
occupe environ trois ans, jusqu'à l'alignement final sous la férule stalinienne
en 1926. Mais déjà, après l'échec de 1923, l'histoire du PC allemand, comme
l'écrit Pierre Broué, « appartient à un autre chapitre dont les lignes
principales partent, cette fois, de Moscou »[21].
Dans
ce fait tout simple et très facile à vérifier gît l'une des raisons, et non la
moindre, qui engage la responsabilité russe dans la venue du nazisme au pouvoir
en Allemagne. La plupart des historiens n'envisagent cette responsabilité qu'à
partir du pacte germano-russe de 1939 ; c'est-à-dire qu'ils la posent sur
le plan militaire et non sur le plan social, qu'ils ne la prennent en
considération que pour le sort de la guerre entre les Etats qui avait mûrie
tout au long des années 1930, et non pour celui de la guerre entre les classes
qui est restée ouverte ou latente pendant le même laps de temps et vis-à-vis de
laquelle l'avènement du fascisme hitlérien n'est qu'un épilogue... tardif.
La découverte relativement récente de
l'histoire politique russe de ces dernières décennies a rendu banales, pour le
grand public, nombre de données qui fondaient la critique bordiguiste de
l'antifascisme. Aussi est-il nécessaire, pour comprendre ce qu'elles
comportaient en leur temps d'insolite et de scandaleux, de leur opposer les
versions qui avaient cours parmi les ouvriers des pays latins, dont une bonne
partie, à cette époque, était manipulée par les partis « communistes » et
l’I.C. L'un des produits les plus achevés de cette manipulation, c'est-à-dire
le plus riche en mensonges et en déformations, c'est « L'histoire du PC(
bolchevik) de l'URSS » publié en 1946 par les éditions sociales (éditeur
officieux du PCF). Cet ouvrage, qui fourmille de contrevérités qu'on jugera
aujourd'hui extravagantes, donne du fascisme allemand une explication
uniformément admise au lendemain de la guerre, non seulement par les partisans
inconditionnels du stalinisme, mais aussi par la plupart des intellectuels « de
gauche ».
Qu'on
ne se hâte pas trop, d'ailleurs, de s'étonner de la version simpliste que nous
allons citer : le mythe qu'a engendré la victoire militaire des Alliés n'est guère
plus subtil dans ses explications de l'Allemagne hitlérienne.
L'histoire
stalinienne du PC russe ne peut évidemment faire abstraction de la victoire
politique du national-socialisme qui n'a pas seulement enfanté la grande
catastrophe du siècle, mais a sanctionné auparavant, et sur un mode accablant,
l'échec définitif du communisme international. Les historiens soviétiques, dans
le livre cité, invoquent consciencieusement les causes objectives de cette
victoire : la crise économique, la misère et le chômage, le poids oppressant du
Traité de Versailles, la réaction nationaliste des vaincus de la guerre, etc.
Mais en ce qui concerne le fait proprement politique de la triomphale
efficacité de la démagogie hitlérienne, ces mêmes écrivains prétendent l’expliquer
par le paradoxe suivant : les « succès électoraux des communistes » - succès
devant lequel « la bourgeoisie nationaliste » s’entremit avec les nazis
pour détruire la démocratie et instaurer la dictature ».
Comme
il y a dans cette interprétation quelques parcelles de réalité historique
(notamment l'appui fourni par certains industriels allemands de la droite
militaro-monarchiste d'abord, aux nazis ensuite) il faut donner ici la
formulation intégrale une telle « analyse » :
«
La crise économique (...) avait accru le mécontentement des ouvriers et des
paysans. Ce mécontentement se transformait en une indignation révolutionnaire
de la classe ouvrière. Il s'accentuait particulièrement en Allemagne. C'est ce
qu'attestèrent avec éloquence les 6 millions de voix recueillies par le parti
communiste allemand lors des élections au Reichstag qui précédèrent l'arrivée
des fascistes au pouvoir. La bourgeoisie allemande voyait que les libertés
démocratiques bourgeoises qui subsistaient dans le pays pouvaient lui jouer un
mauvais tour, que la classe ouvrière pouvait profiter de ces libertés pour
développer le mouvement révolutionnaire[22].
Ainsi avait-elle décidé que pour maintenir son pouvoir en Allemagne, il n'y
avait qu'un moyen : anéantir les libertés bourgeoises, réduire à zéro le
parlement. (...) En cela (elle) fut secondée par les traîtres à la classe
ouvrière, les leaders[23]
de la social-démocratie allemande qui, par leur politique de conciliation,
avaient frayé la voie au fascisme. »
(«
Histoire du PC (bolchevik) de l'URSS », page 254)
Le
passage ci-dessus résume correctement la thèse répandue par les PC, après leurs
multiples vicissitudes des années 1930 et lorsque leur première interprétation
du phénomène fasciste (celle qui définissait son expression « mussolinienne »
comme mouvement propre aux couches les plus arriérés du capitalisme - grandes
propriétés terriennes, voire « survivances féodales ») apparut comme
par trop indigente. Mais avant d'examiner l'évolution contradictoire des
positions de l’I.C. sur ce sujet, jetons en bref regard sur celles du de PCF,
très importantes en raison du rôle ultérieur de ce parti en tant que principal
propagateur de l'idéologie antifasciste. Le PCF n'a jamais brillé par ses
aptitudes à écrire sa propre histoire. Jusque vers le début des années 1960,
lorsque quelques membres de ce parti exprimant une opposition interne
clandestine, décidèrent d’écrire une histoire du PC volontairement apocryphe,
il n'existait guère que deux documents de ce type, l’un dû à André Ferrat,
datant de 1931 et tout à fait inspiré de la « troisième période » de l’IC,
l'autre constituait, selon les termes mêmes des mystérieux contestataires de
1960, une « biographie romancée » de Maurice Thorez qui ne pouvait « être tenu
pour un ouvrage historique en raison même des modifications que ses éditions
successives de 1949, 1954, et 1960 (avaient) comporté, tant sur les faits que sur des positions politiques ».
Concernant
si concernant la période 1929-33 en Allemagne, cette publication n'apporte
aucune modification à la version stalinienne officielle que nous avons citée
plus haut. Sans parler d'autres conformités rencontrées sur diverses questions,
la brochure « clandestine » est très « dans la ligne » : elle tait
complètement les directives de l’ I.C. au moment de la « troisième période »,
ne fait aucune allusion à l'accusation de « social-fascisme », lancée à cette
époque par Moscou contre la social-démocratie[24].
Enfin
un conformisme stalinien plus subtil apparaît dans l'opuscule réalisé par Georges Cogniot à l'occasion du 50e anniversaire de l’I.C. en
mars 1969[25].
Dans cette brochure, il est enfin fait état des responsabilités de
l'Internationale dans les positions prises par le PC allemand contre le
fascisme hitlérien : « la social-démocratie - écrit G.Cogniot - était tenue (par l'I.C., NDLR) pour l'appui
fondamental de la bourgeoisie, l'appui de la fascisation, et Staline invitait à
porter contre elle le coup principal » (page 108).
Le sanglant « père des peuples » étant
déboulonné depuis les révélations de Khrouchtchev au XXe congrès du PC russe,
on pouvait bien, 10 ans plus tard, lui donner ce petit coup de griffe, mais de
façon à éviter, comme dans les versions précédentes, d'aborder intégralement
l'histoire de ces années qui furent décisives. Après cette discrète allusion
aux responsabilités « russes », l'auteur revient en effet aux thèses qui furent
familières aux falsificateurs de toute l'école. Il indique que le PC allemand
s'était bien prononcé pour le front unique contre le fascisme mais que les
social-démocrates l’avaient refusé et que « sous l'influence d'éléments
gauchistes, les dirigeants du parti et ceux du comité Exécutif de
l'Internationale s'en tenaient toujours à l'établissement du pouvoir soviétique
en Allemagne comme objectif stratégique immédiat » (page 108).
Si
dans le climat politique de 1969, on voit bien à qui ce discours s'adresse.
Mais au-delà de cette petite crapulerie
« anti-gauchiste » (qui est peu de chose comparée aux saletés
répandues par le PCF sur mai 68) le voile officiel du stalinisme garde toute
son opacité sur la défaite sans combat du prolétariat allemand sur la fin des
années 1930. G.Cogniot écrit, au terme de son chapitre, que « le parti
communiste allemand fut le seul parti à lutter constamment contre le fascisme »
mais « qu’il avez gardé pour objectif une Allemagne des conseils, en faisant
avec le Comité Exécutif de l’Internationale une analyse inexacte et en estimant
que la crise du régime allait déboucher sur la révolution, que les forces
nazies grandiraient moins vite que le mouvement ouvrier révolutionnaire ».
« Jusqu’au bout – conclut Cogniot – on opposa au mot d’ordre d’une
Allemagne fasciste, le mot d’ordre d’une Allemagne soviétique ».
Pour
des lecteurs non avertis, ce texte - destiné à des « communistes » convertis au
parlementarisme for ever et rêvant d'un « socialisme à la française » de pure
inspiration social-démocrate - apparaît comme une banale condamnation des
dangers de « l'extrémisme ». À le prendre au sérieux, la faute du PC allemand
et de l'Exécutif de l’IC (cette fois le coup de griffe vise un autre mort -
mais celui-là assassiné sur ordre de Staline : Zinoviev, alors président de la IIIe Internationale)
aurait été de rester en somme fidèles au principe de cette internationale, de
poursuivre une perspective révolutionnaire : les soviets et non la démocratie
bourgeoise. Mais la réalité est bien plus tortueuse et on ne peut mieux la
dissimuler que ne le fait Cogniot en mêlant le vrai ou faux et en excellant
dans l'application de la méthode stalinienne qui consiste à imputer aux
exécutants les fautes qui leur sont imposées par leurs chefs. On verra plus
loin que « l’ultra-gauchisme » réel de la « troisième période » fut plus motivé
par une stratégie n'ayant rien à voir avec la révolution et le communisme mais
tout avec le maintien au pouvoir et le renverse renforcement de la côterie de
Staline.
Une
analyse de ce type travestit outrageusement la nature de l'influence russe sur
le PC allemand par IC interposée et en escamote toutes les responsabilités dans
la défaite devant le nazisme : la désarticulation et le désarmement de ce parti
à travers les purges successives et la domestication des chefs, sans parler des
fautes proprement politiques comme la surenchère patriotique dans la
protestation contre le traité de Versailles, la collaboration au nationalisme
revanchard, le pseudo radicalisme accentuant la division de la classe ouvrière
en chômeurs et détenteurs d'emploi, bref tout le tableau complexe des
conditions imbriquées dans la victoire du national-socialisme.
Confrontée
à ses divers aspects de la maturation du phénomène nazi, l'antifascisme
ultérieur des partis dirigés par Moscou apparaît sous son véritable jour de
pure imposture. Mais cette imposture ne fut comprise à l'époque que par une
infime minorité des militants ouvriers : à côté de ceux de la Gauche italienne et de ceux
de la Gauche
allemande, quelques syndicalistes et quelques anarchistes. Chez ces derniers
d'ailleurs, la perception fut moins précise et, pour certains, ne résista pas
aux effets de la défaite des républicains espagnols devant Franco ou à
l’immense choc provoqué par la guerre, l'occupation allemande et la terreur
qu'elle avait déchaînée.
La
critique de l'antifascisme, chez les communistes de gauche, allemands et
italiens, s'appuyait sur des prémisses théoriques très différentes,
quoiqu'aboutissant à des positions semblables à l'égard de la Russie stalinienne et de «
ses » PC. La critique des premiers nommés met directement en cause la
prédominance des intérêts de l'État russe dans la politique de l'IC : Moscou ne
peut être l'adversaire du Reich nazi que dans la stricte mesure où celui-ci
constitue une menace pour l'URSS. Pour la Gauche italienne, le refus de l'antifascisme et
la dénonciation des partis staliniens convertis à cet idéologie découle d'abord
d'une position de principe - l'attitude du prolétariat face à tout Etat
capitaliste - que conforte une expérience : la venue au pouvoir de Mussolini.
Ne
mentionnant ici que pour mémoire le fait que cette Gauche italienne partage sa
dénonciation de l'antifascisme avec celle des «communistes de conseil »
Hollandais et Allemands, nous résumerons
la position « bordiguiste » à partir de trois sources : les discours de Bordiga
au quatrième et cinquième congrès de l’I.C. - et ceci concerne l'expérience du
fascisme italien - un long article de Bilan qui, lui, traite essentiellement du
fascisme allemand.
Lors
du quatrième congrès de l’I.C., Bordiga avait déjà abordé la question des
composantes politico-sociales du phénomène fasciste dans l'Italie de 1920 -
précisions dont on peut constater l'exactitude en vérifiant historiquement
quels furent de même nature quoique de dimensions plus réduites et avec des
traits plus frustes, que les conditions dans lesquelles a mûri le fascisme
allemand dix ans plus tard : un fond de crise économique et l'humiliation
nationale, un déclassement social des démobilisés[26]entraînant
l’existence permanente d’un élément de violence et de force répressive et,
surtout, le formidable déplacement politique des classes moyennes perdant toute
confiance dans le parti socialiste qui avait accumulé fautes sur fautes[27].
Ici,
nous n'examinerons pas la partie du rapport qui a fait l'objet de diverses
critiques, c'est-à-dire ce qu'on a cru être une sous-estimation par Bordiga de
la force et de l'avenir du fascisme - et qui tendait seulement à conjurer les
arguments opportunistes et « frontistes » qu’inspirait la victoire des chemises
noires. Pour se prononcer sur ce point, il faut d'abord étudier sérieusement
les luttes d'influence dans l'IC au cours des années 1920 alors qu'ici nous
nous bornons à relever dans l'analyse bordiguiste les arguments ultérieurement
vérifiés et qui permit à la
Gauche italienne émigrée de déjouer la logique « allant de
soi » qui précipita les autres oppositions au stalinisme (hormis la Gauche allemande) dans
l'adhésion à l'équipée militaire accomplie sous la bannière de l'antifascisme.
Dans
l'ordre chronologique d'apparition des arguments de cet antifascisme, le
premier en date est celui qui caractérise le fascisme comme une « réaction
féodale » - et ce afin de redonner à la « démocratie » une teinture
progressiste qui justifierait le soutien du prolétariat. Bordiga y répond par
des déductions tirées de l'examen de la stratégie militaire observée par
l'offensive des troupes de Mussolini[28].
Pour réfuter l'hypothèse selon laquelle les
« partis démocratiques »seraient capables de lutter contre le fascisme et
d'une façon plus générale, pour nier la prétendue incompatibilité qui
existerait entre fascisme et démocratie, il suffit à Bordiga de préciser
comment progressent les fascistes et de quelles complicités ils bénéficient :
«
Ils disposent d'armes et de moyens de transport (son Allemagne aussi, NDLR, les
S.A. bénéficieront de la gratuité des voyages en chemin de fer) « ils
jouissent de l’immunité face à la loi », ils « organisent des
‘expéditions punitives’…blessent…tuent les dirigeants adverses ».
« Les travailleurs des localités en question ne sont pas en mesure
d’opposer une résistance à ces troupes armées, soutenues par la police
(souligné par nous, NDLR) et disséminés dans tout le pays ».
Ces
lignes ne contiennent aucune révélation. Il est bien connu désormais (même se
cela est généralement tu par la pudeur des reconstitutions historiques -
livres, films, téléfilms qui foisonnent sur ce sujet) que les fascistes, qu'ils
fussent en chemises noires ou en chemises brunes, ont été soutenus par l'État
démocratique, ses partis, sa police et son armée. Mais il faut bien le rappeler
si l'on veut comprendre la thèse conclusive des bordiguistes, à savoir qu'aucun
des arguments de l’antifascisme, tels qu’ils furent développés dans l’I.C., les
P.C. et les organisations ouvrières en général, ne résiste à un examen sérieux
et qu’il faut donc chercher ailleurs que dans le souci des intérêts du
mouvement prolétarien les raisons de cette contagion idéologique qui a signifié
le crépuscule historique de ce mouvement.
Poursuivant
son discours au quatrième congrès, Bordiga, après avoir indiqué les deux axes
de l'offensive fasciste, en situe son véritable point de départ militaire, son
premier grand coup de main. Ce fut à Bologne le 21 novembre 1921 - une suite de
destructions, d'incendies, de voies de fait. « Avec l'aide du pouvoir d'État -
répétons-nous, citant Bordiga et le soulignant - les fascistes s'emparèrent de la ville »
(ouvrage cité, p.86-87).
Le
mouvement fasciste - Bordiga y insiste - n'est pas un mouvement purement
agraire, bien qu'il ait remporté ses premiers succès dans des zones rurales. On
ne peut pas le considérer comme « mouvement indépendant d'une fraction de la
bourgeoisie, comme l'expression des intérêts de la bourgeoisie terrienne en
opposition à ceux du capitalisme industriel » (idem, page 87). Bordiga,
évoquant sa démagogie populaire et même ouvrière le définit comme « mouvement
unitaire de la classe dominante capable de mettre à son service, d'utiliser et
d'exploiter tous les moyens, tous les intérêts partiels et locaux des groupes
patronaux aussi bien agricoles industriels » (idem, page 88). La genèse du fascisme
italien est donc imputable à trois facteurs : l'État, la grande bourgeoisie,
des classes moyennes. Bordiga explique que l'appui de l'État au fascisme a pris
deux formes successives, d'abord ce fut la politique de souplesse et de
concession des gouvernements « démocratiques » qui, par la voie de la lassitude
obtenue des ouvriers par l'incapacité des grandes organisations ouvrières
(centrale syndicale, parti socialiste) aboutit à la retombée de l'offensive
prolétarienne (point culminant : occupation des usines, 1920). Ensuite survint
la seconde manière. Après une série de tragi-comédies politico-parlementaires
et l'échec de la grève générale tentée par l’Alliance du travail, les fascistes
reprirent et intensifièrent leur offensive violente (durant le ministère Facta,
été 1922). Ce furent alors les forces militaires de l'État qui intervinrent
pour les appuyer dans les rares endroits où il n'avaient pas encore pris
l'avantage (à Bari, par exemple, où l'armée attaqua à la mitrailleuse, lança
ses tanks et où un torpilleur de la marine bombarda les maisons où s'étaient
retranchés les ouvriers).
Ce
qui, à travers le rapport de Bordiga devant l'IC apparaît comme définitif, en
tant qu'expérience acquise face au fascisme, c'est la certitude de l'essence
capitaliste et moderne de ce phénomène, l'irréalité de sa pseudo-opposition à
l'égard de la bourgeoisie démocratique, le constat de l'appui sans faille que
lui apporte l'État capitaliste. Des traits caractéristiques qui se
retrouveront, fortement accentués, dans les conditions plus complexes de la
venue au pouvoir du fascisme allemand.
Au
Ve congrès de l'IC, Bordiga parla longuement de la situation italienne telle
qu'elle existait après la venue de Mussolini au pouvoir ; mais nous n'en
retiendrons ici que ce qui confirme ce qu'il y a déjà été indiqué plus haut et
qui peut être utilisé comme clé d'interprétation la victoire politique
ultérieure des nazis en Allemagne.
Bordiga
à cette date (juillet 1924) rappel et souligne qu'il n'y a pas eu véritablement
de coup d'état fasciste. L'enchevêtrement de la situation d'impuissance du
système parlementaire italien à la veille de la « marche sur Rome » s’est
déroulé à l'aide d'un compromis : le Chef de l'État (c'est-à-dire le Roi) a
confié à Mussolini le soin de former un nouveau gouvernement (tout comme
Hindenburg, relevons-le tout de suite, le fera avec Hitler quelque 10 ans plus
tard). Bordiga insiste également sur le fait que le fascisme n'est pas, comme
le prétendent ses chefs et ses partisans, une révolution : son programme politique
été pillé de façon désordonnée dans les programmes antérieurs des divers
gouvernements bourgeois, avec lesquels le fascisme ne tranche que par les
formes, idéologiquement monolithiques, de sa domination[29].
Mais surtout Bordiga appuie sur une idée essentielle pour l'interprétation du
phénomène - idée qui entrera dans les faits d'une façon bien plus tragique en
Allemagne : « la prise du pouvoir par Mussolini ne fut que la reconnaissance
d'un rapport de forces antérieurement créé. Tous les gouvernements qui avaient
été au pouvoir (surtout celui de Facta) avaient laissé le champ libre au
fascisme. C'est lui qui gouvernait l'Italie ; il avait les mains complètement
libres et pouvait disposer de l'appareil d'État. Le gouvernement Facta ne s'est
maintenu que pendant deux mois, en attendant le moment où le fascisme jugerait
convenable d'assumer officiellement le pouvoir » (« Communisme et fascisme
», page 113).
La
« marche sur Rome », ajoute-t-il en substance, ce grand fait épique du fascisme
italien, ne fut qu'une comédie. Certes il y eu un changement dans les forces
dirigeantes en Italie, mais ce changement fut accompli peu à peu, à la suite
d'un accord tacite entre les organisations du pouvoir capitaliste : police,
administration, bureaucratie... : « Cet accord tacite, il faut le
souligner énergiquement, était déjà total avant la prise du pouvoir par les
fascistes » (idem, page 113).
La critique développée par
« BILAN »
Ces
quelques citations permettent déjà de comprendre le sens dans lequel s'est
orientée la critique de la
Gauche italienne dès 1933 en ce qui concerne la façon dont la
quasi-totalité du mouvement ouvrier de l'époque entendait « se défendre »
contre le fascisme. Elles permettent surtout d'éclairer ce que les «
paradoxes » de cette critique (ou ce qui apparut tel aux contemporains)
doivent à la position de Bordiga sur le fascisme. La brochure du Courant
communiste international résume des arguments de la fraction bordiguiste
émigrée en les situant dans leur contexte concret et en exposant les tentatives
plus ou moins fructueuses de discuter avec les autres groupes communistes
oppositionnels de la nouvelle situation créée par la venue au pouvoir du
fascisme en Allemagne. Nous n'en retiendrons que quelques points essentiels :
la victoire du nazisme signifie la clôture définitive du « cours
révolutionnaire » ouvert par la révolution russe d'octobre 1917, donc,
désormais, l'orientation certaine de la politique internationale en direction
de la guerre ; ce qu'il importe de faire dans cette situation c’est d'établir
le bilan des erreurs commises par le mouvement communiste international[30].
Il était bien compréhensible qu'effleurer seulement la question c'était amorcer
de une autocritique inacceptable pour des militants qui avaient partagé les
responsabilités de la IIIe
internationale - ou pour le moins soutenu longtemps inconditionnellement sa
ligne politique - et qui, dans leur pratique présente en perpétuaient la
principale faute : l'élasticité à l'égard des principes. Les trotskistes,
précisément, s'apprêtaient alors à rejoindre le point extrême de cette
élasticité : mettre en sourdine le principe fondamental de la IIIe internationale qui, dans
toute guerre pouvant survenir entre Etats capitalistes, dénonçait à l'avance
l’identité de but des belligérants et formulait préventivement la riposte
prolétarienne : défaitisme révolutionnaire dans tous les camps.
Avant
d'examiner comment d’authentiques révolutionnaires en vinrent à participer à la Résistance -
c'est-à-dire à une guerre opposant des Etats capitalistes également rapaces et
oppresseurs, il nous faut revenir sur un point capital sommairement abordé déjà
au début de ce chapitre, celui des rapports exacts du fascisme avec la Seconde Guerre
mondiale. Nous n'en aurons d'ailleurs pas fini en une seule fois avec ce sujet[31].
Mais ici mieux vaut pêcher par excès que par insuffisance. Sinon la position
bordiguiste sur la dernière guerre demeurerait inintelligible aux yeux d'une
génération qui, oubliant tôt sa jeunesse contestataire semble accepter le
système du capital comme le seul possible et considérer comme folie pure
d'avoir voulu en refuser les lois.
Tout
porte à croire désormais que l'image généralement admise de cette guerre se
soit stabilisée autour de la version suivante : les démocraties occidentales,
qui ne mobilisaient au début que la nécessité de mettre en terre aux ambitions
territoriales de l'Allemagne nazie, auraient progressivement « pris conscience
» de la vraie nature de leur mission : défense de la civilisation contre la
barbarie. Pouvoirs d'États, chefs de gouvernements, hommes politiques auraient
été en quelque sorte « convertis », dans les pays occidentaux aux convictions
antifascistes uniquement partagées, à la veille et au début de la guerre, par
les « partis ouvriers » et quelques intellectuels généreux. Nous verrons, au
cours des chapitres suivants, combien la réalité par sa complexité, diffère
d'une telle version - directement inspirée, et non par hasard, par le
stalinisme, dont la ligne de conduite, sur ce plan, fut hachée de tournants
politiques et de revirements invraisemblables. Dans une certaine mesure
d'ailleurs, la « contagion idéologique » dont il est serait question aurait
opéré plutôt en sens inverse, nous dirons plus bas pourquoi. L'interprétation
ci-dessus n'est que la fable des vainqueurs accrédités par les partis
assujettis à Moscou et avec la complicité des gaullistes, leurs alliés
momentanés. De façon lapidaire : elle n'est que la transposition idéologique de
l'alliance militaire conclue entre l'URSS et les Alliés.
Bien
qu'ébranlée par les découvertes tardives des historiens (et particulièrement
celles qui concernent l'envers du décor chez « libérateurs russes ») elle
n'en conserve pas moins une forme de suggestion quasi inébranlable parce que
passionnellement motivée et manoeuvrée à sens unique depuis un demi-siècle.
Elle repose pourtant, du point de vue théorique historique, sur une confusion
remontant aux errements du mouvement communiste dans ses premières erreurs
d'analyse sur le fascisme. Du fait que ce dernier est la forme violente,
agressive, de la domination du capital dans des circonstances déterminées, on a
perdu de vue une conquête essentielle du marxisme – l’identité de contenu
économique et social du capitalisme quel que soit sa forme d'État - et on a imputé
aux seuls « États totalitaires que » la faculté de démultiplier de façon
démesurée cette agressivité « endémique » lorsqu'une guerre elle-même démesurée
lui permettait de prendre des dimensions hallucinantes. Le leit-motiv de
l'antifascisme a tiré sa force, non pas d'une aversion générale à l’égard du
fascisme ( aux méfaits longtemps ignorés hors d’Allemagne et hors d'Italie)
mais des méfaits de la guerre elle-même, du degré inouï d'horreur qu'elle a
atteint, les dimensions hallucinantes qu'elle a de prise. Les moyens d'extermination d'une
cruauté jusque-là inimaginable, utilisés par les Allemands sont une réalité
atroce et indiscutable ; mais cette réalité est d'origine historique ; elle a
des causes inavouables mais des motifs réels qui ne sont pas exclusifs d'un
peuple d'une région déterminée. L'histoire même du fascisme montre qu'il a
germé dans un « milieu » historique, économique, social identique à celui dans
lequel baignent les structures d'État qui ont invoqué pour mission de le
détruire. Mais la guerre elle-même a balayé ce label d'origine ne laissant en
place qu'un partage manichéen des méthodes de mort - les méthodes classiques,
efficaces mais « propres » pour les démocrates et, pour les fascistes,
celles qui allient le sadisme à la mort, assortissent la souffrance de
l'humiliation.
Et
pourtant, même à ce degré insupportable, il reste peu de choses qui, demeurent
inexplicables, autorisant la rupture théorique et l'abandon des principes
caractéristiques de l'antifascisme. Le déroulement de la guerre elle-même
explique en partie, non pas l'origine des méthodes nazies, mais leur enflure
jusqu'aux dimensions de l’inimaginable, notamment, après les défaites sur terre
et dans les airs de l'armée allemande, l'intensification de cette folie
d'extermination inhérente aux nazis - un facteur qui, en dépit des monceaux de
cadavres obtenus, ne constituait nullement un atout stratégique[32].
Au contraire le national-socialisme payait là, en désordre et désagrégation de
ses propres structures, la dette à ses origines, à son recrutement dans la
pègre et dans la soldatesque. (Peut-être, en découvrant les camps
d’extermination, l’humanité « civilisée » payait-t-elle de son côté son
indifférence et sa semi- complicité lors des massacres de prolétaires par
l'Allemagne de Weimar.)
Quoi
qu'il en soit, c'est à cette spécialisation dans l'horreur, qui a été le propre
de l'Allemagne nazie que le capital doit sa grande victoire idéologique à
l'issue de la guerre. Celle-ci avait « réparti » les moyens de mort et de
répression en fonction des « acquis historiques » respectifs des
belligérants, les plus expéditifs et les plus cyniques revenant nécessairement
à un État, une armée, un parti et une police dressés au terrorisme
anti-ouvrier. Après cette répartition, imposée préalablement par l'histoire à
l'ensemble mondial des classes dirigeantes et de leur pouvoir d'État, il était
facile aux partis ouvriers dégénérés et aux penseurs bourgeois (souvent leurs «
compagnons de route ») de tronquer la barbarie apocalyptique du XXe siècle de
sa principale signification. Produit d'un système économique et social
universel, elle était attribuée en exclusivité à un seul groupe d'États,
canalisée au profit de la perpétuation de ce système. Un tel subterfuge était
possible, outre qu'il bénéficiait de la toute-puissante caution du centre
dirigeant du communisme mondial, parce que, dans la phase de répression sociale
qui avait précédé la guerre, les moyens les plus odieux étaient échus, par
nécessité contre-révolutionnaire à un seul des futurs belligérants.
