Les famines soviétiques de 1931-1933 et l’Holodomor ukrainien : une nouvelle interprétation est-elle possible, et quelles en seraient les conséquences ?(*)(**)
ANDREA GRAZIOSI
Tôt ou tard, le
peuple soviétique vous mettra au banc des accusés comme traître au socialisme
et à la révolution, principal destructeur, véritable ennemi du peuple, organisateur de la famine…
— F. Raskolnikov,
Ambassadeur en Bulgarie, à Staline, 17 août 1939[1].
traduction Jean-Pierre Laffitte
Suite passionnante: vous l'aurez remarqué, Andrea Graziosi non seulement renouvelle l'étude du déroulement de la contre-révolution, rejetant l'hystérie bourgeoise qui charge systématiquement le parti bolchevique de toutes les horreurs, en majeure partie dues à une société arriérée, mais il souligne comme notre maximalisme l'erreur de s'être emparé de l'Etat, et, en même temps le souci de responsabilité de Lénine grâce à la NEP et au traité de Brest-Litovsk (que les néo-anars comme Sabatier avaient dénoncé stupidement comme "coup d'arrêt à la révolution). Olivier moi avions été lui porter la contradiction à la fin des années 1970 lors de la sortie de sa plaquette aux Cahiers Spartacus).
Et surtout plus étonnant, dépassant nos superficielles analyses sur la décadence, il 'utilise pas cette notion mais "régression" du fait de la guerre de 1914. Remarque fondamentale qui détruit toute la pesante idéologie bourgeoise qui accuse systématiquement la révolution en Russie. Oui famine et massacres ne sont pas à mettre simplement sur le dos de Staline! L'ensemble du capitalisme est entré en régression historique et les démocraties ont laissé faire famines et massacres pendant 50 ans!
JLR
Entre la fin de 1932 et l’été de 1933, la famine en URSS a tué, en deux fois moins de temps, approximativement sept fois plus de personnes que la Grande Terreur de 1937-38. Elle a été le point culminant d’une série de famines qui avait débuté en 1931, et elle a constitué le tournant de la décennie ainsi que l’événement principal de l’histoire de l’avant-guerre soviétique.
Avec ses quelque cinq millions de
victimes (je n’y inclus pas les centaines de milliers, et peut-être plus d’un
million, de victimes qui étaient déjà mortes au Kazakhstan et ailleurs depuis
1931), à comparer aux un à deux millions de victimes de 1921-1922 et de
1946-1947, elle a été la famine la plus grave de l’histoire soviétique et un
événement qui a laissé sa marque pendant des décennies. Ses conséquences se
sont fait sentir dans les pays habités par des communautés immigrées de
l’Empire russe et de l’URSS, et son importance, aussi bien politique
qu’historique, est encore forte aujourd'hui. Depuis 1987-1988, la redécouverte
et l’interprétation de la famine ont joué un rôle-clé en Ukraine dans les
discussions entre les partisans du processus de démocratisation et ceux qui
adhérent encore à une idéologie procommuniste. L’Holodomor(***) (ce
terme a été inventé pour désigner une extermination de masse se fondant sur la
faim et impliquant l’intentionnalité) s’est ainsi déplacé au centre du débat
politique et culturel, devenant une partie du processus de construction de
l’État et de la nation en Ukraine.
Jusqu’en 1986
encore, quand Robert Conquest a publié son ouvrage : Harvest of Sorrow[2], les historiens avaient
presque complètement oublié cet événement extraordinaire. Cela ne veut pas dire
qu’il n’y avait aucune documentation disponible, comme je m’en suis rendu
compte en lisant les rapports que les diplomates italiens envoyaient à
Mussolini – en fait, de tels documents prouvent qu’il avait toujours été
possible de savoir. Grâce aux mouvements massifs de population au XX° siècle –
migrations, forcées ou non, déplacements, etc. – et les traces qu’ils laissent,
comme les dépêches diplomatiques, les récits de voyage, les mémoires des
témoins et des victimes, beaucoup de choses étaient là, prêtes à témoigner[3].
Dans cette
optique, il est surprenant de se rappeler à quel point nous savions peu de
choses avant la parution du livre de Conquest[4]. Dans le meilleur des cas,
des historiens tels que Naum Jasny et Alec Nove ont parlé d’une « famine
provoquée par l’homme » (laquelle était encore traitée comme un événement
unique) sans toutefois l’étudier en profondeur et en ignorant généralement son aspect national.
Quelques années plus tard, Moshe Lewin a analysé les mécanismes qui ont
provoqué la famine, mais il n’a pas traité la famine en tant que telle[5]. Dans le pire des cas, la famine
est devenue l’occasion de polémiques attristantes dans lesquelles son existence
même était remise en question ou minimisée. En URSS, où les historiens, même
après 1956, ne pouvaient parler que de « difficultés alimentaires »,
l’emploi de terme même de golod/holod
(faim/famine) était interdit. En Ukraine, il a été prononcé officiellement pour
la première fois en décembre 1987, dans le discours du premier secrétaire
Volodymyr Chtcherbytskyi qui célébrait le soixante-dixième anniversaire de la
république.
C’est
pourquoi le livre de Conquest, fruit du projet du Harvard Ukrainian Research
Institute [Institut de recherche ukrainien de Harvard] a été d’une importance
cruciale ; il a obligé une profession réticente à traiter une question
fondamentale, et il l’a fait en soulignant le lien entre la famine et la
question nationale, tout en faisant comme il faut la distinction avec le cas
kazakh. L’on peut par conséquent soutenir que l’historiographie sur les famines
et l’Holodomor débute avec Conquest, même si d’autres auteurs, tels que Sergei Maksoudov ou Zhores Medvedev,
traitaient déjà sérieusement de ces événements[6]. L’importance de ce livre
est même plus grande à la lumière des polémiques qu’il a soulevées. Étant donné
que leur niveau a été bien supérieur à celui des polémiques précédentes, elles
ont donné naissance à un phénomène positif qui peut être considéré comme
faisant partie du processus par lequel les historiens ont finalement pris
conscience des dimensions humaines et intellectuelles extra-ordinaires de ces
événements. Ce processus a été, et est encore, particulièrement douloureux
parce qu’il a eu lieu et qu’il se déroule après qu’un jugement historique a
déjà été rendu et qu’une “mémoire collective” s’était installée, tout cela sans que les famines soviétiques fassent
partie du tableau. C’était là à la fois une conséquence de la tentative
soviétique couronnée de succès de dissimulation, et aussi une manifestation de
l’une des caractéristiques clés du vingtième siècle européen – la logique du
“prendre parti” qui a dominé le débat. Il a donc fallu, et il faut encore
aujourd'hui, introduire les famines dans notre représentation du passé au prix
d'une restructuration complète des croyances communément admises.
Puis
est arrivée la révolution en matière d’archives et d’historiographie. Elle a
permis l’accumulation de nouvelles connaissances et elle a provoqué un bond en
avant dans la qualité des polémiques qui, à quelques exceptions près, se sont
ensuite transformées en de graves controverses. Un véritable esprit d’érudition
et un ferme engagement moral, nés de la conscience de l’immensité de la
tragédie dont ils s’occupent, animent les deux camps dans lesquels il est possible
de regrouper les positions existantes aujourd'hui, au prix d’une certaine simplification
et de beaucoup de schématisation. L’on peut donc considérer ces quelques dernières années, durant lesquelles les
conclusions de Conquest ont été intégrées et en partie dépassées, avec un
sentiment de satisfaction, et trouver en elles une certaine raison d’être
optimiste.
En
simplifiant encore davantage, les positions de ces deux camps peuvent être
résumées de la manière suivante (je vais paraphraser une lettre qu’un brillant
jeune universitaire ukrainien m’a écrite récemment). D’un côté, il y a ceux que
nous pourrions appeler les gens “A”. Ils soutiennent la thèse du génocide et
voient dans la famine un événement organisé artificiellement en vue de :
a) briser les paysans et/ou b) modifier (détruire) le tissu social de la nation
ukrainienne qui faisait obstacle à la transformation de l’URSS en un empire
despotique. De l’autre côté, nous avons les gens “B” qui, bien que
reconnaissant pleinement la nature criminelle de la politique de Staline,
estiment nécessaire d’étudier la famine comme un « phénomène complexe »,
dans lequel de nombreux facteurs, allant de la situation géopolitique à
l’effort de modernisation, ont joué un rôle aux côtés des intentions et des
décisions de Moscou.
Je crois que nous
disposons aujourd'hui de la plupart des éléments qui sont nécessaires à une
nouvelle hypothèse interprétative plus satisfaisante, capable de prendre en compte
à la fois le tableau général et complexe de l’Union soviétique et la pertinence
indéniable de la question nationale[7]. Cette hypothèse peut être
élaborée en utilisant comme éléments de base les excellents travaux des chercheurs
ukrainiens, russes et occidentaux, brisant ainsi le mur qui sépare encore partiellement
leurs efforts. Elle s’appuie sur les recherches d’éminents universitaires tels
que Viktor Danilov, R. W. Davies et Stephen Wheatcrot, N. A. Ivnitski, D’Ann
Penner et Viktor Kondrachine, Stanislav Koulchytski, James Mace, Terry Martin,
France Meslé et Jacques Vallin, Iouri Shapoval et Valeri Vassiliev, ainsi qu’Oleg
Khlevniouk, dont les travaux sur Staline et son entourage, bien que ne portant
pas directement sur la famine, nous ont permis de la situer dans son contexte
politique propre[8].
