"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

lundi 3 février 2025

POURQUOI LA REVOLUTION EST INELUCTABLE ? (suite 3)


 POURQUOI LA REVOLUTION EST INELUCTABLE ?

Le caractère inéluctable du communisme

 Critique de l’interprétation de Marx par Sydney Hook

par Paul Mattick (1936)

traduction Jean-Pierre Laffitte

(mais pas forcément victorieuse)

IX

 En résumé, nous pouvons dire du livre de Hook qu’il doit sans aucun doute être considéré comme une avancée par rapport au marxisme jusqu’ici embryonnaire aux États-Unis. Il est parfaitement adapté pour servir de point de départ à une discussion nouvelle et très nécessaire afin de construire le contenu du nouveau mouvement ouvrier actuellement en cours de formation. À l'opposé de l'“orthodoxie” de l'école kautskienne, Hook fait ressortir à juste titre l'élément actif comme l'élément essentiel du marxisme. Mais quant à ce qu'est réellement la conscience révolutionnaire, à laquelle tout le livre est consacré, Hook ne peut l'expliquer qu'à la manière kautskienne. Pour Hook aussi, la conscience de classe, malgré tous ses efforts pour prouver le contraire, n'est absolument rien d'autre qu'une idéologie. Chez Marx, à l’inverse, l'existence du prolétariat est en même temps l'existence de la conscience de classe révolutionnaire prolétarienne, car, à partir de ses besoins sociaux, le prolétariat ne peut et ne doit agir qu'en accord avec le marxisme, alors que pour Hook cette conscience qui est déjà devenue idéologie, c'est-à-dire que le parti est le point central de sa conception de la révolution. Il abandonne ainsi son propre point de départ, celui du tout dialectique, et il retombe, même contre son gré, dans l'idéalisme. Certes, Hook emboîte le pas à Lénine pour s’éloigner de l'“orthodoxie” de l'école kautskienne, mais pour s'arrêter net avec la nouvelle édition de l'“orthodoxie”. Il faut cependant achever le demi-pas effectué par Lénine. Ce qui était d'abord nécessaire pour cela, c’était l'effondrement politique de la Troisième Internationale. Mais recourir de nouveau, comme le fait Hook, à la position déjà dépassée historiquement de Lénine, c'est s'arrêter à mi-chemin. Après tout, comme l'a si bien exprimé Karl Korsch dans son livre Marxism and Philosophy : 

« Dans les discussions fondamentales concernant la position globale du marxisme actuel, dans toutes les grandes questions décisives, la vieille orthodoxie marxiste de Karl Kautsky et la nouvelle orthodoxie du marxisme russe ou léniniste, malgré toutes les querelles secondaires et passagères, se trouveront d’un côté, et toutes les tendances critiques et progressistes de la théorie du mouvement ouvrier actuel se trouveront de l’autre côté. ».

X

« Le marxisme orthodoxe », écrit Georg Lukács dans son livre Geschichte und Klassenbewusstsein (et nous pensons qu’il a raison), « ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l'exégèse d'un livre “sacré”. L'orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode. Elle implique la conviction scientifique qu'avec le marxisme dialectique a été trouvée la méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être développée, perfectionnée et approfondie, que dans le sens de ses fondateurs ; mais que toutes les tentatives pour la dépasser ou l'“améliorer” n'ont conduit qu'à la trivialiser, à en faire un éclectisme – et devaient nécessairement conduire à cela… ». Mais bien que les résultats obtenus au moyen de la méthode marxiste puissent être appréciés de manière tout à fait différente, la plupart des interprètes s'appuient presque exclusivement, comme ils l'affirment eux-mêmes, sur le matérialisme dialectique. La méthode est souvent subordonnée aux interprétations, tout comme un outil peut être utilisé différemment par différentes personnes à des fins différentes. Et c’est ainsi que naît une tendance réelle, comme l’illustre Herman Simpson5, à désigner la méthode dialectique comme « un outil pour les géants », qui peut être mieux manié par une personne et moins bien par une autre, et ces circonstances sont considérées comme indiquant sa grandeur révolutionnaire. Mais cette attitude “respectueuse” ne tient pas compte du fait que la méthode dialectique n’est que le mouvement réel, concret, adopté et partiellement déterminé par la conscience. Le processus en cours a été compris et c’est en raison de cette compréhension que l’on intervient dans ce processus.

Le rôle de la conscience s'accroît avec le développement général de l'humanité. Mais, à un stade élevé du développement, les rapports capitalistes de production entravent le développement ultérieur des forces productives et entravent également la pleine application des facteurs conscients dans le processus social. Et pourtant, la conscience doit finalement s'affirmer et, dans ces conditions, elle ne peut le faire qu'en se concrétisant. Les hommes font par nécessité ce qu'ils feraient de leur propre volonté dans des rapports de liberté. Si les forces productives (si elles sont limitées par les rapports de production) s'affirment de manière éruptive, par des voies révolutionnaires, la conscience elle aussi fait de même. Le matérialisme dialectique n'oppose pas l'évolution et la révolution sans percevoir en même temps leur unité. Toute évolution se transforme en révolution, et toutes les révolutions ont des phases évolutives. Que la conscience puisse se manifester de diverses manières est donc tout à fait naturel pour le marxisme. Ce que l'on appelle conscience dans les périodes de développement pacifique n'a rien à voir avec la conscience de classe dont sont pourvues les masses dans les époques révolutionnaires, bien que l'une conditionne l'autre et que l'on ne puisse pas séparer les deux sans percevoir en même temps leur unité.