Il
est clair que la victoire des Alliés - statistiquement inévitable - n'aurait
été strictement que militaire et se serait préparée des lendemains encore plus
difficiles que ceux qui ont suivi la Première Guerre mondiale si elle n'avait été épaulée
par l'autre victoire, celle-là idéologique et politique, remporté par
l'opportunisme d'abord, le reniement pur et simple, ensuite, au sein du
mouvement ouvrier. Si nous avons pu dire plus haut que la « conversion
idéologique » en faveur de l'antifascisme s'est effectuée en sens inverse de
celui qui est admis dans la formule citée c'est parce que le mouvement ouvrier
a subi une véritable substitution d'idéologie, l'idéologie de conservation du
système social y prenant la place de celle de sa destruction. Les idéaux de
l'antifascisme, ses protestations en faveur des libertés, son programme de
futures réformes sociales, tout cela n'était qu'un masque. La réalité c'était
la guerre, la discipline immédiate de la mort assurant à la vente la future
discipline du travail, le patriotisme garantissant la conservation sociale, les
destructions massives promettant une reconstruction démesurée, le tout, en un
mot, ouvrant une nouvelle ère historique de prospérité pour le capital.
L'importance
que nous accordons à la critique de l'antifascisme par la Gauche italienne peut
laisser croire que nous attribuons à son peu d'audience la débâcle finale des «
avant-gardes révolutionnaires » sur la fin des années 1930. Les
bordiguistes eussent-ils davantage été suivis, rien n'aurait changé au cours
des événements. Le sort en était jeté bien des années auparavant. À l'erreur «
antifasciste » des révolutionnaires,
nous ne pouvons imputer qu'une seule responsabilité tangible : les avoir
empêchés de retrouver après la guerre le radicalisme qui était le leur avant.
Inversement, nous avons le droit de penser que si le bordiguisme a été capable,
après le conflit, de survivre autour d'une critique et d'une perspective
cohérentes (et démenties seulement par un choc qui a été fatal à toute la
pensée révolutionnaire) cela n'est pas sans rapport avec la justesse de son
analyse durant les dernières années ayant précédé le grand cataclysme.
Lénine
de cette analyse nous allons relever quelques traits saillants dans un article
publié par « Bilan » en 1934, que la brochure du Courant communiste
international reproduit in extenso[33].
Le texte s'en prend d'emblée à l'idée maîtresse de la tactique antifasciste :
il s'agit de défendre la démocratie en tant que moindre mal, en tant que
capitalisme relativement pacifique sur le plan social, alors que le fascisme
représente le capitalisme offensif, le capitalisme en ordre de bataille. On
notera tout de suite que dans la thèse combattue par BILAN, qui est plus
particulièrement celle des antifascistes sincères de « l'avant-garde ouvrière
», il n'est nullement question, en tant qu'absolu, des valeurs de la démocratie
bourgeoise (droit, liberté, justice, etc.) mais seulement des possibilités
concrètes d'action que cette démocratie laisse encore au prolétariat alors que
le fascisme les abolit[34].
Bien
entendu cet antifascisme « honnête » engendrera dans ses versions popularisées
une foule d'illusions. L'une d'entre elles, qui sera le plus cruellement
démentie par les événements ultérieurs, laisse croire qu'au sein de la classe
capitaliste existe un véritable antagonisme entre « démocrates » et «
totalitaires », alors que le front qui les sépare résulte davantage d'une
coalition laborieusement et tardivement réalisée entre partis, gouvernements,
jusque-là adversaires ou divisés que d'un véritable mouvement d'opinion sociale
(laquelle demeura longtemps indécise, au moins jusqu'à l'échec des troupes
allemandes devant Stalingrad).
Pour
croire à l'existence, aux origines de la guerre, d'un vrai conflit idéologique
- et cette remarque est encore plus valable aujourd'hui en raison du mythe qui
a germé sur la « victoire démocratique » de 1945 (et malgré les révélations
ultérieures sur ce que furent les repas de fauves entre « grands » à Yalta et à
Postdam) - il fallait faire abstraction de tout le jeu politique antérieur et
c'est ce que relève l'article de Bilan dès le début de ce texte en dévoilant
déjà le subterfuge, le détournement de la dynamique des faits sur lequel nous
nous sommes expliqués plus haut[35].
L'argumentation
de BILAN et rigoureusement marxiste : les partisans – révolutionnaires - de
l'antifascisme objectent la plus grande facilité concrète de propagande et
d'agitation que représente pour la classe ouvrière, le « statut démocratique ».
Mais les partis et les gouvernements bourgeois ne luttent , ne se battent pas
pour un vrai « statut », mais pour des intérêts et des intérêts de
classe. Avant le triomphe du capitalisme, les partis bourgeois ont lutté pour
le « statut démocratique » parce qu'il était pour eux le moyen de parvenir au
pouvoir et la forme dans laquelle ils pouvaient l'exercer. Si on ne perd pas de
vue cette vérité historique qui figure, payée au prix du sang, dans tout
l'acquis, tant pratique que théorique, du mouvement prolétarien, on évite -
écrit Bilan - « une confusion évidente entre démocratie, institutions
démocratiques et positions ouvrières que l'on nomme de façon erronée « libertés
ouvrières » et on constate entre ces deux termes qu’il existe « une opposition
irréductible et inconciliable ». À l'appui de cette affirmation, la publication
de la Gauche
italienne souligne le fait que l'État bourgeois (démocratique ou non) ne
connaît que les citoyens et que les (droits démocratiques) tellement vantés ne
peuvent servir qu'à des individus, voués à l'impuissance face à l'employeur sur
le marché du travail[36].
Moins
datée historiquement que cette citation (qui concerne une situation antérieure
à celle de l'intégration des syndicats à l'équilibre de la société capitaliste)
la mise au point que nous trouvons à la page 441 du même article permet de
cerner l'essentiel de l'argumentation bordiguiste suivant laquelle il n'est pas
d'autre moyen pour renverser le capital que ceux qui découlent de la lutte des
classes... et surtout pas le parlementarisme auquel conduit de façon certaine
l’idéologie antifasciste : « On ne peut, en effet, comprendre les mouvements
ouvriers que sur la ligne de leur ascension vers la délivrance du prolétariat.
Si, au contraire, on les place sur la voie opposée qui conduirait les ouvriers
à conquérir le droit d'accéder à des fonctions gouvernementales ou étatiques,
on se place directement sur le chemin qui a déjà conduit à la trahison de la
classe ouvrière ».
Nous
ne nous arrêterons pas sur la partie relativement faible de l'article de Bilan
: celle qu'on a vue plus haut paraître s'appuyer sur une sorte
d'incompatibilité absolue entre l'organe immédiat de défense des travailleurs
et l'État capitaliste : cette position, qui concerne la thèse de
l'impossibilité, pour l'État bourgeois, de s'assurer de façon définitive de
l'appui d'un tel organe, ne cessera d'être l'objet de controverses au sein du
bordiguisme et de provoquer ses plus graves crises internes[37].
Par
contre, il faut noter soigneusement les affirmations de Bilan lorsque cette publication
souligne que la stratégie antifasciste préconisée en Italie par l’I.C. y a
facilité la victoire de Mussolini : l’article se donnant pour tâche «
d'expliquer pourquoi le front de défense de la démocratie, en Italie – tout
comme en Allemagne - n'a représenté, en fin de compte, qu'une condition
nécessaire à la victoire du fascisme » (en italique dans le texte). Une
demi-colonne résumant ces deux cas historiques survient ensuite pour étayer
cette thèse : « En Italie, c’est un gouvernement où se trouvent les
représentants de l’antifascisme démocratique qui cède le pas un ministère
dirigé par les fascistes, lequel aura une majorité assurée dans ce parlement
antifasciste et démocratique, où cependant les fascistes n'avaient qu'un groupe
parlementaire d'une quarantaine de représentants sur 500 députés. En Allemagne,
c’est l’antifasciste Von Schleicher qui cède le pas à Hitler appelé d'ailleurs
par l'autre antifasciste Hindenburg, l'élu des forces démocratiques et
social-démocratiques. En Italie et en Allemagne, à l'époque de la conversion de
la société capitaliste vers le fascisme, la démocratie ne se retire pas
immédiatement de la scène politique, mais elle garde une position politique de
premier ordre : elle reste, en effet, au gouvernement, afin d'y représenter non
pas un centre de ralliement pour briser le cours des situations qui
déboucheront dans la victoire fasciste, mais pour permettre le succès de
Mussolini et de l'Hitler » (souligné par nous, NDLR).
En
annexe de la présente étude, un aperçu historique sur l'avènement du
national-socialisme vérifiera les exactitudes essentielles énoncées dans le
passage ci-dessus en même temps qu'il y relèvera des complexités qui ne
pouvaient y figurer : celles qui résultèrent de la précipitation de la
situation vers la guerre et de l'accord, momentané mais déroutant, survenu
entre l'Allemagne hitlérienne et la
Russie stalinienne lors de l'éclatement du conflit. Le
premier élément renforça en général la coercition interne contre tous les
particularismes régionaux et contre les ex-alliés déclarés ou complices
objectifs du parti nazi, rendant plus implacablement totalitaire l’Etat
hitlérien, qui ne se borna pas à écarter du pouvoir les politiciens catholiques
et les social-démocrates mais les envoya pourrir dans les camps de
concentration. Le second élément, soldés par le partage de la Pologne avec l'URSS aux
premiers jours de la guerre, déchaîne une politique d’extermination destinée à
détruire la nation polonaise en portant à son paroxysme une haine raciale, à la
fois facteur et produit du nazisme et dont ce dernier, dès les premiers jours,
avait nourri tous ses partisans. Par là, le IIIe Reich fut promu à la fonction
de gendarme sanglant de l'Europe (aidé en cela, il ne faut pas l'oublier, par
son allié Staline : cf. les charniers de Katyn).
Le
texte de BILAN, écrit en 1934, ne pouvait, pour des raisons évidentes, prévoir
la voie que devaient suivre ces événements terribles. Il faut toutefois lui
reconnaître le mérite d'avoir pressenti quelle ère apocalyptique s'ouvrait alors
devant le monde, anticipé les situations inextricables qui en résulteraient et
surtout défini l'objectif primordial des révolutionnaires face à ce cataclysme
: sauvegarder la doctrine, le programme et l'organisation du prolétariat. Pour
en avoir une idée, il suffit de se référer à quelques passages du texte[38].
Nous
ne quitterons pas l’article BILAN sans relever ce qu'il dit de l'avenir, en
France, de l'alternative fascisme-antifascisme. Se basant sur les pourparlers
alors en cours entre le PCF et la
S. F.I.O. en vue de la constitution d'un « front commun »
contre la « menace totalitaire », le texte de la Gauche italienne semble
attendre beaucoup, du point de vue de la clarification parmi l'extrême gauche
révolutionnaire, de l'expérience que représente un tel événement. Mais pour ce
qui est de la tournure prévisible que peut prendre la situation, le pronostic
reste très sombre : ce « front unique livrera le prolétariat au capitalisme »
et ne laisse entrevoir qu'une « victoire certaine de l'ennemi ».
«
Le prolétariat, écrit Bilan, sera mobilisé pour la défense de la démocratie
afin qu’il ne lutte pas pour ses revendications partielles. Les
social-démocrates allemands appellent les ouvriers a abandonnr la défense de
leurs intérêts de classe pour ne pas menacer le gouvernement du moindre mal de
Brüning ; Bauer en fera de même (il s'agit du leader de la social-démocratie
autrichienne, NDLR) pour Dölfuss entre mars 1933 et février 1934 ; le « Pacte
d'action » entre socialistes et centristes (staliniens, NDLR) en France se
réalise parce qu'il contient (clause préjudicielle de Zyromski)[39]
la lutte pour les libertés démocratiques à l'exclusion des grèves
revendicatives... » (souligné par nous, NDLR, page 445).
Bilan
ne voit donc pas dans la « lutte pour la démocratie » que semblent décider les«
partis ouvriers » français « qu'une puissante diversion pour arracher les
ouvriers à leur terrain de classe et les entraîner dans les voltiges
contradictoires où l'État opère sa métamorphose de démocratie en État fasciste
» et conclut sur l'antifasciste avec une sévérité qu’ultérieurement rien, du
point de vue prolétarien, n'a démenti[40].
Il
n'est pas possible de recenser ici tous les matériaux produits alors par le
bordiguisme. Bornons-nous à énumérer les trois notions essentielles qu'ils
développaient : 1°) la thèse de la « décadence du capitalisme» : la
bourgeoisie modifie profondément sa stratégie à l'égard du prolétariat, non
plus désormais neutralisé par l'octroi de ne de et social, mais détruit dans le
fait de l'organisation, afin de tronquer toutes ses liaisons possibles avec une
action révolutionnaire ; 2°)le rôle croissant de l'intervention étatique dans
tous les domaines (économie, vie sociale, etc.) ce amenuise toujours plus les
différences traditionnelles séparant les régimes libéraux et les systèmes
totalitaires ; 3°) la fonction de la social-démocratie et de ses courants
idéologiques (« centrisme », « opportunisme », « frontisme ») au sein du
mouvement communiste et qui consiste à rendre impossible ou inefficace la riposte
ouvrière à l'offensive capitaliste, 4°) la perspective de la guerre mondiale
comme solution nécessaire à la crise du capitalisme « décadent ».
La tactique de l'I.C. durant
la « 3ème période »
La
presse bordiguiste
n'a pas été prolixe, durant les années 1930,
sur le phénomène du fascisme hitlérien et n'a traité que sur un plan théorique
général la défaite du prolétariat allemand qu'elle a considérée à juste titre
comme condition préalable à l'avènement de ce fascisme. Le tournant « ultra-
gauche » de 1929-33, qui confondit fascisme et social-démocratie et,
pratiquement, laissa la vague de fond nazie se développer et s'amplifier
jusqu'à devenir irrésistible, ne fut traitée par la Gauche italienne émigrée
que comme une conséquence extrême et absurde des oscillations ininterrompues de
la IIIe
internationale. C'est seulement après la guerre que Bordiga, sans revenir
particulièrement sur ce point-là, a donné de la décomposition de l'IC un
diagnostic plus précis et dont l’ensemble reste juge, mais dont la sobriété, en
ce qui concerne les responsabilités principalement russes, découle d'un a priori
favorable au bolchevisme[41].
La
documentation présentement existante - en dépit de lacunes encore nombreuses et
de points restants obscurs (au moins dans les ouvrages en français) - permet
d'aller plus loin et autorise - même si l'on veut s'en tenir ici un survol
encore rudimentaire, à mettre davantage en en cause la responsabilité bolchevik
(sous le masque de l’Exécutif de l’Internationale) dans la défaite du prolétariat
allemand - et même d'entrevoir quelques-unes des causes de l'échec du mouvement
communiste du XXe siècle.
1920
Tout
récit historique devrait pouvoir tenir compte des « possibles » qui ne se
sont pas réalisés, même s'ils représentaient des chances extrêmement réduites.
Le mouvement révolutionnaire de novembre 1918 Allemagne qui interrompit
littéralement la guerre en contraignant les généraux du Kaiser à soutenir la
paix, pouvait-il déboucher sur une victoire prolétarienne ouvrant les voies de
l'abolition du capitalisme en Europe? Dans l'affirmative, la rééquilibration
mondiale du système devenait infiniment plus difficile, la Russie soviétique était
sauvée de son isolement et des conséquences à tout point de vue désastreux de
la guerre civile, le mouvement communiste échappait à toutes les perversions
qu’il a connues... Pour ces raisons, c'est en partant d'une telle hypothèse
qu'on peut situer le moment décisif de l'échec final de ce mouvement dans
l'écrasement de la commune spartakiste de Berlin en janvier 1919[42].
Mais
de même qu'il apparut bien vite que la révolution allemande de novembre 1918
était par avance condamnée à l'échec, de même il n’a été aucunement établi, pas
même aujourd'hui, que la consolidation du capital y était alors garantie pour
les années suivantes. Tout semblait alors pouvoir basculer, soit du côté de la
révolution, soit du côté de la conservation sociale.
Un
bref tour d'horizon international éclaire les divers éléments de la situation
instable qui succède à la première défaite du prolétariat allemand. Dans le
Reich de l'époque règnent la misère et le chômage. Le problème des «
réparations » dues aux Alliés s'y présente comme totalement insoluble. La
turbulence politico-sociale agite en permanence une foule de sous-officiers et
militaires de carrière de l’ex armée impériale, déguisés (à peine) en membres
d'associations patriotiques de gymnastique, en réalité constituée en commandos
occultes toujours disponibles pour toute expédition punitive contre les
ouvriers et pour les aventures guerrières du côté de la Baltique et de la Pologne. Les chefs de
la « Reichwehr provisoire »[43]
dont les effectifs sont limités à 100 000 hommes - juste ce qu'il faut
pour la répression de toute tentative révolutionnaire - multiplient les astuces
techniques pour former des cadres, instruits par rotation puis disséminés dans
la vie civile, qui permettront ultérieurement la reconstitution rapide d'une
armée nationale, et surtout, sous tous les aspects de la vie allemande, couvre
un nationalisme revanchard que les exigences des politiciens bornés de
l'entente porteront à son paroxysme.
La
Russie
soviétique qui reste l'espoir et le point de ralliement de tous les
révolutionnaires du monde, termine à peine les années atroces aboutissant à la
victoire sur la contre-révolution blanche. La guerre civile l’a marquée de
façon indélébile ; par la faim, la barbarie des représailles réciproques, les
multiples atteintes de cette dégradation politique que Rosa Luxembourg
redoutait tant. En 1920, le pays est exsangue, le prolétariat saigné à blanc,
quantitativement et qualitativement diminué. L'économie est à zéro ; les villes
semi-désertées. La vie politique a subi une militarisation dont elle ne se
guérira plus. Une sorte d'état de siège survit à la fin de la guerre civile. La
paysannerie est ruinée par les réquisitions obligatoires ; la famine est déjà
là, bientôt commenceront les jacqueries. Militarisation, centralisme et répression vont de pair. Les soviets, cette
invention historique de la classe ouvrière au pouvoir, sont devenus de purs
appendices bureaucratiques du seul parti bolchevik. L'appel du gouvernement
russe aux capitaux étrangers, les concessions que leur offre Lénine et bientôt
l'instauration de la NEP,
démontreront un recul catégorique du « projet socialiste » pourtant bien
modeste du programme de 1917.
La
situation reste incertaine dans les autres pays où existe un mouvement ouvrier
d'une certaine importance : luttes sociales quelquefois très violentes, mais
sans progrès d'une radicalisation révolutionnaire. En Italie, l'échec des
grandes grèves avec occupation des usines dans le nord du pays fige le
mécontentement populaire mûri dans la misère de l'immédiat après-guerre et
stoppe la laborieuse évolution à gauche du centre socialiste. Le parti
communiste ne sera formé que l'année suivante - et par la réunion de deux
courants sensiblement différents (les « ordinovistes » et les «
abstentionnistes »). Au même moment se prépare la grande offensive fasciste
contre laquelle le jeune PC, alors dirigé par Bordiga, aura à livrer bataille
tout en étant à demi désavoué à l'extérieur par l'Internationale, à l'intérieur
par les partisans de Gramsci. En France, les partisans de la révolution russe
et de la IIIe
Internationale - peu nombreux, les seuls à avoir lutté contre
la guerre - sont destinés, sous l'impulsion de Moscou, à « construire » un
parti communiste en taillant très large dans un parti socialiste ayant trempé jusqu'aux cou dans l'Union
sacrée et le chauvinisme. Ce que ce parti compte de tardifs partisans de la paix
- édition tricolore du « centrisme » international – ne s’est prononcé en
faveur du mouvement des soviets que sous la « pression de la base »
et sans jamais aller jusqu’aux conceptions radicales du bolchevisme en matière
de prise du pouvoir par le prolétariat. Ils deviendront pourtant, et de façon
définitive, le point d’appui de Moscou lorsque l’I.C. évoluera profondément à
droite sous le prétexte de « bolchevisation » des PC en 1924. De plus
la formation du PCF – fruit de tractations entre l’IC et le centre du parti
socialiste français[44] - a lieu après la seule bataille, en même
temps que la plus grande défaite, du mouvement ouvrier dans la France
d'après-guerre : la grève des cheminots terminée dans une répression
administrative sans précédent : des milliers de licenciements. Le réformisme
traditionnel, celui des parlementaires et des chefs syndicaux d'Union sacrée
est aussi puissant en France qu'en Allemagne ; mais moins menacé dans une
situation sociale moins tendue, Il peut se séparer sans difficulté de ses «
centristes ». il procédera, à la fin de cette même année 1920 à l'expulsion
d'une bonne moitié du mouvement syndical resté fidèle à l'idéologie du
syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914. Cette scission donnera deux
centrales : la CGT
« réformiste » et la CGTU
affiliée à l'Internationale syndicale rouge, patronnée par l’IC – l’immédiat
après-guerre ayant confirmé cette règle du mouvement ouvrier français dans
lequel la référence au marxisme venait d'éléments politiques non
révolutionnaires tandis que les vraies révolutionnaires ignoraient tout du
marxisme. Il est vrai que la formation de la CGTU accoucha d'un autre paradoxe : après l'usure
des moins invertébrés des fondateurs du PCF et l'éviction de son aile gauche
révolutionnaire, de jeunes éléments dynamiques, venus de la tradition
syndicaliste la plus combative, prirent la relève des exclus, mais ce fut pour
devenir par la suite d'excellents staliniens ! L'action des communistes
français n'aura qu'un impact éphémère et limité sur les luttes ouvrières en
Allemagne ; ce sera en 1923 lors de l'occupation de la Ruhr par les troupes
françaises que les « jeunesses » du PC et de la CGTU s'efforceront de combattre par une
fraternisation courageuse et un antimilitarisme résolu. Mais à cette date,
outre les vicissitudes internes du mouvement du communisme allemand, le
prolétariat italien étant battu par le fascisme, celui de Grande-Bretagne
solidement muselé par le réformisme de plus chevronné du monde (non sans
impliquer la responsabilité de l'IC lors de la formation du PC anglais), il n’y
aura, dans les années 1920, aucun mouvement communiste d'Europe qui puisse
épauler de quelconque façon celui de l'Allemagne aux prises avec la plus
implacable des répressions, ni même aucune tendance radicale qui ait la force
et la volonté de prendre la défense décidée de celle qui, à l'extérieur du
K.P.D., lutte à la fois contre le centrisme de ce parti et celui de
l'Internationale.
Pourtant,
si l'on sait se garder de projeter sur le passé une optique trop influencée par
ce que le temps nous a appris, on peut expliquer la perspective optimiste dont
les communistes ont pu se bercer en 1920-21 et comprendre pourquoi, en dépit
des aspects négatifs de la période, la plupart d'entre eux, malgré des épreuves
ultérieurement édifiantes, ont conservé, à l'égard de la direction russe de
l'International, une foi qui a servi de tremplin politique et de paravent
idéologique au stalinisme. Jusqu'à la fin de la guerre civile en Russie, la
tentative soviétique, qu’on a pu sans exagération comparer au fameux « assaut
du ciel » de la Commune
de Paris, a frôlé plusieurs fois le désastre et l'écrasement. Malgré le prix
payé pour les éviter, non seulement il existait peu de gens « de gauche » pour
désirer ouvertement la dispersion du pouvoir bolchevik (même parmi les
anarchistes pourtant bien informés sur le revers de la médaille dans la
révolution russe) mais encore, d'une façon générale, un tel souhait ne pouvait
se concilier avec la moindre aspiration émancipatrice. Par ailleurs, bien que l'orientation
de l'IC s'éloignât toujours plus des enseignements de la révolution d'Octobre
en tant « qu’apport » spécifique à la théorie du prolétariat, le prestige de
cette révolution demeurait tel que le réseau international du mouvement dirigé
par Moscou ne cessait de s'étendre et de tirer de la puissance étatique russe
l'argument de propagande le plus efficace : les partis communistes surgissaient
les uns après les autres et même dans les pays jusque là peu ouvert aux
théories du marxisme révolutionnaire : « l’idée » du communisme se
répandait jusque dans les régions les plus reculées[45].
Le
« kapédiste» Gorter, au moment de sa rupture avec Moscou, a pu établir ce
parallèle judicieux entre les diffusions respectives du christianisme et du «
léninisme » : l'extension de leur influence s'est opérée au rythme même de
leur dégradation idéologique en leur lieu d'origine.
Dans
les PC qui naissent de cette extension il existe cependant des tendances
radicales qu'on verra ultérieurement aux prises avec « l'appareil » de l'IC.
Leur sort ultérieur fut divers (en général elles rejoignirent le Trotskisme et
ce n'est pas un hasard : tous ces nouveaux partis, que ces nouveaux adhérents
vinrent à la IIIe
internationale en acceptant intégralement les positions des quatre premiers
congrès, que Trotski et ses partisans n'ont jamais remis en cause. Ce qui
signifie que tout le mouvement communiste international - hormis de minuscules
exceptions - a entériné, assimilé - volontairement ou non - l'orientation
manoeuvrière que seule la
Gauche allemande la
Gauche italienne, chacune à leur façon, critiquaient.
La
perspective de l'évolution future de la
IIIe internationale s'inscrit donc, en très grande partie,
dans les positions adoptées par Moscou dans cette année 1920 qui, à tout examen
a posteriori, s'avère avoir été déterminante pour le sort futur de l'IC et du
PC allemand, pour celui des luttes et insurrections qui vont se succéder
pendant quatre ans dans ce pays, pour la nature des liens et structures à
l'intérieur de l'IC comme dans ses rapports avec le pouvoir soviétique.
C'est
dans cet ordre-là, pour des raisons pratiques, que nous résumerons les
événements de 1920. Il n'est pas nécessaire de préciser que leurs causes et
effets s'interpénétrèrent. La mise à l’écart des communistes de gauche et
l'appui à un centrisme identique à celui des Indépendants - fait apparemment
organisationnel - dans les premiers mois du KPD, n'est évidemment pas sans
conséquence directe dans les défaites subies sur le terrain qui, elles,
trouvent naturellement leur place dans la chronologie des luttes. Mais cette
politique centriste induit également cette de sorte de double jeu que
pratiquera alors l'Exécutif de l'IC en cautionnant la politique de droite de la
direction du parti allemand en même temps qu'il intrigue avec les critiques de
gauche qui lui sont adressées. De même ce double jeu, projection directe dans
la stratégie de l'Internationale des brusques changements de situation dans
lesquels la Russie
est impliquée, entretient, en même temps qu'il en découle, la forme
semi-occulte des rapports entre Moscou et le mouvement communiste
international, lesquels structurent ce même mouvement, au gré des manipulations
bureaucratiques combinées aux suggestions négatives de certains PC, de façon à
en faire un appareil obéissant aveuglément aux seuls besoins du pouvoir
politique et de l'organisation sociale de l'URSS.
Dans
le KPD(S) qui vit le jour dans le décor tragique des combats de rue du début
janvier 1919, la majorité appartenait aux éléments les plus radicaux, fermement
résolus à rompre avec tous les procédés qui avaient conduit la seconde
Internationale à sa faillite. La direction du parti (la « Zentrale ») et son
leader Levi plus particulièrement, se sont promptement débarrassés de ces
éléments - qui leur avaient délibérément abandonné les postes de commande - par
le coup de force du congrès d'Heidelberg (octobre 1919)[46],
déploré par Lénine, critiqué par Bordiga, mais finalement entériné par toute
l'Internationale. Ainsi, privé de ses militants les plus décidés, de l'appui
des ouvriers combatifs qui les suivaient, dépouillé en somme de l'essence même
du radicalisme prolétarien en Allemagne, le KPD (S), au début de 1920, se
trouvait en quelque sorte voué à renouer avec l'aile gauche la social-démocratie,
ce qu'il fit à la fin de la même année[47].
