"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 28 novembre 2008

LES BONNES PAGES DE LA

« LETTRE INTERNATIONALISTE »

Ou les nouvelles facéties de Gaston Lagaffe


Pauvres apostats, pauvres exclus des sectes. Il en est qui retournent benoîtement cultiver leur jardin. D’autres, après de longues années d’errance, reviennent tête baissée au bercail. Quelques uns continuent d’affirmer leurs convictions sans plus être militant de quelque organisme que ce soit. Le marxisme stalinien a fait beaucoup de mal au marxisme de Marx. On oublie que le stalinisme n’est pas seulement la figure la plus connue de la contre révolution mais a été l’expression de la réaction de la petite bourgeoisie intellectuelle dans le repli national de la révolution internationale. L’identification au pouvoir d’Etat des léniniens a été pour quelque chose dans cette décrépitude et ce renflouement des couches petites bourgeoises. En Russie, comme en Italie, au début du siècle dernier, dans deux pays où l’industrie n’était pas dominante mais fortement concentrée en deux ou trois grandes villes, la petite bourgeoisie fût appelée à suppléer à la faiblesse de la bourgeoisie, comme l’a génialement analysé Gramsci. Gramsci, plus que Bordiga et à l’inverse de Staline, garda le souci que les ouvriers soient formés et éduqués le plus vite possible au début de la révolution afin de ne pas laisser à la myriade des couches petites bourgeoises traditionnelles la direction de la société. Son message a été perdu sous la récupération stalinienne et par la rigidité bordiguiste.

La crise du mouvement révolutionnaire depuis 1968 n’est pas due simplement aux mirages de la société de consommation en milieu prolétaire, que le profond ébranlement du capitalisme déchire aujourd’hui. Elle est la conséquence de l’épuisement des conflits internes entre marxistes anarchistes et marxistes anarchistes. Elle est, de plus, la conséquence de l’absence de confiance des millions de prolétaires dans les partis politiques dirigés par les mêmes intellectuels, y inclus les minimes minorités révolutionnaires. Il ne faut pas celer la vérité, excepté quelques unités individuelles, les prétendus futures excroissances révolutionnaires ne se sont jamais implantées en milieu ouvrier, ou lorsque certains particules avec ce titre y parvinrent, ce fût comme pour les officines de M.Besancenot et Mme Laguiller, en se coulant dans le plus plat clientélisme syndicaliste et électoraliste.

Que peut faire un groupe d’intellectuels en marge, conscient de la malignité du système d’oppression actuel ? Prôner le grand soir, bien entendu, car sans référence au prolétariat le marxisme comme théorie de bouleversement de la société n’existe plus. En appeler à l’union des prolétaires, cette évidence que chacun sait depuis deux siècles, mais au nom d’un type d’organisation de masse, par exemple les conseils ouvriers, dont, malgré les contorsions théoriques des uns et des autres, chaque secte envisage d’en être la tête pensante. Or, la plupart des militants des groupuscules sont des ignorants qui postulent à un pouvoir plus considéré et considérable que celui qui leur est imparti individuellement dans leur cercle d’amis. Comment, dans ce cas, espérer devenir crédible ?

Par le passé du mouvement révolutionnaire, les acteurs de la lutte des classes ont gagné la confiance des prolétaires par leur engagement risqué, ont payé de leur personne et ne se sont pas réfugié dans l’anonymat. Les minorités actuelles sont des minorités assises confortablement devant un clavier d’ordinateur, et leur activité est dorée, sans embûches. Alors que nous entrons dans une période où tout révolutionnaire devra parler haut et fort publiquement, l’Etat réagit en montrant sa terreur contre d’inoffensifs jeunes anarchistes, pour dire clairement ce qui attend les révolutionnaires sincères et incorruptibles. La police viendra les contraindre par corps dans leur foyer même quand il le faudra, sous les prétextes les plus farfelus.