Dans les pages
suivantes, je vais essayer d’esquisser les grandes lignes d’une telle
interprétation. J’espère non seulement faire avancer l’interprétation de la
“Grande famine” (un nom collectif désignant les famines de 1931-1933), mais
aussi susciter un débat qui contribuera à briser le mur encore plus haut et
plus solide qui isole ses étudiants de leurs collègues qui étudient le XX°
siècle européen, un siècle qu’il est tout simplement impossible de comprendre
pleinement si l’on ne prend pas ces famines en considération.
Pour formuler
cette nouvelle interprétation, nous avons d’abord besoin de définir l’objet de
notre investigation. Comme cela devrait être clair à présent, nous avons en réalité
affaire à ce qu’il serait plus correct de nommer, à l’échelle pan-soviétique,
les famines de 1931-1933, qui avaient naturellement des causes communes et un
contexte commun, mais qui comprenaient au moins deux phénomènes très différents
et particuliers : la
famine et les épidémies au Kazakhstan de 1931-1933 et l’Holodomor de la fin de
1932 au début de 1933 dans le Kouban ukrainien (cette dernière région, bien
qu’appartenant à la province du Caucase du Nord de la République russe, étant
principalement habitée par des Ukrainiens).
De nombreux
malentendus passés ont été provoqués par la confusion entre ces deux tragédies nationales et le phénomène général qui leur
a servi de cadre. D’une certaine façon, c’est comme si les étudiants du nazisme
confondaient la répression nazie en général avec des cas bien précis et
cruciaux, comme l’extermination de prisonniers de guerre soviétiques, ou bien
celle des Polonais et des Tsiganes – sans parler de l’Holocauste, un phénomène
exceptionnel qui ne peut pas être expliqué simplement comme un aspect ou un
élément des massacres nazis en général, et qui en faisait pourtant certainement
aussi partie. À la fois la répression nazie en général et ces tragédies
“particulières” ont existé, et les deux doivent être étudiées, comme elles le
sont en fait, aussi bien en elles-mêmes que dans leurs relations.
Il convient donc
d’introduire une distinction très claire entre le phénomène général et ses
manifestations à l’échelle de la république ou à celle des régions dans le cas
soviétique. Cependant, la plupart des partisans de la théorie “A” parlent en
fait spécifiquement de l’Holodomor, tandis que de nombreux partisans de la
théorie “B” pensent à l’échelle pan-soviétique. Si nous distinguons
analytiquement ce qu’ils font, nous finissons par découvrir qu’à bien des
égards, mais pas à tous, ils ont raison dans leurs domaines respectifs.
La deuxième étape
vers une nouvelle interprétation consiste à établir une autre distinction
analytique. Nous devons dissocier les famines “spontanées” de 1931-1932 – elles
aussi, bien sûr, étaient des conséquences directes, bien que non désirées, des
choix faits en 1928-1929 – de la famine qui a suivi septembre 1932 dont les
caractéristiques terribles ont été provoquées notamment par des décisions
humaines. (Les
événements au Kazakhstan ont suivi un modèle complètement différent et je n’y
ferai donc que quelques références en passant)[9]. Enfin, la troisième étape
que nous devons franchir est de rassembler et de combiner les éléments utiles
de “A” et de “B” et d’abandonner leurs parties insatisfaisantes.
Les gens du camp
“A” ont raison lorsqu’ils attirent notre attention sur la question nationale.
Quiconque étudie l’Union soviétique devrait être particulièrement conscient de
son importance, comme l’ont été Lénine et Staline eux-mêmes (après tout, c’est
le premier qui a décidé de ne pas appeler Russie le nouvel État, et c’est le
second qui, initialement opposé à ce choix, n’a jamais inversé cette décision
au cours des années ultérieures). L’on devrait être également conscient de la
primauté ukrainienne dans cette question. Fin 1919, Lénine a lancé le mouvement
d’indigénisation (korenizatsiia)[10], considéré jusqu’alors
comme une demande des “nationalistes extrémistes”, en raison de la défaite des
bolcheviks ukrainiens de 1919[11], et Staline a donné un
nouveau tournant à la korenizatsiia à
la fin de 1932 en raison de la crise ukrainienne. Mais en Ukraine, au moins
jusqu’en 1933, la question nationale a
été la question paysanne. C’est ce que pensaient aussi bien Lénine que
Staline, et à juste titre. Au lieu de cela, gens du camp “A” semblent avoir
tort lorsqu’ils pensent que la “Famine” (en voulant aussi dire la famine
pan-soviétique) a été organisée (« planifiée ») pour résoudre le
problème national, ou plutôt paysan, ukrainien.
Les gens du camp
“B” nous offrent une reconstruction détaillée des causes et du contexte plus
large de la famine à l’échelle pan-soviétqiue, avec toute sa complexité, et ils
sont ainsi capables de critiquer de manière convaincante les vues simplistes du
camp “A”. Cependant, ils semblent incapables de comprendre pleinement ou
d’intégrer le facteur national ; c'est-à-dire de “descendre” du niveau
pan-soviétqiue à celui des Républiques. Les gens du camp “B” ne semblent pas
non plus toujours capables de voir que Staline, même quand il n’avait pas pris
volontairement l’initiative de quelque chose, était toujours très rapide à
profiter des événements “spontanés”, en leur donnant une tournure complètement
nouvelle. Le parallèle évident ici est avec le meurtre de Kirov que Staline
n’avait probablement pas organisé, mais qu’il avait très certainement utilisé
de manière “créative”. L’on peut donc utiliser les bonnes données du camp “B”
pour le développement de la crise pan-soviétqiue, en soulignant cependant que, à
ce niveau aussi, Staline, à un certain moment, a décidé d’utiliser la famine pour briser l’opposition des paysans à la
collectivisation. Pour un certain nombre de raisons, cette opposition était
plus forte dans les régions non-russes où les événements ont rapidement commencé
à suivre leur propre cours. C'est en reconstituant ce cours que nous pouvons
percer le secret qui entoure les événements de 1932-1933 depuis leur début – un
secret qui, comme la lettre de Raskolnikov semble le suggérer, était connu de
l’élite bolchevique.
Que peut-on donc
dire ? De 1931 à 1933, des dizaines, peut-être des centaines, de milliers,
de personnes sont mortes de faim dans toute l’URSS. Au Kazakhstan, en Ukraine,
dans le Caucase du Nord, et dans le bassin de la Volga (Povolzh´e), cependant,
la situation a été complètement différente. Mais, pour la Sibérie occidentale,
c’étaient les régions céréalières les plus importantes du pays, là où, après
1927, le conflit relatif à la récolte des céréales entre l’État et les villages
a été le plus intense. Depuis 1928-1929 en outre, la guerre entre le régime et
les paysans et les nomades y avait été particulièrement brutale en raison du
rôle croissant de facteurs nationaux et religieux, et, dans la région de la Volga,
à cause à la fois des fortes traditions du mouvement paysan russe et de la
présence des colons allemands.
À l’exception du
Kazakhstan, les causes du phénomène ont été similaires dans toutes ces
régions : le bilan humain dévastateur, de même que le bilan concernant la capacité
de production, provoqués par la dékoulakisation – un pogrom de facto touchant la nation entière et
dirigé par l’État contre l’élite paysanne ; la collectivisation forcée,
qui a poussé les paysans à détruire une grande partie de leurs stocks[12] ; l’inefficacité et
la misère des kolkhozes ; les vagues de réquisition répétées, et extrêmes,
provoquées par une industrialisation en crise et une urbanisation incontrôlée,
et une dette extérieure croissante qui ne pouvait être remboursée que par
l’exportation de matières premières ; la résistance des paysans qui ne voulaient
pas accepter le réimposition de ce qu’ils appelaient un “second servage” et qui
travaillaient de moins en moins à cause à la fois de leur rejet du nouveau
système et de leur affaiblissement dû à la faim ; et enfin les mauvaises
conditions climatiques de 1932. La famine, qui avait déjà commencé à se
propager de manière sporadique en 1931 (quand les Kazakhs mouraient déjà en masse(*)),
et qui s’était étendue à des zones importantes au cours du printemps 1932,
apparaît donc avoir été le résultat non désiré et non planifié de la politique inspirée
par l’ideologie visant à éliminer la production marchande et privée. Si l’on se
réfère aux résultats de la politique du communisme de guerre en 1920-1921, la
famine n’aurait pas dû être difficile à prévoir. Pourtant, si l’on analyse les
origines de la famine et les développements qui ont précédé l’automne de 1932 à
l’échelle pan-soviétique, il semble malaisé d’affirmer que cette famine était
l’objectif conscient de cette politique, comme cela est défendu par ceux qui
soutiennent l’hypothèse selon laquelle la famine a été mise en œuvre
volontairement afin de briser la résistance paysanne ou d’exécuter un génocide
anti-ukrainien planifié par Moscou – (ce qui signifiait parfois par les
Russes).
