UNE IMMIGRATION ITALIENNE ET ESPAGNOLE CATASTROPHIQUE EN POLITIQUE
« Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive de cette moderne migration des peuples. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or, c'est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l'existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés na nationaux, en rassemblant des ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d'Amérique, d'Allemagne, etc. L'Amérique tient la tête des pays qui font venir des ouvriers. (…) les pays les plus arriérés du monde passent « par l'école de la civilisation ». (…) Ainsi, partout et en tout, on fait payer son retard à la Russie. Mais les ouvriers de Russie, comparés au restant de la population, sont l'élément qui cherche le plus à échapper à ce retard et à cette sauvagerie, qui réagit le plus vigoureusement à ces « charmantes » qualités de leur patrie et qui s'unit le plus étroitement aux ouvriers de tous les pays pour former une seule force mondiale de libération. La bourgeoisie cherche à diviser en excitant les ouvriers d'une nation contre ceux d'une autre. Les ouvriers conscients, comprenant qu'il est inévitable et progressif que le capitalisme brise toutes les cloisons nationales, s'efforcent d'aider à éclairer et à organiser leurs camarades des pays arriérés »
Lénine (1913).
Au XIXème siècle les ouvriers n'ont pas de patrie. Par sa lutte de classe le prolétariat est étranger dans son propre pays. D'aucuns ont pu prétendre qu'il était dès l'origine un immigré (cf. première partie de cet article). L'immigration ou l'émigration aurait donc été et serait de tous temps la marque de l'internationalisme. Ce n'est pas vrai. Lénine parle d'ailleurs de « migration moderne des peuples ». Certes la révolution industrielle a arraché le paysan à sa campagne (et ouvert la voie à l'émancipation des femmes)1. Dans les sociétés industrielles, c’est le travail qui fait naître l’iuvrier, qui de fait n'est plus immigré.
Certes c'est le capitalisme qui a entraîné la lutte de classe et en quelque sorte produit cette classe ouvrière dans tous les pays, ou presque. Il est possible que l'émigration des ouvriers russes en Amérique après l'échec de la révolution de 1905 ait dynamisé et renforcé la lutte de classe au pays de l'oncle Tom.
Mais Lénine, comme l'Internationale communiste se sont trompés en croyant que la révolution s'étendrait aux pays les plus arriérés du monde, et en particulier avec des peuples s'émancipant du joug colonialiste.
Le XXème siècle n'a pas supprimé les nations mais en a vu se créer de nombreuses aux côtés du développement des plus anciennes. L'immigration, loin de devenir un creuset supplémentaire de la lutte des classes a, dès 1914, partie liée avec la guerre capitaliste.
L'immigration à ses débuts est surtout une volonté de sortir de la misère et éventuellement s'enrichir. Par exemple la première vague réellement perceptible de l'émigration chinoise vers les Etats-Unis n'a pas commencé avant les années 1850. Le nombre de ces immigrants s'est accru progressivement en atteignant son apogée en 1890, représentant une population de 107 488 personnes.
A l'origine, les Chinois vinrent aux Etats-Unis afin de travailler en tant qu'ouvriers dans les chemins de fer, mineurs, agriculteurs ou domestiques. Après l'adoption du Chinese Exclusion Act (Loi sur l'exclusion des Chinois) en 1882, ainsi qu'à cause de nombreuses autres législations discriminatoires leur interdisant la pratique de nombreux métiers, les Chinois ont commencé à développer trois stratégies liées les unes aux autres : tout d'abord, en s'engageant dans des affaires qui ne se trouvaient pas en concurrence avec celles des Blancs, telles que les restaurants chinois et les blanchisseries ; ensuite, en organisant des sociétés d'autodéfense ; enfin, en se déplaçant vers les principales zones urbaines des Etats-Unis telles que San Francisco, Los Angeles et New York où ils pouvaient rassembler une large clientèle attirée par leurs commerces ethniques. Ces trois stratégies furent à l'origine de l'essor des diverses enclaves chinoises aux Etats-Unis appelées "Chinatowns" .
On voit donc ici une confirmation de la première remarque de Lénine, cette immigration sert d'abord au développement du capitalisme, et, immédiatement restreinte par ce même capitalisme (l'interdiction d'accès à certaines professionnelle-ci se cristallise en communauté par un repli sur le petit commerce ; un parallèle peut être ainsi déjà établi avec le développement à notre époque d'une multitude de petites boutiques de l'immigration arabe et africaine qui ne signifie nullement un renforcement de la classe ouvrière internationaliste.