Cette
implantation du centrisme dans le jeune KPD (S), brutale dans ses moyens mais
insidieuse dans ses termes - à cause de la teneur des discours et de la
caution, un peu gênée, apportée par Moscou - ne heurtait pas en réalité
l'appréciation de l'IC, à partir de cette époque, sur la situation en
Allemagne. D'ailleurs c’est de la même période que date sa généralisation dans
toute l'IC, sous des formes plus habiles des décisions du second congrès et
derrière des « garanties » sur la valeur desquelles on pouvait, à cette date,
se méprendre. Mais sur le fond, il suffit de lire la brochure écrite par Lénine
pour combattre « le gauchisme, maladie infantile du communisme»[48]
pour s'apercevoir que la tactique, un peu trop cavalièrement inaugurée par Lévi
en Allemagne, avait l’aval des dirigeants bolcheviks qui, sous la plume de
leurs chefs, démontraient la nature de leur conviction intime : la « trahison »
social-démocrate était pour eux un fait de superstructure, une corruption -
voire même une erreur d'analyse théorique - commise par les chefs et cadres de
la seconde Internationale, et non, comme l'avaient compris même les plus les
plus « infantiles » des communistes de gauche allemands et anglais, la forme
visible d'un mouvement historique plus vaste : l'adaptation d'un grand nombre
de travailleurs salariés à toutes les conditions de la société du capital, en
même temps que l'aménagement - limité, fragile mais réel - de leur niveau de
vie et de leur servitude de travail[49].
Une
telle lecture de la brochure de Lénine, Bordiga a toujours répugné à la faire,
s'attachant plutôt à en combattre l'utilisation ultérieure, « opportuniste »
par les staliniens. En raison de cette défense du texte contre la cynique
spéculation stalinienne, mais aussi en vertu d'un acte général de foi, le
soupçon de « centrisme » à la charge de Lénine aurait soulevé, parmi les
bordiguistes des années 1930, la plus violente indignation. Nous avons vu
cependant que certains d'entre eux, sans aller jusqu'à un tel « blasphème »
étaient sensibles aux arguments « kapédistes » contre la thèse soutenue dans «
La maladie infantile… ». Mais le refus général de mettre en cause le «
manoeuvrisme » bolchevik découlait aussi d'un fait objectif : il en existait
des critiques à l'intérieur de l'Internationale, mais elle considérait ce
manoeuvrisme soit comme un phénomène volontairement dépersonnalisé (et c'était
le cas des objections de Bordiga) soit au contraire comme l'oeuvre de dirigeant
arbitrairement choisis comme boucs émissaires des échecs (suivant le jeu auquel
se prêta la gauche « interne » du KPD (S) encouragée à agir ainsi que par
l'Exécutif de l'IC).
Il
est difficile de situer le moment où les critiques formulées par les «
gauchistes »[50]
perdirent tout impact susceptible d'infléchir la ligne d'évolution de
l'Internationale (soit à cause de leur propre faiblesse, soit en raison de la
dégradation générale du rapport de force) et ne servirent plus qu'à cette
manipulation de courants six « extrémistes » à l'aide de laquelle l'Exécutif
tentait de faire face à ses exigences contradictoires (prestige et extension
d'influence de l'organisme international, accord avec la sinueuse politique
étrangère de l'État russe) ou tout au moins s'efforçait de dissimuler ses
propres responsabilités dans les échecs résultants de la stratégie qu'il avait
imposée.
En
ce qui concerne l'Allemagne, il semble que les chances d'influence des
critiques « gauchistes » se tarissent avec le fiasco du au troisième le KAPD congrès de l'IC (1921)
où il fut admis comme « parti sympathisant »[51].
Mais au cours de l'année 1920, le phénomène d'utilisation bureaucratique de
l'opposition interne du parti allemand apparaît déjà à travers le jeu compliqué
des polémiques et, plus encore, dans la manière dont les échecs sont
interprétés au sommet. Probablement après la défaite ouvrière dans la Ruhr (mars-avril 1920) mais
certainement après celle de 1923 en Allemagne centrale, toute chance de
révolution victorieuse dans ce pays s'avérait définitivement compromise. Quoi
qu'il en soit, dès cette époque, les décisions prises par l'IC, qu'il s'agisse
d’offensive ou de repli, ne pouvait qu'aboutir aux issues les plus mauvaises.
Une des conséquences les plus graves des résultats négatifs tenait au fait que
l'IC ne les imputait qu’aux fautes et maladresses des exécutants, qu’elle
triturait de mille façons l'application bonne ou mauvaise des mots d'ordre
lourdement appuyés par « en haut » sans jamais discuter sérieusement la valeur
des mots d'ordre eux-mêmes. Dans le cas du KPS (S), les dirigeants allemands,
homologués par Moscou, souvent célébrés par les dirigeants russes comme la fine
fleur du mouvement prolétarien, dont la ligne d’action avait été approuvée (et
même élaborée) par les instances les plus élevées de l'Internationale, se
retrouvaient, après chaque revers, noyés sous un flot de protestations
indignées venant de l'Exécutif et dans lesquelles les néo-gauchistes « de
l'intérieur » croyaient voir le tremplin de leur propre promotion à la tête du
parti[52].
On
ne peut entreprendre ici l'étude exhaustive de l'implantation dans le parti
bolchevik - et à sa suite dans la IIIe Internationale
- de ces méthodes de direction et d'organisation qui tolèrent les compromis les
plus risqués en se fiant uniquement aux attitudes de louvoiement de «
l'appareil »[53].
Mais puisqu'il s'agit ici de la politique dont la Gauche italienne a très
justement dénoncé les fautes, il faut noter le fait tout en indiquant ses
limites. À la différence de Trotski qui, impliqué dans le débat, a mis en cause,
après le fiasco de 1923, tels ou tels dirigeants Allemands et Russes,
c'est-à-dire des personnes, les bordiguistes ont bien compris que les
responsabilités des échecs et les confusions retombaient sur toute une
orientation politique d'ensemble dont les Russes étaient les principaux
inspirateurs. Mais cette responsabilité, Bordiga, dans ses analyses ultérieures
du second après-guerre, la retirait immédiatement aux Russes pour la reporter
chez les communistes occidentaux : ils n'avaient pas suffisamment informé les
chefs bolcheviks de l'état réel du prolétariat dans les pays de capitalisme
développé et, surtout, ils n'avaient pas su les convaincre du risque mortel
qu'il y avait à répéter leur manoeuvre politique valable pour la seule Russie
dans une ère historico-géographique où les illusions démocratiques et la
pratique réformiste neutralisaient le mouvement révolutionnaire depuis près
d'un siècle. En procédant ainsi, la critique bordiguiste, implicitement
retombe, rétrospectivement, dans les erreurs de la gauche « intérieure » du
parti allemand qui, prenant pour cible de ses attaques acérées les seuls
dirigeants du KPD, agissait comme si ces dirigeants n'avaient pas été mis en
place par Moscou et leur stratégie approuvée par les chefs russes.
En
fait la non-information des bolcheviks fut une véritable cécité : le chapelet
des critiques formulées en congrès de l'IC par la Gauche italienne suffit à
le prouver. Les seuls qui eussent pu éclairer les Russes sur les conditions
exactes de la lutte sociale en Allemagne - et qui tentèrent de le faire -
furent précisément ceux que Lénine, Trotski et les autres ne voulurent pas
écouter ; des communistes de la « Gauche », ceux du KAPD et non ceux du KPD.
Cécité,
ignorance ou « incompréhension » des Russes ne sont de toute façon qu'un
élément partiel dans la détermination de la ligne politique de la IIIe Internationale.
Même si cette ligne politique, qui transposait dans la stratégie du prolétariat
occidental celle qui avait réussi aux partisans de Lénine en Russie et en
tirait argument, peut s'expliquer par la nature même du bolchevisme, en tant
que produit historique russe du marxisme[54],
elle ne se durcit et devient irréfragable que sous la pression des événements
réels touchant à la situation de la
Russie et pervertissant, presque immédiatement, l'élan
universaliste du premier congrès de l'IC - fixant irrémédiablement dans le
cadre des méthodes, conceptions et exigences propres au pouvoir soviétique, le
centre de gravité idéologique de tout le mouvement mondial.
La
consécration de la tactique bolchevik d'octobre 1917 comme un schéma universel
de A à Z., de toutes les révolutions prolétariennes avenir, apparaît pour la
première fois ouvertement dans la polémique de Lénine contre les communistes de
gauche en 1920. Mais elle ne cesse de se renforcer, paradoxalement, au fur et à
mesure que s'éloignent les conjonctures pouvant ressembler à celles de la
victoire bolchevik en Russie. Ce contraste s'accentuera jusqu'à devenir - avec
la « bolchevisation » des PC en 1924 et plus encore la forme stalinienne du «
socialisme en un seul pays » (1926) – le pur et simple alibi idéologique de la
soumission absolue de la IIIe
internationale aux stricts intérêts de l'État russe. Sur un rythme plus rapide
encore parce que scandée par les crises de l'économie et de la société
soviétiques, la tolérance de tendances oppositionnelles ou simplement critiques
au sommet de l'IC et du parti bolchevik disparaît brutalement. De pacifique
qu’il était jusque-là, le conflit des tendances y devient violent et répressif
après l'insurrection de Cronstadt et le troisième congrès de l'Internationale
(1921). Il perd en même temps son ultime rapport avec une signification sociale
pouvant refléter, bien ou mal, les intérêts et besoins des diverses couches de
la population. Il n'est plus qu'une lutte en champ clos qui dissimule sous des
querelles pseudo- idéologiques les difficultés du choix entre les différentes
versions possibles de la survie du pouvoir.
Les
événements d'Allemagne en 1920 et leurs répercussions dans l'IC se situent au
début de cette transition. En termes de résolution et mots d’ordre officiels
ceux de l'année suivante confirmeront le qualificatif de « centriste » que nous
avons accolé conjointement à la politique de l'IC et du KPD (S) déjà pour 1920[55].
À cette date en effet l'incidence des événements d'Allemagne sur le
fonctionnement de l'Internationale, et la réaction en retour des structures de
celle-ci, sont déjà visibles. Aux moments décisifs ce sont les émissaires, le
plus souvent occultes, de l'Internationale qui arbitrent les conflits,
tranchent les l'hésitations, prennent les décisions, aussi bien dans les «
virages à gauche » que dans la progression du cap à droite, tout en laissant la
responsabilité officielle des initiatives aux dirigeants Allemands. Cela ne se
passe évidemment pas sans conflits ni crises mais ils continuent à agir ainsi
parce que c'est leur fonction. Ils sont là pour « conseiller » c'est-à-dire
pratiquement veiller à l'application de la politique décidée en dernière instance
à Moscou dont ils transportent d'ailleurs, dans le KPD, les contradictions et
les conflits[56].
Les
péripéties politiques de 1920-21 révèlent les résultats désastreux d'un tel
type de « contrôle », mais ceux qui les constatent n’y peuvent déjà plus rien changer,
le centre dirigeant de l'IC et la majorité des sections de l'IC étant persuadé
de l'infaillibilité bolchevik et, de toute façon, l'orientation imprimée par
Moscou devant être admise, selon l'expression même de Lénine dans « La maladie
infantile... », comme indiscutable.
Or
cette orientation, indépendamment de toute autre considération, implique la
disposition d'un « répit » historique que le rythme et la violence des heurts
sociaux, de 1919 à 1921 refusent aux communistes. En Russie, l'état catastrophique
de l'économie, la famine endémique et, malgré les actes d'héroïsme de la guerre
civile, l'effritement de la foi révolutionnaire (et même de la simple confiance
politique) dans la population, sont loin de créer le climat de sérénité
idéologique et de rigueur théorique qui seraient indispensables à un véritable
centre international de la révolution. En Allemagne, la République de Weimar,
acculée à la banqueroute par les Alliés est tributaire pour sa survie du bon
vouloir d'une caste militaire réactionnaire qui ne laisse pas au KPD le temps
et la liberté qui lui seraient nécessaires pour reconstituer et accroître ses
forces selon les dérisoires recettes de l'IC.
Depuis
les terribles épreuves de 1919, il règne, à la tête du KPD la phobie de ce que
les dirigeants de ce parti appellent le « putschisme ». On y redoute le
déclenchement des actions spontanées, l'éclatement de révoltes « minoritaires »
ou « prématurés » ; on y soumet toute perspective de lutte au préalable de
la « conquête des masses ». Et c'est bien là, également, le point de vue de
Lénine et des bolcheviks qui ne réalisent aucunement dans quelle impasse se
trouve la fraction révolutionnaire d'un prolétariat dont la grande majorité est
littéralement liée à son propre capitalisme par l'intermédiaire de la
social-démocratie et des Indépendants. Cette fameuse « conquête des masses » -
objectif nécessairement à long terme - ne se traduit dans la pratique que par
des tentatives infructueuses ou éphémères d'accord au sommet avec les
social-démocrates « de gauche ». Mais même à cette stratégie douteuse les
événements ne laissent pas le temps d'une expérimentation. Toute une fraction
politique et sociale du Reich d'après-guerre continue de nourrir des espoirs de
restauration monarchique ou, tout au moins d'entretenir une haine tenace du
socialisme du prolétariat. Une foule demi-soldes modernes, congédiés de l'armée
du Kaiser, est disponible pour traduire cette haine en voies de fait, souvent
sanglantes, et auxquelles les seules tentatives ouvrières de créer des
« conseils » suffit comme prétexte d'intervention. Les ouvriers les plus
décidés sont donc contraints d'accepter la lutte sur le terrain qui répugne le
plus à leurs chefs, c'est-à-dire de rendre coup pour coup. Ils le font avec
courage mais en respectant la tactique décidée par leurs dirigeants –
l’alliance de fait avec les Indépendants et la subordination à leur politique -
ce qui, stratégiquement, est désastreux.
Par
contre ces désastres exaspèrent les éléments de gauche, éclairent les plus modérés
sur l'incapacité de leurs dirigeants à réaliser leur propre ligne politique -
subtilement composée sur la base d'accords ambigus avec Moscou - et
convainquent les plus résolus de
l'impossibilité objective d'une telle politique. Lors de la résistance ouvrière
victorieuse face aux tentatives réactionnaires de l'élément monarchiste de
l'armée (grève générale en riposte au putsch de Kapp, 1920)[57]
ce n'est pas le mouvement révolutionnaire qui sort renforcé par l'acte de
courage et de décision des prolétaires mais la social-démocratie au pouvoir,
désormais bénéficiaire d'une grande étape franchie en direction d'une structure
moderne du capitalisme allemand. Ce sauvetage de la « République
social-démocrate », c'est aussi le renforcement du pouvoir de répression de la
bourgeoisie : la liquidation de la fraction la plus aventurière et la plus
turbulente de l'ex-armée impériale valorise en tous points la « Reichwehr
provisoire; elle met fin au rêve anachronique d'une restauration de la
monarchie ; elle permet la modernisation technique de l'armée dans le cadre
étroit du diktat de Versailles, elle donne à ses chefs un rôle d'arbitre
politique et, surtout, elle n’affaiblit en rien l'idéologie revancharde et
ultranationaliste qui animait les corps francs de la Baltique et que le
nazisme, dix ans plus tard, saura exploiter.
Ce
succès social-démocrate contre la réaction, qui représente en même temps la
faillite la plus évidente du « schéma » conçu à Moscou, entraîne de
graves remous à l’intérieur du mouvement communiste. Il y révèle la paralysie
du KPD (S), son incapacité à saisir les possibilités offertes par la situation.
Il montre, en un mot, que c'est un « parti communiste » qui n'est qu'une copie
du « centrisme » indépendant. La passivité de la centrale syndicale au
moment des luttes les plus décidées menées par les ouvriers des régions
industrielles suscite les critiques acérées de l’internationale qui, pour les
raisons les plus diverses, récuse ainsi les résultats de la politique qu'elle a
elle-même cautionnée, au moins par son appui à Lévi contre les « gauches ». Les
raisons de cette réaction sont sans doute diverses et contradictoires.
L'influence des éléments « gauchistes » des diverses sections (outre
l'Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Bulgarie) n'y est pas négligeable. C'est une
phase de l'histoire de l'IC à propos de laquelle on peut encore penser que les
décisions, quoique résultant de motivations diverses, sont en définitive
déterminées par un but international révolutionnaire. (Même si cette détermination
est déjà utilisée « bureaucratiquement», c'est-à-dire avec le souci d'en faire
rejaillir le prestige sur l'appareil qui dirige le mouvement). L'audience du
bolchevisme auprès des ouvriers du monde entier est elle-même tributaire des
succès possibles du parti communiste allemand. Le souci de conserver cette
audience se prolongera sous Staline mais pour un usage tout différent :
disposer dans divers pays d'une masse sociale de manoeuvre contrôlée par un PC
lié à Moscou et utilisable comme moyen de pression à l'égard d'un gouvernement
déterminé.
Quoi
qu'il en soit des intentions réelles de la IIIe internationale en cet an de disgrâce 1920,
celle-ci a besoin - comme elle l'affirme et le répète ouvertement - « d'activer
» les actions du KPD (S) ; mais non sans moduler ses injonctions en fonction de
son appréciation de la situation générale, déclarée plus ou moins favorable à
une offensive du prolétariat. Mais, par-dessus les oscillations de cette «
activation », par-dessus les méandres imposés à la tactique, à l'accent mis
tantôt sur la possibilité de l'attaque, tantôt sur la nécessité de la retraite,
de programme et la méthode imposés au mouvement communiste international est
inspiré des deux impératifs énoncés par Lénine dans sa détestable brochure sur
« La maladie infantile du communiste... »[58].
D'abord s'inspirer de la totalité du modèle russe. Malgré les affirmations de
l'auteur, selon lequel « les autres prolétariats feront mieux que celui de
Russie » - pratiquement une pure clause de style - ce modèle reste seul
valable, non seulement dans ses principes que nul communiste de l'époque
n'aurait songé à contester (révolution et non réforme, dictature prolétarienne
et non constitutionnalisme bourgeois) mais en tant que précédent historique
justifiant par avance la plus grande liberté de la direction politique en
matière de tactique, d'alliance et même de composition du parti du prolétariat
(ce précédent enseignant la participation au système parlementaire en période
de réaction et la non participation dans les moments de montée révolutionnaire,
définissant les conditions qui sont favorables au front unique avec les autres
formations ouvrières et celles qui ne le sont pas, etc., etc.). Ensuite
considérer la masse ouvrière organisée dans la social-démocratie comme fondamentalement
identique au prolétariat qu'invoquent Marx et Engel dans le Manifeste
communiste de 1848, autrement dit que seule la superstructure bureaucratique de
la social-démocratie a été corrompue. Le texte de Lénine incite même à penser
que cette corruption découle avant tout d'une erreur théorique et non d'une
longue pratique d'activité réformiste s'achevant par un enrôlement définitif -
lors du « moment de vérité » du système : la guerre – dans la fonction
d’un appareil d’Etat bourgeois.
Fidèle
à ces deux credo, l’IC et les chefs bolcheviks quels qu'aient pu être les
mobiles immédiats de leurs choix politiques et tactiques pour l'Allemagne,
restent persuadés, en 1920 que l'aile gauche la social-démocratie dans ce pays
est « récupérable » pour une lutte acharnée contre l'offensive du capital. Sans
sous-estimer le poids qu'exercent les dirigeants Allemands en faveur de cette
appréciation, ni négliger l'influence de leur tempérament « centriste » dans la présentation des faits et surtout
l'incidence déplorable sur leur jugement de cette sorte de « complexe
d’infériorité » qu'ils manifestent à l'égard des russes (l’historien Broué fait
état), on peut discerner à travers les déclarations des chefs bolcheviks, à
quels types d'arguments, à quelle interprétation des faits, ces derniers sont
particulièrement sensibles, parce qu'ils encouragent sans doute une stratégie
déjà semi-avouée : il s'agit de l'évolution « à gauche » d'une fraction
importante de la social-démocratie. Ces centristes-là « auraient compris » que
la lutte armée du prolétariat est inévitable et que le système des soviets est
« supérieur » à la démocratie bourgeoise.
Peu
importe en fin de compte qu'il s'agisse là de la conviction réelle des
dirigeants russes ou d’un de leurs artifices de discours, comme Bordiga semble
le soutenir dans un commentaire d'une lettre de Lénine aux gauchistes anglais.
Il reste qu'un tel langage, pour ces équipes de dirigeants communistes formées
à cette époque-là et à cette école-là, compromet et déforme le laborieux
travail d'analyse et de persuasion poursuivi par Lénine plus clairvoyant et
plus lumineusement inspiré d'avril 1917 contre la totalité de son parti. Il
éloigne surtout ses futurs cadres de tous les PC du monde des deux
enseignements les plus authentiques qu'on ait pu tirer de la révolution
d'octobre : ceux à mettre au crédit, respectivement de la Gauche italienne et de la Gauche allemande. L'un et
l'autre s'accordent à reconnaître que la chance historique offerte en Russie à
la révolution prolétarienne au XXe siècle découlait de l'incapacité de la
bourgeoisie russe à accomplir SA révolution et de l'attitude du parti bolchevik
a conduire à terme un mouvement détruisant à la fois l'autocratie tsariste et
les bases sociales d'un capitalisme déjà implanté. Selon la Gauche italienne et la Gauche allemande, le
repliement de la révolution d'octobre sur une seule de ces deux tâches,
c'est-à-dire le renversement de structures d'État encore féodales, fut dû à la
défaite de la révolution européenne, elle, purement prolétarienne et dont la
réussite conditionnait la possibilité future du socialisme en Russie ; mais
alors que la Gauche
italienne expliquait cette défaite par les revers subis sur le terrain de la
lutte armée et aggravés par les erreurs de la IIIe internationale, les communistes de gauche
allemand imputaient à cet Internationale et à ses chefs russes d'avoir voulu
compenser ces revers par des combinaisons stratégiques ignorant l'ampleur de la
fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie et le rôle négatif des
modes d'action - parlementarisme et action syndicale - à l'aide desquels elle paralysait le
prolétariat. Ces deux critiques si différentes se rencontraient pourtant sur un
point essentiel qui ralliait en fait toutes les oppositions de gauche de
l'Internationale : la condamnation historique de la Seconde Internationale
qui avait démontré, expérimentalement, au cours des événements russes, être
incapable de n'importe quel révolution.
Ce
« jugement de l'histoire » affirmé comme étant sans appel au premier congrès de
l’IC, commence à subir dès 1920, des corrections subrepticement enveloppées
dans des artifices de tactique qui ne révèleront leur vrai contenu que l'année
suivante lorsque Moscou soutiendra le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier »,
c'est-à-dire de coalition parlementaire entre communistes et
sociaux-démocrates. L'argument qu'invoque d'abord Moscou à l'appui d'une
politique de rapprochement avec les Indépendants simplifie un fait réel, mais
se méprend sur sa signification. Il est vrai que la « base » de l’USPD, sous
les effets des luttes incessantes et de la propagande du KPD(S) évolue vers la
gauche[59].
Mais là où Moscou attendait la force – qu’il identifiait de façon téméraire au
nombre - il ne rencontre en réalité qu'une apparence. Ni l’USPD, ni ses
partisans ne sont acquis à l'idée d'un combat aussi âpre et aussi difficile que
celui qui attend le mouvement communiste en Allemagne.
Pour
avoir partagé et entretenu l'illusion des Russes sur ce point, le KPD(S)
laissera passer sans les exploiter des moments d'extrême tension sociale et de
riposte effective des ouvriers dans lesquelles les contemporains ont vu des
occasions de victoire du prolétariat. Notre intention ici n'est donc n'est pas
de soupeser de telles chances mais de souligner la place qu'occupe, dans le
processus de désarmement du mouvement ouvrier en Allemagne, la politique suivie
par l'internationale et le parti communiste officiel. Chaque fois qu'une telle
« occasion révolutionnaire » fut perdue, les tentatives immédiates pour la
ranimer artificiellement - « l'activation » recherchée par l'Exécutif de l’IC –
n’eurent guère d’autres effets que de transformer tout le négatif de la
tradition bolchevik en ferment de bureaucratisme dans le parti allemand.
Dans
la perspective irréelle que les bolcheviks conçoivent pour l'Allemagne, les
dirigeants (qu'ils soient ex-USPD ou KPG d'origine) sont impliqués à leur corps
défendant d'une façon politiquement absurde et moralement dégradante. Leur
acceptation, voulue ou subie, de la ligne décidée par l’IC et qui cache
quelquefois une appréciation plus pessimiste que celle qu'ils avouent, les
conduit, lorsqu’une offensive directe de l'adversaire les surprend, à une
attitude qui frôle le sabotage de la résistance ouvrière spontanée. Rares furent
les cas où les ouvriers purent sérieusement inquiéter les forces répressives
(police, armée) et ce fut toujours localement, sans possibilité d’extension et
de jonction avec d’autres initiatives semblables. Mais bien des indices
laissent supposer que l'inertie volontaire de la direction du KPD(S) fut pour
beaucoup dans l'isolement et l'abandon à eux-mêmes des secteurs combatifs. Dans
ces conditions, la « centrale » n'avait guère de difficultés ensuite à décréter
rétrospectivement « volontariste » la tentative de lutte généralisée et
d'évoquer pour cela l’insuffisance des forces et leur manque de coordination.
Ce pessimisme de principe s’avéra pourtant coïncider avec la réalité la plus
objective lorsque, à deux reprises, Moscou voulut le refouler par l'envoi d'émissaires
destinés à « activer » le parti allemand. L'effet le plus grave de ces
manoeuvres qui passaient par-dessus des divergentes d’appréciations jamais
clairement et intégralement débattues concernait cependant les rapports entre
l'Exécutif les sections de l’IC, rapports dans lesquels elles implantaient des
procédés qui furent par la suite l'arme la plus efficace du stalinisme : les
dirigeants de partis, réduits au rôle d’exécutants de dispositions occultes et
mal définies, cessèrent progressivement de discuter de telles directives ; ils
n'étaient pas sûrs de n'être pas
désavoués par ceux qui les donnaient, ils étaient presque certains qu'en cas
d'échec on leur ferait porter à eux seuls la responsabilité.
Cette
conjonction fluctuante, semi-imposée, semi-acceptée, entre les positions de
l’IC et celles des dirigeants du PC allemand ne peut se comprendre en se
référant à l'historique de ce dernier parti. La fusion du KPD(S) avec les
Indépendants de gauche donna naissance à une organisation dimension énorme. Un
parti de 600 000 membres[60].
Nous avons déjà dit que l'enfantement d'un tel monstre politique était
prévisible après la saignée d’Heidelberg et discernable dans la décision de
Lévi de purger le KPD de ses « gauchistes ». Étudiant ce point, les bordiguistes
du second après-guerre ont laissé entendre que la fusion entre le KPD et
l’USPD « de gauche » résultait d'une
manigance de Zinoviev, à l'encontre des intentions de Lénine qui fut placé
devant le fait accompli de l'unification.
Nous
examinerons plus attentivement cette hypothèse dans le chapitre que nous
consacrerons au « bordiguisme » d'après 1951-52. Il paraît plus probable que
Lénine, d'accord avec le projet de l'unification, fut mécontent de ses
résultats : l’USPD « maintenue », c'est-à-dire la fraction du
parti hostile à la fusion avec le KPD : la droite et principalement l'appareil[61],
avait conservé, comme l'écrit Broué, « l'essentiel de ses ressources
matérielles, caisses, locaux et journaux ».
Si
les calculs optimistes de l’IC concernant la force que les gros contingents
d'Indépendants auraient apportée au chétif KPD apparurent bien vite illusoires,
cette injection d'un sang nouveau mais encore plus centriste dans le PC
allemand ne fut pas sans effets néfastes comme le vie par le comportement aberrant
de la centrale du futur VKPD (sigle du parti unifié) lors du putsch de Kapp.
En
mars 1920, la fraction la plus réactionnaire de l'ex armée impériale formant un
coup de force contre le gouvernement. Von Lüttwitz, commandant les troupes de
Berlin et Ehrard de la division de marine aux environs de la capitale, en sont
les chefs militaires tandis que W.Kapp en est le dirigeant politique. Tous ont
l'appui de Ludendorf. Ils occupent Berlin le 13 mars, y décrétant l'état de
siège. Tandis que le gouvernement abandonne la capitale et tergiverse quant aux
mesures à prendre, les syndicats (ADGB, centrale ouvrière, AFA, centrale des
employés), sous l’impulsion des Legien, déclenchent la grève générale. Toute la
vie économique est paralysée ; les troupes de Lüttwitz sont inactives... et
inutiles dans une capitale morte. Par contre, dans toute l'Allemagne, les
affrontements se multiplient entre les ouvriers et la police ou l’armée. La
banque et la grande industrie, qui n'ont jamais sérieusement appuyé Kapp, abandonnent
celle-ci à son sort. Le 17 mars, le putsch est terminé; ses chefs s'enfuient.
C'est à ce moment-là qu'en divers lieux, mais surtout en Saxe et dans la Ruhr, les ouvriers organisés
un comité d'action, passent à l'attaque, en débordant les directives de leurs
propres chefs. Car entre-temps - et c'est là l'essentiel pour la
caractérisation de ce qu’ est alors le PC allemand – le KPD s’est littéralement
dérobé à ses responsabilités : le 14 mars, alors que les Legien et l’ADGB
décident la riposte au putsch, il est même allé jusqu'à lancer un appel contre
la grève générale [62].
