Le
nouveau radicalisme en Amérique
(1889
- 1963)
L’intellectuel
comme
type social
CHRISTOPHER
LASCH
New
York / Alfred A Knopf / 1965
Quelle
chance vous avez que j'ai dégoté le premier livre de Lasch (1932-1994) dans une
poubelle de la Bibliothèque de Brooklyn en 1988 à New York. Et
quelle chance d'avoir pu disposer de la célérité et du talent de
traducteur de Jean-Pierre Lafitte. Merci tout plein Jean-Pierre.
Voici traduit pour la première fois en français un chapitre, mais
quel chapitre! Vous saurez tout sur la corruption de l'intelligentsia, sur Marylin, Kennedy et l'arriviste Mailer.
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Table
des matières
Introduction
1
- Jane Addams : The
College Woman and the Family Claim
2
- La femme en tant qu’exclue
3
- Randolph Bourne et la vie expérimentale
4
- Mabel Dodge Luhan : Sex
as Politics
5
- La politique comme contrôle social
6
- The
New Republic
et la guerre : “An
Unanalyzable Feeling”
7
- Lincoln Colcord et Colonel House : Dreams
of Terror and Utopia
8
- L’éducation de Lincoln Steffens
9
- L’anti-intellectualisme des intellectuels
9 -
L’anti-intellectualisme des intellectuels
[
1 ]
Au
fur et à mesure que le XX° siècle s’écoulait, il devint de plus
en plus difficile d’être un radical et un libéral en même temps
aux États-Unis. Ella Winter a décrit le fait qu’ils ont été
tous les deux surpris, quand elle et Steffens ont débarqué en
Amérique en 1927, par l’importance que les intellectuels de New
York attachaient à la distinction « entre libéral et
radical »1.
À l’apogée du nouveau radicalisme, des hommes aux opinions
sociales avancées avaient employé les termes de “socialisme”,
de “radicalisme”, de “libéralisme” et de “progressisme”
sans vraiment tenir compte de leurs différentes nuances de
signification. Les différences entre eux avaient moins d’importance
que la vision qu’ils avaient tous d’une “communauté
coopérative” dans laquelle la raison prendrait la place de la
force. Le salut politique, semblait-il, ne reposait pas sur un
programme politique quelconque, mais sur l’état d’esprit avec
lequel les hommes abordaient la solution des problèmes sociaux. Il
reposait sur ce que Steffens appelait l’intelligence. Une fois que
le crime est devenu conscient, les nouveaux radicaux supposaient que
le caractère déraisonnable du système qui l’avait rendu
nécessaire serait évident à tous. La psychologie était la clé de
la politique, et l’éducation la clé du changement social ;
la révolution culturelle semblait aussi importante que la révolution
sociale, et les hommes mélangeaient l’art et la politique avec la
même facilité avec laquelle ils mélangeaient le radicalisme et la
réforme. Après la Première Guerre mondiale, les rébellions
politique et culturelle ont eu tendance, du moins pour un temps, à
se séparer ; mais plus important que cela, la réforme se
sépara du radicalisme. Pour les intellectuels, le choix politique se
définit de plus en plus comme un choix entre “engagement” et
“aliénation”.
Avant
la guerre, les nouveaux radicaux avaient supposé que l’ordre
ancien était sur le point de disparaître, et la guerre, quand elle
est arrivée, n’a fait que renforcer leur croyance en sa
disparition imminente. Ils avaient supposé en outre que la nouvelle
société qui prendrait sa place serait une société de liberté, de
spontanéité et de beauté. Ces deux suppositions allaient très
bientôt se révéler avoir été excessivement optimistes. Non
seulement l’ordre ancien a survécu à la guerre, en faisant
échouer la revendication d’une paix sans victoire et en imposant
une paix “carthaginoise” aux Empires centraux, mais il se révéla
être bien plus intransigeant que les radicaux ne l’avaient imaginé
- plus intransigeant et en même temps plus puissant. L’impérialisme
ne s’était pas dissipé dans la chaleur de la grande
conflagration, comme presque tout le monde s’y était attendu ;
à l’Ouest du moins, il émergea ensanglanté et marqué, mais pour
l’essentiel intact. En Russie, d’autre part, la révolution était
un fait, un fait dont l’existence fournissait une alternative
tangible à l’impérialisme ; mais l’Union soviétique,
ainsi que tous les visiteurs pleins d’espoir le découvraient les
uns après les autres, n’était pas le pays promis dans les rêves
des radicaux. Au contraire, c’était une société plus répressive
que celle de l’Ouest. Elle était pourtant un succès compte tenu
de ses conditions et, comme Lincoln Steffens l’avait très tôt
prévu, d’autre pays arriérés suivraient son exemple en tant que
voie pour parvenir à une industrialisation rapide. La révolution
était donc un fait, malgré toutes ses imperfections ; elle
offrait une alternative réelle au capitalisme ; et pourtant
l’existence de cette alternative a eu, pour les intellectuels
américains, l’effet précisément inverse de ce qu’ils avaient
espéré : elle a rétréci plutôt qu’élargi le cercle du
choix. L’un après l’autre, les radicaux américains qui
découvraient que la Révolution bolchevique n’était pas du tout
la leur - et même qu’elle en était au contraire une grande
trahison - se sont trouvés forcés soit de « choisir
l’Occident », comme Dwight Macdonald l’a fait en 1952, soit
d’attendre encore un autre cours (qui prendrait le nom de Trotski
ou de Castro, ou bien d’une tradition indigène de dissidence,
réelle ou imaginée) au prix de la pertinence politique. Dans
un monde divisé entre communisme et libéralisme, le radicalisme
américain a eu tendance à devenir de plus en plus véhément, de
plus en plus désespéré, de plus en plus bizarre, au fur et à
mesure qu’il cherchait une troisième position tenable,
indépendante des deux autres. Son seul espoir était l’émergence
finale d’une véritable alternative, non pas en fin de compte en
Amérique latine, en Asie ou dans une autre partie du monde, mais aux
États-Unis mêmes. Jusqu’à ce moment-là, le radicalisme
américain, manquant de tout espoir raisonnable de pouvoir politique,
continuerait à dégénérer en un culte principalement préoccupé
par la préservation de la pureté de sa doctrine et de ses
adhérents. L’“aliénation” continuerait à être un article de
foi et les insuffisances de la vie américaine un axiome de vérité
qu’il n’était plus nécessaire de démontrer. La critique
sociale, comme l’action politique, continuerait d’aller à
vau-l’eau. Le radicalisme américain consisterait de plus en plus
en une célébration rituelle du radicalisme lui-même, une
exposition interminable des mystères de la foi.
Quant
au libéralisme, non seulement il a survécu, mais paradoxalement il
a prospéré dans les circonstances mêmes qui auraient dû l’abattre
une fois pour toutes. Dans un monde déchiré entre révolution et
réaction, c'est le libéralisme qui aurait dû s’estomper - comme
bien sûr tout le monde continuait à le prédire. Au contraire, il
est allé de triomphe en triomphe, sauvé par le succès inattendu de
l’ordre capitaliste à maintenir un niveau de vie convenable ;
sauvé, en dernière analyse, par la guerre de vingt-cinq ans, chaude
et froide, qui a rendu cet exploit possible. Les libéraux avaient
prédit depuis le début qu’un capitalisme réformé pourrait être
à même de fonctionner, et la “société d’abondance” des
années cinquante et soixante, à condition de négliger ses autres
défauts, sembla les justifier. Mais justifiés ou non, ils ont pu
montrer leurs succès indiscutables dans les élections, les grandes
victoires de Franklin Roosevelt, de Truman, de Kennedy, pour prouver
que le peuple américain était à tout le moins prêt à élire des
libéraux au pouvoir : beaucoup plus, c'est clair, qu’il ne le
ferait pour les radicaux. Quels que soient les mérites des
arguments, les libéraux avaient l’avantage d’une bonne dose de
soutien populaire.
Dans
chaque génération en outre - mais particulièrement dans
l’importante génération qui a suivi la Seconde Guerre mondiale -
les rangs du libéralisme ont été revigorés par les transfuges du
camp révolutionnaire, des ex-libéraux devenus ex-communistes; et
ces recrues ont apporté au libéralisme les mêmes talents
polémiques, le même sens de l’engagement et la même intolérance
d’opposition, qu’ils avaient appris des bolcheviks - tout ce qui,
pour autant que sa capacité à survivre était concernée, a était
d’un grand secours pour le libéralisme. Si le libéralisme est
devenu avec le temps le credo officiel de l’establishment
intellectuel, cela a été dû en partie au fait que les libéraux
ont été capables de s’emparer de la réputation de réalisme
politique des radicaux, de se présenter comme des durs à cuire et
des “pragmatiques”, et ainsi de faire appel de façon
convaincante au besoin de l’intellectuel américain de se voir
comme un homme d’expérience “inflexible”, non pas un simple
spectateur mais un participant actif aux grands événements de
l’actualité. La rhétorique du nouveau radicalisme, comme nous
l’avons vu, était attaché depuis le début au culte du dur à
cuire ; et les débats des années trente, quarante et
cinquante, portaient non seulement sur de réels problèmes de
politique, mais aussi sur des questions de rhétorique, et leur
résultat dépendait à un degré considérable du succès avec
lequel chaque bord était capable de dépeindre l’autre bord comme
sentimental, timide, efféminé et “utopique”. Dans la mesure où
le libéralisme, comme d’autres crédos politiques, n’est pas un
programme mais un langage, il a survécu parce que les libéraux ont
été capables d’adapter le style radical, la posture
radicale, à leurs propres objectifs. Cela n’a pas été un hasard
si l’architecte en chef du nouveau libéralisme, Reinhold Niebuhr,
avait été un marxiste désenchanté dont le “réalisme”
politique avait été forgé dans les conflits polémiques qui
avaient si longtemps tiraillé la Gauche littéraire.
[
2 ]
En
1931, The
New Republic
organisa un symposium sur l’avenir du libéralisme. Le magazine
avait changé de mains ; Croly et Weyl étaient morts, Lippman
avait emmené ses talents ailleurs, et les nouveaux éditeurs -
Edmund Wilson, George Soule, Malcom Cowley, et d’autres - étaient
des hommes ayant une inclination plus radicale. De plus, la grande
dépression en était à sa deuxième année. « Le temps est
venu pour les libéraux », a dit Wilson, « de
reconsidérer sérieusement leur position »2.