Les immigrants chinois à notre époque diffèrent encore plus des premiers : ils viennent des zones urbaines , arrivent avec leurs familles , ont pour certains une bonne formation scolaire ou professionnelle , pour d'autres -en particulier ceux originaires de Hong Kong ou de Taïwan -des fonds à investir. Des atouts qui expliquent la réussite économique de cette communauté que certains n'hésitent pas à qualifier de" minorité modèle ".
Bien sûr, la plupart des immigrants récents ne sont pas des nantis et la plupart également ne sont pas allés aux Etats-Unis pour protéger leurs capitaux. En fait, beaucoup sont venus dans ce pays afin d'améliorer leur bien-être économique et pour l'éducation future de leurs enfants. La majorité provient de milieu urbain ; certains arrivent avec une excellente formation scolaire et professionnelle. En comparai¬ son avec les anciens, les nouveaux immigrants se considèrent comme plus "distingués", particulièrement ceux qui sont originaires de Hong Kong, plus instruits et plus modernes, la plupart ayant vécu dans les zones urbaines, au moins pendant un certain temps, en Chine ou à Hong Kong. Ils ont le sentiment que les anciens immigrants ne sont que des "péquenauds" ("country bumpkins" ) dénués de raffinement et provenant des zones rurales de la vieille patrie. En bref, la population chinoise en Amérique est devenue plus hétérogène, comparée à la période antérieure à 1965.
Commerces ethniques et entreprises familiales
L'immigration chinoise suit à peu près le même chemin que toutes les migrations qui finissent par s'installer. Réussite sociale, banquiers, capitalistes et riches hôteliers ne sont pas représentatifs de la majorité des nouveaux immigrants. Beaucoup d'entre eux doivent travailler pour une tierce personne, ce qu'ils font au début, même si en fait ils aimeraient aussi s'établir à leur propre compte. Beaucoup créent leur affaire et s'organisent en faisant appel aux membres de leur propre famille. Ceci est davantage possible à l'heure actuelle, après l'arrivée ces dernières années de tant de familles d'immigrants. L'envoi d'argent aux familles contribue en même temps à l'économie du pays d'origine.
Enfin c'est une constante historique de la pression de l'immigration sur les salaires et de sa faveur du point de vue patronal avec un profit devenu antiraciste. La concurrence chinoise, par exemple (outre sa domination mondiale) a tendance à compresser les salaires : à chaque fois que la Chine augmente ses exportations américaines de 1.000 dollars (par ouvrier et par an), les ouvriers du secteur concerné perdent en moyenne 500 dollars de revenu annuel chacun. Aujourd'hui si les ouvriers immigrés chinois ne se font pas particulièrement remarquer aux Etats-Unis, ce n'est pas du tout le cas en Chine2.
On glose toujours sur une plus facile intégration des immigrés européens catholiques jadis et naguère comparée aux problèmes posés par la culture musulmane, ce qui es faux et on en verra les aspects politiques très négatifs dans le cas de l'Italie et ce l'Espagne. Penchons-nous d'abord sur les conditions de la première boucherie mondiale.
ETRANGERS DANS LA GUERRE OU ETRANGERS A LA GUERRE ?
À la faveur de la guerre, l’immigration spontanée a considérablement reculé, au profit d’une immigration plus ou moins “organisée”. Mais si l’État s’est mis à intervenir dans tous les secteurs d’activité, cela ne signifie pas que cette action ait été toujours centralisée et cohérente. En matière d’immigration, à l’évidence, de tous temps, on est loin de la simplicité administrative, même si le ministère du Travail semble s’être imposé comme lieu de régulation.
