Ou comment Boukharine a posé le premier les limites de l'expérience en Russie révolutionnaire, montrant les dangers de la centralisation étatique transitoire et, génial précurseur politique, il est le premier à identifier la théorie du chaos). J'avais déjà publié ces notes jadis et je vous les resserves, pour combler le vide politique actuel où personne n'est capable de tirer les leçons de l'échec des promenades syndicales dont les gesticulations et guerrillas de fiers à bras ne servent que de gimmick éculé à toute la gauche bourgeoise ridicule, irresponsable et impuissante, qui refroidit un peu plus l'espoir d'une Vraie révolution.
Les mauvaises performances de l'économie sous le stalinisme avaient certainement en partie pour cause le système hypercentralisé instauré par Staline à la fin des années 1920, mais surtout l'autarcie où en était réduit le « pays des soviets ». Boukharine clamait en 1927 dans ses Notes d'un économiste : « Nous sommes par trop centralisés ! ». Cet excès de centralisme était-il dû à la dictature du parti-Etat fondé par Lénine puis renforcé par Staline ou à l'arriération de la Russie et une bureaucratie militaire d'un pays « confiné » ?
Boukharine est un
esprit brillant, qui peut être très réaliste mais aussi capable d'un romantisme
révolutionnaire désuet. Il est réaliste dans son souci de gérer un pays à
dominante paysanne jusqu'à croire à une gestion nationale d'un projet
socialiste étroit et incapable de concurrencer au long terme le capitalisme
libéral. Il est terriblement utopique en croyant que la « guerre
révolutionnaire » pourrait relancer la révolution mondiale (cf. son
opposition au traité de Brest-Litovsk).
Boukharine n'est pas le moins internationaliste des vieux bolcheviques, il est celui qui a le plus d'illusions sur la possibilité de durer et de réussir le socialisme dans un seul pays. Il est la seule tête intellectuelle capable de fournir une ossature théorique au crétin Staline. L'historien Moshe Levin a fort bien résumé les conceptions engoncées dans la Russie profonde d'un théoricien finalement réformateur du « bastion isolé » :
1) une méfiance, parfois cachée, souvent
ouverte, à l'égard du pouvoir étatique, de l'emprise administrative et
bureaucratique, méfiance renforcée par les signes de « gangrène monopolistique
» qui se manifestaient dans les entreprises d'État jouissant de privilèges de
monopole ;
2) des conceptions économiques et sociales,
exprimées en termes d'équilibre dynamique, périodiquement perturbé,
particulièrement et inévitablement dans les phases de transition
révolutionnaire, mais se rétablissant sous l'effet d'une remise en ordre et
d'un développement judicieusement planifié ;
3) une paysannerie qui n'est considérée ni
comme un élément socialiste ni comme un élément capitaliste, mais davantage
comme une alliée et moins comme une menace que dans beaucoup d'autres
conceptions inspirées de Lénine ;
4) enfin, une franche adhésion aux structures
de la NEP et aux mécanismes du marché, avec une confiance inspirée par une vue
optimiste du potentiel que représente la paysannerie pourvu qu'elle soit
encadrée par le secteur socialiste avec ses « positions de contrôle ». La NEP
fut essentiellement pour Boukharine le cadre économique et social le mieux
adapté à la construction d'une société socialiste dans un pays arriéré, et même
dans tout pays quel qu'il soit.
Il avait partagé la réflexion de Lénine sur le
danger d'autonomisation de l'Etat dans la période transitoire du capitalisme au
communisme, mais on ne peut s'en tenir aux suppositions que lui prête cet
historien, lui-même fonctionnant avec dans la tête les clichés sur la
bureaucratie stalinienne « arbitraire », avec ses « utopies
despotiques ». Indépendamment de la fixation sur Staline, un Etat isolé et
cerné par tant d'ennemis voués à son éradication, n'avait pour porte de sortie
que deux issues : soit se démettre soit s'enfoncer dans une autarcie
nationale, strictement militarisée.
