"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

mercredi 20 juillet 2022

LA DESTRUCTION DE LA RAISON SOUS LE CAPITALISME MODERNE (Georg Lukacs)

 


Notes sur le chef d’œuvre négligé de Georg Lukacs :

La destruction de la raison

 

par Chris Right

 (traduction magistrale de Jean-Pierre Laffitte, à ma demande)

Pour ceux qui liront jusqu'au bout ce magnifique texte, d'un niveau culturel si élevé (si vous n'avez point été en classe de philosophie, mais qui est accessible au militant le plus inculte, et formateur à la pensée marxiste moderne), si actuel, sur la décadence, l'idéalisme, l'individualisme et l'irrationalisme bourgeois, l'idéologie dominante apparaîtra dépouillée et notamment l'idéologie fasciste. Bonne lecture de cet écrit du philosophe révolutionnaire, malgré un parcours en zigzag (voir notice en fin d'article)

 

Lecture du classique La destruction de la raison (1952) de Lukács. Une histoire brillante de l’“irrationalisme” de Schelling à Hitler – qui, en tant qu’ouvrage marxiste, ne fait pas l’erreur de soutenir que les tendances intellectuelles précédentes ont inévitablement culminé dans le nazisme, mais qui prétend plutôt seulement qu’aucune philosophie n’est “innocente”. « La raison elle-même [ou le rejet de la raison] ne peut jamais être quelque chose de politiquement neutre, flottant au-dessus des développements sociaux ». Ce n’est pas la stricte vérité – je ne vois pas comment il y aurait des implications sociales dans un débat entre la linguistique de Chomsky et la linguistique structurale – mais c’est en général une affirmation raisonnable. 

« Ainsi, le sujet qui se présente maintenant à nous, dans la sphère de la philosophie, c’est le chemin suivi par l’Allemagne et qui mène à Hitler. C’est-à-dire que nous avons l’intention de montrer comment ce chemin concret se reflète en philosophie, et comment les formulations philosophiques, à l’instar d’une mise en miroir intellectuelle de l’évolution concrète de l’Allemagne en direction d’Hitler, a aidé à accélérer le processus. Le fait que nous nous sommes par conséquent limités à évoquer la partie la plus abstraite de cette évolution n’implique en aucun cas une surestimation de l’importance de la philosophie dans la totalité mouvementée des évolutions concrètes. Mais nous croyons qu’il n’est pas superflu d’ajouter que de sous-estimer les forces motrices philosophiques serait au moins aussi dangereux et aussi peu conforme à la réalité. ».

Oui, les philosophies et les idéologies ont vraiment de l’importance.

« Le mythe de Sorel était si exclusivement émotionnel, si vide de signification, qu’il pouvait passer sans difficulté dans le mythe, exploité de manière démagogique, du fascisme. Mussolini a écrit : “Nous avons forgé un mythe. Le mythe est une foi et une passion. Il n’a nul besoin d’être une réalité. C’est une impulsion et une espérance, une foi et un courage.”. C'est du pur Sorel, et, en lui, l’épistémologie du pragmatisme et de l’intuition bergsonienne est devenue le véhicule de l’idéologie fasciste ». Clairvoyant. Concernant le pragmatisme : c’est “tout ce qui ça marche”. Nous avons tous besoin de croyances et de mythes, que ce soient des mythes religieux ou des mythes scientifiques ou quoi que ce soit d’autre. La volonté de croire. Nous avons tous nos propres vérités, croyances, qui nous stimulent ou nous inspirent. Relativisme décadent[1]. Et, avec Bergson, vous obtenez le vitalisme, l’intuition (une sorte d’intuition irrationaliste), la durée(*), l’hostilité à l‘égard du caractère objectif de la science naturelle, l’hostilité à l’égard de la raison objective. Toutes ces expressions culturelles, et beaucoup plus ayant un caractère moins « philosophique de manière désintéressée » font partie d’un air du temps particulier. Pour comprendre leur signification, la méthode marxiste est nécessaire.

Et Lukács est un maître de cette méthode. Je vais citer seulement quelques passages de sa longue analyse préliminaire de l’expérience sociale, politique et économique, allemande qui a été sublimée en un irrationalisme idéologique infiniment varié. 

« Nous avons localisé l’un des principaux points faibles de la révolution de 1848 dans le manque d’expérience et de tradition démocratiques, dans le défaut de formation  démocratique des masses et de leurs porte-parole idéologiques au travers de luttes de classe internes importantes. Il est compréhensible que les événements qui ont suivi 1848, la situation [en Prusse] de la “monarchie bonapartiste”, la création de l’unité allemande “d’en haut” au moyen des baïonnettes prussiennes, n’aient pas réussi à nouveau à fournir des conditions favorables qui seraient à l’origine de traditions démocratiques révolutionnaires ou de la formation démocratique révolutionnaire des masses. Par suite de son impuissance, le Parlement allemand était automatiquement condamné à la stérilité. Et puisque chaque simple parti bourgeois avait sa base dans un compromis avec la “monarchie bonapartiste”, les luttes extra-parlementaires des masses, pour autant qu’elles puissent se présenter au premier plan, étaient vouées de manière similaire à la stérilité…

« Un obstacle idéologique important à l’origine de traditions démocratiques en Allemagne a été la falsification en augmentation constante et à grande échelle de l’histoire allemande. Pour résumer brièvement, il s’agissait d’idéaliser et de “germaniser” les aspects arriérés du développement allemand, c'est-à-dire de la version d’une histoire qui chantait précisément les louanges du caractère arriéré du développement allemand comme particulièrement glorieux et en accord avec l’essence de l’Allemagne. Cette version critiquait et répudiait tous les principes et les produits des développements démocratiques bourgeois et révolutionnaires occidentaux comme non-allemands et contraires au caractère de l’“esprit national” allemand…