Le
débat qui s’ensuivit se ramenait à un triangle. George Soule
prit comme position que le libéralisme avait encore un avenir, étant
donné qu’il était suffisamment “dur à cuire”3.
Wilson soutint que le libéralisme avait “parié” sur un
capitalisme réformé et qu’il avait perdu, et que donc les
intellectuels n’avaient maintenant pas d’autre choix que de
s’aligner sur le prolétariat. Un troisième contributeur,
Benjamin Ginzburg, condamnait à la fois Wilson et Soule et il
affirmait que l’obligation principale des intellectuels n’était
pas d’élaborer un programme politique, mais d’animer la vie
intellectuelle elle-même4.
Ginzburg
pensait que Wilson et Soule faisaient tous deux l’erreur de
préconiser des solutions politiques à des problèmes qui n’étaient
pas politiques mais culturels. Wilson avait dit que « ce que
nous avons perdu est … non seulement notre chemin dans le
labyrinthe économique, mais aussi notre conviction de la valeur de
ce que nous faisons » ; mais « si nous avons perdu
notre sens des valeurs », soutenait Ginzburg, « nous ne
pouvons pas le trouver en pariant sur un plan d’action économique
ou politique ; c'est plutôt en clarifiant notre sens des
valeurs que nous garantissons une action politique intelligente »5.
De la même façon, Ginzburg trouvait dans l’article de Soule -
bien qu’il soit consacré presque entièrement à la politique et à
l’économie - « une reconnaissance implicite des questions
culturelles et intellectuelles sous-jacentes », car Soule avait
écrit : « Les progressistes ne doivent pas se contenter
de préconiser des programmes spécifiques ou des pièces de la
machinerie économique et sociale, mais ils devraient également
s’efforcer de forger les valeurs humaines qui seules peuvent donner
leur validité à ces dispositifs ». La question réelle, telle
que Wilson et Soule semblaient tous deux l’admettre implicitement,
n’était pas une question de pratique politique et économique,
mais la question plus profonde de « la relation de l’action
politique avec les valeurs culturelles et intellectuelles ».
Quelles que soient les différences entre Wilson et Soule, ils
étaient tous deux coupables, c'est en tout cas ce qui semblait à
Ginzburg, d’aborder la réforme politique comme si elle était
« logiquement préalable à tout le reste », alors
qu’« un véritable sens des valeurs » serait « obligé
de renverser la perspective » : « au lieu de miser
la liberté individuelle tout entière sur la réalisation de la
réforme politique », il commencerait « par
l’affirmation de la liberté morale et intellectuelle dans le
présent » et il ferait du but de la politique « l’extension
de l’éventail des libertés dans le futur ». Le premier
point de vue conduisait au « messianisme, une religion qui mise
tout sur l’espoir du futur » ; l’autre à « une
religion critique rationnelle qui compte entièrement sur son sens
des valeurs au présent et non pas sur la tournure que prendront les
événements dans le futur ». Ce dernier considérait la
politique objectivement, comme un moyen de réaliser et de préserver
certaines valeurs désirables en elles-mêmes sans aucune
justification ... en termes de dogmes politiques ou de politiques
sociales » ; l’autre, par la transformation de l’action
politique « en une sorte de salut personnel », ce qui
débouchait sur « une interprétation subjective de la réalité
dans sa tentative même d’être ultra-réaliste ».
Répondant
à “L’appel aux progressistes” de Wilson, Soule lui-même avait
accusé Wilson d’“utopisme”, mais si l’analyse de Ginzburg
était correcte, le marxisme était seulement la forme la plus
évidente de salvationisme politique ; et en tout cas, son
concept de “messianisme” différait significativement du concept
beaucoup plus grossier d’“utopisme” de Soule. Soule avait
accusé les intellectuels d’avoir embrassé le marxisme non pas
parce qu’ils croyaient réellement que le capitalisme était sur le
point de s’effondrer, mais parce qu’ils souhaitaient échapper à
leurs responsabilités politiques. C’est cette « fuite de la
réalité » que Soule condamnait comme « un utopisme
d’un genre particulièrement fallacieux ». Le communisme
offrait « un mode de vie héroïquement attrayant »,
mais, « à moins que sa foi dans le but ultime de tous ces
efforts ne soit justifié, ce mode de vie est tout simplement un mode
de salut personnel par la croyance en un paradis imaginaire ».
Et donc pour Soule, le test était de savoir si le paradis était
imaginaire ou non ! Le test ultime du réalisme politique, en
d’autres termes, était le test de l’histoire. Seule l’histoire
dirait si Wilson avait été “justifié” en misant sur
l’écroulement du capitalisme. Mais Ginzburg croyait que c’était
précisément cet appel à l’histoire qui était l’essence du
messianisme. Il remarquait que le marxisme « n’appuie pas la
demande de socialisation de l’industrie sur des bases morales et
intellectuelles, mais a recours à une philosophie de l’histoire -
le mythe du cataclysme universel qui entraînera inévitablement le
règne du socialisme ». Mais c'est la même chose qui était
vraie pour le “libéralisme dur à cuire”. Des hommes comme Soule
faisaient reposer la question du libéralisme non pas sur des raisons
morales et intellectuelles, mais sur l’espoir que l’histoire
confirmera en fin de compte ce qu’ils disent.
La
particularité la plus frappante de l’argument de Ginzburg - qui
rappelait Randolph Bourne - était sa critique non pas d’un
socialisme marxiste, mais d’un progressisme américain6.
Ce qu’il voulait dire, c’était que le progressisme - il ne
pensait pas tant à Soule qu’à la philosophie politique du New
Republic
du début dont le réexamen était le but général de la discussion
- avait lui aussi succombé au mythe de l’inévitabilité
historique, un genre de “messianisme à l’envers” qui lui était
propre. Cherchant à éviter le caractère dogmatique du marxisme qui
s’élevait si ouvertement « contre un arrière-plan d’idées
et de conditions américaines », le progressisme avait essayé
de formuler un programme social plus en accord avec les conditions
sociales auxquelles il était confronté ; mais Ginzburg pensait
que, ce faisant, il avait « beaucoup trop essayé de
s’identifier aux réalités du mode de vie américain, aux masses,
au point de perdre le contact avec ses propres valeurs ». Si
l’on se souvient de la manière avec laquelle les progressistes
ont justifié la guerre, la force de l’observation de Ginzburg se
fait immédiatement sentir, car la défense “pragmatique” de la
guerre se résumait à l’affirmation que le triomphe de la
démocratie était historiquement inévitable et que la guerre ne
ferait que la hâter ; et que, de toute façon, la guerre était
un fait auquel il était futile de s’opposer. Derrière ces
arguments, je crois le deviner, il y a la crainte des intellectuels
de perdre le contact avec les courants principaux de la vie
américaine, une peur terrible de l’isolement. Ginzburg ressent
également cela. La chose la plus importante à propos du
pragmatisme, soutenait-il, était, en dernière analyse, que c’était
la philosophie politique des intellectuels isolés et sous pression.
« Si
nous gardons à l’esprit le fait que les libéraux en Amérique
sont principalement des intellectuels de profession et de formation,
l’on ne peut pas s’empêcher de se demander si la préoccupation
des intellectuels pour les questions politiques n’est pas une
réaction pathologique aux conditions culturelles particulières qui
existent en Amérique. Dans aucun autre pays au monde il n’y a un
fossé aussi immense entre les valeurs reconnues par les
intellectuels et les valeurs qui gouvernent vraiment les réalités
politiques et économiques. Et pourtant, dans aucun autre pays,
l’intellectuel n’est si préoccupé d’agir sur le cours de la
politique, à l’exclusion de ses intérêts intellectuels. Moins il
a de pouvoir pour déterminer les conditions, et plus sa quête
chimérique d’influence politique est, semblerait-il, passionnée.
« C'est
ici que la philosophie du pragmatisme est la plus révélatrice. Le
pragmatisme a été faussement appelé la philosophie de l’homme
pratique. Il représente plutôt l’anti-intellectualisme de
l’intellectuel américain qui est impressionné par l’amplitude
pratique de la vie américaine ».
Confrontés
donc à une crise culturelle - la dégénérescence des « valeurs
culturelles et intellectuelles » -, les intellectuels en
rejettent la faute « sur le peuple, sur la démocratie, sur l’ère
de la machine - sur n’importe quoi sauf sur eux-mêmes ». Au
lieu de sauver la culture grâce à la politique, affirmait Ginzburg,
les intellectuels devraient d’abord réformer la culture sur
laquelle ils auraient en tout cas plus de pouvoir que sur la
politique. Il ne prônait pas une retraite dans une “tour d’ivoire”
ou dans “l’art pour l’art”. Il était lui-même socialiste et
ses autres écrits, tels que ceux que j’ai été à même de
dénicher dans le New
Republic
(il n’était malheureusement pas un écrivain prolifique), montrent
qu’il a été pleinement aussi “engagé” que les hommes qu’il
attaquait. Il n’était pas non plus un anti-communiste irréfléchi.
Il pouvait voir que le climat culturel de l’Union soviétique était
déplorable - non pas parce qu’elle avait versé dans le
philistinisme, ni même parce que le gouvernement exerçait un
contrôle de fer sur les idées, mais parce que les intellectuels
russes eux-mêmes étaient si pathétiquement impatients de mettre
leurs talents au service de l’histoire et de l’État -, mais il
pouvait voir aussi que « les péchés du libéralisme bourgeois
sont à bien des égards bien plus démoralisants ». Le premier
de ces péchés, semblait-il à Ginzburg, était précisément que la
liberté intellectuelle de l’Occident n’avait pas « de
racines dans la réalité sociale » et qu’elle manquait « de
puissance pour mener à l’action »7.
En bref, Ginzburg ne proposait pas que les intellectuels tournent le
dos aux questions sociales.
Mais
il prédisait cependant que l’“Appel aux progressistes”
d’Edmund Wilson provoquerait comme réplique « que la place
de l’artiste est au studio et non pas dans l’arène sociale ».