Cependant,
l’intensité, le cours et les conséquences, du phénomène, que de nouvelles
études et de nouveaux documents nous permettent d’analyser, ont été
indéniablement et substantiellement différents
selon les différentes régions et les Républiques. Sur les six à sept
millions de victimes (les démographes imputent aujourd’hui à 1930-1931 une
partie des décès auparavant imputés à 1932-1933), 3,5 à 3,8 millions sont morts
en Ukraine ; 1,3 à 1,5 million au Kazakhstan (où les décès ont atteint leur
maximum par rapport à la taille de la population, exterminant 33 à 38 % des
Kazakhs et 8 à 9 % des Européens) ; plusieurs centaines de milliers dans le
Caucase du Nord et, à une moindre échelle, dans la région de la Volga, où la zone la plus durement touchée a
coïncidé avec la République autonome allemande[13].
Si nous
considérons les taux annuels de mortalité pour mille habitants dans les campagnes, et si nous prenons
l’an 1926 pour base 100, nous les voyons grimper à 188,1 en 1933 dans
l’ensemble du pays, à 138,2 dans la République russe (qui comprenait encore
alors à la fois le Kazakhstan et le Caucase du Nord), et à 367,7 – c'est-à-dire
presque le triple – en Ukraine. Là, l’espérance de vie à la naissance est
tombée de 42,9 ans pour les hommes et de 46,3 ans pour les femmes, d’après les
registres de 1926, à, respectivement, 7,3 et 10,9 en 1933 (elle serait de 13,6
et de 36,3 en 1941). En Ukraine, il y a eu également 782 000 naissances en
1932 et 470 000 en 1933, à comparer à une moyenne de 1,153 million par an
dans la période allant de 1926 à 1929[14]. Ces chiffres extrêmes
pour l’Ukraine s’expliquent par l’évolution de la famine, qui a été différente dans
ce pays, en raison de la politique différente que Moscou y a menée et qui en a été largement
responsable.
En Ukraine, comme
ailleurs, au printemps de 1932, les responsables locaux, les instituteurs des
villages et les dirigeants républicains, ont constaté l’extension de la faim et
le commencement d’un exode rural massif[15]. Staline, pressé par le
parti ukrainien qui lui demandait une réduction des approvisionnements, a
reconnu au début juin que c’était effectivement nécessaire, du moins dans les
zones les plus durement touchées, et également par « sens de la justice ». Ces
réductions devaient toutefois être modérées et locales, parce que, malgré le rapport
de Viatcheslav Molotov selon lequel « nous avons aujourd'hui à faire face,
même dans les zones productrices de céréales, au spectre de la famine », le
Politburo concluait que « les plans d'approvisionnement doivent être respectés à
tout prix »[16].
Cette conclusion était dictée par la nécessité d’éviter la répétition, à une
plus grande échelle, des émeutes de la faim et des grèves urbaines de ce
printemps et d’honorer les factures allemandes arrivant à échéance entre la fin
de l’année et le début de 1933.
Dès le mois de
juin, cependant, Staline élaborait ce que Terry Martin a appelé une
« interprétation nationale » de la famine, bien avant que les
Ukrainiens à l’extérieur de l’URSS aient même commencé à y réfléchir[17]. Au début, il fulminait
en privé contre les dirigeants républicains qu’il tenait pour responsables de
ne pas être arrivé à traiter la situation avec la fermeté nécessaire. Mais
entre juillet et août, après qu’une conférence du parti ukrainien a été
implicitement en désaccord avec Moscou, et sur la base de rapports de l’OGPU
qui accusaient les communistes locaux d’être infectés par le nationalisme,
Staline a produit une nouvelle analyse de la situation et de ses causes[18].
Ce qui a été
peut-être le dernier désaccord enregistré avec Staline dans une réunion du
Politburo a pu aussi jouer un rôle. Le 2 août 1932, quelqu’un, probablement
Grigory Petrovski (qui était alors président du Comité Exécutif Central
Ukrainien [VUTsVK]), s’est opposé au projet de Staline de ce qui allait devenir
le 7 août la loi draconienne de la défense des biens de l’État contre le vol
des paysans[19].
Peu après, le 11 août, malgré la récente signature du pacte polonais-soviétique
de non agression[20],
dans une lettre cruciale envoyé à Lazar Kaganovitch, Staline écrivait que
l’Ukraine était désormais le problème
principal (c’est lui qui souligne), que le parti, l’État et même les
organes de la police politique, de la République, grouillaient d’agents
nationalistes et d’espions polonais, et qu’il y avait un risque réel de
« perdre l’Ukraine », laquelle devrait au contraire être transformée
en une forteresse bolchevique[21].
Une telle
interprétation, développée sur la base de l’expérience ukrainienne, a été
ultérieurement étendue par Staline aux Cosaques (qui avaient déjà été désignés
comme des ennemis du régime en 1919 quand ils avaient été frappés par la
décosaquisation)[22],
aux Allemands de la Volga et, bien que dans des termes moins sévères, aux
Biélorusses. C’est ainsi que la crise a incité Staline à appliquer son modèle,
désormais bien élaboré, de répression préventive, fondée sur les catégories et
par conséquent collective (qui avait atteint son premier sommet avec la
dékoulakisation), à un certain nombre de groupes nationaux et sociaux-nationaux
qui, dans son jugement, représentaient une menace pour le régime. Comme les
événements devaient le prouver, l’Ukraine et les Ukrainiens sont demeurés au
premier plan dans ses préoccupations.
Lorsque, comme
l’on pouvait s‘y attendre, les approvisionnements se sont révélés
insatisfaisants dans toutes les régions céréalières, Molotov, Kaganovitch et
Pavel Postychev, ont été respectivement envoyés en Ukraine, dans le Caucase du
Nord et dans la région de la Volga, pour y redresser la situation. La décision d’utiliser la famine, en la renforçant ainsi
énormément et artificiellement, afin de donner une leçon aux paysans qui
refusaient le nouveau servage[23], a donc été prise à
l’automne 1932, quand la crise provoquée par le premier plan quinquennal a
atteint son apogée et que la femme de Staline s’est suicidée. La punition était
tragiquement simple : celui qui ne travaille pas – c'est-à-dire, celui qui
n’accepte pas le système des kolkhozes – ne mangera pas. Staline a évoqué cette
politique dans sa célèbre correspondance avec Mikhaïl Cholokhov de 1933. Les «
estimés producteurs de céréales » du Don, en faveur desquels l’écrivain
plaidait, avaient mené – écrivait Staline – une « guerre “secrète” contre le
pouvoir soviétique, une guerre dans laquelle » – ajoutait-il, inversant les
rôles – « ils utilisaient la faim comme arme » et dont ils supportaient
maintenant les conséquences, c’est-à-dire implicitement la famine[24].
La plupart des régions
sinistrées n’ont reçu aucun aide jusqu’au printemps 1933 (les paysans du Don
n’ont reçu de l’aide qu’en mai). En outre, tandis que le commissaire aux
Affaires étrangères Maxim Litvinov niait officiellement l’existence de la
famine dans ses réponses aux questions des fonctionnaires étrangers, l’État
« luttait férocement » (selon les termes de Kaganovitch) pour
réaliser les plans d’approvisionnement relatifs à ces régions.
Dans ces lieux où
la “question paysanne” était compliquée – c'est-à-dire renforcée et donc rendue
plus dangereuse par la question nationale (rappelons-nous que Staline a
explicitement lié les deux questions dans ses écrits sur le nationalisme, et
que les dirigeants soviétiques avaient vu cette hypothèse se confirmer avec les
grandes révoltes sociales et nationales des campagnes ukrainiennes de 1919, qui
se sont répétées, bien qu’à une moindre échelle, au début de 1930)[25] –, le recours à la faim a
été plus impitoyable et la leçon beaucoup plus dure. Selon les données démographiques,
en Ukraine, comme dans d’autres endroits, la mortalité dépendait du lieu de
résidence, urbain ou rural, et non pas de la nationalité, ce qui signifie que
les personnes vivant à la campagne souffraient indépendamment de leur origine
ethnique. L’on ne peut pourtant pas oublier que, comme tout le monde le sait,
en dépit de l’urbanisation et de l’ukrainisation antérieures, les villages sont
restés très majoritairement ukrainiens, tandis que les villes avaient largement
conservé leur caractère “étranger” (russe, juif, polonais)[26]. En Ukraine, par
conséquent, la campagne a bien été ciblée pour briser les paysans, en ayant
pleinement conscience que le village représentait la colonne vertébrale de la
nation.