Dans
l’IC, de vives controverses feront par la suite le procès cette attitude « en
retrait » de la direction du KPD(S) en mars 1920. Ici, nous bornant à montrer
que la responsabilité bolchevik dans la défaite ultérieurement consommée du
prolétariat allemand est bien plus grande que n'ont jamais voulu l’admettre les
bordiguistes, nous ne hasarderons aucune hypothèse rétrospective concernant les
chances d’une victoire ouvrière à cette époque si le KPD ne s'était pas
objectivement aligné sur la stratégie contre-révolutionnaire des Indépendants
et des« majoritaires ». Dans la conception qui attribue au « parti de
classe » un rôle déterminant à toutes les étapes du combat prolétarien on ne
peut admettre que ce parti se place à la remorque et non pas à la tête de la
combativité ouvrière quelle que soit son issue. Or KPS(S) a bien démontré être
à la remorque des événements lorsque, finalement, il se rallie au mot d'ordre
de la grève générale lancé par les syndicats.
L'arrêt
de cette grève a rendu évidente la tactique de Legien, de la social-démocratie
et de l’USPD. Après la déroute de Kapp, il s'agissait de faire au plus vite
rentrer les choses dans l’ordre et imposer à la droite politique et sociale
(armée, banque, grand capital, industriels) une gestion social-démocrate
assurée de façon moins précaire que par le jeu des coalitions parlementaires et
s'appuyant contraire sur la force considérable que représentaient les ouvriers
organisés dans les syndicats. Que ce plan fut ou non réalisable, ses auteurs
savaient bien quelle en était la condition impérative : désarmer les
initiatives communistes, couper court au grignotage que l’IC espérait réaliser
dans la gauche de la social-démocratie. Aussi prirent-ils immédiatement la
précaution de reconstituer le front armée-social-démocratie déjà utilisé par
Noske en 1919 et que l’intempestive initiative de Kapp avait compromis[63].
Le
20 mars, les centrales syndicales donnant l’ordre de reprise du travail ; l’USPD
se fait encore tirer l'oreille mais les imite le surlendemain. Le 23 mars, le
KPD(S) dénonce cette « capitulation », reste ferme encore deux jours sur la
poursuite de là et puis, en présence de l'effritement du mouvement, constate
que le PC n'est « pas encore assez puissant » et souscrit une effarante «
déclaration d'opposition loyale » à l'égard de tout gouvernement socialiste qui
ne comporterait pas d'élément bourgeois : comme le texte de la déclaration le
dit explicitement, il renonce à tout « coup d'Etat révolutionnaire »,
c'est-à-dire à la violence insurrectionnelle dans le caractère inévitable est
affirmé à maintes reprises dans son programme comme dans celui
l'Internationale.
À
ce moment-là, depuis quelques jours, les combats font rage dans la Ruhr entre les ouvriers armés
et la Reichwehr
« gouvernementale » - dont le chef dans la région, le général Von Watter, en se
désolidarisant in extremis de Kapp, le 16 mars, a permis au gouvernement
social-démocrate de le certifier « bon républicain » et de l'utiliser sans
remord pour la répression. La chronique
des combats dans la Ruhr
est jalonnée de faits et décisions contradictoires. Les « communistes de
gauche » (les exclus d’Heidelberg) n’y sont pas réellement majoritaires,
mais ils détiennent d’importants points d’appui et exercent une influence
réelle.
Il
y a désaccord et conflit entre le comité d'action de Hagen, dirigé par les
social-démocrates élus et celui de Essen, « gauchiste» et où siègent les «
chefs militaires » du mouvement. Le 23 mars, le comité de Hagen – sans prendre
l’avis des délégués de Essen – signe les accords de Bielefeld mettant fin à la
grève mais permettant aux ouvriers de garder leurs armes. Fort de sa position
de « non consulté » le comité de Essen refuse ces accords. Pourtant, deux jours
plus tard, il lui faut demander l'ouverture de pourparlers d'armistice. Hermann
Müller, nouveau chancelier du Reich, exige en fait une capitulation sans
condition (remise des armes, dissolution des « comités d'action »). Les
combats se poursuivent sporadiques... et désavoués comme « aventuriristes » par
le conseil central des comités d'action. Le 3 avril, les troupes de Von Watter
ne rencontrent plus de résistance sérieuse et entreprennent une répression
impitoyable[64].
À
ce point du récit, une constatation d'importance capitale doit être faite
concernant le mouvement communiste allemand qui est partagé en deux tendances
inconciliables. « Gauchistes » et « centristes » s'opposaient bien avant
l'exclusion des premiers nommés au congrès d'Heidelberg ; l'acuité ultérieure
des luttes armées n’a pu qu'intensifier cet antagonisme, les « centristes »
ayant pris des décisions qui frôlaient la traîtrise à l'égard de leurs rivaux
de gauche. C'est là plus qu'une divergence ; la source d’une violente
hostilité réciproque qui, à elle seule, aurait suffi à vouer à l'échec les
efforts ultérieurs en vue de faire coexister de tels adversaires à l’intérieur
d'un même parti[65].
Il
s'agit en effet de deux visions politiques totalement différentes. Pour les uns
la lutte armée et l'insurrection sont les seules défenses possibles contre
l'offensive de l’armée et de la police du capital, et ce quelle que soit la
force numérique des éléments subversifs qui devront entraîner les autres
ouvriers (et y parviennent localement). Leurs adversaires tirent précisément
argument de l'insuffisance des forces révolutionnaires au sein du prolétariat
pour préconiser une « voie » vers le communisme qui, en dépit des discours et
phrases radicales, est faite d'une longue évolution, tant au niveau des
structures qu'à celui des mentalités.
Ainsi
Lévi, incontestablement homme de droite dans le KPD déclarera le 26 mars 1920,
devant l'assemblée générale des conseils d'usine, qu’au moment du putsch de
Kapp, le prolétariat « voulait se battre les armes à la main », qu'il fallait
en appeler à lui et l'armée, que «
c'était possible, parfaitement possible », « qu'il était possible en
Rhénanie-Westphalie d'organiser une armée à partir des propres forces du
prolétariat » (cité par Broué, p.365). Mais le reproche de ne pas l'avoir fait,
Lévi l’adresse au gouvernement social-démocrate - tout en disant qu'il était
incapable d'une telle décision par peur des ouvriers et qu'il avait préféré le
compromis avec les forces mêmes d'où sortait le putsch qui avait failli le
renverser. Évidemment Lévi, a posteriori, ne peut nier une possibilité qui a
pris corps dans les faits : 200 000
ouvriers en armes dans la Ruhr.
Mais
ces griefs sont pur effet de tribune : Lévi sait bien que la social-démocratie
n’armera jamais les ouvriers, et il le dit. Si lui reproche de ne pas l'avoir
fait c’est pour la démasquer auprès de sa « base ».
Mais
d'autre part, il sait et dit également que cette « base » n'est pas encore «
acquise au communisme », en clair qu'elle n'est pas révolutionnaire. À quoi
peut donc servir de lui démontrer que ses chefs ont « trahi la révolution » ?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : ou le pouvoir révolutionnaire des «
conseils » et des « unions » ou l'ordre contre-révomutionnaire bourgeois. Cet
effort « démonstratif » alimente illusion incurable à la IIIe internationale. En tout
cas, dans l'immédiat est dans le discours de Lévi, elle cache l'essentiel : le
KPD non plus ne voulait pas de la lutte armée engagée par les ouvriers dans la
Ruhr[66].
Une
des conséquences les plus importantes de la défaite ouvrière dans cette région
c’est qu’elle stoppe net l'essor des « unions » en tant que mouvement doté d'un
poids social et stratégique. C'est l'épuisement des tentatives spontanées
d'échapper à la trahison commune des appareils politiques et syndicaux aux
mains de la social-démocratie - tentatives qui ne survivront plus qu'à l'état
de tendances et de courants politiques objets de fréquentes scissions[67].
Un autre résultat plus général des luttes de 1920 réside dans le découragement
et la désillusion qui se substituent à l'agressivité prolétarienne accumulée
dans les années de guerre et de répression. Enfin, ultime effet de la bataille
de la Ruhr,
Moscou, découvrant le manque de dynamisme et d'efficacité du PC allemand,
entamera la procédure politique qui consistera à instiller des «ferments
gauchistes » dans ce parti (une pratique que la Gauche italienne critiquera
sévèrement : il est aberrant que la IIIe Internationale, après avoir admis en son sein des tranches entières de la social-démocratie
et sans trop vérifier la sincérité de leur adhésion au communisme, soit
conduite à se ménager, dans les nouveaux grands partis communistes ainsi créés,
des fractions qui lui soient favorables).
Le
parcours historique du KPD est jalonné d'épaves politiques résultant de ces
« injections de gauchisme » dont les instruments, généralement des
éléments dynamiques du parti, seront transformés en acteurs dérisoires et
impuissants de la stratégie de faillite de l’IC. Ce fut le sort du gauchisme
« officiel », né à l'intérieur du KPD. A l'extérieur du parti, d'autres
éléments, d'une plus grande stature politique parce que formés dans une
tradition de lutte contre la social-démocratie et à l'école de théoriciens
chevronnés, fourniront aussi un lot de victimes indirectes de cette pratique de
la IIIe
Internationale. Ce furent des membres appartenant au courant
exclu au congrès d'Heidelberg et qui, constitués en parti, le KAPD, en avril
1920, décidèrent, après les réactions provoquées par l'attitude défaitiste du
KPD lors du putsch de Kapp, de négocier directement avec Moscou leur admission
dans l’IC comme « parti sympathisant». Ils y restèrent peu, le temps de faire
administrer à leur enthousiasme révolutionnaire la douche froide que leur
réservait le IIIe congrès[68].
L'initiative
du KAPD s'inscrit dans la période que Broué caractérise que de celle des
« grandes espérances de 1920 ». Pour les communistes, en effet, cette
année-là se divise, selon deux moitiés à
peu près égales entre enthousiasme et la déception. En un premier temps, malgré
la défaite de la Ruhr,
l'avenir leur paraît riche de promesses : entre le KPD et les Indépendants
de gauche se prépare, pour la fin de l'année, une fusion qui fera du KPD un
très grand parti. Ceci lui assure la force, la quantité. Pour la qualité,
c'est-à-dire les aptitudes offensives, Moscou compte sur l'influence du KAPD,
malgré la non-participation de ses délégués au Second congrès de
l’Internationale en juillet et août 1920[69].
Ce congrès se situe à l'apogée de la vague optimiste de la même année. Il
témoigne de l'extension des idées communistes dont le succès, aux yeux des
Russes, se vérifie dans la désertion de la Seconde Internationale
par de grands partis ou des fractions importantes de partis. Ces adhésions
massives comportent il est vrai des risques : les organisations qui adhèrent à
l’IC sont-elles vraiment acquises aux conceptions des bolcheviks ? Les Russes
et les « gauches » de l’IC pensent que les 21 conditions d'admission auxquelles
elles sont soumises corrigeront chez elles toute trace rappelant les tares de la Seconde Internationale.
Pourtant
le cours des événements, vers le milieude
l'année, ne confirme guère l'enthousiasme du début. L'un d'eux va peser
lourdement sur le sort du communisme en Europe. L'armée rouge a pénétré en
Pologne malgré l'opinion de Trotski. Lénine, favorable à l'intervention,
escomptait un soulèvement populaire dans ce pays à l'approche des troupes
soviétiques. C'est le contraire qui se produit : la haine millénaire des Russes
l'a emporté chez les Polonais, sur les sentiments révolutionnaires. Après des
succès au début de la campagne, l'armée rouge, dans le cours de l'été, est
stoppée dans sa progression et, finalement, sévèrement battue, en partie a-t-on
dit à cause de l’indiscipline du couple Staline-Vorochilov qui avait la
responsabilité d'un des corps d’armée engagés. En octobre, une paix amputant le
territoire russe d'une partie d'Ukraine et de la Biélorussie met fin à
cette tentative de porter la révolution bolchevik « à la pointe des baïonnettes
».
On
a déjà vu quelles furent les conséquences vraisemblables de l'échec des lignes,
dans l’Italie du Nord, du mouvement d'occupation des usines en septembre :
les hésitations et temporisations des centristes italiens (Serrati et ses amis)
reculant devant l'application des 21 conditions qu’ils avaient acceptées dans
l'euphorie du Second congrès - premier échec de ces assises dans lesquelles les
bordiguistes ont toujours voulu voir la véritable fondation de la IIIe Internationale.
On
ne peut quitter l'année 1920 sans parler d'un événement resté sans éclat ni
retentissement mais très significatif cependant de l'orientation d'entre
qu'empruntait alors le mouvement communiste international : la dissolution du «
Bureau d'Amsterdam ». Il s'agissait d’un secrétariat de l’I.C. pour l'Europe
occidentale. Il n'est pas possible ici d'étudier réellement le sort de cet
organisme et les raisons de sa dissolution : la documentation sur le sujet est
par trop défaillante, au moins en langue française. Il faudra se borner - une
fois de plus - à quelques traits significatifs relevés par P.Broué, peu suspect
d’indulgence ou de sympathie pour les « gauchistes » qui dominaient
ce comité. Autour de sa naissance, les deux orientations dont nous avons
signalé les divergences et les heurts au cours des mésaventures du KPD (S) sont
déjà en présence et en conflit. D'une part un délégué de l'Exécutif ( un
mystérieux « camarade Thomas » dont on ne saura jamais rien, Broué
dixit) organise à Francfort sur le Main au début de l'automne 1919, une
conférence des groupes et partis communistes occidentaux qui adopte des thèses
préparées pat Thalheimer (direction du KPD, tendance Lévi) et « très semblables
à celles du congrès d'Heidelberg ». Ce « secrétariat – écrit Broué prend
nettement position contre les éléments « gauchistes » et semble même,
en fin de la même année, « se situer très en retrait des positions de
l’Exécutif et même du congrès de fondation » (de l’IC, NDLR, cf. Broué,
ouv cité, p.383).
Mais,
à la même époque, Rotgers, de la tendance hollandaise des communistes de
gauche, reçoit lui aussi, et toujours de Moscou, la mission de créer le même
secrétariat. Cette directive, en concurrence flagrante avec la tâche déjà
confiée au « camarade Thomas », n’est expliquée par personne. Broué
se borne à faire état des « difficultés de communication » dans le
mouvement communiste de l’époque. Par contre, il ne laisse subsister aucun
doute sur la nature du rapport existant entre les exécutants respectifs des
deux décisions : « un sérieux conflit entre le bureau d’Amsterdam,
animé par les gauchistes hollandais, et le secrétariat de Berlin, inspiré par
le KPD (S) ».
L'existence
de ce conflit est confirmée le comportement respectif des deux secrétariats : à
la conférence du 3 février 1920, convoquée à Amsterdam d'un air, ne figure
aucun déléguée du 3 février 1920, convoquée à Amsterdam par Rutgers, ne figure
aucun représentant du secrétariat de Berlin « celui du « camarade Thomas
»). La délégation allemande (Klara Zetkine, Paul Frölich, Munzenberg[70]),
prévenue trop tard de la date de la conférence, est refoulée dès son arrivée en
Hollande par la police de ce pays. Klara Zetkine, à ce sujet, semble mettre en
cause, d'une façon soupçonneuse une "mauvaise organisation » qui a permis
l'intervention d'une police « décidément bien informée » (Broué dixit). Elle
s'émeut surtout de la similitude des thèses adoptées par la conférence avec
celles de l'opposition allemande dans le KPD(S). L'inquiète également le fait
qu'il a été élu un bureau de trois membres « tous hollandais »[71].
Le
KPD(S), à son troisième congrès (également en février 1920) protestent contre
les activités et initiatives du bureau d'Amsterdam ; lequel, de son côté, a
critiqué durement la centrale allemande lors du putsch de Kapp et appuyé la
gauche du parti. En avril, l'Exécutif de l’I.C. dissout le bureau d'Amsterdam
en donnant comme raison qu'il a « sur nombre de questions (rôle des syndicats,
parlementarisme) adopté une attitude différente de celle du bureau Exécutif ».
Il
est clair donc que la direction de l’I.C., après avoir tacitement soutenu Lévi
et la politique pro-centriste du KPD(S) contre les futurs « kapédistes » a
veillé à enlever aux communistes de gauche le centre d'influence que
constituait le bureau d'Amsterdam (qui avait aussi pour tâche les relations
avec les communistes d’Amérique). La raison du conflit est plus précise que les
motifs indiqués : c'est la grande divergence qui opposera toujours la gauche de
l’I.C. au communisme « bolchevik» ; c'est-à-dire, au milieu de diverses
conséquences de cette divergence, la volonté de Moscou et de l'Exécutif de
l’I.C. de « conquérir » les masses par des tractations et des «fronts» avec la
vieille social-démocratie - perspective absolument inacceptable pour les «
gauchistes ».
Qu'il
s'agisse bien de cela à propos des mésaventures du bureau d'Amsterdam, c’est
démontré par un détail des discussions précédant l'information du PC de
Grande-Bretagne. Dans ce pays les groupes de « communistes de gauche »
sont résolument hostiles à l'adhésion du futur PC britannique au labour parti,
instruments « ouvrier » du capitalisme anglais. Lénine et l’I.C. sont au
contraire partisans de la l’affiliation du PC au labour parti. Le groupement
qui, en Grande-Bretagne, à l’aval et l'appui de Moscou, le British Socialist
Party, s'active inlassablement pour faire accepter au « communistes de gauche »
en particulier et aux ouvriers en général le principe de l'affiliation à cette
citadelle politique du réformisme en Grande-Bretagne. Devant la résistance
rencontrée partie ses efforts il réclamera, en mai 1920, la dissolution du
bureau d'Amsterdam dans lequel, dit-il, figure le plus grand obstacle sur la
voie de l'affiliation au labour.
C'est
à la même époque que Lénine avait mené sur le plan théorique, purement «
littéraire », l'attaque contre le « communisme infantile » ; la dissolution du
bureau d'Amsterdam en était la réalisation pratique sur le plan
organisationnel.
1921
S'il
était permis d'utiliser les termes de « conviction révolutionnaire » pour désigner
tout à la fois la conviction des communistes les plus résolus et le ralliement
massif des nouveaux venus dans l'Internationale[72],
nous dirions que l'apogée de cet élan général se situe durant l'été 1920, au
cours des événements que nous avons relatés plus haut. L'année suivante, par
contre, accuse le recul général de cette aspiration en même temps qu'elle
connaît les moments de tension les plus dramatiques dans la phase
révolutionnaire de l'histoire de l’I.C.. Toutes les données y concordent pour une
justification apparente de la stratégie de repli ouvertement adoptée par les
dirigeants russes et pour envelopper ce repli dans les arguments de la sagesse
et de la raison, tandis que la volonté de combat de ceux qu'on appellera les «
théoriciens de l'offensive » apparaît comme acharnement désespéré et
irréfléchi. Pourtant, indépendamment de tous les calculs et des volontés de
toutes sortes, la ligne imposée par les bolcheviks ouvre la voie d'une défaite
historique irrémédiable du communisme et de son avenir ; la « sagesse » et la «
raison » ne sont que les masques de la contre-révolution qui triomphe déjà en
Russie, alors que ce « tissu d'ineptie » que représente, selon Lénine, la «
théorie » du KAPD et des radicaux du PC allemand, résume en réalité le dernier
sursaut révolutionnaire du prolétariat allemand.
La
Gauche
italienne a toujours cru en la possibilité de conserver et de concilier, dans
le mouvement communiste international, la combativité des partisans de
l'offensive et la rigueur du centralisme organisationnel qu'invoquaient -
sincèrement ou non - les tenants de la retraite. Bordiga s'appuyait
certainement sur cette conviction quand il reprocha à Terracini, son «
émissaire » au troisième congrès de l’I.C., de n'avoir pas su défendre un tel
point de vue devant Lénine, Trotski et les autres bolcheviks. Fondée ou non,
cette conviction, ultérieurement théorisée pas la tradition bordiguiste, sauva
celle-ci de la capitulation idéologique que représente l'adhésion à l'idéologie
antifasciste dans les conditions de la fin des années 1930 et de la Seconde Guerre
mondiale. De ce point de vue toutes les critiques formulées par Bordiga à la
charge de la IIIe
internationale gardent une valeur inébranlable, sauf que le refus de
personnaliser de façon précise les courants d'opinion dans l’I.C. et de
soumettre la tendances bolchevik à une critique aussi sévère que celle réservée
aux divers « centrismes » émousse le tranchant de ces critiques et laisse
obscurs des événements décisifs dans les années 1920-23. S'il est relativement
facile en effet de dresser aujourd'hui le bilan global des défaites de l’I.C.
par rapport aux buts et intentions affirmés en ses débuts, il est bien plus
malaisé de porter un jugement phase par phase à l'aide des positions politiques
qui s’y sont affrontées.
Peut-être
est-ce parce que le « projet révolutionnaire » du XXe siècle ne vit plus que
dans la curiosité des historiens, que leur travail de recherche a tendance à
resserrer dans le temps, sous une appréciation unique, cette étendue de circonstances
durant laquelle un échec ou succès du mouvement révolutionnaire engageaient
pourtant une relative responsabilité d'individus, de courants politiques, de
partis. Nous avons déjà constaté combien il était décevant de vouloir fixer
avec précision le moment où la
IIIe internationale et son centre russe cessèrent de
constituer un danger subversif pour le capitalisme. La thèse bordiguiste fait
coïncider le début de la « dégénérescence » avec l'éviction de Bordiga et
de ses amis de la direction du parti communiste d'Italie - point de vue
parfaitement logique puisque cette éviction avait été précédée du refus de
Bordiga de conserver la responsabilité d'une politique qu'il jugeait
désastreuse. Mais la force de cette position découle moins de l'exactitude des
pathétiques cris d'alarme lancés avant 1926 par la Gauche italienne que de la
vérification ultérieure de la justesse de ces prophéties et surtout du fait
qu'au cours des années suivantes, les bordiguistes nièrent qu'il fût possible
de reconstruire le mouvement avant une nouvelle et plus profonde crise sociale
dans tout le système. La dénonciation bordiguiste du stalinisme en tant que
conséquence de la « dégénérescence » de l’I.C. est un témoignage pathétique,
mais elle dérobe à la vue, en ce qui concerne la période 1921-23, les aspects
les plus profonds des contrastes et paradoxe qui, précisément, on fait croire,
soit que la nature révolutionnaire de l’I.C. était irréversible, soit qu'elle
pouvait retrouver une telle nature. Parmi ces paradoxes figure en première
place celui qui oppose la situation du PC allemand à celle des partis
communistes des autres pays. Alors que le prolétariat allemand vit ses
dernières tentatives de lutte, le mouvement dirigé par Moscou s'accroît,
l'entrée de l'URSS dans le « concert des nations » se stabilise, la IIIe internationale étend son
influence, développe son réseau à l'échelle mondiale en même temps que l'idée
que s'en font les « masses » hors de Russie gagne progressivement tous les
continents. En un mot, alors que la révolution allemande se meurt, le
communisme dans le sens générique du terme, est en voie de progression.
Ce
paradoxe recèle en grande partie l'explication du phénomène ultérieur : le rôle
joué par l'État russe, la fonction d'auxiliaire assumée à son égard par tous
les PC du monde, enfin ce que le bordiguisme a
appelé la contre-révolution stalinienne (ce terme personnalise
excessivement la « dégénérescence » de la révolution d’Octobre mais
présente l'avantage pratique de fixer dans le temps l'étape décisive du
processus contre-révolutionnaire).
Les
échecs successifs des coups de butoir de la lutte ouvrière en Allemagne ne
constituent que les différents moments d'une bataille - une bataille dont
l'issue désastreuse pour le communisme apparaît aujourd'hui avoir été décisive,
mais sans rendre encore fatale la perspective de l'écrasement du prolétariat et
son éviction de la scène historique. En termes plus crus, la défaite de 1921,
accompagnée de toutes ses implications, signifie que la période révolutionnaire
est close ; mais la contre-révolution ne fait que commencer (et la lenteur à le
comprendre, qui a ravagé idéologiquement la plupart des courants
révolutionnaires survivants, n'est pas sans rapport avec le cours sinueux de
son triomphe et avec l'efficacité des subterfuges mystificateurs dont ce
triomphe s’est entouré).
En
1921, la révolution rencontre ses adversaires les plus efficaces et les plus
puissants en son propre sein - et cela sans « trahison » caractérisée, sans
corruption spectaculaire, sans aberrations de jugement, sans rejet cynique de
ses propres principes comme cela s'est produit plus tard. Simplement par la
conjonction - la conjuration serait-on tenté de dire - de toutes les forces
qui, dans le mouvement communiste et pour des raisons les plus diverses,
s'illusionnaient sur la possibilité de sauver le projet révolutionnaire sans
prendre le risque de compromettre - ne serait-ce que par le biais de la simple
critique - son principal appui, sa plus grande conquête : « l'État ouvrier »
russe[73].
De
multiples raisons peuvent expliquer cette attitude : la prise en considération
des atroces souffrances endurées par le peuple russe au nom de la révolution
communiste et l'épée de Damoclès d'une restauration du capitalisme en URSS ; le
spectacle révoltant de la haine bourgeoise mondiale contre « les Soviets » ; la
force prise dans l’I.C. par les solutions de compromis et de recul grâce à
l'appui, déjà sensible, apporté par l'inflation « centriste » dans le mouvement
(et dont les représentants savaient habilement allier la servilité à l'égard de
Moscou à la ténacité dans la réalisation de leurs propres points de vue) ;
l'efficacité de la rhétorique du corps des fonctionnaires politiques de l’I.C.
et du parti bolchevik qui excellaient dans la justification des pires
manoeuvres par une inébranlable mégalomanie politique ; l'incroyable tour de
passe-passe idéologique qui célébrait la servilité d'opinion comme le nec plus
ultra de la discipline et du centralisme ; en un mot toutes les aberrantes
pratiques que la postérité découvrira tardivement à la révélation de l'usage
diabolique surent en faire Staline et sa clique.
Tous
ces travers, trop timidement perçus et dénoncés, à droite et à gauche, dans
l’I.C. des années 1920, apparaissent aujourd'hui avoir constitué la trame des
tragiques événements de l'année 1921. C'est à cette époque que les dirigeants
russes et le parti bolchevik renversent, dans l'usage répressif de l'État et de
la violence, l'ultime garde-fou qui en garantit le caractère révolutionnaire :
ne jamais s'exercer contre la classe révolutionnaire. A l'insurrection de
Cronstadt - révolte de la misère et de la faim - ils répondent par la
répression la plus meurtrière et la plus arbitraire. Sans doute paient-ils
ainsi la rançon d'une révolution qui, sans la victoire du prolétariat des pays
plus développés, ne pouvait même plus nourrir les couches sociales dont elle
avait promis l'émancipation. Mais nous allons voir que les bolcheviks ne purent
ou ne voulurent s’arrêter dans la voie qu'une telle situation leur avait
imposée et que, derrière des protestations hypocrites et avec des arguments
théoriques insoutenables, ils en vain à généraliser à leur propre corps, à leur
parti, à toute l'Internationale, la primauté du recours à la pression et à la
violence : ils interdirent les fractions dans le parti, il clamèrent leur colère et leur haine contre toute
opposition, ils firent du « gauchisme » leur ennemi[74].
La
dramatisation commence en Allemagne : temps de parce qu'il s'agit aussi d'un
pays d'affamés et de chômeurs, d’arbitraire et de terreur policière, mais où,
du moins, les alignements sociaux sont clairs[75].
Là, le contraste entre l'opulence et la misère n'engendrent pas le désarroi et
la confusion comme en Russie où, non seulement les biens de consommation sont
rares et invisibles, mais encore les privilégiés qui peuvent s'en procurer sont
du côté de la révolution (militaires, fonctionnaires du parti, etc.) et où la
seule alternative apparente se pose donc entre le « marche ou crève » du
pouvoir bolchevik et le retour à l'ancien système social dans l'environnement
étranger clame les mérites perdus - ce qui donne forcément à un mouvement de
révolte, comme celui de Cronstadt, une ambiguïté dont les bolcheviks tireront
leur alibi en pratiquant une horrible répression.
Les
conditions sont évidemment toutes différentes et bien plus claires en Allemagne
où, chaque fois que la révolte explose, le programme de la fraction la plus
radicale du prolétariat s'efforce de prendre corps. Mais la ligne du VKPD
contraste avec ce radicalisme qui se manifeste « à la base » et plus par
particulièrement dans certaines concentrations industrielles. La direction du
PC allemand manifeste son accord avec la stratégie de repli adoptée par
l’Internationale - et dont l'aspect le plus saillant est le rapprochement avec
la social-démocratie - en prenant l'initiative d'une « lettre ouverte »
adressée aux autres « partis ouvriers », qui est la première manifestation de
ce qu'on appellera bientôt la tactique du front unique[76].
