ARCHIVE MAXIMALISTE:
par MARC CHIRIK (1907-1990) publié au Venezuela dans la revue Internacionalismo (1965?)
Le texte historique suivant n’a pas pris une ride, excepté cette obsession de Marc en la venue d’une 3ème guerre mondiale (mais cette crainte n’a pas non plus disparue de nos jours, 50 ans après...). Il est terriblement actuel! Au niveau de l’argumentation concise et allant à l’essentiel, aucun texte n’a égalé celui-ci; ni Munis ni la plupart des articles de RI et du CCI qui s’en sont inspirés ne frappent aussi clairement et justement pour dénuder l’obsolescence du syndicalisme; cet article est évidemment fraternellement agité sous le nez des camarades du PCint et de Robin Goodfellow qui sont encore en gros sur les positions de Alerta face au «syndicalisme émergent» au Brésil ou en Irak. Ce texte est extrait du tome 11 de la compilation de l'oeuvre de Marc, sous son principal pseudo (Marc Laverne) que j'ai réalisée sous le nom du mien (Pierre Hempel/JLR), plus par modestie et sans avoir besoin réellement de me cacher contrairement à Marc, souvent contraint lui à la clandestinité dans son combat de toute une vie.
PS: la critique du Pcint c’est ici: http://www.pcint.org/04_PC/97/97_laverne.htm
"ALERTA" ET LES ILLUSIONS DU NEO-SYNDICALISME
Une nouvelle revue vient de sortir, son nom est "Alerta". Le premier numéro est sorti en octobre et ils ont jusqu'à présent publié 4 numéros. Ce seul fait témoigne de la combativité qui anime ce groupe de militants pour se lancer dans la lutte publique. "Alerta" interrompt agréablement le choeur patriotard et de collaboration de classes constitué par les publications des partis gouvernementaux ou de l'opposition légale ou illégale, depuis AD jusqu'à FALN, en passant par le MIR et le PCV, et leurs multiples succursales que sont les différents syndicats et confédérations générales du travail.
"Alerta" se situe catégoriquement sur le terrain ferme de la lutte de classes, dénonce implacablement les agissements de ces agents du capitalisme en général que sont les dirigeants actuels des syndicats, et appelle les ouvriers à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour défendre leurs intérêts contre l'exploitation et l'oppression capitaliste. Telle est la grande valeur de la jeune revue "Alerta" et tout son mérite.
Nous saluons chaleureusement la parution de "Alerta", nous saluons ce nouveau bataillon de militants qui viennent prendre leur place dans le combat révolutionnaire du prolétariat vers son émancipation. Nous la saluons avec d'autant plus d'enthousiasme que nous voyons en "Alerta" une nouvelle manifestation, une confirmation du réveil de la classe ouvrière au Venezuela; un réveil lent, certain, indéniable et croissant, que nous "annonçons" depuis 2 ans et dans lequel, depuis 1963, nous tentons de participer et d'accélérer le processus.
Le "réveil" qui n'est pas une exclusivité du Venezuela, ne s'est pas manifesté d'une manière ouverte, directe et positive; c'est pourquoi on ne manque pas de myopes qui ne le perçoivent pas, et même au sein des groupes révolutionnaires, on ne manque pas de militants sceptiques, particulièrement au sein de la vieille génération, qui se lamentent et désespèrent. Il était inévitable que les premiers symptômes du réveil se manifestent d'une manière plutôt "négative": la perte des illusions et une inquiétude croissante. La décomposition du mouvement stalinien international, la crise ininterrompue qui secoue les partis "communistes" dans tous les pays, la perte de leur influence au sein des masses, la désapprobation croissante des ouvriers envers la politique de ces partis, autant de symptômes très importants d'un nouveau processus de réorientation qui s'opère au sein des masses ouvrières.
