Introduction
à l’ouvrage
de
Victor Considerant :
Principes
du Socialisme :
manifeste
de la démocratie
au
XIX° siècle
par
Joan Roelofs
(traductrice
du document en anglais, et Jean-Pierre Laffite traducteur en
français)
Voici
un texte de présentation considérable sur Victor... Considerant,
considérable Considerant pour l'éducation de base de nos millions
de futurs chômeurs donc prolétaires. C'est la meilleure synthèse
que j'ai trouvée comme résumé intelligible et essentiel de
l'histoire du pré-communisme : l'utopisme ; et depuis au
moins un demi-siècle, car je suis ardent lecteur et, tout en ayant
été activiste militant j'ai toujours trouvé le temps pour être un
rat de bibliothèque avant de surfer confortablement, au siècle
suivant, sur les trésors accessibles grâce au web. Je ne partage
pas l'idéologie pacifiste et écologique de cette brillante
professeure, ni évidemment sa mise au rebut du marxisme et du
prolétariat, au moment même où la crise du covid réactualise et
vérifie la théorie de l'effondrement et la primauté de la classe
ouvrière pour sauver l'humanité. Mais du point de vue de
l'historienne sa démonstration est excellente et rappelle ou apprend
des évidences. Le marxisme a littéralement pillé les meilleurs
écrits utopistes, et on ne saurait le lui reprocher. Oui Marx et
Engels ont plagié le Manifeste de Considerant, et ils ont bien fait
parce qu'ils lui ont donné une autre dimension. Un situationniste,
comme elle nous le rappelle, a fort bien expliqué que plagier est
normal, à condition d'améliorer. Les rêveries pacifistes de
Considerant sont nettoyées bien sûr dans le Manifeste de Marx et
Engels, sans hésitation sur la nécessité d'une révolution
violente, et si moderne par conséquent et actuel. Des dizaines
d'autres manifestes ont été rédigés par tant de groupes, et même
le CCI dont on ne peut pas prédire que son Manifeste marquera
l'histoire. Qui pourrait égaler encore le Manifeste de 1847 ?
L'auteure
nous restitue en quelques pages l'essentiel du questionnement et de
l'histoire de l'utopisme, qui finalement, de nos jours, ne nous
paraît pas du tout utopique, mais du domaine de la nécessité. Elle
reste dans son dernier paragraphe prisonnière d'une révolution
nationale, impossible puisqu'elle sera internationale ; et aussi
elle reprend l'utopisme réformiste des coopératives dont nous avons
eu l'occasion de rappeler l'inanité dans l'article précédent de ce
blog. On peut saluer l'avancée philosophique représentée
indéniablement par des penseurs comme Fourier et Considerant, mais
on ne peut refaire l'histoire avec leurs prévenances politiques de
façon à réinventer l'histoire du colonialisme et des libérations
nationales, ou se baser sur l'idéologie féministe bourgeoise pour
« réviser » et « refaire » l'histoire comme
nous y incite le laissez-aller gauchiste.
Ce
travail d'universitaire nous sera fort utile non seulement pour nous
rafraîchir la mémoire mais pour la seconde partie de « Par
qui remplacer la bourgeoisie mortellement infectée par le
convid ? », surtout en revisitant la révolution en
Russie, qui vous montrera que renverser le capitalisme peut être une
opération plus facile qu'on ne le croit, quand l'anarchisme
écologique et féministe n'est que la cinquième roue du carrosse de
l'Etat bourgeois infecté.
JLR
PS :
merci mille fois encore à l'excellentissime traduction de
Jean-Pierre Laffite
Pourquoi
ce document est-il important?
Pour
commencer, c’est une question de curiosité. Il y a eu des rumeurs
persistantes, propagées par des érudits et des activistes, selon
lesquelles le Manifeste
communiste
de Marx et d’Engels, diffusé en 1848, était pour une large part
un plagiat des
Principes
du Socialisme : manifeste de la démocratie au XIX° siècle,
publiés tout d’abord en 1843 comme une introduction à son nouveau
journal : La
Démocratie pacifique.
En 1847, il a été republié sous la forme d’un pamphlet (à
partir de ce moment-là mentionné comme Manifeste).
D’autre part, Considerant n’a probablement jamais rencontré
Marx, et, en 1843, il n’avait même pas entendu parler de lui.
Jonathan Beecher concluait :
« Au
cours de son étude, Marx a presque certainement lu le Manifeste
politique et social de la démocratie pacifique de
Considerant (publié peu de temps avant l’arrivée de Marx à
Paris), des parties de sa Destinée
sociale, ainsi que
probablement d’autres travaux de lui. Dans ces lectures, Marx
semble avoir été particulièrement intéressé par la critique que
Considerant faisait de la société bourgeoise et de l’économie
capitaliste. ».
Dans
les années 1830 et 1840, Paris a été le centre de l’activité
d’émigrés radicaux et le vivier du marxisme. Les concepts
philosophiques allemands de l’aliénation qui provenaient de G. W.
F. Hegel ont été combinés avec la critique socialiste française
de l’“économie politique”, telle qu’on la trouve chez J. C.
L. Sismonde de Sismondi, Henri-Claude de Saint-Simon et Charles
Fourier. Ce dernier, rejetant les notions “utopiques” d’Adam
Smith et de Jean-Baptiste Say, soutenait que le “marché libre”
avait pour conséquence les conflits de classe, la compétition
anarchique, la monopolisation, la surproduction, le “nouveau
féodalisme”, et un système gouverné par les propriétaires,
quelles que soient les institutions politiques. Il est clair que le
Manifeste
communiste
y a trouvé son origine, inspiré aussi quelque peu par le
Britannique Robert Owen.
Rondel
V. Davidson a effectué une comparaison approfondie des textes et il
a trouvé des similarités frappantes dans la critique du capitalisme
fournie par les deux documents.
La grande différence réside dans leurs conclusions, car Considerant
prévient
que la révolution va se produire si des réformes sociales ne sont
pas engagées ; il préconise une transformation sociale
pacifique, sans violence révolutionnaire ou bien l’abolition
totale de la propriété privée.
Bien
que de courts extraits du Manifeste
de
Considerant aient été traduits en anglais, il n’y a aucune preuve
qu’il y ait déjà eu une traduction anglaise du document en
entier.
Par conséquent cette publication aidera les lecteurs à avoir leur
propre jugement sur la question du plagiat ; pour vérification,
le texte français est disponible en ligne.
Le
document est également intéressant en soi, en particulier depuis
que des idées méprisées sont actuellement réévaluées. En
France, la désillusion à l’égard du marxisme et le renouveau de
l’anarchisme ont remis au goût du jour les théories de Charles
Fourier sur la scène de théâtre de 1968. Le scepticisme à propos
du “projet révolutionnaire” et les indications relatives à un
prolétariat qui se réduit ont conduit à des recherches sur une
“”troisième voie”, ou du moins, une voie différente.
Le marxisme était également contesté par le mouvement vert qui a
émergé dans les années 1970 en attirant l’attention sur les
questions féministes, écologiques et multiculturelles, qui avaient
été négligées par les partis radicaux traditionnels.
Le
post-modernisme et le post-marxisme ont bousculé les catégories et
les cases rigides dans lesquelles les idées et les idéologies ont
été fourrées par les spécialistes et les activistes. Le
“socialisme utopique” a été une étiquette qui est restée.
Elle a été employée d’abord par des capitalistes et ensuite par
Marx et par Engels, loyaux associés du moins dans cette
conspiration, afin de discréditer les socialistes des débuts.
Aujourd'hui, il y a plus de gens qui seraient prêts à admettre qu’à
la fois la “main invisible” du capitalisme et la “révolution
prolétarienne” du marxisme pourraient rentrer dans la case
“utopique”, tandis que les soi-disant “utopiques”
déborderaient de suggestions pratiques et de méthodes
expérimentales, rationnelles et pacifiques, pour guérir les
malheurs de la société.
Même leurs aspects visionnaires, imaginatifs et plutôt
invraisemblables, avaient l’effet très pratique de servir d’outils
de recrutement.
De
façon similaire, les distinctions entre les termes “rationaliste”
et “romantique” ont besoin d’être réexaminées. Dans les
années 1840, les doctrines socialiste et communiste étaient toutes
deux un mélange de nombreux éléments. Les fouriéristes, en dépit
de la glorification “romantique” de la diversité, étaient
également “rationalistes” dans leurs propositions pour un
minimum d’existence civilisée pour tous, dans leur usage de la
science sociale pour atteindre le plus grand but social, à savoir le
bonheur humain, dans les analyses de toutes les institutions qui vont
à l’encontre de ce but, et dans le besoin de paix qui recouvre le
tout. Le communisme marxiste prétendait être le seul socialisme
scientifique,
et pourtant il faisait appel à des figures héroïques, et en
particulier à la classe héroïque des prolétaires, pour atteindre
ses objectifs plutôt vagues. Lorsqu’ils étaient spécifiés, ces
objectifs ramenaient généralement au fouriérisme, par exemple :
« … une association dans laquelle la libre développement de
chacun est la condition du libre développement de tous ».
Dans
le même ordre d’idée, le phénomène politiquement important de
la franc-maçonnerie durant cette période exprimait, d’une part,
de la fascination pour la science, et pour les idéaux de fraternité,
de paix et d’organisation rationnelle ; et d’autre part,
pour l’occultisme, le rituel et le spectacle.