« Le facteur le plus important de tous, c’est la mentalité d’opprimé de l’Allemand moyen, une mentalité qui n’a été nullement affectée par la révolution de 1848, et également celle de l’intellectuel pourtant haut placé. Nous avons noté que les plus grands bouleversements qui ont eu lieu au début de l’ère moderne, et qui ont posé les fondations des développements démocratiques en Occident, ont abouti en Allemagne à l’établissement, pour les siècles à venir, de tyrans insignifiants, et que la Réforme allemande a fondé une idéologie de soumission à eux [sous la forme du luthérianisme, du piétisme, etc.]. Ni les luttes pour la libération du joug napoléonien, ni l’année 1848, ne peuvent altérer cela intrinsèquement. Et puisque l’unité de la nation allemande n’a pas été créée au moyen d’une révolution, mais “par le haut” et, selon la légende historique, par “le sang et le fer”, par “la mission” des Hohenzollern et par le “gémie” de Bismarck, cet aspect de la mentalité et des mœurs des Allemands est demeuré virtuellement inchangé. En Allemagne, de grandes villes ont surgi à la place de petites villes souvent semi-médiévales ; le grand capitaliste avec ses agents a remplacé le commerçant, l’artisan et le petit entrepreneur ; la politique mondiale a supplanté la politique de clocher – mais durant ce processus, la servilité du peuple allemand envers ses “autorités” n’a subi que le plus léger des changements… [Il cite alors le passage suivant écrit par un Allemand en 1919 :]

La nation la plus facile à gouverner dans le monde, c’est la nation allemande… c'est-à-dire une nation vivante et active, de compétence et d’intelligence moyennes, avec un penchant critique développé pour l’argumentation ; mais une nation qui, dans les affaires publiques, n'est ni habituée, ni prête, à agir spontanément, sans ou contre la volonté de l’autorité ; une nation qui est commandée de façon excellente et qui agit sous une direction officielle, presque comme si elle n’accomplissait que sa propre volonté commune. Cette disposition à être organisé, en même temps que son efficacité, fournit en effet un matériel incomparablement excellent pour une organisation, pour la forme la plus pure qui est naturellement de type militaire”.

« Nous avons là la source immédiate, subjective, de l’irrationalisme allemand pré-impérialiste. Tandis que les démocraties occidentales –  de façon générale – considéraient l’État, les politiques de l’État, etc., comme étant largement leur propre œuvre, qu’elles attendaient d’eux une rationalité et voyaient leur propre rationalité reflétée en eux, l’attitude allemande – de nouveau de façon générale – était tout le contraire… [C’est] l’autorité qui seule agit, et elle le fait sur la base d’une lecture intuitive des faits par nature irrationnels… [Pensez à la célébration du “génie” de Bismarck, etc.] … Il y avait certainement déjà la montée – dans le mouvement romantique [début du XIX° siècle] et ses ramifications – d’une idéalisation de l’arriération allemande qui, afin de défendre cette position, était contrainte d’interpréter le cours de événements d’une manière radicalement irrationaliste et à contester l’idée du progrès comme une conception prétendument creuse, vague et mensongère. C'est Schopenhauer qui est allé le plus loin à cet égard, et cela explique à la fois son manque total d’influence avant 1848 et sa portée mondiale après l’échec de la révolution.

« …Le développement de l’Allemagne [contrairement à celui de la France, de l’Angleterre, etc.] a été classé le plus élevé précisément parce que, du fait de la conservation d’anciennes formes (non-rationnelles) de gouvernance, il a pu résoudre différents problèmes (éthiques, culturels, etc.) pour lesquels la société et la pensée sociale de l’Occident ayant une orientation rationnelle n’ont jamais pu trouver une solution. Il va sans dire qu’ici la lutte efficace contre le socialisme a joué un rôle décisif.

« L’irrationalisme et l’hostilité à l’égard du progrès vont par conséquent de pair. Dans cette unité, ils formaient une défense idéologique efficace de l’arriération sociale et politique d’une Allemagne qui se développait rapidement dans la sphère capitaliste… ».

Plus loin, Lukács mentionne que « le quiétisme bouddhiste de Schopenhauer coïncide avec l’apathie petite-bourgeoise après la révolution de 1848 », et que « la transformation demandée par Nietzsche de la relation entre les capitalistes et les ouvriers en relation entre les officiers et les soldats correspond aux désirs capitalistes-militaristes spécifiques de l’époque impérialiste ». Ni l’un ni l’autre de ces penseurs n’aurait pu atteindre l’influence qu’ils ont eue si leurs philosophies n’avaient pas servi à des fins apologétiques utiles. (Le fait qu’ils n’aient pas eu personnellement de telles intentions n'est pas pertinent).

Sur l’“irrationalisme” :

« L’irrationalisme est simplement une forme de réaction (réaction dans le double sens de secondaire et de rétrograde) au développement dialectique de la pensée humaine. Par conséquent son histoire s’articule sur ce développement de la science et de la philosophie, et il réagit aux nouvelles questions qu’elles posent en désignant le simple problème comme une réponse et en déclarant l’insolubilité prétendument fondamentale du problème comme une forme supérieure de compréhension. Cette conception de l’insolubilité déclarée comme étant une réponse, ainsi que l’affirmation que cette dérobade et ce pas de côté pour éviter la réponse, cette fuite devant elle, contiennent une solution positive et la “véritable” réalisation de la réalité, sont la marque décisive de l’irrationalisme… Et maintenant, qu’est-ce qui constitue la qualité spécifique de l’irrationalisme moderne ? C’est principalement le fait qu’il naît sur la base de la production capitaliste et de ses luttes de classe spécifiques – d’abord, la bataille progressive pour le pouvoir contre le féodalisme et la monarchie absolue menée par la classe bourgeoise, et ensuite les luttes défensives et réactionnaires de la bourgeoisie contre le prolétariat. Tout au long de ce livre, nous montrerons en termes concrets les changements décisifs que les différentes phases de ces luttes de classe ont apportés dans le développement de l’irrationalisme, à la fois dans la forme et dans le contenu, en déterminant également les propositions et les solutions, et nous montrerons comment celles-ci ont modifié sa physionomie. ».