Plus encore, ceux qui savent observer, constatent une inquiétude croissante, particulièrement au sein de la jeune génération. Cette inquiétude se traduit par une plus grande participation dans les réunions publiques des groupes de l'extrême gauche, par le nombre croissant de publications révolutionnaires et leur plus large diffusion, les discussions et recherche de réponses aux problèmes fondamentaux de notre époque: l'évolution du capitalisme, les perspectives, le capitalisme d'état, la guerre, etc... Tout ceci dénote le début d'un réveil encore limité, mais indéniable et profond en relation avec une situation internationale qui va se dégradant, dont l'instabilité économique et politique devient plus évidente, avec l'apparition d'un chômage chaque jour plus massif, avec la continuelle détérioration des conditions de vie des travailleurs, avec les guerres locales qui surgissent et s'installent, avec la menace plus précise chaque jour de la guerre mondiale qui approche.
S'il est vrai que le délire nationaliste du PCV et du MIR n'ont jamais conduit les masses ouvrières du Venezuela à la triste aventure de la guérilla, ils ont cependant réussi à freiner les luttes ouvrières et les faire sortir du terrain de classe, de la défense des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière et de ses revendications immédiates, satisfaisant ainsi, bien sûr, le patronat et l'état.
C'est pour cette raison que quand les ouvriers arrivent à se libérer de la fumée patriotarde du stalinisme et du faux "révolutionnarisme" du Castrisme, leurs premières réactions consistent à se tourner vers les préoccupations économiques immédiates du salaire et des conditions de travail. Ces réactions, tout en représentant un grand pas en avant, restent cependant sur un terrain assez limité et non dépourvu de nouvelles illusions non moins dangereuses.
"Alerta" est l'expression typique de ce double aspect, comme nous allons le voir en examinant de plus près son contenu. Tout en saluant la parution de cette publication, "Internacionalismo" faillirait à son devoir révolutionnaire en ne soumettant pas les positions et solutions préconisées par "Alerta" à l'épreuve d'une critique fraternelle, certes, mais sévère.
Le Prolétaire n°55 Juin 1968 |
Il suffit de lancer un regard exempt de l'impuissante nostalgie de ce qui "était", pour constater immédiatement que dans toutes les parties du monde, dans tous les pays, le mouvement syndical a justement cessé d'être l'organe de lutte de la classe ouvrière, pour devenir l'organe spécifique de la collaboration de classes et de l'intégration du prolétariat dans l'état capitaliste.
"Alerta" regarde en arrière et ne voit pas la réalité présente. Il ne voit pas qu'aujourd'hui il n'existe pas un seul syndicat au monde où nous, ouvriers, "apprenons à nous unir, apprenons à lutter, apprenons à reconnaître nos ennemis et à les affronter" (Alerta n°1). C'est tout le contraire, le syndicat aujourd'hui est le lieu où les ouvriers oublient ce qu'ils ont appris, ils oublient comment se réunir, ils oublient comment discuter, ils oublient comment lutter. Il peut subsister ici ou là des vestiges du vieux syndicalisme, mais ceci ne doit pas nous tromper et nous faire oublier qu'il est devenu une institution bureaucratique, de contrôle des ouvriers, une institution qui peut avoir des variantes en fonction du pays et des circonstances particulières, mais qui suit une évolution irréversible d'intégration à l'état capitaliste.