En 2012, sur ce blog dans un très long article, j'ai eu l'occasion de rappeler les limites de Boukharine et de fustiger la sanctification de son groupe « communiste de gauche » - la revue « Kommunist » - par nos amis de Smolny et un auteur ex-membre fondateur du CCI, ainsi que les tirades anti Brest-Litovsk de Guy Sabatier. Dans une note à mon article du 12 avril 2020, Boukharine en face lui reproche de ne pas intégrer la masse paysanne dans son argumentation (de jeunesse anti-bolchevique...) et de fait ne défend, lui, que le renforcement de l'Etat russe et une solution à la russe de la révolution « confinée », en citant hors sol feu Lénine et une seule citation (creuse) du manipulateur PN Staline (https://proletariatuniversel.blogspot.com/search?q=Boukharine)
Il reprit cette thèse dans un article publié en 1929 et intitulé « Théorie du chaos organisé » (Teorija organizovannoj beshozjajstvennosti) ; et même en décembre 1930, il défendait encore son idée de la faculté d'organisation du capitalisme, malgré le chaos dans lequel la crise économique avait plongé le monde occidental et face à la position extrémiste du Komintern à cette époque, qui refusait aux pays capitalistes la possibilité même de jamais parvenir à un nouvel équilibre. Cette prise de position officielle aboutit à la politique désastreuse qui consistait à combattre le « social-fascisme » plutôt que le fascisme, avec toutes les conséquences tragiques, bien connues, que cela a entraînées, en Allemagne particulièrement. (https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1972_num_13_4_1890)
Boukharine pensait aussi à son influence sur
le caractère même de l'État. Un fonctionnarisme tentaculaire peut faire
obstacle à l'implantation d'une administration moderne et efficace, au prix
d'un lourd tribut. Ainsi il lançait dans la Pravda du 12 septembre 1928
l'avertissement suivant : « S'il [l'État] assume trop de choses par lui-même,
il est contraint de créer un appareil administratif colossal. »
Assumer
trop de choses implique la tendance à l'élimination prématurée des « petites
gens » qu'il faudra alors remplacer par des « fonctionnaires », ce qui
engendrera un appareil hypertrophié, coûteux et inefficace : en dernière
analyse, « le coût de son entretien est incomparablement plus important que les
dépenses improductives qui sont la conséquence des conditions anarchiques de la
petite production... »
«
Prendre trop à sa charge » contenait aussi, comme nous le savons, les objectifs
hyper-ambitieux de l'industrialisation et le schéma trop
En effet, la tendance super-administrative prit bientôt sa plus totale et triste signification. Une campagne systématique contre les activités privées et coopératives de petite dimension menée sous le slogan de la révolution « anti-capitaliste » (plus importante que celle d'Octobre, prétendait la propagande), la suppression des marchés, les « rythmes accélérés », tout ceci produisit en fait les effets redoutés : vastes marchés noirs, chapardages massifs, fonctionnarisme envahissant et méthodes bureaucratiques étendues à tous les domaines de l'existence, coercition croissante et, en somme, évolution vers un despotisme oppresseur que Boukharine essaya désespérément d'empêcher.
Comme tous les autres dirigeants du Parti à cette époque, Boukharine adhérait à la thèse de la « dictature du prolétariat », mais il considérait l'usage du pouvoir de l'État dans la perspective d'un effacement, en temps voulu, de ce pouvoir dans le processus de transformation sociale ; un tel aboutissement était bien inscrit dans l programme du Parti bolchevik. Mais Boukharine y voyait un postulat avec lequel on ne badine pas. Ceci le poussait à insister sur le slogan qu'il avait emprunté aux derniers écrits de Lénine : « pas de troisième révolution » dans le cadre du pouvoir des Soviets !
Quand Boukharine combattait la gauche et
aidait Staline à la liquider, il contribuait involontairement au processus de
transformation de son parti et au resserrement du nœud mortel passé autour de
son propre cou. Il recouvra sa lucidité durant les années 1928 et 1929,
lorsqu'il prit part à un combat très différent au cours duquel il exposa son
nouveau programme. C'était maintenant à la gauche d'être frappée d'aveuglement.
Quelques mois avant la visite assez audacieuse de Boukharine à Kamenev où il
apportait à la gauche une information sur ce qui se tramait au sommet et lui
offrait une alliance, Trotski voyait encore le principal danger à droite, la
droite étant « un appareil de transmission de la pression des classes non
prolétariennes sur la classe ouvrière », pas très loin du cliché « agent des
kulaks » qui deviendra bientôt l'image officielle de Boukharine.