En fin de compte, plus de la moitié de la main-d’œuvre étrangère et coloniale a été employée dans les industries de guerre, un tiers environ dans l’agriculture et le reste a été assigné à diverses tâches (terrassement, construction, mais aussi emplois de service). Les travailleurs coloniaux et étrangers sont présents sur l’ensemble du territoire. D’après Georges Mauco, en 1918, les étrangers (catégorie dans laquelle l’auteur inclut les coloniaux) représentaient 20 % environ des travailleurs des usines de guerre, et on comptait alors environ 160 000 immigrés dans l’agriculture
La guerre transforme évidemment nombre d’étrangers en suspects tandis que l’afflux de travailleurs coloniaux et étrangers rend plus aigus encore les problèmes de surveillance et de contrôle. On observe pourtant une assez faible conflictualité entre les ouvriers nationaux et leurs homologues étrangers alors que, en revanche, les ouvriers coloniaux et chinois font l’objet d’une « violence raciale » populaire croissante. À partir de mai 1917, un peu partout en France (Brest, Dijon, Le Havre, Paris, Toulouse), des rixes, voire des émeutes, se multiplient, faisant souvent des blessés graves et des morts. Aux ouvriers coloniaux, les Français reprochent d’être des briseurs de grèves et de permettre, par leur présence, le maintien des travailleurs français au front. Ils dénoncent également la concurrence sexuelle que leur présence a fait naître.
Dès les années 1917-1918, les différents chefs de services s’accordent sur le fait qu’il faudra, après le conflit, privilégier « la main-d’œuvre blanche qui, d’abord, est de meilleure qualité et qui, ensuite, est beaucoup plus assimilable. Les coloniaux introduits dans la Métropole et les hommes de couleur seront une source de difficultés à la fois pour elle et les Colonies, alors qu’au contraire la main-d’œuvre blanche pourra nous aider à reconstituer notre population » .
Toute la politique d’immigration au lendemain de la Grande Guerre repose sur ce premier principe qui est alors reformulé ainsi : « Faire appel à la main-d’œuvre d’origine européenne, de préférence à la main-d’œuvre coloniale ou exotique, en raison des difficultés d’ordre social ou ethnique que pourrait faire naître la présence sur le sol français d’éléments ethnographiques trop nettement distincts du reste de la population »
Les travailleurs coloniaux éprouvèrent bien souvent en France une liberté impensable dans les colonies. Longtemps occultée, la participation des étrangers (coloniaux, immigrés, exilés etc.) aux conflits militaires et à la Résistance aux côtés des citoyens français a ressurgi dans la mémoire collective grâce aux témoignages d’anciens combattants et aux travaux historiques.
Une parenthèse sur une immigration pas très « rouge » ni internationaliste mais migration quand même clairement réactionnaire, celle des russes blancs fuyant la révolution bolchevique. La crise économique et l’arrivée continue de réfugiés et d’immigrés sur le territoire français jusqu’à la fin des années 1930 se traduisirent par la promulgation de lois visant à circonscrire le travail des étrangers et à satisfaire ainsi le vœu souvent exprimé par les nationaux de réserver le travail aux Français . La conjugaison de ces deux facteurs eut également des conséquences sur la législation en matière de nationalité. Les étrangers furent incités à acquérir la nationalité française surtout s’ils avaient quelques velléités d’ascension sociale, puisqu’une loi du 21 avril 1933 limitait « l’exercice de la médecine aux seuls Français » et que d’autres lois furent également votées pour protéger certaines pro-fessions, en particulier celle d’avocat. Cette incitation a renforcé leurs conditions de vie difficiles car beaucoup ont refusé de l’acquérir, pensant retourner prochainement dans leur patrie.
LES ITALIENS ET LES ESPAGNOLS COINCES DANS LA PERIODE DE LA CONTRE-REVOLUTION
Ils seront environ 26 millions, entre les années 1860 et les années 1960. Difficultés économiques, archaïsme social et tensions politiques sont les causes de cet "Ulysse collectif", un des plus importants mouvements migratoires de l'époque contemporaine.
Les ouvriers italiens sont présents en France depuis la fin du siècle précédent, mais on assiste, au lendemain de la « Grande guerre », à un afflux massif de transalpins, facilité par tout un réseau de filières familiales ou patronales elles-mêmes encouragées par les conventions de 1919, 1924 et 1928 réglementant le séjour des travailleurs italiens en France, leur permettant d'entrer librement, leur assurant des salaires identiques à ceux des nationaux ainsi que l'ensemble des prestations sociales et un même droit au travail. Ils s'insèrent dans le tissu social et économique français selon des axes spécifiques. Il s'agit surtout d'une population ouvrière (310 000 personnes) où les secteurs les plus représentés sont le bâtiment (90 000), la grosse métallurgie (30 000), les industries extractives (28 000), la céramique et la verrerie (18 000), la chimie (12 000). L'agriculture, pour sa part fait travailler 65 000 Italiens dans les années 1920, tandis que le « petit » tertiaire emploie 18 000 transalpins dans les restaurants, hôtels et débits de boisson et 11 000 dans les commerces de l'alimentation. Après 1919, les Italiens se répandent sur l'ensemble du territoire mais le Nord et l'Est, la région parisienne, le Sud-Est et le Sud-Ouest connaissent de très fortes concentrations en relation avec la proximité frontalière, les gisements d'emploi ou les similitudes de civilisation3.
