Il
est peu probable que Michel Ragon ait pu prendre connaissance de la
critique de Le Corbusier par Bordiga (in Espèce humaine et croûte
terrestre, Cahiers Spartacus) auquel cas il aurait trouvé une même
critique, mais communiste, de l'architecture capitaliste délirante
en hauteur. L'oeuvre de Ragon est considérable sur plusieurs plans,
auteur populaire avec ses romans vendéens, il a touché à peu près
à tout comme le montre sa notice généreuse sur wikipédia. Nombre
de ses ouvrages ont disparu de la circulation et mériteraient une
republication comme son excellent « 1934-1939 l'avant-guerre »
(ed Denoël, 1968), son histoire de la littérature prolétarienne et
tant d'autres sujets sur l'art moderne (qu'on peut trouver à des
prix rédhibitoires sur Price minister) .
J'ai
eu l'honneur de le rencontrer en 1990 lors d'une de ses conférences
à la librairie Publico (il est resté un généreux donateur de la
FA), flanqué de deux belles secrétaires des Editions Albin Michel.
Charmant homme bien que tout nous différencia, lui libertaire et moi
marxiste « engagé vers la formation du futur parti communiste
mondial » ! Avec le temps, je trouve beaucoup de sagesse
et un esprit critique plus avisé que le mien dans cette écriture
limpide et une culture considérable. Personne, à ma connaissance
n'a, de façon aussi concise et profonde, réalisé une aussi
envoûtante histoire de l'architecture mondiale.
Je
publie ici simplement le chapitre 15 pour vous allécher. L'ensemble
du livre je l'ai enregistré en audio en priorité pour mes amis
aveugles. Quant à vous, les aimables voyants il vous suffira de me
faire parvenir une clé USB (petite quantité) pour que je vous
recopie cette œuvre indispensable pour dessiner autrement les cités
de l'avenir ou, on l'espère, un monde communiste sans béton, sans
bureaucrates architectes, où la campagne aura épousé la ville en
lui redonnant une vraie dimension écologique et humaine. Ragon a le
mérite de nous vacciner contre toute caricature d'uniformité
stalinienne, maoïste ou trotskienne, ou même marxiste légendaire
pour un futur mode de vie et d'habitat qui ne peut raisonnablement se
conformer à l'imbécillité de l'égalitarisme étroit et du
collectivisme de caserne. Voici un extrait d'une étude qui n'a pas vieillie...
L'UTOPIE
SOCIALISTE
par Michel Ragon
(chapitre 15 de L'homme
et les villes, 1975)
Mue
par un appétit du gain et du pouvoir qui lui faisait aspirer à la
plus grande production possible, la bourgeoisie n'avait ni idéologie
ni morale. Jusqu'à ce que le socialisme lui donne l'une et l'autre.
Ce n'est pas un paradoxe, ni une plaisanterie. Le socialisme est,
bien sûr, l'antidote du capitalisme, mais tous les deux sont fils de
la société industrielle. A la recherche d'une réorganisation de la
société, et, en conséquence, d'un nouveau type de ville, les
théoriciens socialistes du XIXe siècle ont jeté les bases d'une
religion technocratique dont la bourgeoisie a fini par s'emparer pour
son plus grand profit. La seule justification trouvée par la
bourgeoisie pour enchaîner le prolétariat, et s'enchaîner
elle-même, au vaisseau fantôme de la production, était le
biblique : « Tu travailleras à la sueur de ton front ».
Mais l'ancêtre des socialistes français, Saint-Simon, en
échafaudant une savante doctrine par laquelle il veut démontrer que
la finalité de la société est la production, que pour mener à une
production d'une totale efficacité il faut enrégimenter les
ouvriers dans une « armée du travail », que l'hygiène
et la rentabilité doivent devenir les mots clefs de l'urbanisme,
donnait à la Révolution industrielle sa justification. Rien de
surprenant à ce que les premiers disciples de Saint Simon soient des
élèves de la toute nouvelle Ecole polytechnique. Rien de surprenant
que les saint-simoniens se soient trouvés parmi les premiers
protagonistes des chemins de fer, que les saint-simoniens aient été
nombreux parmi les banquiers. Ce saint-simonisme exercera une grande
influence sur celui qui deviendra Napoléon III comme beaucoup plus
tard, et pour les mêmes raisons, le « futurisme » de
Marinetti sera à la base de la pensée « esthétique »
de Mussolini. En réalisant son Paris moderne, Napoléon III
s'efforça de se rapprocher de l'idéal saint-simonien. Mais son
despotisme n'était pas à la hauteur de celui des théoriciens
socialistes. Il eût fallu être l'Inca suprême.