Ces
deux inspirations sont mises en relation dans cette traduction.
Beaucoup préfèrent voir les camps socialistes comme mutuellement
hostiles, comme des émergences sectaires, et pourtant le socialisme
a eu des développements coopératifs considérables, avec un partage
des idées et des slogans, et même des écrits théoriques plagiés.
Le concept de plagiat, qui est étroitement lié à l’idée de
propriété privée, subit actuellement un réexamen, en particulier
lorsqu’il est appliqué à la doctrine socialiste. En outre, de
nombreux héros parmi les artistes, les compositeurs, les écrivains
et les scientifiques, pourraient être coupables si l’on appliquait
les critères d’attribution d’aujourd'hui aux productions
culturelles antérieures. Voici un point de vue situationniste :
“La
nouvelle théorie révolutionnaire », écrivait le
situationniste Mustapha Khayati en 1966, « ne peut pas avancer
sans redéfinir ses concepts fondamentaux. “Les idées
s’améliorent”, dit Lautréamont. “Le sens des mots participe
au mouvement. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique.
Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses
expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste”.
Pour sauver la pensée de Marx, il est nécessaire continuellement de
la rendre plus précise, de la corriger, de la reformuler à la
lumière de cent ans de renforcement de l’aliénation et des
possibilités de la
nier ».
Les
situationnistes, dans leurs tentatives pour développer une critique
cohérente de la société telle qu’elle est réellement ont plagié
les écrits de Marx, de Hegel, de Fourier, de Lewis Carroll, de Sade,
de Lautréamont, des surréalistes, d’Henri Lefebvre, de Georg
Lukacs – bref, de toute personne dont l’impulsion fondamentale
était de théoriser la totalité de la société. Cependant,
contrairement à tous les théoriciens et artistes qu’ils avaient
plagiés, les situationnistes critiquaient la société sans la
pression d’allégeances ou la crainte de représailles. L’IS n’a
jamais prétendu avoir un monopole de l’intelligence, mais son
usage.
Les
accusations sont abondantes parmi les socialistes et leurs
précurseurs, et elles ne sont pas sans justification. Pierre Leroux,
un saint-simonien, a soutenu que Fourier avait plagié Diderot,
Restif de la Bretonne et Saint-Simon.
Engels a balayé cette dernière accusation d’un revers de main.
Flora Tristan, une féministe inspirée par Fourier, a affirmé que
son travail puisait fortement dans celui de Francesco Doni
(1513-1574). Les écrits utopiques de Doni ont été produits après
qu’il a servi d’imprimeur à la traduction italienne de l’Utopie
de Thomas More. De manière similaire, Proudhon en tant qu’imprimeur
à Besançon, avait une bonne connaissance de l’œuvre de Fourier.
Les
lecteurs de la présente traduction peuvent décider si les idées ou
les formules du Manifeste
communiste
ont été plagié chez Considerant. Si c’est le cas, est-ce que
cela a de l’importance, et qui Considerant a-t-il plagié à son
tour ?
Cette
question ouvre une longue piste d’explorations qui peuvent être
amusantes pour des détectives. Elle attire l’attention sur la mine
de parodies et de critiques outrancières portant sur des
institutions puissantes et respectables, parfois dans des écrits, et
parfois dans des reconstitutions historiques et des représentations
théâtrales, depuis la Grèce antique jusqu’aux plus sombres dans
les siècles sombres, jusqu’à la Renaissance, aux premiers Temps
modernes et aux Lumières. Les participants à cette contre-culture
incluaient tous les rangs et toutes les classes ; les parodies
et les spectacles de Pierre le Grand ont pu inspirer des scènes du
Nouveau
monde amoureux de
Fourier. Les courants qui alimentaient le bassin du socialisme
français des années 1840 – y compris le fouriérisme qui est en
un sens une parodie de l’Église catholique – ont pu ne pas
sembler si étranges que cela à des gens qui étaient au courant de
cette tradition ininterrompue.
Dans
la France des années 1830 et 1840 : « Les idées socialistes
attiraient tous les groupes sociaux : artisans, paysans, classes
moyennes et quelques nobles ».
Les idées et la pratique socialistes ultérieures ont été
également considérablement plus éclectiques que ce dont on a
conscience, bien que, après 1917, les militants aient insisté sur
la “pureté” et la spécificité. Par exemple, Fourier a
influencé presque tous les mouvements socialistes du XIX° siècle,
y compris les mouvements russes. À la fin du XIX° siècle, les
shakers des États-Unis se considéraient comme faisant partie du
mouvement “communiste”. Lénine a étudié les propositions des
fabiens ; il a vécu à Londres durant leur apogée. Le Parti
Socialiste des États-Unis a été mobilisé par l’ouvrage d’Edward
Bellamy : Looking
Backward
[Un regard en arrière], un roman qui comprend une analyse marxiste
de l’organisation de classe, le scénario d’Engels pour une
révolution non-violente, un phalanstère
de Fourier, et des “armées industrielles” technocratiques de
Saint-Simon.
Quelques
érudits ont affirmé que ni Henri-Claude de Saint-Simon, ni Fourier,
n’étaient socialistes, et que le mélange insipide de Considerant
n’était pas non plus socialiste. Ceci se fonde sur deux critères
qualifiant le socialisme : l’égalité et l’abolition de la
propriété privée. Cependant, il n’existe pas de définition
technique du socialisme, et des séparations rigides entre les
termes : “socialiste”, “capitaliste”, “anarchiste, et
même “fasciste”, sont souvent insupportables. Jonathan Beecher
nous informe que le mot de “socialisme”, utilisé pour la
première fois dans les années 1830, était proposé pour faire
contraste avec l’égoïsme et à l’individualisme.
Une définition défendable du socialiste pourrait être : celui
qui cherche à remplacer la capitalisme du laissez-faire
(y compris ses supports et ses épicycles) par un système de
planification sociale et économique qui vise à accroître l’égalité
de statut, les ressources, le liberté, le pouvoir, et toutes les
bonnes choses qui sont distribuées socialement (ces dernières
pourraient inclure les rhinoplasties, bien que les nez eux-mêmes
puissent être distribués naturellement). Ce concept distingue le
socialisme du fascisme et de l’anarchisme et il admet l’idéal
des Lumières selon lequel toutes les institutions doivent servir au
bonheur humain. Aujourd’hui, un intérêt pour l’écologie
pourrait être ajouté étant donné qu’il faut fournir à l’espèce
humaine un bien-être à long terme.
Ceci
dit, les compartiments ont besoin d’être démolis étant donné
que beaucoup de caractéristiques d’idéologie et de pratique sont
communes aux différents ismes. Le socialisme peut prétendre qu’il
est le seul à défendre l’égalitarisme, alors que même ses
idéaux, y compris le marxisme, admettent différentes formes de
hiérarchie. Si l’on prend un autre exemple, à la fois l’ethos
philanthropique et ses institutions (par exemple les conseils
d’administration des fondations, des conseils qui
s’auto-reproduisent) sont essentiellement féodaux, et pourtant le
capitalisme des États-Unis ne pourrait guère fonctionner sans leurs
services qui remédient aux insuffisances de la main invisible. Le
corporatisme, sous la forme de la représentation des intérêts d’un
groupe, a été important pour le féodalisme, le fascisme et le
capitalisme des États-Unis. Les systèmes communistes, comme
les systèmes capitalistes, idéalisent la famille traditionnelle et
prétendent faire une distribution méritocratique du statut.
Le
socialisme pré-marxiste
L’origine
du socialisme est très ancienne ; ses éléments se trouvent
dans presque toutes les grandes religions. En outre, les exemples
pratiques des communautés monastiques médiévales et ceux de l’aile
gauche de la Réforme protestante ont été des sources d’inspiration
considérables pour le socialisme. Les contributions britanniques ont
été importantes, en particulier l’éthique du digger [bêcheur]
Gerrard Winstanley et les théories communautaristes et
coopérativistes de Robert Owen. Néanmoins, ce sont peut-être les
Français qui ont été les plus féconds aux débuts du communisme
et le socialisme.
La
période des Lumières et de la Révolution française a été le
témoin d’une critique de toutes les institutions, et une aile
radicale prit son envol. Peut-être que le représentant de cette
aile le plus connu a été François-Noël Babeuf (Gracchus) :
« En
novembre [1795], Babeuf publia le premier manifeste, c'est-à-dire ce
nouveau genre de déclarations sociales révolutionnaires qui
culminera avec Manifeste
communiste
de Marx [sic]
de 1848. Le Manifeste
des plébéiens de
Babeuf était à la fois un inventaire philosophique (un manifeste
de ce qui était nécessaire pour apporter l’“égalité de fait”
et le “bien commun”) et un appel à un soulèvement populaire
(une manifestation¸ « plus
grande, plus solennelle, plus générale, qu’il n’a jamais était
fait ») ».
Il
évoquait l’image de la “phalange” (militaire) grecque comme
étant un agent révolutionnaire, il niait tout droit à la propriété
privée et il exigeait le nivellement de la richesse. Voici quels
étaient ses principes :
« Ôter
à celui qui a trop, pour donner à celui qui n’a rien.
Le but de
la Société est le bonheur commun.
Les fruits
sont à tous, le terre n’est à personne ».
Ces
idées illustrent le communisme du XVIII° siècle ; le mot
“communisme” a été attribué à Restif de la Bretonne, un
écrivain utopique-pornographique prolifique des années 1780.