Intéressant : « Pascal en relation avec le cartésianisme et F. H. Jacobi en relation avec les Lumières et la philosophie classique allemande peuvent être considérés comme les précurseurs de l’irrationalisme  moderne. Chez eux deux, nous pouvons clairement voir que leur mouvement de recul devant les progrès social et scientifique est dicté par le rythme de développement de ces derniers et contre lesquels les deux, en particulier Pascal, constituent une espèce d’opposition romantique, qui critique ses résultats sous un angle droitier. ». Pascal anticipait naturellement l’existentialisme dans le fait qu’il mettait l’accent sur « l’isolement et la solitude sans espoir et irrémédiables vécus par l’être humain livré à lui-même dans un monde abandonné de Dieu ». Il anticipait même Schopenhauer dans certains aspects, étant donné son analyse  de l’ennui mortel comme « la maladie chronique des classes dominantes » (Lukács).

L’analyse de Schopenhauer est excellente. Après 1848, un climat de réaction s’est installé à travers la majeure partie de l’Europe, climat qui a ouvert la voie à la réception internationale de Schopenhauer (bien qu’il ait été particulièrement populaire en Allemagne).  « C’est avec Schopenhauer que la philosophie allemande commence à jouer son rôle fatal en tant que leader idéologique de l’extrémisme réactionnaire », rôle qui est devenu plus marqué ultérieurement avec Nietzsche et d’autres. En fait, Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche, ont été quelque peu en avance sur leur temps, étant donné qu’ils ont anticipé (c’est Lukács qui le dit) les tendances décadentes qui sont ensuite devenues universelles.

« Si nous avons qualifié Schopenhauer de premier irrationaliste se situant sur une base purement bourgeoise, il n'est pas trop difficile de percevoir les traits personnels qui y sont associés dans son être social. Sa biographie le distingue de manière tout à fait nette de ses prédécesseurs et de ses contemporains allemands. Il était un “grand bourgeois”(*), contrairement au statut petit-bourgeois des autres qui, dans le cas de Fichte, était même semi-prolétarien. En conséquence, Schopenhauer n’a pas vécu les difficultés normales des intellecteuels petits-bourgeois allemands (cours particuliers, etc.), mais il a passé une grande partie de sa jeunesse à voyager à travers toute l’Europe. Après une brève période de transition en tant que stagiaire en entreprise, il a vécu une paisible existence grâce à sa fortune personnelle, une existence dans laquelle même ses liens avec l’université – le poste d’enseignant à Berlin – n’ont joué qu’un rôle épisodique.

« C'est ainsi qu’il a été le premier exemple majeur en Allemagne d’un auteur bénéficiant de ressources financières, une espèce qui était devenue importante pour la littérature bourgeoise des pays capitalistes avancés depuis longtemps. (Il est significatif que Kierkegaard et Nietzsche, eux aussi, jouissaient d’une indépendance provenant de revenus personnels qui ressemblaient beaucoup à ceux de Schopenhauer)…

« Le retrait hautain de Schopenhauer de toute politique n’était que la façon dont il se comportait en temps normal, quand l’appareil d’État protégeait automatiquement la fortune et les revenus des investisseurs privés contre toute attaque possible. Mais il y a eu des moments – et Schopenhauer en a vécus en 1848 – où cette protection automatique des fortunes a été remise en question ou du moins – comme alors, en Allemagne – a semblé l’être. Lors de tels moments, l’“indépendance” distante de Schopenhauer disparaissait, et notre philosophe se hâtait de passer ses jumelles de théâtre à un officier prussien pour qu’il voie mieux les émeutiers sur lesquels il tirait…

« L’originalité de Schopenhauer réside dans le fait que, à une époque où la forme ordinaire de l’apologétique [capitaliste] n’était même pas encore pleinement développée, et encore moins devenue le courant principal de la pensée bourgeoise, il avait trouvé la forme ultérieure, supérieure, de l’apologétique : l’apologétique indirecte. ».

Et ainsi de suite. Je pourrais citer l’analyse tout entière. Par “apologétique indirecte”, Lukács veut dire que les mauvais côtés du capitalisme sont reconnus, mais qu’ils sont expliqués comme étant des attributs de l’existence humaine. « De cela il découle nécessairement qu’une lutte contre ces atrocités non seulement apparaît comme vouée à l’échec dès le départ, mais qu’elle signifie une absurdité, à savoir une autodissolution de ce qui est essentiellement humain ». L’on pourrait objecter que le capitalisme n’était encore qu’à peine hégémonique quand Schopenhauer écrivait, et que le philosophe n’avait certainement pas cela à l’esprit quand il rédigeait ses rhapsodies de pessimisme, mais cela n’est pas pertinent. La question qui se pose, c’est pourquoi sa philosophie est devenue si populaire dans la seconde moitié du XIX° siècle. La réponse, ou une partie de la réponse, est que son pessimisme convenait aux besoins et à l’humeur de la société bourgeoise de cette époque. Des non-marxistes objecteront que cette explication est absurdement réductrice, mais, en faisant cela, ils révèlent seulement leur manque de profondeur intellectuelle. Aucune philosophie ne peut se faire accepter par le courant dominant, ne peut être célébrée internationalement, que si des entités disposant de ressources la propagent et la trouvent utile. Les idées de Schopenhauer étaient totalement acceptables, et en réalité utiles, à la culture bourgeoise des années 1850 et plus tard.