Le fait que, en
raison de l’“interprétation nationale”, la décision d’utiliser la famine ait
pris des caractéristiques très particulières en Ukraine et au Kouban est
confirmé par des mesures qui ont été, du moins en partie, très différentes de
celles prises à l’échelle pan-soviétqiue, avec l’exception partielle des terres
cosaques du Don. Le 18 novembre 1932, le Comité Central ukrainien, que Molotov
et Kaganovitch avaient maté jusqu’à la soumission, a ordonné aux paysans de
restituer les maigres avances de céréales sur la nouvelle récolte qu'ils
avaient reçues en récompense de leur travail. Cette décision (l’on peut
imaginer ce que son application signifiait) a ouvert la voie à la répression
des fonctionnaires locaux qui avaient
aidé des familles paysannes affamées en leur distribuant des céréales. Des
centaines de ces fonctionnaires ont été fusillés et des milliers arrêtés,
souvent sous l’accusation de “populisme”. Pendant ce temps, en Ukraine et au
Kouban, l’État a eu recours à des amendes en nature, afin de saisir aussi de la
viande et des pommes de terre chez les paysans, une mesure qui n’a pas été
étendue à la région de la Volga où – à l’exception peut-être de la République
allemande autonome – Postychev a traité
moins durement les cadres locaux (bien que des sanctions moins sévères n’aient
pas empêché les décès de masse provoqués par la faim). Des zones particulières
du Caucase du Nord et de l’Ukraine, dans lesquelles l’opposition à la collectivisation
avait été la plus forte, ont été punies d’autant plus cruellement : tous les
biens, y compris non agricoles, ont été retirés des magasins et tous les
habitants de certaines localités ont été déportés.
C’est ainsi que la
famine a pris des formes et des dimensions bien plus grandes qu’elle aurait
eues si la nature avait suivi son cours. Elle a été moins intense, tant en
termes de sécheresse que de superficie touchée par elle, que la famine de
1921-1922 (la récolte de 1932, bien que relativement faible, a été néanmoins supérieure
à celle de 1945, année où il n’y a pas eu un nombre comparable de décès de
masse dus à la faim), et pourtant elle a fait trois à quatre fois plus de
victimes – essentiellement à cause des décisions politiques qui visaient à
sauver le régime de la crise à laquelle sa politique même l’avait conduit
et à assurer la victoire de la “grande offensive” lancée quatre années
auparavant.
La prise de conscience que, en Ukraine et au
Kouban, la question paysanne était également une question nationale a déterminé
la nécessité de traiter et de “résoudre” ces questions simultanément. Afin de
s’assurer qu’une telle “solution” soit applicable, elle a été complétée par la décision de se débarrasser
des élites nationales et de leur politique, qui étaient soupçonnées, comme nous
le savons, d’encourager les paysans.
Le 14 et le 15
décembre 1932, le Politburo a adopté deux décrets qui annulaient, mais uniquement dans le cas ukrainien,
la politique officielle relative aux nationalités qui avait été décidée en
1923. Selon ces décrets, la korenizatsiia,
telle qu’elle avait été appliquée en Ukraine et au Kouban, avait stimulé les
sentiments nationalistes au lieu de les freiner, et elle avait produit des
ennemis qui possédaient la carte de membre du parti dans leur poche. Les
paysans n’étaient pas les seuls coupables de la crise, mais ils en partageaient
la responsabilité avec les classes politiques et culturelles ukrainiennes.
C’est dans ce
contexte que les programmes d’ukrainisation en République russe ont été abolis.
Plusieurs millions d’Ukrainiens qui, à la suite des choix frontaliers
pro-russes du milieu des années 1920, vivaient en RSFSR, ont ainsi perdu leurs
droits à l’éducation, à la presse et à l’autonomie, dont d’autres nationalités
ont continué à bénéficier. Le recensement de 1937 révèlerait que seuls 3
millions de citoyens de la RSFSR se définissaient comme des Ukrainiens contre
7,8 millions en 1926 (au moins une partie de ce déclin a été causée par le fait
que le Kazakhstan, antérieurement une République autonome de la RSFSR, a été
promu au rang de République soviétique).
Quelques jours
plus tard, le 19 décembre 1932, des mesures similaires, bien que moins sévères,
ont également frappé la Biélorussie, où – comme en Ukraine – les questions
paysanne et nationale coïncidaient largement, un fait qui avait aussi posé des
problèmes durant la guerre civile, bien que ce ne soit pas à l‘échelle
ukrainienne. Ici aussi, début mars, le parti a été accusé d’encourager le
nationalisme, et les cadres du parti et l’intelligentsia nationale ont été
réprimés pour ces crimes. La différence fondamentale dans la politique
soviétique relative aux nationalités, qui était beaucoup plus tolérante à l’est
et au nord de l’URSS qu’à l’ouest, a été ainsi réaffirmée, bien qu’il n’y ait pas
eu de renversement de la “biélorussienisation”[27].
Dans la nuit du 20
décembre, à la demande pressante de Kaganovitch, le Politburo ukrainien s’est
engagé à fixer de nouveaux objectifs de réquisitions de céréales. Neuf jours
plus tard, il a déclaré que la condition préalable à la réalisation du plan
était la saisie des réserves de semences[28]. Le 22 janvier 1933, peu
après l’arrivée de Postychev, le nouveau plénipotentiaire de Moscou en Ukraine,
avec des centaines de cadres centraux, Staline et Molotov ont ordonné à l’OGPU
d’empêcher les paysans de fuir l’Ukraine et le Kouban à la recherche de
nourriture. Le Comité Central et le gouvernement, écrivaient-ils, « sont
convaincus que cet exode, comme celui de l’année précédente, a été organsinée
par des ennemis du pouvoir soviétique, des socialistes-révolutionnaires et des
agents polonais, dans le but de faire de l’agitation, en “utilisant les
paysans” contre les kolkhozes, et plus généralement, contre le pouvoir
soviétique dans les territoires septentrionaux de l’URSS. L’année dernière, les
organes du parti, du soviet et de la police, ont échoué à démasquer ce complot
contre-révolutionnaire… La répétition d’une telle faute cette année serait
intolérable »[29]. Au cours du mois
suivant, le décret a conduit à l’arrestation de 220 000 personnes, principalement
des paysans affamés en quête de nourriture ; 190 000 d’entre eux ont
été renvoyés dans leurs villages pour y mourir de faim.
Les villes
ukrainiennes, qui étaient bien mieux approvisionnées, bien que miséra-blement,
étaient elles aussi entourées de barrages routiers anti-paysans, tandis qu’on
laissait les villages mourir de faim[30]. Ce que le secrétaire du
parti ukrainien, Stanislav Kosior, a écrit à Moscou le 15 mars confirme que la
famine était utilisée pour enseigner aux paysans la soumission à l’État.
« Le déroulement insatisfaisant des semailles dans beaucoup de zones »,
déplorait-il, « montre que la famine n’a toujours pas appris la raison à de nombreux kolkhoziens » (c’est moi qui
souligne)[31].Ces
mesures ont été accompagnées, et suivies, par une vague de terreur
anti-ukrainienne, qui présentait déjà certains traits qui caractériseraient
plus tard les “opérations de masse” de 1937-1938. C’est ainsi que s’est
terminée l’expérience nationale-communiste née au cours de la guerre civile
aussi bien avec le suicide en 1933 de dirigeants importants comme Mykola Skrypnyk
et d’écrivains comme Mykola Khvylovy que la répression de milliers de ses
cadres.
L’adoption du
terme d’Holodomor semble par conséquent aussi bien légitime que nécessaire,
afin de marquer une distinction entre le phénomène pan-soviétique de 1931-1933
et la famine ukrainienne d’après
l’été 1932. Malgré de leur indéniable étroite relation, ces deux événements
sont en réalité profondément différents. Il en va de même pour les conséquences
des famines qui étaient elles aussi en partie similaires, mais essentiellement
différentes. Tandis que dans toute l’URSS l’utilisation de la faim a brisé la
résistance paysanne[32] ; elle a assuré la
victoire d’un dictateur que les gens craignaient d’une nouvelle façon et autour
duquel un nouveau culte, fondé sur la peur, a commencé à se développer ;
elle a ouvert la porte à la terreur de 1937-1938 ; elle a marqué un changements
qualitatif dans le mensonge qui avait accompagné le régime soviétique depuis sa
création ; elle a permis, au moyen de la soumission de la république la
plus importante, la transformation de
facto de l’État fédéral soviétique en un empire despotique ; et elle a
laissé un terrible héritage de chagrin dans une multitude de familles qui n’ont
pas pu y faire face (Gorbatchev a perdu trois oncles paternels à cette époque)
à cause du tabou de la famine et du dogme selon lequel la vie était devenue “plus
joyeuse” – en Ukraine et au Kazakhstan, la famine s’est enfoncée encore plus
profondément.
Au Kazakhstan, les
structures mêmes de la société traditionnelle ont été sérieusement ébranlées.