De même que les relations d'échange dans le capitalisme, bien que n'étant qu'une relation entre des personnes et non pas une chose palpable, remplissent des fonctions tout à fait concrètes, c'est-à-dire s'objectivent, de même maintenant, dans la situation révolutionnaire, l'alternative (tout à fait réaliste pour la grande masse des êtres humains) Communisme ou Barbarie devient une pratique active, comme si cette activité surgissait directement de la conscience. Si les rapports peuvent devenir objectivés (verdinglicht) et prendre une forme palpable, de même, inversement, les choses peuvent se transformer en rapports. La situation réaliste devient un rapport révolutionnaire qui, en tant que tel, imprègne et anime les masses, bien qu'elles ne comprennent pas intellectuellement toute la chaîne des événements. « Im Anfang war die Tat ! » (Au commencement était l’action). L’insurrection de masse, sans laquelle un renversement révolutionnaire est impossible, ne peut pas se développer à partir de la “conscience intellectuelle” : les rapports de vie capitalistes excluent cette possibilité, car la conscience n’est finalement, après tout, que la conscience de la pratique existante. Les masses ne peuvent pas être “éduquées” pour devenir des révolutionnaires conscients ; et pourtant la nécessité matérielle de leur existence les contraint à agir comme si elles avaient reçu véritablement une éducation révolutionnaire : elles deviennent “conscientes de l’action”. Leur vie doit nécessairement recourir à la possibilité révolutionnaire de l’expression, et ici, pour reprendre la formule d’Engels, un jour de révolution a plus de poids que vingt années d’éducation politique.

Ceci n'est pas un secret pour quiconque a participé directement à une insurrection révolutionnaire. Sur le terrain de la lutte, les ouvriers qui sont les plus arriérés sur le plan idéologique deviennent souvent les révolutionnaires qui luttent le plus âprement, non pas parce qu'ils ont changé idéologiquement du jour au lendemain, mais parce qu'il ne leur restait plus rien à faire, sinon ils auraient été décimés du seul fait qu'ils étaient des ouvriers. Ils doivent se défendre, non pas parce qu’ils veulent se battre, mais parce qu’ils “veulent vivre”. Dans le cas des ouvriers en lutte de l’Armée rouge de la Ruhr, par exemple, il était impossible de distinguer à première vue lequel d’entre eux était un catholique strict ou un communiste conscient. Le soulèvement abolissait ces distinctions. Et cela ne vaut pas seulement pour la Ruhr. Une histoire de révolution sans la masse anonyme comme “héros” n’est pas une histoire de révolution.

Mais si la lutte de classe réelle assume elle-même la fonction de la conscience, cela ne veut pas dire que la conscience n’est pas capable de s'exprimer elle aussi comme conscience (pensée). Bien au contraire. Elle se concrétise pour pouvoir fonctionner comme conscience, de même que, d'autre part, les rapports réels de la vie dans le capitalisme s'affirment, certes, par le biais du marché, mais aussi dans leur réalité. La manière détournée, conditionnée par la production de valeur, explique les dysfonctionnements du mécanisme économique et la nécessité de la révolution. C'est seulement pour cela que les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces, comme le dit Marx ; les rapports, ici capitalistes, les obligent à des actions qui visent à surmonter cette contrainte.

Il faut également faire référence à ce propos à l’autre fait que le mouvement des masses est quelque chose de différent de ce que l'individu est capable de comprendre en tant que tel, puisque sa compréhension est en partie déterminée par ses conditions individuelles. De même, le mouvement d'un groupe n'est pas non plus le même que celui de la masse. Chaque groupe, ne serait-ce qu'en raison de sa taille, a des lois de mouvement propre qui sont différentes et il réagit différemment aux influences extérieures. La volonté et la conscience de l'individu, comme celles du groupe, sont incapables de reconnaître et de juger de manière adéquate le mouvement de la masse. L'individu ou le groupe ne peuvent pas plus être identifiés au mouvement révolutionnaire que l'océan ne peut être comparé à un verre d'eau. Le “chef” et le “parti”, précisément parce qu’ils sont tels, ne peuvent saisir et chercher à déterminer le mouvement révolutionnaire qu’en se référant à eux-mêmes, mais ce mouvement suit néanmoins ses propres lois. L'individu ou le groupe ne peut gagner de l'influence dans le mouvement que s'il se soumet à ces lois. C'est seulement lorsqu'il les suit, et non lorsqu'il s'efforce d'obtenir des adeptes, qu'il peut être considéré comme faisant avancer le mouvement. Il ne s’agit pas de dire (pour reprendre une expression de Lénine pour désigner une tendance qu’il combattait) que le parti doit former la “queue” de la révolution, mais qu’il doit chercher à opérer du point de vue de la révolution, et non du point de vue du parti, points de vue qui sont nécessairement différents. Il ne peut évidemment pas y parvenir complètement, mais la mesure dans laquelle il est capable d’approcher le point de vue de la révolution peut servir à mesurer sa valeur révolutionnaire. Si le parti ne se prend pas lui-même pour point de départ, cela implique déjà une reconnaissance du fait que la méthode dialectique, déduite de la réalité, n'est que l'image théorique de la réalité, et qu'elle ne peut être appliquée que parce que celui qui l'applique lui est soumis. Mais le travailleur le plus arriéré est soumis au mouvement dialectique exactement de la même manière que le “géant” de M. Simpson ; le premier doit faire ce que l’autre non seulement doit faire, mais veut aussi faire. Le mouvement dialectique de la révolution étant un mouvement social, c'est seulement l’obligation de la multitude, et non pas la volonté des individus, qui peut être considérée comme la véritable conscience. En fait, les conditions actuelles excluent complètement la possibilité d'une volonté sociale. L'expression sociale de la volonté ne s'obtient que par l'obligation sociale. Ainsi, une conception erronée de la méthode dialectique est une conception erronée du mouvement réel lui-même, bien que celui-ci ne soit en rien modifié. Il apparaît cependant aussi que le “géant” Simpson peut dans certaines circonstances servir à faire avancer le mouvement, mais il n'y joue pas un rôle décisif.