Et Paul Rosenfeld, dans son article “The Authors and Politics” -
une réponse non pas à Wilson mais aux intellectuels qui avaient
signé le manifeste Culture
and the crisis
(dans lequel ils incitaient à soutenir le camp du Parti Communiste
lors des élections de 1932) -, prenait cette même position8.
Rosenfeld soutenait que ce n’était pas la fonction de l’artiste
« d’épouser la cause “du monde” et de défendre ses
intérêts particuliers ». Les intérêts du monde étaient
ceux « du pouvoir et du butin » ; « et c’est
précisément avec la question de savoir dans quelle mains devaient
se trouver le pouvoir, le butin, la propriété … que l’artiste
n’a pas la moindre préoccupation sérieuse à avoir ». La
préoccupation de l’artiste n’était pas les possessions, mais
l’utilisation appropriée que l’on en fait. Rosenberg n’écartait
pas la possibilité que des artistes puissent s’engager dans une
sorte de prédication sociale, mais il avait tendance à associer la
prédication à la protestation contre la machine elle-même, dans la
tradition de Ruskin et de Morris. Et sa mise en accusation de la
faillite intellectuelle du radicalisme américain n’allait pas non
plus aussi loin que celle de Ginzburg. Là où Ginzburg avait été
inquiété par la tendance des intellectuels à soumettre toutes les
questions de valeurs au verdict de l’histoire, Rosenfeld réduisait
tout le problème à une question de goût. Les radicaux littéraires
voulaient tout simplement « un accès très généralisé au
confort bourgeois, ce qui revient finalement à avoir des voitures,
des bas de soie et des poste de radio pour tout le monde ».
Mais, à moins qu’il y ait quelque chose d’intrinsèquement
mauvais dans l’emploi généralisé des voitures, des bas et des
radios, à savoir quelque chose d’intrinsèquement mauvais dans le
confort lui-même, il est difficile de voir pourquoi les radicaux
devraient être condamnés parce qu’ils veulent démocratiser le
confort. C’était seulement un péché si l’on définissait le
problème comme une question d’art versus
le “philistinisme”. Pour Ginzburg, le problème se présentait
sous un jour différent : l’“intellectualisme rationnel”
versus
le “messianisme”.
L’argument
de Rosenfeld, en dépit de ses faiblesses, s’est généralement
révélé plus séduisant que celui de Ginzburg pour ceux qui
rejettent le messianisme à la fois de gauche et du centre. C’était
essentiellement le raisonnement tenu par les agrariens du Sud et par
des esprits apparentés tels qu’Irving Babbitt et T. S. Eliot. I’ll
Take My Stand
[Je prendrai position], le manifeste des agrariens publié en 1930,
attaquait l’industrialisme, l’« évangile du progrès »
et, par conséquent, la politique elle-même, étant donné qu’il
était peu probable que l’action politique fondée sur un tel
programme ait beaucoup de chance de succès au XX° siècle.
Certains agrariens plaidaient certes pour « un programme de
restauration agrarienne »9
plutôt sans enthousiasme, mais la plupart d’entre eux semblent
avoir dit en fait que les écrivains et les artistes devraient
« prendre position » sur une question qui était
culturelle, et non pas politique - la résistance au philistinisme et
la barbarisation du goût10.
La même chose est vraie des critiques ultérieurs de la “culture
de masse”, tel que Dwight Macdonald (de qui il faudra que je parle
davantage), qui ne se tournèrent vers la critique culturelle que
lorsqu’ils sont devenus convaincus que la résistance
politique au totalitarisme - communiste ou démocratique - était
aussi futile que la résistance à l’industrialisme. Peu d’entre
eux iraient jusqu’à dire, avec Rosenfeld, « que l’artiste
n’avait pas la moindre préoccupation sérieuse à avoir »
pour les questions de pouvoir et de butin, mais ils partageraient son
pessimisme concernant la capacité des artistes à avoir une
influence dans la lutte pour le pouvoir.
La
réaction au “radicalisme dur à cuire”, avec sa foi exagérée
dans l’efficacité de l’engagement politique direct, a souvent
pris par conséquent la forme d’un scepticisme exagéré à propos
de la politique. C’était exactement cette réaction que Benjamin
Ginzburg tentait de contrecarrer. En attaquant le “messianisme”,
il n’incitait pas les intellectuels à laisser la politique aux
politiciens ; il leur demandait de faire une évaluation plus
réaliste de leur influence politique potentielle. Et sa propre
estimation, bien que superficiellement plus modeste que celle des
éditeurs de The
New Republic,
puisqu’elle exigeait des intellectuels qu’ils admettent qu’ils
ne pourraient que rarement espérer influencer directement la
politique, était en réalité plus optimiste que la leur. Si
Ginzburg avait raison, le radicalisme dur à cuire, qu’il soit de
la variété communiste ou libérale, représentait une capitulation
devant une forme ou une autre du déterminisme historique. Le
radicalisme de Ginzburg n’impliquait pas un tel renoncement à la
volonté, mais seulement la reconnaissance que les intellectuels
avaient plus d’influence sur la politique en tant qu’intellectuels
qu’en tant qu’activistes politiques à part entière.
Dans
les années récentes, quelques autres écrivains, que l’on ne
pouvait guère non plus soupçonner d’indifférence politique, ont
pris la position exposée par Ginzburg en 1931. C. Wright
Mills a écrit, peu avant sa mort en 1962, l’avertissement
suivant :
« Nous
ne pouvons pas créer une gauche en renonçant à nos rôles
d’intellectuels pour devenir des agitateurs de la classe ouvrière
ou des politiciens d’appareil, ou encore en faisant croire à
d’autres formes d’action politique directe. Nous pouvons créer
une gauche en affrontant les problèmes en tant qu’intellectuels,
dans notre travail. Dans nos études sur l’homme et sur la société,
nous devons mener absolument des comparaisons à une échelle
mondiale… Nous devons le faire avec toutes les ressources
techniques à notre service, et nous devons le faire à partir de
points de vue qui soient réellement détachés de toute étroitesse
d’esprit nationaliste ou de toute célébration nationaliste. Nous
devons redevenir internationalistes. Pour nous, aujourd'hui, cela
signifie que nous devons refuser, personnellement, de nous battre
dans la guerre froide. Que, personnellement, nous devons tenter
d’entrer en contact avec nos homologues de tous les pays, et
par-dessus tout ceux de la zone sino-soviétique. Nous devrions faire
notre propre paix séparée avec eux. Et donc, en tant
qu’intellectuels, et par conséquent hommes publics, nous devrions
agir et travailler comme si cette paix - et l’échange de valeurs,
d’idées et de programmes, qu’elle comprend - était la paix de
tout un chacun, ou comme si elle devrait l’être à coup sûr. »11.
Mais
ce qui est remarquable, c'est le degré avec lequel des voix telles
que celles-ci sont demeurées isolées et quasiment non entendues
dans les débats au cours des trente-cinq dernières années. Ce
n’est pas l’exemple de Ginzburg qui a séduit les intellectuels
américains, ou l’exemple, d’une époque un peu antérieure, de
Randolph Bourne. C'est l’exemple d’hommes comme Wilson et Soule ;
l’exemple, avant tout, de John Dewey. Le débat politique parmi les
intellectuels continue de tourner non pas autour de la question
soulevée par Ginzburg, c'est-à-dire la relation entre les valeurs
culturelles et l’action politique, mais autour de la querelle, de
plus en plus artificielle et arbitraire, entre le libéralisme et le
radicalisme, deux mythes rivaux de l’histoire.
La
similarité sous-jacente de ces deux positions explique pourquoi, en
dépit du mépris éprouvé par les libéraux pour les radicaux et
par les radicaux pour les libéraux, tant d’hommes ont été
capables si aisément d’effectuer la transition d’une position à
l’autre. Reinhold Niebuhr en est un exemple12.
Il a débuté comme libéral pro-guerre en 1917, mais il a rapidement
regretté son soutien à la guerre et son libéralisme en général,
et, après être passé par différentes étapes intermédiaires de
désenchantement politique, il est apparu dans les années trente
comme marxiste à part entière. Ses opinions théologiques ont subi
une métamorphose similaire. Ayant débuté sa carrière dans le
ministère comme un libéral évangélique-social, il est revenu à
l’orthodoxie des traditions de saint Paul et de Luther, et c'est à
partir de cette perspective, en insistant sur le caractère faillible
de l’homme et absurde des prétentions humaines, qu’il a lancé
sa campagne contre le libéralisme à la fois politique et religieux.
Au sommet de sa phase marxiste du milieu des années trente, Niebuhr
n’a pas cessé de cogner sur l’utopisme des libéraux américains
(en définissant donc largement l’utopisme comme Ginzburg l’a
fait) ; et il n’a pas manqué non plus de voir les tendances
utopiques du marxisme orthodoxe lui-même. Mais l’aspect le plus
instructif de la carrière de Niebuhr a été la rapidité avec
laquelle son réalisme a dégénéré, sous la pression de la guerre
froide, en un libéralisme insipide et inoffensif, presque impossible
à distinguer - à cause de ses connotations néo-orthodoxes, et
aussi à cause de sa réticence à s’appliquer le terme de
“libéral” à lui-même - du libéralisme contre lequel il
s’était initialement rebellé.
Comme
beaucoup d’autres, Niebuhr décida à la fin des années quarante
que le totalitarisme soviétique était une plus grande menace que le
capitalisme américain ; mais la conséquence de la définition
de ce choix comme un choix entre systèmes rivaux a été de
l’aveugler sur la possibilité que des systèmes comme ceux-ci
n’étaient ni moraux ni immoraux, et que les choix auxquels faisait
face un intellectuel américain à la fin des années quarante
n’étaient pas des questions d’allégeance fondamentale, pas des
questions d’allégeance du tout, mais des questions de tactique et
de stratégie. Niebuhr a depuis le début montré une tendance à
surestimer les problèmes politiques au-delà de leur importance
réelle alors même qu’il accusait les “utopistes” de faire la
même chose - une tendance dont témoignait sa préoccupation pour
la “tragédie” et l’“ironie” de la politique - et,
dans la dernière partie de sa carrière, cette habitude d’inflation
rhétorique est devenue complètement incontrôlable. Le résultat en
a été que la rhétorique a pris de plus en plus la place de
l’analyse sociale dans les écrits de Niebuhr. Lorsqu’il voyait
la guerre froide comme une lutte entre le “despotisme” marxiste
et la “société ouverte” de l’Occident, Niebuhr ne comparait
plus des structures sociales opposées, ou même des “systèmes”
opposés ; il dressait en réalité un mythe contre un autre13.