Les syndicats aujourd'hui sont constitués et enfermés dans une structure juridique, un code juridique avec une procédure légale. Ce code est tellement compliqué avec ses conventions collectives, ses commissions paritaires, les commissions d'arbitrage sous la surveillance du ministre du travail, avec ses préavis, ses clauses douteuses, ses compromis et ses charlataneries, qu'il rend absolument nécessaire la formation d'une caste spécialisée, de tout un appareil de fonctionnaires, avocats et autres bureaucrates. Pour cette même raison, les assemblées syndicales cessent d'être les réunions des ouvriers où ils discutent de leurs revendications et se préparent à la lutte pour les obtenir, pour devenir des assemblées purement informatives dans lesquelles les bureaucrates spécialistes viennent expliquer aux ouvriers leurs "droits et devoirs". Le syndicat a cessé d'être "l'école de la lutte" pour devenir l'école de l'abrutissement des ouvriers. "Alerta" ne voit pas la transformation radicale qualitative de l'organisation syndicale, et, ce faisant, il lui est absolument impossible de comprendre les raisons profondes de cette transformation: il ne se pose même pas la question. Il ne voit pas la différence entre les syndicats d'autrefois, organisations spontanées des ouvriers contre la volonté des patrons et contre l'état capitaliste, et les syndicats d'aujourd'hui directement ou indirectement organisés par les partis anti-ouvriers, mais toujours sous la tutelle de l'état, et avec la bénédiction de l'Eglise et le soutien actif du patronat et de ses agents. Au lieu d'être une création interne, spontanée de la classe ouvrière en vue de la défense de ses intérêts, les syndicats actuels sont une création externe par le biais de laquelle toute les forces du capitalisme moderne se consacrent à enfermer les ouvriers, pour mieux les contrôler et les dominer.
Un des actes premiers de chaque nouveau type de gouvernement consiste à organiser ses syndicats. Sous Hitler nous avons eu les syndicats fascistes, en Espagne nous avons les syndicats franquistes, en Russie les syndicats staliniens, dans l'Argentine de Péron les syndicats péronistes, dans les pays "démocratiques" comme le Venezuela nous avons eu les syndicats "pérezjiménistes" et avec le triomphe de AD, les syndicats Adecos, la CTV et les syndicats des partis de l'opposition, la CUTV. Tous sont organisés pour l'accomplissement d'une même fonction historique: soumettre la masse ouvrière au contrôle le plus rapproché possible pour la lier à la "production nationale". Le droit syndical, tout comme le droit au suffrage universel pour lesquels la classe ouvrière a lutté durant des décennies, ne constituent plus aujourd'hui une dure conquête, mais une obligation à laquelle les ouvriers doivent se soumettre.
De la même façon qu'aucun état capitaliste moderne ne peut subsister sans son organisation militaire, l'armée et la police, il ne peut non plus subsister sans son organisation du travail, c'est-à-dire sans les syndicats. Les syndicats sont à la force de travail ce que les casernes sont à l'armée.
La transformation des syndicats d'un organe de lutte en un organe de collaboration de classe appelé à assurer la paix sociale et l'augmentation de la productivité, n'est pas la conséquence, comme le croient certains, de "mauvais" dirigeants, de chefs "traîtres" et "opportunistes". C'est là une explication superficielle et infantile. Cette transformation correspond à une nouvelle étape historique: l'époque du capitalisme décadent. Tant que le capitalisme représentait une époque de progrès dans l'histoire, menant à bien la tâche de développement des forces productives de la société, la transformation de celle-ci n'était pas à l'ordre-du-jour de l'histoire en tant que tâche politique immédiate. Le prolétariat pouvait alors et devait donner naissance à une organisation permanente ayant pour objectif la défense de ses intérêts immédiats, et cette organisation en même temps servait d'école pour la classe: celle-ci y apprenait à se préparer en vue des futurs combats décisifs et révolutionnaires (quand les conditions historiques seraient réunies) pour prendre elle-même la direction de la société. Ce fut l'époque d'un "programme minimum" et d'un "programme maximum" dans l'activité du mouvement ouvrier. Les syndicats étaient le type d'organisation le plus approprié pour la réalisation de ce "programme minimum" sur le plan économique, de même que les campagnes électorales et l'activité parlementaire des partis ouvriers l'étaient sur le plan politique.