Une organisation politique révolutionnaire, basée sur des principes de fer, est plus que jamais indispensable, mais les bases n’en sont pas encore là. L’absence de confiance en tout nouvel organisme prolétarien intransigeant avec l’hypocrite démocratie bourgeoise est surtout prolongée par les groupes gauchistes institutionnels mis en vedette par les médias. Les « Lutte Ouvrière » et NPA-LCR ont une complicité actuelle indéniable avec l’orientation « anti-terroriste » du pouvoir d’Etat, dans une atmosphère où des attentats de plus en plus cruels touchant toutes les nations vont se développant, meilleure manière de préparer la nouvelle guerre mondiale. En affichant leur soutien au dénommé Rouillan, petit personnage dont les hauts faits d’armes se résument au meurtre stupide de deux bourgeois, ces deux organismes trotskiens rendent non seulement service à la politique va-t-en guerre de M.Sarkozy, mais annihilent toute confiance des prolétaires envers des organisations dont la radicalité de façade ne se résume finalement qu’à l’apologie du meurtre des bourgeois. C’est le système d’exploitation qu’il s’agit de tuer, en bloquant ses rouages, en détruisant ses organismes de conservation des inégalités, juridiques et militaires. Qui peut croire que c’est par hasard que sont projetés sur tous les écrans européens des films qui font l’apologie des « révolutionnaires » Mesrine et Baader ? A quand un film sur la « merveilleuse » saga d’Action Directe ?

Ce qui caractérise le régime capitaliste dit démocratique c’est un totalitarisme supérieur à ceux du nazisme et du stalinisme.

Peut-on dénoncer ce régime planétaire totalitariste en prétendant le remplacer par un autre régime totalitaire conduit par la petite bourgeoisie flouée ? Les divers gauchistes et anarchistes n’ont aucune chance. Le gouvernement des anarchistes, tout le monde l’a compris désormais, c’est le chaos. Celui des gauchistes ne pourrait être qu’un stalinisme relooké tellement leur absence d’imagination politique est minable.

La petite bourgeoisie, dans sa diversité et ses méandres sociologiques, n’est pas une classe intrinsèquement pourrie. Et elle n’est pas négligeable vu son énorme place dans la population. Si elle comprend qu’elle doit s’allier avec le prolétariat, sans le subsumer, elle pourra jouer aussi un rôle dynamique dans la révolution. De même, ses intellectuels non compromis, ont leur place dans le combat pour une autre société. Malheureusement, la partie intellectuelle (enseignants et cadres) traîne le vieux boulet du substitutionnisme depuis le début du XXe siècle. Le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement des conseils d’usine en Italie en 1919 eurent le souci légitime de se démarquer du pouvoir des intellectuels, toujours en recherche d’hégémonie prédominante du fait de bagage culturel. Ces deux mouvements furent cependant récupérés par la bourgeoisie au nom d’un ouvriérisme platement suiviste et syndicaliste qui permit d’interdire à l’intellectuelle Rosa Luxemburg de venir parler dans les assemblées ouvrières.

Ce constat ne suffit pas à blanchir la petite bourgeoisie intellectuelle de nos jours. L’héritage du stalinisme pèse encore plus lourd qu’on ne croit. La majorité des dirigeants bolcheviques étaient des intellectuels, cette nature ne fut aucunement rédhibitoire toute le temps où ils furent les dignes représentants du prolétariat contre la guerre mondiale, mais cette caractéristique reprit le dessus lorsqu’ils s’identifièrent à l’Etat national, hors des réalités du prolétariat. Le parti bolchevique de cette époque fut plus un conglomérat d’individus, dans un cadre cohérent, que le parti de fer que la tradition léninfiante et bordiguieuse a inventé. La question fut piégée à l’époque dans le faux problème : pouvoir d’Etat « prolétarien » ou pouvoir des usines. Elle fut tranchée quand les quelques 200.000 petits bourgeois intellectuels et artisans de l’Ancien régime se précipitèrent pour occuper les places dans l’appareil d’Etat. La résistance dispersée puis passive du prolétariat fut vaine et il le paya par cinquante années de contre révolution. (cf. Lire mon livre : « Dans quel « Etat » est la révolution ? » que Harvard m’a commandé).

Le Hic de l’histoire de la paralysie du mouvement révolutionnaire moderne est là. Tant qu’aucun groupe constitué, en voie de constitution ou en constitution au moment des premiers grands affrontements, ne prendra pas à bras le corps cette question, le prolétariat universel ne marchera pas et n’ira pas au casse-pipe sous les promesses radieuses du lendemain qui chante par quelques intellectuels veules.

