...Je suis tenté de croire que ce qu'on appelle les institutions nécessaires ne sont que les institutions auxquelles on est accoutumé et qu'en matière de constitution sociale, le champ du possible dest bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne l'imaginent ». Alexis de Tocqueville
On a généralement opposé Tocqueville à Marx, de façon simpliste comme une simple opposition Communisme/démocratie. Or au point de vue historique les deux hommes font souvent les mêmes considérations, insistent sur l'importance des classes. Tocqueville, au fond royaliste qui exalte la capacité de centralisation de la monarchie, défend la perspective de la démocratie mais avec à peu près les mêmes doutes que Marx.
« Quel est l’effet du développement de la société industrielle sur les inégalités au sens le plus large du terme ? » Accroît-il « la force des classes moyennes, disait Tocqueville, ou aggrave [-t-il] les luttes de classes comme le pensait Marx ? » . Posent-ils réellement la même question ? Cette manière de réunir leurs problèmes respecte-t-elle leur spécificité ?
L’objectif théorique de Marx et de Tocqueville est bien identique : comprendre leur société. Mais tout se passe comme si la différence de leurs problématiques les conduisait à parler de deux choses différentes. Tocqueville étudie la société démocratique et Marx la société capitaliste.
Sans avoir conceptualisé le capitalisme en tant que tel, Tocqueville a toujours considéré que les sociétés démocratiques étaient industrielles et commerçantes parce qu’elles étaient dévorées par la passion du bien-être. Il a rencontré le capitalisme lors de son voyage en Angleterre en 1835 et lors de l’insurrection ouvrière en 1848, sans jamais changer d'avis. Sa défense de la propriété et de l’égalité et son opposition au droit au travail montrent que le capitalisme et la démocratie sont indissociables dans sa pensée. Il en va différemment de Marx. Dans Le Manifeste du parti communiste, « la conquête de la démocratie » est « la constitution du prolétariat en classe dominante », c’est-à-dire « le premier pas dans la révolution ouvrière » .
Contrairement à Tocqueville, Marx, dans sa conceptualisation en termes de capitalisme, explique que l’association du capitalisme et de la démocratie se fait sous la prédominance du premier, car le marché mondial, tout en multipliant et en démocratisant les richesses matérielles, développe des inégalités et des rapports de pouvoir, sans être contrôlé par la volonté des peuples ou du prolétariat. Le remplacement de « capitalisme » par « économie de marché » est ici un euphémisme qui trahit la conscience d’une contradiction entre capitalisme et démocratie
Autant Tocquevlle a bien compris 1789, autant il ne croit pas nécessaire une autre révolution pour une vraie démocratie. Au contraire elle est impérative pour Marx, la révolution anticapitaliste pourrait être en elle-même le moment le plus démocratique de la politique.
Qu’est-ce qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristocrates. [...] Les roués se complaisent dans ce vague qui fait leur compte ; ils ont horreur des points sur les « i ». Voilà pourquoi ils proscrivent les termes : prolétaires et bourgeois. Ceux-là ont un sens clair et net ; ils disent catégoriquement les choses ». L’empire du mot « démocratie » n’est pas, comme le croyait Guizot en 1849, l’origine du chaos politique, mais au contraire le secret de la paix sociale, car il est un piège pour les adversaires de l’ordre établi.
Même si marx ne le formule pas ainsi, le capitalisme à son plus haut niveau est, dit Bastiat, le « vrai communisme » car il produit l’abondance générale. Or Tocqueville caractérise la démocratie par la passion insatiable du bien-être. Sa position est alors ambiguë. Sa critique du socialisme est une défense des classes supérieures ue. En ce sens, la position de Tocqueville constitue une critique du socialisme et du libéralisme. Mais il rejoint Marx dans la mesure où les convergences avec l’économie politique induite par l’appropriation polémique de son vocabulaire sont indissociables de sa stratégie polémique dans l’ordre politique. Tocqueville combat la dépolitisation dans la démocratie par le développement des associations visant à intéresser l’homme démocratique individualiste à la vie publique. Or l’un des plus grands exemples d’association au XIXe siècle est précisément la constitution des prolétaires en classe. Mais cette vision est inacceptable pour Tocqueville. En tant que théoricien de la démocratie il n’est pas un théoricien du capitalisme, et le théoricien du capitalisme n’est pas un théoricien de la démocratie.