Avec 1914 s'ouvre une nouvelle période historique. Le capitalisme impérialiste entre dans sa phase décadente: époque de guerres impérialistes et de révolutions prolétariennes. Rosa Luxembourg caractérisait cette époque, avec une grande certitude et une vision aigue de la réalité, comme étant celle de la disparition définitive de la division entre "programme minimum" et "programme maximum", pour ne laisser qu'un seul programme unitaire, total, de lutte révolutionnaire permanente du prolétariat, pour la transformation révolutionnaire de la société; une lutte menée à tous les niveaux, économique, politique et social.
L'ancien type d'organisation corporatiste strictement économique et, qui plus est, de structure verticale, le syndicat, s'est avéré absolument inadapté et inopérant pour mener à bien la lutte unitaire et totale qui est celle qui correspond à la classe ouvrière dans l'époque moderne du capitalisme décadent. Pour réaliser efficacement ses nouvelles tâches historiques, dans l'immédiat, la classe ouvrière a apporté spontanément sa réponse en créant un nouveau type d'organisation: les conseils ouvriers d'usine.
Ce type d'organisation horizontale, non verticale, est basé directement sur le lieu de travail, aux sources même de la production, englobant tous les ouvriers (sans discrimination aucune, sans vérifier si l'ouvrier a sa carte d'identification syndicale), elle fait participer tous les ouvriers d'une manière effective et constante aux délibérations, discussions et décisions; les délégués sont des ouvriers de l'usine elle-même, élus et révocables à tout moment, selon le souhait des ouvriers. Seule une organisation ainsi structurée, sur le lieu-même de l'exploitation -l'usine- et qui lie étroitement les ouvriers entre eux, non pas sur le plan professionnel, mais sur le plan territorial -le quartier, la ville, la région, le pays et le monde-, seul ce type d'organisation peut mener la lutte du prolétariat à terme et assurer son triomphe.
Tel sont les enseignements et acquisitions les plus profonds tirés de l'expérience de la lutte du prolétariat au XXe siècle. Et les syndicats alors, direz-vous ? Ils ne correspondent plus aux nécessités ni aux tâches de la lutte du prolétariat au XXe siècle, leur objectif limité qui était leur raison d'être, s'est évanoui; ils ne peuvent donc plus servir en tant qu'organisation de la classe. En continuant d’exister en tant qu'organisation (vide de contenu prolétarien) le syndicat se transforme en son contraire, il devient le terrain de prédilection des manoeuvres de toutes les forces politiques du capital contre la classe ouvrière.
Il semble que les militants de "Alerta" n'ont pas compris la signification du caractère actuel des syndicats. A en juger par les critiques véhémentes contre les mauvais dirigeants (les "Mandrakes" comme ils les appellent) sur qui ils rejettent la faute de la collaboration de classe des syndicats actuels, les militants démontrent qu'ils n'ont pas compris la signification profonde de la nécessaire et inévitable transformation subie par les syndicats; et tel un nouvel Hercule, "Alerta" se lance héroïquement dans l'oeuvre surhumaine de nettoyer les étables modernes du capitalisme d'Augias que sont les syndicats.Vouloir faire revivre un syndicalisme révolutionnaire dans une époque ou les syndicats sont morts en tant qu'organisations ouvrières depuis fort longtemps, relève d'un désir naïf.
Dans une époque de décadence, de déséquilibre permanent et d'instabilité sociale, la classe ouvrière ne peut maintenir une organisation révolutionnaire de masse stable et permanente au sein de l'ancienne société. C'est une époque de virages soudains et de violentes explosions qui mènent à court terme soit au triomphe final, soit à la défaite. Quand le moment sera venu où le prolétariat pourra implanter et développer une organisation de masse, l'heure de la révolution sera proche et ne tardera pas beaucoup à sonner. En attendant, les luttes ouvrières ne se préparent ni se mènent à travers ou dans les syndicats, mais en dehors d'eux et contre eux, avec l'explosion de grèves sauvages dirigées par des comités ouvriers "improvisés" spontanément.