Même durant la période stalinienne, la distinction entre
“despotisme” et “société ouverte” n’était guère une
description exacte des différences entre la Russie et l’Amérique ;
et au cours des années cinquante et soixante, elle est devenue
complètement artificielle. Parler de l’Union soviétique comme
d’un monolithe, obéissant à une loi mystérieuse et inflexible du
totalitarisme, n’avait pas beaucoup de sens au moment où la
structure de la société soviétique subissait d’importants et
profonds changements ; et caractériser la société américaine
comme « tolérante et modeste » n’avait pas beaucoup de
sens à n’importe quel moment de l’histoire américaine. Mais la
pensée de Niebuhr demeurait figée dans les configurations
polémiques de la fin des années quarante. Ayant opté pour la
“société ouverte”, il ne pouvait plus comprendre à quel degré
la société américaine n’était pas désespérément à la
hauteur de cet idéal. Le pire qu’il pouvait dire alors sur
l’Amérique était qu’une croyance dogmatique dans le progrès et
un penchant à trop souvent moraliser conduisaient les Américains
« à prétendre qu’il existe une réponse morale au dilemme
nucléaire, ou un moyen moral pour supprimer l’ambigüité du
pouvoir et de la domination dans la communauté »14.
C’étaient, selon, Niebuhr, ces tournures d’esprit “utopiques”
qui expliquaient l’“inflexibilité” de la politique étrangère
américaine et qui conduisaient à la remarque qu’« il serait
tragique, autant qu’ironique, que la tolérance et la modestie que
nous avons apprises ou que l’on nous a imposées dans les
conditions particulières de la vie occidentale deviennent la base du
fanatisme et de l’immodestie dans nos relations internationales »15.
Si
Niebuhr avait cherché les racines de l’inflexibilité américaine
dans la structure sociale au lieu du caractère national - ou, plus
précisément, dans le mythe du caractère national -, Niebuhr
n’aurait pas pu trouver la situation ironique. Il aurait pu
percevoir une certaine continuité entre la politique étrangère
américaine et l’existence, dans le pays, de ce que même le
président Eisenhower n’a pas hésité à appeler un « complexe
militaro-industriel » aux proportions potentiellement
« désastreuses »16.
Il aurait pu voir qu’il fallait attribuer la diffusion de la
doctrine de la démocratie et du progrès plus à l’impérialisme
américain qu’à un souhait naïf mais pardonnable. Des intérêts
étaient aussi impliqués, en particulier dans les relations des
États-Unis avec l’Amérique du Sud ; des intérêts concrets,
matériels, d’argent, dont la préservation dépendait, pas du tout
de la diffusion de la démocratie, mais du maintien au pouvoir
de gouvernements qui étaient le contraire même de gouvernements
démocratiques. La montée de l’Amérique au pouvoir mondial
représentait, selon Niebuhr, un nouveau type d’impérialisme, un
impérialisme de l’idéalisme démocratique ; mais une analyse
plus précise de l’ascension de l’Amérique aurait pu révéler
un ancien modèle familier d’exploitation. Toute la question du
caractère de l’impérialisme moderne, qu’il soit de type
soviétique ou américain, était une question bien plus subtile et
difficile que Niebuhr, que ce soit dans sa phase marxiste ou bien
dans sa phase pragmatique-réaliste - était disposé à l’admettre.
Dans le cas des États-Unis, il n’était pas du tout clair de
déterminer si c’était l’idéalisme fourvoyé ou bien l’égoïsme
calculateur qui expliquait le mieux les défauts de la diplomatie
américaine. Ni l’opinion marxiste, selon laquelle l’idéalisme
démocratique était simplement la « “couverture” de la
corruption » (ainsi que Lincoln Steffens l’aurait dit), ni
l’opinion des nouveaux réalistes, selon laquelle la faiblesse de
la diplomatie américaine était précisément le remplacement des
objectifs idéalistes par les objectifs plus limités de l’égoïsme
national - aucune de ces deux opinions ne semblait totalement
adéquate comme explication.
La
réponse dépendait probablement de la perspective à partir de
laquelle l’on examinait la preuve. Si l’on comparait la
diplomatie américaine avec celle de ses alliés en Europe
occidentale, si l’on comparait Wilson à Clémenceau, Franklin
Roosevelt à Churchill, ou John Foster Dulles à ses homologues en
Grande-Bretagne et en France, l’on pourrait citer d’innombrables
occasions dans lesquelles l’idéalisme américain - la poursuite
d’objectifs suprêmes au lieu d’objectifs limités, la tendance à
penser en termes de moralité plutôt qu’en termes de pouvoir, le
désaveu de l’avantage national en faveur d’un internationalisme
altruiste - ressortait en fort contraste avec le réalisme européen ;
et l’on pourrait soutenir de manière plausible que
l’“impérialisme” américain était un résultat de
l’enthousiasme même avec lequel des hommes d’État américains
avaient tenté de remplacer l’ancien équilibre des pouvoirs
impérial par un nouvel ordre mondial fondé sur la démocratie
universelle. À partir de la perspective limitée d’une étude de
la seule Europe occidentale, le réalisme de Niebuhr, de George F.
Kennan, de Hans J. Morgenthau et d’autres, semblait raisonnable ;
et c’était en effet à partir d’une étude de la diplomatie
occidentale récente qu’ils tiraient leurs exemples et leurs
preuves. Mais, du point de vue du monde sous-développé, le portrait
de l’Américain tracé par les réalistes comme étant un idéaliste
excessivement enthousiaste mais génial était absolument
méconnaissable. Là au contraire, les vieux clichés marxistes
relatifs au capitalisme prédateur semblaient plus appropriés que
jamais. Dans ce contexte plus large, les États-Unis étaient
indéniablement une nation privilégiée, alignée sur les autres
“nantis” contre les “démunis”, totalement sensibles à leurs
intérêts et déterminés à les défendre jusqu’à la mort. Telle
était du moins la mise en cause des pays sous-développés
eux-mêmes, et au fur et à mesure que le temps passait et que la
nature des engagements en Amérique latine et en Asie devenait mieux
comprise, la mise en cause était de plus en plus difficile à
démentir17.
Ce
n’est pas un accident si l’école “réaliste” d’analyse
politique a été si peu intéressée par le monde non-européen.
George F. Kennan a soutenu à de nombreuses occasions que c'est
l’Europe qui détient encore la clé de la politique mondiale, et
c'est le même parti pris qui se révèle dans le vaste ensemble
d’érudition que le nouveau réalisme a engendré. Les travaux de
Kennan, de Charles E. Osgood, de Louis J. Halle, de J. Morgenthau et
d’autres, sont tous des études portant sur la diplomatie
européenne
récente ; et dans cette perspective, la persistance des motifs
impérialistes dans la diplomatie occidentale est naturellement
obscurcie.
Il
a été beaucoup dit que l’Amérique latine, et Cuba en
particulier, était l’“angle mort” de l’administration
Kennedy, qui était par ailleurs libérale en politique étrangère.
Ce qui n’était généralement pas compris, c’était que
l’Amérique latine était l’angle mort du nouveau réalisme tout
entier auquel le régime Kennedy faisait si fortement confiance pour
ses idées sur les affaires internationales. Kennedy lui-même était
un bon exemple de l’orientation européenne du libéralisme
contemporain. Son premier livre était une étude sur la conciliation
en Angleterre dans les années 1930. Il ne prêta jamais une
attention comparable à l’histoire récente de l’Afrique, de
l’Asie et de l’Amérique latine. C'est sa conception du
cosmopolitisme - en réalité quelque chose d’assez réduit dans un
contexte plus large - qui a donné le ton à son administration très
tournée vers l’international. Il est significatif que l’un des
membres de cette administration qui défendait invariablement une
politique étrangère plus radicale que celle de Kennedy ait été
Chester Bowles. Bowles, qui a été pendant longtemps étudiant en
Inde et qui s’en est fait le champion, était le seul membre de
haut rang de l’administration (et par conséquent relégué, comme
cela est arrivé) qui possédait quelque connaissance et
conscience de monde en dehors de l’Occident.
En
tout cas, la question - la question de la nature de l’impérialisme
américain et, au-delà, de la nature de la société américaine
elle-même (était-elle la démocratie “conformiste” de David
Riesman ou bien la ploutocratie dominée par l’“élite au
pouvoir” de C. Wright Mill ?) - était compliqué, et elle ne
pouvait pas être résolue en se référant à un simple ensemble de
généralisations déjà établi. Ce qui était dérangeant à propos
des nouveaux réalistes des années quarante et cinquante, c’était
leur empressement à s’engager prématurément dans une vision de
la société américaine dans laquelle les États-Unis apparaissaient
sans ambigüité comme le leader du “monde libre” et, en dépit
de tous ses travers, la seule alternative au “despotisme”
soviétique. Dans le meilleur des cas, cette vision témoignait d’une
grande ignorance du monde non-occidental. Dans le pire des cas, elle
suggérait qu’une tendance de l’esprit à l’abstraction était
très fréquente aussi bien chez les réalistes que parmi les
“utopistes” libéraux. Il serait trop facile, dans le cas de
Niebuhr lui-même, de mettre en avant l’argument suivant: la
transition du marxisme au réalisme pragmatique a été une
transition d’une abstraction à l’autre. Mais, dans le cas
d’hommes de moindre importance, dont l’engagement à la fois en
faveur du marxisme dans les années trente et du réalisme à
l’époque de la guerre froide dans les années cinquante était
beaucoup plus total que celui de Niebuhr, il est difficile d’échapper
à la conclusion que les deux idéologies ont séduit les
intellectuels parce qu’elles fournissaient des réponses sans
équivoque à des questions qui autrement auraient empêché cette
sorte d’engagement politique total que les intellectuels américains
semblaient impatients de contracter. Ce que Niebuhr disait des
ex-communistes de l’extrême droite, à savoir qu’en « échangeant
leurs crédos » ils n’ont pas modifié « l’esprit et
le caractère de leur approche des problèmes de la vie »,
s’appliquait également à beaucoup de réalistes pragmatiques18.