« C’est directement grâce à son pessimisme que Schopenhauer est devenu le penseur de premier plan de la seconde moitié du XIX° siècle. C’est grâce à lui qu’il a trouvé un nouveau genre d’apologétique. Certes, il n’a pas fait davantage que de poser les fondations. Ultérieurement, et particulièrement lorsque nous nous occuperons de Nietzsche, nous verrons que la forme schopenhauerienne d’apologétique indirecte représente seulement la phase initiale de ce genre philosophique. La raison principale de cela était que sa conclusion – l’abstention de toute activité sociale (considérée comme absurde) et assurément de tout effort pour changer la société – suffisait encore pour répondre aux besoins de la bourgeoisie pré-impérialiste ; elle suffisait encore durant une période dans laquelle, en raison du boom économique universel, ce rejet de l’activité politique correspondait à la situation des luttes de classe et aux besoins de la classe dominante. La tâche sociale que s’était fixée la philosophie réactionnaire à l’époque impérialiste allait plus loin, même si cette tendance était loin de disparaître complètement : maintenant, la tâche était de mobiliser un soutien actif en faveur de l’impérialisme. En ce sens, Nietzsche a surpassé Schopenhauer, bien que, en tant qu’apologiste indirect à un stade plus mûr, il soit resté son élève et sa continuation au sens méthodologique.

« Et donc le pessimisme signifie essentiellement une logique philosophique de l’absurdité de l’activité politique. C’était la fonction sociale de cette période dans l’apologétique indirecte. Pour en arriver à cette conclusion, la nécessité principale est de dévaloriser la société et l’histoire de manière philosophique [ainsi que Schopenhauer l’a fait]…       

 Ce qui va avec son pessimisme, c’est sa philosophie égotiste de l’homme, et de toute chose dans la nature. Dans son éthique, il condamne assurément cet égotisme – mais il dit encore que c’est inévitable et cosmiquement universel (ou presque). (La condamnation morale qu’il en faisait, soit dit en passant, servait la cause de la vulgarisation de sa philosophie, étant donné qu’elle équivalait à une laïcisation de la morale chrétienne dominante – dominante uniquement dans le sens où les gens se disaient pour elle, bien qu’elle ne gouverne pas vraiment leur conduite. Par ailleurs, il défend aussi une sorte d’égotisme “supérieure” à la sorte vulgaire universelle quand il fait l’éloge de la jouissance esthétique, de l’ascèse sainte, et ainsi de suite. Il finit par célébrer l’autosuffisance de l’individu, ce qui est une conception résolument bourgeoise.

« Ce contraste que Schopenhauer trace entre les deux types d’égotisme est l’un des aspects les plus subtils de son apologétique indirecte. Premièrement, il confère à cette attitude la sanction de la perspicacité aristocratique par opposition à l’attachement aveugle du plébéien au monde des phénomènes. Deuxièmement, l’élévation au-dessus de l’égotisme ordinaire n’implique pas d’obligations en raison de sa généralité “sublime”, mystico-cosmique : elle discrédite les obligations sociales et elle les remplace par des incitations émotionnelles vides qui peuvent à l’occasion se concilier avec les plus grands crimes contre la société. Dans l’excellent film Tchapaïev, le general contre-révolutionnaire, bestialement cruel, possède un canari, il se sent cosmiquement uni à lui – dans le véritable esprit de Schopenhauer –, et il joue des sonates de Beethoven pendant son temps libre, accomplissant ainsi tous les commandements “sublimes” de la moralité schopenhauerienne. ».

Schopenhauer se rend un autre service en ce qui concerne l’attitude du monde dominant à son égard lorsqu’il s’exempte, et par conséquent les autres, de suivre sa propre moralité. « En général », dit-il, « c’est une prétention bien étrange que d’exiger d’un moraliste qu’il ne recommande d’autres vertus que celles qu’il possède lui-même ». Lukács développe : « Ceci garantit à l’intelligentsia bourgeoise décadente le maximum de facilité spirituelle et morale : elle a à sa disposition une moralité qui la libère de tous les devoirs sociaux et qui l’élève à une hauteur sublime au-dessus de la populace aveugle et ignorante de tout, mais une moralité dont le fondateur lui-même exempte l’intelligentsia d’y obéir (quand cela devient difficile ou même simplement gênant). ».

Lukács est également pertinent dans son analyse portant sur l’athéisme de Schopenhauer. Celui-ci est tout à fait différent de l’athéisme, disons, des matérialistes français – car Schopenhauer était l’exact opposé d’un matérialiste. Au contraire, il était censé servir de substitut à la religion, « pour créer une nouvelle religion – athée – pour ceux qui avaient perdu leur ancienne foi religieuse à la suite de l’évolution sociale et des progrès dans la connaissance de la nature ». Schopenhauer est tout à fait chrétien par beaucoup d’aspects, comme dans sa défense du dogme du péché originel. (Il est aussi semi-bouddhiste, naturellement). « Servant à nouveau de modèle à des développements décadents ultérieurs, cet athéisme religieux est né et il a assumé, pour une grande partie de l’intelligentsia bourgeoise, la fonction de la religion qui était devenue intellectuellement intenable au sein de cette classe. ». Lukacs poursuit :

« [Mais ici aussi] Schopenhauer n’a pas clos quelque chose, mais il a ouvert la voie. Son point de départ social dans la période de la Restauration [après Napoléon] imposait le fait que son athéisme – comme la religion de cette période – inculque une passivité sociale, c'est-à-dire de se détourner tout simplement de l’action sociale, tandis que ses successeurs, par-dessus tout Nietzche et les fascistes à venir, ont par la suite élargi moralement ces points de départ dans le sens d’un soutien actif et militant à la réaction impérialiste, qui a été de nouveau parallèle au cours pris par les Églises dans le monde impérialiste des guerres mondiales et des guerres civiles. (La stratification complexe de la société capitaliste et les profonds changements dans le cours des luttes de classe durant la période impérialiste ont signifié nécessairement que l’athéisme religieux durant cette époque pouvait – sans avoir besoin de revenir directement Schopenhauer – avoir également des variations quiétistes, par exemple l’existentialisme de Heidegger). ».   