L'ouvrier italien communiste reste attaché à son identité italienne et ce sentiment n'est pas considéré comme une tare à l'époque. Il ne se considère pas comme un Fuoruscito, un exilé. Angelo Tasca écrit: « Partout où il va (le militant communiste), emmène avec lui sa patrie, qui est l'organisation mondiale à laquelle il appartient. ».
En effet, les militants communistes qui émigraient, qui partaient en- exil, soit pour échapper à la répression, soit pour survivre en trouvant du travail à l'étranger - tout cela en accord avec leur Parti8 - ne considéraient pas l'émigration comme quelque chose de définitif. Elle était une situation temporaire, pour se mettre à l'abri un certain temps avant de revenir légalement ou illégalement en Italie. Tout en étant inscrits au Parti communiste du pays d'accueil, les militants restaient à la disposition du PCI. En France, ils étaient organisés au sein des Groupes de Langue Italienne et, étaient membres du PCF, mais en second lieu. Donc, peu de militants s'attelaient au travail politique parmi les immigrés, jugé décalé et inopportun ; beaucoup étaient démoralisés baissant définitivement les bras pour ne plus s'occuper que de gagner leur vie. Tout au long de l’entre-deux-guerres, les Italiens ont été le groupe le plus nombreux parmi les étrangers installés en France. Formé essentiellement de travailleurs manuels, il incluait également un nombre considérable – quelques dizaines de milliers – de réfugiés politiques antifascistes de différentes tendances, parmi lesquels beaucoup de militants communistes qui, au sein de l’immigration italienne, furent une force politique confusionnisme limitée par le seul combat contre le fascisme.
L’apport de l’immigration à l’implantation du stalinisme en France n'est jamais analysé par les historiens faussaires comme Noiriel. Pierre Milza et le Centre d’étude et de documentation sur l’émigration Italienne (CEDEI), avaient commencé par s’intéresser aux aspects politiques de l’émigration/immigration italienne et ont élargi ensuite le champ d’investigation à l’histoire sociale.
Des réfugiés politiques centrés sur la lutte contre le fascisme
Une partie de cette immigration était composée de réfugiés politiques qui avaient quitté l’Italie pour échapper aux violences fascistes et à la dictature. L’exode avait commencé dès 1921, lorsque la vague révolutionnaire du « biennio rosso » (les deux années rouges 1919-1920) avait commencé à refluer, tandis que la violence organisée des escouades fascistes se généralisait, en particulier dans le Nord et le Centre de la Péninsule. Il continua et s’intensifia après l’arrivée de Mussolini au pouvoir et avec l’instauration, par étapes, de la dictature fasciste entre 1922 et 1926.
Dans l’historiographie italienne, on distingue en général trois vagues principales, la première allant de 1921 au printemps de 1923, la seconde de l’automne 1924 à 1926, la troisième de novembre 1926 (après la promulgation des lois d’exception) jusqu’à la fin de 19274. Plusieurs dizaines de milliers d’antifascistes – que le régime qualifia avec mépris de « fuorusciti » (« ceux qui sont sortis du pays ») – se réfugièrent donc en France, en plusieurs vagues qui correspondaient à l’évolution, ou plus exactement à la détérioration, de la situation politique en Italie.
La plupart des réfugiés politiques étaient des militants issus des différents courants (socialiste – réformiste et maximaliste –, communiste, anarchiste, chrétien) du mouvement ouvrier italien, cible privilégiée de la violence fasciste. C’étaient des syndicalistes, des activistes politiques, des membres des ligues paysannes, des représentants des coopératives et des sociétés mutualistes, des élus locaux, bref, les cadres du mouvement ouvrier italien. Ouvriers pour la plupart, les réfugiés provenaient surtout des régions septentrionales et centrales de l’Italie, dans lesquelles le mouvement ouvrier était le plus implanté et où la répression fasciste était la plus dure. Une partie d’entre eux avait émigré légalement, mais la plupart avaient dû franchir clandestinement la frontière.