Si le marxisme était une religion politique, le pragmatisme devenait
lui aussi un peu comme une religion du fait de la violence même de
sa réaction à l’égard du marxisme.
Sidney
Hook, un disciple fervent d’abord de Marx et ensuite de John Dewey,
écrivait en 1952 : « Je ne peux pas comprendre pourquoi des
intellectuels américains devraient être désolés du fait qu’il
faudrait qu’ils se bornent dans leur choix historique effectif
entre le soutien à un système totalement dans l’erreur et l’appui
critique
à notre culture démocratique imparfaite avec toutes ses promesses
et ses dangers »19.
Ostensiblement un plaidoyer en faveur du réalisme politique, cette
phrase révélait un utopisme ou un messianisme aussi profond que
l’utopisme qu’elle condamnait. Décrire l’Union soviétique
comme « un système totalement dans l’erreur » était
bien trop évidemment faire la même faute que de la soutenir comme
un système totalement dans la vérité. Hook n’a fait qu’inverser
simplement le mythe marxiste auquel il avait lui-même effectivement
souscrit avec enthousiasme autrefois. En ayant fait cela, il n’était
pas en position de fournir à la “culture” américaine l’« appui
critique » qu’il avait promis. Cet appui, il l‘a donné en
abondance, mais la critique n’était pas disponible. Ce n’était
plus nécessaire ; quand l’adversaire était « le mal
absolu », les « imperfections » de la démocratie
s’estompaient naturellement. Le seul danger était que les
intellectuels “neutralistes” persuadent le gouvernement de suivre
une politique d’“apaise-ment”. En conséquence, Hook réservait
sa critique aux neutralistes, exactement comme John Dewey, durant la
Première Guerre mondiale, avait réservé ses insultes les plus
sévères non pas aux militaristes, mais aux pacifistes. « Vous
êtes prêts à abandonner le monde aux communistes »,
déclarait Hook dans un débat avec Stuart Hughes sur la dissuasion
nucléaire - cela de la part d’un homme qui définissait
« l’attribut cardinal de la vie de la pensée » comme
« la capacité à discriminer, à faire des distinctions
pertinentes »20.
En 1962, longtemps après que l’ascension de la Chine et la
renaissance de la France ont perturbé les systèmes d’alliances à
la fois des Russes et des Américains, et longtemps après que la
plupart des libéraux, y compris les plus orthodoxes, ont admis que
la rhétorique et les politiques de la guerre froide n’étaient
plus pertinentes concernant la politique mondiale, Sidney Hook
prêchait encore un “pragmatisme” qui était l’antithèse même
de ce qui est pragmatique en transformant la défense du “monde
libre” en une religion. Le roman Fail-Safe
[Point limite], un livre fantastique populaire portant sur une guerre
nucléaire accidentelle, l’émut au point de le pousser à écrire
une défense fervente de la politique militaire américaine,
entrecoupée de prémonitions détaillées et lugubres sur l’effet
probable de ce livre. « Si l’influence de Fail-Safe
grandit, si l’hystérie qu’il engendre affecte la politique
publique et si les efforts de la défense américaine sont entravés,
les communistes en seront progressivement enhardis. Ils adopteront
des attitudes de plus en plus intransigeantes lors des séances de
négociation sur le désarmement dans l’espoir que l’augmentation
de la peur hystérique d’une guerre accidentelle dans les pays
occidentaux rendra leurs représentants “plus raisonnables” pour
leur accorder des concessions ». Quant au livre lui-même :
« Il y a quelque chose de répugnant pour la sensibilité
morale, quelque chose qui transcende les limites de la critique
politique légitime, dans la remise en question du patriotisme et de
la bonne foi d’hommes qui ont servi fidèlement la cause la
liberté »21.
L’« appui critique » à la culture américaine prôné
par Hook était difficile à distinguer d’une adhésion
inconditionnelle.
[
3 ]
Sidney
Hook porta à l’extrême les modes politiques des années cinquante
et soixante : le culte des durs à cuire, les paroles hypocrites
sur la “liberté” et sur le “monde libre”. C’est sous une
forme quelque peu adoucie que le nouveau “réalisme” se propagea
dans la presse libérale (qui s’extirpa brusquement d’une récente
liaison avec l’“hérésie” marxiste), qu’il s’empara des
académies et que, finalement, sous Kennedy, il parvint au statut de
consensus ou de style national - pour employer deux des mots favoris
des néolibéraux. Le porte-parole le plus représentatif de
l’orthodoxie néolibérale était Arthur Schlesinger Jr. dont la
double carrière d’historien et de polémiste, conseiller, et
rédacteur de discours, démocrate, témoignait de l’enthousiasme
des néolibéraux pour les engagements politiques actifs. Les écrits
de Schlesinger à la fois en tant qu’érudit et en tant que
journaliste montraient le degré auquel le réalisme était devenu
inséparable, dans l’esprit libéral populaire, de ce que
Schlesinger appelait la tradition de “l’esprit fort”
(tough-minded)
du pragmatisme américain.
Trop
jeune pour avoir été impliqué dans les batailles polémiques des
années 1930, Schlesinger est venu à la politique sans être passé
par un engament marxiste. Mais il a été impressionné par l’exemple
de Reinhold Niebuhr dont les travaux, dit-il une fois, révélèrent
à ceux de sa génération « une nouvelle dimension de
l’expérience - la dimension de l’anxiété, de la culpabilité
et la corruption »22.
Il a été aussi influencé, nous dit-il, par le pragmatisme de Dewey
et de James ; mais en s’emparant du concept de la “force de
l’esprit” (tough-mindedness)
de James pour la position néolibérale en politique, Schlesinger
affectait l’idée à un usage que du moins James n’aurait pu
guère approuver. Quand James faisait la distinction entre ce qui est
relatif à l’esprit fort (tough-minded)
et à l’esprit tendre (tender-minded),
il essayait de distinguer entre deux traditions philosophiques, le
rationalisme et l’empirisme. Mais ces distinctions ne coïncidaient
pas nécessairement avec des différences d’opinion politiques sur
les problèmes de la guerre froide. Les empiristes ne préféraient
pas du tout la politique de l’endiguement ; et les
rationalistes ne s’y opposaient pas du tout. Or c’était
exactement le but des écrits de Schlesinger de montrer que la
distinction de James coïncidait avec sa propre distinction entre les
traditions pragmatique et utopique du libéralisme américain, et que
ces deux distinctions coïncidaient en outre dans la politique
contemporaine avec la distinction entre la gauche anti-communiste
dure à cuire et les apôtres à l’esprit flou du désarment
unilatéral et d’autres solutions fantaisistes aux difficiles
problèmes de l’heure23.
À la fois historien et propagandiste, Schlesinger avait tendance à
élever les problèmes politiques au niveau de problèmes
philosophiques et à voir dans toute controverse publique
l’opposition de principes fondamentaux. L’habitude de gonfler les
problèmes politiques de cette façon-là était naturellement
l’essence du messianisme qu’à la fois le pragmatisme et la
néo-orthodoxie condamnaient de toute évidence. Schlesinger n’a
pas tant utilisé ces idées, dont il déclarait qu’il avait tiré
les siennes, qu’il se les ait appropriées. Il a donné ainsi au
vieux libéralisme un nouvel attrait en l’habillant dans le costume
à la mode du pragmatisme philosophique et de l’orthodoxie
religieuse.
Plus
ça change, plus c'est la même chose(*).
De même que les radicaux durs à cuire des années 1930 s’étaient
moqués de l’idéalisme superficiel de l’époque progressiste, de
même les réalistes des années cinquante et soixante se sont moqués
du radicalisme utopique des années trente. Chaque génération
prétend être plus solide et plus désenchantée que la précédente.
Mais la caractéristique qui est au centre du nouveau radicalisme, la
supposition que la réforme culturelle pourrait être accomplie par
l’action politique, a survécu à chaque changement de mode. Au
contraire, elle est devenue plus explicite qu’auparavant. C'est
ainsi que Schlesinger a annoncé au milieu des années cinquante que
la tâche principale du libéralisme moderne n’était pas la
redistribution de la richesse mais l’amélioration de la qualité
de la vie nationale. Libéraux et radicaux avaient été appelés
pour améliorer la culture américaine pour un demi-siècle, mais ils
s’étaient rarement engagés aussi ouvertement en faveur d’une
solution purement politique du problème. Schlesinger réclamait un
« “libéralisme qualitatif” qui serait destiné à
améliorer la qualité de la vie et des opportunités du peuple ».
Le nouveau libéralisme, disait-il en 1956, s’intéresserait à
l’éducation, aux soins médicaux, à l’urbanisme, « à
l’amélioration de nos mass media et à l’élévation de notre
culture populaire - bref, à la qualité
de la civilisation à laquelle notre nation aspire »24.
La
“Nouvelle Frontière” de John F. Kennedy peut être interprétée
comme une réalisation de ces espoirs. Que des intellectuels libéraux
la prennent sans hésiter comme telle indique le degré auquel
le concept de culture a dégénéré au cours des années, alors même
qu’il conservait son ancienne importance dans la pensée libérale.
Le culte des Kennedy montrait que la culture était devenue dans la
pratique synonyme de chic. Il y avait beaucoup à dire à la louange
de Kennedy, particulièrement au cours de sa dernière année en
fonction : le traité d’interdiction des essais nucléaires ;
l’appel ardent, à l’American University, en faveur de la détente
dans la guerre froide ; la législation des droits civiques.
Mais les libéraux ne se contentaient pas de louer les réussites de
Kennedy. Ils s’étaient également entichés de son “style”.
Sans aucun doute, Kennedy avait une certaine élégance. Il était
après tout un homme exceptionnellement séduisant. Mais si l’on
considérait l’administration Kennedy avec du recul, l’on ne
pouvait éviter de soupçonner que ce que les libéraux appelaient
son style consistait largement dans une éducation de type Harvard,
dans une certaine capacité à rechercher scrupuleusement le
consensus, et à un sentiment, jamais très précis, que les arts
devaient d’une manière ou d’une autre être encouragés
officiellement. L’extrême gratitude avec laquelle les
intellectuels ont accueilli même ces quelques miettes de la table
présidentielle était décourageante. « Ce qui était …
émouvant », disait Richard Rovere, « … c’était
l’admiration pour l’excellence qui conduisit Kennedy à
s’entourer … des meilleurs que notre civilisation actuelle
pouvait offrir »25.