    Il est à peine besoin de rappeler que l’idéalisme sous toutes ses formes est toujours un instrument utile de la réaction. Il sera par conséquent populaire au cours d’une période réactionnaire. (Encore une fois, c’est pourquoi le postmodernisme a été dominant depuis les années 1970). L’idéalisme de Schopenhauer est allé aussi loin que l’on peut aller en niant la réalité du monde des “phénomènes”, ce qui milite à coup sûr contre l’engagement social. Se soucier passionnément de ce monde illusoire et lutter puissamment pour l’améliorer, c’est idiot du point de vue de Schopenhauer. (Ici, il y a un autre point de contact entre lui et la religion). Des choses comme le progrès ou le développement n’existent pas ; le temps et la causalité ne s’appliquent pas à la chose en soi. « Pour Schopenhauer, l’histoire n’existe pas… Et donc pour lui, il n’existe pas de différence en histoire entre ce qui est important et ce qui est trivial, entre ce qui est majeur et ce qui est mineur ; seul l’individu est réel, tandis que la race humaine est une abstraction vide. ». Je cite la fin de l’analyse de Lukàcs :

« Ainsi, seul l’individu, isolé dans un monde sans signification, est laissé comme le produit fatal du principe d’individuation (espace, temps, causalité). Un individu, certes qui s’identifie à l’essence-monde en vertu de l’identité précitée entre le microcosme et macrocosme dans le monde des choses en soi. Mais cette essence, située comme elle l’est, au-delà de la validité de l’espace, du temps et de la causalité, est en conséquence – le néant. Et donc le magnum opus de Schopenhauer se termine logiquement par ces mots : “Nous reconnaissons volontiers de préférence que ce qui reste après l’annulation complète de la volonté est, pour tous ceux qui sont encore pleins de volonté, assurément le néant. Mais à l’inverse aussi, pour ceux en qui la volonté s’est retournée et s’est niée, le monde très réel qui est le nôtre, avec ses soleils et ses Voies lactées, est – le néant”.

« Et arrivés à ce point, ayant achevé notre étude des problèmes les plus importants dans la philosophie de Schopenhauer, nous demandons à nouveau : quelle est la tâche sociale qu’elle remplit ? Ou bien, pour poser cette question à partir d’un autre angle : qu’y a-t-il derrière son influence étendue et durable ? Ici, le pessimisme n'est pas en lui-même une réponse adéquate, parce que, d’abord, le pessimisme requiert une concré-tisation ultérieure en plus de ce que nous avons fourni précédemment. La philosophie de Schopenhauer rejette la vie sous toutes ses formes et elle la confronte au néant en tant que perspective philosophique. Mais est-il possible de vivre une telle vie ?... Si nous considérons la philosophie de Schopenhauer comme un tout, la réponse est sans aucun doute oui. En effet, l’inanité de la vie signifie par-dessus tout la libération de l’individu de toutes les obligations sociales et de toute responsabilité envers le développement  futur des hommes, lequel n’existe même pas aux yeux de Schopenhauer. Et le néant, en tant que perspective pessimiste, en tant qu’horizon de la vie, est tout à fait incapable, d’après l’éthique de Schopenhauer telle qu’elle a déjà été exposée, d’empêcher ou même de décourager l’individu de mener une vie contemplative agréable. Au contraire : ce sont seulement l’abîme du néant, le contexte lugubre de l’inanité de l’existence, qui donnent à ce plaisir un piquant supplémentaire. Ce qui est encore plus accentué, c’est le fait que l’aristocratisme fortement marqué de la philosophie de Schopenhauer élève ses adhérents (en imagination) bien au-dessus de la foule misérable qui est assez myope pour lutter et pour souffrir pour une amélioration de ses conditions sociales. Ainsi, le système de Schopenhauer, bien aménagé et architecturalement ingénieux dans la forme, se dresse comme un hôtel de luxe au bord de l’abîme, du néant et de l’inanité. Et la vue quotidienne de l’abîme, entre la jouissance tranquille des repas ou des œuvres d’art, ne peut qu’accroître le plaisir de quiconque dans ce confort élégant.

« C’est donc cela que la tâche de l’irrationalisme de Schopenhauer accomplit : la tâche d’empêcher un secteur par ailleurs insatisfait de l’intelligentsia de tourner concrètement son mécontentement contre “l’ordre établi”, c'est-à-dire l’ordre social existant, contre le système capitaliste en vigueur à quelque moment que ce soit. Cet irrationalisme atteint par conséquent son objectif central – peu importe dans quelle mesure Schopenhauer était lui-même conscient de cela : celui de fournir une apologétique indirecte de l’ordre social capitaliste. ».

Analyse magistrale.