La
fascination de la ville inca se retrouve, à travers L'Utopie de
More, dans L'Icarie de Cabet. « L'armée du travail »
chère à Saint-Simon réapparaît en force chez Cabet. En Icarie
tous les citoyens sont soldats et élisent leurs officiers. Il
n'existe plus d'ateliers individuels mais seulement de grands
ateliers collectifs. Pas de boutiques non plus, mais exclusivement
des grands magasins. L'adultère, la coquetterie, le célibat, tout
cela est suspect en Icarie, voire interdit.
Il va
de soi que le tracé d'Icara, en échiquier, ne comporte que des
îlots identiques et des maisons semblables. La circulation des
piétons et des véhicules est différenciée. Les rues, très
larges, peuvent recevoir quatre voitures de front et il existe des
passages souterrains en tunnel. « Parfaitement éclairée »,
avec des maisons recouvertes de toits-terrasses « pour
l'agrément », la ville se compose de bâtiments industrialisés
par la standardisation. Les appartements sont meublés avec du
matériel fixe appliqué ou incrusté dans les murs.
Le
puritanisme mis à part, nous y sommes ! Ce sont nos grands
ensembles et c'est l'idéologie urbaine que Le Corbusier n'a cessé
de proclamer pendant un demi-siècle. Mais l'analogie se manifeste
encore plus si l'on rapproche Le Corbusier de Charles Fourier.
Fourier, comme Le Corbusier, conçoit une société nouvelle, bien
entendu scientifique, à partir « d'unités d'habitation »
qu'il appelle des « phalanstères ». Que ce soit dans
l'imaginaire phalanstère de Fourier, ou dans l'Unité d'Habitation
que construit Le Corbusier à Marseille, la densité de population
reste la même, celle d'un village de mille six cent habitants.
Rapprochement plus anecdotique, mais qui n'est pas dénué de sens ;
tout comme on voyait Fourier se promener dans Paris, avec une canne
métrique, mesurant palais et maisons privées afin de donner à son
phalanstère une dimension « scientifiquement prouvée ».
Le Corbusier se promenait lui aussi partout avec un mètre en poche,
mesurant aussi bien les magasins que les caves, les porches et les
hauteurs de plafond, à la recherche d'une unité de mesure idéale.
A son
phalanstère, qu'il appelle également « palais social »,
Fourier donne la forme d'un bâtiment central avec deux ailes qui
ressemble singulièrement au palais de Versailles. On songe au
caricaturiste Robida qui, dans ses visions d'un Paris futur,
remplissait le ciel d'astronefs, mais donnait aux passagers les mêmes
costumes qu'à la fin du XIXe siècle.
Dans
la pensée de Fourier s'exerce le mécanisme classificateur de la
société marchande. En refaisant le monde, cet employé de commerce
est pris d'une fureur de rangement. Il donne douze droits à l'homme,
lui accorde douze passions et veut extirper sept fléaux. Cette manie
de tout classer d'une manière définitive, propre aux utopistes qui
rêvent d'un monde immuable, se retrouve chez Le Corbusier pour
lequel les « établissements humains » sont au nombre de
trois et qui codifie une « règle de 7 V » pour la
circulation.
L'obsession
de la classification conduit Fourier à diviser les activités
urbaines et à créer ce que l'on appellera plus tard des
« zonings ». En préconisant la rue-galerie pour relier
les différents secteurs du phalanstère , rues couvertes et donc
« climatisées », Fourier entrevoit une possible
climatisation de la cité, idée souvent reprise par les architectes
prospectifs contemporains. L'idée de rues couvertes n'était pas
absolument nouvelle puisque la cité médiévale comprenait de
nombreuses rues à arcades, mais Fourier, le premier, fait de la rue
couverte un principe d'urbanisme. Ajoutons que le principe de la rue
piétonnières couverte, adoptée au début du XIXe siècle, fut
abandonné sous le Second Empire au profit de la seule circulation
des véhicules. Le premier passage couvert à Paris, celui des
Panoramas, ouvert en 1800, connut un très grand succès sous la
Restauration. La galerie d'Orléans, sous Louis-Philippe, à
l'intérieur du Palais-Royal, devint le rendez-vous de l'élégance.
