"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

jeudi 7 janvier 2010



ENTRE DEUX GROS BOUQUINS…


Comme on s’emmerde autant que l’an dernier, comme les médias nous rabâchent les mêmes insanités pipoles, comme les prolétaires n’ont pas encore envie de faire la révolution et courent après les soldes pour acheter de quoi se tenir au chaud, j’avais envie de vous faire de la pub pour un gros bouquin de 700 pages à l’orée de cette année. A lire au coin de la cheminée en attendant le réchauffement de l’atmosphère sociale et politique.


D’un côté, j’avais, avec retard, le Marx de Michel Henry en collection de poche. Franchement un gros pavé de merde, imbitable. Marx est disséqué pour universitaires nunuches et patients par un catho qui imagine que le projet marxien était très chrétien et individualiste (comme lui). Denis Collin un philosophe néo-stalinien est dithyrambique d’entrée sur le pavé de son collègue défunt: « Les deux volumes du Karl Marx de Michel Henry (un seul volume en poche, ndt) restent une des plus belles et des plus stimulantes lectures de Marx. La nouveauté radicale de Marx est mise en évidence comme elle l’a rarement été. À l’inverse des interprétations fondées sur la « coupure épistémologique », Michel Henry montre la cohérence philosophique de l’œuvre. À l’inverse des lectures « scientistes », il restitue la portée critique et par là même l’actualité de la pensée marxienne ». Pffft !


Denis Collin balaye pourtant finalement les idioties de ce pauvre M.Henry (Dieu ait son âme !) : « Le plus curieux à noter, cependant, est l’incohérence dont Michel Henry fait preuve quand il veut rattacher Marx in extremis au christianisme. Il note, à juste titre, que l’athéisme avoué de Marx n’est pas une preuve contre la thèse qui fait de Marx un des rares penseurs chrétiens de la philosophie occidentale.


« Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que Marx pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrits ».


Fort de ce principe général (Ah Ah ! JLR), Michel Henry distingue deux christianismes de Marx, celui des « Manuscrits de 44 » qui « résulte de la transposition de certains thèmes chrétiens dans une métaphysique de l’universel » et d’autre celui de la période ouverte par l’Idéologie Allemande « qui n’est justement rien d’autre qu’une restauration contre cette métaphysique d’une philosophie ou du moins d’une pensée de l’individu. » Marx a peu de chances d’échapper à l’étiquette « penseur chrétien » puisque les deux phases de son œuvre dont Michel Henry aiguise (souvent de façon fort pertinente) les oppositions peuvent également être subsumées en dernière instance sous la catégorie de christianisme. Or, nous partageons l’analyse de Michel Henry concernant les Manuscrits de 1844 :


"La critique de la religion prétendait nous faire sortir de la sphère religieuse et nous arracher à ses constructions fantasmatiques, prétendait nous introduire dans le domaine de la réalité et, plus précisément, avec l’Introduction de 1844, dans le domaine de la réalité allemande, de l’histoire allemande et du prolétariat qui s’y forme. Mais le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promet et va accomplir n’est que la transcription profane d’une histoire sacrée".