L’analyse de Kierkegaard, en revanche, comme celle de Schelling auparavant, me laisse… eh bien, plutôt perplexe. Chaque fois que Lukács se lance dans la “dialectique” et autres trucs dans le même genre, un brouillard impénétrable descend sur mon cerveau. Je ne sais toujours pas en fait ce qu’il veut dire par dialectique étant donné qu’il ne définit jamais le terme. (C’est un des problèmes avec la “dialectique” : je n’ai jamais trouvé une définition claire, concrète, indiscutable, d’elle. Chaque définition d’elle que j’ai rencontrée est ou bien semi-incompréhensible, ou bien elle consiste en truismes). Il y a davantage qu’une petite part de grande intelligence dans ces dissections de Kierkegaard, mais cela ne vaut pas la peine d’essayer de les digérer.

« Dans Kierkegaard, nous rencontrons le mode de sensibilité, qui s’exprime spontanément, d’une couche bourgeoise intellectuelle devenue déracinée et parasitaire. À quel point cela avait peu à voir avec un problème personnel, ou avec un problème strictement danois, cela ressort de manière évidente non seulement de l’influence internationale ultérieure de Kierkegaard, mais aussi du fait que, tout à fait indépen-damment de lui, des versions similaires d’athéisme religieux commençaient à apparaître et à prendre effet tout autour de lui. ».

Le chapitre sur Nietzsche est excellent. En un sens, la tâche de Lukács est trop facile : il existe dans les écrits de Nietzsche une abondance de matière qui est éminemment utilisable pour les fascistes et les impérialistes, y compris une foule de passages portant sur les races nobles et la race des maîtres, sur la moralité de l’esclave, sur la gloire de la guerre, sur la volonté de puissance, sur l’Übermesnsch, sur les maux du socialisme, de la démocratie et l’“égalité de droits”, sur les avantages de l’esclavage, etc., etc. Politiquement, Nietzsche était à l’évidence un réactionnaire. (Sa lutte entre les maîtres et la populace n’était qu’une version culturaliste décadente-réactionnaire de la lutte de classe). Lukács a entièrement raison de dire que l’appréciation que tous deux, lui et Schopenhauer, ont donnée des Lumières, ou du moins de certains penseurs des Lumières, était superficielle et fondée sur des déformations et des confusions, étant donné que les Lumières n’étaient rien d’autre qu’un mouvement épris de progrès moral (et de la lutte pour le progrès) pour lesquels les deux Allemands avaient du mépris. Naturellement, il y a d’innombrables contradictions chez Nietzsche, et d’innom-brables affirmations de sa part qui sont totalement incompatibles avec la façon de penser fasciste ou nazie ; mais s’il y a un fil constant qui court à travers son œuvre, c’est sa haine absolue du socialisme. Quoi qu’il en soit, il porte une grande part de responsabilité pour les utilisations abominables auxquelles ses écrits ont été ensuite soumis. Il a vraiment contribué à la « destruction de la raison » en étant aussi élitiste, anti-démocratique, anti-socialiste, individualiste et fréquemment raciste, épris de la « volonté de puissance » (un terme dont il aurait dû savoir qu’il serait interprété de la manière la plus vulgaire possible) et d’une moralité amorale de maître, en ayant une passion pour la guerre, la force, l’égoïsme aristocratique, les “barbares” ou les “bêtes”. S’il y a jamais eu de philosophe non-“innocent”, c’est bien Nietzsche.

« … C’est précisément au moment où Nietzsche était en pleine activité que le déclin de classe, les tendances décadentes, ont atteint un tel degré que leur évaluation subjective au sein de la classe bourgeoise a aussi subi un changement considérable. Pendant longtemps, seule la critique d’opposition progressiste avait exposé et condamné les symptômes de la décadence, tandis que la très grande majorité de l’intelligentsia bourgeoise s’est cramponnée à l’illusion de vivre dans “le meilleur des mondes”, en défendant ce qu’elle supposait être  “la condition saine” et la nature progressiste de son idéologie. Mais maintenant, une idée de leur propre décadence est devenue de plus en plus le centre de la connaissance de soi de ces intellectuels. Ce changement s’est manifesté par dessus tout par un relativisme complaisant, narcissique, ludique, par un pessimisme, un nihilisme, etc.… [Pensez de nouveau au postmodernisme].

“… La philosophie de Nietzsche accomplissait la “tâche sociale” de “sauver” et de “racheter” ce type d’esprit bourgeois. Elle offrait une voie qui évitait la nécessité d’une rupture quelconque, ou d’ailleurs d’un conflit sérieux quel qu’il soit, avec la bourgeoisie. C’était une voie grâce à laquelle le sentiment moral agréable d’être un rebelle pouvait être soutenu et même intensifié, tandis qu’une révolution « plus approfondie », « biologique cosmique », était projetée de manière séduisante, contrairement à la révolution sociale « superficielle », « externe ». C'est-à-dire une “révolution” qui préserverait entièrement les privilèges de la bourgeoisie, et qui défendrait passionnément avant toute chose l’existence privilégiée de l’intelligentsia parasitaire et impérialiste. Une “révolution” dirigée contre les masses et prêtant une expression empreinte de pathos et d’agressivité aux craintes égoïstes dissimulées des privilégiés sur la plan économique et culturel… ».

L’un des problèmes avec Nietzsche est qu’il vivait et pensait principalement dans le royaume du mythe. Il avait une dépendance à la mythification, et ses critiques, ses analyses et ses idéaux, n’étaient pas réalistes, mais poétiques. Figuratifs, mythiques, lyriques. Il vivait et pensait dans un état de surexcitation, et il ne pouvait donc pas voir que, si jamais il avait la malchance de rencontrer, disons, l’une de ses bêtes blondes bien-aimées – « le genre de monstres exubérants », écrivait-il, « qui pourraient quitter une scène horrible de meurtre, d’incendie criminel, de viol et de torture, avec le grand humour et la sérénité appropriés à une farce d’étudiant » –, il aurait été horrifié et révolté. Il n‘y avait aucun réalisme terre-à-terre dans sa pensée ; au lieu de cela, il n’y avait que de l’esthétique. Il y avait de fréquents éclairs de génie intuitif, mais, au bout du compte, même sa psychologisation passionnante (par exemple à propos de Socrate, des chrétiens ou de Wagner) était simplement suggestive et, la plupart du temps, esthétique. Ainsi que Lukács le dit, toute cette fabrication de mythes était extrêmement utile aux impérialistes et aux fascistes, qui, en tant qu’idéologues, étaient encore plus dépendants que Nietzsche des mythes ronflant de gloire. De jolis déguisements de la réalité ont toujours été utiles aux réactionnaires.