En 1840, dans le quartier des Grands Boulevards, on comptait une
centaine de passages couverts, formant une extraordinaire trame
urbaine d'un type nouveau que cisailla Haussmann au nom des
« impératifs de la circulation ». Subsistent encore à
Paris un certain nombre de ces passages : des Panoramas,
Jouffroy, des Princes, Verdeau... mais la vie les a désertés.
Fourier,
le premier encore, préconise un habitat collectif pour la population
ouvrière et même une cuisine collective. On arrive déjà au
maoïsme des communes chinoises. Fourier n'écrit-il pas :
« Le
ménage conjugal et individuel n'est pas fait pour le peuple. C'est
un plaisir de gens riches, comme de rouler en carrosse, mais le
peuple est fait pour se passer de carrosse et de ménage, il doit
aller à pied et vivre en pension, les gens mariés comme les
non-mariés ».
Voilà
l'armée du travail, non seulement enrégimentée, mais encasernée,
avec réfectoires à l'appui. Lorsque, au début de la révolution
d'Octobre, le parti bolchevik essaiera de réaliser l'utopie
socialiste intégralement en Russie, il s'y édifiera des « maisons
communes » tendant à socialiser tous les éléments de la vie
quotidienne. On y prenait non seulement tous les repas en commun,
comme le préconisaient les utopistes, de Thomas More à Fourier,
mais on y couchait également en dortoirs. Certaines « maisons
communes » prévoyaient des cellules minimum de six mètres
carrés ne comportant aucune différence si l'on y logeait des
célibataires ou des couples. L'espace privé devait être aussi
exigu que possible afin d'imposer aux habitants de la « maison
commune » une vie collective maximum. D'autres « maisons
communes » prévoyaient des dortoirs pour six personnes,
hommes d'une part et femmes de l'autre, les couples ne se retrouvant
dans des chambres pour deux personnes que pour un nombre de nuits
dosé « scientifiquement » afin que se renouvelle au
mieux le cheptel humain. L'architecte Melnikov, qui est aujourd'hui
le dernier survivant de cette époque héroïque et folle de
l'urbanisme des premières années de l'Union soviétique, avait même
préconisé de répartir des orchestres dans les dortoirs afin de
favoriser le sommeil collectif et de couvrir les ronflements.
La
population ouvrière, peu souvent d'accord avec les idéologues,
manifesta une si vive réprobation des maisons communes qu'en 1930 le
Comité Central du Parti communiste fit arrêter l'expérience. Les
« maisons communes » furent rapidement transformées par
leurs habitants en habitations traditionnelles familiales ou
devinrent des foyers de célibataires ou d'étudiants.
Il
n'est de pires tyrans que les philanthropes. S'acharnant à vouloir
imposer aux autres leurs propres goûts, leurs propres plaisirs, il
ne leur vient jamais à l'esprit que ce prochain, qu'ils rêvent de
voir comme un reflet d'eux-mêmes, a sans doute de smotifs valables
de vouloir être autrement. Charles Fourier, célibataire, voyageur
de commerce, habitué aux tables d'hôte, voulait donner de son
plaisir et de sa liberté aux autres hommes qu'il voyait asservis par
des tâches ménagères s'ajoutant à la fatigue du travail. Tout
comme Le Corbusier, heureux avec sa femme, sans enfant, dans un
atelier d'artiste, ne trouva rien de mieux que de donner le plan d'un
atelier d'artiste à deux niveaux aux appartements types de son Unité
d'Habitation. Mais allez vivre, avec trois enfants, dans un atelier
d'artiste ! Où trouver son refuge, son « coin » ?
IL
n'empêche que la ville contemporaine a retenu de Fourier, sinon la
cuisine collective dans les immeubles, en tout cas les réfectoires
communs d'usines, d'écoles, toutes nos actuelles cantines qui
permettent en effet, comme il l'avait formulé, des repas à bon
marché.