Ce que pointe ici Michel Henry, c’est tout simplement ce qui formera plus tard l’ossature du « marxisme orthodoxe », cette religion messianique pour la nouvelle classe des salariés (Hi ! Hi !JLR), ce marxisme orthodoxe qui est l’ensemble des contresens faits sur Marx. Que la religion s’inscrive jusque dans ce texte de Marx par l’intermédiaire de la métaphysique allemande et de cette « dialectique » particulière qu’elle hérite de Luther et non pas de manière directe n’est dès lors qu’une question d’histoire de la philosophie ou de philologie qui n’a pas de conséquences décisives sur l’interprétation de la philosophie de Marx : ce qui se passe avec la Sainte Famille et L’Idéologie Allemande c’est une rupture non seulement avec les histoires religieuses, non seulement avec les transcriptions profanes des histoires religieuses, mais encore avec toute conception de l’histoire comme mouvement autonome dont les individus ne seraient là en fin de compte pour la réaliser, pour rendre le mouvement effectif conforme à un schéma a priori, et par conséquent, Marx rompt avec toute forme de pensée de l’histoire comme salut, même laïcisé, même transcrit de manière profane. Si on en croit la note citée plus haut de Michel Henry, il faudrait donc admettre que cette rupture n’est au fond qu’une épuration de la pensée marxienne, dépouillant de ses oripeaux métaphysiques une pensée qui va pouvoir se déployer sans entrave comme pensée chrétienne. Mais là encore la définition du christianisme devient si large qu’elle se confond avec toute philosophie de l’individu. Or si le christianisme est incontestablement une pensée de l’individu, cet individu n’est tel qu’en tant qu’il fait son salut (ou qu’il se damne !), ce n’est pas la vie immanente dont Michel Henry a montré le caractère fondamental chez Marx, c’est l’individu qui n’est posé comme tel que par rapport à la transcendance. Autrement dit, sauf à changer radicalement le sens des mots, il n’est pas possible, au nom même de l’analyse de Michel Henry, de faire de Marx un penseur chrétien. Du même coup, c’est le christianisme même de Michel Henry qu’il faudrait questionner ». CQFD !



D’un autre côté, « Pouvoir Intellectuel » Les nouveaux réseaux, Denoël, 2003, 756 pages.


Peut-être commandé sur Amazone pour 12 euros.










Après l’éclatant « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi – quoique limité aux querelles de clochers des élites bien garnies - on trouve épisodiquement des auteurs qui tentent d’appréhender un soit disant « pouvoir intellectuel », comme s’il existait une mouvance élitaire capable d’élaborer indépendamment de l’Etat bourgeois les snobismes en vogue qui se succèdent, comme si toute une bande de râclures intellectuelles pouvait être autre chose que – non des « chiens de garde » cette race est efficace pour aboyer – qu’une bande de parasites sociaux, de courtisans qui se défient mutuellement ou s’ostracisent sans que le bon prolétariat ne soit ni concerné, ni consulté, ni même considéré comme spectateur. E.Lemieux ne renouvelle pas le genre, il décrit de manière plus ou moins complaisante et exacte les « réseaux » qui lient les différentes parties d'une certaine « élite » française, à cheval sur la politique, l'administration , les communautarismes, les affaires et les médias. Malheureusement, s’il nous permet de nous initier au Who’s who de ces bandes d’escrocs de Sollers à Bourdieu – avec complaisance pour les Val et Finkielkraut - il n’analyse jamais le moment de la création des campagnes idéologiques. Le véritable « pouvoir » reste obscur si l’observation reste limitée à ses ballerines et sur les monocles de ses vieux barbons littéraires. Ces bandes de valets, pour partie du pouvoir, pour partie de l’idéologie généraliste bourgeoise, sont plutôt vus comme des cercles plus ou moins indépendants et concurrents. Sous un découpage en « influences » et « tribus », l’ouvrage ne parvient pas à faire saisir le rôle subalterne, clinquant et superficiel des intellectuels de gouvernement, plus policiers de la pensée que pensée policée. Le paysage intellectuel n'en sort pas grandi dans son ensemble certes mais le « pouvoir bourgeois » reste obscur, et les dits jeux de pouvoir (de saltimbanques et de menteurs professionnels) sont analysés superficiellement comme simple captation de places. Aucune appréciation critique globale sur le gonflement de la baudruche de l’extrême droite, de longues tirades ennuyeuses sur la cabale contre Pierre-André Taguieff et l'égarement de quelques intellectuels dans la complaisance avec la Serbie. Le livre contient nombre d’approximations légères sur le fond de l’affaire du révisionnisme, sans mesurer la grandeur de Bordiga et la distance du mouvement révolutionnaire prise face à toutes les révisions des arrivistes et à tous les amalgames des bien-pensants. Le livre comporte ses limites inhérentes : la plupart des enjeux politiques de fond sur la fonction des intellectuels de gouvernement et d’opposition sont éludés. Mais il reste une mine d’infos sur le personnel bourgeois, même si une partie de ces fonctionnaires est déjà dans la tombe, tel la chèvre Séguin, le trappeur de la cour des comptes, au bonnet de fourrure blanche comme David Crockett, aujourd’hui.