Pierre Milza a proposé de distinguer, au sein de l’immigration italienne, les catégories suivantes en fonction de leur rapport au politique : 1) les « états-majors politiques en exil » ; 2) les « militants ou sympathisants, engagés en Italie dans le combat politique ou syndical, n’appartenant pas à proprement parler aux états-majors des grandes organisations ouvrières, travailleurs manuels pour la plupart et qui ont poursuivi en France une activité militante » ; 3) les « militants, sympathisants et autres travailleurs politisés dans le pays d’origine qui n’ont pas poursuivi leur activité politique ou syndicale dans le pays d’accueil » ; 4) « Ceux qui, partis pour des raisons autres que politiques – ou du moins directement politiques – vont au contraire se politiser au contact des fuorusciti ou des formations politiques ou syndicales françaises » ; 5) l’ « immense masse des “non politiques”, c’est-à-dire de tous ceux qui ne sont pas partis pour des motifs spécifiquement politiques et n’ont à aucun moment exercé une activité politique ou syndicale ».
L’émigration réellement communiste des premières années
Dans une première phase, allant de 1921 à 1923, l’émigration communiste italienne vers la France fut une émigration spontanée, résultat de décisions individuelles de militants qui se sentaient particulièrement menacés. Le Parti communiste italien,7 né en janvier 1921 d’une scission du Parti socialiste, se trouva immédiatement dans une situation difficile et le nombre de ses militants chuta rapidement : de 40 022 en 1921 ils passèrent à 24 568 en 1922 pour se réduire à 8 696 l’année suivante8. Parallèlement, le nombre des communistes italiens réfugiés à l’étranger, c’est-à-dire essentiellement en France, augmenta dans des proportions considérables : comme par un phénomène de vases communicants, le Parti se vidait peu à peu de ses forces en Italie tandis qu’elles s’accroissaient à l’étranger. D’après Loris Castellani « en 1921, on recensait 400 militants environ résidant à l’étranger, dont un peu plus d’une centaine en France. Toujours en France, la Fédération communiste italienne du PCF, qui comptait 240 adhérents en juillet 1922, passait à 3 000 en 1923. En avril 1924, les groupes de langue italienne du PCF atteignaient 5 000 membres, sans compter les quelques centaines dispersées dans chacun des autres pays d’Europe totalisant un ou deux milliers.
Ces militants étaient convaincus, en effet, que le régime fasciste ne durerait pas et que, d’autre part, la révolution était proche. C’est pourquoi d’ailleurs ils ne se considéraient pas véritablement comme des exilés. Révolutionnaires et internationalistes, dans un certain sens ils n’avaient pas de patrie, ou plus exactement leur patrie était le mouvement communiste, l’organisation mondiale à laquelle ils appartenaient.
Ces militants communistes étaient, dans leur quasi totalité, des ouvriers jeunes, célibataires, très mobiles, résolus à poursuivre dans l’exil la lutte politique. Ils s’inscrivaient en partie dans une tradition militante qui avait vu déjà au XIXe siècle de nombreux anarchistes, socialistes et républicains italiens s’expatrier pour continuer la lutte dans d’autres pays, en Europe comme dans les Amériques. Les statuts de 1921 du PCI tenaient compte de cette tradition et de la présence de nombreux travailleurs italiens à l’étranger et faisaient obligation aux communistes émigrés de militer dans les sections du parti constituées à l’étranger. Ceux approuvés au deuxième congrès national, en mars 1922, contenaient une nouveauté importante, conforme au nouvel esprit du mouvement communiste, puisqu’ils prévoyaient l’obligation, pour le militant émigré, d’adhérer à la section du Komintern du pays d’accueil.
Le PCI devenu stalinien ne pouvait évidemment pas voir d’un œil favorable l’émigration de ses militants, qui diminuait sans cesse ses forces en Italie, et s’efforça par conséquent de la freiner, en la limitant à ceux qui étaient menacés par de lourdes peines de prison en raison de leur activité politique. Pour émigrer, le militant communiste devait officiellement demander (et obtenir) l’autorisation du Parti, mais dans la pratique cette procédure était souvent impossible à respecter, ou bien parce que les militants menacés devaient partir de toute urgence ou bien parce que la structure communiste de telle ou telle localité avait été complètement désorganisée par la terreur fasciste .