Mais il est tout à fait possible de s’intéresser à l’inactualité relative de leur point de vue quant à la manière de nommer et de conceptualiser la société de leur temps, car elle permet d’interroger nos « évidences » et de nous éclairer sur la logique des concepts de démocratie et de capitalisme, sur leurs possibles recoupements et oppositions.
Je conseille évidemment à tout néophyte désirant contribuer à préparer la révolution,du prolétariat de ne pas se contenter de lire le Manifeste communiste mais de prendre connaissance du passdionnant ouvrage de Tocqueville : L'ancien régime et la révolution, titre d'ailleurs caviardé par Lénine.
Contre
tous nos réacs modernes, antiterroristes bon teint, Tocqsueville
leur a réglé leur compte d'une phrase : « La
Révolution française n’est donc absolument pas un événement
fortuit même si elle prit le monde à l’improviste. « Si
elle n’avait pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait
pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard ;
seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de
s’effondrer tout à coup. » La Révolution n’est donc pas
un accident, elle est conséquence de ce qui la précède.
Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du paysan français était quelquefois pire au dix-huitième siècle qu'elle ne l'avait été au treizième
(extraits du chapitre 12 de l'Ancien régime et la révolution, ed club français du dlivre 1964))
Le premier chapitre de l’ouvrage porte sur le paradoxe suivant : alors même que la France était le pays le plus avancé politiquement, c’est elle qui vécut la première une grande révolution remettant en cause l’ordre social. Et c’est justement parce que l’égalisation commençait à voir le jour, que la rivalité entre bourgeois et nobles devint insupportable (d’autant plus que depuis Louis XIV et la cour, la noblesse était coupée de la réalité de la France). La rupture se fit de plus sur le fait que la noblesse n’assurait plus sa tâche de défense du royaume.
Mais aujourd'hui ce qui nous intéresse est au chapitre 12 concernant l'exploitation et l'humiliation des paysans français avec l'abattage des troupeaux malades (inévitable hélas mais rageant) et les roueries du Mercosur : viande contre voiture. Marx considérait les paysans comme un sacr de patates (incapables d'homogénéité comme la classe ouvrière) mais comprenait la révolte des paysans pauvres dits inférieurs et pas encore tous obligés de rejoindre l'usine en ville. Certains paysans peuvent encore se couvrir de ridicule comme ceux qui se sont agenouillés devant les CRS pour chanter la Marseillaise. Tocqueville, sans nier des éléments d'arriération, se livre lui à des considérations étonnantes, très actuelles et démystifie l'hypocrisie et le mépris de l'tat bourgeois. Enfin il est si actuel pour l'utilisation, par tous les régimes, des « gens d'en bas » comme chair à canon.
O O O
« Au XVIIIe siècle, le paysan français ne pouvait plus être la proie de petits despotes féodaux ; il n'était que rarement en butte à des violences de la part du gouvernement ; il jouissait de la liberté civile et possédait une partie du soi ; mais tous les hommes des autres classes s'étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne s'était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d'oppression nouvelle et singulière, dont les effets méritent d'être considérés très attentivement à part. Dès le commencement du XVIIe siècle, Henri IV se plaignait, suivant Péréfix, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu du XVIIIe, cette désertion est devenue presque générale; tous les documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans leurs livres, les intendants dans leur correspondance, les sociétés d'agriculture dans leurs mémoires. On en trouve la preuve authentique dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu du domicile réel : la perception de toute la grande noblesse et d'une partie de la moyenne est levée à Paris. Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la médiocrité de sa fortune empêchait d'en sortir. Celui-là s'y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins dans une position où jamais propriétaire riche ne s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef, il n'avait plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à les aider, à les conduire ; et, d'une autre part, n'étant pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu'eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, qu'il ne partageait pas, ni s'associer à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient plus ses sujets, il n'était pas encore leur concitoyen : fait unique dans l'histoire. (…) De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent les vues et les sentiments qu'aurait eus en son absence son intendant; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d'après la loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu'au temps de la féodalité même. Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d'ordinaire fort chichement dans son château, ne songeant qu'à y amasser l'argent qu'il allait dépenser l'hiver à la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent droit à l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros des oiseaux de proie : il l'avait nommé le hobereau.