Les intellectuels en politique ont en général repris la tunique des clercs d’anciens régimes. Ils moralisent. Ils vitupèrent. Leurs leçons sont « historiques », « marxistes », « déterministes ». Mieux, ils ont dépassés le stade du petit individu réactionnaire, ils sont l’expression sublimée de la « volonté commune », d’une pensée groupale. Ils toisent l’individu non organisé comme une espèce de type inférieur qui n’a jamais accédé au nirvana de la « collectivité ». L’histoire de la lutte des classes n’est plus que l’histoire des groupes politiques, du moi groupal qui transcende la masse de chair physico-chimique. L’individu, surtout prolétaire, pion sous le capitalisme reste pion dans l’Organisation. Les incantations sur le Parti se font pourtant sans cesse au nom de fortes individualités : Marx, Lénine, Bordiga, etc. Lesquels furent plus efficaces et restent dans l’Histoire plus par leurs incartades individuelles que par leur soumission à une organisation anonyme.

Les petits partis révolutionnaires du passé furent plus des conglomérats d’individus aux fortes personnalités tendus vers le but commun qu’une armée de soudards suivistes. Sans les citer on a en tête une myriade de groupuscules qui, depuis des décennies, prêchent discipline, sens de l’organisation, mais en ridiculisant tout vote majoritaire (ségoléniste) comme une farce (ce qui est souvent vrai) au nom d’un centralisme organique où les intellectuels détiennent le pouvoir de décision (ce qui n’est pas un mal si ceux-ci s’en tiennent aux principes et ne trahissent pas). La quadrature du cercle peut être aisément dépassée si les principes politiques ne contreviennent pas aux destinées du prolétariat, mais c’est le prolétariat qui doit rester maître au bout du compte de ces destinées. C’est pourquoi les organismes du pouvoir transitoire du prolétariat ne doivent pas être soumis à un parti.

Malheureusement, l’influence délétère du stalinisme s’est infiltrée insidieusement dans ce bel agencement. Aucun groupuscule ne tolère et n’a toléré la moindre tendance ni fraction en son sein au cours des décennies écoulées, et c’est ce qui a mené à leur perte. Aucune organisation comme aucun individu n’est fiable en soi. C’est une tartufferie de première de prétendre à un monisme du prolétariat dans le projet de transformation de la société. Le prolétariat est multiple, contient des milliers de projets, de forces vives, et il n’a nul besoin de chef, de parti dirigeant, de « cadres » prolétariens pour venir à bout de la mission qui lui est impartie historiquement. Qui vivra verra.

LA DEFENSE POISSEUSE D’UN CERCLE DE BIBLIOTECAIRES EDUCATIFS

Cette longue introduction se suffit à elle-même, et c’est tout à fait accessoirement que je répondrai à Michel Olivier qui vient faire le beau avec le dernier numéro de sa revue « La lettre internationaliste » contre les efforts de réflexion de quelques uns, en particulier Robert Camoin et moi-même. Dans un court article fielleux – « Polémique ou réflexion ? Quelle méthode ? - ce sergent recruteur du BIPR (organisme italien qui se réclame de la tradition révolutionnaire, aux positions à géométrie variable), vient faire la leçon aux « individus » :

« Il existe aujourd’hui un certain nombre de petites revues le « Prolétariat Universel » et « Présence marxiste », qui n’expriment que les pensées de leurs rédacteurs, elles ne sont pas les organes des réels courants politiques organisés et historiques. Leur existence est la manifestation de la faiblesse du courant de la Gauche communiste.

Devraient-elles exister ? La réponse est non. Mais peut-on empêcher leur existence ? Non bien sûr. De toute façon, c’est un fait, elles existent un point c’est tout ».