Plus d’aperçus : « Nietzsche a renversé fermement et complètement tout le problème de la décadence lorsqu’il a défini comme étant son signe le plus important l’idée que “nous en avons assez de l’égoïsme”. Car manifestement la prédominance des propensions indivi-dualistes-égoïstes sur les propensions sociales était parmi les caractéristiques les plus significatives du mouvement [ou de la période]. Mais il a été possible à Nietzsche de “sauver” les décadents, c'est-à-dire de provoquer en eux une confiance en soi absolue et de leur donner une claire conscience sans altérer fondamentalement  leur structure psychologique-morale. Et il l’a fait précisément en suggérant qu’ils n’étaient pas super-égoïstes, mais qu’ils étaient dépourvus d’égoïsme, et qu’ils devaient – avec une bonne conscience – devenir encore plus égoïstes. ».

Il y a aussi une analyse riche en réflexion de l’athéisme de Nietzsche. Naturellement, sa guerre contre le christianisme était totalement opposée en esprit à la guerre menée par Voltaire contre l’Église. Les Lumières s’opposaient à l’Église en tant qu’ennemie du progrès, de la raison, de la liberté, de la science, de l’individu ; Nietzsche s’opposait au christianisme parce qu’il était censé avoir donné naissance à l’absurdité démocratique, égalitaire et socialiste, moderne. Son attitude était pratiquement le contraire de celle des Lumières. Voltaire haïssait l’autoritarisme de l’Église ; Nietzsche haïssait l’égalitarisme du christia-nisme. Après avoir cité un passage de Nietzsche, Lukács résume : « La pensée de base est patente : c’est du christianisme qu’est issue la Révolution française, c’est de lui qu’est issue la démocratie, et c’est de lui qu’est issu le socialisme. Et par conséquent, lorsque Nietzsche prend position en tant qu’athée, la vérité est qu’il cherche à détruire le socialisme [et toutes les morales d’esclave] ». Comme Schopenhauer, son athéisme est complètement différent en esprit et en motivation de celui des matérialistes et des socialistes.

Ensuite, Lukács analyse le vitalisme (Lebensphilosophie), « l’idéologie dominante de toute la période impérialiste en Allemagne ». Il ne s’agit pas tant d’une philosophie nettement caractérisée que d’une tendance générale qui imprègne ou influence presque toutes les écoles de pensée (y compris les sciences sociales ainsi que l’histoire de la littérature et de l’art). Tout particulièrement après la Première Guerre mondiale. Par exemple, “à la fois le néo-hégélianisme et l’école de Husserl à son stade avancé sont devenus entièrement guidés par le vitalisme ». Il est possible que ce terme soit malheureux étant donné qu’en anglais “vitalism” a un sens technique. Mais à l’évidence, il existe une affinité entre le vitalisme dans son sens technique et la Lebensphilosophie – affinité qui, d’après ce que dit Lukács, était présente non seulement en Allemagne, mais aussi chez Bergson en France, chez les pragmatistes aux USA, etc. Nietzsche a été très influent en ce qui concerne toute cette tendance naissante.

 

Quelques autres citations assez longues :

« La lutte contre le matérialisme a également dominé le développement philoso-phique de l’impérialisme. C'est ainsi qu’il a été incapable de se détacher de l’épisté-mologie de l’idéalisme subjectif. Cela ne faisait aucune différence qu’il ait été principalement orienté vers Kant, en Allemagne, ou vers Hume et Berkeley : l’inconnaissabilité, en fait la non-existence, la nature impensable d’une réalité objective, indépendante de la conscience, était l’axiome implicite de toutes les philosophies de cette période.

« … La clé de toutes ces difficultés, pensait-on, pouvait être située dans le concept de la “vie”, en particulier si celle-ci était identifiée, comme toujours dans le vitalisme, à l’“expérience”. L’expérience, avec l’intuition en tant que son organon et l’irrationnel en tant que son objet “naturel”, pouvait faire apparaitre comme par magie tous les éléments nécessaires de la Weltanschauung, sans renoncer, de facto et publiquement, à l’agnosticisme de la philosophie idéaliste subjective et sans revenir sur cette négation d’une réalité indépendante de la conscience qui était devenue cruciale à l’anti-matérialisme. En apparence, c’est certain, cette lutte a alors pris d’autres formes. D’une part, l’appel à la richesse de la vie et de l’expérience, par opposition à la pauvreté stérile de l’entendement, permettait à la philosophie de contrer les interférences matérialistes provenant des développements sociaux et scientifiques au nom d’une science naturelle, la biologie... D’autre part, l’appel à l’expérience donnait lieu à un pseudo-objectivisme, à une apparente élévation de soi au-dessus de l’antithèse de l’idéalisme et du matérialisme.