En novembre 1922, le quatrième congrès du Komintern décida la suppression des fédérations communistes de langue étrangère organisées dans les pays d’immigration : leurs membres devaient désormais adhérer directement aux partis communistes des pays d’accueil, au sein desquels ils seraient organisés en groupes de langue. C'est à dire que le stalinisme montant s'efforçait d'enfermer les PC dans l'ornière nationale.
Conformément à ces dispositions, la Fédération communiste italienne fut dissoute par le PCF le 23 mai 1923. Le document précisait : « Les camarades italiens continueront à se grouper au sein de notre Parti en “groupements de langue italienne”, ayant pour but le travail spécifique de propagande communiste, politique et syndical parmi les ouvriers italiens. Ces groupements se tiendront en rapport avec le Comité central de Paris […], qui est nommé par le Comité directeur de notre Parti ». Au sein du PCF, il y eut des Groupes de langue italienne, polonaise, hongroise, yougoslave, juive. Les plus importants étaient ceux de langue italienne, ce qui correspondait à la place prépondérante des Italiens au sein de l’immigration en France, venant renforcer en quelque sorte un soutient à la démocratie bourgeoise dans sa confrontation ambiguë avec le fascisme4.
L'immigration italienne et espagnole importent l'idéologie antifasciste qui conforte l'hypocrite démocratie bourgeoise et conduira à la guerre
Entre juillet 1916 et janvier 1919, environ deux millions d’Espagnols avaient été recensés en France, dont 200 000 dans la capitale d’une part, et d’autre part à Nîmes leur nombre surpassa celui des autochtones. Accrue, l’émigration hispanique se substitua aux prolétaires italiens particulièrement exploités dans le sud et le centre de la France, ou souvent obligés de s’engager dans l’Armée française ou de travailler dans les tranchées militaires5.
La Première Guerre mondiale avait constitué un véritable accélérateur : leur nombre passa de 106 000 à 255 000 entre 1911 et 1921. L’Espagne ne participa pas au conflit, mais en profita pour vendre des produits agricoles aux belligérants, ce qui entraîna une augmentation des prix dramatique pour la population. La majorité des migrants travailla dans l’agriculture dans les régions frontalières, mais certains se rendirent plus au nord pour entrer dans des usines d’armement. Ils connurent des conditions de travail et de logement précaires et la plupart d’entre eux rentra au pays fin 1918. Mais, s’apercevant que la situation espagnole ne s’était pas améliorée, ils furent nombreux à repartir en France dès 1919, accompagnés cette fois de leur famille.
La crise de 1929 mit un point final à la politique d’ouverture vis-à-vis des étrangers instaurée suite aux pertes de la Grande Guerre. En 1932, des décrets établirent des quotas dans l’industrie et les services et les chômeurs étrangers risquaient l’expulsion. Entre 1931 et 1936, le nombre des Espagnols en France passa de 352 000 à 254 000, diminution qui s’explique aussi par la proclamation de la Seconde République en Espagne en 1931 : face au chômage et à la xénophobie croissante, de nombreux immigrés décidèrent de repartir, confiants dans les promesses de la République. Après l'échec de la révolution espagnole les portes se refermeront pour l'émigration6. C'est l'immigration des militants et intellectuels espagnols qui contribuera à mythifier une guerre d'Espagne plus qu'une véritable révolution de l'ampleur de celle de 1917, et constitue même une régression par rapport à cette dernière.
L 'ANARCHISME ESPAGNOL GOUVERNEMENTAL
L'ouvrage, écrit en 1990 et resté méconnu de Mikael Seidman est venu bousculer tous les clichés sur cette cruelle guerre civile ; et critiquer la CNT comme les ultra-gauches et le CCI ont été incapables de mener au fond. Nonobstant le fait que Seidman se révèle moderniste et apolitique dans sa conclusion, l'analyse des deux aspects des mystifications espagnole et française est percutante.
Les anarchistes (organisés dans la CNT) se sont en effet fixés de moderniser l’appareil productif, dans les conditions difficiles de la guerre civile espagnole. Cependant, les ouvriers refusent le productivisme et la discipline de l’usine imposés par les anarchistes.
En France, les syndicalistes encouragent au contraire l’absentéisme, les retards, le sabotage et l’indiscipline ; Le Front populaire ne s’inscrit pas dans une perspective révolutionnaire, mais dans une lutte pour le temps libre. Ce mouvement débouche vers la plus importante législation sociale en France, avec notamment les congés payés.