Les mêmes poncifs incitèrent les opposants de
gauche à rejeter la proposition de Boukharine, contre l'avis de Trotski
toutefois qui, en septembre de la même année, après avoir été informé des
conversations Boukharine-Kamenev, fut tenté pendant un moment de conclure un
accord partiel avec la droite. Mais il ne modifia pas sa conviction sur le «
principal danger », comme l'écrivit I. Deutscher, en soulignant que la droite
nourrissait à l'égard de la gauche les mêmes sentiments. Depuis le tournant à
gauche pris par Staline au printemps 1928, les opposants de gauche escomptaient
de fait une réconciliation avec Staline, parce qu'ils voyaient dans
l'orientation de sa politique le triomphe de leurs propres conceptions. Trotski
consentit alors à soutenir Staline, mais très vite des incertitudes sur le
caractère même de la nouvelle tendance le poussèrent à mettre en garde ses
partisans afin que leur soutien ne se départisse pas d'un esprit critique
acéré. La raison qu'il donna était que leur propre politique de gauche ne
considérait pas du tout comme un élément essentiel l'action administrative
brutale menée contre les paysans3. Cet état d'esprit le conduisit à envisager,
comme on l'a dit, une alliance limitée avec la droite, bien limitée en effet,
parce qu'en même temps il avait des « Notes d'un économiste » de Boukharine une
opinion aussi méprisante que celle de Staline. Mais en quelques mois, le gros
de ses troupes abandonna Trotski et se rallia à Staline pour défendre la
révolution contre les redoutables droitiers, bien que la plupart d'entre elles
fussent rapidement mises à l'épreuve des plus cruelles désillusions.
Ni les
militants de gauche ni leur chef ne réalisèrent à cette époque que le programme
élaboré par Boukharine, dans le combat qu'il livrait contre Staline, devait
devenir le leur. Les périls de droite qu'ils combattaient étaient des chimères.
Le terrible Boukharine, aussi paradoxal que cela puisse paraître, exprimait à
ce stade mieux que quiconque, ce qui était déjà, ou ce qui allait devenir
bientôt la conviction commune de la « gauche » et de la « droite » ; mais les
dissensions du passé laissaient
Si on ajoute à ces principes le refus de la
contrainte massive considérée comme méthode d'édification du socialisme, en
particulier comme moyen de faire entrer les paysans dans les kolkhozes, la
critique des « rythmes excessifs de croissance » et le conseil de « battre en
retraite » associé à des appels à la prudence et à la raison, ainsi que la
demande expresse de coopérer avec la social-démocratie contre le nazisme, on
voit la plate-forme « droitière » de Boukharine de 1928-29 reconstituée en
totalité, sans qu'il y manque un point important...
Voilà pour le « boukharinisme » de Trotski. La justice historique veut que l'on souligne aussi, quand cela est nécessaire, le « trotskisme » de Boukharine bien que la répugnance des deux hommes à se trouver ainsi réunis eût été grande. Dans une résolution secrète contre Boukharine, adoptée par le Comité central en avril 1929, et rendue publique bien des années plus tard (ignorée par conséquent de Trotski), l'argumentation officielle était la suivante : « La déclaration de Boukharine soutenant qu'il n'y a pas de démocratie à l'intérieur du Parti, que le Parti se bureaucratise, que les secrétaires du Parti ne sont pas élus [...] que le régime habituel du Parti est devenu intolérable, est tout à fait inexacte et complètement erronée".
Cette
critique de Boukharine était suivie d'une déclaration symptomatique : « II vaut
la peine de noter que Boukharine rejoint ici les positions de Trotski, telles
qu'elles étaient énoncées dans la fameuse lettre du 8 octobre 1923 adressée au
Comité central », et Boukharine pense en fait à ce à quoi Trotski pensait
alors, à la liberté des groupes et des fractions au sein du Parti.