Passons sur le constat que le questionnement est typiquement stalinien, car alors qu’il n’avait pas encore été éjecté du CCI, Michel Olivier fut de longues années son meilleur Vichinsky, et penchons-nous plutôt sur ce que Gaston Lagaffe (ainsi était-il dénommé naguère pour ses régulières gaffes en politique) indique comme « réels courants politiques organisés ». Il s’y prend évidemment très mal. Il commence par nous faire une belle publicité pour le site de lectures (conseillées) Smolny qui « met à disposition des lecteurs des documents historiques ». Le site Smolny, qui ne compte que deux ou trois pékins déçus du CCI, s’est décrédibilisé par la publication d’une œuvre honorable de Rosa Luxemburg sur l’économie politique enveloppée dans une lourde introduction à la gloire de la starlettre Louis Janover qui vomit la révolution russe et dénie tout soutien de Rosa à Lénine. Notre Gaston Lagaffe assure que les polémiques dirigées contre cette publication n’auraient été qu’une « dérisoire polémique entre individus ». Critiquer la starlettre Janover et ses fans, une polémique contre des individus ! Du Marchais pur jus !

« Fausse polémique » que d’avoir incriminé la mise en selle du moi de M.Janover et sa position anarchiste contre la révolution russe ! Smolny n’est pas un cercle politique déguisé (comme disaient les méchants du CCI) : « De nombreux (sic) membres associés (dont lui) sont uniquement intéressés par la diffusion de textes introuvables du mouvement ouvrier ».

Au demeurant : « La critique serait beaucoup plus intéressante et solide si elle portait sur l’aspect politique de l’introduction ». Oh le falsificateur ! Les critiques de Robert Camoin, de Michèle, de moi-même, et d’autres camarades que je ne nommerai pas, ont pourtant été pour l’essentiel sur l’aspect politique infâme de l’introduction panégyrique de la starlettre !

Robert Camoin a vu, dès le début, que l’unique rédacteur de la « lettre internationaliste », jouait les rassembleurs œcuménique de tous les exclus du CCI. Cette revue opéra dès ses débuts les mêmes censures que ses anciens petits copains de la « fraction interne » (clône autiste du CCI) à mon encontre.

Avant de révéler l’objectif totalement opportuniste et arriviste de ce foutage de gueule, je me suis marré en lisant son appel à rejoindre le creux BIPR et un encouragement à la discussion fraternelle entre sectes qui se haïssent cordialement et se foutent sur la gueule en réunion.

On se retourne alors vers le seul rédacteur de la lettre, et unique représentant théorique dudit BIPR (Battaglia comunista) en France : « Pourquoi la lettre existe-t-elle ? » Pour le « moi » de Gaston Lagafe dont l’existence seule exprimerait « les réels courants politiques organisés » ?

Michel Olivier prétend que le parti de demain sera la fusion des petites sectes incapables de se regrouper depuis trente ans et qui ont franchi le seuil de la haine perpétuelle, on a le droit de rêver à la transformation du plomb en or !

Bon prince, grand seigneur, Gaston Lagaffe esquive, il ne veut pas « polémiquer inutilement avec les individus », aussi se veut-il rassurant, en bon fétichiste de l’œcuménisme, il pique les textes des autres : de Robert, de Guillamon… et prend ses lecteurs pour des cons. C’est ce qu’il a toujours fait, même avec sa thèse universitaire. Il s’est fait virer du CCI pour des raisons peu honorables, bien que discutables (l’hystérie néo-stalinienne invente ce qu’elle veut), mais qui ne sont pas toutes fausses, en particulier mauvaise foi et malhonnêteté intellectuelle.

Il s’est bien gardé de prendre position sur l’introduction fumeuse de la starlettre dans le numéro précédent de sa « lettre » individuelle, et pour cause : depuis des mois il rame pour que Smolny publie ses œuvres, ou du moins une traduction des œuvres des communistes de gauche dont il a patronné la traduction et le chapeautage introductif. Tant mieux si cet ouvrage est publié, espérons simplement que Smolny ne va pas lui imposer une introduction de ce pauvre Janover.

PS : Depuis 6 mois, sans avoir connaissance de son pétard de carnaval, je cherchais à joindre Michel Olivier – qui se targue d’être le seul à avoir vu venir la fin du cycle bienheureux du capitalisme - comme d’autres camarades, vu la gravité de la situation. Il ne répondit jamais, tout à ses activités ludiques de paisible retraité. C’est ce qui s’appelle faire de la politique dans son petit coin. La rando est certes « la manifestation de la faiblesse du courant de la gauche communiste ».

mardi 25 novembre 2008

Quelle crise

et conséquences pour les exploités ?