Murray Kempton était sûrement plus proche de la vérité quand il
écrivait que la qualité particulière du “style” Kennedy - cela
paraissait à Kempton une source de force -, c’était une « part
d’indifférence ». « Mr Kennedy ne se serait pas
considéré comme manquant à son devoir s’il n’avait pas pensé
à la musique d’un jour à l’autre ; mais quand des raisons
d’État l’exigeaient, il attendait de la musique qu’elle soit
aussi digne d’une oreille honnête que la nourriture d’un palais
raffiné »26.
La
plupart des intellectuels voulait cependant croire que Kennedy se
sentait fortement concerné par la vie culturelle de la nation et
qu’il y pensait profondément. L’éloge funèbre de Rovere du
défunt président, un beau spécimen de jargon type Nouvelle
Frontière, revenait sans cesse sur le même sujet : Kennedy
avait « apporté à la présidence un style réellement
distinctif ». Il s’était entouré de gens « aux grands
objectifs audacieux et à une grande vision communicative de la
vie ».
« Il
n’y avait pas de réformateur parmi eux, pour autant qu’on le
sache. Le pragmatisme - souvent du type le plus infâme - était
effréné. Les “faits” étaient souvent estimés au-dessus de
leur valeur. L’“idéologie” était méprisée - peut-être trop
- et elle était décrite comme la première source de dégâts dans
le monde. Mais s’il n’y avait pas de bons samaritains chez eux,
et pas de planificateurs, surtout pas en tout cas à la manière des
plans, il y avait de vastes idées, de grandes intentions et de très
longs regards en direction du futur. ».
Kennedy
était lui-même « intéressé par tout ce qui touchait à la
vie américaine, il s’en amusait et il en était critique ».
Il a été « le premier président moderne qui donna un sens à
la préoccupation - et à la croyance qu’un président avait le
devoir de se préoccuper - de toute la qualité et de toute la
tonalité de la vie américaine ». Il se sentait concerné par
l’esthétique des motels, il se sentait concerné par « la
laideur, la vulgarité et l’appauvrissement intellectuel » de
la vie urbaine, il se sentait concerné par la qualité de l’éduction
américaine. « Il envisageait d’avoir avec le temps un effet
sur le goût américain. Il se proposait de faire comprendre au pays
- et s’il le pouvait, de lui faire partager - son respect à
l’égard de l’excellence dans différents domaines ». Rovere
admettait que Kennedy lui-même « n’était pas trop sensible à la
peinture ou à la musique, ou même à la littérature » ;
c'est plutôt par devoir « qu’il regardait des tableaux qui
ne lui plaisaient pas, et qu’il écoutait de la musique qu’il
n’aimait pas beaucoup, parce que des personnes dont il pensait
qu’elles étaient d’excellentes personnes lui avaient dit que
c’étaient d’excellentes choses ». (Le Kennedy de Kempton,
avec sa « part d’indifférence » était tout à fait
méconnaissable ici). Rovere était certain que « cette sorte
de chose » aurait été, chez tout autre qu’un président,
« le contraire de ce qui est admirable », et il concédait
qu’il y avait quelque chose d’un peu stupide dans l’idée de
Kennedy « qu’il pourrait faire quelque chose pour faire
progresser la civilisation américaine ». Mais ce qui était
important, c’était le “style” de Kennedy. Ce qui était
important, c’était que Kennedy admirait l’“excellence” et
s’entourait de gens excellents. « Il a fait en sorte que le
fait de penser soit respectable à Washington ».
La
chose la plus intéressante à propos du culte de la Nouvelle
Frontière était ce qu’il révélait sur la conception changeante
non seulement de la culture, mais de la vie intellectuelle en
général. La rétrogradation des compétences politiques de Kennedy
et la promotion de sa vigueur et de sa vivacité d’esprit étaient
destinées à montrer non pas simplement que Kennedy s’était
entouré d’intellectuels, mais qu’il était
un intellectuel ; et les hommages rendus à son esprit vif et à
son goût clairvoyant peuvent être ainsi considérés comme un
autoportrait flatteur de l’intellectuel qui est en même temps un
aristocrate cultivé et un homme du monde. En tant que reflet de
l’image de soi de l’intellectuel, le portrait de Kennedy en tant
qu’intellectuel fournit la pleine mesure du degré auquel l’idée
de la vie intellectuelle est devenue liée aux images du succès et
du prestige mondains. Ce que les intellectuels admiraient chez
Kennedy, c’était sa jeunesse, sa beauté, son raffinement, son
cosmopolitisme, son savoir
faire(*),
son goût, son respect de l’“excellence”, sa richesse elle-même
- bref, ce que tous ses admirateurs vraisemblablement admiraient ;
mais les intellectuels non seulement admiraient ces choses, mais ils
les associaient à l’intellect.
C’était la somme de ces choses qui faisait de Kennedy, à leurs
yeux, un intellectuel ; et tout cela en même temps que la
qualité de son esprit - « détaché, sériel et clair »,
ainsi qu’Arthur Schlesinger le qualifiait27.
L’image
de soi des intellectuels, on le verra, en est venue à coïncider
avec le stéréotype populaire de l’intellectuel. Le stéréotype
populaire, contrairement à l’impression répandue parmi les
intellectuels eux-mêmes, n’était pas défavorable. Dans les
années 1960, c’est un fait avéré que les professions
intellectuelles se situaient à un niveau élevé dans la hiérarchie
du prestige social établie par les sociologues28.
Bien que le contenu de l’image de l’intellectuel ne puisse pas
être décrit avec une telle précision, l’on peut la résumer de
cette manière approximative : l’intellectuel était
typiquement un diplômé d’une université de l’Ivy League ;
il portait des vêtements de l’Ivy League avec la même autorité
décontractée qu’avec laquelle il parlait de livres, de vin et des
femmes ; il avait beaucoup voyagé, surtout en Europe ; il
vivait dans une maison moderne équipée de meubles danois ; ses
garçons avaient les cheveux longs et non pas coupés en brosse ;
ses opinions politiques, comme ses autres goûts, étaient vaguement
non conformistes et progressistes ; il n’arrêtait pas de
s’interroger sur des choses que le reste d’entre nous considérait
comme acquises. Bref, il était “sophistiqué”. Les vieilles
images de l’intellectuel comme celle du professeur distrait, ou
alors de l’agitateur politique au regard fou et aux cheveux longs,
n’étaient plus actuelles. Le nouvel intellectuel était un jeune
homme brillant et non pas un universitaire empoté ; et même
quand il apparaissait en tant qu’agitateur, il conservait son
accent d’Harvard et la cravate de son club. Le tableau pouvait se
renverser, ainsi qu’il l’a fait à l’époque de McCarthy ;
si l’admiration se transformait en jalousie, alors les attributs
mêmes qui semblaient autrefois admirables devenaient sinistres. Le
cosmopolitisme de l’intellectuel devenait alors anti-américain,
son raffinement du snobisme, son accent de l’affectation, ses
habits et ses manières un signe, obscurément, de déviation
sexuelle. Mais l’essentiel concernant l’image
“anti-intellectuelle” de l’intellectuel, c'est qu’elle
correspondait au portrait de l’intellectuel en tant que jeune
cadre ; cela pose tout simplement une construction différente
sur la même marque. Même en tant que subversif, l’intellectuel
était encore un aristocrate de l’Ivy League, un Alger Hiss(*).
Comme beaucoup de commentateurs le faisaient remarquer à l’époque,
l’infamie de l’intellectuel, dans l’esprit “anti-intellectuel”,
consistait précisément dans ses habits de l’Est et dans son
accent de l’Est ; le maccarthysme était une forme de
populisme (si l’on utilise ce terme dans son sens le plus large)
fondé sur la jalousie.
Ce
qui est surprenant, c'est que les intellectuels, en condamnant le
maccarthysme, n’ont pas mis en cause la justesse essentielle de
l’image que le peuple avait d’eux ; ils ont simplement émis
comme objection la laideur et l’inconvenance de la jalousie
organisée. L’attaque bien connue qu’avait lancée par Peter
Viereck contre McCarthy en tant que néo-populiste - une attaque
soigneusement couplée avec des attaques sur la “honte” des
intellectuels qui avaient vendu leur âme au communisme dans les
années trente - était aussi une défense de l’élite contre la
populace29.
Certains essais, parus dans The
New American Right,
une sélection d’études universitaires publiées à l’apogée de
la terreur maccarthyste, ont été du même tonneau30.
Et lorsque la terreur s’est calmée, ce fut la découverte
qu’ils avaient après tout exagéré le mépris dans lequel leur
classe était tenue par le peuple qui convainquit les intellectuels
que le monde avait une fois de plus été rendu sûr pour
l’intellect. Les données sociologiques qui montraient que les
intellectuels jouissaient contre toute attente d’un degré élevé
de statut social étaient présentées comme étant la preuve que les
valeurs
intellectuelles étaient tenues en haute estime. La confusion, dans
l’esprit des intellectuels, entre l’intellect lui-même et les
intérêts des intellectuels en tant que classe était devenue
presque complète, bien que les deux choses n’aient jamais été
en vérité aussi irrémédiablement en désaccord.
Le
libéralisme des années cinquante et soixante, avec son élitisme
non dissimulé et son adulation de la richesse, du pouvoir et du
“style”, était solidement enraciné dans un fait social de
première importance : l’élévation des intellectuels,
pleinement intégrés dans l’organisme social, au statut de classe
privilégiée. Si le nouveau radicalisme représentait la vision du
monde des intellectuels émergents, le libéralisme de l’époque
Eisenhower-Kennedy était l’idéologie d’une classe mûre,
jalouse de sa position reconnue dans l’ordre social. Comme Edward
A. Ross l’avait prédit, le “mandarinat” s’est rendu
économiquement indispensable à la société moderne31.