En Ukraine, à la fois le corps et le sommet de la société nationale ont été
gravement endommagés, ce qui a ralenti et dénaturé la construction de la
nation. Je pense, par exemple, que c’est seulement ainsi que nous pouvons
expliquer la présence beaucoup plus faible, en comparaison avec ce qui s’est
passé en 1914-1922, du mouvement national ukrainien dans la grande crise de
1941-1945 (la Galicie, qui ne faisait pas partie de l’URSS en 1933, a été sans
surprise une exception plutôt extraordinaire).
Le nombre des
victimes fait passer les famines soviétiques de 1931-1933 dans l’ensemble des phénomènes qui, dans le cadre
de l’histoire européenne, ne peut être comparé qu’aux crimes nazis ultérieurs.
Le cours des événements en Ukraine et dans le Caucase du Nord, et le lien que
ce cours avait à la fois avec l’interprétation que Staline faisait de la crise
et avec la politique qui découlait de cette interprétation, réintroduisent, d’une
nouvelle façon, la question de sa nature. Y a-t-il eu aussi un génocide
ukrainien ?
La réponse semble
être non si l’on pense à une famine
conçue par le régime, ou – ce qui est encore plus insoutenable – par la Russie,
dans le but de détruire le peuple ukrainien. C’est également non si l’on adopte une définition
restrictive du génocide comme étant la volonté planifiée d’exterminer tous les membres d’un groupe religieux
ou ethnique, auquel cas seul l’Holocauste remplirait cette condition.
Or, en 1948, même
la définition plutôt stricte du génocide donnée par les Nations Unies énumérait
parmi les actes génocidaires possibles, à côté du fait de « tuer des
membres du groupe et de causer de graves atteintes à l’intégrité physique ou
mentale aux membres du groupe », celui de « soumettre délibérément des membres du groupe à des conditions
d’existence calculées pour provoquer sa destruction physique totale ou
partielle » (les italiques sont de moi). Peu de temps auparavant, Raphael
Lemkin, l’inventeur du terme, avait noté que, « généralement parlant, le génocide
ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d‘une nation… Il est
plutôt destiné à désigner un plan coordonné de différentes actions visant à la
destruction des fondements essentiels de la vie de groupes nationaux »[33].
En se fondant sur
la définition de Lemkin – si l’on pense à la différence substantielle des taux
de mortalité dans les différentes républiques ; si l’on ajoute aux
millions de victimes ukrainiennes, y compris celles du Kouban, les millions
d’Ukrainiens russifiés de force après décembre 1932, de même que les dizaines
de milliers de paysans qui ont connu un sort similaire après avoir échappé aux
barrages routiers de la police et trouvé refuge en république russe ; si
l’on garde à l’esprit que l’on a par conséquent affaire à une perte
d’approximativement 20 à 30 pour cent de la population ethnique
ukrainienne ; si l’on se souvient que cette perte a été provoquée par
la décision, incontestablement un acte subjectif, d’utiliser la famine
dans un sens anti-ukrainien qui se fondait sur l’“interprétation nationale” que
Staline a développée dans la seconde moitié de 1932 ; si l’on considère
que, sans cette décision, le nombre de décès aurait été tout au plus de
plusieurs centaines de milliers (c'est-à-dire moins qu’en 1921-1922) ; et
en fin de compte, si l’on ajoute à tout ce qui vient d’être mentionné la
destruction d’une grande partie de l’élite politique et culturelle ukrainienne,
des instituteurs de village jusqu’aux dirigeants nationaux – je crois que la
réponse à notre question : « L’Holodomor a-t-il été un
génocide ? » ne peut être que positive.
Entre la fin de
1932 et l’été de 1933 :
1.
Staline
et le régime qu’il contrôlait et sur lequel il exerçait des pressions (mais
certainement pas la Russie ou les Russes, qui eux aussi souffraient de la
famine, même si c’était à une échelle moindre) ont consciencieusement mis en
œuvre, dans le cadre d’une campagne destinée à briser la paysannerie, une
politique anti-ukrainienne visant à une extermination de masse et à provoquer
un génocide selon l’interprétation du terme mentionnée ci-dessus, un génocide
dont les marques physiques et psychologiques sont encore visibles aujourd'hui[34].
2.
Ce
génocide a été le produit d’une famine qui n’a pas été provoquée volontairement
avec cet objectif en tête, mais qui a été manœuvrée délibérément dans ce but
une fois qu’elle est survenue en tant que résultat imprévu de la politique du
régime (il semble que la tragédie kazakhe qui a été encore plus terrible ait
été “seulement” le résultat non désiré, bien que prévisible, de la
dénomadisation et de l’indifférence coloniale à l’égard du sort des indigènes)[35].
3.
Il
s’est déroulé dans un contexte qui voyait Staline punir par la faim, et
appliquant la terreur à un certain nombre de groupes nationaux et ethno-sociaux
qu’il considérait comme réellement ou potentiellement dangereux[36]. Cependant, comme toutes
les données quantitatives l’indiquent, l’ampleur à la fois de la punition et de
la terreur a atteint des dimensions extrêmes en Ukraine pour les raisons que
j’ai énumérées, se transformant ainsi en un phénomène qualitativement différent.
4.
Dans
cette perspective, la relation entre l’Holodomor et les autres châtiments
tragiques de la répression de 1932-1933 rappelle d’une certaine façon la
relation déjà évoquée entre les répressions nazies et l’Holocauste. Il ne
visait pas à exterminer la nation entière,
il n’a pas tué les gens directement,
et il était motivé et construit théoriquement
et politiquement – pourrait-on dire “rationnellement” ? – plutôt
qu’ethniquement et racialement. Cette motivation différente explique au moins
en partie les deux premières différences[37].
5.
De
ce point de vue, l’Holocauste est exceptionnel parce qu’il représente le génocide
le plus pur, et par conséquent qualitativement différent, que l’on puisse
imaginer. Il appartient par conséquent à une autre catégorie. Pourtant, en même
temps, il représente le point culminant d’une pyramide à plusieurs niveaux,
dont les marches sont représentées par d’autres tragédies, et dont le sommet
est proche de l’Holodomor.
Si c’était vrai,
comme je le crois, cette réponse affirmative a de grandes conséquences morales
et intellectuelles sur notre image et notre interprétation du XX° siècle européen.
Dans un essai publié dans cette même revue, après avoir évoqué les problèmes liés
aux répercussions à moyen et long terme de la “Grande Famine” sur l’histoire
soviétique, j’ai essayé d’aborder certaines de ces conséquences et je voudrais
maintenant en rappeler trois[38].
Comment la prise
de conscience des modalités, de l’entité et des responsabilités, des famines
affecte-t-elle le jugement que nous sommes appelés à porter, en tant qu’êtres
humains d’abord, mais aussi en tant qu’historiens, sur le système soviétique et
sa première génération de dirigeants, un groupe qu’il faut élargir pour l’appliquer
aux fonctionnaires qui exécutaient leurs décisions, sans oublier naturellement
les nombreuses personnes qui ont courageusement refusé de participer ou qui ont
boycotté la politique de l’État et ont été punies pour cela ? À la lumière
des années 1932-1933, ce système ne ressemble-t-il pas beaucoup plus, au moins
pendant une étape de son histoire, à un État violent et primitif dirigé par un
despote épouvantable qu’à un “totalitarisme” modernisateur, idéologiquement
orienté vers la conquête et le remodelage de la conscience de ses sujets ?
Est-il possible de
soutenir que, si à la racine du système soviétique, tel qu’il a été remodelé
par Staline, il y avait un tel crime, alors son effondrement est à rattacher en
quelque sorte à ce péché originel, un péché couvert pendant des décennies par
des mensonges parce qu’il ne pouvait pas être reconnu ? Sous cet angle, le
“Grande Famine” prend les traits d’un formidable obstacle à la survie par le
renouveau d’un système qui ne pouvait pas dire la vérité au sujet de son passé
et qui a été ainsi balayé par l’émergence de cette vérité, souvent à cause de
gens qui désiraient le réformer et le rendre plus humain, et qui ont commencé à
le faire en réglant leurs comptes avec le passé, pour découvrir ensuite que ces
comptes ne pouvaient pas être réglés[39].
Nous entrons ainsi dans la question extrêmement
intéressante de l’évolution du “totalitarisme”, une catégorie que je n’aime
pas, en partie parce qu’elle rend difficile de rendre compte de l’évolution
qui, dans le cas de l’Union soviétique, est indéniable. Jacob Burckhardt a
écrit : « Même un État fondé au départ uniquement sur les malédictions des
opprimés est contraint avec le temps d’évoluer vers une forme de droit et de
vie civile, parce que des personnes légitimes et civiles en prennent peu à peu
le contrôle »[40].
Est-il possible que si la paix règne pendant une période suffisamment longue,
au moins le progrès, sinon le triomphe final, d’une telle évolution soit
effectivement possible, même lorsque l’histoire de cet État est marquée par le
génocide ? S’il en était ainsi, l’histoire soviétique ne serait pas seulement
l’étonnante parabole morale qu’elle est en effet, mais aussi le signe
avant-coureur d’un espoir en termes beaucoup plus généraux.
(*) Reproduit à partir d’Harvard Ukrainian Studies 27 (2004–2005) : 97–115.