Chez
Fourier, les notions bourgeoises industrialistes de l'efficacité, du
rendement, de l'ordre militaire, se mêlent à des idées plus
insolites : le phalanstère, cellule de base de la société
s'oppose au centralisme que préconisent tous les autres utopistes ;
au nom de la liberté il refuse l'échiquier comme plan de ville ;
enfin, seul socialiste à n'être ni austère, ni frugal, ni morose,
ni puritain, Fourier s'oppose à « tout régime social qui ne
sait pas aller aux vues d'utilité celles du luxe et du plaisir ».
Par
là même, Fourier demeure un utopiste toujours actif. Mais n'est-il
pas, par bien des points, comme Aristophane, Rabelais et Swift, un
contre-utopiste . Contre-utopiste comme l'est Proudhon qui
attaque avec violence L'Icarie de Cabet et tous les « modèles »
de villes. Proudhon perçoit déjà, dans ces « modèles »,
l'esprit totalitaire absolu. Proudhon croit d'ailleurs avec une rare
perspicacité, les trop grandes villes dangereuses pour la liberté
et espère dans le développement de la technique, non pour
transformer les villes, mais pour les rendre inutiles, thèse
actuelle des « désurbanistes ».
Les
prophètes lancent les religions, mais ce sont leurs disciples qui
créent les églises. Tout comme Enfantin ajouta au saint-simonisme
un culte et une liturgie, Considérant fit du fouriérisme un système
qui le rationalisait à l'extrême, enlevant à Fourier sa
métaphysique, son ludisme, sa poétique. Polytechnicien et ingénieur
militaire, Victor Considérant est un homme type de la société
industrielle.
Mais,
contradiction encore entre la forme et l'esprit, lorsque Considérant
dessine un phalanstère il le fait ressembler au Palais des Etats de
Dijon. Pour justifier l'idée fouriériste de l'habitat collectif,
Considérant écrit :
« Lorsque
Louis XIV voulut créer un asile pour cinq mille invalides, ni lui ni
ses architectes n'eurent l'idée absurde de bâtir une petite maison
pour chaque soldat... Demandez s'il vous sera plus économique et
plus sage, pour loger une population qui devra s'élever à dix-huit
cents ou deux mille personnes, de construire un grand édifice
unitaire, ou de bâtir trois cent cinquante à quatre cent petites
maisons isolées... Ajoutez encore les murs de clôture exigées,
dans le régime morcelé, pour enfermer les maisons, les jardins et
les cours...
Vous
épargnez quatre cents cuisines, quatre cents salles à manger,
quatre cents greniers, quatre cent caves, quatre cents étables,
quatre cents granges... Indépendamment de l'économie de place et de
construction, ajoutez celle de deux ou trois milliers de portes, de
fenêtres, de baies, avec leurs châssis, leurs boiseries et leurs
fermements ; pensez à l'entretien ruineux que chacune de ces
maisons nécessite chaque année ».
Quatre-vingt
ans plus tard, Le Corbusier reprendra d'abord sa « cité-jardin
verticale » puis sa « ville radieuse » formée
« d'unités d'habitation ».
Considérant
emploiera aussi l'image du paquebot qui a si souvent servi de
référence à Le Corbusier :
« Vous
dites, écrit Considérant, cela est inouï, extravagant,
irréalisable... Vous avez sous les yeux des constructions logeant
dix-huit cents hommes, et non pas fondées en terre ferme, sur roc,
mais bien filant sur l'océan, dix nœuds à l'heure... Etait-il donc
plus facile de loger mille huit cents hommes au milieu de l'océan, à
six cents lieues de toute côte, de construire des forteresses
flottantes, que de loger dans une construction unitaire dix-huit
cents bons paysans en pleine Champagne ?
Nous
avons vu que presque toutes les utopies se situaient dans des îles.
L'île ets un monde refermé sur lui-même. Le paquebot, monde encore
plus clos, ne pouvait que séduire le splus modernes utopistes. Avec
ses horaires stricts, ses réfectoires, ses dortoirs, son commandant
« maître à bord après dieu », ses loisirs organisés,
quel plus beau modèle pourrait-on trouver pour la cité
industrielle !
Lorsque
Considérant préconise « au premier rang de la ville
industrielle une lignée de fabriques, de grands ateliers, de
magasins, de greniers de réserve », il anticipe encore sur la
théorie de « la ville linéaire industrielle » de Le
Corbusier. Le Corbusier avait-il lu Fourier et Considérant ?