L’ordre postindustriel a créé une demande sans précédent
d’experts, de techniciens et de cadres. Sous la pression de la
révolution technologique, de la population en augmentation, et de
l’urgence indéfiniment prolongée de la guerre froide, le monde
des affaires et le gouvernement sont devenus tous deux dépendants
d’un vaste appareil de données organisées en systèmes qui
n’étaient compréhensibles que par des spécialistes qualifiés ;
et les universités, en conséquence, sont devenues elles-mêmes des
industries de production en masse d’experts. Certaines des plus
grandes universités ont été en outre impliquées directement dans
la défense nationale et dans le “complexe militaro-industriel”
dans son ensemble du fait de leur rôle dans le développement et le
perfectionnement de nouveaux instruments de guerre. Dans la mesure où
elles en sont venues à dépendre pour leurs besoins du gouvernement
et des fondations privées, elles ont perdu leur caractère de
centres d’enseignement indépendant et de pensée critique, et
elles ont été englouties dans le réseau du “but national” ;
mais les avantages compensatoires de richesse, de pouvoir et de
prestige, exerçaient une attraction presque irrésistible, et la
compétition pour les contrats gouver-nementaux croissait en
conséquence de manière aussi féroce parmi les institutions
d’enseignement supérieur que parmi les grandes entreprises
privées. Cela engendra avec le temps - en particulier dans le cas
des grandes écoles techniques tels que le M.I.T. et le Califormia
Institute of Technology - un nouveau type d’universitaire,
l’entrepreneur universitaire ou “statesman”,
que l’on ne pouvait pas distinguer dans sa fonction sociale (faire
du lobbying en vue d’un parrainage) et dans son style de vie
(aisance fondée sur les notes de frais) de son homologue dans
l’industrie. C'est ce genre de personnes qui a dominé de plus en
plus les échelons supérieurs de la vie universitaire ; et les
échelons inférieurs ont été de plus en plus composés de
techniciens de premier ordre. Elles venaient ensuite souvent à
Washington, non pas comme bureaucrates de carrière, mais comme
conseillers ou “coordinateurs” temporaires, et leur présence
là-bas faisait s’émerveiller d’autres intellectuels à propos
de la renaissance remarquable des idées dans la capitale -
comme si les idées étaient même vaguement l’affaire, et encore
moins le plaisir, de ces nouveaux “statesmen” universitaires32.
Ni
les statesmen universitaires, ni les techniciens universitaires,
n’étaient plus du tout désormais des intellectuels si l’on
définit les intellectuels comme des gens qui prennent du plaisir et
qui tirent du profit à jouer avec les idées33.
Ils n’étaient des intellectuels qu’avec la définition de
Reinhold Niebuhr, à savoir qu’en tant que « membres de la
communauté qui s’expriment le mieux », et les techniciens ne
remplissaient pas les conditions requises, même avec une définition
aussi large que celle-ci34.
L’on pouvait trouver les intellectuels au sens classique, dans la
nouvelle société, principalement dans la région limitrophe entre
la vie universitaire et le journalisme libéral. Même là, ils
menaient une existence précaire. Si les universités avaient
tendance à fonctionner comme une ressource nationale, rejoignant
imperceptiblement l’industrie et le gouvernement, le journalisme
quant à lui avait tendance à dégénérer en relations publiques,
en publicité et en propagande. La presse quotidienne et les
magazines de masse, c’étaient autrefois ces médias qui révélaient
des scandales, avaient été depuis longtemps intégrés au consensus
national, en partie à cause de leur dépendance économique par
rapport à la richesse d’entreprise, en partie à cause du déclin
de la compétition au sein de l’industrie éditoriale (en
particulier en raison de la monopolisation de la collecte des
informations par les grands nouveaux services), en partie peut-être
parce que la pure et simple impénétrabilité de l’État moderne
rendait la critique informée de ses activités de plus en plus
difficile. Les mass médias, de même que les universités, ont pris
le caractère d’institutions semi-officielles affectées non pas
tant à la critique et à l’analyse qu’à la diffusion de
positions officielles. Même les grands magazines littéraires ont
pris un ton institutionnel, non pas parce qu’ils étaient soumis à
un contrôle gouvernemental (la plupart des journaux n’étaient
plus sujets à une censure gouvernementale directe), mais parce que,
comme les journaux, leur dépendance aux recettes de la publicité
exerçait un subtil effet d’inhibition sur leur politique. Ou
peut-être c’était simplement qu’ils concevaient leur fonction
comme la propagation de la culture plutôt que sa critique. Certains
d’entre eux semblaient plus intéressés à développer la notion
que la lecture était une activité utile que de faire la critique
des livres. La culture était devenue, comme l’éducation, une
marchandise qu’il fallait commercialiser comme n’importe quelle
autre.
Ces
développements ont eu un effet sur le journalisme, en particulier
sur le journalisme littéraire, aussi désastreux que l’effet que
les implications de l’éducation supérieure avec la défense
nationale ont eu sur elle; mais ils n’ont diminué en rien le
statut social des intellectuels américains. En réalité, c'est tout
le contraire : dans la mesure où la vie culturelle est devenue
un complément semblable à la publicité et à l’“industrie du
divertissement”, la fascination de ces autres milieux a eu tendance
à déteindre sur les intellectuels. L’image populaire de
l’intellectuel en est venue à bien des égards coïncider avec
l’image du publicitaire. Plus important, les publicitaires et les
comédiens essayaient eux-mêmes de ressembler à des intellectuels.
David Ogilvy, un Anglais dont la spécialité était de fournir une
image anglicisée à des produits de prestige, essaya de faire passer
la publicité pour une entreprise “créative”35.
De la même façon, certaines vedettes de cinéma, spécialement
Marilyn Monroe, ont rêvé d’avoir un statut d’intellectuel - un
développement dont on a beaucoup parlé avec le mariage de miss
Monroe avec Arthur Miller, ce qui n’a pas pu manquer d’alerter
les gens sur le fait qu’il ne fallait plus en Amérique considérer
les intellectuels comme des universitaires distraits. À l’époque
actuelle, un intellectuel pourrait s’avérer être une belle jeune
femme avec des “problèmes”.
La
convergence du monde de la culture avec le monde de la publicité et
du divertissement n’était que secondairement une conséquence du
développement des communications de masse. Elle était en premier
lieu une conséquence de la concentration de la vie culturelle dans
la ville de New York, un développement en réalité qui était
indispensable tout d’abord à la création d’une classe
intellectuelle. Au XIX° siècle, les États-Unis étaient un pays
sans capitale culturelle, le meilleur exemple d’un tel pays dans le
monde. Mais les années entre la Guerre civile et la Première Guerre
mondiale virent la dissolution progressive de la culture provinciale
et la concentration de la vie intellectuelle à Chicago et à New
York et, à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, la prééminence
unique de New York avait été assurée depuis longtemps. Ni le
secteur de la presse, ni l’édition des livres et des périodiques,
ni évidemment toute autre forme d’activité culturelle,
n’échappaient à l’attraction centralisatrice qui gouvernait
l’ensemble de l’économie. Les avantages économiques d’une
production à grande échelle donnèrent naissance à la presse
populaire et au magazine national, tous deux orientés vers un
lectorat urbain. L’édition gravitait en conséquence autour des
villes. En outre, dans l’édition comme dans toute autre industrie,
une compétition féroce avait tendance à éliminer les plus petits
producteurs et à concentrer le contrôle du marché entre les mains
de quelques firmes situées stratégiquement au cœur financier de la
nation. Au tournant du siècle, la plupart des plus grands magazines
et presque tous les éditeurs de livres avaient établi leur
résidence à New York. Journalistes, écrivains, artistes,
intellectuels de toutes sortes, n’avaient pas le choix, sinon de
suivre. Les exigences de ce processus ont donné maintes et maintes
fois une nouvelle forme aux carrières des hommes. William Dean
Howells déménagea de l’Ohio à Boston, puis à New York. Tout un
groupe d’intellectuels - Floyd Dell, Susan Glaspell, Carl Van
Vechten, et d’autres - migra de l’Iowa à New York en passant par
Chicago. La “renaissance” de Chicago au tournant du siècle a été
éphémère parce que, à l’époque de la Première Guerre
mondiale, la plupart de ses figures de premier plan était partie à
New York. À partir de ce moment-là, New York a été indéniablement
le foyer spirituel de l’intellectuel américain. The
New York Times et
The New Yorker
devinrent des institutions nationales parce qu’ils fournissaient,
pour les multitudes exilées, un lien ténu avec La Mecque de l’Est.
1
Ella Winter : And
Not to Yield (New
York : Harcourt, Brace & World 1963), p. 118.
2
Edmund Wilson : “An Appeal to Progressives” [Un appel aux
progressistes] New
Republic, LXV
(14 janvier 1931), p. 234. Daniel Aaron, dans Writers
on the Left [Les
écrivains de gauche] (New York, Harcourt, Brace & World, 1961),
p. 251-3 fournit un bref résumé de ce débat ; c'est grâce à
ce compte rendu que j’ai entendu parler de lui pour la première
fois.
3
George Soule : “Hard-boiled Radicalism” [Le radicalisme
dur à cuire], New
Republic, LXV (31
janvier 1931), pp. 261-5.
4
Ginzburg, né en 1898, fut diplômé de la Columbia University
School of Journalism en 1919 et fit une thèse de doctorat en
philosophie à Harvard en 1926. Il a écrit sur des sujets
philosophiques et scientifiques et il donnait des cours à la New
School of Social Research. Il publia Adventures
of Science en 1930.
D’autres articles de lui comprennent une analyse d’un recueil
d’essais philosophiques (NR,
LXVII [29 juillet 1931], pp. 292-3), dans lesquels il attaque la
version du pragmatisme présentée par Dewey ; “Science under
communism” (NR,
LXIX [6 janvier 1931], pp. 207-9) ; une lettre (NR,
LXIX [27 janvier1931], pp. 296-7) qui critiquait les éditeurs en
raison du zèle qu’ils montraient pour la “planification à long
terme”, et pour dissimuler « les sacrifices qui doivent être
demandés aux détenteurs actuels de privilèges économiques »
si cette planification devait être réalisée ; et une autre
lettre (NR,
LXXXII [20 février 1935], p. 47), qui répondait à un article de
Charles A. Beard sur le “Blessed Profit System” [Le système
béni du profit], dans lequel Ginzburg remarque que « le motif
du profit, en refusant son exutoire dans l’accroissement de la
production, est devenu cannibale, et cela avait de lourdes
conséquences telles que la famine et les restrictions de
production, tandis que l’État reste les bras croisés et joue les
prêtres lors de la cérémonie du sacrifice humain ».