On peut m'opposer sans doute des individus ; je parle des classes, elles seules doivent occuper l'histoire. Qu'il y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie ? Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait vers l'indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la haine. On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à l'influence particulière de certains ministres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au XVIIe siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se trouve encore celle-ci : Les gentilshommes de votre province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir ? On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet; il se plaint de ce que les gentils hommes de sa province se plaisent à rester avec leurs Paysans, au lieu de remplir leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou; ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie en France, et ont pu y mourir en combattant pour elle; et ils n'ont dû cette glorieuse distinction qu'à ce qu'ils avaient su retenir autour d'eux ces paysans, parmi lesquels on leur reprochait d'aimer à vivre. (...) « Les terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté des habitants. » Mais je ne veux pas sortir de mon sujet. Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté les campagnes, cherchaient de toutes parts un asile dans les villes. Il n'y a pas un point sur lequel tous les documents de l'ancien régime soient mieux d'accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes, disent-ils, qu'une génération de Paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter a son fils la charrue, l'envoie à la ville et lui achète un petit office. C'est de cette époque que date cette sorte d'horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours, l'agriculteur français pour la profession qui l'a enrichi. L'effet a survécu à la cause. À vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le seul gentleman qui résidât d'une manière permanente au milieu des paysans et restât en contact incessant avec eux était le curé ; aussi le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de Voltaire, s'il n'avait été rattaché lui-même d'une façon si étroite et si visible à la hiérarchie politique; en possédant plusieurs des privilèges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu'elle faisait naître. Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l'aider et le conduire. A mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l'aisance, ils le fuient; il demeure comme trié au milieu de toute la nation et mis à part. Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés de l'Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du Ive siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L'aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais. Au XVIIIe siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non seulement son ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une morte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, oeuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et comme il est placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en tirer profit. Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n'a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir. Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l'habitant des campagnes sont retirées et allégées, sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là il s'en était substitué d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais connues. On sait que c'est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point d'intérêt personnel à les changer.
Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d’œuvre d'exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa percep tion, personnelle, et non réelle, dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases ; on ne saurait décrire avec plus d'art le mal dont on profite. La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l'impôt sur tous les autres. J'ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale du Berry en 1779 ; elle n'est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. « Comme tout le monde veut éviter la charge du collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, (...) mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C'est précisément la théorie que j'ai entendu quelquefois professer à l'occasion des nègres de nos colonies.
Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme. On sait que l'objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire ; mais au XVIIe siècle l'obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous le nom de milice, et cette fois elle ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan. Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée qui remplissent les cartons d'une intendance, et qui tous se rapportent à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne parait pas, en effet, qu'il y eut de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans que celle-là ; pour s'y soustraire ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on songe à la facilité avec laquelle le recrute.; ment forcé s'opère aujourd'hui. Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l'ancien régime pour la milice moins au principe même de la loi qu'à la manière dont elle était exécutée; on doit s'en prendre surtout à la longue incertitude ou elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se mariât) ; à l'arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l'avantage d'un bon numéro; à la défense de se faire remplacer; au dégoût d'un métier dur et périlleux, où toute espérance d'avancement était interdite; mais surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux, l'ignominie de la condition rendant ses rigueurs plus amères. J'ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés en l'année 1769, dans un grand nombre de paroisses; on y voit figurer les exempts de chacune d'elles : celui-ci est domestique chez un gentilhomme ; celui-là garde d'une abbaye ; un troisième n'est que le valet d'un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois vit noblement. L'aisance seule exempte;quand un cultivateur figure annuellement parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilège d'être exempts de la milice : c'est ce qu'on appelle encourager l'agriculture.