Les rencontres sont trop grandes pour qu'il puisse s'agir d'une
coïncidence. Jusqu'à une date très récente, la pensée de
socialistes dits utopiques resta si méconnue que Le Corbusier put
sembler le seul auteur génial d'un très grand nombre de théories
dont il était seulement le catalyseur moderne. Un autre grand
catalyseur, Karl Marx, semblait aussi avoir inventé le socialisme.
Mais Marx a puisé dans Saint-Simon, dans Fourier, dans Cabet pour
élaborer ce qu'il a appelé, pour le différencier de celui de ses
prédécesseurs, le « socialisme scientifique ». Alors
que les premiers socialistes voulaient, dans un élan messianique,
affranchir non pas une classe déterminée, mais l'humanité tout
entière, Marx incarne le socialisme dans la seule classe ouvrière.
Le socialisme doit être l'expression de la classe ouvrière, comme
le capitalisme a été l'expression de la bourgeoisie. Mais, par la
même, alors que les premiers socialistes abominaient la bourgeoisie,
Marx la réhabilite en lui reconnaissant une mission historique de la
fin du Moyen Age au début de la Révolution industrielle.
D'usurpatrice, la bourgeoisie devient « un moment de
l'histoire ».
Contrairement
à la plupart des socialistes dits « utopiques », Marx se
refuse à déterminer à l'avance la forme de la « ville
socialiste » de l'avenir. Et, sur ce point, il rejoint la
pensée de l'anarchiste Kropotkine qui repoussait tout urbanisme
décidé dans l'abstrait en disant : « On ne légifère
pas l'avenir ». Les formes de la cité nouvelle, disait
Kropotkine, ne pourront se déterminer que par elles-mêmes. « Tout
ce que l'on peut, ajoutait-il, c'est en deviner les tendances
essentielles et leur déblayer le chemin ».
Engels,
dans sa Question du logement, écrit en 1872, se rapproche
curieusement des socialistes utopiques en se montrant résolument
« désurbaniste ». Le but de la société communiste,
écrit-il, est de supprimer l'opposition entre la ville et la
campagne. « Les premiers socialistes utopiques modernes, ajoute
Engels, l'avaient parfaitement reconnu. Dans les constructions
modèles d'Owen et de Fourier, l'opposition entre la ville et la
campagne n'existe plus. Ce n'est pas la solution de la question du
logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la
solution de la question sociale, c'est à dire l'abolition du mode de
production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du
logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des
grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes
modernes ne seront supprimées que par l'abolition du mode de
production capitaliste... La suppression de l'opposition entre la
ville et la campagne n'est pas plus une utopie que la suppression de
l'antagonisme entre capitalistes et salariés... Seule l'existence
des villes, notamment des grandes villes, y met obstacle ».
Cette
idée de désurbanisme, absolument nouvelle, exprimée à la fois par
Proudhon, par Kropotkine et par Engels, s'oppose à toutes les
visions des autres utopistes qui ont toujours dans leur point de mire
la vile, la très grande ville conçue comme une entité, comme une
unité, comme un système unitaire. Pour tous les utopistes, à part
ceux-là, la ville est le lieu de la perfection absolue et, par là
même, du pouvoir absolu.
Mais
dans aucun pays socialiste l'abolition du mode de production
capitaliste n'a entrainé la suppression des grandes villes. Une
même tendance à la croissance que dans les pays capitalistes peut
au contraire s'y remarquer. C'est une société basée sur des
principes de production et d'un progrès toujours amplifié de la
production, produit les mêmes effets urbanistiques dans un Etat
socialiste que dans un Etat capitaliste. C'est aussi que les
prétendus disciples de Karl Marx n'ont pas appliqué son principe du
dépérissement de l'Etat. Les grandes villes, nous l'avons vu, étant
aussi le résultat des concentrations étatiques, l'image du pouvoir
gravée sur le sol, il ets difficile qu'elles dépérissent si l'Etat
demeure centralisé. Une société sans ville serait une société où
tput pouvoir politique aurait disparu. Autrement dit une société
arrivée à un degré de maturité si exemplaire qu'à
« l'administration des hommes se serait substituée
l'administration des choses », pour reprendre la formule
marxiste. Mais n'est-ce pas là ouvrir une autre porte de l'utopie ?