Les
dénégations solennelles du Parti étaient en fait des confessions, et ce fut la
raison pour laquelle elles ne furent pas rendues publiques à l'époque ; mais
l'accusation de glissement vers la position de Trotski était sur ce point
exacte. L'idée générale de Staline, clamée avec une obstination grandissante,
selon laquelle la gauche et la droite sont fondamentalement identiques,
dénotait un meilleur jugement que celui que les deux tendances portaient sur
elle-même. Il fera donc le nécessaire pour les supprimer ensemble comme une
même « conspiration criminelle ».
Birmingham, 1972
En fait l’affrontement entre Lénine et Trotski a été permanent et toujours avec les mêmes accusations de la part de Lénine, de fractionnisme, de liquidation du Parti, d’aventurisme. Il est intéressant de suivre en même temps les positions de Boukharine que Lénine accuse de “nigaudchisme” et qui intervient le plus souvent comme un “tampon” entre les deux. Boukharine se caractérise par une méfiance plus ou moins exprimée à l’égard du pouvoir étatique et des nationalisations qui risquent d’engendrer selon lui la gangrène “monopolistique”, en revanche au moment de la NEP, il adhérera au marché en particulier pour la paysannerie avec régulation socialiste. Le secteur économiste du PCF a toujours été “boukharinien”, Paul Boccara ne l’ignorait pas, mais je ne sais si ceux qui poursuivent sa pensée théorique en sont conscients mais chez eux l’hostilité au léninisme et la rencontre avec la social démocratie trotskiste est structurelle dans ce refus de l’Etat, ce qui fait d’ailleurs qu’ils ne peuvent approuver la politique chinoise qui est une NEP léniniste et comme les trotskistes, ils seront sans cesse tenté par une adhésion à l’Europe contrepoids à un étatisme français.
Citation du blog Matière et révolution : Au plan théorique, Boukharine a été malheureux comme révolutionnaire marxiste, ayant inventé quelques inepties dont "le socialisme dans un seul pays" et "koulak enrichissez-vous" !!! Il était cependant encore trop l’héritier du parti révolutionnaire pour l’anticommuniste viscéral Staline.
« Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière. (...) La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat. » (Nicolas Boukharine)
L’introduction
de Controverses
C’est
entre avril et juin 1918 que paraîtront à Moscou les quatre numéro de la revue
KOMMUNIST. Elle contient les analyses et critiques élaborées par la première
fraction de gauche apparue au sein du parti bolchevik après la prise du pouvoir
en octobre 1917. Elle s’est cristallisée en janvier 1918 en opposition à la
politique de Lénine prônant une paix séparée avec l’Allemagne (un traité sera
signé à Brest-Litovsk le 3 mars 1918).
Cette
fraction animée par Boukharine, Ossinski, Radek et Smirnov rejette la politique
de ’compromission’ prônée par Lénine car, pensait-elle, signer une paix séparée
avec l’Allemagne irait à l’encontre du développement de la révolution dans
d’autres pays puisqu’elle permettra au militarisme des puissances centrales de
se concentrer sur le front occidental et d’y étouffer plus aisément les
mouvements révolutionnaires. C’est pourquoi Boukharine
accusera Lénine de ’haute trahison contre la révolution’. Cette crainte était
d’autant plus justifiée que, dans l’article deux du traité de paix, les
bolcheviks s’engageaient à ne plus mener de propagande révolutionnaire au sein
des puissances centrales, c’est-à-dire rien de moins que s’interdire d’étendre
la révolution ! Apprenant la teneur des
concessions qui seront faites dans ce traité ainsi que les velléités de Lénine
d’accepter l’aide de l’impérialisme anglais et français, Boukharine
s’écriera : "Vous faites du parti un tas de fumier" !
Il
est à noter que, malgré les sévères critiques et accusations portées à
l’encontre des orientations défendues par les cercles dirigeants du parti
bolchevik, cette fraction a pu disposer de tous les moyens politiques et
matériels nécessaires pour défendre son point de vue, y compris au niveau
organisationnel avec une presse et des réunions séparées. Ainsi, la décision de
signer le traité de Brest-Litovsk sera prise dans une totale liberté d’opinion
et d’organisation au sein du parti bolchevik.