Selon
Broué, qui rejette sur ce point l'appréciation des historiens occidentaux,
l’écho de la «lettre ouverte» est considérable
« tant du côté des ouvriers que de celui de la bureaucratie
syndicale. Mais le résultat tangible de l'opération (et il restera tel,
internationalement jusqu'au tournant de 1934-36 en France) c'est
l'intransigeance et la vive protestation de l’A.D.G.B. qui menace les
communistes d’une exclusion dont Hecker, Brandler, Bachmann sont effectivement
les premières victimes en Saxe. Le « succès » dont fait état Broué concerne
l'approbation de la « lettre ouverte » par des assemblées syndicales ou
des conseils d'usine, nombreux, il est vrai. (Mais les délégués du KAPD
contesteront, au troisième congrès de l’IC, que ce « succès » ait eu des
répercussions positives lors de la bataille de mars 1921).
Nous
retiendrons ici la position prise par Lénine en faveur de la « lettre
ouverte » lorsqu'elle fut âprement attaquée, non seulement l'extérieur de l’IC
(par le KAPD) mais au coeur même du mouvement (par la gauche berlinoise de
Fisher et de Maslow, par le « petit bureau » de l'Internationale : Zinoviev et
Boukharine). Contre ces critiques, qui dénonçaient « l’opportunisme» de la
formule, Lénine réussit à faire ajourner jusqu'au troisième congrès de l’IC
toute discussion sur ce sujet. Cette divergence montre combien, dès 1921,
l'orientation dans les sommets de la IIIe Internationale était peu homogène. Quelle que soit la part
prise par la « diplomatie d'appareil », dans Zinoviev excellait, capable
d'observer la ligne décidée par Moscou tout en ménageant la fronde des diverses
« gauches », il existe encore dans l'Internationale une forte tendance, en
recul sans doute depuis l'été 1920, mais qui accorde la priorité absolue à
l'objectif de la révolution internationale. Lénine, Lévi, Radek, eux,
s’accordent sur des priorités qui sont plus immédiates et qui répondent à ce
qui est acquis déjà ou susceptible de l’être dans un proche avenir : la
sauvegarde de l'État et du pouvoir bolchevik pour le premier nommé, la
réalisation d'une puissante organisation ouvrière en Allemagne pour les
seconds. Ces trois hommes seront cependant bientôt séparés, non par des
divergences essentielles nullement évidentes, mais par le jeu équivoque de
l'Exécutif de l’IC qui ne cesse de manoeuvrer entre les exigences de la
politique centriste en Allemagne (politique qui a l'aval de Moscou) et la
pression soutenue que manifestent les critiques venant des diverses gauches du
mouvement communiste.
Survient
en effet, au cours de ce même mois de janvier 1921, la formation du PC d'Italie
à Livourne qui, sur la base d'une scission au sein du parti socialiste, écarte
Serrati et ses amis. Ce dernier, pour les raisons hypothétiques déjà
mentionnées plus haut, n'a pas tenu les engagements pris au second congrès de
l’IC à Moscou et a refusé d'exclure l'aile ouvertement réformiste de Turati.
Serrati est également soupçonné de collusion avec Lévi, présent au congrès de
Livourne et qui, en dépit du ton absolument neutre de son intervention, est
accusé par les délégués de l’IC - Rakosi et Kabatchov - d'avoir « encouragé »
Serrati à ne pas observer les « 21 conditions » qu'il avait acceptées en 1920 à
Moscou. Mis en cause de cette façon par l'Exécutif, Lévi se voit attaqué
également par Radek qui, jusque-là, lui avait apporté son appui.
Il
ne faudrait pas se méprendre sur ce durcissement «à gauche » de
l'Internationale. Les thèses de la fraction abstentionniste, bien qu'ayant
obtenu la majorité chez les communistes italiens, n'ont été acceptées par
l'Exécutif que d'une façon provisoire, comme « bases de travail »[77].
C'est qu'elles ne sont nullement en harmonie avec la politique centriste de
l’IC. Le satisfecit que les « gauches » italiens pourraient trouver dans les
attaques de l'Exécutif et de Radek contre Lévi se réduit en fait à un moment du
jeu de balance entre gauche et droite dans la ligne sinueuse que suit
l'Internationale[78].
En
février l'imbroglio s'accentue ; le conflit entre les gauches de l’IC et du KPD
d'une part, Lévi et la
Centrale de l’autre, se durcit. Il s'achèvera par la
démission de Lévi et son remplacement eu poste de président du PC allemand par
Brandler[79].
Mais la couleur, envoyé par l'Exécutif, est venu préparait, au moral comme aux
physiques, une offensive ouvrière sur le principe de laquelle tout le cas et
l'accord et sans soupçonner que l'initiative des combats qui venir... De
l'adversaire. En sax, les ouvriers ont gardé leurs armes ; le vice préside du
Lang, le social-démocrate, entreprend de les désarmer par la force.
Mars
sera le mois le plus tourmenté de l'année 1900 maintien pour le PC allemand est
peut-être le plus significatif est tragique dans l'histoire des rapports de ce
parti avec l’I.C. (avant, bien entendu qu'elle ne devienne un simple instrument
de la diplomatie russe). Du deux aux 17, alors que la situation ou demeure
relativement calme en Allemagne, éclatant aussi l'insurrection de constat. Dans
un pays affamé, en une région où la gestion tatillonne de Zinoviev (responsable
du secteur de Leningrad) décide brutalement d'interdire le petit commerce
paysan, jusque là unique source de mettre un ravitaillement, les ouvriers de la
capitale déclenchent la grève générale. Affolé, les fonctionnaires du parti,
procèdent à une distribution immédiate d'aliments, ce qui met fin à la grève.
C'est seulement en ce moment là, peut-être à cause d'un délai dans la
transmission des nouvelles, que les marins de Cronstat, la citadelle toute
proche pourtant, posant à leur tour des revendications qui, elles, sont
politiques, réclament notamment des élections libres aux soviets - exigence
dans laquelle les bolcheviks, à tort ou à raison, soupçonnent l'influence des
mencheviks et des socialistes révolutionnaires[80].
Aussi y répondent-ils par la menace, la promesse de sanctions sévères et,
finalement, un ultimatum. La « rébellion » de la forteresse semble ne compter
que sur une « solidarité ouvrière » sur la terre ferme - solidarité qui ne se
manifeste pas. Les forces répressives interviennent brutalement. Mais leur
action piétine ; non pas tellement que la forteresse serait inexpugnable (elle
n'est réellement armée que face à des attaques venant de la mer) et parce que
les troupes qui donnent l'assaut sur la glace ne manifestent guère de
combativité ; certaines passent du côté des insurgés dont finalement ne
viendront à bout que les cadets de l'Ecole militaire conduits par Trotski qui,
vainqueur, preuve d'une véritable cruauté.
Le
Xe congrès du PC russe se tient au même moment (8 au 16 mars) dans une ambiance
que la peur, la suspicion et la haine dominent. « L’Opposition ouvrière »
y est traitée avec une extrême dureté[81].
On l’accuse presque de sympathiser avec les insurgés de Cronstadt (ce dont
certains opposants voudront se disculper en participant à l’assaut de la
forteresse). Lénine les attaque sur un ton d’une rare brutalité et sans hésiter
à reprendre les affabulations de l’appareil évoquant les « complicités » des
insurgés : avec les « gardes blancs », le « capitalisme international »,
etc. (On a déjà indiqué plus haut qu’au cours de ce 10e congrès du PC russe le
droit de fraction dans le parti bolchevik fut secrètement aboli)[82].
Le
drame de Cronstadt, joint à la défaite ouvrière en Allemagne centrale, portera
un coup sérieux à l'accord relatif et aux alliances locales qui, à la suite de
l'offensive des hommes d’Hersing, avaient rapproché les « gauches »
(intérieures et extérieures) de la direction du VKPD et de l’I.C.[83].
Les délégués du KAPD au troisième congrès de l’I.C. en feront l'amère
expérience[84].
Durant
la lutte engagée en Allemagne centrale, l'intervention pratiquée et réelle de
la centrale du VKPD ne se montre pas à la hauteur des décisions théoriques «
d’activation ». Des envoyés plus énergiques dépêchés par un centrale (Eberlein
notamment) tentent de stimuler le parti et de radicaliser la situation là où les
responsables VKPD de la région ne l’ont pas fait, ou pas réussi (Notons à ce
propos, comme preuve de l'échec de la tactique de l’I.C. vis-à-vis des
syndicats qu'elle a voulu « conquérir » à l'action radicale, que c'est dans les
lieux où cette « conquête » a rencontré un succès relatif (à Halle, le VKPD
obtenu aux élections plus de voix que l’USPD et la S.D. réunies ; à
Berlin-Lustgarten, le VKPD a récolté 200 000 voix) que les appels à
l'action, en mars 1921, ne rencontrent aucun écho. L'interprétation bordiguiste
de ce fait y voit seulement le résultat des lourdes défaites essuyées
précédemment par la classe ouvrière et de la défiance qu'elle manifeste
désormais à l'égard de tout mouvement radical. Quoi qu'il en soit, il ressort
clairement que la stratégie de formation de « grands partis » sur la base
d'amalgames politiques risqués (stratégie appliquée par surcroît dans des
conditions générales de recul et de rétrécissement des zones sociales
favorables au communisme) n'a apporté que celle qu'elle devait apporter : de «
grands » partis communistes, certes, mais uniquement capables de la pratique la
plus passive et la plus inefficace : l'électoralisme. Le nombre considérable
d'adhérents pris chez les Indépendants avec la fusion de Halle a fait du KPD
une organisation politique identique à celle de la social-démocratie et rien
n'autorise à croire qu'en lui appliquant rigoureusement les règles et principes
préconisés en vain par la
Gauche italienne pour toute l’Internationale, on serait
parvenu, à la longue, a transformer ce mastodonte électoraliste en parti de
combat. Sa première mise à l'épreuve a été significative. La grève générale de
mars 1921 se présente en effet, dans son ensemble, comme un échec - non
seulement une défaite meurtrière sur le plan de l'affrontement militaire (à
propos duquel il n'est pas exagéré, pourtant, de parler d'héroïsme du côté des
ouvriers armés) mais aussi la cause de la division et de la confusion à
l'intérieur même du mouvement communiste, en bas comme en haut : batailles
entre grévistes et non-grévistes, désaccords à la tête du VKPD et, même dans le
KAPD, divergences accusées - Rühle et ses partisans se prononçant contre
l'action, uniquement décidée, selon eux, pour servir les intérêts de l'État
russe. Le mouvement s'est conclu en débandade, le VKPD mettant fin à l'action
le 30 mars.
À
la suite de ce fiasco, toutes les contradictions de la ligne de l’IC
apparaissent, toutes les divergences s'extériorisent. Pour la première fois
peut-être à cette échelle, c'est la tactique du bouc émissaire qui inspire les
décisions : sur qui faire retomber l'échec de l'action sans mettre en cause
l'Exécutif qui l’a au moins encouragée ? L'écroulement de la « ligne Zinoviev »
- fusion avec la gauche de l’USPD, Front unique (avec, pour l'instant en sous-entendu,
la perspective du gouvernement ouvrier), « l'activation» du VKPD, etc. n'a
été pleinement comprise et critiquée jusque-là que par les tendances les plus
radicales de l’I.C. ; son « opportunisme » apparaît désormais au grand jour
après le résultat catastrophique, pour le VKPD, de cette « activation » forcée
et contradictoire : en quelques semaines le PC allemand perd 200 000
membres !
La
centrale du VKPD et l'Exécutif s'efforcent à la fois de justifier l'action de
mars en tant que riposte à l'offensive de Hersing et de critiquer les
« bêtises gauchistes » qu'elle a entraînées (les initiatives des
communistes de Mamfeld, les « complications » apportées par le KAPD à la
tête, etc., cf. P. Broué, page 425). Mais Lévi lance une attaque imprévue en avançant
une version selon laquelle les émissaires de l'Exécutif, par diverses
manoeuvres provocatrices, auraient forcé la main aux ouvriers des secteurs les
plus combatifs, les contraignant à employer contre l'armée ou la police des
moyens extrêmes - assertions qui ne seront, sinon confirmées, du moins
détaillées que par des « révélations » bien plus tardives émanant de la police
et les journaux sociaux démocrates. Lévi les tient pour établies, considérant
la lutte en Allemagne centrale comme un « putsch anarchiste » et en tire la
matière d'une brochure très dure dont il promet pourtant à Lénine, dans un
échange épistolaire en date du 27 mars, de différer la publication. En dépit de
cet engagement, il l’a fait imprimer dès le 12 avril. La réaction de la centrale
allemande est immédiate. Elle refuse d'entendre Lévi malgré l'insistance de
Klara Zetkine, adopte une résolution justifiant l'action de mars et lance un
appel à la discipline[85].
Indépendamment du jugement qu'on peut
porter sur la position de Lévi, les détails fournis par sa brochure présentent
aujourd'hui l'intérêt de décrire de façon éloquente[86]
les procédés alors utilisés par l'Internationale et dont on ne doit pas
s'étonner qu'ils aient imprégné tout le cours historique de la
« dégénérescence » ultérieure du mouvement. Déjà, à cette époque, un
personnage comme Radek, à la fois responsable dans le VKPD et membre de
l'Exécutif de l’I.C., réagit avec une sorte d'esprit de corps, plaçant avant
tout souci de clarté l'intérêt de l'appareil international. D'autres moins
charpentés que lui politique l’imiteront avec plus de servilité encore - ce qui
explique la versatilité « d’éléments de gauche » passant à droite et vice-versa
ainsi que la dérobade panique de tous devant les responsabilités - pratiques
qui trahissent une nature que les révolutionnaires de l'époque croyaient
exclusivement propre à la gestion bourgeoise de l'État[87].
La crise ouverte par l'échec de «
l'action de mars » et le flot des querelles qui l'accompagne autour de la
responsabilité de cet échec, répète, agrandi, le tableau des contradictions
dans lesquelles se débattent, tous ensemble, l'Exécutif de l’I.C., le pouvoir
bolchevique et le PC allemand. Ce dernier, compte tenu des conditions dans
lesquelles il a été créé et deux fois remanié (avec l'agrément et
l'encouragement de Moscou), s'avérant finalement le moins « responsable » de
l'impasse de la situation. La crise ouverte en avril 1921 sera surmontée d'une
façon qui diffère des solutions qui seront apportées aux crises ultérieures
dans la mesure où militants et chefs aux prises sont encore animés par autre
chose que le souci de servilité au « centre russe ». Cette servilité ne s'en
implante pas moins dans le mouvement et précisément à cause de l'attitude de ce
même centre russe. À partir de ce moment-là, en effet, l'arbitraire des
décisions de Moscou - déjà visible à travers les tiraillements internes de
l'Exécutif de l’I.C. - s'affirme d'une façon absolument péremptoire. Deux ans
plus tard, lorsque toutes les chances de succès d'une révolution internationale
seront bannies, cet arbitraire sera suffisamment ancré dans la vie des
appareils et des partis pour y devenir une arme de pouvoir absolu utilisable
pour n'importe quel objectif, et, en premier lieu, bien évidemment, pour celui
qui sacrifiera toutes les tentatives de lutte du prolétariat à l’échelle
mondiale à la sauvegarde et aux intérêts du nationalisme russe.
Le 8 avril, la centrale du VKPD adopte
les thèses de Thalheimer qui justifient l'action de mars et élabore ce qu'on
appellera la « théorie de l’offensive »[88].
Le 15 avril, elle blâme ceux qui ont soutenu Lévi, exclut ce dernier en même
temps que deux autres militants (Sievers et Wegmann). La direction du parti
semble incliner là une politique radicale, beaucoup plus incisive que la
précédent et marquée par la promotion de la « nouvelle gauche berlinoise »
(Friesland, R.Fischer, Maslow) qui affirme vouloir rompre avec l'opportunisme
qu'elle reprocha l’I.C. et revenir à la situation antérieure au congrès de
Heidelberg[89].
La nouvelle centrale est persuadée
d'avoir l'approbation de Moscou - sentiment aucunement justifié mais que sera
entretenue par les Russes aussi longtemps que durera la violente attaque
déchaînée « unanimement » contre Lévi[90].
Finalement, et c'est déjà un indice du changement de position de Moscou et de
l’I.C. vis-à-vis de la première appréciation de « l'action de mars », Lévi
n'est exclu que pour indiscipline : «... dans les circonstances données il a
frappé le parti dans le dos » (résolution de l'Exécutif du 4 mai 1921, cité par
Broué p.509). Cette résolution curieuse (qui indique : « même si Paul Lévi
avait raison à 90 % en ce qui concerne l'offensive de mars ») est
l'aboutissement d'une série de compromis entre toutes les têtes dirigeantes de
Moscou visant à dégager toute responsabilité de l'Exécutif dans « l'action de
mars » en utilisant « l'affaire Lévi ».
L'unanimité, à Moscou, ne s’est pas
réalisée sans heurts. Broué rapporte le témoignage de Trotski dans « La
révolution défigurée » : Zinoviev, Boukharine et Radek « appuyaient la
gauche allemande » tandis que Lénine, Trotski et Kamenev s'opposaient à eux en
redoutant « que la politique de l'Internationale prenne la ligne des événements
de mars en Allemagne », c'est-à-dire veuille y créer une atmosphère révolutionnaire
« artificielle » : cette « électrisation du prolétariat » chère aux communistes
allemands. On retiendra ici de ce débat que les dirigeants de Moscou,
laborieusement peut-être et au prix d'un compromis dont on ignore le contenu,
ont tout de même réalisé, contre la « gauche », un bloc il est difficile
d'expliquer autrement que par une raison d'État.
Successivement Radek, Brandler,
Thalheimer sentent venir le revirement de leurs partisans à Moscou et
l'impossibilité d’en heurter de front les conséquences ; ils se convertissent
même à la tactique de la « lettre ouverte ». Radek, notamment, tente un
compromis littéraire entre cette position et « l'activation » gauchiste en
chargeant une nouvelle fois Lévi. Lénine, par contre, est archi clair ; il
écrit : « Lévi avait raison…sur beaucoup de points…les thèses de Thalheimer et
de Bela Kun sont radicalement fausses…il est insensé de penser que la période
de la propagande est révolue et que celle de l'action a commencé…tous ceux qui
n'ont pas compris que la tactique de la lettre ouverte est obligatoire doivent
être exclus de l'Internationale…ce fut une erreur d'avoir accepté l’admission
du KAPD » et « il faut corriger cela le plus vite que la fille radicalement
possible » (Broué page 51, souligné par nous ; pour l’explication bordiguiste
de cette position de Lénine, cf. l'article déjà signalé de la «Storia... » sur
l'action de mars). Ces phrases ont été écrites le 10 juin 1921, douze jours
avant le troisième congrès de l’I.C. On devine sans peine, en les lisant, le
sort que la majorité réserve aux
interventions que doivent y faire les kapédistes.
A la veille de ce troisième congrès, les
sommets de l'organisation se partagent, en quelque sorte, en deux camps qui
s'efforcent chacun de réunir à deux le plus de partisans. Lénine et Trotski,
qui redoutent une coalition des « gauchistes » de l'Internationale, insistent
pour que l'opposition allemande de droite (Clara Zetkin, Paul Newmann, Malzahm,
etc.) fasse partie de la délégation envoyée par le VKPD, tandis que Bela Kun,
multiplie les démarches pour obtenir des appuis (P.Broué, page 517).
Lors d'entrevues préalables avec
Heckert, W.Koenen (majorité KPD) et Rakosy (Exécutif de l’I.C., anti-Lévi)
Lénine est extrêmement violent : il est « sarcastiquement véhément » contre la
« théorie de offensive » qu'il considère comme un tissu « d'inepties », une « théorie absurde ».
Selon lui le KPD s'est laissé prendre à une « provocation claire comme le jour
», à laquelle il fallait opposer la mobilisation des masses dans un but défensif
afin de repousser les attaques de la bourgeoisie » et - Lénine emploie ici un
argument curieux - « prouver ainsi que vous (les communistes allemands, NDLR)
aviez le droit pour vous »[91].
Ces déclarations renforcent l'impression que laisser deviner son attitude
antérieure plus discrète : il semble qu'il ait accepté une perspective dans
laquelle la victoire du communisme dépend essentiellement de la propagande des
PC et de leur aptitude à convaincre les ouvriers réformistes. Ce qui ne se
présente encore que comme une voie détournée pour atteindre l'objectif final de
la révolution deviendra, durant des années suivantes, l'argument essentiel pour
lui tourner le dos.
À juste titre, la gauche italienne ne
s'est jamais revendiquée que des deux premiers congrès de l’I.C., situant
ainsi, à partir du troisième congrès le début de la ligne « opportuniste » dans
l'Internationale. Cette ligne, il est vrai, ne triomphe pas sans de violentes
controverses. À la veille du congrès, on procède, selon Broué à un « déballage
de linge sale » entre les délégués allemands qui se jettent à la figure les uns
les autres, les responsabilités du déclenchement de l'action de Mars, la forme
que cette action a prise ainsi que l'interprétation de la « théorie de
l'offensive » dont le centre et la droite, après en avoir accepté, voire
exploité l'esprit, refusent désormais la paternité avec indignation. Un détail
important, chez les dirigeants bolcheviks, fait ressortir l'adoption d'une
position sinueuse qui frise la duplicité. C'est à Zinoviev, en tant que
président de l’I.C., qu'il incomberait de présenter un rapport détaillé sur
l'action de mars. Le fait qu'il en soit dispensé, parce que, selon Broué, on
l’a « jugé sans doute trop compromis par Bela Kun et par la protection (qu’il)
a accordée aux partisans l'offensive », confirme que l'Exécutif a bel et bien
été impliqué dans les décisions et perspectives qui ont contribué à donner à la
riposte ouvrière en Allemagne centrale les formes qu'elle apprise. D'ailleurs,
dans les quelques phrases que Zinoviev prononça à ce sujet, il subsiste un
reste de justification de cette riposte[92].
Zinoviev, par ailleurs, évite d'aborder le « cas Lévi » qui sera réglé,
malgré les protestations de Clara Zetkin, par un bref paragraphe de la
résolution générale qui approuve les sanctions prises contre l'intéressé[93].
Radek, par contre accumule les griefs
contre la politique de la centrale du VKPD : s'être laissé surprendre par
l'offensive d'Hersing, n’avoir pas averti les mineurs de Mansfeld de leur
impossibilité de vaincre, avoir aggravé la situation par le mot d'ordre de
grève générale du 24 mars et, au lieu de reconnaître cette erreur, avoir
inventé, pour la dissimuler, la « théorie de l'offensive ». Si l'on n’oublie
pas la part prise par Radek à la campagne pour « l’activation » du VKPD on est
frappé par la duplicité d'un tel discours. D'ailleurs les termes qu’il vient
d'employer sont destinés au congrès, au cours du débat prévu sur la tactique et
exactement dans l'esprit du compromis échafaudé par les sommets de l'appareil.
Mais auparavant Radek a défendu, devant le parti russe, un point de vue
sensiblement différent selon lequel la situation allemande et internationale a
évolué depuis 1919, en faveur du communisme et de la révolution. Plus tard à
nouveau, en mai 1921, en critiquant ceux qui ont parlé de « putschisme » à
propos de l'action de mars, il y dénoncera « un reniement de la tactique
offensive du communisme et même de défense active » (souligné par nous, NDLR)
il plaquera sur « l'action de mars » cette définition bizarre : « défensive
-offensive ».
Outre les empoignades d'une violence et
d'une vulgarité extrêmes entre Radek et Clara Zetkin, l'altercation entre
Lénine et les « gauchistes » des divers PC européens secoue également le
congrès. Des interventions de ces « gauchistes » Broué dit peu de choses,
sauf, bien entendu qu'ils se tiennent tous la « théorie de l’offensive »,
défendue également par la centrale allemande d’où la droite, depuis quelques
mois, est exclue. Qu'il s'agisse, entre Lénine, Trotski d'une part et les
gauchistes de l'autre, d'un véritable conflit on ne peut en douter en raison de
la réponse, mêlée tout à la fois de menace et de mépris que les premiers
opposent aux seconds. Le récit de Brouet relève nombre « d'infantilismes »
venant des « gauchistes » et de la centrale allemande, mais ne
mentionne aucune de leurs critiques justifiées. On apprend que Heckert « a
prononcé une apologie enflammée de l’action de mars », que Terracini s'est
appuyé sur l'exemple russe pour soutenir qu'un petit parti peut réussir une
révolution et que le « kapédiste » Appel s’en est pris à la tactique de la «
lettre ouverte ». Mais Broué ne souffle mot des autres interventions
«kapédistes» qui, par les détails qu'elles fournissent sur les luttes ouvrières
de mars 1921, permettent de connaître le rôle exact de la centrale du VKPD
durant ces événements, son hostilité absolue (hormis dans le secteur de Berlin)
à l'égard du KAPD et les incidents révélateurs qui jalonnent cette action de
mars[94].
Ces informations sont d'ailleurs traitées par l'indifférence ou le mépris par
la majorité du congrès dont les querelles s'aplanissent dans un compromis
unanime.
Le troisième congrès de l’I.C. exprimant
en premier lieu deux choses évidents : l'Internationale ne veut pas du KAPD et
du « gauchisme » ; le KAPD lui-même comprend l'inanité de son projet
de création d'une aile gauche dans l’I.C.. Par ailleurs, le comportement des
chefs de l’Internationale et du parti russe s’est avéré édifiant quant à la
psychologie politique que le bolchevisme a engendrée dans tout le mouvement :
il est difficile de croire qu'une telle psychologie, dans une organisation qui
se voulait conscience révolutionnaire du prolétariat mondial, n’ait « dégénéré
» que sous l'effet de conditions purement objectives. La vocation
bureaucratique se laisse par trop deviner derrière la pratique de certains des
grands chefs du mouvement. Ainsi Zinoviev n'a pas reculé devant l'usage de
termes proprement injurieux, sinon toujours dans leur forme, du moins
fréquemment dans leur fond : « Avec une telle politique, mi-puérile,
mi-criminelle – a-t-il jeté la face des délégués du KAPD - vous allez prendre
place parmi les ennemis de la
République prolétarienne »., (souligné par nous, NDLR ; P.
Brouet page534, rapporte un autre fait qui illustre le climat policier qui a
régné tout au long du congrès : Radek, interrompant Zinoviev, s’écrie : «
Gorter défend déjà Cronstadt ! ».
Le choc a été rude pour le KAPD ; des
divisions en découlent en son sein : la seule organisation communiste
révolutionnaire d’Allemagne commence à s'effriter[95].
Mais le VKPD sort lui-même déchiré de l'épreuve. Une droite y soutient des
positions qui, en fin de compte, reflètent assez bien celles de Lénine et de
Trotski - lesquels s’inspirent sans trop le dire de considérations identiques à
celles formulées (trop intempestivement, pensent-ils) par Lévi, et bien que
celui-ci soit désormais extérieur au parti et sans aucune chance d'y revenir.
Une gauche s'oppose durement à cette droite dans le parti allemand, mais sans
offrir la netteté propre aux kapédistes et aux premiers éléments oppositionnels
du KPD (S) (quoique l'on puisse penser par ailleurs de « l’unionisme » et
de la « théorie de l'offensive ») : Friesland, Ruth Fisher, Maslow en sont les
éléments les plus marquants et surtout le point d'appui de Zinoviev avec
d'autres « gauches » assez disparates de l'Internationale.
Entre cette gauche est cette droite du
VKPD, les règlements de comptes se poursuivent au septième congrès de ce parti
(Iéna ; août 1921) au cours duquel, exclus ou démissionnaires, des militants de
premier plan quittent l'organisation (Curt et Anna Geyer, Daümitz, Marie
Makwitz et Adolf Hoffman qui rejoignent Lévi). Formellement, le compromis de
Moscou est cependant respecté et la ligne pour le « Front uni » se renforce,
critiquée comme « opportuniste » par la seule Ruth Fisher.
En août 1921,un grave événement accentue
l'évolution adroite du VKPD : Erzberger, un homme politique catholique partisan
d'un « redressement national » dans le cadre des exigeants des Alliés, est
assassiné par des extrémistes de droite. Le VKPD participe à la riposte des
« partis de gauche » ; il figure dans des manifestations communes avec le
SPD et l’USPD, soutient, au «land» de Thuringe une majorité de sociaux-démocrates
et d’ Indépendants, reprend son compte le mot d'ordre de l’ADGB - « saisie des
valeurs réelles » (une formule semblable à celle des nationalisations) et
s'engage à soutenir le SPD dans toute politique comportant sa participation au
gouvernement (octobre 1921). (Ceci est exprimé sous une forme prudente et
délicate : appui du VKPD à toute politique visant à conquérir pour la classe
ouvrière des « positions de pouvoir ») (Broué, page 545).