 XI

Un marxiste orthodoxe doit rejeter l’“orthodoxie” des écoles kautskienne et léniniste. Hook s’oppose au dogmatisme de ces écoles6, mais sans se rendre compte que ce “dogmatisme” ne peut être combattu que du point de vue orthodoxe. La pseudo-orthodoxie de la social-démocratie et des bolcheviks n’a rien à voir avec le marxisme orthodoxe. Autrefois, l’on s’opposait à l’“orthodoxie” kautskiste par le mot d’ordre : « Avec Lénine, revenons à Marx ». Aujourd’hui, on est obligé de se retourner contre Lénine avec le slogan orthodoxe :   « Retour à Marx ». Ni Kautsky, ni Lénine, ne voyaient dans la méthode dialectique autre chose qu’un outil utile. Ils se sont disputés sur la manière de s’en servir. Leurs divergences sont donc de nature exclusivement tactique (sans tenir compte de la confusion arbitraire entre questions tactiques et questions de principes) : il n'y a pas de divergence de principe entre les deux. Avec cette arme dialectique, tous deux voulaient faire l'histoire au bénéfice du prolétariat. Qu'ils ne puissent eux-mêmes jouer qu'un rôle d'arme leur était donc une idée qui leur restait complètement étrangère ; ils s'identifiaient, en tant que “géants de la dialectique”, au mouvement social dialectique lui-même et ils étaient nécessairement obligés d'entraver le véritable mouvement révolutionnaire dans la mesure même où ils renforçaient leurs propres positions. Plus ils agissaient pour eux-mêmes, moins ils accomplissaient pour la révolution, car l'ampleur de leur influence dépendait pour eux de l'affaiblissement de l'initiative des masses. Il fallait se rendre maître de ces dernières, afin de pouvoir les diriger. Si, pour Kautsky, l'Église était de manière inavouable le modèle d'organisation, pour Lénine ce modèle était, de son propre aveu, l'usine. Par l’unité de la théorie et de la pratique, ils n'entendaient rien de plus que la simple unification du “chef et de la masse” ; l'organisation de haut en bas, les ordres et l'obéissance, l'état-major et l'armée. Le principe bourgeois d'organisation devait aussi servir aux objectifs prolétariens.

Mais l’unité de la théorie et de la pratique n’est provoquée que par l’action révolutionnaire elle-même ; elle ne peut être atteinte, dans les rapports capitalistes, que par des voies révolutionnaires et éruptives, et non par une “politique astucieuse” qui garantirait une harmonie entre les dirigeants et les dirigés. Mais une telle action ne peut être que favorisée ou entravée ; elle ne peut être ni réalisée ni empêchée, car elle dépend des mouvements économiques, et ceux-ci ne sont pas encore soumis à la volonté et à l'intelligence humaines. Le vieux mouvement ouvrier ne comprenait par conscience de classe que sa propre perception du processus historique. Le parti était tout, le mouvement n'était perceptible qu'à travers le parti. C’est ainsi que de la lutte de classe entre le capital et le travail – dans la mesure où cette lutte était subordonnée au parti – est née la lutte de différents groupes pour la domination des travailleurs. Il n'y a pas de meilleure preuve de la justesse de la méthode marxiste que l'émasculation que le marxisme lui-même a subie. L'épigonité sert à illustrer le développement capitaliste, et inversement ce développement fournit l'explication de l'épigonisme. En d’autres termes, les différentes écoles d’épigonisme ou de révisionnisme peuvent être rattachées aux différentes étapes du développement capitaliste. Le marxisme “originel” a survécu à ses enfants dégénérés et aujourd’hui le mouvement révolutionnaire est contraint, au nom de ce marxisme originel, de s’orienter de nouveau sur la base d’une adhésion orthodoxe à la méthode marxiste. La “méconnaissance” de la méthode dialectique par les pseudo-marxistes ne s’est jamais manifestée plus clairement que dans l’abandon de la théorie marxiste de l’accumulation et de l’effondrement. Les révisionnistes se sont vantés du rejet de cette théorie, et les marxistes “orthodoxes” de l’époque n’ont pas osé la défendre. Le “malentendu” s’est encore exprimé dans la séparation entre la philosophie marxiste et l’économie. Il y a eu et il y a encore des “marxistes” qui se sont “spécialisés” dans l’une ou l’autre discipline, qui ne comprennent pas que les lois économiques sont dialectiques. Quiconque, par exemple, abandonne la théorie marxiste de l’effondrement ne peut pas en même temps adhérer à la méthode dialectique ; et quiconque accepte “philosophiquement” le matérialisme dialectique n’a pas d’autre choix que de considérer le mouvement dialectique de la société actuelle comme un mouvement d’effondrement.

Il a fallu d’abord que la crise mondiale du capitalisme devienne une réalité avant que le problème de l’effondrement puisse être remis au centre des discussions et donc aussi avant que la lutte pour la dialectique marxiste puisse être relancée. Ce n'est pas tant la théorie que la réalité elle-même qui sert aujourd'hui au développement ultérieur du marxisme. Mais ce développement ultérieur n'est en réalité aujourd'hui qu'une reconstruction du marxisme originel, lequel est en train d'être nettoyé des saletés accumulées par les épigones. Il est devenu clair que les “abstractions” marxistes étaient plus réelles que les tentatives “réalistes” que les épigones ont faites pour les enrichir, en voulant leur donner “chair et sang”, en essayant d’en “compléter” le “torse”, etc. Entre-temps, Kautsky a complètement rejeté la dialectique marxiste, et Lénine a recommandé, peu avant sa mort, de reprendre l’étude de Hegel et du problème dialectique en général. Cinquante ans de “théorie marxiste” ont offert pour résultat  la confusion la plus désespérée. Elle n’a pas fait avancer le marxisme, mais l’a renvoyé en arrière avant même son point de départ. Toute orthodoxie véritable est cent fois supérieure au “successeur” marxiste. Le marxisme, en tant que théorie révolutionnaire, était en contradiction avec le mouvement ouvrier qui se développait dans la période de modernisation du capitalisme, et il a donc été modifié par ce mouvement en fonction de ses propres besoins et cette modification a ensuite été confondue avec l'essence.