Dans cette période initiale, le “communisme” impliquait une
transformation totale des institutions, mais il ne se focalisait pas
spécialement sur les luttes de la classe ouvrière urbaine.
La
franc-maçonnerie, en plus de son influence générale sur les
Révolutions américaine et française, avait des liens à la fois
avec les mouvements communiste et socialiste révolutionnaires.
Felippo Buonarroti, un membre italien de la conspiration de Babeuf,
utilisait les loges de Genève comme des terrains de recrutement de
la révolution communiste.
Henri-Claude
de Saint-Simon (1760-1825) montre la double influence de Jean-Jacques
Rousseau et des courants appartenant aux Lumières scientifiques ;
il avait de bons contacts avec la loge maçonnique des
“Philadelphiens”.
Il a eu une importante influence à travers tout le XIX° siècle
dans le camp socialiste français, mais il ne peut être considéré
au mieux que comme un précurseur de la “technocratie”. Le mot
“socialiste a été employé en premier par les owénistes en
1827 ; en français, il n’apparaît qu’en 1832 dans le
journal saint-simonien Le
Globe.
Saint-Simon
prétendait avoir découvert la science de la société. Il affirmait
que c’étaient ceux qui produisaient la richesse qui devaient
gouverner afin de promouvoir le but suprême de l’histoire :
l’amélioration mentale et physique de la classe la plus pauvre et
la plus nombreuse. Bien qu’il ait considéré que ce progrès
serait inévitable, il pensait que c’était important d’apporter
son aide à ce processus pour s’assurer qu’il serait ordonné et
non-violent :
« La
loi supérieure des progrès de l'esprit humain entraîne et domine
tout ; les hommes ne sont pour elle que des instruments. ... Tout ce
que nous pouvons, c'est d'obéir à cette loi (notre véritable
Providence) avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la
marche qu'elle nous prescrit, au lieu d'être poussés aveuglément
par elle... ».
Son
élite inclurait des industriels, des scientifiques et des artistes,
et ces derniers auraient le rôle de propagandistes en faveur du
nouveau système. Ils devraient illustrer les splendeurs du futur
paradis terrestre, exactement comme ils avaient auparavant dépeint
le ciel chrétien, afin de rappeler aux hommes la direction morale
convenable. Mais le christianisme avait encore un rôle dans la
promotion de l’industrialisation, par la création d’entreprises
dirigées par l’Église et inspirant la population active.
Saint-Simon ne manifestait pas d’intérêt pour le
communautarisme ; son utopie, c’était le pays de l’abondance
où le gouvernement dépérirait en devenant seulement
« l’administration des choses », et non plus le
contrôle des personnes. L’exploitation de la nature, selon un plan
national, absorberait les énergies hostiles et de compétition. Pour
éviter la guerre, les pays européens devraient créer tous ensemble
des projets de grands travaux publics internationaux, “civiliser”
et christianiser les “races inférieures” et rendre le monde
« habitable comme l’Europe ».
Les
idées de Saint-Simon préfiguraient la pratique ultérieure du
“capitalisme d’État” français ; ses théories
historiques ont également influencé la tradition socialiste, par
exemple :
« Ce
système social [féodal-théologique] avait pris naissance pendant
la durée du système précédent [gréco-romain] et même à
l'époque où celui-ci venait d'atteindre son développement
intégral. Pareillement, lorsque le système féodal et théologique
s'est constitué au Moyen Âge, le germe de sa destruction commençait
à naître, les éléments du système qui doit le remplacer
aujourd'hui venaient d'être créés. ».
Charles
Fourier, né à Besançon en 1772, était un brillant et extrêmement
drôle critique de la France post-révolutionaire et d’à peu près
toutes les institutions et les théories que l’on y trouvait.
Voici une appréciation de lui écrite par Engels :
« Les
inepties françaises sont au moins joyeuses, tandis que les inepties
allemandes sont sinistres et profondes. Et puis, Fourier a critiqué
les rapports sociaux existants si vertement, avec tellement d’esprit
et d’humour, qu’on lui pardonne volontiers ses fantaisies
cosmologiques qui sont aussi fondées sur une brillante vision du
monde… »
Fourier
expose férocement l’hypocrisie de la société respectable, la
contradiction entre sa théorie et sa pratique, le caractère
ennuyeux de tout son mode de vie ; il ridiculise sa philosophie,
son effort de perfectionner
la perfectibilité qui est en voie de devenir parfaite et l’auguste
vérité,
il bafoue sa « pure moralité », ses institutions
sociales uniformes, et il en fait ressortir les différences avec sa
pratique, le doux
commerce,
qu’il critique de manière magistrale, ses grands plaisirs dissolus
qui ne sont pas des délices, son organisation de l’adultère dans
le mariage, son chaos général.
Fourier
était touché par une conscience aiguë de la famine au milieu de
l’abondance, par la vue de marchands déversant du blé dans la mer
afin d’en faire monter le prix, et par la corruption dont il était
quotidiennement témoin dans son métier non-choisi de représentant
dans le commerce de la soie. Sa vie de célibataire lui a permis de
devenir un autodidacte après son éducation au collège
(lycée) et il s’est consacré à l’étude d’à peu près tout,
sans aucune des inhibitions qui pèsent sur les érudits
respectables. Ses observations sur la façon de travailler dans la
“libre entreprise” ont été brillantes (comme Engels l‘a
reconnu). Par exemple, même à son époque, l’agro-industrie
imposait un nouveau féodalisme aux agriculteurs :
« Les
monopoleurs … auraient réduit tous les petits en vassalité
commerciale, et seraient devenus par des intrigues combinées maîtres
de toute production. Le petit propriétaire aurait été forcé
indirectement à disposer de ses récoltes selon la convenance des
monopoleurs ; il serait devenu commis exploitant pour la coalition
mercantile ; enfin l'on aurait vu renaître la féodalité en ordre
inverse et fondée sur des ligues mercantiles, au lieu de ligues
nobiliaires. ».
Il
était aussi un fin observateur (ou voyeur) du relâchement
contemporain des mœurs, en particulier dans les classes présumées
respectables.
Les
études de Fourier l’ont conduit à croire qu’il avait découvert
la vraie science de la société – il se comparait à Newton –,
laquelle permettrait à tout un chacun de jouir de la pleine
expression de ses talents, et de ses passions. Tout le travail
nécessaire serait effectué et simultanément tout le monde aurait
du bon temps. C’était pourquoi « l’attraction
passionnée », l’équivalent psychologique de la gravitation,
incitait à la fois au travail et aux loisirs, et l’harmonie (qui
était aussi le nom de la société idéale) résulterait de
l’expression sans entraves des instincts. Même les désirs humains
les plus ignobles deviennent inoffensifs du fait de la sublimation et
des exutoires enjoués. Par exemple « la guerre mondiale des petits
pâtés »
engagerait 60 armées de femmes et d’hommes sur un champ de
bataille européen où elles s’affronteraient pour faire le
meilleur choix de ces pâtisseries. Un million de bouteilles de
champagne seraient à la disposition du parti victorieux.
L’excitation monterait avec le changement quotidien d’alliances.
Afin
de mettre en œuvre son système, il serait nécessaire d’abandonner
les foyers familiaux individuels (qui étaient dans tous les cas des
enceintes d’ennui et d’oppression) pour des communautés
autosuffisantes (phalanstères)
qui incorporeraient toutes les classes et tous les tempéraments –
la variété était essentielle. Elles fourniraient un minimum
généreux de nourriture, d’habillement, de logement, d’éducation,
de divertissement, de soins médicaux et dentaires, et de sexe. Les
membres de la communauté se livreraient à des occupations
volontairement choisies et fréquemment variées. Il y aurait du
commerce, des fêtes débridées et des entreprises communes, entre
les phalanstères.
Le
communautarisme de Fourier se passait des nations, des armées, des
bureaucraties, des sociétés, du mariage et de la religion
institutionnalisée. Il y aurait pourtant des règles et de légères
punitions non-violentes au sein du phalanstère. Une organisation
était nécessaire pour s’assurer que chacun prenait part non
seulement à la subsistance, mais aussi à des choses essentielles de
la bonne vie comme le sexe, l’amour et l’estime de soi. La
communauté remplacerait la famille et fournirait un environnement
humain, éclairé et sûr, aux enfants. Fourier croyait que les
femmes ne pouvaient être ni libres ni égales dans l’institution
du mariage ; il a été le plus féministe des premiers
socialistes.
Fourier
n’exigeait pas l’abolition totale de la propriété privée. Il
supposait que le phalanstère serait super-productif, étant donné
qu’il éliminait le gaspillage et le double emploi, et qu’il
libérait une énorme énergie du fait de l’attraction passionnée.
Les profits seraient ensuite distribués sur la base du capital
(3/12), du talent (4/12) et du travail (5/12). Par conséquent, il ne
prévoyait pas un avenir égalitaire. Cependant, trois éléments
devaient être notés à propos du concept de la distribution chez
Fourier. Tout d’abord, il insistait sur le fait que, dans son
“Harmonie”, même les pauvres jouiraient d’un niveau de vie à
la fois matériel et culturel bien plus élevé que la personne
typique de la classe moyenne de son époque. Deuxièmement, son
hédonisme radical constatait que certaines personnes tiraient un
grand plaisir de la consommation voyante, ou du fait de mener à bien
une transaction difficile. Son système permettait ces choses-là à
la condition que personne ne souffrirait du fait de telles activités.