La direction de la centrale allemande va
encore plus loin ; elle demande à l'Exécutif de l’I.C. qu'on substitue les
contacts personnels à la pratique des appels publics et de la "lettre
ouverte » (c'est-à-dire qu'on abandonne l'aspect de dénonciation de la
social-démocratie que comporterait, selon ses partisans, la tactique du Front
unique), que l’ISR cesse ses attaques contre l’ADGB - positions qui ressemblent
de plus en plus à celles que soutient Lévi hors du VKPD. Les délégués de
l'Exécutif, qui sont à Berlin pour surveiller les dirigeants allemands s'en
émeuvent et il en résulte des heurts avec ces dirigeants, Friesland en
particulier. La logique contenue dans les positions de l’I.C. se manifeste en
dépit des acrobaties verbales et des poses « gauchistes »de l'Exécutif qui ne
sont garanties, de façon précaire, que par le contrôle quasi policier des
exécutants. Friesland se rapproche de Lévi, qui, durant l'été 1921, a fondé le
K.A.G.(Kommunistische Arbeitgemeinschaff) recueillant l'appui de quelques «
droitiers » de Berlin (Brass, Dürvel, Geyer) et, finalement, l'adhésion de
Friesland, exclu du VKPD en janvier 1922 après avoir à esquisser un programme
de rapprochement entre ce parti et le groupe de Lévi. La peur d'une « contagion
» par le K.A.G. devient une obsession de l'Exécutif qui recueille pourtant là
le fruit de sa complicité avec les attaques virulentes lancées antérieurement
contre les « putschistes » de l'Action de mars[96].
Le cas de Friedland, après celui de
Lévi, est une bonne illustration du problème insoluble que recèle la ligne
contradictoire de l'Internationale : pratiquer une politique « frontiste » de
rapprochement avec la social-démocratie en vue du renforcement du parti
communiste. Le paradoxe de cette politique plus ou moins lestée de duplicité et
d'inconscience apparaît dans une déclaration de Boukharine : il faut chasser
les partisans de Lévi, dit-il en substance, « car leur présence dans nos rangs
rendrait extrêmement périlleuse l'application du front unique ». C'est nous qui
soulignons : on ne saurait mieux percevoir, en l'appelant « péril », la seule
issue probable du front unique : celle qui apparaît logique et correcte à
quelques dirigeants assez intelligents pour comprendre toutes les implications
de la formule est assez courageux vis-à-vis de Moscou pour l’assumer, ce vers
quoi s'orientaient précisément les exclus. La majorité de la centrale, il est
vrai (et qui compte les militants les plus chevronnés), refuse cette logique et
semble prendre son parti d'un autre « risque » certain : celui de perdre toute
capacité d'initiative et de réflexion, de se plier à une obéissance aveugle aux
ordres de l'Exécutif. Cette attitude dont Broué expose les motifs d'une manière
éloquente[97]
doit être soulignée : elle amorce le processus qui se développera au cours des
années suivantes et, qui, après le fatal mois d'octobre 1923, consacrera
l'effacement définitif du parti allemand devant toutes les directives de
Moscou.
Évolution heurtée et semée de «
tournants » car elle se produit au travers de brusques changements de cap dans
l'orientation du parti, de droite à gauche et vice versa. La Gauche italienne, alors à
la direction du parti communiste d'Italie, en subira certaines conséquences
(cf., première partie).
Durant la période d'application des
directives du troisième congrès, se développe en effet la « gauche berlinoise »
déjà mentionnée plus haut. Ses chefs, Ruth Fischer, Maslow., Rosenberg[98]
qui n'ont pas approuvé le tournant de l'été 1921, souhaitent un retour aux
positions du Second congrès. Ils partagent certaines des positions du KAPD avec
lequel ils entretiennent de périodiques relations, notamment sur l'appréciation
de la situation interne russe, sur le recul, non seulement économique mais
aussi politique et social que constitue la NEP. Ils sont en contact avec l'Opposition
ouvrière (Chliapnikov, Lutovinov) et pensent oeuvrer, dans leur propre champ
d'action - c'est-à-dire à l'égard du compromis passé entre la centrale
allemande et l'Exécutif - au redressement révolutionnaire de la politique
soviétique[99].
Ceci est en contraste flagrant avec
l'orientation de la centrale allemande qui, sous la forte impulsion de Radek,
suit jusqu'à ses conséquences extrêmes la ligne définie au troisième congrès :
front unique s'appuyant sur les revendications ouvrières immédiates, propagande
pour une politique de capitalisme d'État nettement inspirée par l'exemple de la NEP russe et revendications du
gouvernement ouvrier qui seul peut réaliser une telle politique. On voit pas à
la combien le VKPD s'engage dans un renforcement objectif du capitalisme
allemand sous structure démocratique ; ce qui permet d'entrevoir déjà quelles
seront les conséquences démoralisatrices, pour les ouvriers, du brusque
tournant à gauche de 1923 et de l'échec de sa stratégie improvisée :
l'insurrection décommandée d'octobre de la même année. Si on retient également
la progression d'une tournure nationaliste dans l'orientation du VKPD on
découvre au moins une des causes de cette longue dévitalisation qui conduira
les communistes allemands à l'impuissance totale devant l'ascension du nazisme
dix ans plus tard.
À l'appui de leur mot d'ordre de front
unique les dirigeants de la IIIe Internationale supposent l'existence, chez
tous les travailleurs, d'un désir d'unité de tous les partis ouvriers et dont
la pression pourrait s'exercer même sur les dirigeants de la social-démocratie.
Une analyse méticuleuse de la mosaïque idéologique et politique que représente
le prolétariat allemand de cette époque serait nécessaire pour mesurer la part
de vérité contenue dans une telle hypothèse. Elle n'est pas invraisemblable :
le mouvement ouvrier moderne a fourni plusieurs cas dans lesquels des défaites
du mouvement révolutionnaire ont été suivies d'un élargissement de l'influence
des pensées fondamentales qui animaient ces mouvements voire d'une plus grande
affluence aux partis ouvrier battus, et de consécutifs succès électoraux. Il
est fort possible que la remontée relative des effectifs (tombée de moitié
après l'action de mars) du VKPD de la fin de 1922 soit une illustration de ce
phénomène : les nouveaux adhérents, sous l'effet de l'offensive patronale et de
l'austérité de l'économie de la
République de Weimar peuvent fort bien avoir souhaité une
politique de rapprochement entre les communistes et les socialistes, et ce
d'autant plus que les plus jeunes d'entre eux n'avaient pas fait l'expérience
directe du rôle ignoble de la social-démocratie deux ou trois ans plus tôt.
Mais un tel voeu ne préparait aucunement une nouvelle perspective
révolutionnaire.
C'est peut-être chez Radek qu'on trouve
l'explication la plus systématique du but poursuivi par l’I.C. à cette époque :
découvrir les moyens de gagner au communisme une masse ouvrière qui croit
encore en la possibilité d'améliorer son sort par la voie légale et
démocratique[100].
Comment influencer cette classe
ouvrière-la? Se borner à dénoncer les chefs de la social-démocratie serait « le
plus mauvais chemin » dira Radek. Ce serait apparaître aux yeux des
travailleurs comme de purs diviseurs. Il faut donc aller vers eux « tels qu'ils
sont », « avec toutes leurs hésitations », « leur attachement aux vieilles
idées » et chercher à les convaincre : « dans les rangs des vieilles
organisations » (P. Broué, page 566).
C'est nous qui soulignons la formule de
Radek parce que là se trouve la faille de tout le raisonnement. À cette
époque-là règne chez la plupart des révolutionnaires une idée-tabou (qui durera
finalement jusqu'au moment où ils seront réduits à l'état de groupuscules) et
selon laquelle on ne peut gagner la classe ouvrière « trace unioniste » (dans
la terminologie de Lénine) qu'en traitant avec les structures qui l’encadrent.
Or le propre de l'intégration réformiste de la force de travail au système du
capital c’est de réduire les exploités à ne pouvoir agir, penser, exister même
en tant que collectivité, qu'au travers de telles structures. Dans le cadre
d'une telle constante historique, l'échec du Front unique, fût-ce dans sa
meilleure acception, était déjà inscrit.
De la Lona perd que 12 000
ouvriers en armes attendent des directives précitées intentions -- intervention
de la nécessité est indiscutable, quelle que soit la stratégie choisie,
défensive offensive, Gardel dépend la résistance des autres centres grévistes
assaillis par la police et l'armée. Ses 12 000 ouvriers restent finalement
inactifs, en grande partie à cause du conflit qui oppose leur chef. L'un de ses
deux « présidents », partisans d'une passivité totale, et qui ne cesse de
mettre en garde contre les « provocations » appartient à ta mort qui est
toujours eue les faveurs de Lénine contre les ouvriers mais gauches » : celle
qui est issue des indépendants. L'autre "il en » qui, lui, appelle à agir
appartient au karaté des dons Lénine a décidé l'exclusion !
En fait Lénine utilise
abusivement les faiblesses et inconséquences de la ouvrier mais théorie
l'offensive » sans prendre la peine d'en analyser les causes qu'il faut
rechercher dans la réaction -- sans doute sur un mode passionnel est désespéré
tirer des ouvriers littéralement agressés par un adversaire résolu et
s'indigne-t-il et ceci en présence de tout un parti communiste effectivement
passif.
L'historiographie bordée
qui est actuelle prend en considération cette « incompréhension » de Lénine
mais en glissant assez rapidement sur ce point pourtant très important dans
l'évolution de la IIIe
internationale. Peut-être est-ce à cause d'une crainte que nous croyons non
fonder : que aller au-delà de la critique dressée en son temps par bord égal,
tout à la fois contre la formation déplorable de la « théorie de l'offensive »
que contre le tournant à droite que représentait l'unanimité de lycée contre
cette théorie, a montré la valeur historique de la position prise alors par la
gauche italienne. (Cf. « historien de suspension » chapitre sur ouvriers n'est
là que le moment »). Réaliste, face au « ineptie » de la théorie de
l'offensive, montrent être dans certains cas en contradiction avec les
conditions effectives de l'action de mars. Ainsi, dans l'entreprise géante [1] D’après
la brochure, et selon le témoignage d’un ancien « bordiguiste »,
Bordiga supervise cette traduction.
[2] La
brochure indique que la direction émigrée en France du PC d’I. (le
« centriste » Togliatti, le droitier Tasca) s’inquiète de cette
influence bordiguiste et fait pression sur le PCF pour faire expulser du parti
les amis de Bordiga (p.29).
[3] De
bonnes raisons d'alliance électorale (ce fut le cas pour la S. F. I. O) incitaient ceux
qui connaissaient la vérité russe à la terre pudiquement, un simple réflexe en
qui réactionnaire les y aidait d'ailleurs : à l'époque où l'extermination de la
vieille garde bolchevik devint évidente et officielle (1936 - 37) la critique
de l'URSS demeurait le monopole des journaux de droite de la grande presse («
Gringoire », « Candide»). Seules s'y livraient en outre de petites
feuilles anarchistes et syndicalistes au public très limité.
[4] Vieux
militant bolchevik de « l'Opposition ouvrière », persécuté, torturé ; réussit
finalement à venir en France. Cf. sa biographie sommaire dans la brochure du
C.C.I, page 36.
[5] Est
il faut encore souligner que l'ampleur des exactions commises en URSS contre
les oppositionnels n'avaient pas à cette date l'ampleur prise à partir de
1931-32 et que les communistes occidentaux n'en connaissaient qu'une partie.
[6] Pour
le condenser encore davantage, voici la liste plus que succincte des oppositions
existantes et de leurs leaders :
Allemagne 1928 : le «
Léninbund » d’Urbahns, plusieurs milliers de membres (dont les transfuges
du groupe de Korsch, dissout).
GRECE 1924 :
«Archeiomarxistes », plus de 2000 membres.
Belgique 1928 : Van Overstraten, Adhemar Hennaut.
États-Unis 1928 : Communist
League of America (500 membres américains et canadiens dont James Cannon, Max
Schachtmann, Martin Abern, M.Spector, J.Mac Donald.
Chine 1927 :
Chen-Du-Xiu, Peng Shu-zi.
France :
« L’Unité léniniste » (Treint et exclus du PCF), « Redressement
communiste » (petits groupes d’ouvriers à Bagnolet et Courbevoie,
G.Davoust, un futur du PC Int, première formule ; « XVe Rayon »
(ouvriers opposants exclus du PCF à Puteaux, Suresnes, Nanterre, Courbevoie, La Garenne). « Contre le
courant » (1927) tentative d’unification des opposants : Paz, Loriot,
Jean Barrué, Lucie Collard, Delfosse.
[7] Qui
s'y est rallié à l'unanimité à la formule stalinienne du « socialisme en un
seul pays ».
[8] Il
faudrait en effet bien plus de place pour décrire les vicissitudes
organisationnelles des groupes trotskistes en perpétuelle rupture est en
perpétuelle réconciliation. Pour une idée d'ensemble déjà assez complète voir :
Jacques Roussel : « les enfants du prophète », cahiers Spartakus, la vieille taupe,
Paris 1970.
[9] Il
s'agit de la préface de Jean Barrot à « Contre-révolution en Espagne ». Le
texte coupe court à toute insinuation concernant « l'indifférence » voire à la
neutralité complice du « bordiguisme à l'égard du fascisme » : « Les
révolutionnaires, écrit Barrot, refusent l'antifascisme parce qu'on ne peut pas
se battre contre UNE forme politique, exclusivement, sans soutenir les autres.
Au sens strict, l'antifascisme n'est pas la lutte contre le fascisme, mais le
fait de privilégier cette lutte, ce qui la rend inopérante ». (Recueil
d'articles de « Bilan », collection 10/18, UGE 1979, page 25). Après l'examen
des faits, nous pourrons aller encore plus loin dans le sens de cette
définition : l'antifascisme a prétendu privilégier la lutte contre les régimes
totalitaires, le terme « privilégier » implique que l'antifascisme (à
prétention révolutionnaire, bien sûr) a conservé le but de la lutte contre les
autres types d'États. Ce qui est archifaux, c'est l'antifascisme lui-même qui a
détruit le principe.
[10]
Mérite partagé, outre certains militants de la « Gauche allemande », par
quelques autres minorités syndicalistes (moins précises dans leurs
avertissements et moins radicales dans leur hostilité au bellicisme) dont nous
dirons ultérieurement quelques mots.
[11] La
guerre et ses suites ont porté à un coup terrible, non seulement à
l'organisation et à la théorie du prolétariat, mais encore aux fondements
sociaux et idéologiques dans lesquels ce prolétariat puisait sa justification -
y compris quand ses chefs dénonçaient le pseudo « humanisme » des
philistins.
[12] Ce
point de référence demeure valable comme critère distinctif à l'égard de
l'anti-stalinisme banal, aujourd'hui à la mode, qui reproche au stalinisme
d'avoir trahi la démocratie, la patrie et de tous les leurres qui dissimulaient
la vraie signification du carnage de 1939-45. Alors que toute approche sérieuse
du stalinisme doit partir de ce « premier grief »: avoir trahi...
d'abord la révolution.
[13]
Faute d'avoir accès à la correspondance de Vercesi avec Bordiga, il est
impossible de savoir quelle part ce dernier a prise dans cette initiative, et
même s'il y est pour quelque chose.
[14] «...
L'État soviétique, au lieu d'être le front d'appui du prolétariat mondial n'est
devenu qu'un élément à la disposition de l'un ou de l'autre groupes des
impérialismes (souligné par moi, NDR). Dès maintenant il faut envisager comme
un seule issue à la situation celle qui portera le centrisme à trahir les
intérêts du prolétariat révolutionnaire et, en cas de guerre, à justifier la
position que prendra la Russie
». (Bulletin d'information de la
Gauche communiste n°6, février 1933, cité page 67 de la
brochure du Courant communiste international.) Seuls Otto Rühle et Gorter
- mais il est vrai, dix ans plus tôt - avaient osé, à cette époque,
définir l'URSS comme « ennemi numéro un du prolétariat ».
[15] La
brochure du CCI, page 69, condense les arguments de la Gauche italienne à ce
sujet : « L’Etat dernier recours de l’économie, apparaît comme
l’ultime défenseur du système capitaliste. Le plan De Man en Belgique (…). Aux
USA, Roosevelt met en place le National Recovery Act (un des résultats :
aménagement de la
Tennesse Valley), l’Etat hitlérien et l’Etat fasciste ont
établi un contrôle direct de toute l’économie par l’Etat. En Russie, les plans
quinquennaux, puis bientôt le stakhanovisme visent à développer l’industrie
lourde de l’acier, de l’énergie, dans un but avoué de développement de la
puissance militaire russe. Partout, en URSS, se développent de véritables camps
de travaux forcés qui font surgir des chantiers, au prix de l’épuisement, et
bientôt de la mort de millions d’hommes.
[16] Dès
après le pacte Laval - Staline (mai 1935) le PCF se reconvertit de façon
spectaculaire au patriotisme le plus délirant qui s’extériorise un lors de la
fête du 14 juillet de la même année. Le n°21 de « Bilan » de juillet et
août 1935 (cité page 74 de la brochure du CCI) écrit : « c'est sous le
signe d'imposantes manifestations de masse que le prolétariat français se
dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers et les milliers
d'ouvriers défilant dans les rues de Paris, on peut affirmer que pas plus en
France qu'en Allemagne ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses
objectifs historiques propres. (Souligné par nous, NDLR). A ce sujet, le 14
juillet (... ) fût vraiment une fête nationale, une réconciliation officielle
des classes, des exploiteurs et des exploités (...). Les ouvriers ont donc
toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté « La Marseillaise » et même
applaudi les Daladier, Cot et autres ministres capitalistes qui avec Blum,
Cachin ont solennellement juré « de donner du pain aux travailleurs, du travail
à la jeunesse et la paix au monde », où on, en d'autres
termes : « du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour
tous » ;
[17] La
fermeté de la Gauche
italienne sur cette position reste exemplaire au sein de la panique générale du
mouvement ouvrier sur la fin des années 1930 ; mais elle ne recouvre aucune
découverte théorique. Les données en existaient dans la réalité quotidienne et
observable : nous le montrerons pas la suite et d'autres survivants du
mouvement révolutionnaire, étrangers à la tradition marxiste, en avaient aussi
pris conscience
[18] Dans
son essai « 1984 -1985 », l'écrivain Anthony Burgess a d'ailleurs ironisé
sur cette « lourdeur
britannique », les Français, selon lui, ayant une astuce de laisser aux
anglo-saxons et aux Russes le soin de faire la guerre.
[19] Il
est intéressant de constater qu'au sein du mouvement qui produit la brochure du
Courant communiste international (mais à l'époque encore récente où il
s'appelait « Révolution Internationale », un correspondant de la revue du même
titre souleva la question qui est abordée ci-dessus : « aujourd'hui - écrit ce
correspondant (R.I. numéro 34, troisième trimestre 1983) - nous révérons tous
l’analyse de « Bilan » sur la République espagnole et sur la guerre civile
espagnole dans les années 1930. Mais si nous lisons soigneusement ses articles,
il ne fait aucun doute que Bilan suggérait
une conspiration entre l'aile fasciste de la bourgeoisie et l'aile antifasciste
du Front populaire. Bilan formula clairement que face à la résistance du
prolétariat en Espagne, la bourgeoisie comprit que l'écraser de front était une
stratégie moins valable que de le faire dérailler par le moyen de la République espagnole, et que les Front populaires
antifascistes, à travers toute l'Europe, étaient le moyen par lequel la
bourgeoisie des « démocraties » mobilisa à son prolétariat pour le transformer
en chair à canon. Aujourd'hui c'est un fait pour nous tous que les analyses de
Bilan étaient exactes, et elles l’étaient en effet. Mais pourquoi une théorie
conspirative, qui se révélait exacte est si révérée, alors qu'une théorie
similaire aujourd'hui est tenue pour scandaleuse ? »
La réponse au correspondant
de « Révolution internationale » tient dans l'analyse du monde actuel ou la «
bourgeoisie capitaliste » (d'ailleurs sensiblement différente, sociologiquement
et politiquement de celle de 1939) ne craint absolument plus la « révolution
prolétarienne ».
[20]
C'est-à-dire : 1°) en 1919, après la « semaine sanglante » durant laquelle
Rosa Luxembourg et Liebknecht furent assassinés, les luttes violentes à Brême,
Halle et dans la Ruhr
la même année ; 2°1920, la grève générale, en riposte aux putchs de Kapp (coup
d’Etat militaire avorté) ; riposte ouvrière extrêmement radicale, mais
freinée et finalement stoppée par les atermoiements des communistes et des
Indépendants – ce qui permit la contre-offensive de la Reichwehr dans la Ruhr, où l’action
prolétarienne avait frisé la prise du pouvoir ; 3°) En 1921, l’action de
mars, nouvelle riposte ouvrière à l’intervention de l’armée en Allemagne
centrale où les ouvriers avaient gardé les armes prises après le putch de
Kapp ; l’extension à toute l’Allemagne échoue ; il s’en suivit une
grave crise dans le KPD, et dont l’insurrection
« arrêtée-décommandée » d’octobre 1923, fut en partie la conséquence.
[21]
Pierre Broué : Révolution en Allemagne, Ed de minuit, Paris 1971, page
866.
[22]
Souligné par nous, NDLR. On notera l'impudence de cette affirmation qui prétend
justifier une tactique électoraliste pour le prolétariat dans le cas
précisément où cette tactique essuie la plus cruelle des défaites. On sait que
Hitler parvint au pouvoir en ralliant très également la majorité des suffrages.
Ce qui renforce ce qui semble être la règle pour tous les succès électoraux des
« partis ouvriers » : leur succès sur le plan électoral ayant toujours été
suivi de défaite sur le plan social.
[23]
Souligné par nous également. Le distingo établi par le texte entre les « leaders » et la « base » dans la « trahison
social-démocrate » a pour but de sauvegarder ad eternam les chances d'un front
uni avec les socialistes, front unique
auquel, après des interruptions diverses, les staliniens sont toujours revenus.
On verra plus loin que toute la social-démocratie allemande, et même une bonne
partie de son aile « dissidente », les Indépendants, partage, de près ou de
loin, selon les cas et les moments, la responsabilité de la défaite.
[24] Au
sujet de la tactique « troisième période », l'ouvrage d'André Ferrat, dont nous
avons parlé plus haut, a sa propre histoire, liée aux mésaventures politiques
de l'auteur. Nous en reparlerons.
[25] Georges Cogniot : l'Internationale communiste,
éditions sociales, Paris 1969.
[26] Cf.
L'ouvrage de Robert Paris : Histoire du fascisme en Italie, Maspero 1962.
L'auteur y décrit de façon éloquente la situation de l'Italie à la fin de la Première Guerre
mondiale ; le fardeau de ses pertes - 600 000 morts, 500 000 blessés,
la rancoeur d'un peuple qui, ayant formellement gagné la guerre, se trouve dans
la posture d'un pays vaincu (les alliés refusant de le « récompenser » en
satisfaisant ses revendications territoriales), le sort des anciens combattants
sur lesquels s'exerce plus particulièrement la démagogie fasciste, le poids
grandissant sur le plan politique de la masse vindicative de ceux que la guerre
a déclassés : « c'est 160 000 officiers que l'on démobilise, que vont-ils
devenir ? Retourner à leurs pupitres et à leurs plumes ? Il n'en est plus
question... » (Page 120). Ils ont « appris à être des chefs... Et ne savent ni
ne peuvent y renoncer » (ils) « se transfèrent, quasi sans solution de
continuité du front de la guerre à celui de la politique intérieure, constate
R. Paris (page 119) en citant Laterza : Lezioni sull’anti-fascismi (Bari 1960).
Il relève également ce trait commun des décors respectifs du développement des
fascismes italiens et allemands : un des leit motives de la propagande
nationale, de plus en plus agressive, consiste à répéter que « la défaite »
(pour l'Italie, il s'agit en réalité de la déroute de Caporetto qui, selon
cette version, a amoindri le prestige du pays... et sa part dans le butin de la
victoire) « n'a pas été militaire mais politique », c'est « le mythe du coup de
poignard dans le dos ». « L'armée n'a pas été vaincue ; elle n'a pu être que
trahie... » (Page 118). Et trahie par qui ? Par ces « socialistes », ces «
extrémistes » qui, déjà, n'ont pas voulu de la guerre » et qui ont privilégié
les « ouvriers embusqués » (c'est-à-dire NDLR, les affectés spéciaux, gardés à
l'arrière dans les usines), lesquels « n’ont pas pris part à la guerre », « ont
mis à profit ces jours où d'autres se faisaient tuer ou estropier, pour
réaliser de petites fortunes » (page 121, allusion aux « gros salaires »
qu'auraient perçus que les affectés spéciaux, NDLR).
[27]
Bordiga va jusqu'à dire qu'en 1919 - 1920 « la bourgeoisie italienne s'était
dans une certaine mesure résignée à assister à la victoire de la révolution. La
classe moyenne et la petite bourgeoisie tendaient à jouer un rôle passif, à la
remorque, non de la grande bourgeoisie, mais du prolétariat qu'elle croyait à
la veille de la victoire. Cet état d'esprit s’est radicalement modifié par la
suite. Au lieu d'assister à la victoire du prolétariat, on vit la bourgeoisie
organiser avec succès sa défense. Quand la classe moyenne constata que le parti
socialiste n'était pas capable de prendre l'avantage, elle perdit peu à peu
confiance dans les chances du prolétariat et se tourna vers la classe opposée.
C'est à ce moment que l'offensive capitaliste et bourgeoise commença. » («
Communisme et fascisme », éditions Programme communiste, page 83.
[28]
Bordiga retrace l'itinéraire des bandes fascistes (nord-ouest de l'Italie,
d'une part, d'autre part, Toscane et centre de la péninsule) et conclut : « dès
le début il était clair qu'il ne pouvait pas surgir de mouvement fasciste en
Italie du Sud pour les mêmes raisons qui avaient empêché la naissance d'un fort
mouvement socialiste. Le fascisme représente donc si peu un mouvement de la
fraction rétrograde de la bourgeoisie (souligné par nous, NDLR) qu'il apparaît
pour la première fois non pas en Italie méridionale, mais justement là où le
mouvement prolétarien est le plus développé et où la lutte de classes s’est
manifestée le plus nettement » ( même ouvrage, page 87).
[29] Ici
cependant, intervient une différence de grande portée avec le futur fascisme
allemand. Le nationalisme, dont le fascisme italien est imprégné jusqu'au
ridicule, ne tranche par rien de particulier avec le nationalisme latent qui a
toujours régné dans la péninsule. Le fascisme hitlérien par contre est raciste
: ce qui, pour une même forme de domination brutale, en modifie la base idéologique,
élevant au niveau de raison d'État et de but suprême ce qui, dans l'Allemagne
impériale et dans celle de Weimar, n’existait qu'à l'état de latence, de «
tare» désavouée au moins par une fraction de la Nation. Des vies
[30] Si
la plupart des autres tendances communistes oppositionnelles ne se sont pas
occupées de l'importance d'un tel bilan, c'est probablement parce que les
résultats n'auraient guère été compatibles avec leurs soucis du moment : éviter
l'aggravation des formes politiques de la domination capitaliste - ce qui
paraissait mal se concilier avec ce dur constat : la cause de la révolution
perdue… pour des décennies. (Le paradoxe de la Gauche italienne émigrée
était d’aligner tous les éléments d'une telle conclusion sans aller jusqu'à
clairement la formuler).
[31] On
ne pourra le traiter réellement qu’en rapportant dans leur contexte dramatique, les ultimes
débats, à la veille de la guerre de 1939, parmi la fraction - encore saine mais
fort réduite - du mouvement ouvrier qui
restait attachée à l'internationalisme. Les dilemnes et impasses rencontrés
alors présentent encore une certaine actualité si l'on pense aux passions
soulevées actuellement par le pacifisme des « verts de » en Allemagne.
[32] La
structure « Etat de droit » dont se réjouissent les intellectuels
démocrates d'aujourd'hui (en la comparant cette fois au totalitarisme russe) a
montré historiquement sa précarité, précisément à travers l'exemple du fascisme
: l'État capitaliste ne respecte le droit que lorsque lui-même n'est pas menacé
; dans le cas contraire, la haine et le sadisme inhérents à la fonction
répressive (police, armée) sont en quelque sorte autorisés à se donner libre
cours... Et ne s'en privent pas. On se représente facilement jusqu'où ils
peuvent arriver lorsqu'ils l’exercent sur presque tout un continent, comme les
nazis en 1943 - 44 … ce « défoulement »
répressif, cette attitude de tortionnaires ont été préjudiciables au troisième
Reich, en Ukraine de 1941, dont une partie était prête à s'allier à
l'Allemagne, si le mépris raciste et la brutalité des cadres militaires et
politiques nazis ne l'en avait dégoûtée (c'est Soljenitsyne qui le rapporte).
[33]
BILAN était la publication de la
Gauche italienne émigrée en Belgique. L'article dont il
s'agit, parut dans le numéro 13 de décembre 1934 sous le titre : « Fascisme -
Démocratie : Communisme ».