L’on n'a pas le droit de se considérer comme ayant une position avancée simplement parce que l'on n'est pas d'accord avec l'épigonisme ou parce que l'on a des opinions différentes de lui sur telle ou telle question. Il faut rejeter complètement à la fois la social-démocratie et le bolchevisme, ainsi que toutes leurs ramifications, pour se placer sur une base marxiste. Mais tandis que Hook veut renouveler le marxisme en surmontant divers “dogmes”, il n’a pas, dans la lutte contre le dogmatisme, combattu l’émasculation du marxisme, mais, dans son zèle, il a abandonné le marxisme lui-même. Ce n’est pas la première fois que ce qu’il attaque est qualifié de “dogmatisme” ; le cri de “dogmatisme” a toujours été utilisé comme argument politique contre les courants radicaux du mouvement ouvrier. Les mêmes arguments que Hook utilise aujourd’hui contre le “dogmatisme” du mouvement communiste “officiel” ont été jadis lancés par Lénine contre le mouvement communiste de gauche des conseils, qui ne voulait pas sacrifier la révolution mondiale au capitalisme d’État russe. Et encore plus tôt, la social-démocratie a dirigé ces mêmes arguments contre Lénine et le mouvement communiste en général. La lutte contre le dogmatisme, telle qu’elle a été menée jusqu’ici, s’est limitée à une lutte contre les tendances radicales du mouvement ouvrier, des tendances qui menaçaient de devenir dangereuses pour les organisations déjà établies et leurs propriétaires. Les débats d’avant-guerre au sein de la social-démocratie, qui étaient dirigés contre l’opposition révolutionnaire, l’argumentation de la social-démocratie contre les bolcheviks, les exhortations de Lénine contre les communistes de conseils, et maintenant la lutte de Hook contre le “dogmatisme”, sont tout à fait indissociables. Tous ont été accusés de dogmatisme : la social-démocratie, aussi longtemps qu'elle a eu un caractère révolutionnaire ; les bolcheviks, aussi longtemps qu'ils ont été révolutionnaires ; et le mouvement des conseils, parce qu'il était dirigé contre l'autosuffisance des partis. Toutes les positions idéologiques (y compris celle de Hook) dirigées contre le mouvement radical ont été prises sous prétexte de combattre le dogmatisme. Le social-démocrate Curt Geyer a donné la meilleure expression de leurs caractéristiques communes, et ses arguments ressemblent à s'y méprendre à ceux de Hook. Geyer écrit7 :

 

« Le communiste radical est tombé dans l’erreur de confondre la probabilité et la nécessité, de voir dans les tendances économiques et historiques établies par elles-mêmes des lois au sens des lois naturelles des sciences naturelles antérieures, lois qui sont données a priori et gouvernent le monde comme une providence aveugle… Leur philosophie de l'histoire révèle un caractère hautement mécaniste. Le rôle du prolétariat comme facteur actif du développement historique, et en général le rôle de l'homme dans l'histoire, est passé au second plan... Ce mécanisme reposait en partie sur la dérivation de tout développement historique d’une économie, qui était pensé comme automoteur, et en partie sur une conception téléologique de la fonction de la masse dans l’histoire. Le radicalisme attribue à la masse la capacité de saisir correctement une situation historique déterminée et sa fonction dans le développement général, non pas intellectuellement, certes, mais instinctivement, et donc la capacité d'agir instinctivement dans le sens du progrès social. Cette capacité remonte à une conscience de classe mystique qui guide l'attitude des masses et par conséquent le cours de l'histoire, une conscience de classe qui surgit automatiquement, comme par nécessité de nature, à travers la position de classe des masses, comme un effet provient de la cause. Cette conscience de classe n’est pas considérée par le radicalisme comme la perception intellectuelle par l’individu de sa situation sociale et comme étant la conception de cette situation du point de vue d’une philosophie sociale déterminée, mais comme quelque chose de mystique qui peut exister en dehors du contenu de la conscience du membre de la classe et qui n’entre dans la conscience (et nous avons ici la phase théologique de cette conception) que dans des conditions déterminées, c’est-à-dire lorsque le progrès social l’exige. Ainsi, pour le radicalisme, l’action de la masse va toujours dans le sens du progrès social… ».

 

L’accusation de Geyer portant sur la confusion entre la probabilité et la nécessité est une phrase creuse. La probabilité présuppose la possibilité de décision ; selon Geyer, comme selon Hook, l’on peut décider de telle ou telle manière à volonté. Le moment et le pourquoi ne dépendent pas directement de l’homme, mais le fait de le savoir si. Cette conception présuppose pour le mouvement social l’existence d’une volonté sociale, ce qui n’est pourtant pas le cas dans la société capitaliste. Par conséquent, cette conception associe le mouvement social à l’incertitude de l’individu, ce qui est naturellement une absurdité. Mais c’est précisément cette absurdité qui explique l’accusation de mysticisme dirigée contre le radicalisme (ou le “dogmatisme”), car il est évidemment impossible à des personnes qui soutiennent une telle conception de concevoir autre chose que la “conscience intellectuelle”, ou au mieux d’accorder encore la validité à autre chose que les “instincts”. La critique du radicalisme par Geyer, telle que nous l’avons illustrée plus haut, laisse le radicalisme tout à fait indemne ; elle révèle seulement la faiblesse du “critique”, lequel n’a pas compris que, dans le capitalisme, ce n’est pas la “volonté”, mais le marché sans volonté qui détermine les destinées de l’humanité. Ce n’est pas l’homme qui décide dans le capitalisme – et c’est seulement dans ces conditions que l’on peut parler de probabilité –, mais ce sont la volonté de l’homme ainsi que la vie de la société qui sont entièrement soumises au marché, et leurs actions sont des actions nécessaires qui sont imposées par le rapport au marché. Si elles ne se conforment pas à cette contrainte du marché, elles cessent d’exister, et dans ce cas, naturellement, dans la mesure où elles sont concernées, tout problème disparaît. La désorganisation de ce rapport au marché, lequel est en train d’être désorganisé par les forces productives croissantes et sans l’apport supplémentaire de la volonté de l’homme, n’est pas conditionnée mais nécessaire, car elle n’a rien à voir avec la volonté. Si la révolution dépendait du parti, du chef ou de la conscience intellectuelle, elle ne serait pas nécessaire, mais conditionnelle. Et c'est précisément à cette volonté du parti et du chef que Geyer pense lorsqu'il parle du rôle actif de l'homme dans l'histoire. Le rôle du prolétariat comme facteur actif du développement historique apparaît avec une netteté plus forte précisément avec l'acceptation du concept de nécessité.