(**) Oleg Khlevniuk et
Mark Kramer ont commenté et grandement amélioré ce texte, dont les conclusions
et les erreurs n'engagent que moi. Des versions ukrainienne, française et
russe, de cet article ont été publiées respectivement dans Ukrains'kyi istorychnyi zhurnal, n° 3 (2005), Cahiers du monde russe 46, n° 3 (2005) et Otechestvennye zapiski, n° 34 (2007).
[1] Raskolnikov,
célèbre commandant pendant la guerre civile, a servi à Sofia de 1934 à 1938. Sa
“lettre ouverte” à Staline a été publiée dans Novaia Rossiia (Paris) le 1er octobre 1939, trois semaines après sa
mort à Nice. Pour la lettre, avec de nombreux éléments nouveaux, voir A.
Artizov et al., eds., Reabilitatsiia—kak
eto bylo : Documenty Prezidiuma TsK KPSS i drugie materialy, vol. 2, Fevral’
1956 – nachalo 80-kh godov (Moscou, 2003), 420-53. Les italiques sont de
moi. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les miennes.
(***) De
l'ukrainien Голодомор, (“extermination par
la faim”), composé de голод
(“faim”) et de мор (“fléau”).
[2] Robert Conquest, The Harvest of Sorrow : Soviet
Collectivization and the Terror-Famine [La récolte du chagrin : la
collectivisation soviétique et la terreur-famine] (New York, 1986).
[3] Andrea Graziosi,
“‘Lettres de Kharkov’ : La famine en Ukraine et dans le Caucase du Nord à
travers les rapports des diplomates italiens, 1932–1934”, Cahiers du monde russe et soviétique 30, n° 1–2 (1989) : 5–106 ;
Graziosi, ed., Lettere da Kharkov: La
carestia in Ucraina e nel Caucaso del Nord nei rapporti dei diplomatici
italiani, 1932–33 (Turin, 1991) ; United States Congress Commission on the
Ukraine Famine, Investigation of the
Ukrainian Famine, 1932–1933 : Report to Congress [Investigation sur la famine
en Ukraine, 1932-1933 : Rapport au Congrès] (Washington, D.C., 1988), voir
en particulier les appendices ; Marco Carynnyk, Lubomyr Y. Luciuk, et Bohdan S.
Kordan, eds., The Foreign Office and the
Famine : British Documents on Ukraine and the Great Famine of 1932–1933 [Le
Ministère des affaires étrangères britannique et la famine : les documents
britanniques sur l’Ukraine et la Grande famine de 1932-1933] (Kingston, Ont.,
1988) ; D. Zlepko, Der ukrainische
Hunger-Holocaust (Sonnenbühl, 1988) [une édition médiocre] ; Victor
Kravchenko, I Chose Freedom : the
Personal and Political Life of a Soviet Official [J’ai choisi la
liberté : la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique]
(New York, 1946) ; S. O. Pidhainy, ed., The
Black Deeds of the Kremlin : A White Book [Les actes déplorables du Kremlin
: un livre blanc], vol. 2, The Great
Famine in Ukraine in 1932– 1933 [La Grande famine en Ukraine en 1932-1933]
(Detroit, 1955) ; Miron Dolot, Execution
by Hunger : the Hidden Holocaust [L’exécution par la faim :
l’holocauste caché] (New York, 1985), et autres. Au milieu des années 1960,
Dana G. Dalrymple a passé en revue les sources disponibles dans “The Soviet
Famine of 1932–1934”, Soviet Studies
15, n° 3 (1964) : 250–84 ; Soviet Studies
16, n° 4 (1965) : 471–74. Il y a maintenant plusieurs bibliographies en ligne
sur la famine. Voir par exemple le site officiel du Comité d’État pour les
Archives d’Ukraine : “Genotsyd ukrains´koho narodu : Holodomor 1932–1933
rr.”, http://www. archives.gov.ua/Sections/ Famine.
[4] Cette attitude
n’était pas limitée à la famine de 1933-1933. La profession était encore
dominée, et non sans raison, par l’autorité d’E. H. Carr., qui, dans son
ouvrage en plusieurs volumes sur la période 1917-1929, ne consacrait que
quelques pages – dans lesquelles ni les comportements et le sort des paysans,
ni les implications nationales du désastre n’étaient analysées – à la famine de
1922-1923, laquelle était au cœur de l’expérience soviétique naissante et de
ses développements ultérieurs. Nous savions également très peu de choses sur la
famine de 1946-1947, malgré le rôle central que Khrouchtchev lui assignait dans
ses mémoires de 1970 (voir son Vospominaniia—vremia, liudi, vlast´, 4
vols. [Moscou, 1999]). Voir aussi V. F. Zima, Golod v SSSR 1946–1947 godov: Proiskhozhdenie i posledstviia
(Moscou, 1996) ; O. M. Veselova, V. I. Marochko, et O. M. Movchan, Holodomory v Ukraïni 1921–1923, 1932–1933,
1946–1947 : Zlochyny proty narodu (Kiev, 2000). Récemment, Karel C.
Berkhoff a également enquêté sur la famine organisée par les Allemands à Kiev
en 1941-1942 dans son ouvrage Harvest of
Despair : Life and Death in Ukraine under Nazi Rule [La récolte du
désespoir : vie et mort en Ukraine sous
le régime nazi] (Cambridge, Mass., 2004).
[5]
Naum Jasny, The Socialized Agriculture of the USSR
[L’agriculture socialisée de l’URSS] (Stanford, 1949) ; Alec Nove, An Economic History of the USSR [Une
histoire économique de l’URSS] (Londres, 1969 ; 3° ed., Londres, 1992). Voir
également l’article de 1974 de Moshe Lewin “‘Taking Grain’: Soviet Policies of
Agricultural Procurements Before the War” [‘Prendre le blé’ : la politique
soviétique des approvisionnements agricoles avant la guerre] réimprimé dans
Lewin, The Making of the Soviet System :
Essays in the Social History of Interwar Russia [La fabrication du système
soviétique : essais sur l’histoire sociale de la Russie de
l’entre-deux-guerres] (New York, 1985), 142–77.
[6] James E. Mace, Communism and the Dilemmas of National
Liberation : National Communism in Ukraine, 1918–1933 [Le communisme et les
dilemmes de la libération nationale : le communisme national en Ukraine
1918-1933] (Cambridge, Mass., 1983) ; Sergei Maksoudov [Alexander Babyonychev],
Poteri naseleniia SSSR (Benson, Vt.,
1989). Zhores A. Medvedev, dans son livre Soviet
Agriculture [L’agriculture soviétique] (New York, 1987), a consacré un
excellent chapitre à la famine, dans lequel il a correctement abordé ses
aspects pan-soviétiques, mais il a négligé ses aspects nationaux. Voir
également Bohdan Kravchenko, Social
Change and National Consciousness in Twentieth-Century Ukraine [Changement social et conscience nationale dans l’Ukraine
du XX° siècle] (New York, 1985).
[7] En 1996, dans The Great Soviet Peasant War : Bolsheviks
and Peasants, 1918–1933 [La Grande guerre paysanne soviétique : bolcheviks
et paysans, 1918-1933] (Cambridge, Mass., 1996), j’ai essayé de chercher une
telle solution, mais je l’ai fait d’une manière que je juge maintenant
inadéquate et en partie incorrecte.
[8] V. Danilov, R.
Manning, et L. Viola, eds., Tragediia
sovetskoi derevni : Kollektivizatsiia i raskulachivanie, vol. 3, Konets
1930–1933 (Moscou, 2001) ; R. W. Davies, Oleg V. Khlevniouk, et E. A. Rees,
eds., The Stalin-Kaganovitch
Correspondence, 1931–36 [La correspondance Staline-Kaganovitch, 1931-1936]
(New Haven, Conn., 2003 ; édition russe, Moscou, 2001) ; R. W. Davies et
Stephen G. Wheatcrot, The Years of
Hunger: Soviet Agriculture, 1931–1933 [Les années de la faim :
l’agriculture soviétique, 1931-1933] (New York, 2004) ; N. A. Ivnitski, Kollektivizatsiia i raskulachivanie
(Moscow, 1996) ; Ivnitski, Repressivnaia
politika sovetskoi vlasti v derevne (1928–1933 gg.) (Moscou, 2000) ; V. V.