La
capacité de ce dernier à pouvoir vivre avec des divergences significatives en
son sein est particulièrement importante à souligner à l’heure où les groupes
actuels de la Gauche Communiste se revendiquant de cet héritage font montre
d’une incapacité totale sur ce plan. En effet, alors que la durée d’existence
de ces groupes est déjà trois à quatre fois plus longue que celle des
bolcheviks, aucun d’eux n’a pu vivre en bonne intelligence avec la moindre
tendance ou fraction en leur sein. Pire, tous les débats conséquents qui les
ont traversé se sont systématiquement soldés par des scissions toutes plus
graves les unes que les autres. Ainsi, l’on pourrait paraphraser cette formule
cinglante de Bordiga en réponse à Staline : « L’histoire des fractions,
c’est l’histoire de Lénine » en disant que « l’histoire des groupes
actuels de la Gauche Communiste c’est l’histoire de l’absence de
fractions ». En d’autres mots, de nombreuses discussions sur les causes de
la dégénérescence de la révolution russe seront encore nécessaires pour faire
place nette à ces pratiques héritées d’un autre âge et hisser les groupes qui
se revendiquent de l’héritage de Lénine à la hauteur des capacités de ce
dernier à pouvoir vivre et débattre en toute liberté avec de multiples tendances
et fractions.
Cependant,
l’intérêt de cette fraction ne tient pas seulement aux leçons que l’on peut
tirer sur la défense de l’internationalisme intransigeant et sur le
fonctionnement d’une organisation révolutionnaire, elle tient aussi au regard
qu’elle pose sur la politique menée par le parti bolchevik. Ce regard critique
porte sur toute une série de questions cruciales relatives à l’essence même
d’une révolution socialiste et à la façon de la faire vivre dans les conditions
difficiles d’alors. Ainsi, un clivage
radical émergera entre la volonté des communistes de gauche d’appliquer les
leçons tirées par Marx de la Commune de Paris - à savoir la création d’un
semi-État sur les ruines de l’ancien et basé sur le pouvoir des conseils
ouvriers - et l’orientation défendue par Lénine consistant à édifier un
capitalisme d’État comme antichambre au socialisme.
La
publication de ces documents originaux permet aussi de jeter un regard neuf sur
certains clivages qui traversent le milieu révolutionnaire actuel. Ainsi, la
préface et la postface de cet ouvrage fournissent un important matériel
permettant d’évaluer la proximité des positions de cette fraction de gauche
avec les analyses développées par les gauches en Europe de l’Ouest, notamment
celles émises par Rosa Luxemburg avant et après la révolution d’octobre 1917
[2]. Elles permettent aussi au lecteur de situer tous ces débats dans le
contexte de la vague révolutionnaire et l’état du mouvement ouvrier à cette
époque. Ainsi, un cadre de compréhension est proposé afin de penser plus
correctement, pensons-nous, la part des facteurs externes et internes qui ont
présidés à la dégénérescence de cette révolution. Est également soulignée la très grande clarté atteinte
par cette fraction de gauche sur l’involution de la trajectoire prise par la
révolution russe, clarté que la gauche communiste en Europe occidentale
n’atteindra que quelques années plus tard.
C’est
pourquoi, nous pensons qu’au-delà des contributions politiques apportées par
cette première fraction, une réévaluation plus correcte de l’expérience
soviétique devra encore être menée à partir de la traduction des documents
originaux de ses moments les plus cruciaux et des débats qui les ont animés, en
particulier des documents durant la première année du pouvoir et ceux relatifs
à l’émergence des fractions de gauche successives au sein du parti bolchevik.
C’est une des tâches que s’assignent plusieurs collaborateurs de Controverses
et qui fournira matière à d’autres ouvrages.
Pour
toutes ces raisons, et bien d’autres encore qui sont expliquées dans ce livre,
nous saluons sa publication et le recommandons chaudement à nos lecteurs.
C.Mcl,
21 janvier 2012
Il nous semble que l’édition de cet ouvrage par le groupe est une très bonne initiative par le fait qu’elle permet de retrouver les positions défendues à l’époque par Boukharine et Radek. Cependant, elle diffuse à notre avis plusieurs contresens. Le premier consiste à faire de la position de l’époque des communistes de gauche le premier pas du point de vue futur des communistes de gauche contre la politique de NEP de Lénine. C’est certainement une erreur d’interprétation puisque Boukharine estimait alors, comme il le développe dans son ouvrage "l’ABC du communisme" que le développement de la politique du communisme de guerre allait mener au socialisme. En somme, il existait, selon lui, une politique économique nationale capable de mener la Russie seule au socialisme. Boukharine de l’époque, en fait, n’est pas vraiment plus proche des communistes de gauche d’aujourd’hui que le sont Lénine ou Trotsky et nous ne parlons pas du Boukharine qui va ensuite se faire le partisan de la défense du koulak et du nepman, le théoricien de Staline avant d’être éliminé par lui...