Le progrès social est identique à l'abolition du travail salarié. Aussi le prolétariat, dès qu'il agit pour lui-même, ne peut pas agir faussement et il doit nécessairement agir conformément au progrès social. Qualifier cela de téléologique suppose une méconnaissance complète des lois du mouvement économique. La lutte du prolétariat pour son existence – non pas la lutte idéologique des révolutionnaires parmi le prolétariat, mais la lutte du prolétariat tel qu’il est – doit conduire à l’abolition du travail salarié et assurer ainsi la libération des forces productives limitées par le capitalisme. Le fait même que les travailleurs se prononcent pour leurs intérêts spécifiquement matériels fait d'eux des révolutionnaires et leur permet d'agir conformément au progrès social général. Cette conception n'a absolument pas besoin d'une conscience de classe mystique, quelle qu'en soit la source. Les arguments de Geyer, que Hook doit certainement partager, montrent que dans la lutte contre le dogmatisme, c’est toujours le mouvement radical qui est pris pour cible. Ce mouvement se suffit nécessairement à lui-même et il ne peut pas céder aux revendications des différents individus ou groupes, mais il prend au pied de la lettre l’idée que la libération des travailleurs ne peut être que le résultat de leurs propres actions.

Il convient de noter en outre que le “dogmatisme” que Hook attribue au mouvement communiste “officiel” y est toujours présent, au mieux, comme une manière traditionnelle de parler. En réalité, le seul principe du mouvement du parti communiste – pour reprendre une expression de Rosa Luxemburg à propos de l’opportunisme en général – est “l’absence de principes”. Si le parti communiste était aussi “dogmatique” que Hook aime à le croire, il pourrait peut-être être encore considéré comme un mouvement révolutionnaire ; car le “dogmatisme” dont on l’accuse, mais qui n’existe pas, ne serait rien d’autre que les prémices du marxisme révolutionnaire. Mais le vieux mouvement ouvrier – de Noske à Trotsky – n’a aucun rapport avec le marxisme, et, par conséquent, on ne peut pas non plus l’accuser de dogmatisme. Jamais des organisations n’ont été plus non-dogmatiques, plus dénuées de principes, plus hétérodoxes, plus vénales, plus opportunistes, que les deux grands courants du “mouvement ouvrier” et ses diverses branches, qui font aujourd’hui partie du passé. Leur reprocher leur dogmatisme, c'est confondre la phrase avec la réalité. Si l'on juge ces organisations, non pas d'après ce qu'elles disent, mais d'après ce qu'elles font, on n'y trouve aucune trace de dogmatisme.

XII

Dans l’article déjà mentionné8, Hook a catégoriquement rejeté la conception du caractère inéluctable du communisme et la conception de la spontanéité qui l’accompagne. Selon Hook, le “dogme” selon lequel le communisme est inévitable doit être rejeté parce qu’il « rend inintelligible toute activité en faveur du communisme » (page 153). En admettant qu’il en soit ainsi (bien que, à notre avis, ce ne soit pas le cas), cet argument, ainsi que les autres arguments employés par Hook, n’offrent rien pour réfuter la conception de la nécessité du progrès social, qui ne peut être observée que dans le communisme. L’argument de Hook, rejetant l’idée de nécessité, est tout aussi impossible à accepter que le déni de l’humidité de l’eau, simplement parce que l’humidité est désagréable. Que ce soi-disant dogme « nie que la pensée fasse une différence dans le résultat final » (page 153) est un argument inventé par Hook : ceux qui adhèrent à ce prétendu dogme ne remettent pas en question ce que Hook se plaît à tenir pour acquis. En fait, ce “dogmatisme” n’a aucunement besoin de contester le rôle déterminant de la pensée, parmi d’autres facteurs ; il refuse simplement de voir dans la pensée le rôle décisif. Mais Hook se doit de rejeter l’idée de nécessité, car il part du principe qu’il est « absurde (de croire) que la classe ouvrière peut remporter la victoire par ses propres forces, c'est-à-dire sans assistance. » (page 146). Pour Hook, c’est donc « la tâche des communistes de les éduquer (les ouvriers) à une véritable conscience de classe et de les diriger » (page 146). Sur ce même terrain, comme nous l'avons déjà vu, la théorie de la valeur n'avait pour Hook aucun pouvoir prédictif. Le mouvement du capital sur la base de la valeur n'est pourtant rien d'autre que le mouvement dialectique de la société elle-même, et la connaissance de la méthode dialectique n'est ici que la connaissance de ce mouvement. Si l'on rejette le pouvoir prédictif de la théorie de la valeur, l’on rejette en même temps la méthode dialectique. Si l'on suit le mouvement du capital tout en s'en tenant fermement à la méthode dialectique, l’on voit que le prétendu dogme qui nous occupe ici n'est rien d'autre que la reconnaissance réaliste du mouvement réel du capital.

Dans un article paru récemment dans la Zeitschrift für Sozialforschung (1933, n° 3), Max Horkheimer s'est attaqué au problème de la prédiction dans les sciences sociales, aboutissant à des conclusions que nous partageons et que nous ne pouvons pas nous empêcher d'opposer à celles de Hook.