Troisièmement, l’imagination de Fourier incluait des inégalités
beaucoup plus importantes que celles qui étaient dénoncées par la
plupart des socialistes de son époque, ou même de la nôtre. Il
était préoccupé par les exutoires créatifs et par la vie sexuelle
des personnes âgées ; par les privations sexuelles et sociales
des laids et des paumés ; par les besoins d’estime de soi de
tout un chacun ; par l’ennui de beaucoup de travaux, quels
qu’en soient leur statut ou leur rémunération ; par la façon
méchante de traiter les enfants, et pas seulement ceux des pauvres ;
et même par les inégalités qui existent entre la capitale et les
villes de province. Il a imaginé des institutions destinées à
s’attaquer à tous ces problèmes ; une brillante première
esquisse malheureusement rarement poursuivie par les socialistes
ultérieurs.
Fourier
rejetait aussi toute violence dans l’instauration du socialisme. Sa
méthode, c’était la persuasion par l’écrit, par les
orateurs et par les communautés-témoins. Il espérait convertir les
gens de toutes les classes, car il croyait que tout un chacun serait
mieux dans son système. En plus des rêves “utopiques”
romantiques du bonheur humain, Fourier suivait la voie de la
tradition rationaliste des Lumières. Par exemple, il ne pensait pas
qu’une classe ouvrière agricole ait été compatible avec la
démocratie. Sans l’esclavage, le servage, ou une paysannerie,
personne ne serait disposé à s’engager dans des travaux agricoles
à plein temps (contrairement, par exemple, à la serrurerie ou l’art
topiaire, pour lesquels certains pourraient avoir une passion). Sa
solution rationnelle était de faire en sorte que chacun en effectue
un peu, et en outre d’adopter un régime alimentaire qui éviterait
la corvée des cultures de plein champ ou de l’élevage du bétail.
Ce régime, à base de légumineuses, de légumes, de fruits et de
petits animaux, est peut-être de toute façon le plus sain. De la
même manière, la solution démocratique pour le travail subalterne
était de ne pas construire une méritocratie, mais de le rendre
aussi intéressant que possible par le jeu et les occasions de
flirter, d’employer ceux qui avaient des affinités psychologiques
avec un tel travail et qui pourraient se faire plaisir sans
considération de statut, et de partager à petites doses toutes les
tâches essentielles dangereuses ou répugnantes qui demeureraient
encore. La rotation dans le travail permettrait aussi la pleine
expression de la personnalité humaine. Fourier n’abolissait pas
l’expertise ; il supposait plutôt que ceux qui étaient
hautement qualifiés pour certaines missions occuperaient des
positions de débutants lorsqu’ils auraient à effectuer un autre
travail.
Dans
la perspective d’aujourd'hui, Fourier était peut-être le
plus prescient lorsqu’il suggérait que, dans une société
socialiste, ou même dans n’importe quel système à prétentions
démocratiques, le travail subalterne ne peut pas être le travail
quotidien, durant toute une vie, d’une classe, d’une race, d’un
sexe ou des malchanceux. Nos sociétés capitalistes trouvent des
prolos grâce à l’immigration et se servent du travail dont les
femmes se sentent responsables ; cette générosité ne peut pas
durer. Il y a déjà des pénuries de travailleurs des services de
santé, d’infirmières, et de charpentiers, et peu de jeunes gens
veulent être poissonniers, réparateurs de chaudières ou tailleurs.
La main invisible ne nous distribue pas ce dont nous avons besoin.
Paradoxalement, le système fouriériste fournit en effet un remède
au chômage, mais il sert aussi parfaitement pour les pénuries qui
existent dans certains métiers.
De
plus, les changements démographiques éclairent la possibilité de
réalisation du fouriérisme. Un taux de natalité en baisse (déjà
constaté dans les années 1840 en France) conduit à un manque de
travailleurs ; la médecine moderne et les facteurs sociaux se
soldent par un surplus de femmes à la recherche d’un partenaire
dans la mesure où les couples sont encore nécessaires. Et il y a
maintenant des prédictions selon lesquelles un nombre inimaginable
de gens vivront bientôt jusqu’à 100 ans. Qui prendra soin d’eux ?
Leurs enfants de 80 ans, s’ils en ont, ou s’il leur en reste? Le
témoignage des sociétés communautaires du XIX° siècle montre que
l’on s’occupait bien des personnes âgées dans la communauté,
car c’était une fraction du travail qui était partagé par tous.
Malheureusement, les projets de Fourier concernant le partage du
travail ont été très tôt effacés de l’idéal socialiste.
Fourier
pensait que le mariage, même chez les riches et chez ceux qui ont
des domestiques à leur service, était incompatible avec la liberté
et l’égalité des femmes, et qu’il devait être remplacé par
des institutions plus fonctionnelles. Ses observations du monde réel
l’ont amené à croire que la monogamie était une manie bizarre –
qui devait être permise naturellement dans le phalanstère –, mais
qui était inappropriée en tant que norme. Il était également
préoccupé par les préjudices infligés aux enfants aussi bien dans
les familles les plus traditionnelles que dans les familles
disloquées. Aujourd'hui, de par le monde entier, la famille
“traditionnelle” est une configuration minoritaire, mais nos
alternatives informelles ne peuvent pas intégrer la sécurité, ou
le plaisir, c'est-à-dire ce que le phalanstère était destiné à
nous fournir, pour ne rien dire de l’énorme fardeau qui pèse
encore sur les femmes.
Outre
ses nombreuses brillantes suggestions, Fourier avait des idées
étranges sur des planètes qui copulaient, des mers qui se
transformaient en limonade et des anti-lions, idées qu’Engels
avait mentionnées. Son vulgarisateur en chef aux États-Unis, Albert
Brisbane, et Considerant ont tous deux fait de leur mieux pour les
supprimer, ainsi d’ailleurs que ses plans sexuels un peu fous (mais
non-violents). Fourier était aussi personnellement un handicap dans
les relations publiques, et ses disciples ont essayé de manœuvrer
pour le rendre invisible. Quand, un an avant la mort du maître,
Considerant est devenu l’interprète à plein temps du fouriérisme,
celui-ci a subi une transformation considérable.
Étienne
Cabet (1788-1856) a été influencé par Owen et par les chartistes
durant son exil en Angleterre, et il partageait les buts des
communistes français, c'est-à-dire l’abolition de la propriété
privée et le nivellement des richesses, mais il rejetait la
révolution violente. La principale présentation de sa doctrine,
Voyage
en Icarie
(1840), décrit une utopie communautaire ; il a eu beaucoup
d’adeptes dans la classe ouvrière. Une autre figure importante de
la scène radicale française des années 1840 a été Pierre-Joseph
Proudhon (1809-1865). Né à Besançon comme Fourier, c’est en
tant que typographe qu’il a rencontré par hasard le Nouveau
monde industriel et sociétaire
de Fourier, et il l’a lu avec un grand intérêt. Mais ses idées
étaient davantage dans la tradition de Jean-Jacques Rousseau. Il
concevait un système social qui serait une fédération de fermes et
d’ateliers patriarcaux de petite dimension, avec des établissements
commerciaux coopératifs. Bien que son slogan bien connu soit :
« La propriété, c’est le vol », il ne visait que
certains types de propriété : celle des gros capitalistes et
des banques.
Considerant
et le fouriérisme
Victor
Considerant est né à Salins (Jura) en 1808, et il a fréquenté le
même collège de Besançon
que Fourier. Durant ces années-là, il a
entendu parler du fouriérisme par deux partisans locaux : Just
Muiron, un fonctionnaire de la collectivité locale, et Clarisse
Vigoureux, une veuve fortunée, sa future belle-mère. Considérant a
continué son éducation à l’École Polytechnique à Paris où il
a étudié le métier d’ingénieur. Les idées d’Henri-Claude de
Saint-Simon y étaient en vogue, et Considerant est devenu
parfaitement au courant d’elles. Comme beaucoup de ses camarades
étudiants, après l’obtention de son diplôme, il a rejoint le
corps du génie militaire en 1830. À ce moment-là, il faisait déjà
de la publicité pour Fourier et, en 1836, il abandonnait sa carrière
pour devenir un disciple et un interprète à plein temps de Fourier.
Considerant
a suivi son maître dans la recherche de l’harmonie et de la
collaboration des classes, dans le rejet de la violence et du
nivellement radical de la propriété. Ils étaient tous les deux
révoltés à la vue des conséquences d’un système de “libre
entreprise” qui créait la pauvreté parmi les travailleurs ruraux
et urbains, une insécurité constante pour la classe moyenne et une
nouvelle aristocratie de monopoleurs et de spéculateurs. Le fait que
Considerant ait été un ingénieur n’était pas une coïncidence ;
ceux qui avaient suivi cette formation étaient réceptifs à la
planification et ils ont constitué un important noyau du socialisme
français du XIX° siècle.
Bien
que Considerant ait révéré la science, il avait aussi foi en la
bonté humaine et au message d’amour de Jésus. En revanche, la
religion de Fourier avait été sa propre version du déisme :
l’attraction passionnée était le plan de Dieu pour le salut de
l’humanité. Comprenant cela, comme Fourier le faisait, les
“scientifiques sociaux” pouvaient transformer les passions
perturbatrices en harmonie. Considerant suggère une approche
socialiste chrétienne, l’une de ses corrections radicales à
Fourier.