Plus récemment,
Ginzburg était employé comme directeur du Senat Subcommittee on
Constitutional Rights et il publia un second livre :
Rededication to
Freedom [La
réaffirmation de la liberté] (New York : Simon and Schuster,
1959), dans lequel il soutenait que l’ensemble du programme
fédéral de sécurité devait être démantelé. Dans une curieuse
introduction, Reinhold Niebuhr - précisément un avocat,
semblerait-il, du genre de compromis libéral et “pragmatique”
sur le problème de la loyauté, dont l’un des objectifs du livre
de Ginzburg était de le discréditer - faisait l’éloge du
livre, tandis qu’il ajoutait prudemment que les généralisations
de Ginzburg étaient « trop abusives dans plusieurs cas ».
5
Wilson : “An Appeal to Progressives”, p. 236 ;
Ginzburg : “Against Messianism” [Contre le messianisme]
(NR,
LXVI [18 février 1931], p. 15). Toutes les citations qui suivent
proviennent de ce dernier article, ainsi que de celui de Soule :
“Hard-boiled Radicalism”.
6
Cf. Randolph Bourne : Untimely
Papers [Articles
inopportuns] (New York : B. W. Huesbsch, 1919), p. 135 :
« Nos intellectuels nous ont négligé comme créateurs de
valeurs, et même comme des gens qui mettent l’accent sur les
valeurs ».
7
“Science and Communism”, NR,
LXIX (6 janvier
1932), pp. 208-9.
8
“The Authors and Politics”
[Les auteurs et la politique], Scribner’s
XCIII (mai 1933), pp.
318-20. Revoir aussi Aaron : Writers
on the Left, pp.
253-4.
9
Donald Davidson : “A Mirror for Artists” [Un miroir pour
artistes] dans Twelve Southeners [Douze Sudistes] : I’ll
Take My Stand (New
York : Harper Torchbooks, 1962) p. 51.
10
Voir le passage dans l’essai
de Davidson, I’ll
Take My stand, pp. 34
sq.
11
Extrait d’un ouvrage inachevé intitulé The
New Left [La nouvelle
gauche], cité dans Irving Louis Horowitz : “The Unfinished
Writings of C. Wright Mills. The Last Phase [Les écrits inachevés
de C. Wright Mills. La dernière période], Studies
on the Left, III
(automne 1963), p. 10. Malheureusement, Mills n’a pas toujours
suivi ses propres conseils ; ou plutôt il a interprété ces
conseils dans ce sens que l’activité intellectuelle était vaine
si elle n’était pas informée par un engagement politique actif -
un engagement en outre relatif à une position politique
particulière, celle de la “nouvelle gauche”. Et donc la
carrière de Mills, en dépit de son propre avertissement sur les
dangers du “faire croire” politique, est devenue,
particulièrement vers la fin de sa vie, un exemple particulièrement
notable de la tournure d’esprit que Ginzburg (et vraisemblablement
Mills lui-même dans le passage cité ici) attaquait :
l’habitude de politiser tous les aspects de la vie.
12
Dans la discussion qui suit sur Niebuhr, j’ai fait fortement
confiance à Donald B. Meyer :The
Prostestant Search for Political Realism, 1919-1941
[La recherche protestante du réalisme politique] (Berkeley,
University of California Press, 1960), en particulier aux chapitres
13, 14 et 16 ; mais l’opinion de Meyer sur les écrits
récents de Niebuhr est beaucoup plus haute que la mienne.
13
Reinhold Niebuhr : Nations
and Empires
(Londres : Faber and Fabre, 1959), p. 297.
14
Ibidem.
15
Ibidem,
p. 206. Cette sorte de critique - davantage excuses que critique -
demeure pour John Dewey l’une des « explications de nos
erreurs ».
16
The New York Times,
18 janvier 1961, p. 22.
17
Pour une critique de Kennan, voir mon article : “The
Historian as Diplomat” [L’historien dans le rôle de diplomate],
Nation,
CXCV (24 novembre 1962) pp. 348-52 ; et aussi Staughton Lynd :
“How the Cold War Began” [Comment la guerre froide a commencé],
Commentary,
XXX (novembre 1960), pp. 379-89.
18
Reinhold Niebuhr : “Liberals and the Marxist Heresy”, in
George B. Huszar, ed. : The
Intellectuals : A Controversial Portrait
(Glencoe, The Free Press, 1960), p. 304.
19
Sidney Hook : “From alienation to Critical Integrity :
The Vocation of Amerivan Intellectuals”, in The
Intellectuals, p.
528.
20
Ibidem,
p. 531. Pour l’attaque de Hook contre Hughes, voir le symposium
“Western Values and Total War” [Valeurs occidentales et guerre
totale], Commentary,
XXXII (octobre 1961), p. 287.
21
Cité dans la New York
Review of Books, II
(2 avril 1964), p. 18. Il était naturellement possible d’attaquer
Fail-Safe,
et d’autres romans fantastiques aussi populaires, à propos de
leurs mérites artistiques. Il était possible de défendre le fait
qu’ils avaient un mauvais effet sur le public alors qu’ils
soulevaient de faux problèmes au lieu de problèmes réels. (Voir
Ithiel de Sola Pool : “Fantasy and Reality”, New
Leader, XLVII (31
août 1964), pp. 28-30). Mais l’argument de Hook selon lequel de
tels romans ébranlaient la volonté nationale de résister et par
conséquent “enhardissaient” les communistes allait bien au-delà
de ces considérations.
22
Arthur M. Schlesinger Jr. : The
Vital Center (Boston,
Houghton Mifflin, 1962 [Boston 1949]), p. xxiii.
23
Exemple : « Depuis le début de la République, il
a existé deux tendances, apparentées mais distinctes, dans le
progressisme américain. La première tendance peut être appelée
pragmatisme : cela veut dire qu’elle accepte, sans approuver,
la structure donnée de la société et qu’elle fait tout son
possible de la changer par l’action de l’intérieur. L’autre
peut être appelée utopisme : cela veut dire qu’elle rejette
la structure donnée de la société, entièrement, et qu’elle
fait tout son possible pour la changer par l’exhortation et
l’exemple fourni par l’extérieur. La première naît des
engagements politiques en Amérique du XVIII° siècle. Ses
philosophes étaient Locke et Hume ; ses premiers modèles,
Franklin et Jefferson. L’autre naît des engagements religieux en
Amérique du XVII° siècle. Ses philosophes étaient les niveleurs
et les millénaristes ; ses premiers modèles, George Fox et
Jonathan Edwards…
« William
James les sépara en “esprits forts” (tough-minded)
- empiristes, pluralistes, sceptiques - et en “esprits tendres”
(tender-minded)
- rationalistes (se fondant sur des principes), monistes,
dogmatiques ».
Schlesinger
continue d’expliquer : cette division historique était
« inhérente aux polémiques des années cinquante »
comme elle a d’ailleurs été inhérente de tout temps à la
politique américaine. Elle s’exprimait « dans la divergence
entre les intellectuels, comme Galbraith et Rostow, qui
travaillaient avec Stevenson, Kennedy et le Democratic Advisory
Council, et ceux qui, comme David Riesman et Paul Goodman,
renonçaient explicitement au pragmatisme et proclamaient la
nécessité de l’utopisme ». Elle s’exprimait en fin de
compte dans la politique des années 1960 : « La critique
de gauche de l’administration Kennedy aux États-Unis aujourd'hui
est en grande partie une nouvelle expression de la vieille
récrimination de ceux qui trouvent leur satisfaction dans de larges
gestes de rejet contre ceux qui trouvent leur satisfaction dans de
petites mesures d’amélioration ».
(“The Administration and the Left”, New
Statesman
(Londres, LXV, 8 février 1963, p. 1895).
(*)(*)
En français dans le texte. (NdT).
24
Arthur Schlesinger Jr. : “The Future of Liberalism :
The Challenge of Abundance”, Reporter
XIV (3 mai 1956), p.
9.
25
R[ichard] R[overe] : “Letter from Washington”, New
Yorker, XXXIX (30
novembre 1963), p. 53.
26
Spectator
(Londres), 7 février 1964, p. 168.
(*)(*)
En français dans le texte. (NdT).
27
Cité dans Rovere : New
Yorker, XXXIX, p. 53.
28
Voir Richard Center : “Social Class, Occupation, and Imputed
Belief” [Classe sociale : l’emploi et l’opinion qui lui
est attribuée], American
Journal of Sociology,
LVIII (mai 1953), pp. 543-55 ; Seymour Martin Lipset :
Political Man
(Garden City : Doubleday, 1960), chapitre 10.
(*)(*)
Alger
Hiss, né le 11 novembre 1904 à Baltimore et mort le 15 novembre
1996 à New York, est un fonctionnaire du département d'État
américain. Il fut secrétaire général à la fondation de
l'Organisation des Nations unies. (NdT).
29
« En Amérique, les classes inférieures soudain placées sur
le trône ne peuvent pas se prouver psychologiquement qu’elles
sont maintenant les classes supérieures si elles ne sont pas
capables d’accuser de subversion pro-prolétariat ceux dont elles
savent très bien dans leurs cœurs qu’ils sont la véritable
aristocratie intellectuelle et sociale de l’Amérique ».
(Peter Viereck : “The New American Radicals”, Reporter
XI (30 décembre 1954), p. 41). Voir aussi Shame
and Glory of the Intellectuals
[Honte et gloire des intellectuels] (Boston : Beacon Press,
1953).
30
Daniel Bell ed. : The
New American Right
(New York, Criterion Books, 1955).
31
Voir plus haut dans un chapitre précédent.
32
Voir Christopher Rand : “Center of a New world”, New
Yorker XL (11 avril
1964), pp. 43-90 ; XL (18 avril 1964), pp. 57-107.
33
Sur l’aspect ludique de l’intellectualité, voir Richard
Hofstadter : Anti-intellectualism
in American Life (New
York, Alfred A. Knopf, 1963), p. 30.
34
Niebuhr : “Liberals and the Marxist Heresy”, in Huszar
ed. : The
Intellectuals, p.
302.
35
David Ogilvy : Confessions
of an Advertisng Man
[Concessions d’un publicitaire] (New York, Atheneum, 1963),
passim.