Michael Seidman questionne le consentement des salariés et leur résistance au travail. Les ouvriers continuent de se rendre aux usines, notamment pour pouvoir ensuite consommer. Mais des pratiques de refus du travail se développent également. Le stalinisme et l'anarchisme ont occulté cette résistance au travail. « Ils considèrent le travail surtout comme création, et non coercition, et l’ouvrier comme un producteur, et non un résistant », dit Michael Seidman. Les anarchistes et les staliniens, et trotskystes insistent sur l’expropriation des moyens de production mais ne remettent pas en cause la soumission au travail. Au contraire, si les ouvriers souhaitent contrôler le lieu de production, c’est pour travailler moins.
C'est face à la faiblesse de la bourgeoisie espagnole, que, opportunément, a pu se développer un inattendu mouvement de masse anarcho-syndicaliste. La répression des grèves sans possibles négociations alimente la défiance à l’égard d'un Etat rigide qui ne peut faire barrage qu'avec son armée. et de son armée. La domination d’une bourgeoisie réactionnaire nourrit l’idéologie libertaire. Les anarchistes s’appuient sur un syndicat puissant, en réalité agissant comme parti politique, et conçu comme base de la révolution et de la société future.
Les anarchistes critiquent la bourgeoisie pour son incapacité à développer les forces productives. Ils glorifient le travail comme émancipateur et valorisent l’industrialisation. La CNT ne reconnaît comme unité de base du communisme libertaire que le « producteur ». Les anarchistes ne cessent de fustiger la paresse et le parasitisme.
La CNT affirme défendre son idéologie comme révolutionnaire, mais reste traversée par d’importantes contradictions. La critique de l’Etat reste abstraite et n’empêche pas des pratiques de collaboration avec les réformistes et les partis parlementaires. La CNT valorise la spontanéité des masses mais pratique des réunions secrètes en petit comité pour préparer des insurrections. Lors de l’insurrection de 1933, la CNT proclame le communisme libertaire, mais qui se traduit par une soumission absolue au folklore et aux idées anarchistes.
Ensuite, le contrôle des usines ne change pas la nature de la production ni la division du travail. Malgré son idéologie contradictoire, la CNT soutient les grèves ouvrières comme la corde soutient le pendu, face à des luttes qui visent à gagner plus et à travailler moins.
L'autogestion cénétiste ne suscite pas l’enthousiasme des ouvriers. La CNT n’hésite pas à contrôler et à sanctionner l’absentéisme au travail. Le syndicat au pouvoir s’oppose à l’augmentation des salaires et à la diminution du temps de travail. Au contraire, les ouvriers rechignent à l’effort de guerre, au sacrifice et au devoir militaire. Comme pendant la révolution russe, une classe gestionnaire s’empare des moyens de production pour moderniser l’économie. La CNT impose même des camps de travail.
L’art de la présumée Révolution développe une propagande de type stalinienne. « Sur ces affiches, qui ressemblaient beaucoup au style soviétique du réalisme socialiste, les ouvriers étaient en train de travailler, de combattre ou de mourir pour la cause ». Les affiches représentent des personnages héroïques et musclés, jamais fatigués. Ces affiches de propagande visent à éradiquer la résistance au travail manifestée par les ouvriers. Avec l’autogestion, les ouvriers doivent participer à leur propre asservissement. Pourtant ils désertent les organes de la démocratie directe qui, de toute manière, refusent de prendre en compte leurs revendications qui s’opposent au bon fonctionnement de l’économie anarchiste.
Outre Pyrénées, le PCF, qui a abandonné tout projet révolutionnaire d’expropriation des moyens de production, depuis qu'il a été englouti par le stalinisme, se contente d’un programme de planification pour aménager le capitalisme. Il valorise notamment les nationalisations. Le contrôle ouvrier est abandonné au profit de l’Etat. L’extrême gauche et les anarchos-yndicalistes n’ont aucune influence politique et restent marginalisés, et suivistes.
Quand Le Front Populaire arrive au pouvoir en 1936 avec Léon Blum, les ouvriers refusent de rester passifs. Ils déclenchent le plus grand mouvement de grève en France. Surtout, ils décident de lancer des occupations d’usine qui attaquaient le sacro saint droit de propriété.