Considerant
a continué à publier des présentations détaillées du
phalanstère, lequel avait été un important instrument de
recrutement. Néanmoins, dans ses exposés populaires, il minimisait
de plus en plus tout sauf ses vertus économiques. Ceci éliminait
les éléments choquants et bizarres, mais aussi beaucoup de la
critique sociale brillante de Fourier. Le socialisme, en tant que
produit des Lumières, visait toutes les institutions qui réprimaient
le bonheur et le bien-être humains, notamment la guerre, les
distinctions de statut, l’esclavage, l’oppression politique, la
religion organisée, le mariage et la mode, en plus des systèmes
économiques irrationnels et oppresseurs. De nombreux ouvrages de
Fourier parodient ces institutions ; il ne reste presque plus
rien de cela chez le posé Considerant. Peut-être que l’omission
la plus frappante a été l’éviscération du féminisme radical de
Fourier. Considerant a bien soutenu le droit de vote des femmes, mais
il ne semble que son cœur y ait été vraiment.
L’étrange
tournant qui a donné au fouriérisme sa chance a été le fait que,
dans les années 1820, certains leaders autoproclamés du mouvement
saint-simonien, lequel était technocratique à l’origine, aient
adopté des pratiques et des idées sectaires et bizarres telles que
la recherche d’un Messie féminin. Le saint-simonisme avait bon
nombre de partisans en 1831 (approximativement 40 000) quand ont
commencé des défections massives au profit du fouriérisme, en
particulier parmi les ingénieurs et d’autres adhérents à
l’esprit pratique.
Ce qu’ils voyaient dans le fouriérisme, grâce à la façon dont
il avait été adapté par Considerant et d’autres publicistes,
c’était le phalanstère comme plan pratique d’atténuation de la
pauvreté et du chômage. « … la phalange apparaît parfois
davantage comme un ferme-modèle ou comme une colonie agricole fondée
par une association philanthropique que comme l’unité élémentaire
d’Harmonie ».
Il est possible que la transformation du fouriérisme ait été
encouragée par des changements technologiques. De même que les
plans charmants et rationnels de Garden City [cité-jardin], qui ont
été élaborés par Ebenezer Howard à la fin du XIX° siècle, ont
avorté en fin de compte à cause de l’automobile particulière, de
même l’excitation due aux chemins de fer dans les années 1840 a
détourné du phalanstère en faveur de bureaucraties nationales de
planification.
Durant
les années 1830 et 1840, les sociétés fouriéristes (laxistes du
point de vue doctrinal) ont gagné des milliers d’adeptes en
France, en Belgique et en Suisse. Le quartier général était situé
à Paris, mais il y avait de nombreuses sections provinciales, un
quotidien, une revue théorique, des brochures, une librairie, et des
banquets réguliers, y compris des banquets spéciaux pour
l’anniversaire de Fourier. « Finalement, le 7 avril 1847, le
soixante-quinzième anniversaire de Fourier a été célébré dans
trente-quatre villes et bourgades françaises (mais aussi à New
York, Rio de Janeiro et à l’île Maurice) ».
« Sous la direction de Considerant, l’École sociétaire, la
société fouriériste officielle, a organisé des sections dans
presque toutes les grandes villes d’Europe ainsi qu’aux
États-Unis, et elle a diffusé sa propagande à travers le monde
entier ».
Pourquoi
ont-ils été si nombreux à rejoindre ce mouvement ? C’étaient
des membres de professions libérales (avocats, médecins,
architectes, ingénieurs), des officiers, des étudiants, des petits
hommes d’affaires, des artistes, des musiciens, des journalistes et
des artisans. Ils avaient probablement une nourriture convenable (ou
excellente en France où les restaurants venaient d’être inventés
parce que, lorsque les aristocrates ont perdu leur tête, leurs
cuisiniers n’avaient plus de bouches à nourrir), du sexe (là
aussi, c’était peut-être mieux en France en raison de l’usage
généralisé du contrôle des naissances), et des maisons
chaleureuses. Aux États-Unis, une “American Union of
Associationists” [Union Américaine des Associationnistes] a été
constituée qui comprenait des groupes locaux et régionaux, et au
moins 100 000 adeptes intéressés.
Le
socialisme fournissait une nouvelle vision de monde qui était à
même de remplacer le christianisme. La prétention du fouriérisme à
être une “science sociale” lui donnait des références tirées
des Lumières ; paradoxalement, sa perspective socialiste
chrétienne acquise récemment offrait inspiration et consolation
religieuses. Bien que les nouveaux capitalistes aient attribué la
pauvreté et les souffrances économiques croissantes à « la
fainéantise et à l’immoralité », beaucoup de gens
pensaient que quelque chose n’allait pas dans le système
économique. L’avènement d’un capitalisme industriel à grande
échelle était vu comme particulièrement menaçant par les petites
entreprises, par les agriculteurs et par les artisans qualifiés.
Contrairement au communisme icarien, le fouriérisme était une
solution “sans distinction de classe” qui promettait d’unir les
riches, les gens de la classe moyenne et les pauvres. Cette
caractéristique était particulièrement séduisante pour des
recrues venant de la franc-maçonnerie qui avaient des objectifs
similaires.
Comme
pour tous les mouvements radicaux, il existait des raisons
personnelles à l’adhésion. Les fouriéristes recrutaient dans le
saint-simonisme en voie de désagrégation qui avait attiré un grand
nombre d’ingénieurs lesquels, comme Considerant, avaient discuté
de ces doctrines quand ils étaient à l’École Polytechnique. Pour
eux, l’ingénierie sociale, en conformité avec la formule
numérique complexe de Fourier, présentait un attrait particulier.
De plus, beaucoup partageaient l’expérience de Nicolas Lemoyne
qui, après avoir obtenu son diplôme, avait eu pour affectation la
supervision des projets provinciaux plutôt ennuyeux de construction
de routes et d’immeubles. Ces ingénieurs se considéraient comme
faisant partie d’une élite, et pourtant ils n’avaient ni pouvoir
ni statut, et même les conversations excitantes de leurs jours
d’école leur manquaient.
D’autres saint-simoniens qui passaient au fouriérisme étaient des
juifs – Considerant évitait de rendre public l’antisémitisme de
Fourier – et des femmes, souvent très éduquées, mais qui
n’avaient pas de statut dans la société française. Considerant
lui-même avait été recruté par sa future belle-mère, Clarisse
Vigoureux.
Les
médecins et les éducateurs étaient impressionnés par les théories
médicales et éducatives tout à fait rationnelles de Fourier. Les
gens qui organisaient le travail et ceux qui faisaient partie des
“professions d’assistance” naissantes étaient intéressés.
Certains riches philanthropes aimaient l’idée de s’engager dans
l’“ingénierie sociale” plutôt que de donner simplement leur
argent au titre de la charité.
Enfin, il y avait ceux qui pensaient que de créer des communautés
fouriéristes outre-mer serait un instrument utile de colonialisme ;
ceci était vrai également en ce qui concerne les fouriéristes
britanniques.
Considerant
donnait des conférences, il écrivait et il éditait des
publications ; la vulgarisation des idées de Fourier se vendait
bien, même chez les lecteurs de la classe ouvrière. Mais il faisait
preuve de peu d’enthousiasme pour susciter un essai de phalanstère,
bien que d’autres fouriéristes aient tenté de le faire en France
(en 1832 et en 1841) et en Algérie (en 1845), sans beaucoup de
succès. Les États-Unis ont été un terrain plus fertile, et une
multitude d’expériences de fouriérisme en a découlé, stimulées
qu’elles ont particulièrement été par les exposés de Brisbane
dans The
Social Destiny of Man, or Association and Reorganization of Industry
[La destinée sociale de l’homme, ou l’association et la
réorganisation de l’industrie] (Philadelphie, 1840), par des
brochures, et par l’achat d’une colonne quotidienne à la une du
New
York Tribune (1842-1843).
Au milieu des années 1830, Considerant a commencé à regarder les
mouvements de la classe ouvrière et la politique électorale comme
des voies vers la réforme. Son journalisme et ses activités
pratiques se sont orientés dans cette nouvelle direction ;
néanmoins, il a continué à travailler à son énorme exposé sur
la doctrine de Fourier : Destinée
sociale,
qui a été publié en trois volumes entre 1834 et 1844. En 1843, il
a été élu au conseil de la collectivité locale de Paris, et, lors
de la même année, il a transformé le journal fouriériste, La
Phalange,
en un nouveau journal quotidien, La
Démocratie pacifique.
Celui-ci était conçu comme un organe d’un mouvement politique
socialiste dépouillé de toutes les particularités fouriéristes.
Considerant a écrit son Manifeste
pour le numéro de lancement du journal en 1843 ; il a été
réimprimé, sous forme de brochure, en 1847.
La
Démocratie pacifique
était un journal général, avec des publicités, des annonces des
salles de spectacle, des reportages sur des crimes, et beaucoup de
commentaires sur les informations courantes ; son tirage a
atteint 2 200 exemplaires.
À cette époque, de tels journaux étaient un fait nouveau, et leur
survie dépendait des donations de la part de lecteurs enthousiastes.
Il soutenait encore l’idée d’“association”, mais il avait
mis la pédale douce sur le phalanstère, en tant que voie vers le
socialisme, au profit d’une vaste action de l’État, “du style
New Deal”, qui incluait des garanties sur le droit au travail, des
projets de travaux publics, et la planification économique centrale.