On a beau parcourir les maigres revues révolutionnaires, les sites des uns et des autres, les analyses des « spécialistes », aucun ne répond vraiment à la nature de la sévère crise capitaliste actuelle. On y vient bien partout une crise aux causes multiples face à l’idéologie totalitaire officielle qui ne veut y voir que malignité d’affairistes et de banquiers véreux. Et tout un monde d’intellectuels rêveurs de révolution et d’anarchistes excités d’attendre Godot : ce prolétariat évanescent pour les plus bêtes, ou cette masse qui ne désirerait qu’un nouveau parti de fer pour fendre un capitalisme à l’agonie, quoique certains aient encore des doutes.

La situation mondiale appelle incontestablement une réflexion de fond. Et pas n’importe quelle réflexion pour bavards économistes. Une réflexion politique sur le projet communiste réactualisé, hors des sornettes du bagage de rapiéçages néo-stalinistes à la manière du NPA et des résidus du PCF, hors d’un communisme frugal à la Bitot, hors d’un communisme féodal à la manière des anarchistes ou de leurs amis de Tarnac, certes férocement et injustement emprisonnés au nom d’une raison d’Etat anticipatrice, cynique et machiavélique.

Cette réflexion passe forcément par une meilleure connaissance de l’histoire du mouvement révolutionnaire, lequel, seul îlot lucide au milieu du marasme capitaliste, détient toujours la bonne boussole. Vont être publiés des éléments rassemblés pour une histoire vivante de la « Gauche italienne » qui constituent les linéaments pour cette réflexion moderne dans le sens de la révolution qui vient.

Au début de l’inquiétante année prochaine, qui viendra sûrement elle aussi, la revue Tempus Fugit fournira à ses lecteurs des armes (théoriques) indispensables, en France en particulier par la traduction d’ouvrages inédits dans cette langue, que l’on peut sérier ainsi : Gramsci-Espagne 1937-le PC internationaliste à la fin de la guerre et dans les années 1950. En effet, c’est de la compréhension de la contre révolution (des années 1920 aux années 1960) que le mouvement révolutionnaire ne peut qu’extraire sa vitalité et « restaurer » les principes qui font sa solidité et pérennité. Ont été traduits les livres suivants :

- Gramsci de John Mac Cammett : on a tout intérêt à mieux connaître la trajectoire de Gramsci, en n’oubliant pas qu’il fût un théoricien considérable, même s’il fût amalgamé par le stalinisme car il transforma « le parti d’une secte en un parti de masse » stalinien. Ce théoricien si décrié par des bordiguistes superficiels, qui avait considéré que « l’extrémisme de Bordiga conduisait au fatalisme religieux », a encore des choses à nous dire. Bordiga le « sectaire stérile » a eu raison sur le fond contre le philosophe Gramsci, mais Gramsci a de beaux restes, et Bordiga ne détenait pas toute la solution, une solution trop léniniste. La revue Bilan ne s’y était pas trompé qui compta Gramsci au nom des « nôtres ». A réfléchir.

- La victoire de Franco, c’est la défaite du prolétariat, Mario de Leone et la révolution espagnole, de Fausto Bucci et Rossano Quiriconi : compagnon de la première heure de Bordiga, De Leone fût un des membres de la Fraction en désaccord avec Bilan sur le sens des événements d’Espagne. Il se rend courageusement en Espagne avec Russo et Bruno Zecchini pour aider le prolétariat espagnol. Bilan n’est pas homogène, contrairement à une historiographie simpliste ; son leader Vercesi (Ottorino Perrone) milite lui aussi un temps en faveur de tout ce qui peut permettre l’affirmation du prolétariat dans l’étau sordide des camps fascistes et antifascistes. La fraction de la Fraction ne se soumet pas à l’hystérie antifasciste, elle est censurée par le POUM. De Leone meurt à Barcelone, en communiste. Ses funérailles sont imposantes. Le prolétariat espagnol lui rend un profond hommage. Livre passionnant.

- Agustin Guillamon, enfin traduit lui aussi, livre une analyse précise et pertinente sur la même période : Les bordiguistes et la guerre civile espagnole.

- Un chapitre de l’ouvrage de Peregalli « le PC internationaliste de 1943 à 1945 » écrit les questions fondamentales qui vont agiter le plus important parti communiste du XXe siècle à la fin de la deuxième boucherie mondiale.