"Alerta" semble ignorer la vague de grèves sauvages qui s'est développée durant toute l'année dernière en Angleterre. Il ignore les cris de terreur que ces grèves sauvages ont produit dans la presse capitaliste "sérieuse", laquelle se demande avec anxiété jusqu'où cela irait si les syndicats ne parvenaient pas à prendre le contrôle de ces mouvements "irresponsables". Si "Alerta" connaissait mieux le mouvement ouvrier européen et son évolution, il réfléchirait deux fois avant de lancer ces appels: "Camarades travailleurs, ta participation dans le syndicat doit être une réalité, que tu sois d'accord ou pas avec ses dirigeants actuels, que tu sois d'accord ou pas avec ses caractéristiques actuelles".
Pour éviter de se mouiller quand il pleut, "Alerta" appelle à se jeter à l'eau. Le fait aujourd'hui d'appeler les ouvriers à entrer dans les syndicats est un service gratuit que l'on rend à l'Etat, aux partis politiques ennemis de la classe et à la bureaucratie syndicale. Déjà le capitalisme exerce toutes sortes de pressions pour obliger les ouvriers à se soumettre au contrôle des syndicats. Il n'est pas rare que l'ouvrier ou l'employé ne trouve pas d'emploi s'il n'a pas de carte syndicale, et c'est chose courante que les patrons se chargent d'encaisser les cotisations syndicales, en les déduisant directement du montant du salaire. Sous l'appellation de cotisation syndicale se cache un impôt direct imposé aux ouvriers afin que ce soit eux-mêmes qui nourrissent une caste bureaucratique spécialisée dans leur surveillance.
Il est d'autant plus surprenant de voir Alerta tentant de faire revivre un syndicalisme révolutionnaire anachronique, que n'a jamais existé de véritable mouvement syndical de classe au Venezuela. En effet les syndicats furent crées à la veille de la IIe guerre mondiale, oeuvre directe du stalinisme ou du parti A.D. (aujourd'hui parti gouvernemental), autant dire qu'ils ne furent jamais rien d'autre que des annexes de ces partis de la jeune bourgeoisie nationaliste du pays. Au Venezuela, comme dans beaucoup de pays arriérés, les syndicats n'ont pas eu à se transformer: dès leur naissance ils apparaissent comme des organisations corrompues et de collaboration de classe.
Tout comme dans les pays hautement industrialisés d'Europe, la jeune classe ouvrière du Venezuela n'a rien à faire dans les syndicats. De même que ses frères aînés d'Angleterre et d'ailleurs, les ouvriers du Venezuela engageront leur lutte de classe en dehors et contre les syndicats. Déjà les grèves sauvages des ouvriers de Puerto La Cruz et d'autres parties du pays, il y a 2 ans , sont la manifestation du fait qu'au Venezuela également, la classe ouvrière s'oriente dans la direction de l'auto-organisation de sa lutte, et contre la tutelle des syndicats.
COMMENT SURGIT UNE TELLE POSITION ?
Ce n'est pas un hasard si ce néo-syndicalisme proclamé par Alerta s'est manifesté précisément parmi les militants du syndicat de la chaussure. Les industries de production de biens de consommation peu durables, comme le textile, l'habillement, la chaussure etc..., ne présentent pas ce degré élevé de concentration et de centralisation capitaliste comme c'est le cas pour les grandes industries de base. Elles ont encore beaucoup des caractéristiques des manufactures. La division n'est pas encore très accentuée, l'ouvrier s'affronte encore directement au capitalisme personnalisé, et pas encore au capitalisme anonyme. Ce sont des industries qui très souvent travaillent par périodes; les ouvriers exécutant certains des travaux à la tâche, ce qui signifie qu'une importante couche ouvrière travaille à domicile et possède en partie ses moyens de production. Une couche ouvrière encore très liée à l'artisanat; il est donc très naturel qu'au sein de cette couche ouvrière survive l'esprit corporatiste et professionnaliste qui constitua la base de l'organisation syndicale d'autrefois. Ce serait une grave erreur que de partir de cette image et vouloir appliquer cet esprit au mouvement ouvrier moderne. Ce serait une grave erreur que de vouloir poser et résoudre les problèmes brûlants de la lutte du prolétariat et de son organisation dans l'époque actuelle en regardant à travers les lorgnons de nos chers grands parents.