Même le terme de phalanstère était omis au profit de celui de
“commune”
qui signifiait “ville” (sans aucune des connotations hippies
ultérieures).
La
Révolution de 1848 a donné à Considerant un grand espoir que ses
théories puissent être réalisées ; il a disputé et gagné
un siège à l’Assemblée Nationale. Il s’est ensuite occupé de
comités voués à la crise du chômage, mais il n’a remporté de
succès ni en proposant ses objectifs réformistes, ni en répandant
la parole fouriériste. Sa condamnation continuelle de la tendance
communiste, à la fois pour ses buts et pour ses méthodes, l’a
isolé de la classe ouvrière.
Considerant
a joué un rôle important dans l’action de protestation de 1849
contre le plan du gouvernement destiné à organiser un changement de
régime pour la République romaine. L’insurrection a été
réprimée, il en a résulté des violences, et il a été contraint
de s’enfuir et de devenir un exilé en Belgique. Là, il a décidé
que cela pourrait être un moment propice pour faire un essai de
phalanstère. Après une rencontre avec Brisbane, il est parti pour
les États-Unis où il a visité la North American Phalanx [Phalange
nord-américaine] et les communautés d’Oneida. En 1852, il
arrivait au Texas, une terre qu’il trouvait prometteuse.
En
1855, Considerant achetait de la terre près de Dallas où il avait
l’intention de créer une colonie qui accueillerait des expériences
communautaires variées, et pas seulement fouriéristes. La
préparation avait été insuffisante alors que l’environnement
était hostile à la fois physiquement et politiquement. Néanmoins,
des colons ont commencé à arriver de France, y compris des enfants,
des personnes âgées, et avec des qualifications inappropriées.
Malgré son éducation d’ingénieur militaire, Considerant était
incompétent comme administrateur et la colonie s’est désintégrée
dans l’acrimonie et à cause du manque de farine (malnutrition). Il
est ensuite parti pour San Antonio où il s’est mis à cultiver, à
ramasser des cactus, en attendant la fin de la Guerre Civile. Lors de
son retour en France en 1869, il était encore célébré par les
fouriéristes survivants. À ce moment-là, il a été influencé par
le darwinisme social et a prôné une Europe fédérée, de concert
avec les États-Unis, afin de servir de gouvernement mondial
bienveillant. Il a gardé sa foi dans le socialisme et dans le
pacifisme.
La
tradition des “manifestes”
Le
texte intégral du Manifeste
de Babeuf, de celui de Considerant, ainsi que celui du Manifeste
communiste
(dans une traduction anglaise), est maintenant disponible en ligne, y
compris les premières ébauches du MC
effectuées par Engels. Considerant partage avec Babeuf un postulat
important : « Le but de la société, c’est le bonheur
général ». Cependant, il rejette la demande de Babeuf de
confisquer la propriété, d’abolir les droits de propriété, de
légiférer en faveur d’une égalité absolue, et d’employer des
moyens violents pour faire advenir le monde communiste.
Le
Manifeste
de Considerant débute par un rappel de la périodisation de
l’histoire réalisée par Saint-Simon, et par son idée selon
laquelle c’est le groupe économique dominant qui écrit les lois
et qui maîtrise tous les aspects de la société. Ceci est
surprenant étant donné que le maître de Considerant, Charles
Fourier, avait une conception totalement différente des stades
historique : sa conception n’était pas du tout matérialiste,
mais elle était fondée sur le degré de connaissance de soi
atteint. Le Manifeste
est en effet fortement imprégné de saint-simonisme, et il est
destiné à unir « tous les hommes de bonne volonté »
dans un mouvement socialiste modéré et éclectique. Considerant
affirme que toutes les classes souffrent du capitalisme ; de ce fait,
toutes devraient travailler à sa disparition. Il décrit la guerre
des classes grandissante, mais il la rejette en tant qu’instrument
de salut. Il insiste de préférence sur le besoin urgent de réforme
et de remplacement du système de laissez-faire. Ceci doit être
accompli tout en préservant une propriété inégale, les droits à
l’héritage, un christianisme social et la famille traditionnelle.
Le
Manifeste
communiste
a été écrit en partie en guise de réponse à celui de
Considerant.
Les postulats initiaux de ces deux manifestes sont similaires, avec
des références à la périodisation matérialiste de l’histoire
due à Saint-Simon. Les déprédations du capitalisme et la lutte des
classes grandissante y sont décrites. Cependant, contrairement à
Considerant, Marx et Engels trouvent de nombreuses vertus à la
marche “civilisatrice” du capitalisme à travers la Terre.
Considerant est heureux d’être débarrassé du féodalisme, mais
il pensait qu’un nouveau système devait le remplacer ; or le
capitalisme détruit tout, y compris les capitalistes eux-mêmes. Le
Manifeste
communiste
constate le rôle que la bourgeoisie joue dans l’éducation du
prolétariat en vue de sa tâche révolutionnaire ; ceci crée
une certaine incohérence avec ses autres assertions selon lesquelles
la conscience est déterminée par la position de classe. D’autre
part, Considerant n’a aucun doute sur le fait que c’est une élite
éclairée qui doit ouvrir la voie et servir de gardienne au peuple
jusqu’à ce qu’il soit convenablement éduqué pour une pleine
participation politique.
Il
y a une très grande différence entre sa défense d’une réforme
pacifique, amorcée peut-être par le parlement ou par le roi, et
l’appel à la révolution violente du Manifeste
communiste.
Ce dernier document cherche également à discréditer tous les
partis et les idéologies concurrents, tandis que Considerant se
délecte dans l’éclectisme et qu’il rend hommage à tous, même
aux partisans de l’Ancien régime.
En
dépit de l’auto-identification de Marx et d’Engels au mouvement
“communiste”, leurs propositions pratiques de reconstruction
sociale doivent davantage aux utopiques. À la fin de la section II
du Manifeste
communiste,
Marx et Engels esquissent un programme post-révolutionnaire
immédiat ; nous pouvons voir l’influence de Considerant dans
les articles 5 à 10 :
« 5.
Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen
d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État
et qui jouira d’un monopole exclusif.
6.
Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de
transport.
7.
Multiplication des manufactures nationales et des instruments de
production ; défrichement des terrains incultes et amélioration
des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.
8. Travail
obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles,
particuliè-rement pour l’agriculture.
9.
Combinaison du travail agricole et du travail industriel :
mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction
entre la ville et la campagne.
10.
Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du
travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué
aujourd'hui. Combinaison de l’éducation avec la production
matérielle, etc. ».
Dans
les derniers ouvrages de Marx et d’Engels, bien que les buts
socialistes y soient très vagues, il existe peu de soutien à la
vision babouviste d’un avenir austère, agraire, égalitaire,
c'est-à-dire en faveur de l’abolition du progrès, des Lumières
et de la méritocratie, que cela implique.
La
franc-maçonnerie et le socialisme
Au
début du XIX° siècle en France, beaucoup considéraient le
socialisme comme une extension logique des Lumières et comme une
réforme démocratique. Ceux qui rejetaient la lutte des classes et
la révolution violente appartenaient principalement à la classe
moyenne et avaient des racines dans la France provinciale. Souvent,
les hommes qui avaient de telles conceptions étaient francs-maçons,
et certaines loges se qualifiaient elles-mêmes de fouriéristes ou
de saint-simoniennes.
Dans
les années récentes, la franc-maçonnerie a fait l’objet de
l’attention de scientifiques sociaux, ce qui rend son étude plus
accessible et plus respectable. Une question importante dans le débat
actuel est de savoir si la franc-maçonnerie a promu la démocratie,
ou bien si elle a été plutôt raciste et sexiste, et/ou une
complice de l’impérialisme.
Ces questions sont importantes étant donné que la maçonnerie a eu
un grand impact sur l’histoire et la politique mondiales, et
qu’elle a occupé, avec les organisations qui lui sont apparentées,
de vastes zones de la “société civile”. L’influence
maçonnique a été également importante dans le socialisme
communautaire des États-Unis, y compris dans le mormonisme qui a été
considéré comme un dérivé de la franc-maçonnerie.
La
franc-maçonnerie été une composante importante des Lumières et de
la Révolution française. Elle rivalisait avec l’Église
catholique discréditée et elle cherchait à la supplanter en
fournissant sa propre morale, ses propres rituels et se propres
édifices. Les loges étaient des clubs réservés aux hommes malgré
quelques exemples de “maçonnerie androgyne”.
Pour les maçons de la classe dirigeante, tels que Frédéric le
Grand, Napoléon Bonaparte et Louis-Philippe (le roi “bourgeois”
de la monarchie de Juillet française), c’était un véhicule pour
l’anticléricalisme et la modernisation. La relation
maçonnique-socialiste française était nourrie par une convergence
d’idéologie. En outre, la répression gouvernementale des
organisations ouvertement politiques au cours des années 1840 ont
fait des loges des endroits commodes pour fomenter le socialisme.
La
discussion politique dans les loges maçonniques françaises des
années 1840 portait essentiellement sur le socialisme d’un type ou
d’un autre ; les principes de « sociabilité
et d’association » y recevaient une approbation générale en
tant que bases de la réforme sociale.
De nombreux socialistes de premier plan étaient des francs-maçons,
y compris Considerant, François Cantagrel et Proudhon.