Kondrachine et Diana [D’Ann] Penner, Golod:
1932–1933 gody v sovetskoi derevne (na materiale Povolzh´ia, Dona i Kubani)
(Samara, 2002) ; S. V. Koulchytski, ed., Holodomor
1932–1933 rr. v Ukraini : Prychyny i naslidky (Kiev, 1995) ; Koulchytski,
ed., Kolektyvizatsiia i holod na Ukraini,
1929–1933 (Kiev, 1992) ; Koulchytski, Ukraina
mizh dvoma viinamy (1921–1939 rr.) (Kiev, 1999) ; Rouslan Pyrih et al.,
comps., Holod 1932–1933 rokiv na Ukraini:
Ochyma istorykiv, movoiu dokumentiv (Kiev, 1990) ; V. M. Litvine, ed., Holod 1932–1933 rokiv v Ukraini : Prychyny
ta naslidky (Kiev, 2003) ; Terry Martin, The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet
Union, 1923–1939 [L'empire de la discrimination positive : nations et
nationalisme en Union soviétique, 1923-1939] (Ithaca, N.Y., 2001) ; France
Meslé et Jacques Vallin, Mortalité et
causes de décès en Ukraine au XXe siècle (Paris, 2003) ; Iouri Shapoval et
Valeri Vasyliev, Komandyry velykoho
holodu : Poizdky V. Molotova i L. Kahanovycha v Ukrainu ta na Pivnichnyi
Kavkaz, 1932–1933 rr. (Kiev, 2001). Les travaux en cours de Timothy Snyder
sur les relations polono-ukraino-soviétiques sont également très utiles. Voir
par exemple “A National Question Crosses a Systemic Border : the Polish-Soviet
Context for Ukraine, 1926–1935” [Une question nationale traverse une frontière
systémique : le contexte polono-soviétique de l'Ukraine, 1926-1935] (article
présenté au congrès de la Società Italiana per lo Studio della Storia
Contemporanea, Bolzano-Bozen, septembre 2009).
[9] Voir M. K. Kozybaev et al., Nasil´stvennaia kollektivizatsiia i golod v
Kazakhstane v 1931–33 gg. : Sbornik dokumentov i materialov (Almaty, 1998)
; Isabelle Ohayon, La sédentarisation des
Kazakhs dans l’URSS de Staline : Collectivisation et changement social
(1928–1945) (Paris, 2006) ; Niccolò Pianciola, “Famine in the Steppe : the
Collectivization of Agriculture and the Kazak Herdsmen, 1928–1934” [La famine
dans la steppe : la
collectivisation de l'agriculture et les bergers
kazakhs, 1928-1934”], Cahiers du monde
russe 45, no. 1–2 (2004) : 137–92.
[10] En 1923, après
que l’URSS a été organisée en une Fédération de Républiques fondée sur des
nationalités titulaires, le parti a formellement adopté un ensemble de mesures
destinées à promouvoir le développement des nationalités “arriérées” en leur
accordant un certain nombre de privilèges et de droits. Korenizatsiia était le nom collectif de ces mesures. Voir Martin, Affirmative Action Empire [L’Empire de
la discrimination positive].
[11] Dans Richard
Pipes, ed., The Unknown Lenin : From the
Secret Archive [Le Lénine inconnu :
découvert à partir d’archives secrètes] (New Haven, Conn., 1996), 76–77, l’on
peut lire le projet de thèses jusque là secrètes que Lénine a écrites en
novembre 1919, “Politique en Ukraine”. Entre autres choses, il exigeait « la
plus grande prudence à l’égard des traditions nationalistes, le respect le plus
strict de l’égalité de la langue et de la culture ukrainiennes », ainsi que de
« traiter les juifs et les habitants des villes [c’est-à-dire en grande partie
des non-Ukrainiens] en Ukraine avec une barre de fer ».
[12] Il est
intéressant de noter qu’un rapport de l’OGPU concernant les approvisionnements
en céréales de mai 1929 mentionne déjà les protestations paysannes déclenchées
par les réquisitions, effectuées par les autorités, du pain et d’autres
produits de première nécessité dans les villages qui n’avaient pas respecté le
plan. Comme lors de la guerre civile, la faim a ainsi été utilisée par le
régime pour punir et domestiquer les paysans dès le début de la campagne de
collectivisation. Voir Nicolas Werth et Gaël Moullec, Rapports secrets soviétiques (Paris, 1994), 112.
(*) En français dans le texte. (NdT).
[13] L'incertitude qui
règne dans les chiffres ukrainiens et surtout kazakhs tient à la difficulté de
rendre compte du résultat net de l'exode provoqué par la famine. De nombreux
réfugiés sont morts près des gares ou en cours de route ; d'autres ont pu se réfugier
en République russe, en Transcaucasie ou en Chine.
[14] Maksudov, Poteri naseleniia SSSR ; Koulchytski, Holodomor 1932–1933 rr. v Ukraïni ;
Davies et Wheatcrot, Years of Hunger [Années
de faim] ; Meslé et Vallin, Mortalité et
causes de décès en Ukraine ; E. M. Andreïev, L. E. Darski, et T. L.
Kharkova, Demograficheskaia istoriia
Rossii, 1927–1959 (Moscou, 1998) ; Iu. A. Poliakov, ed., Naselenie Rossii v XX veke : Istoricheskie
ocherki, vol. 1, 1900–1939 gg.
(Moscou, 2000).
[15] La tragédie de
1920-1922 a elle aussi débuté par des famines locales au printemps de 1920.
Voir A. Graziosi, “State and Peasants in the Reports of the Political Police,
1918-1922” [État et paysans dans les rapports de la police politique,
1918-1922], dans A New, Peculiar State :
Explorations in Soviet History, 1917-1937 [Un État nouveau et
particulier : explorations dans l’histoire soviétique, 1917-1937]
(Westport, Connecticut, 2000), 95-107 (dans lequel cependant je cite par erreur
les anciennes estimations excessives de la mortalité de cette famine) ;
Bertrand M. Patenaude, The Big Show in
Bololand : the American Relief Expedition to Soviet Russia in the Famine of
1921 [Le grand spectacle en Bololand : l'expédition de secours américaine
en Russie soviétique pendant la famine de 1921] (Stanford, 2002).
[16] Cité dans N. A.
Ivnitski, “Golod 1932–1933 godov : Kto vinovat,” dans Golod 1932– 1933 godov, ed. Iu. N. Afanasev et N. A. Ivnitski
(Moscou, 1995), 59.
[17] La meilleure
reconstitution de l’origine de « l’interprétation nationale » de Staline se
trouve dans Martin, Affirmative Action
Empire [L’Empire de la discrimination positive]. Cependant, Mace est
également arrivé à la conclusion que quelque chose de crucial pour les
développements ultérieurs s'était produit en juillet 1932.
[18] Le 5 août, par
exemple, l’OGPU rapportait que des fractions au sein du communisme ukrainien et
les communistes nationaux en Ukraine « exécutent les ordres du Deuxième
département de l’État-major polonais ». Voir Danilov, Manning et Viola, Tragediia sovetskoi derevni,
3 : 420-422, 443.
[19] Kaganovitch parle
d’une telle opposition, sans mentionner directement Petrovski, dans une lettre
à Staline qu’il n’a peut-être pas envoyée par courrier : « Только
что собрались специaльно
для беседы по
вопросу о проекте
декрета. В проекте декрета
объединены три раздела в духе Ваших указаний. Против третьего раздела вчера
возражал…, сегодня его не было, он уехал. Сомнения и даже возражения по 2-му і
3-му имелись также и у…, но в конце концов мы остановились на этом тексте в
основном ». Le
deuxième point du décret condamnait à mort les responsables du vol des biens du
kolkhoze (c'est-à-dire les céréales), ou à cinq à dix ans de travaux forcés si
des circonstances atténuantes étaient présentes. En troisième lieu, ceux qui
incitaient les paysans à quitter le kolkhoze étaient punis de cinq à dix ans de
travaux forcés. Voir O. V. Khlevniuk et al., éd. Stalin i Kaganovich : Perepiska 1931-1936 gg (Moscou, 2001), 134,
256.
[20] Le pacte a été
signé le 25 juillet 1932. Dans son ouvrage : “A National Question Crosses
a Systemic Border” (voir note 8), Snyder soutient de manière convaincante que
même si Moscou, après le coup d'État de Pilsudski en 1926, se considérait comme
susceptible d’être attaquée, après 1930 Varsovie était de plus en plus disposée
à reconfirmer officiellement le statu quo. Et il est en effet probable que –
comme le suggère Snyder – Staline, ayant résolu la menace polonaise à sa propre
satisfaction dès l’été 1932, il se soit senti libre d’en exploiter les vestiges
afin d’éliminer les ennemis internes potentiels et de solidifier sa propre
position.
[21] Khlevniuk et al., éd. Stalin i Kaganovich,
273-7.
[22] Peter Holquist,
“‘Conduct Merciless Mass Terror’ : Decossackization in the Don, 1919”
[“Conduire une terreur de masse impitoyable” : la décosakisation du Don, 1919],
Cahiers du monde russe 38, n° 1–2
(1997) : 127–62.
[23] Sheila
Fitzpatrick, Stalin’s Peasants :
Resistance and Survival in the Russian Village after Collectivization [Les
paysans de Staline : résistance et survie dans le village russe après la
collectivisation] (New York, 1994) ; M. A. Beznine et T. M. Dimoni, “Povinnosti
rossiiskikh kolkhoznikov v 1930–1960-e gody”, Otechestvennaia istoriia, n° 2 (2002) : 96–111.
[24] Pour la
correspondance, révélée par Khrouchtchev en 1963, voir Iuri Murine, comp., Pisatel´ i vozhd´: Perepiska M. A.