Quand on lit "Alerta" pour la première fois, on croit voir une saine réaction des ouvriers du syndicat de la chaussure, qui protestent et dénoncent l'ignominieuse attitude de leurs dirigeants qui vendent sans scrupules les intérêts des ouvriers. On ne peut donc pas ne pas applaudir et appuyer cette réaction élémentaire ouvrière. Mais au fil de la lecture on ressent un malaise croissant dans la mesure où "Alerta" prétend justement se présenter en tant qu'une orientation, une plateforme générale pour le mouvement ouvrier. Ainsi dans son dernier numéro (le N°4), "Alerta" (bien que son contenu soit encore étroitement lié aux problèmes de la Chaussure et de la signature de la convention collective), se présente comme le "porte-voix des comités en vue du sauvetage du mouvement syndical". Toute la plateforme s'exprime à travers cet appel: "camarades, récupérons les syndicats des mains des agents patronaux! Faisons-en de véritables organes de classe!".
Nombreux sont les groupes et partis révolutionnaires qui depuis 1920 se sont fixés la tâche de "transformer les syndicats en véritables organes de classe" avec pour unique résultat un cinglant échec. "Alerta" ne voit pas, ne comprend pas, ni se demande la raison de cet échec. Il répète encore la même erreur qui consiste à ne pas voir la fonction capitaliste que remplissent nécessairement les syndicats à l'époque actuelle.
Un organe de classe ne se "fait" pas selon notre bonne volonté. Toute organisation EST un organe déterminé de telle ou telle classe.
La nature de classe d'une organisation n'est pas seulement déterminée par son origine historique. Nombre d'exemples dans l'histoire nous montrent le contraire. Il suffit de citer l'Etat russe, les partis socialistes, les partis communistes et aussi les syndicats, tous d'origine ouvrière, qui sont devenus autant d'institutions contre la classe ouvrière.
L'argument se référant à la composition sociale n'est pas plus valable. Il est évident qu'une organisation générale des ouvriers est inconcevable si elle n'est pas composée,socialement d'ouvriers. Mais ceci n'entraîne en aucune façon que toute organisation composée d'ouvriers soit une organisation ouvrière. S'il en était ainsi, il faudrait considérer les organisations de travail de Hitler, de Mussolini, de Franco, de Staline, de Perez Jimenez, des socio-chrétiens, de l'Eglise,toutes constituées d'ouvriers, comme autant d'organes du prolétariat !
Ni l'origine, ni la composition sociale ne suffisent pour caractériser une organisation de classe. C'est seulement la fonction sociale qu'elle est nécessairement appelée à assumer et qui est déterminée par son époque, qui permet de définir la nature de classe d'une organisation.
Comme nous l'avons déjà vu, le mouvement syndical en maintenant et perpétuant un "programme minimum", séparé et limité, ne peut pas représenter le "programme total" de lutte de classe du prolétariat tel que l'exige l'époque actuelle. Par ailleurs il ne peut pas non plus réaliser un "programme minimum" car celui-ci est historiquement caduc. En aucune façon cette organisation ne peut servir dorénavant le mouvement prolétarien. Elle doit disparaître ou bien, se réclamant formellement du vieux programme, elle doit se convertir en réalité, en une institution de paralysation et de frein de la lutte, au service de la classe ennemie.