On peut après coup se reposer les questions
mais les réponses ne vont pas dans le sens des communistes de gauche malgré la
trahison stalinienne qui a suivi.
Posons
les :
- est-ce
que la paix de Brest-Litovsk a discrédité la révolution prolétarienne aux yeux
des masses allemandes ou est-ce que cela a empêché – ou même a nui - à la
révolution prolétarienne en Allemagne ?
- est-ce
qu’ensuite le pouvoir des Soviets s’est montré incapable de se battre, y
compris militairement, contre les impérialismes ?
- est-ce
que cette signature « le couteau sur la gorge » a représenté le début
d’une capitulation devant la bourgeoisie – nationale ou internationale ?
Nous
devons dire que notre réponse à ces questions est clairement non. Les
impérialismes se sont d’autant plus affrontés ensuite. La paix a démontré aux
masses européennes que le prolétariat au pouvoir était le seul facteur de paix.
La révolution allemande a éclaté ensuite. Son échec n’est nullement imputable à
la politique des bolcheviks, ni leur isolement qui s’en est suivi.
Nikolaï
Boukharine parvenu au sommet de l'État
soviétique, cet ange ou ce cristal de la Révolution, va justifier cette terreur
avec cette diatribe terrible qui m'a toujours étonné :
« La terreur est la façon dont on transforme la nature humaine capitaliste en citoyen bolchevique. La liberté est un préjugé bourgeois, la liberté de parole et de presse inutile et nuisible. Le gouvernement central est le seul dépositaire du savoir et de la sagesse. Il ordonnera tout ce qu'il faut faire. Le seul devoir du citoyen est l'obéissance. La volonté de l'État est souveraine. »
Nous sommes en plein dans
le débat qui opposa la « gauche » (Trotski, Preobrajenski) et la « droite »
(Boukharine) dans les années 1925-1928. Preobrajenski pensait que le sort du
socialisme dépendait de l'industrialisation accélérée du pays. Selon lui il
fallait trouver très rapidement des ressources pour financer cette
industrialisation. Le secteur industriel existant, démantelé par la guerre, la
révolution et la guerre civile, ne pouvait à lui seul créer la plus-value
nécessaire à l'industrialisation : il fallait extraire ces ressources
d'investissements de l'économie rurale. L'industrialisation ne pourrait se
faire qu'en transférant massivement la plus-value de la paysannerie vers le
secteur industriel étatisé:
De fait, un général,
D. Volkogonov, a publié un livre, Triomphe et Tragédie, dans lequel il est
largement fait mention de Trotski et de ses relations avec Staline. L'optique
du général soviétique ne peut évidemment convenir aux trotskistes
d'aujourd'hui, mais les questions qu'il pose ne sont pas dénuées de pertinence
et il nous semble important d'en faire état :
– Pourquoi des
dirigeants bolcheviks de valeur tels que Boukharine, Frounzé, Roudzoutak et
d'autres (Trotski n'est pas mentionné dans l'énumération) n'ont-ils pas été
capables de constituer une direction collective face à Staline ? Quant à
Trotski, pendant son exil, il s'est « torturé l'esprit à l'idée que sa propre
passivité aurait pu aider Staline à surgir du Kremlin ». En d'autres termes, le
général pose le problème de la responsabilité de Trotski lui-même dans le
surgissement du phénomène stalinien. Volkogonov ajoute d'ailleurs non sans
raison : « Nul autre que Trotski n'a sans doute autant aidé Staline à renforcer
sa position à la tête du parti. » Trotski était, poursuit le général, « plus enclin
au bonapartisme, au césarisme et à la dictature militaire qu'à l'idée d'un
véritable pouvoir du peuple ».