Sholokhova s I. V. Stalinym : Sbornik dokumentov iz lichnogo arkhiva I. V.
Stalina (Moscou, 1997), 59–69.
[25] Andrea Graziosi, Bol´sheviki i krest´iane na Ukraine,
1918–1919 gody (Moscou, 1997) ; Graziosi, “Collectivisation, révoltes
paysannes et politiques gouvernementales à travers les rapports du GPU
d’Ukraine de février-mars 1930”, Cahiers
du monde russe 35, n° 3 (1994) : 437–632 ; Lynne Viola, Peasant Rebels under Stalin : Collectivization and the Culture of Peasant
Resistance [Les rebelles paysans sous Staline : la collectivisation et la
culture de la résistance paysanne] (New York, 1996) ; A. Berelowitch et V.
Danilov, eds., Sovetskaia derevnia
glazami VChK-OGPU-NKVD, vol. 3,
1930–1934, bk. 1, 1930– 1931
(Moscou, 2003).
[26]
Staline ne
s’est jamais inquiété des « éclats qui volent quand l’on coupe du bois » (une de
ses expressions favorites). Il a peut-être été le plus grand adepte de l’école
“statistique” de la répression, laquelle détruisait des catégories entières
pour s’assurer que des problèmes spécifiques, voire prévisibles, étaient
“résolus”. Voir A.
Graziosi, O. Khlevniuk et T. Martin, « Il grande terrore », Storica 6, n° 18 (2000) : 7–62.
[27] Voir les décrets du Politburo O sel´sko-khoziaistvennykh zagotovkakh v Belorussii (Russian State
Archive of Sociopolitical History [désormais RGASPI], p. 17, op. 3, d. 912, l.
8, 42–43, Pb [reunion du politburo] du 16 décembre 1932, protocole n° 126, p.
1) ; et Ob izvrashchenii natsional´noi
politiki VKP(b) v Belorussii (RGASPI, p. 17, op. 3, d. 917, l. 7). Je suis
reconnaissant à Oleg Khlevniouk pour me les avoir rappelés.
[28] Danilov, Manning,
et Viola, Tragediia sovetskoi derevni,
3 : 603, 611.
[29] Voir “Direktiva
TsK VKP(b) i SNK SSSR o predotvrashchenii massovogo vyezda golodaiushchikh
krest´ian,” dans ibid., 3 : 635.
[30] Les consuls
italiens et polonais à Kiev ont décrit des cas de morts par inanition dans les
rues et dans les cours qui se comptaient, non pas par dizaines, mais par
centaines chaque jour. Cependant, la plupart étaient des paysans qui avaient
réussi d’une manière ou d’une autre à rejoindre la ville. Leurs corps étaient
rapidement enlevés.
[31] Tels sont les termes
originaux : “То, что голодание не научило еще очень многих колхозников
уму-разуму, показывает неудовлетворительная подготовка к севу как раз в
наиболее неблагополучных районах”, dans une note du rapport [dopovidna zapyska]
envoyé par Kosior à Staline et au Comité Central du VKP(b), le 15 mars 1933.
Voir Rouslan Pyrih, ed., Holodomor
1932–1933 rokiv v Ukraini: Dokumenty i materialy (Kiev, 2007), 771
(accessible en ligne : http://www.history.org.ua/index.php?urlcrnt=LiberUA/
select_PDF.php&isbn= 978-966-518-419-5).
[32] Déjà le 17 mai
1933, après avoir visité la région du Don, un instructeur du VTsIK (Comité
Exécutif Central Panrusse) signalait une légère augmentation du nombre de
kolkhoziens se présentant au travail, un fait qu’il expliquait par leur désir
de recevoir de la nourriture que les autorités locales distribuaient en
fonction des journées réellement travaillées. Dans la plupart des villages,
ajoutait-il, « la conspiration du silence » avait été brisée :
les paysans qui, jusqu’à quelques semaines auparavant, refusaient même de
parler aux autorités, avaient commencé à perdre la parole dans les réunions,
principalement pour demander du pain en échange de la promesse de travailler
correctement. De la même manière et plus encore qu’en 1921-1922, la famine a
servi par conséquent la politique du gouvernement en brisant l’échine des
paysans (voir Werth et Moullec, Rapports
secrets soviétiques, 155). Le 11 juillet, un diplomate italien a soutenu le
même point de vue en s’appuyant sur les opinions de certains spécialistes agricoles
allemands de retour d’Ukraine et du Kouban (voir Graziosi, Lettere da Kharkov, 152 sqq.).
[33] Yearbook of the United Nations [Annuaire
des Nations Unies] (New York, 1948–1949), 959 ; Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe [Le régime
de l'Axe dans l'Europe occupée] (Washington, D.C., 1944), 82. Voir J. Otto
Pohl, “Stalin’s Genocide against the ‘Repressed Peoples’” [Le génocide de
Staline contre les “peuples réprimés”], Journal
of Genocide Research 2, n° 2 (2000) : 267–93.
[34] N. Valentinov
[Volski], “Tout est permis”, Le contrat
social 10 (1966) : 19–28 et 77–84. Comme l’auteur l’a noté dans cet article
court mais perspicace, Staline et Hitler appartenaient à ce très petit groupe
d’un type particulier et terrible de révolutionnaires européens du XX° siècle,
ceux pour qui « tout est permis ».
[35]
La thèse du
génocide a été soutenue par exemple par Stanislav Koulchytski d’un autre point
de vue, à savoir en présentant la famine tant au niveau pan-soviétique qu’au
niveau ukrainien comme un génocide motivé idéologiquement, étant donné qu’il
était le résultat des choix inspirés en 1929 par ce qui était alors la
compréhension courante de l’idéologie et des principes communistes parmi les
dirigeants soviétiques. Il est difficile de contester le fait que des idéaux
communistes, même conçus de manière primitive, étaient à l’origine de la
révolution de Staline par le haut et donc de la politique qui a provoqué la
crise de 1931-1932. Il est certainement difficile de soutenir que Staline
ignorait ce que cette politique pourrait provoquer. L’expérience de 1921-1922
l’avait déjà montré, et, avant 1927, Staline lui-même avait dit à Trotski plus
d’une fois que d’abandonner la NEP en faveur d’une industrialisation et d’une
collectivisation accélérées provoquerait une crise dans les relations avec les
paysans et aboutirait à la famine (c’est ce mot qu’il a utilisé). Une hypothèse
comme celle de Koulchytski contient donc au moins un fond de vérité, mais je
crois que Staline, bien que sachant que l’offensive de 1929 causerait une
crise, ne l’a pas anticipée sérieusement, et qu’en fait, à la fin de 1930, il a
cru qu’il avait gagné la bataille avec la campagne. Par conséquent, cet
argument, bien que partiellement correct et soulignant à juste titre le rôle de
l’idéologie communiste et des croyances économiques erronées, finit par me
sembler plutôt faible.
[36] Dans une lettre à
l’auteur, Oleg Khlevniouk souligne à juste titre le fait que beaucoup des
politiques de Staline avaient ce que l’on pourrait appeler des caractéristiques
“génocidaires”. Il écrit : « Peu importe le problème qui survenait
dans le pays, il était résolu par le recours à la violence dirigée contre des
groupes sociaux-culturels ou nationaux particuliers et bien définis de la
population ». Ces groupes et le traitement qui leur était infligé, des
mesures préventives à la liquidation, ont varié au cours du temps en fonction
de la situation intérieure et internationale et les convictions mêmes du
despote. Ils comprenaient les Cosaques, les paysans, la vieille intelligentsia
et les différentes intelligentsias nationales, les personnalités religieuses,
et les “nations ennemies” – des Polonais et des Allemands aux juifs et aux
Tchéchènes. L’Holodomor doit être compris dans ce contexte.
[37] Certains peuvent
soutenir qu’un génocide motivé racialement ou s’appuyant sur la théorie du
complot, et fondé sur la conviction que l’avenir d’une nation ou d’une “race”
nécessite l’extermination d’un autre peuple, est tout aussi “rationnel”. Après
tout, la décision d’exterminer provient de ce qui pourrait passer pour un
raisonnement logique. Je crois cependant qu’une différence importante réside
dans le type de rationalité en jeu. La rationalité de Staline était assez
sophistiquée, car elle impliquait l’utilisation d’une théorie raffinée du
processus de construction de la nation et de l’État, du comportement des
paysans, de la possibilité de les influencer, etc.
[38] A. Graziosi, “The
Great Famine of 1932–1933 : Consequences and Implications” [La grande famine de
1932-1933 : conséquences et implications], Harvard
Ukrainian Studies 25, n° 3–4 (2001) : 157–65.
[39] Inutile de dire
que je ne prétends pas que ce soit la raison de l’effondrement de l’Union
soviétique. Cependant, le caractère irrémédiable de son passé a certainement
compliqué la vie d’un système qui a été lentement étranglé par ses
contradictions économiques, démographiques et nationales, et qui a finalement
été tué par les tentatives de le réformer.