Cela ne sert à rien d'invoquer et de s'abriter derrière le prestige de Lénine, ni de se réclamer du léninisme. Pour aussi grande que fut l'autorité d'un Lénine, elle n'est pas en soi une garantie infaillible de la justesse d'une position, et encore moins valable en tout temps.Il ne faut pas oublier que Lénine est mort au début de notre époque, ce qui explique en partie que sur beaucoup de questions il soit resté attaché à des positions classiques passées. L'expérience des 50 dernières années a invalider nombre de positions de ce qu'on appelle le "léninisme". Pour n'en citer que quelques unes: la question parlementaire, le problème national et colonial, l'auto-détermination des peuples, la question du front unique et la conception du parti. La question syndicale fait partie de cette ligne politique générale. Une position fausse, même si elle est enveloppée de "léninisme", reste fausse.
Les propositions de Alerta pour sauver les syndicats ne sont que voeux pieux, et leurs propositions pour la réforme des statuts syndicaux ont la valeur d'un pansement sur une jambe de bois; il n'y a aucune possibilité de sauver les syndicats pour qu'ils puissent redevenir l'organisation de la luttte de classe.
Les grèves sauvages ont montré dans la pratique cette impossibilité. Elles ont montré la nécessité impérieuse pour la classe ouvrière de mener ses luttes hors des syndicats.
Appeler à la constitution de comités d'usines pour sauver les syndicats c'est les amener à une impasse. Les comités d'usine en se constituant sont là pour organiser et diriger directement les luttes de la classe ouvrière.
Quand arrivera le moment où la classe ouvrière aura retrouvé sa combativité, elle ne se limitera pas à jeter hors des syndicats les mauvais dirigeants comme le conseille Alerta, elle ne perdra pas son temps ni son énergie à nettoyer cette maison pourrie de fond en comble, au contraire, elle la détruira au même titre que toutes les autres institutions propres à la société capitaliste.
Nous ne doutons pas de la sincérité ni de la volonté révolutionnaire des militants de Alerta. C'est pourquoi nous sommes convaincus que tôt ou tard ils prendront conscience de leur position fausse et la corrigeront.
Le plus tôt sera le mieux.
J. BLASCO
Encart du journal Libération en décembre 1998:
Les syndicats profitent de l’argent des retraites
"Le parquet de Nanterre a été saisi, à la fin décembre, d’un rapport de l’Igas sur la Caisse de retraite interprofessionnelle (CRI). Une enquête préliminaire a été ouverte. Ce rapport de l’Igas détaille comment patronat et syndicats s’entendent à merveille pour assurer leur train de vie sur le dos des assurés sociaux, à travers la CRI. Le rapport a été révélé dans une longue enquête publiée par l’hebdomadaire Marianne dans son édition du 27 décembre, et a été repris hier par Le Monde.
La CRI l’un des multiples organismes de retraite complémentaire, surtout actif dans la métallurgie, aurait financé les principales organisations syndicales (CGT, CFDT, FO, CGC et CFTC) à hauteur de 34 millions de francs au cours des quatre dernières années. Avec la bénédiction du Medef, représenté par Yves Espieu, président en titre de la CRI. L’essentiel de ce financement passe par la rémunération de permanents syndicaux. Marianne soulignait l’une des conclusions de l’inspection générale des affaires sociales: «La gestion de la retraite n’apparait plus que comme une préoccupation secondaire de l’encadrement supérieur» de la CRI.
Dès octobre, Le Canard Enchaîné avait déjà révélé qu’une filiale de cette caisse de retraite, spécialisée dans les concierges, avait versé des pensions à Georges Marchais, ancien secrétaire général du PCF et à Georges Séguy, son homologue de la CGT. Selon l’Igas, la CRI a également investi dans les chevaux de course, sous prétexte de relations publiques.»
Comme on comprend toutes les agitations syndicalo-stalino-gauchistes cycliques contre les «attaques ignominieuses contre NOS retraites». En tout cas pour Marchais et Séguy (toujours en vie?) c’était pas la consécration cette révélation: pauvres apparatchiks rétribués comme vulgaires pipelets de la classe ouvrière; car on sait depuis la création des concierges par Napoléon qu’ils se devaient d’être surtout des auxiliaires de police!