[34]
C’est justement là que se distingue définitivement l'antifascisme des
trotskistes de celui des staliniens. Les trotskistes y pratiquent certes une
stratégie tortueuse qui opère, entre les belligérants de la future guerre, ce
choix du « moindre mal » dont les bordiguistes dressent une critique sévère,
mais ils le font à des fins révolutionnaires, tandis que l'antifascisme
(d'ailleurs à éclipses) des staliniens est exclusivement déterminé par les
intérêts la stratégie de l'État russe. La différence saute aux yeux quand on
examine le « tournant » de 1935 à la suite duquel Moscou et les PC
occidentaux à ses ordres sont passés sans aucune transition de
l'internationalisme (fut-il de pure terminologie) au culte poussé jusqu'à
l’extravagance des « valeurs éternelles » de la France tricolore : patrie,
nation, république, dont on ne trouve pas l'ombre d'une allusion dans les
expressions les plus opportunistes de l'antifascisme trotskiste.
[35] « Si
l'on considère la situation actuelle en dehors de sa connexion avec les
situations qui l'ont précédée et qui lui succéderont, si l'on considère la
position actuelle des partis politiques sans la relier au rôle qu'ils ont eu
dans le passé et à celui qui tiendront dans l'avenir, on déplace les
circonstances immédiates et les forces politiques actuelles du milieu
historique général (souligné par nous, NDLR), ce qui permet de présenter ainsi
la réalité : le fascisme passe à l'attaque, le prolétariat a tout intérêt à
défendre ses libertés, et de cela résulte la nécessité pour lui d'établir un
front de défense des institutions démocratiques menacées » Bilan, n° 13, 1934,
page 449).
[36] « Le
mouvement idéologique qui a accompagné l'ascension et la victoire du capitalisme
se place et s’exprime, au point de vue économique et politique, sur une base de
dissolution des intérêts et des revendications
particulières à des individualités, des groupements et surtout des
classes au sein de la société. (Souligne par nous, NDLR) (Bilan numéro 13). «
Ici l'égalité des composants deviendrait possible justement parce que les
individus confient leur sort et le soin de le défendre aux organismes étatiques
représentant les intérêts de la collectivité » (également souligné par nous).
À travers les termes
soulignés en dernier, l'allusion est claire, au système parlementaire et aux
illusions qu'ils engendrent (contre lesquels les bordiguistes se sont toujours
battus). Avant de se prononcer sur les limites de cette argumentation, il faut
se souvenir qu'à l'époque où elle fut utilisée, les syndicats (c'est-à-dire le
type de coalition que les capitalistes avaient voulu interdire (loi Le
Chapelier) et dans lequel certains d'entre eux voyaient la main du diable)
n'était pas encore devenu (sauf en Angleterre et en Allemagne) leurs
auxiliaires dans la tâche de contenir et discipliner la force de travail. De
plus la Gauche
italienne s'appuyait sur une tradition dans laquelle la lutte du syndicat pour
son existence appartenait encore au patrimoine idéologique ouvrier.
[37] Il
semble bien, en effet, que ce soit à la fonction et à leur existence que le
texte de Bilan fasse allusion lorsqu'il parle de « positions ouvrières », de «
positions de classe conquises par les ouvriers » et lorsqu'il écrit « chaque
fois que les ouvriers sont parvenus à imposer - au prix de luttes héroïques et
du sacrifice de leur vie - une revendication de classe au capitalisme, ils ont
par contre coup frappé dangereusement la démocratie, dont le capitalisme seul
peut se revendiquer » (souligné par nous, NDLR., page 441). Il est probable
que, dans son conflit avec l’I.C. sur la question du front unique, la Gauche italienne
préfigurait la position ci-dessus en acceptant le front unique « syndical »
(c'est-à-dire pour des revendications immédiates) et en rejetant le front
unique politique avec des formations non révolutionnaires.
[38] «
Même si le capitalisme passe à l'offensive contre les positions démocratiques
et les organisations qui s'en réclament, même s'il assassine les personnalités
politiques appartenant à des partis démocratiques, de l'armée ou du parti nazi
lui-même (comme le 30 juin en Allemagne, voir le détail de ces événements en
annexe, NDLR) cela ne signifie pas qu'il doit y avoir autant d'antithèse qu'il
aura d'opposition (fascisme - armée, fascisme - christianisme, fascisme –
démocratie). Ces faits prouveront seulement la complexité extrême de la
situation actuelle, son caractère spasmodique, et n'entament nullement la
théorie de la lutte de classes » (souligné par nous, NDLR).
« La doctrine marxiste ne
présente pas le duel prolétariat-bourgeoisie, dans la société capitaliste,
comme un contraste mécanique, à tel point que toute manifestation sociale
pourrait et devrait être rattachée à l’un ou l'autre du dilemme ». (Idem) (...)
En dehors de l'antithèse bourgeoisie-prolétariat seul centre moteur de
l'histoire actuelle, Marx a mis en évidence la base et le cours contradictoire
du capitalisme lui-même, à tel point que l'harmonie de la société capitaliste
ne s'établit nullement, même après que le prolétariat a cessé d'exister (c'est
toujours nous qui soulignons, NDLR) comme c'est le cas dans la situation
actuelle à la suite de l'action du centrisme et des trahisons
social-démocrates, en tant que classe agissa nt pour l'ébranlement de l'ordre
capitaliste et la fondation de la nouvelle société. (...) Au fond,
l'alternative guerre-révolution signifie qu'une fois écartée l'issue des
situations actuelles vers la fondation d'une nouvelle société, il n'apparaîtra
point une ère de tranquillité sociale, mais la société capitaliste tout entière
(y compris les ouvriers) roulera vers la catastrophe jaillissant des
contradictions inhérentes à cette société» (idem).
« Le problème à résoudre
n'est pas d'attribuer autant d'attitudes politiques au prolétariat qu'il y aura
d'oppositions, dans les situations, en le reliant à tel monopole, à tel Etat, à
telle force politique contre ceux qui s'y opposent, mais de garder
l'indépendance organique du prolétariat en lutte contre toutes les pressions économiques et politiques du monde
de l'ennemi de classe ». (En italique dans le texte, page 444).
[39]
« Le dilemne fascisme-antifascisme agit donc dans l'intérêt exclusif de
l'ennemi (de classe, NDLR) et l'antifascisme, la démocratie anesthésiant les
ouvriers pour les laisser ensuite poignarder par les fascistes, étourdissant
les prolétaires afin qu'ils ne voient plus le champ et la voie de leur classe.
Ce sont ces positions centrales qu'ont marquées de leur sang les prolétariats
d'Italie et d'Allemagne. C'est parce que les ouvriers des autres pays de
s'inspirent pas de ces vérités politiquee que le capitalisme mondial peut de
préparer la guerre mondiale. C'est inspiré de ces données programmatiques que
notre fraction continue sa lutte pour la révolution italienne, pour la
révolution internationale » (page 445).
[40]
Zyromski, membre influent de la
SFIO qui fut toujours partisan du rapprochement avec le PCF.
[41] Un
outre des articles de presse, relativement succincts, parus dans les
publications du Parti Communiste International (Programme Communiste), souvent
surtout sous forme de comptes rendus de réunion de parti, en langue
italienne ; la revue « Invariance » en a donné les traductions
complètes) nous disposons de deux sources pour connaître la critique bordiguiste
des positions de la
IIIe Internationale : une série d'articles dans Prometeo 1947
: « La tattica del Comintern» par Ottorino Pérone, ce qui reflète
particulièrement les points de vue de la fraction émigrée de la Gauche italienne et de
l'ouvrage volumineux publié par le Parti communiste international (programme
communiste) : la Storia
della Communista dont le second tome, 1920-21, est en cours de parution.
De l'appréciation donnée
par Bordiga sur le bolchevisme et sur la Russie et figurant dans deux ouvrages préfacés et
traduits par Camatte (« Russie et révolution dans la théorie marxiste »,
« Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui ») ainsi que d'autres textes
présentés également par Camatte dans sa revue « Invariance », nous reparlerons
au sujet de la « période contemporaine » de Bordiga, de même que des articles
rédigés par les responsables de son groupement après sa mort (1970) et
consacrés à la critique du « kaapédisme» en Allemagne, en relation avec une «
crise interne » de ce groupement dont nous évoquons plus loin la trajectoire et
le sort.
[42] Nous
ne nous arrêterons pas sur la première période, la moins ignorée de la
révolution allemande, nous réservant d'y revenir - surtout en ce qui concerne
le rôle de la social-démocratie et de l'armée, dans « l'aperçu sur le phénomène
national-socialiste » que nous donnons en annexes. Des événements de la fin
1918 début 1919 nous ne mentionnerons que les points de repères ci-dessous :
- Sauvetage de l'État
capitaliste par les social-démocrates « majoritaires » (ce qui avaient soutenu
la guerre et participé à « l'Union sacrée » en 1914-18) s'appuyant sur les
débris de l'ex-armée impériale reconstituée en fanatiques « corps francs ».
- Rapide démission des
conseils ouvriers nés de la révolution de novembre 1918 et qui, sous la
pression d'organismes similaires créés chez les soldats (noyautés par les «
majoritaires » et le corps des officiers), renoncèrent à leurs pouvoirs et
prérogatives au bénéfice d'une assemblée constituante qui rétablissait toute la
force sociale de la bourgeoisie et de la réaction.
- atermoiements politiques
des « indépendants » (USPD: branche dissidente de la social-démocratie,
favorable à la paix durant la guerre et sympathisant pour la révolution russe)
qui participèrent avec les « majoritaires » au gouvernement répressif de
Ebert-Scheidemann jusqu'à l'ouverture
des opérations de répression par les corps francs dirigés par le « socialiste »
Noske (resté célèbre par le surnom auto-choisi de « chien de garde ») lesquels corps francs non
hier dans un bain de sang, marqué par l'assassinat de Rosa Luxembourg et de
Karl Liebknecht, les ultimes insurrections spartakistes, qui avaient combattu
la guerre et appelé les ouvriers à la révolution.
[43] Voir
dans « l’aperçu historique sur le phénomène du national-socialiste »,
ce qui concerne la réduction des effectifs militaires imposée à l’Allemagne par
le Traité de Versailles et les conséquences politiques diverses de cette
contrainte.
[44] Le
principal artisan en fut Marcel Cachin lors d’un voyage à Moscou avec Frossard,
fin 1920 (cf. l’ouvrage de ce dernier : « De Jaurès à Lénine »).
L'homme est le type parfait du centriste spécifiquement français. Issu du
guesdisme, il n’en a gardé que le travers patriotard Jacobin. En 1915, il fut
porteur de fonds secrets en Italie pour aider dans ce pays la propagande en
faveur de l'entrée en guerre aux côtés des Alliés. En avril 1917, après la
révolution de février, en Russie, il fit un premier voyage dans ce pays, y vit beaucoup de chefs socialistes, mais pas
Lénine. Il y harangua ainsi la foule : « … le coupable de la
boucherie mondiale : le capital international, l’impérialisme des classes
dirigeantes de tous les pays d'Europe... L'avant-garde de cette clique
impérialiste est la l’impérialisme prussien avec Guillaume. Il faut délivrer le
peuple allemand du joug de Guillaume. Alors, la paix deviendra possible ».
(Souligné par moi). Voilà comment les centristes posaient le problème de la
guerre et de la paix : il faut d'abord gagner la guerre (c'est ainsi qu'il faut
traduire : « délivrer le peuple allemand du joug de Guillaume ») après
seulement la paix sera possible. Ceci est tiré d'un livre à la gloire du PCF et
donc indiscutable. (Jean Fréville : La nuit finit à Tours, naissance du PCF,
éditions sociales, Paris, 1950). Quand Cachin fut admis avec ses amis dans
l'Internationale, les délégués français (notamment Lefebvre) protestèrent
auprès de Lénine. Selon Bordiga ce dernier leur répondit : « je sais bien que
c'est une planche pourrie, mais nous avons besoin de lui pour faire un grand
parti communiste en France ».
[45]
Dates de la formation des principaux partis communistes :
-
1917 : scission « de gauche » dans le PS
de Suède (mai) ;
-
1918 : le Parti social-démocrate ouvrier russe
devient le Parti communiste (bolchevik) ;
(avril)
Fondation du PC autrichien (novembre), du PC polonais et du PC hongrois
(décembre) Fondation du PC allemand : KPD (S) (30 déc/1er janv
1919)
-
1919 : adhésion à l’IC des « étroits »
de Bulgarie (mars) ; fondation du PC hollandais (avril),
le POSD
de Bulgarie se transforme en PC (mai) ; fondation du PC des Etats-Unis
(août) ;
-
1920 : fondation du PC espagnol (avril), du PC
indonésien (mai), du PC de Grande-Bretagne (août), du
PC turc
(septembre), du PC iranien (octobre), du PC français (décembre) ;
-
1921 : fondation du PC italien (janvier), du PC
roumain et du PC tchécoslovaque (mai), du PC chinois
(juillet).
[46] Voir
dans la note annexe « Les deux premiers congrès du PC allemand »,
quelles furent les circonstances de cette éviction.
[47]
Denis Authier écrit qu’en avril 1920, après les expulsions pratiquées par Lévi
« le KPD n’était plus qu’un vestige » (à Berlin), « sur 8000
membres, 500 se prononcèrent pour la centrale lévite…à Essen sur 2000 seulement
43, en Rhénanie-Westphalie…il n’y a absolument plus de parti (tout le KPD local
est devenu KAPD) (p.150, note 8) ; « …la section allemande de
l’Internationale communiste, le VKPD…n’est pas la continuation du KPD
révolutionnaire, tel qu’il avait été fondé à la fin de 1918 ; elle est la
continuation de l’USPD, c'est-à-dire du centrisme social-démocrate. La
continuation du KPD c’est le KAPD qui, en tant qu’organisation, disparaît avec
la fin de la révolution » (note bas de page 151). Cf. Denis Authier ;
Pour l’histoire du mouvement communiste en Allemagne dans « La Gauche allemande »,
supplément au n°2 d’Invariance, année V, série II, 1973).
[48] Voir
en note annexe la critique de « La maladie infantile du communisme »
de Lénine.
[49]
Puisque ce coup d'oeil historique sur les vicissitudes du prolétariat
allemand vise en premier lieu à
justifier, face à la victoire du nazisme, et le refus bordiguiste de la version
officielle - bourgeoise - de l'avènement du national-socialisme, il faudrait
évidemment discuter les éléments de l'analyse que la Gauche italienne a
consacrée à la caractérisation du fascisme allemand. Mais ces éléments se
trouvent épars dans les écrits de Bordiga après la Seconde Guerre
mondiale. C'est donc au cours du chapitre réservé à l'étude de ce matériel que
nous les examinerons en détail, nous limitant ici, dans les notes annexes, a
souligner au passage la ligne générale des arguments de principe de Bordiga, de
ceux qu'il soutint en permanence en faveur du « léninisme », aussi bien la
veille de sa mort que lors de son combat politique effectif des années 1920.
[50]
C'est le terme l'affectionne l'historien trotskiste Pierre Broué (« Révolution
en Allemagne », ouvrage auquel nous aurons souvent recours car il présente une
documentation remarquable, probablement la seule de cette importance en
français). Mais il semble que son auteur, derrière le terme de « gauchistes »,
range aussi bien opposants de l'intérieur que de l'extérieur du KPD (S) ; il
conviendra donc, pour faire le distinguo, de se référer aux noms précis des
militants impliqués.
[51] Le
KAPD (parti ouvrier communiste d'Allemagne), fondé en avril 1920 groupait la
plupart des exclus du congrès d'Heidelberg (cf. la note « Les deux congrès du
KPD »). Diverses tendances - et divers sigles - se partagèrent par la suite ce
mouvement. Pour toute précision sur ce point, en même temps que pour juger de
l'importance du mouvement des « Unions » (fortement appuyée par le KAPD les
totalement déprécié six par les «
léninistes ») se reporter à la brochure : « la Gauche allemande et le la
question syndicale dans la IIIe Internationale », Kommunistik Program,
Bagswaerd, Danemark 1971, en français.
[52] Sous
le coup des épreuves de 1920, et sans doute sous l’effet fait des critiques du
KAPD, une « gauche berlinoise » s'était dessinée à l'intérieur du parti allemand,
notamment autour de Ruth Fischer et de Maslow. Indépendamment de son
obséquiosité était ultérieur à l'égard de Staline (en 1926) on peut lui
reprocher de s’être par trop plié au « double jeu » de l'Exécutif,
s’illusionnant sans doute sur les chances que cela lui ouvrait de prendre la
direction du KPD et d'en infléchir la politique à gauche. Elle accabla de
sarcasmes la centrale de ce parti, dont les dirigeants pratiquaient certes le
« centrisme » (mais celui-ci n'était aucunement différent de celui
préconisé par les Russes) et qui présentait au moins la valeur intrinsèque
d'une appréciation, sans doute pessimiste de la situation allemande, mais très
proche de la réalité. Sur les « reproches » de Bordiga à l'égard de cette
gauche-la, nous reviendrons à propos de textes produits après-guerre.
[53] Dans
des articles de presse d'après 1951, Bordiga écrivit, afin de confondre les
staliniens qui invoquaient la « souplesse de Lénine » afin de justifier leurs
propres et inqualifiables tournants, que cette souplesse était semblable à
celle de la tige d'acier qui, après s'être écartée en vibrant de sa position
unique initiale, y revient rigoureusement. L'image était peut-être exacte pour
Lénine, mais nullement pour les autres bolcheviks.
[54] Cf.
la thèse de Pannekoek dans « Lénine philosophe », ed Spartacus, Paris
1970.
[55] Nous
reprenons notre compte l'expression utilisée par les critiques de la gauche
communiste de cette époque parce qu’elle est historiquement la mieux fondée :
les « centristes » (l’USPD en Allemagne, les amis de Serrati en Italie, la
direction du PCF en France) sont les continuateurs du centre de la
social-démocratie qui, pendant la guerre, s'est prononcé pour la paix mais non
pour la révolution et ne se séparera par, physiquement et moralement, des
réformistes déclarés. Ironie de l'histoire : peu de centristes authentiques, «
en chair et en os » se fixèrent définitivement dans les rangs de la IIIe Internationale,
malgré les efforts de celle-ci ; mais l'idéologie centriste investit
entièrement l’I.C.
[56]
Cette procédure est conforme au centralisme accepté par tous les communistes de
l'époque - l'IC tendant à se considérer comme un seul parti, le « parti mondial
du prolétariat ». Bordiga la respecta, peut-être avec un scrupule excessif,
face aux bureaucrates de Moscou, lors de son conflit avec l'Exécutif. Il
préféra, avec sa tendance, quitter la direction du PC d'Italie dès qu'il ne pût
ni endosser la responsabilité d'une
politique qu’il jugait néfaste, ni introduire l'indiscipline et la confusion en
pratiquant une politique différente de celle qui avait été centralement
décidée. Mais ce qui était aberrant dans ce « centralisme » - et que Bordiga
critiqua à plusieurs reprises - c'est que l'Exécutif décidait de façon
souveraine de la politique des sections de l’IC. Elle se dérobait ensuite
devant le résultat de cette politique. Strictement sur ce point, Lévi avait
sans doute raison contre Radek (à la fois dirigeant du KPD et intermédiaire
entre ce parti et Moscou) lorsque ce
dernier, ayant reconnu les oscillations
de l'Exécutif (à propos de la scission de Livourne dans le PS italien)
il voulut que ce soit les dirigeants du KPD(S) qui prennent ces hésitations à leur compte par une
autocritique. Lévi était ouvertement un droitier qui voulait admettre dans l'Internationale
de maximum de centristes, mais il était pour des rapports clairs et n'acceptait
pas les « combines » de Zinoviev.
[57] Voir
la note annexe « Le putsch de Kapp et ses suites ».
[58] Voir
en annexe la note consacrée à cet opuscule et à la défense qu’en fait Bordiga.
[59] Sur
l'opinion de Lénine à ce sujet, on a encore une fois le choix entre l'hypothèse
de l'ignorance et celle de la mauvaise foi :
« de tous les partis d'Occident - écrit-il - c'est précisément la
social-démocratie d'Allemagne qui a donné les meilleurs chefs, qui s'est
guérie, qui a repris ses forces avant les autres » (souligné par nous, NDLR) l« On le voit aussi
bien pour le parti spartakiste et pour l'aile gauche du parti social-démocrate
indépendant d'Allemagne (en italique dans l’original) qui mène une lutte sans
faiblesse contre l'opportunisme et la faiblesse des Kautsky, des Ledebour et
des Crispien » (Oeuvres, tome 30, page deux, cité par P.Broué page 401).
[60] Ce
chiffre, qui provoqua le délire optimiste de Zinoviev et lui inspira des
déclarations fanfaronnes, fut ramené à celui de 350 000 membres au 3ème
congrès de l’IC par Radek. De toute façon, après le fiasco de « l’action
de mars » (1921) le VKPD perdit 200 000 de ses membres. On se
rappellera utilement que, d’une façon générale, Lénine, Trotski, tous les
dirigeants bolcheviks, se prononçaient pour la formation rapide des PC les plus
grands possibles, sans lésiner sur les concessions nécessaires à la réalisation
de cet objectif.
[61] Sur
800 000 membres de l’USPD, 400 000 seraient allés au VKPD, le reste,
réduit au quart ou au tiers des effectifs du début par la défection ou le
ralliement aux social-démocrates «majoritaires », aurait constitué l’USPD
« maintenue » (cf. P.Broué, page 432, notes 89, 90).
[62]
L’initiative serait essentiellement due à Bronski, officiellement représentant
consulaire russe à Berlingen ; en fait émissaire discret, sinon secret,
des bolcheviks auprès du KPD. Selon Broué, il lui sera ultérieurement fait
reproche de cette décision qui lui barrera la route de promotions ultérieures
dans la bureaucratie (ouv.cité, p.900). En fait, la direction responsable de
l’appel contre la grève générale est encore celle du KPD(S) – l’unification
avec l’USPD de gauche ne se réalisant qu’en fin d’année – mais la centrale
communiste, lors des événements relatés, anticipe ce qui sera l’esprit du futur
parti unifié : en mars 1920, partout les chefs communistes imitent les
Indépendants, s’alignent sur eux. Les délégués du KAPD dénonceront ce fait dans
le tumulte du 3ème congrès de l’IC.
[63] Dans
les faits, la stratégie social-démocrate et USPD n'est évidemment pas aussi
rectiligne. Des solutions intermédiaires ont été tentées, éliminées. Ainsi
Legien, le 18 mars, a fait prolonger la grève malgré la pression S.D. Il a
envisagé de patronner lui-même un « gouvernement ouvrier ». L’USPD, également,
est restée hésitant et divisée avant d'accepter le compromis proposé par le
gouvernement. Le grand point d'achoppement de toutes les tractations, dans le
plan de Legien, la revendication qui réclame l'intégration des détachements
armés d'ouvriers dans les « forces de défense républicaine » mesure qui,
aux yeux des militaires et des ministres, ressemble un peu trop à l'armement du
prolétariat. Reprendre aux ouvriers les armes qu'ils ont gardées par devers eux
sera d'ailleurs le but de l'offensive de la Reichwehr en Allemagne
centrale en 1921.
[64] Voir
détails dans la note annexe : « la bataille de la Ruhr ».
[65]
Broué cite Sévering, haut fonctionnaire prussien (en prévenant il est vrai que
son témoignage est sujet à caution) : des dirigeants locaux de Mulheim
auraient démontré des intentions très malveillantes à l’égard de Joseph Ernst
(Indépendant) venu dans cette ville en tant que représentant du comité de
Hagen, et contre Brass, également Indépendant. Sévering cite également un appel
de « l’armée rouge » invitant à faire fusiller tous les partisans de
la négociation. On aurait aimé que Broué découvre des exemples – et il doit en
exister – qui ne seraient pas à la charge des seuls « gauchistes »
(ou.cité page 365, notes 146-147).
[66] Lors
d’une réunion des 70 délégués des conseils ouvriers de la Ruhr, le 25 mars 1920, à
Essen, Pieck,centriste, membre de la direction du KPD, déclare, tout en
reconnaissant que les accords de Bielefeld « n'offraient aucune garantie »
: « Nous n'avons pas réussi à convaincre les camarades du front qu'il
valait mieux cesser la lutte » (souligné par nous, NDLR, P. Broué, page 361).
Il est difficile de comprendre l'ampleur de cette divergence entre « gauchistes
» et dirigeants du KPD, si l'on tient pour secondaire leur différence radicale
de position en ce qui concerne la fonction des syndicats et la signification du
surgissement des « comités d’action » en rapport avec les « Unions ». Dans
l'Allemagne de 1920 (à la différence de la plupart des pays d'Europe hormis la Grande-Bretagne)
les syndicats constituaient un puissant encadrement de la classe ouvrière dans
une politique de collaboration avec l'État capitaliste et qui, à ce titre,
jouèrent un rôle déterminant dans les événements relatés plus haut : d'abord
comme structure de résistance au putsch ensuite comme obstacle au débordement
révolutionnaire que rendait possible l'apparition d'organismes directement élus
par les ouvriers et tendant à échapper au contrôle de la SD et des Indépendants. Nous
reviendrons sur cet aspect du sujet au sujet de la crise survenue sur cette
question dans le bordiguisme d'après-guerre (1960-1970).
[67] On
en trouvera le récit dans l’opuscule déjà cité « La Gauche allemande »,
et, avec plus de détails, dans la brochure déjà mentionnée : « La
question syndicale dans la IIIe Internationale ».
[68] Voir
en note annexe « L’historique du KAPD ».
[69] Voir
en annexe la note sur « Le second congrès de l’I.C. »
[70]
Klara Zetkine : militante chevronnée, spartakiste, tendance Lévi ;
Paul Frölich : « radical de gauche » de Brême, mais n’a pas
suivi les « kapédistes » après le congrès d’Heidelberg ;
Muzemberg : venu de la gauche des Jeunesses socialistes de Suisse,
spartakiste de 1918, fréquents conflits avec le « camarade Thomas » ;
position intermédaire à Heidelberg : « groupe-tampon entre Lévi et
les « gauchistes » (P.Broué, ouv.cité, biographie, p.920).
[71]
Rutgers, Henriette Roland-Host et Winjkoop, tous originaires du groupe
« De Tribune », fraction de gauche de la social-démocratie, ayant
rompu avec elle avant 1914.
[72]
Entendons par là les partis communistes constitués au cours de cette année-là,
tardivement gagnés à la cause de la révolution d’Octobre et engoncés dans une
routine « centriste » qui, au cours des années suivantes, devait
lourdement peser sur le sort de la IIIe Internationale.
[73] On
ne s'étonnera peut-être de certaines de nos affirmations péremptoires.
Précisons que si nous ne sommes pas toujours sûr des explications que nous
avançons, nous le sommes par contre de celles que nous rejetons. Et cela grâce
à un argument d'une simplicité écrasante. Il n'y a pas d'historicité qui ne
soit, ouvertement ou non, engagée. En général, concernant la période que nous
examinons, les interprétations les mieux documentées sont aussi celles qui sont
les plus transparentes quant aux orientations et préoccupations actuelles de
leurs auteurs, et, celles-là il est facile de les déchiffrer. Quant à nous,
nous ne voulons qu’oeuvrer à déjouer les grandes mystifications qui entourent
le drame du mouvement communiste et, là aussi, les intentions mystificatrices
se décryptent par le même procédé.
[74] Voir
note annexe : Cronstadt et le Xe congrès du PC russe.
[75]
« Greniers et comptoirs sont pleins
- décrit Benoist-Méchin – tandis que la population meurt de faim »
(« Histoire de l’armée allemande »).
[76]
L'idée vient de Melcher (KPD(S), leader du syndicat des métaux à Stuttgart) qui
permet au PC allemand de dire que l'initiative « vient de la base », mais est
contesté par Dissman (USPD « maintenue »)
également dirigeant dans le même syndicat, qui affirme que la formule de
Melcher arrive tout droit de Berlin, « soufflée » par Oscar Rush
(VKPD, dirigeant syndical des métaux), P. Broué, page 453 et suivantes). La «
lettre ouverte », appuyée par la direction du VKPD et généralisée à toutes ses
sections, propose « partis et syndicats ouvriers » une actions commune
sur les objectifs suivants : défense du niveau de vie des travailleurs,
organisation de l'autodéfense ouvrière, libération des détenus politiques,
reprise des relations commerciales avec la Russie soviétique.
La « lettre ouverte » et du
8 janvier 1921 ; elle demande une réponse pour le 21 du même mois. Radek et
Lévi, d'accord sur cette tactique, la justifient dans divers articles : il
s'agit d'atteindre les 10 millions d'ouvriers syndiqués qui croient en l'action
de leurs chefs SPD et USPD et qui pensent que les communistes, en
scissionnant la classe ouvrière, sont
responsables de l'impuissance présente de celle-ci. Il faut les convaincre que
ces chefs, non seulement ne luttent pas pour le pouvoir du prolétariat, mais
refusent de se battre pour les intérêts quotidiens des ouvriers. (P. Broué,
page 455)
Il est à noter que cette
première proposition de « front unique » doit, selon les chefs de l’IC et du
VKPD rencontrer un refus dont ils attendent qu’il provoque le ralliement au
communisme d'une partie au moins des ouvriers parmi ceux qui « espèrent pouvoir
améliorer leur sort dans la société capitaliste ». Il est aujourd'hui visible
que cet objectif se fondait par trop sur une sorte de rationalité du
comportement des « ouvriers organisés » et qu'il se ramenait par-dessus l'implication inextricable des motivations,
des passions, ses habitudes, etc...