La discipline de l’usine est ébranlée, même après les accords de Matignon. Les ouvriers arrivent en retard, partent tôt et désobéissent à leurs supérieurs. Les délégués syndicaux tiennent tête aux contremaîtres et nuisent au rendement de l’usine. A chaque licenciement dans une branche, une grève éclate. Les ouvriers refusent les cadences, les accélérations de production et la recherche de rendement productif.
Les ouvriers français ne luttent pas pour la réappropriation des moyens de production. Mais ils déclenchent des grèves contre les cadences et pour le temps libre. « En France, l’exigence d’une révolution fut supplantée par une guérilla contre le travail », observe Michael Seidman. Les ouvriers ne cessent de résister à la discipline de l’usine et du salariat.
En réalité, l’indiscipline des ouvriers en France relève également d’une démarche politique. C’est une pratique de lutte qui ne doit pas être vidée de son sens politique. Les ouvriers qui tiennent tête aux petits chefs et qui refusent les cadences ne se contentent pas de faire un caprice. Ils veulent changer la société et sortir de leur vie de misère7.
En fait, ce fut la grève générale de Mai 1968 qui, hors de la mythologie antifasciste, qui donna lieu à une participation plus massive des Espagnols, non plus dans les départements agricoles du sud, mais en région parisienne et au sein des grandes firmes industrielles où ils s’étaient concentrés au long de la décennie : « Plus de 2 000 Espagnols travaillaient chez Renault à Billancourt. Sur la chaîne du département 74, les immigrés constituaient 80 % du personnel. Et c’est de cette chaîne que sont partis le plus grand nombre de grévistes. Les héros de la grève s’appelaient Mohammed, Hocine, Vendini ou Lopez. ». Ce fut également le cas chez Mecano à La Courneuve, en banlieue nord de Paris, où travaillait un nombre élevé d’Espagnoles : « On n’avait jamais pu constituer un syndicat ouvrier dans cette usine. Elles avaient peur. La grève y a mis fin. Les Espagnoles, enthousiastes, infatigables, ont participé en masse aux piquets de grève ; un syndicat a été fondé, elles se sentent fortes. »
Cependant, l’action collective des Espagnols se dilue dans celle de l’ensemble des immigrés, comme ce fut à nouveau le cas lors des mobilisations de 1972 dans la construction et dans les industries métallurgiques.
À suivre...
NOTES
1 Véra Nikolski « Féminiscène » La réalité oubliée derrière l'émancipation des femmes - Véra Nikolski - Élucid/ La plus géniale démolition du féminisme bourgeois (merci Yann)
2Si les grèves et autres événements de contestation au sein des entreprises n’ont pas leur place dans la presse chinoise, dans un souci de “stabilité sociale”, d’autres médias sinophones en font état. En moins d’une semaine, entre le 6 et 11 août, le site Zuotian (Hier, en français) a ainsi repéré sept grèves en Chine, dans des secteurs comme l’industrie pharmaceutique, le textile, l’emballage, les pièces détachées pour automobiles et les semi-conducteurs. Les causes principales peuvent être des arriérés de salaires, une réduction des rémunérations, un déménagement d’usine sans indemnisations, de faibles indemnités de licenciement, observe le site, spécialisé dans la veille sur la défense des droits dans l’empire du Milieu. Lundi 11 août, près d’un millier d’employés de l’usine de Shenzhen du grand fabricant de semi-conducteurs singapourien ASMPT ont ainsi manifesté sur le site de production. Trois jours auparavant, l’entreprise avait annoncé la fermeture de l’usine et s’était engagée dans une procédure de liquidation judiciaire, en promettant une indemnité de licenciement jugée insuffisante par les salariés : un mois de salaire par année de service.
3 G. Mauco, Les étrangers en France.
4Des communistes en France - Les communistes italiens et le mouvement ouvrier français dans l’entre-deux-guerres - Éditions de la Sorbonne
6 Il faudra attendre le au milieu des années 1950 pour que le régime de Franco rouvre les frontières à l’émigration, celle-ci cessa de se diriger vers les destinations traditionnelles d’Amérique latine et s’orienta vers les pays européens qui, à ce moment-là, avaient besoin de main-d’œuvre en abondance. Les trois principales destinations des Espagnols furent désormais la France, l’Allemagne et la Suisse, et ce jusqu’au début des années 1970.