« L’objection » (selon laquelle les sciences sociales excluent les prédictions) écrit Horkheimer, « s’applique seulement à des cas particuliers et non au principe… Il existe de vastes domaines de connaissances dans lesquels nous ne sommes pas limités à l’énoncé : “si ces conditions sont remplies, cela se produira”, mais dans lesquels nous pouvons dire : “ces conditions sont maintenant remplies, et donc cet événement attendu se produira sans aucune intervention de notre volonté”… Il est certainement incorrect de dire que la prédiction n’est possible que lorsque la réalisation des conditions nécessaires dépend de celui qui prédit, mais la prédiction sera néanmoins d’autant plus plausible que les relations conditionnelles dépendent davantage de la volonté humaine, c’est-à-dire du degré auquel l’effet prédit n’est pas le produit d’une nature aveugle, mais le résultat de décisions raisonnables. La manière dont la société capitaliste maintient et renouvelle sa vie ressemble plus au cours d'un mécanisme naturel qu'à une action dirigée vers un but... On peut énoncer comme loi qu'avec le changement croissant de la structure (de la société actuelle) dans le sens d'une organisation et d'une planification unifiées, les prédictions gagneront également un degré de certitude plus élevé. Dans la mesure où la vie sociale perd le caractère d’un processus aveugle de la nature et où la société prend des formes dans lesquelles elle se constitue en tant que sujet raisonnable, le processus social peut être prédit avec plus de précision. La possibilité de prédiction ne dépend donc pas exclusivement du perfectionnement des méthodes et de la sensibilité des sociologues, mais également du développement de leur objet, des changements structurels de la société elle-même... De sorte que le souci du sociologue de parvenir à des prédictions plus exactes se transforme en un effort politique pour la réalisation d’une société raisonnable. ».

L'abstraction marxiste qui, la première, a laissé complètement de côté le problème réel du marché et qui n'a eu recours qu'à la répartition des conditions de production entre le capital et le travail (moyens de production et force de travail), négligeant ainsi le caractère de processus naturel aveugle que possède la vie sociale sous le capitalisme et s'en tenant strictement à la théorie de la valeur, a conduit à la reconnaissance que le système capitaliste doit s'effondrer. De cette façon, il a été aussi possible, à partir de la situation nécessairement créée par le capitalisme au cours de son développement d’en venir à une conclusion sur le caractère de la révolution et sur ses résultats. La société capitaliste a tellement développé les forces productives que leur socialisation complète est inévitable et qu'elles ne peuvent plus fonctionner véritablement que dans des rapports de production communistes. Si, pour Marx, l'effondrement était inévitable, le communisme l'était aussi. Si le mouvement actuel n'est possible que sur la base du précédent, c'est à partir du mouvement actuel que nous pouvons juger de la nature du mouvement futur. Quant à savoir jusqu’où cela va aller, cela dépend du niveau que le mouvement actuel a atteint, mais cette considération reste toujours limitée. Quant à ce qu’il adviendra de la société communiste, l’on ne peut pas le dire avant qu'une telle société existe : mais ce qu’il adviendra de la société capitaliste est révélé par ses propres conditions matérielles. Plus la société capitaliste se développe, et donc se désagrège en même temps, plus les traits de la société communiste deviennent clairs. Alors que Marx, qui détestait rien tant que les utopistes, ne pouvait aller plus loin que l'effondrement du capitalisme, il est possible aujourd'hui, au milieu de l'effondrement, d'esquisser avec un certain degré de précision les lois du mouvement de la société communiste. Une analyse de la société capitaliste, qui implique l’examen de ses propres lois internes de développement, ne permet d’autre conclusion, sur une base scientifique et avec l’acceptation de la théorie de la valeur, que celle selon laquelle le communisme est inéluctable. Quiconque adopte une attitude hostile à l’égard de ce “dogme” ne fait qu’illustrer la faiblesse de sa compréhension de l’économie, et il n’a en réalité plus rien d’autre à faire que de se renfermer sur lui-même, sur sa volonté, sur son intelligence ; bref, il doit rester collé fermement au monde idéologique de la bourgeoisie et sa conscience doit nécessairement être obscurcie. Et c'est précisément pour cette raison que ses attaques contre le “dogmatisme”, contre le “mysticisme”, doivent devenir de plus en plus féroces à mesure qu'il succombe à la magie capitaliste.

Il va sans dire que le rejet du concept selon lequel le communisme est inévitable implique également le rejet de la théorie de la spontanéité. Et en fait, nous trouvons que, pour Hook, « la doctrine de la “spontanéité”, qui enseigne que les expériences quotidiennes de la classe ouvrière engendrent spontanément une conscience politique de classe » est une absurdité patente. Pour lui, comme nous l’avons déjà vu, c’est plutôt l’“éducation” dispensée par les communistes qui prend en charge la “bonne” conscience de classe. L'éducation est ici opposée à l'expérience, comme si l'une n'était pas conditionnée par l'autre, comme si toutes deux n'étaient pas les deux faces d'un même processus. Ces arguments aussi, comme ceux que Hook emploie contre l'inévitabilité, sont gratuits. Mais même si l'on devait les accepter sur des bases inévitables, à quoi équivaudraient-ils compte tenu du fait que, malgré ces arguments, tous les véritables mouvements révolutionnaires, comme même l'autosuffisance d'un Trotsky est souvent obligée de l'admettre, ont un caractère spontané ? Rosa Luxemburg, dans ses écrits contre la social-démocratie ainsi que contre les bolcheviks, l'a déjà prouvé avec suffisamment de force, de sorte qu'il est superflu de raconter ici une fois de plus l'histoire du mouvement révolutionnaire contemporain. Il nous semble plus important d’écarter d’emblée un argument qui est souvent avancé contre le concept de spontanéité, à savoir que même du point de vue de la spontanéité, les masses ont souvent montré leur insuffisance.