à un « choix » nullement libre
entre la morsure des besoins économiques et la peur de la répression.
[77] Voir
Première partie : la
Gauche italienne des origines à 1926.
[78] Voir
en annexes la note sur « l’affaire Lévi » qui illustre l’impasse à
laquelle aboutit la stratégie de l’IC à la veille de « l’action de
mars » de 1921.
[79]
L'affaire du congrès de Livourne a des répercussions immédiates dans les
rapports entre le VKPD et l’Exécutif. Le récit qu'en fait Brouet a le mérite de
fournir divers indices du « climat » existant dans l'Internationale bien avant son
investissement par le stalinisme. Selon l'auteur, Lévi, avant son départ pour
Livourne, était assuré de l'accord complet de Radek quant aux conditions qui
devaient présider à la formation du PC d'Italie : une scission sans doute, mais
« le plus à droite possible », « conservant » dans ses rangs Serrati et ses
amis et ce afin de « ne pas livrer la section italienne à l'emprise exclusive
des gauchistes » (P. Broué, page 460) C'était bien là, d'ailleurs, la ligne
observée en Allemagne à l'égard des Indépendants ; Serrati ne se fera pas faute
de le rappeler dans son discours à Livourne. Radek, en se déclarant d'accord
avec Lévi lors du départ de celui-ci « ignore encore la position prise sur ce
point par l'Exécutif ». Lorsqu'il le là connaîtra, il n'hésitera pas à attaquer
la position de Levi, d'abord dans un article de Die Rote Fahne, ensuite dans un
discours violent lors de la réunion de la Centrale du VKPD le 25 janvier. Ce discours est
tellement virulent que Lévi quitte la réunion et que Radek est contraint de lui
présenter des excuses. L'incident s'apaise trois jours plus tard, la «
diplomatie » interne retrouve ses droits ; l'argument invoqué par Radek se
réduit finalement à celui des exigences de sa solidarité avec l'Exécutif. En en faisant état Radek est amené à révéler les
divergences existant au sommet de l’IC et le double souci de celle-ci : ne pas
suivre les « gauchistes » mais ne pas rompre avec eux afin que leur action
« active » le parti allemand et le tire de sa « passivité ». Là où apparaît
le fonctionnaire qu’est devenu Radek (comme la plupart des représentants de
l’Internationale, c'est dans le fait qu'après son intervention conciliante, il
suggère tout de même à Lévi de procéder à une sorte d’autocritique déguisée,
présentée comme une participation à l’élaboration de la tactique
internationale : « exprimer nos critiques et nos opinions de façon
positive ». Mais Lévi, durement, met le doigt sur le vrai problème : ou il a
tort ou il a raison. S'il n'a pas tort, comme semble l'admettre Radek, la
direction du VKPD n’a rien à modifier à ses résolutions. « L'Exécutif - dit-il
avec fermeté - corrigera ses erreurs. Cette correction ne peut venir que de
Russie » (souligné par nous, cité par Broué page 460).
[80] Sur
toutes ces questions – situation de la forteresse, légitimité ou non des
revendications des marins, influence réelle ou non des mencheviks et S.R.,
ainsi que sur les horreurs qui marquent le combat, voir la note annexe :
« La bataille de Cronstadt et le Xe congrès du PC russe ».
[81] Nous
n'aborderons pas ici les thèses «
syndicalistes » de cette opposition et sa non-orthodoxie sur la question
des compétences respectives de l’Etat, du parti, à des syndicats, etc. La grande sévérité théorique avec laquelle
les a traitées Bordiga semble. Bien ne reposer que sur sa foi indiscutable en
la totalité du bolchevisme. Aujourd'hui, si longtemps après l'achèvement du
cycle historique de l’I.C. on est fortement tenté - sur le point de l'appréciation
rétrospective des forces engagées au cours de sa lutte - de récuser le critère
théorico-doctrinal comme seul critère, voire comme critère principal. Nous ne
cesserons pas d'en parler chaque fois que nous constaterons l'appui
inconditionnel apporté par Bordiga à
Lénine : il ne s'agit plus de poursuivre la chimère du « redressement » du
mouvement communiste, auquel Bordiga a cru jusqu'à sa mort, mais plus
modestement d'essayer de relater les circonstances de son échec.
[82] Sur
ce point aussi, les positions bordiguistes mériteraient d'être examinées. Leur
refus de l'existence de fractions dans un parti communiste concerne
essentiellement les conditions de formation de ces partis et particulièrement
celles du regroupement des opposants au stalinisme : il s'agissait d'exiger de
tous les membres qu’ils soient d'accord dès le départ. Ceci était surtout
dirigé contre la constitution de telles organisations à l'aide de conglomérats
de tendances hétérogènes. Dans le cas du parti bolchevique, l'existence des
tendances était une réalité liée à l'histoire même du mouvement prolétarien en
Russie. L'interdiction statutaire et frauduleuse à la fois, au Xe congrès, des
survivants de ces tendances n'est en réalité que le prolongement pur et simple,
sur le plan de l’organisation politique ouvrière, de la répression d'État.
D'ailleurs, en ce qui concerne l'apparition de fractions dans un mouvement
formellement unitaire, Bordiga a été conduit à affirmer que l'initiative
« fractionniste » a toujours fait plus honneur à ses auteurs qu'à leurs
adversaires, jésuites champions d'un culte de « l'unité » dissimulant le plus
honteux si mépris des principes.
[83] Fin
1920, le KAPD avait été admis comme « parti sympathisant » dans l’IC.
Le VKPD, l’année suivante, avait adopté, sous la pression de l’Exécutif, des
dispositions diverses en vue de combats réels. Mais l’offensive de Horsing
devance ces préparatifs et, mettant en évidence l’état d’impréparation de la
centrale ainsi que les réticences de la direction Lévi à l’égard de toute
action violente, réveille le conflit entre les deux orientations possibles dans
le VKPD et pour l’I.C. : le « repli » ou
« l’offensive » - conflit qui prit un ton dramatique après les
événements de Cronstadt.
[84] Voir
la note annexe sur le 3e congrès de l’I.C.
[85]
Etant à Vienne lors des événements de mars, Lévi avait écrit à Lénine pour lui
rapporter ce qu’avait déclaré Bela Kun (en présence de Clara Zetkin) concernant
la nécessité, pour la Russie,
de l’éclatement d’importants mouvements sociaux en Occident, principalement en
Allemagne et donc le devoir du VKPD de passer à l’action (L’opinion de
l’émissaire de l’I.C. se rencontrait donc pour des raisons diamétralement
opposées, avec celle de Rühle pour imputer aux Russes l’initiative d’une
offensive ouvrière en Allemagne). Selon Lévi, la centrale, subissant la
pression de l’Exécutif, a commis une lourde erreur : vouloir
« organiser des grèves contre la majorité du prolétariat » et u ne
faute impardonnable lorsqu’elle a lancé des chômeurs occuper des usines où mes
ouvriers voulaient travailler. Lévi conclut sur le constat suivant : renforcement
de la bourgeoisie, faiblesse du VKPD dont les 500 000 membres représentent
seulement 1/16 des travailleurs ; le PC allemand « n’influence ni les
classes moyennes, ni la majorité du prolétariat » (20% des ouvriers votent
pour lui). Lénine, dans sa réponse, exhorte Lévi à la patience, se déclare
d’accord avec lui sur le fond et désavoue – sans le nommer – l’émissaire de
l’I.C.
[86] La
version bordiguiste de cette affaire ne conteste pas que Lévi se soit basé
« sur des considérations de fait » (en italique dans le texte) et
elle admet qu’il se meut sur un terrain « où la critique peut-être
justifiée même (…) dans la bouche d’éléments non seulement de droite mais
d’extrême-droite ». Cependant le texte de la « Storia della Sinistra… »
Vol III ajoute : « En réalité, il y a en Lévi une intolérance
organique pour le parti centralisé et discipliné à la bolchevik »
qui le conduira inévitablement à trouver son ubi consistam dans
l’Internationale deux et demi, d’abord, dans la Seconde Internationale
ensuite » (termes en italique dans le texte, Storia della Sinistra
comunista III du 2e au 3e congrès de l’I.C., septembre
1920-juin 1921, Editioni il programma comunista del partito comunista
internazionale, 1986, p.374, note 84).
[87]
Lévi l'action affirme dans sa brochure
que l 'initiative (de l'action de mars, NDR) n'est pas venue du parti allemand
» et qu'on ne sait pas « qui en porte la
responsabilité ». Il décrit sans ménagement les méthodes de l’I.C. : « envoyer
à l'extérieur des gens irresponsables que l'on peut ensuite, selon les besoins,
approuver ou désapprouver... ». Méthode bien comme un commode, commente-t-il en
substance, mais « catastrophique pour la troisième Internationale ».
Les délégués de l'Exécutif
auprès des partis nationaux ajoute-t-il plus loin, « ne travaillent jamais avec
la centrale du pays, mais toujours derrière son dos, et souvent contre elle.
Ils trouvent audience à Moscou et les autres non. C'est un système qui doit
obligatoirement miner toute confiance pour un travail commun, tant chez les
camarades de l'Exécutif que dans les partis adhérents. Ses camarades sont la
plupart du temps inutilisables pour la direction politique, est d'ailleurs trop
peu familiarisés avec ces problèmes. Il en résulte une situation navrante : il
manque une direction politique émanant du centre. Tout ce que l'Exécutif fait
dans ce sens, c'est d'envoyer des appels qui viennent trop tard et des
excommunications qui viennent trop tôt. Une telle direction politique de la
part de l'Internationale communiste ne peut conduire à rien d'autre qu'à une
catastrophe (...). L'exécutif n'agit pas autrement qu'une tchéka projetée
par-dessus les frontières de la
Russie : une situation impossible » (cité par P.Broué page
495).
On a vu plus haut, dans une
note précédente, que l'auteur de la « Storia della Sinistra... » reconnaît le
bien-fondé des critiques de Lévi à la charge de l’I.C., mais semble en réduire
la portée en invoquant l'orientation droitière de Lévi et son évolution
ultérieure en direction de la social-démocratie.
Or le grief principal fait
à Lévi – son « intolérance organique » envers la discipline « à la
bolchevik » n'explique pas tout. De cette discipline, l'intéressé s'accommodait
fort bien lorsqu'il l’utilisait lui-même pour exclure « les gauches » KAPD à
Heidelberg. En 1921, s’il rue dans les brancards de la discipline « bolchevique
» ce n'est nullement en raison d'une divergence politique sur le fond avec
Lénine, Trotski, etc... mais au contraire parce que les directives « activistes
» de l'exécutif sont finalement en contradiction avec cette ligne qui leur est
commune. On ne se tirera donc pas de l'imbroglio en expliquant l'incartade de
la brochure de Lévi par un désaccord de principe avec l’I.C. et le parti
bolchevik... surtout si on reconnaît que les critiques de Lévi contre
l'exécutif sont fondés et que la « discipline bolchevik » recouvre ici de
singulières méthodes. Il faudrait au contraire essayer de déterminer à quelles
forces véritables, à quel dynamique réelle obéissaient alors les directives de
Moscou lorsqu'elles faisaient alterner la conquête des masses réformistes --
donc le rapprochement avec la social-démocratie -- et la lutte radicale -- donc
en premier lieu centrée sur cette dernière en tant que pilier du régime
capitaliste en Allemagne.
[88]
« Le prolétariat se devait de prendre l’offensive ». Même au prix
d’une défaite c’était « l’unique façon de conquérir les masses… et de
faire pénétrer dans (leur) conscience la situation politique objective »
(cité par Broué, page 508). La position bordiguiste sur la « théorie de
l’offensive », tout en reconnaissant « sacro-sainte » la riposte
violente, armée, des ouvriers allemands aux attaques lancées par Horsing,
dénonce comme une faute de ne pas avoir donné à cette riposte des objectifs précis,
accessibles mais défensifs (« Storia…, chapitre sur l’Action de
mars).
[89] Ce
mouvement « vers la gauche » s’accompagne d’un vœu de fusion avec le
KAPD – fusion que Rosenberg estime possible après le départ des
« droitiers ». Mais Gorter, dans une brochure sur « l’action de mars »,
a attaqué trop durement toute la ligne du VKPD pour que cette fusion puisse
être envisagée (P.Broué, page 505).
[90]
Déclaration de l’Exécutif du 26 avril (cité par Broué page 509) :
« Sur le pamphlet de Lévi, il y a eu unanimité absolue. L’avis général a
été que Lévi est un traître. Au nom du parti bolcheviks et de l’Exécutif de
l’Internationale communiste tout entière, le camarade Zinoviev a dit :
« C’est un abominable mensonge que de prétendre que le comité exécutif ou
ses représentants ont provoqué le soulèvement de mars. Cette fable a été
nécessaire pour les besoins de la contre-révolution allemande au côté de
laquelle Lévi s’est rangé » (souligné par nous NDR). Avec Zinoviev,
Trotski, Boukharine, Rosmer (et Beal Kun !) Lénine, qui dira quelques jours
plus tard à Clara Zetkin que Lévi a raison, a signé, lui aussi, cette
diatribe !
[91]
Argument surprenant qui ne laisse pas de place à une autre explication que
celle de la partialité et du parti pris de son auteur contre les « gauches ».
L'offensive décidée par Hersing, en effet, avait pour but de désarmer les
ouvriers dans une région où ces derniers avaient conservé leur armement de
l'époque du putsch de Kapp. Aucune constitution bourgeoise ne reconnaît aux
ouvriers le droit d'avoir des armes ; prouver « d'avoir le droit pour soi
» impliquait en premier lieu de rendre ces armes ; c'est-à-dire renoncer
ouvertement à cette préparation révolutionnaire à laquelle l'Exécutif ne
cessait de les exhorter en critiquant leur « passivité ». L'attitude de Lénine,
qui se veut réaliste, face aux « inepties » de la théorie de
l’offensive, montre être dans certains cas en contradiction avec les conditions
effectives de l’action de mars. Ainsi, dans l’entreprise géante de la Luna-Werk où 12000
ouvriers en armes attendent des directives précises d’intervention –
intervention dont la nécessité est indiscutable, quelle que soit la stratégie
choisie, défensive ou offensive, car d’elle dépend la résistance des autres
centres grévistes assaillis par la police et l’armée. Ces 12000 ouvriers
restent finalement inactifs, en grande partie à cause du conflit qui oppose
leurs fins chefs. L’un de ces deux « présidents », partisan d’une
passivité totale, et qui ne cesse de mettre en garde contre les
« provocations », appartient à la tendance qui a toujours eu les
faveurs de Lénine contre les « gauches » : celle qui est issue
des Indépendants. L’autre « président » qui, lui, appelle à agir,
appartient au KAPD dont Lénine a décidé l’exclusion !
En fait, Lénine utilise
abusivement les faiblesses et inconséquences de la « théorie de
l’offensive » sans prendre la peine d’en analyser les causes qu’il faut
rechercher dans la réaction – sans doute sur un mode passionnel et désespéré –
des ouvriers littéralement agressés par un adversaire résolu et sanguinaire –
ceci en présence de tout un parti communiste effectivement passif.
L’historiographie
bordiguiste actuelle prend en considération cette « incompréhension »
de Lénine mais en glissant assez rapidement sur ce point pourtant très
important dans l’évolution de la IIIe Internationale.
Peut-être est-ce à cause d’une crainte que nous croyons non fondée :
qu’aller au-delà de la critique dressée en son temps par Bordiga, tout à la
fois contre la formule déplorable de la « théorie de l’offensive »
que contre le tournant à droite que représentait l’unanimité de l’I.C. contre
cette théorie, amoindrirait la valeur historique de la position prise alors par
la gauche italienne (cf. Storia… chap. sur « L’Action de mars »).
[92] «
L'Exécutif est d'avis que l'action de mars n'était pas un putsch... (terme)
ridicule…quand un demi million de travailleurs ont combattu (...) Le parti
allemand n'a pas dans l'ensemble à avoir de cette lutte, bien au contraire »
(cité mais P.Brouet, page 520). Cette déclaration calque les termes du
compromis conclu au sommet : « l’action de mars », lutte justifiée
mais qui aurait dû rester défensive, ce qui permet de rejeter l'appréciation de
Lévi (« putschisme ») et de
concentrer sur lui seul la sévérité et l'amertume du parti et de ses membres ;
c'est-à-dire, en fin de compte d'escamoter les critiques qu'il a faites sur les
oscillations de l'exécutif. C'est aux limites de cette version officielle des
faits que se limite le jugement bordiguiste actuel (cf. « Storia… »
chapitre cité).
[93] Cette
méthode du « bouc-émissaire » constitue peut-être le grand précédent qui
inspirera les procédés futurs de l’IC. À partir de ce moment là au moins toutes
les grandes questions dans la gestion du
mouvement communiste (et « l’affaire Lévi » en est une parce que Lévi a
révélé brutalement les faiblesses essentiellement bureaucratiques de cette
gestion) seront traitées avec un mépris de tout étatique parfaitement lisible à
travers l'usage de procédés caractéristiques : diplomatie et notes occultes,
intervention secrète des missi dominici envoyés par Moscou, contradictions
flagrantes entre la forme et le contenu des discours, le ton des analyses et la
nature des décisions. Ainsi, Lénine, après s'être assuré de l'appui de Trotski
et de Kamenev contre les « gauchistes » de l’IC et leurs adeptes allemands de
la « théorie de l'offensive » avait-il déclaré confidentiellement à Clara
Zetkin qu'il faudrait « consoler » pour ces gauchistes, en « leur donnant
quelques miettes » (c'est-à-dire la tête politique Lévi). A Clara Zetkin
également, et avant que la publication de la brochure de Lévi n'ait rendu la
situation irréversible, Lénine avait promis qu'après quelques mois de retraite
observés par l'intéressé, sa réinsertion dans le l’IC et le parti deviendrait
possible. On pourrait objecter, sans que ce soit une considération atténuante,
que les mêmes procédés étaient devenus de règle dans le VKPD lui-même, déchiré
par les haines fratricides. Mais cette situation n'existait-elle pas en germe
dans les décisions du début à Heidelberg et au second congrès de l’IC quand les
dirigeants bolcheviks se satisfaisaient des discours des « centristes »,
en dépit des réticences des divers gauches ? En tout cas cette faiblesse de
jugement des bolcheviks, leur incapacité à déjouer le triomphe final de ce «
centrisme » sur lequel ils croyaient s'appuyer, s’inscrit en faux contre le
jugement facile et simpliste d'aujourd'hui concernant leur machiavélisme
politique.
[94] En
France, les débats du troisième congrès de lycée (et non pas les thèses et
manifestes qui figurent dans le reprint d'une brochure de la Librairie du Travail
consacrés au texte officiel des quatre premiers congrès de l’IC) n'avaient
jamais été publiés jusqu'à 1972, époque à laquelle les membres de la « Vieille
Taupe » et de la revue « Invariance» exhumèrent du texte allemand du Protokoll
du congrès les interventions des trois délégués « kapédistes» : Sachs, Seeman
et Hempel.
Sachs (pseudonyme de Swab)
critique le rapport de Trotski -Varga parce que n'ayant pas mis en évidence le
poids supporté par le prolétariat du fait de la reconstruction du capital en
Allemagne ainsi que la destruction de ce prolétariat par le chômage, ce qui
n'est pas simplement une conséquence objective de cette reconstruction mais
aussi une arme de la bourgeoisie dans la lutte des classes.
Seeman (Rodenbach) poursuit
sur les mêmes thèmes : le capitalisme reste historiquement condamné mais il a
surmonté sa crise d'après-guerre (grâce, notamment, à la solidarité effective
des capitalismes anglais, français et américains) si le conflit qu'envisage
Trotski entre l'Angleterre et les États-Unis reste possible, il n'est pas
prochain. Seeman aborde ensuite un point épineux : la « soupape de sûreté » que
constitue, pour le capital allemand, l'ouverture du marché russe ; mais il
n'avance sur ce terrain qu'avec des précautions de forme qui en amoindrissent
la portée subjective.
Hempel (Appel Jean
s'attache à la critique des syndicats en tant qu'organismes de régulation des
conflits sociaux et qu'intermédiaires efficaces pour la conciliation avec le
capital. Il revient sur le fait que la « reconstruction » allemande s'effectue
au prix de millions de chômeurs et que la bourgeoisie utilise cette division
forcée entre chômeurs et ouvriers pourvus de travail pour rendre impossible
toute résistance ouvrière. De cette constatation il déduit la nécessité de
luttes à tous les niveaux, le bannissement de toute politique qui peut aider à
la reconstruction du capital ; donc,
déjà, implicitement, la tactique de la « lettre ouverte » et du gouvernement
ouvrier qui ne peuvent se concevoir sans une stabilisation des rapports
sociaux, sans la consolidation du pouvoir d'État et sans la participation à la
continuité du jeu parlementaire. (Naturellement, cette appréciation, Lénine ne
la lui pardonnera pas !)
Hempel pour étayer sa
position, en vient à des exemples dédaignés par les historiens
« engagés », trotskistes notamment, et qui, pourtant, soulèvent un
coin du voile quant au contenu actif de la « passivité » et des atermoiements du VKPD. Hempel révèle ainsi
l'attitude de la centrale allemande lors de la guerre russo-polonaise de
l'année précédente en ce qui concerne particulièrement le transit, par
l'Allemagne, du matériel destiné aux troupes de Pilsudski: ce furent les
journaux du KPD et de l’USPD qui dénoncèrent et combattirent le plan de
sabotage de ces transports que le KAPD avait conçu pour aider effectivement
l'offensive des Russes et ces mêmes forces politiques qui attaquèrent ce plan
en le traitant de « provocation policière » n'en conservèrent pas moins les
faveurs de Moscou. Quant à la « lettre ouverte », Hempel déclare qu'elle n'a eu
aucun résultat, sinon des tentatives de marchandage avec le gouvernement. Il
expose ensuite ce qu'on a appelé la conception « unioniste » qu'il n'y
a pas lieu de définir à nouveau ici.
Sachs, revenant à la
tribune après le rapport de Radek sur la tactique, s'attache à montrer que,
lors du putsch de Kapp en 1920 et lors de « l'action de mars » de l'année
suivante, c'est la question inchangée, du KPD d'abord, du VKPD ensuite, qui a
conduit à l'échec. Il s'en prend à l'attitude politique de Brandler et de
Heckert dans le secteur de Halle, lieu d'importance décisive au moment de
l'offensive d’Horsing, mettant en évidence le fait qu'on a toujours trouvé le
VKPD du côté de la « passivité » et le KAPD du côté de l'action. Il
constate que les « millions de mains »
qu'on a fait se dresser grâce à la tactique de la «lettre ouverte » ne devaient
pas appartenir à des ouvriers « conquis au communisme » puisqu'on a retrouvé
aucune lorsqu'il s'est agi de se battre. Sachs conclut par une mise au point
concernant une attaque déclenchée la veille par Boukharine contre Gorter et
parce que de ce dernier a parlé de grève ouvrière ayant précédée la révolte de
la forteresse de Cronstadt. Boukharine, dit Sachs, a utilisé contre Gorter des
arguments qui n’existent que sur le papier, qu’accepte un congrès non informé
des faits, mais qui ne seraient pas écoutés en Allemagne où nombre d'ouvriers connaissent et comprennent
le KAPD. (en ce qui concerne les thèmes et résolutions du congrès voir la note
annexe).
[95] Cf.
en note annexe : Bref historique de l’AUE et du KAPD.
[96] Clara Zetkin,
dans son effort pour défendre Lévi lors des discussions préliminaires du
troisième congrès, avait rassemblé divers témoignages sur l'action de mars,
mais qu'elle n'avait pas pu exhiber parce que la police les avait saisis lors
de son passage de la frontière (incident que les « gauchistes » jugeaient
suspects). Les documents portant ces témoignages sont publiés par le Vorwärtz,
organe SPD qui les tient naturellement du ministère de l'intérieur de la Prusse. Ces
témoignages révèlent certains procédés utilisés tirés notamment par Eberlein -
pour « soulever » les ouvriers
d'Allemagne centrale : projets d'enlèvement, attentats, c'est... qui mettent
également en cause Radek dont il est montré qu'il a pris, lors des événements
de mars, des décisions, incombant aux seuls dirigeants allemands. Fort de cette
« démonstration », Friesland et ses amis tentent de faire exclure Eberlein, son
principal argument étant le « danger gauchiste » à Berlin (ou Fisher, Maslow
ont la moitié des militants derrière eux). À la séance du 12 décembre 1921 du
Politbureau, Friesland et ses partisans essaient d'obtenir plus de liberté
d'action pour la centrale allemande, moins de contrôle de la part de
l'Exécutif. Mais plusieurs « droitiers » (notamment Clara Zetkin) quoique d'accord sur le fond ne
suivent pas Friesland, préfèrent une politique de balance entre la gauche et la droite du parti. Friesland
est mis en demeure d'aller s'expliquer à Moscou. Il refuse et est exclu.
(Durant les années suivantes, cela deviendra une « solution » aux conflits
internes de l’I.C. d'envoyer les récalcitrants des partis extérieurs se faire
idéologiquement « recycler » en Russie).
[97]
« Il subsiste en effet dans les cadres du parti allemand une tendance
(droitière) aux racines profondes dont aucune exclusion ne peut venir à bout et
que les événements de 1921 ont incontestablement renforcée. Nombreux sont les
militants qui n'ont pas voulu condamner
en Lévi et en Friesland des idées qui sont les leurs, mais seulement des actes
d’discipline, les initiatives qui divisent le mouvement communiste, portent
atteinte à la solidarité avec le parti russe. La pression de l'Exécutif avait
été capable de les entraîner à gauche, en mars. Pour beaucoup, qu'ils aient
plus ou moins résisté, comme Brandler, à cet entraînement, ou que, comme
Frölich, ils aient foncé tête baissée dans l'offensive, la défaite, puis les réprimandes
subies à Moscou ont représenté de véritables chocs. Des militants comme
Brandler , Thalheimer, Walcher, Ernst Meyer, qui avaient pendant les années du
KPD (S) combattu de toutes leurs forces le « gauchisme » peuvent à présent mesurer la gravité de de
leur rechute dans cette « maladie infantile » et en évaluer le coût. Ils seront
désormais résolument « droitiers », systématiquement obstinés dans une
attitude de prudence, bardés de précautions contre la tentation putschiste et
même le simple réflexe gauchiste. Convaincus par les dirigeants de
l'Internationale de l'ampleur de la bévue qu'ils ont commise, ils en perdent
confiance dans leur capacité de raisonner et renoncent souvent à défendre leur
point de vue pour se rallier de façon systématique à celui des bolcheviks, qui,
eux, du moins, ont su vaincre ».(P.Broué, ouv. Cité page 554,).
En dépit des réserves qui
peuvent être faites à l'égard de l'analyse générale de l'auteur de cette
appréciation, et dont ce dernier ne fait aucun mystère, ces lignes semblent
bien rendre un compte exact de la situation infériorisée dans laquelle se sont
trouvés les communistes allemands, moins par le fait qu'ils n'ont pas su
constituer une « gauche » que par l'attitude même adoptée par Moscou.
[98] Se joignent à eux des jeunes
venus à la politique postérieurement à la période spartakiste : Gerhard Fischer
(frère de Ruth) W.Sholem, L.Korpus, Heinz
Neumann, ainsi que d'anciens délégués révolutionnaires : Grylewich,
Gesche, Grothe, en contact avec les ouvriers de Berlin, les chômeurs ou les
ouvriers eux-mêmes ;
[99] Bordiga, dans ses
articles d'après-guerre a été sévère à l'égard de cette « gauche » - jugement
que confirmerait l'évolution ultérieure, pro-zinoviéviste puis pro-stalinienne
des Fischer, Maslow.
[100]
« Les mêmes prolétaires qui regardaient en spectateurs, tranquillement,
comment le capital remettait en place son règne, les mêmes qui espéraient du
renforcement du capitalisme l’amélioration de leur situation, voient maintenant
s'enfler la vague de misère et veulent s'y opposer. Ils espèrent encore pouvoir
livrer cette bataille défensive seulement dans le cadre du capitalisme. Ils
espèrent pouvoir échapper à la nécessité de livrer ce combat de façon
révolutionnaire. Mais ils veulent défendre la goutte de lait de leurs enfants.
Ils veulent défendre la journée de huit heures. Ils ne veulent pas que leur
sang serve de remède-miracle pour rajeunir le capitalisme. C'est à travers les
luttes économiques qui vont et viennent dans le monde capitaliste que se
construit lentement le front uni du prolétariat » (Radek, Discours à Moscou, 9 mars 1922, cf. Broué page 564).
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