« Si
l’on revient aux années 1840, le fouriérisme a joué un rôle
important dans la conversion des révolutionnaires français en
francs-maçons réformistes. Dans la France de cette période, des
personnes radicales et progressistes relativement nombreuses se sont
mises à adhérer à la franc-maçonnerie, en la convertissant en une
organisation de volontaires politiques et en fixant sa vision
d’ensemble dans la lutte pour la démocratisation de la France par
des méthodes non-violentes ».
Cependant,
en plus des socialistes, il y avait des francs-maçons qui étaient
préoccupés par la pauvreté et qui avaient une approche charitable
traditionnelle ; ils voyaient les “fermes modèles” comme
une solution pour les pauvres, plutôt que des “phalanstères”
qui changeraient en totalité les modes de vie de toutes les classes.
Fourier
n’était pas franc-maçon, bien qu’il ait été clairement
influencé par la maçonnerie. Il y avait eu une loge française
dénommée Harmonie¸
ainsi que, dans toute l’Europe, des loges “androgynes” avec des
rituels scabreux qui n’auraient pas été surprenants dans le
Nouveau
monde amoureux
de Fourier. Dans la Théorie
des quatre mouvements,
Fourier suggérait que la franc-maçonnerie pourrait devenir une
forme de transition vers sa société idéale. Elle avait un réseau,
des attributs religieux, des réunions secrètes, des adhérents
aisés qui la rendaient attrayante pour les classes qui
aspiraient à le devenir, et tout ce dont elle avait besoin, c’était
l’introduction de « femmes et de plaisir sensuel ».
Néanmoins, la franc-maçonnerie s’est développée comme une
institution entièrement masculine, avec des « auxiliaires
féminines », ce qui renforçait la margina-lisation des femmes
à la fois dans les démocraties modernes et dans le socialisme
français. Le mouvement agrarien américain de La Grange (les Patrons
de l’élevage), qui a été organisé par Oliver Kelley en 1868,
était une organisation d’inspiration maçonnique qui s’est
rapprochée des prescriptions fouriéristes. La Grange avait des
aspects sociaux, éducatifs et politiques ; c’était la
première organisation paysanne dans laquelle les femmes
participaient en tant que membres à part entière. En tant que
maçon, Kelley a incorporé des rituels et des valeurs de solidarité
dans La Grange. Même si les orgies sexuelles ont pu être ou ne pas
être courantes, une excellente tarte aux pommes confectionnée par
les membres de La Grange aurait été un très grand plaisir pour
Fourier.
La
politique française dans les années 1840
C’est
une diversité de formes gouvernementales qui a suivi la Révolution
française de 1789, ce qui était peu satisfaisant à la fois pour
ceux qui désiraient accroître la démocratisation et ceux qui
voulaient restaurer l’Ancien régime. De plus, il y avait un
intérêt grandissant pour les problèmes économiques ruraux et
urbains dont les gouvernements n’avaient pas réussi à s’occuper.
Par exemple, l’industrialisation du secteur du textile était en
train de provoquer des souffrances considérables. À Lyon, des
ateliers de couvent fonctionnant sous la houlette de l’Église
catholique employaient des enfants pour tisser la soie ; des
artisans qualifiés ne pouvaient pas rivaliser avec cette
disposition.
En
juillet 1830, la révolution a mis fin au règne du Bourbon
réactionnaire Charles X, et Louis-Philippe, de la lignée
orléaniste, a été intronisé comme monarque constitutionnel. De
1830 à 1848, ce gouvernement a été connu sous le nom de la
“monarchie de Juillet”. Il y avait une Chambre des députés
élue, mais le droit de vote était très restreint. Un seul adulte
masculin sur 30 ou 40 (en fonction de ses ressources) pouvait voter ;
le gouvernement était essentiellement une ploutocratie, et il était
accessible à la corruption de la part des sociétés de canaux et de
chemins de fer ainsi que de celle des grandes banques. Il n’y avait
pas de partis politiques officiels ; cependant, il y avait
plusieurs factions dans le corps législatif. L’opposition incluait
à la fois des républicains et des monarchistes qui désiraient un
droit de vote plus large, et ceux qui cherchaient la restauration des
Bourbons et de l’Église catholique ; durant cette période,
il n’y a pas eu de socialistes au parlement. C’est François
Guizot qui était à la tête de la faction majoritaire ; il
acceptait les résultats généraux de la Révolution française,
mais il ne voulait pas que la démocratisation aille au-delà des
dispositions prises en 1830 ; il était habituellement identifié
comme conservateur. Sa politique qui était en faveur du grand
capital, qui provoquait des fréquents scandales de corruption et qui
optait pour la non-reconnaissance des souffrances sociales et
économiques pourtant fort répandues, suscitait la colère de
Considerant, bien qu’il ait quelques sympathies pour la conviction
de Guizot selon laquelle le suffrage devrait être fondé sur la
capacité. Néanmoins, Considerant pensait qu’il faudrait faire
beaucoup plus pour éduquer les masses dans le but de leur faire
acquérir une compétence politique. Il partageait également la
réticence de Guizot à engager le combat pour promouvoir
la démocratie par une intervention violente dans d’autres
pays, ce que beaucoup de républicains réclamaient.
En
1848, la monarchie orléaniste avait perdu beaucoup de soutien, et
l’opposition, qui se composait de républicains à la recherche
de la réforme politique, de socialistes de la classe moyenne et de
la classe ouvrière (en particulier à Paris et à Lyon), et
d’ouvriers et de paysans généralement mécontents, a déclenché
une autre révolution. Considerant a été élu à la Chambre des
députés de l’éphémère Deuxième République qui en a résulté
et qui a pris fin avec le coup d’État de Louis Napoléon en 1851.
Le socialisme a continué sous la forme d’un mouvement clandestin,
souvent dans les loges maçonniques, et a eu une certaine influence
sur la politique de la Troisième République proclamée en 1870.
Le
“socialisme pacifique” de Considerant et le féminisme,
l’environnementalisme, le colonialisme ainsi que l’athéisme.
Le
Manifeste
ne conforte pas le féminisme ; il s’adresse uniquement aux
hommes. Dans d’autres écrits de cette période, Considerant
plaidait en faveur des droits des femmes dans le mariage, de la
réforme du divorce, de leurs possibilités éducatives et
professionnelles et même du droit de vote pour elles. Il renie
cependant le féminisme radical de Fourier qui postulait la
supériorité intellectuelle des femmes, prônait leur libération
sexuelle totale, et désirait l’abolition de la famille parce
qu’elle restreignait le choix sexuel, qu’elle confinait les
femmes (mêmes les riches) à des tâches domestiques, et que tout
cela n’était même pas bon pour les enfants. Lorsque ses opposants
rappelaient à Considerant les doctrines choquantes de Fourier, il
éludait la question en prétendant qu’il s’agissait d’une
accusation ridicule. Il rétorquait que sa perspective à lui était
morale : à savoir que la plus grande immoralité résidait dans
le fait de forcer les gens à rester mariés aussi bien quand ils ne
s’étaient jamais aimés que quand ils ne s’aimaient plus. Cette
manière d’accoupler les gens représente « l’esclavage du
cœur », lui-même la pire forme de l’adultère, et elle est
la cause toutes les souffrances, des femmes séduites et délaissées,
des enfants abandonnés, de la fausse paternité, des mensonges et de
l’hypocrisie.
Sur le fond, il soutenait le système de la « monogamie en
série » qu’Engels a prônée ultérieurement et qui
fonctionne comme le “laissez-faire” sur le marché sexuel.
Fourrier
avait vanté les bénéfices économiques et libérateurs des
maisonnées collectives ; Considerant ne fait qu’une référence
fortuite à elles dans une publication de 1848.
Pourtant, dès 1838, il mentionne le mariage dans sa société idéale
comme étant un contrat librement conclu en lieu et place de
l’“inféodation” de la femme à son époux. Des garanties
économiques devaient être établies dans les “communes”
(villes) ; les phalanstères avaient déjà disparu du tableau.
Les
femmes n’ont jamais été acceptées comme des égales dans le
mouvement fouriériste ; leurs écrits étaient publiés dans
les journaux, mais elles n’étaient jamais invitées à être des
intervenantes sur les estrades fouriéristes. Flora Tristan a même
été exclue du banquet fouriériste annuel en raison de son sexe.
Bien qu’il ait été apparemment un mari fidèle, Considerant ne
partageait pas le travail intellectuel ou organisationnel avec les
deux femmes fouriéristes très intelligentes de sa famille : sa
femme et sa belle-mère (qui était pleine aux as).
La
normalisation de Fourier par Considerant a éliminé les bénéfices
environnementaux des communautés largement auto-suffisantes de
Fourier, lesquelles employaient la technologie appropriée et
produisaient uniquement ce dont elles avaient besoin (il n’y avait
pas de postes et pas de profits). La maisonnée collective était
supposée permettre d’importantes économies dans l’utilisation
des ressources et de l’énergie, ainsi que qu’une qualité de vie
grandement améliorée. « Trois cents familles de villageois
associés n’auraient qu’un seul grenier bien soigné, au lieu de
trois cents greniers mal en ordre ; qu’une seule cuverie au
lieu de trois cents cuves… ».