µLes économistes, grands amateurs d'égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce privilège ; ils demandent seulement qu'on l'étende à d'autres cas, c'est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres et les moins patronnés devienne plus lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l'un d'eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu'un homme du bas peuple. » (…) Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des casernes! Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs ouvriers, dit l'ordonnance, et tous les autres travaux doivent céder devant celui-ci. La corvée transporte les forçats dans les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité ; elle charroie les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de place : charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait a sa suite un lourd bagage. Il fallait rassembler de très loin un grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte de corvée, qui avait peu d'importance dans l'origine, devint l'une des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes nombreuses. on trouve des entrepreneurs de l'État qui demandent à grands cris qu'on leur livre la corvée pour transporter les bois de construction depuis les forêts jusqu'aux arsenaux maritimes. Ces corvéables recevaient d'ordinaire un salaire, mais toujours arbitrairement fixé et bas. Le poids d'une charge si mal posée devient parfois si lourd que le receveur des tailles s'en inquiète. « Les frais exigés des paysans pour le rétablissement des chemins, écrit l'un d'eux en 1751, les mettront bientôt hors d'état de payer leur taille. »
(...) J'ai trouvé, à la date de 1770, les lettres de plusieurs curés qui proposent à l'intendant de taxer les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, « lesquels y possèdent, disent-ils, de vastes propriétés qu'ils n'habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu'ils vont manger ailleurs ». Même en temps ordinaire, les villages sont infestés de mendiants ; car, comme dit Letrone, les pauvres sont assistés dans les villes, mais à la campagne, pendant l'hiver, la mendicité est de nécessité absolue. De temps à autre on procédait contre ces malheureux d'une façon très violente. En 1767, le due de Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des intendants avec quelle rigueur il s'y prit. La maréchaussée eut ordre d'arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le royaume ; on assure que plus de Tcinquante mille furent ainsi saisis. Les vagabonds valides devaient être envoyés aux galères ; quant aux autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité : il eût mieux valu rouvrit le cœur des riches. Ce gouvernement de l'ancien régime, qui était, ainsi que je l'ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des égards, quand il s'agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui me sont passées sous les yeux, je n'en ai pas vu une seule qui fît connaître l'arrestation de bourgeois par l'ordre d'un intendant ; mais les paysans sont arrêtés sans cesse, à l'occasion de la corvée, de la milice, de la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances.
Pour les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité tutélaire ; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans appel. « La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres classes, écrit Necker en 1785, aide à détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut manier l'autorité vis-à vis de tous les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l'humanité qui caractérisent les Français et l'esprit du siècle, ce serait un sujet continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils sont exempts. » Mais c'est moins encore au mal qu'on faisait à ces malheureux qu'au bien qu'on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l'oppression se montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et incivilisés dans un monde tout brillant de lumières.
En conservant l'intelligence et la perspicacité particu lières à leur race, ils n'avaient pas appris à s'en servir ; ils ne pouvaient même réussir dans la culture des terres, qui était leur seule affaire. « Je vois sous mes yeux l'agriculture du Xe siècle », dit un célèbre agronome anglais. Ils n'excellaient que dans le métier des armes ; là, du moins, ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes. C'est dans cet abîme d'isolement et de misère que le paysan vivait ; il s’y tenait comme fermé et impénétrable.
J'ai été surpris, et presque effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte catholique ne fût aboli sans résistance et les églises profanées, la méthode quelquefois suivie par l'administration pour connaître la population d'un canton était celle-ci : les curés indiquaient le nombre de ceux qui s'étaient présentés à Pâques à la sainte table; on y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades: le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers; elles y entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne paraissait encore changé au dehors.
Les mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances semblaient toujours les mêmes; il était soumis, il était même joyeux. Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans ses plus grands maux; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise fortune inévitable en n'y pensant point, et non qu'il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant de violence qu'il vous passera sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin. Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes ; mais les contempo rains ne les voyaient pas. Ce n'est jamais qu'à grand-peine que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement ce qui se passe dans l'âme du peuple, et en particulier dans celle des paysans. L'éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent fermés à tous les autres. Mais quand le pauvre et le riche n'ont presque plus d'intérêt commun, de communs griefs, ni d'affaires communes, cette obscurité qui cache l'esprit de l'un à J'esprit de l'autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais.
Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l'édifice, social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds: spectacle ridicule et terrible!
(...) Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsque, un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour gêner le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que l'édifice entier de la grandeur de ces princes put s'écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s'agita. Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a échappé, en effet, à leur empire, il n'a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs ».