- Enfin, une collecte de lettres des militants de la Fraction française de la Gauche italienne éclairera les lecteurs sur la force et l’actualité de ce courant malgré son effritement et sa dispersion. Comme pour les graines d’une plante vivace, la pluie violente de la crise mondiale fera éclore à nouveau, resplendissante, la théorie marxiste.

Pour donner une petite idée de la subtilité de ce courant, de sa vitalité, on pourra lire ci-dessous une lettre du jeune Jacques Camatte, alors encore marxiste convaincu et ses questionnements très actuels au « maître ».

Toulon le 12 mars 1959

Cher Amadeo (Bordiga),

Cette lettre à un avantage c'est qu'elle ne réclame pas une réponse immédiate. En effet je viens poser une question qui m'a d'ailleurs été posée par des camarades et des sympathisants, mais nous n'attendons pas de cette réponse la lumière sur le marxisme c'est pourquoi nous ne sommes pas pressés, depuis longtemps nous sommes sûrs de sa validité. Si avant c'était pour nous une simple réalité d'ordre intellectuel, c'est devenu grâce au travail du parti et en particulier au tien, une réalité physique et charnelle. J'en viens donc rapidement à la question.

Elle peut se traduire ainsi : "vous dites qu'actuellement – étant donné la grande défaite subie par le prolétariat, et étant donné les falsifications apportées à la théorie, le travail de militants marxistes doit être de tendre à la restauration du marxisme et la reconstruction du parti de classe, l'un étant lié à l'autre, et, vous ajoutez la crise, la catastrophe prévue par Marx arrivera, mais est-ce qu'il n'y aura pas d'autres crises entre notre époque et celle où vous prévoyez la catastrophe ? Si il y a d'autres crises pourquoi ne pas essayer de les utiliser, et alors certains (les sympathisants surtout) de dire pourquoi nous ne ferions pas des compromis avec des éléments de "gauche", la crise pouvant arriver et nous ne pas être connus ".

A cela nous rétorquons qu'ils ont un relent de stalinisme. En effet les staliniens disaient surtout après la guerre que les ouvriers devaient se mettre en mouvement parce qu'il y avait la crise. Ce sont ces mêmes staliniens qui étudient actuellement le cycle des crises et essayent de savoir pourquoi il n'y a pas eu une crise de type de celle de 1929. Ces gens-là spéculent sur Marx lorsqu'il dit : "Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de 10 ou 11 ans, mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement" (Le Capital, Editions Sociales, Livre I, tome III, page 77) ; si le cycle se raccourcit beaucoup de nos staliniens pouvaient même inventer des crises et se couvrir de l'autorité de Marx. Maintenant qu'ils délaissent de plus en plus l'agitation pour embrasser le pacifisme le plus béat, il faut expliquer le retard de la crise et, dans une phase ultérieure (pour être en accord avec Krouchtchev qui dit que les guerres sont inévitables, donc les guerres aussi (en parlant marxiste), montrer que les crises sont évitables et que Marx s'est trompé (connue la chanson).

Alors est-ce correct de renvoyer ces éléments à la préface d'Engels aux "Luttes de classes en France" de 1895, où il explique comment sont liées les possibilités de prise du pouvoir et les phénomènes de crise ? La justesse de cette position est confirmée par la Révolution russe (victoire) ou par la révolution allemande de 1923 (défaite). Là encore ils peuvent rejouer de l'immédiatisme (ce sont les trotskystes ici, qui tiennent le premier rôle) pour dire qu'il faut utiliser tous les petits déséquilibres économiques qu'ils baptisent crises, et qu'il faut soutenir tous les mouvements (prolétariens ou non) qu'ils baptisent de révolutions.

Nous leur opposons bien entendu la position de la Gauche. Ce qui est déterminant c'est la présence du parti de classe. Lui seul peut englober les ouvriers qui viennent sur une base de classe (parce qu'ils retrouvent leur caractère de sans réserve). Donc nous répondent-ils actuellement vous pensez que les crises peuvent seulement amener des militants puisqu'il n'y a pas de parti pour utiliser ces crises qui tendent à affaiblir le pouvoir de l'Etat.