Comment se fait-il, aiment à faire remarquer ironiquement ces critiques, que les masses n'aient pas réussi à empêcher, par exemple, l'instauration de la dictature hitlérienne ? C'est le même genre de question qui s'oppose à la théorie de l'effondrement : pourquoi alors le capitalisme ne s'est-il encore jamais effondré ? Dans les deux cas, nous nous trouvons en présence d'une simple incompréhension des théories en question. La formule dialectique si souvent évoquée de la transformation de la quantité en qualité, lesquelles sont nécessairement séparées par le processus de développement, fournit également l'explication de notre point de vue, celui de ceux qui acceptent les doctrines de la spontanéité et de l'effondrement. Dans les deux cas, la question est de savoir à quel moment se produit la conversion. Il s’agit en effet d’une conversion qui se répète sans cesse sur une échelle plus vaste, de sorte que, pour reprendre l’expression de Henryk Grossmann, « toute crise est un phénomène d’effondrement et l’effondrement final n’est rien d’autre qu’une crise insoluble ». La théorie de l'effondrement ne repose sur aucun processus automatique, et le concept de spontanéité ne suppose pas, sur une base mystique, que les masses se révolteront un jour ou l'autre. L'effondrement et la spontanéité ne doivent être envisagés que du point de vue de la conversion de la quantité en qualité.

Comment se fait-il que, bien que chaque crise soit un effondrement en miniature, le système soit capable de s’en sortir ? Tout simplement parce que les tendances dirigées contre l’effondrement – ​​tendances qui naissent des réalités de la situation – ne sont pas encore épuisées. Si ces forces sont épuisées par rapport aux besoins ultérieurs de l'accumulation, la crise ne peut plus être surmontée et doit nécessairement se transformer en effondrement. Il en va de même pour le mouvement de masse lié à ce processus. Tant que les contre-tendances qui s’opposent à la révolution seront suffisamment fortes, le mouvement spontané des masses ne pourra pas s'affirmer. En fait, il se montrera si faible qu'il donnera l'impression qu'il ne pourra jamais être plus important qu'à présent et qu'il a donc besoin, à côté de lui-même (car personne ne nie, bien entendu, l'existence du facteur spontané), du parti pour répartir et diriger ce facteur spontané, comme tous les autres, dans l'intérêt de la révolution. C'est seulement parce que les tendances économiques et politiques dirigées contre l'action spontanée des masses étaient si fortes que les actes réels pouvaient sembler avoir été suscités consciemment. Les quelques véritables mouvements révolutionnaires que l’Allemagne, par exemple, pourrait citer, sont entrés en action contre la volonté des différents partis, et même contre la volonté du Parti communiste. (Prenons comme exemple classique le mouvement de mars 1921). Si le Parti communiste a participé à ces actions, c’était uniquement parce qu’il n’avait plus rien d’autre à faire ; en aucun cas, elles ne découlaient de l’initiative de ce parti – l’initiative était constamment fournie par les masses elles-mêmes. Ce n’est que lorsque la taille du parti a été suffisante qu’elle a été décisive pour qu’il puisse refuser de suivre la contrainte de l’initiative de masse, pour qu’il puisse empêcher les mouvements du prolétariat – et il les a empêchés, même si ce faisant il a dû nécessairement s’effondrer en tant que parti.

Ce n’est qu’après une énorme “éducation” fournie par le parti que les masses ont pu être définitivement vaincues pendant des années. Comment expliquer autrement que la conscience de classe des masses ait continuellement régressé avec la croissance des partis et de leur influence ? Comment expliquer autrement que même en Russie, où le parti révolutionnaire     « pouvait être chargé sur un chariot à foin », les ouvriers et les paysans aient accompli leur révolution sans y avoir été “éduqués” ? En fait, ils ont mené la révolution avec plus de rigueur là où les “éducateurs” faisaient complètement défaut. Les masses, qui ont pris des mesures pour exproprier les usines contre la volonté des bolcheviks, ont d'abord obligé Lénine à donner le feu vert aux nationalisations. Personne ne peut le nier sans falsifier l'histoire. Ce n’a pas été le démagogue Hitler qui a détruit le Parti communiste allemand et la social-démocratie, mais les masses elles-mêmes, en partie activement et en partie par inactivité. Car ces partis se trouvaient dans une position intenable : ils ne représentaient pas les intérêts des travailleurs et ne se conformaient pas aux intérêts de la bourgeoisie. Cette dernière, qui ne pouvait pas lier ses ambitions impérialistes à celles de Moscou et à sa volonté militariste, a dû être soumise dans des proportions et à un rythme que ne pouvait assurer le “mouvement ouvrier” traditionnel. Le rôle de ces partis n'était que celui que la bourgeoisie leur permettait de  jouer. Le fait que les mouvements spontanés ne parviennent souvent pas à s'affirmer ne prouve pas qu'ils n'existent pas. L’on peut certes retenir le flot par un barrage, mais le barrage ne peut pas le supprimer. Quant à la durée pendant laquelle les eaux pourront être endiguées, cela dépend des moyens dont disposent les constructeurs de barrages. Les limites de ces moyens sous le capitalisme sont bien connues. Le flot du soulèvement spontané des masses emportera tous les barrages.

L’idée de Hook selon laquelle la doctrine de la spontanéité peut être et est utilisée comme « justification de la politique de scission et de fission schismatique » (page 154) est incompréhensible. Comme si les scissions étaient le résultat de la volonté des auteurs d’éclaboussures et non de la nature des organisations au sein de la société capitaliste. Mais en laissant ce facteur de côté, que deviendra, selon la conception de Hook, la révolution prolétarienne lorsqu’il sera tout à fait impossible de construire des partis forts et influents, qui sont “décisifs” dans la lutte des classes ? Que deviendra la révolution lorsque la classe dirigeante aura réussi à détruire tous les “géants” – dirigeants, partis, éducation communiste, etc. – et à les priver définitivement de la possibilité d’exercer leurs fonctions ? Du point de vue de Hook, la seule réponse est qu’il ne peut tout simplement pas y avoir de révolution. La révolution, en dernière analyse – aussi drôle que cela puisse paraître – dépend donc de la clémence démocratique de la bourgeoisie. De même que G. D. H. Cole, par exemple, considère que les perspectives du socialisme ont décliné en raison de la crise capitaliste, et que le socialisme se développera beaucoup mieux grâce à la prospérité capitaliste, Hook, même si ce n'est pas admis, pense quant à lui que l'existence de la démocratie est la présupposition de la révolution prolétarienne. (Il va sans dire que le mouvement ouvrier illégal ne peut pas être inclus dans la conception hookienne du parti). Dans les deux cas, pour Hook comme pour Cole, c'est la conscience intellectuelle qui réussit à convaincre le monde, ou du moins un pourcentage prépondérant des travailleurs, des bienfaits du socialisme ou de la beauté de la révolution, et donc les deux sont “désirés”. Cette attitude de maître d'école peut s'adapter au cours d'instruction politique, mais, en ce qui concerne la révolution, elle ne peut produire qu'un effet comique.