Les bénéfices de la créativité et du savoir combinés seraient
ainsi considérables même pour les riches :
« En
conséquence, il serait nécessaire dans l'ordre actuel que tout chef
de maison fût initié à l'œnologie qui est une connaissance
difficile à acquérir. À défaut de cela, les trois quarts des
ménages riches sont fort mal abreuvés ; et tout en faisant pour les
boissons la dépense nécessaire, ils n'ont que des vins frelatés et
mal soignés, parce qu'ils sont obligés de s'en rapporter à des
marchands de vin qui sont des phoenix de fourberie, et à des
sommeliers mercenaires qui ne sont habiles que dans l'art de
friponner. ».
Aujourd'hui,
il est possible que nous ne soyons plus aussi concernés par les
cuves à vin ou les maîtres d’hôtel, mais les socialistes doivent
affronter la question de savoir comment universaliser un niveau de
vie “occidental”. Est-ce que chaque famille dans le monde doit
posséder un SUV, une HDTV, un vélo d’appartement, et tous les
autres délices de la technologie moderne ? Si la réponse est
négative (pour des raisons aussi bien environ-nementales
qu’économiques), comment peut-on leur refuser ces plaisirs alors
que nous sommes en train de nous complaire devant des cuisinières
Viking King, avec des fers à repasser à vapeur, et de nous
prélasser dans des jacuzzis ? Si la solution fouriériste est
de vivre sur la terre à bon compte, mais quand même bien, en
partageant les objets de luxe, elle contraste avec les visions
austères de la plupart des autres “utopiques”. Un autre argument
en faveur des familles collectives est que, aujourd'hui, malgré les
gadgets modernes, la gestion d’un ménage en vue d’une santé et
d’un bien-être maximaux exige du temps et des connaissances. Par
exemple, la préparation de repas nutritifs et délicieux, le fait
d’éviter les matières toxiques, et l’éducation non-oppressive
des enfants, sont encore de grands défis. Les niveaux ont baissé
dans beaucoup de domaines parce que la plupart des informations
relatives à la façon de vivre provient de la publicité et que les
sources concurrentes ont été affaiblies : la sagesse
traditionnelle, les classes d’éducation ménagère, et même
l’influence des serviteurs et des sommeliers avertis. Avec tous les
adultes qui travaillent à l’extérieur de la maison, il est
possible que le noyau – le cœur ou le foyer – pourrisse bientôt.
Très
largement dans l’esprit de Saint-Simon, Considerant s’est
graduellement écarté de la vision fouriériste, et il soutenait que
la transformation de la nature est la voie pour apporter le
bien-être, éliminer la pauvreté et évacuer les agressions. Si
l’on prend en considération sa formation d’ingénieur, il n’est
guère surprenant qu’il ait aussi admiré les projets importants
comme étant des expressions du génie humain. Néanmoins, il ne
partageait pas le soutien de Saint-Simon au colonialisme ou encore
l’exploitation du monde non-européen. (Le fait que sa colonie au
Texas n’ait guère transformé quelque chose est fidèle à cette
théorie, mais ce n’était pas volontaire). À cet égard, il a été
plus anticolonialiste que Marx et Engels dont le Manifeste
a tendance à considérer ces développements comme progressistes.
Considerant
a proposé une fédération des nations européennes qui utiliserait
une loi et une conciliation internationales afin de préserver la
paix ; son pacifisme représentait aussi une protection
importante de l’environnement. Un commentateur des “armées
industrielles” de Fourier (brigades internationales de travail)
faisait remarquer :
« La
dépense, soulignait-il avec la logique du voyageur de commerce,
serait beaucoup plus faible pour une armée productrice ; et en
plus de l’économie effectuée en terme d’hommes massacrés, de
villes incendiées, de champs dévastés, nous aurions l’économie
du coût de l’équipement, et le bénéfice du travail accompli ».
Considerant
est devenu un socialiste chrétien, ce qui n’était pas une prise
de position inhabituelle au milieu du XIX° siècle, quand le déisme
parmi les radicaux et les socialistes a commencé à être remplacé
par quelque chose qui ressemblait à la théologie de la libération.
Il s’est mis à identifier de plus en plus le socialisme à
l’“esprit de Jésus” et, bien que cela ait été probablement
une conversion sincère, cela rendait aussi ses théories beaucoup
plus séduisantes à la fois pour la classe ouvrière et pour la
classe moyenne. Engels s’est plaint que même des communistes
(c'est-à-dire les icariens) en France aient été des chrétiens qui
assuraient que « le christianisme, c’est le communisme ».
Les
conséquences de la théorie de la “troisième voie”
Qu’est-ce
que des gens d’aujourd'hui qui cherchent des alternatives au
marxisme, au capitalisme et au mondialisme, peuvent apprendre du
Manifeste
de Considerant, et plus généralement des débuts du socialisme
français ?
A-.
La démocratie économique et la démocratie politique ne sont pas
nécessairement alignées ; le suffrage universel peut coexister
avec la ploutocratie, l’aventurisme militaire, l’impérialisme et
la démagogie. Il est possible que l’expérience de la démocratie
athénienne soit toujours valable. Un impérialisme s’appuyant sur
la démocratie peut exploiter les ressources du monde pour le
bénéfice des capitalistes et des prolétaires dans les nations plus
riches.
Considerant
était préoccupé par le fait que les électeurs détruiraient la
démocratie sans pour cela résoudre la crise économique ;
l’élection de Louis Napoléon a confirmé ses craintes.
B-.
Le prolétariat en tant qu’agent de la révolution communiste s’est
contracté dans les nations capitalistes. Cela est arrivé non
seulement à cause de l’automatisation, mais également parce que,
dans une certaine mesure, la révolution communiste de Marx était
une prophétie d’auto-renonciation. Le chômage était considéré
comme dangereux, et par conséquent le travail a été assuré par
des emplois gouvernementaux (comme Roberto Michels l’a suggéré),
y compris ceux de soldats recrutés directement et ceux relevant d’un
contrat de sous-traitance, et par un vaste secteur à but
non-lucratif (tout particulièrement aux USA où beaucoup de services
sociaux étaient privatisés depuis longtemps). Même dans les
industries manufacturières, de nombreux postes de cols bleus ont été
supplantés par des emplois de service : relations avec le
gouvernement, relations publiques, directeur sportif pour le
personnel, agent immobilier, directeur artistique pour l’immeuble
du siège social, gestionnaire de l’environnement, responsable de
la formation psychosociale, etc. Ceux qui n’ont vraiment pas
d’emploi peuvent être amadoués par des allocations
gouvernementales ou par l’aide du secteur sans but lucratif ;
ils peuvent également entreprendre de faire de petites affaires,
légales ou illégales, le plus souvent non déclarées. Et donc où
sont les troupes pour la révolution de la classe ouvrière ?
C-.
Il n’est pas facile d’intéresser la classe ouvrière
industrielle au socialisme. Comme à l’époque de Considerant, la
propriété privée demeure séduisante pour beaucoup, non seulement
sous la forme de la propriété de la maison (comme aux États-Unis),
mais aussi sous celle des petites entreprises et fermes, bien
qu’elles soient alors inefficaces et oppressives. Même dans
l’enclave la plus solidement communiste dans le monde capitaliste,
Bologne, les électeurs communistes loyaux depuis des décennies sont
les heureux propriétaires de petites entreprises, telles que celles
qui opèrent dans la transformation et l’équipement alimentaires,
lesquelles ont peut-être impliqué des poivrons qui n’ont été
cependant ni verts ni rouges.
D-.
Les mouvements socialiste et communiste ont été des composantes
importantes des luttes de libération nationale, mais, dans
l’Occident développé, ils ont été faibles en ce qui concerne la
sociologie et la psychologie politiques. Les socialistes de la classe
ouvrière européenne ont souvent été motivés par le désir
d’une vie décente, et lorsque des mesures keynésiennes ont semblé
fournir de la sécurité, ils sont devenus moins intéressés par
l’abolition du capitalisme. D’autre part, les socialistes de la
classe moyenne étaient souvent attirés par les aspects
“romantiques” ou “utopiques” du socialisme, poussés par le
besoin d’une vision du monde générale destinée à remplacer le
christianisme, ou par le désir d’un système économique juste,
rationnel et plus écologique. Ils étaient mal à l’aise avec une
prospérité qui était dépendante de l’exploitation
internationale ou qui risquait de provoquer la guerre mondiale, et il
n’agissaient pas afin d’améliorer leur statut économique, même
si un statut social inférieur aurait pu être un stimulant – comme
pour les femmes, les juifs, les handicapés et les intellectuels au
chômage.
Une
trop grande foi a été placée dans les hypothèses marxistes à
propos du pouvoir de l’action, et trop peu de critique a été
adressée aux prescriptions marxistes de transformation de la terre
ou à sa suggestion selon laquelle l’impérialisme est progressiste
(c'est-à-dire qu’il aide à faire avancer les nations vers la
révolution finale). Non seulement il est peu probable que la
révolution violente réussisse dans les démocraties capitalistes
puissamment fortifiées, mais ses conséquences pourraient être
désastreuses. La victoire du prolétariat au moyen des élections
est maintenant quasi impossible ; dans tous les cas, la fuite
des capitaux aurait lieu dès qu’un tel développement deviendrait
une possibilité. Il se peut que la seule façon d’accomplir un
changement quelconque de système soit de passer par la négociation
et le compromis entre toutes les classes, et/ou au moyen
d’entreprises coopératives à petite échelle qui pourraient
peut-être survivre dans un monde de méga-entreprises.
*
* *
NOTES