Alors voilà la question centrale posée : "comment concevez-vous ces petites crises type la récession américaine, et pourquoi la grande crise dont vous parlez est-elle si éloignée ? Elle viendra plus de 10 ans après la fin de la guerre alors qu'après la guerre de 1914-18 elle est venue 10 ans après."

Certains économistes, comme Ch. Bettelheim, invoquent les investissements dans les usines automatisées, de charges militaires (certains se servent de l'argument de l'introduction de l'automation pour dire que le capitalisme monopole ne s'oppose plus du tout à l'introduction de progrès techniques). Nous avons pensé qu'il fallait surtout tenir compte de la formation de nouveaux marchés nationaux (Chine, Inde par exemple) et au fait qu'il tend à s'en créer d'autres (le problème de l'Afrique Noire, etc.) ceci permettrait une accumulation élargie plus ample à plus long terme.

De plus nous essayons d'intégrer les petites crises dans cet ensemble. En tenant toujours compte que pour nous ce qui nous intéresse dans la phase actuelle c'est la reconstruction du parti de classe. Ne peut-on considérer les choses de la façon suivante (et pour développer cela, je me réfère à ce que tu as développé sur les cycles longs et courts). Il y a de grandes crises type 1929 d'une périodicité donnée qui prouve la réalité de la position de Marx et en même temps que le capitalisme est bien arrivé dans la phase ultime (ce qui ne veut pas dire qu'il doit mourir immédiatement, fatalement ; on peut mourir après plusieurs attaques). Mais cette grande crise est annoncée par d'autres dont l'ampleur est plus grande, et elle peut être suivie d'une série d'autres dont l'ampleur est aussi atténuée pour passer ainsi à un autre cycle. Dans ces différents stades le prolétariat présente des attitudes différentes, cela dépend de l'état de la lutte de classe, si il a été battu comme le prolétariat allemand de 1923, on ne peut entrevoir la possibilité d'une prise du pouvoir. Donc, d'après moi, il ne faut pas seulement voir le développement (d'une manière absolue) de la crise, il faut tenir compte du développement du parti, autrement position purement mécaniste. Alors il est peut-être intéressant de montrer à quelle partie du cycle appartient la crise américaine de 1958. De même nous pouvons expliquer les petites crises de 1954, etc.

A mon point de vue cela à un double intérêt. Anti-immédiatiste. Les immédiatistes étant ceux qui sont incapables d'attendre la crise, et, qui pour ce donner une dignité veulent voir partout des signes de reprise, et pour cela veulent tout rafistoler ; les militants sachant ainsi qu'on ne crée pas les conditions de la lutte, ils peuvent prendre – pour ainsi dire – une position de tir plus avantageuse pour détruire cette infâme société. L'autre intérêt est un intérêt critique pour l'étude du mouvement ouvrier, montrer l'incapacité des mouvements à comprendre le problème de la tactique tel qu'il est magnifiquement exposé dans les "Thèses de Rome". Nous pouvons dire aux camarades : de petites crises auront lieu avant la crise finale qui amèneront des éléments sur nos positions de classe, mais ceci ne sera réellement que si nous sommes restés fermement sur les positions du Programme communiste, donc actuellement il nous faut étudier afin de ne pas être plus tard débordé par les nouveaux venus : la théorie a toujours marquée un retard sur la pratique, nous devons être cet élément qui doit rétablir l'équilibre des forces.

Je m'excuse de m'être tant étendu tout en ne réussissant pas à être aussi clair que je l'aurai voulu, mais je voudrai que tu comprennes la question que j'essaye de poser le mieux possible. Ce n'est pas une préoccupation d'activisme. Je sais que tôt ou tard tu expliqueras cela, de la même façon que tu as donné la position sur la Russie et puis tu l'as magistralement démontré de A jusqu'à Z. Je suppose que, encore comme pour la série russe, tu donneras une synthèse (type "quaranti anni …") de tout le travail sur le capitalisme, tu reviendras donc à la perspective et tu nous préciseras cela, c'est pourquoi je te dis que je ne suis pas pressé. J'aimerais avoir seulement (et ce à l'occasion de la prochaine réunion à laquelle j'assisterai sans doute) s'il n'y a pas d'erreur dans cette appréciation qualitative.

Ti saluto caramente rinovellando la gioia che provo à leggere le magnifiche tue demonstrazione delle nostra teoria.

Oscar