L’analyse marxiste des lois de l’accumulation capitaliste aboutit à la révolution prolétarienne. Il va sans dire que pour Marx il n’y avait pas de problème purement économique. Bien avant que le développement capitaliste ait atteint le point final économique fixé par des considérations théoriques, les masses auront déjà mis fin au système. La crise cyclique se transforme en crise permanente, une situation dans laquelle le capitalisme ne peut subsister que grâce à l'appauvrissement continu et absolu du prolétariat. Cette période, toute une phase historique, contraint la bourgeoisie à une terreur permanente contre la population laborieuse, car, dans de telles conditions, toute diminution du profit du fait de la lutte des classes met de plus en plus en question le système lui-même. Le processus de concentration a également rendu la base du pouvoir de la bourgeoisie si étroite qu’une pratique sociale relativement sans frictions n’est encore possible que par le biais d’une dictature ouverte. La fin de la démocratie est arrivée. Avec elle, les organisations syndicales liées à la démocratie, la liberté d'expression, la liberté de presse, etc., disparaissent elles aussi. Plus le capitalisme perdure, plus la crise est profonde, et plus le terrorisme est aigu. Cette nécessité capitaliste ne peut pas être évitée par la démocratie. La sauvegarde même de la “démocratie formelle” entraîne la chute du capitalisme, de sorte que la démocratie capitaliste devient naturellement une chose du passé. La fin de la démocratie implique la fin du mouvement ouvrier au sens hookien du terme ; Hook n'a plus qu'à se détourner, désillusionné, des travailleurs qui ne l'ont pas écouté assez tôt. L'histoire du monde s'est arrêtée parce que les ouvriers ne se sont pas laissé “éduquer”. Mais le concept de spontanéité conviendra aussi à cette situation. La crise permanente aiguise la lutte des classes dans la même mesure qu'elle la réprime. Le tsarisme expliquait non seulement le caractère tardif de la révolution russe, mais en même temps sa puissance merveilleuse et redoutable lorsqu’elle a éclaté, malgré l’absence d’“éducateurs” et d’organisations prépondérantes. L’action était en même temps l’organisation, les combattants actifs étaient leurs propres chefs. Qui donc “a apporté”  aux masses la pensée des soviets ? N’était-ce pas plutôt des rapports mêmes qu'elle est née ? Des masses et de leurs besoins ? Ce n’a été qu'après leur formation que les soviets ont commencé à être discutés par les “éducateurs”. La lutte des classes est le mouvement de la société de classes. L’on peut détruire des organisations, assassiner des dirigeants, transformer l'éducation en barbarie, mais l’on ne peut se débarrasser de la lutte des classes qu'en faisant disparaître les classes. La destruction même de l’organisation légale du travail est une meilleure indication que toute autre de l’approfondissement de la lutte des classes, bien que cela ne signifie pas pour autant la qualité révolutionnaire des partis détruits.

Il n'y a cependant pas de date fixe pour la révolution. Même si l'on considère la révolution comme inévitable, l’on ne dit rien pour autant de son heure d'apparition. Et tout argument selon lequel l'État fasciste est inévitable est une absurdité qui ne sert qu'à masquer la trahison perpétrée par la Troisième Internationale. En 1918, par exemple, la social-démocratie avait pu réprimer le mouvement des conseils dans le sang des ouvriers. L’inverse aurait tout aussi bien pu se produire, et ce n’est que plus tard que l’on a compris pourquoi c’était le premier cas plutôt que le second. Le facteur “accident”, “leadership”, etc. est indéniable et ne doit pas être nié, mais il faut aussi reconnaître ses limites et son rôle changeant dans le processus historique. De même qu'en 1923 le Parti communiste allemand a réussi à empêcher les masses de se soulever de manière révolutionnaire, il aurait tout aussi bien pu échouer dans cette entreprise. La révolution a été ajournée, mais seulement ajournée. Elle peut aussi éclater prématurément et compliquer ainsi son propre cours. Mais prématurée ou tardive, la révolution – la locomotive de l’histoire –, et avec elle la société communiste, s’affirme nécessairement et est menée à bien par les ouvriers eux-mêmes, car le cours antérieur de l’histoire a créé une situation qui ne permet pas d’autre solution, parce que cette solution correspond aux nécessités de la vie actuelle de la majorité de l’humanité. Et la révolution prolétarienne, tout en changeant le monde, ne manquera pas d’éduquer les “éducateurs” étonnés.

 


The Inevitability of Communism  a été publié en 1936 à New York par Polemic Publishers sous le titre Polemic Pamphlet n° 3, édité par S.L. Solon.





5 The New Republic, 28 février 1934.

6 Comparez également, en plus du livre de Hook, son article dans le numéro d’avril (1934) de The Modern Monthly : “Communism Without Dogmas” [Le communisme sans dogmes].

7  Der Radikalismus in der deutschen Arbeiterbewegung [Le radicalisme dans le mouvement ouvrier allemand] (Iéna 1923).

8Communism Without Dogmas”. Les numéros de page entre parenthèses se rapportent à cet article dans       The Modern Monthly.