– Le général ne
manque pas l'occasion de rappeler que Trotski avait préconisé la militarisation
du travail. « Trotski voulait transformer les régions de production en unités
militaires pour fusionner les districts militaires avec les unités de
production, pour créer des “bataillons de choc” sur des cibles particulièrement
importantes de manière à accroître la production par l'exemple personnel et la
répression. » On nous suggère même que Staline avait été « impressionné par
cette façon de poser la question de savoir comment on pourrait pousser le
peuple à “suer” volontairement “corps et âme” ».
Il ne fait pas de doute que le sort posthume de
Boukharine et celui de Trotski sont liés. La réhabilitation du premier était
devenue nécessaire, ne serait-ce que pour préserver du ridicule un régime qui
continuait à le définir comme un traître vendu aux nazis. Elle était devenue
nécessaire aussi tant que le régime éprouvait le besoin de chercher une
justification à sa propre politique au sein du bolchevisme dans les positions
qu'avait défendues Boukharine. Enfin, la réhabilitation était sans doute
devenue nécessaire pour mieux liquider Trotski.
Si les trotskistes ont raison aujourd'hui de réclamer le libre débat et l'accessibilité à tous des œuvres de Trotski, il faut garder à l'esprit que:. Il paraît plus intéressant de noter que les bolcheviks, d'une façon générale, étaient dépourvus de la moindre idée en ce qui concerne l'organisation de la société, à commencer par Lénine et à l'exception précisément de Boukharine qui avait perçu cette chose toute bête, que dix millions d'ouvriers ne peuvent réussir une révolution contre cent millions de paysans. Il nous paraît erroné de mettre grossièrement un signe égal entre la militarisation du travail prônée par Trotski et la politique menée plus tard par Staline, parce qu'alors le point de vue des deux hommes apparaît comme des accidents de l'histoire, des erreurs qui ne peuvent être attribuées qu'à Staline et à Trotski. Il nous paraît plus intéressant de souligner que l'ensemble du parti bolchevique, confronté à un problème – la gestion économique de la société – ne trouvait qu'un type identique de solution, fondé sur la contrainte, la répression et la centralisation étatique.
Boukharine est un cas à part et ses positions méritaient d'être mieux examinées par le mouvement libertaire car il était le seul à avoir perçu le poids de la masse paysanne dans une révolution prolétarienne. Il ne s'agit pas de dire qu'il était en quoi que ce soit anarchiste, il s'agit simplement de la problématique qu'il avait soulevée. En effet, dans les exemples historiques où les anarchistes étaient hégémoniques – dans l'Ukraine makhnoviste et dans une partie de l'Espagne de 1936 – la collectivisation massive des terres par les paysans s'est effectivement réalisée sans contrainte (sans contrainte contre les paysans, s'entend), ce qui prouve que c'était possible, mais avec des méthodes radicalement différentes. (http://1libertaire.free.fr/RBerthier37.html)
Les russes découvriront de même que Trotski contribua à l'écrasement des oppositions –
intérieures au parti et extérieures à lui – qui se manifestèrent bien avant
qu'il ne se décidât lui-même à bouger. A l'intérieur du parti bolchevique des
voix s'étaient élevées dès 1918 contre l'orientation prise. Citons Miasnikov, qui fut le seul bolchevik, après 1917, à réclamer la
liberté de parole pour les autres partis : c'était un vieil ouvrier, membre du
parti depuis 1906 ; il critiquait violemment la bureaucratie, les erreurs des
principaux dirigeants du parti. Son groupe
ouvrier réclamait la liberté pour les autres partis comme seul moyen pour
garantir l'efficacité et la probité du parti bolchevique. Miasnikov avait en
outre eu l'idée saugrenue de créer des syndicats de paysans afin de réduire le
fossé qui séparait ouvriers et paysans. il écrivit plus tard : « Le pouvoir soviétique
devrait entretenir à ses frais un corps de dénigreurs, comme le faisaient
autrefois les empereurs romains... »
La commission de
l'Orgbureau qui l'exclut en 1921 comprenait Trotski et Boukharine ...
1988
La réhabilitation de
Boukharine ou la seconde mort de Trotski
René
Berthier en 1988
Publié
dans Economies et Sociétés, « Etudes de Marxologie »,
S,
n° 28-29,1991, pp. 165-177