« La tendance à s’élever au-dessus du dilemme prétendument faux entre l’idéalisme et le matérialisme a été une tentative universelle de la philosophie à l’époque impérialiste. Pour la conscience bourgeoise, les deux “ismes” semblaient compromis de diverses manières : l’idéalisme en raison de l’académisme stérile de ses partisans (avec, en toile de fond, l’effondrement des grands systèmes idéalistes) ; et le matérialisme principalement à cause de son association avec le mouvement ouvrier… C'est ainsi qu’à la veille de la période impérialiste une “troisième voie” philosophique a vu le jour avec Mach, Avenarius et Nietzsche, presque simultanément. Mais en fait, ceci revenait seulement à un renouveau de l’idéalisme. Car chaque fois que l’inséparabilité mutuelle de l’être et de la conscience est posée, il naît nécessairement une dépendance épistémologique du premier vis-à-vis de la seconde – ce qui est de l’idéalisme. Et donc, tante que la “troisième voie” philosophique est restée épistémologique, elle ne différait pas du tout ou à peine du vieil idéalisme subjectif (Mach-Avenarius en relation avec Berkeley)… « .

Correct. J’ai fait valoir ce point à maintes reprises à propos du positivisme logique, qui était bien plus idéaliste que matérialiste

Poursuivons :

« Dans l’intelligentsia, l’on peut sentir l’augmentation constante des attitudes anti-capitalistes. Durant la crise finale de Bismarck, à l’époque de l’abrogation des lois anti-socialistes, quand l’effervescence naturaliste s’emparait de la littérature allemande, la vaste majorité de la jeunesse et des intellectuels talentueux, par exemple, se trouvait être dans le camp social-démocrate. En conséquence, ces orientations devaient être assimilées dans la vision philosophique du monde afin de combattre les tendances socialistes plus efficacement que cela était possible dans l’idéologie réactionnaire ordinaire. Avec l’opposition entre le vivant et le mort, le pétrifié et le mécanique, la philosophie vitaliste s’est chargée d’“approfondir” tous les problèmes concrets à tel point qu’ils ont créé une diversion majeure par rapport à ces conséquences sociales imminentes. ».

« … Il y a le point supplémentaire que la position centrale de la vie vécue dans l’épistémologie vitaliste a nécessairement nourri un sentiment aristocratique. Une philosophie expérientielle ne peut être qu’intuitive – et prétendument ce sont uniquement des élus, les membres de l’aristocratie, qui possèdent une capacité d’intuition. Ultérieurement, quand les contrastes sociaux se sont faits plus forts encore, il a été ouvertement affirmé que les catégories d’entendement et de raison appartenaient à la foule démocratique, tandis que les personnes vraiment d’envergure ne s’appro-priaient le monde qu’en se fondant sur l’intuition. Le vitalisme avait en principe une épistémologie aristocratique.

« … Nous avons l’intention, dans ces études, de retracer dans ses phases principales le développement commençant en ce point et aboutissant finalement, de par ses conséquences, à la “philosophie national-socialiste”. Il est évident  que la ligne que nous traçons ne signifie pas que le fascisme allemand a tiré ses idées exclusivement de cette source ; bien au contraire. La soi-disant philosophie du fascisme s’est fondée en premier lieu sur la théorie raciale, par-dessus tout sous sa forme développée par Houston Chamberlain, bien qu’en faisant cela, il est certain qu’il a fait un certain usage des conclusions du vitalisme. Mais pour qu’une “philosophie” [la fasciste] possédant si peu de fondements et de cohérence, étant si profondément non-scientifique et si grossièrement dilettante, se répande, ce qu’il fallait, c’était une atmosphère philosophique spécifique, une désintégration de la confiance en l’entendement et en la raison, la destruction de la foi humaine en le progrès et la crédulité envers l’irrationalisme, le mythe et le mysticisme. Et cette atmosphère philosophique, c’est précisément le vitalisme qui l’a créée. ».

C’est Dilthey qui a été le « fondateur et le plus important précurseur » de la Lebensphilosophie. (Bien que Nietzsche ait joué un rôle au moins aussi important). Sa philosophie était parallèle à la phénoménologie, « dont Dilthey avait anticipé et influencé plus que quiconque les avancées vitalistes », ainsi qu’à celle de Bergson et au pragmatisme. Et il a favorisé la renaissance du néo-romantisme et du néo-hégélianisme. Je ne vais pas résumer toute l’analyse de Dilthey par Lukács, mais voici un passage qui donne une idée de la pensée de Dilthey :

« La logique épistémologique du vitalisme de Dilthey procède de la thèse selon laquelle le fait de ressentir le monde est la base ultime de la connaissance. “La vie elle-même, la vivacité, derrière laquelle je ne peux pas pénétrer, contient des connections structurelles à partir desquelles toute expérience et toute pensée sont expliquées. Et c’est là le facteur décisif pour toute possibilité de connaître. Il n’y a connaissance de la réalité que parce que la pleine cohérence structurelle qui émerge dans les formes, les principes et les catégories de pensée, est contenue dans la vie et dans l’expérience, et parce que cette cohérence peut être démontrée analytiquement dans la vie et dans l’expérience”. ».

    

Quoi qu’il en soit, vous êtes probablement familier avec l’“idéalisme” et le “subjectivisme” de Dilthey, la séparation qu’il effectue entre l’explication et la compréhension, et son intérêt pour cette dernière – intuition, herméneutique, “description”, etc. Tout cela étroitement apparenté à la phénoménologie. Ce qui est proposé, c’est une typologie psychologique et historique des perspectives philosophiques qui s’apparentait à une sorte de relativisme historique. Des Gestalts, mutuellement incommensurables. “Dilthey, en tant qu’historien de la philosophie, ne pouvait qu’établir un relativisme complet – une bataille incessante entre des philosophies rivales dans lesquelles est faite une sélection spécifique, mais il n’y a pas de choix unique : “Les types principaux [de philosophie] se tiennent l’un à côté de l’autre, de manière autonome, improuvable et indestructible”. Un relativisme décadent qui conduit, en passant par Heidegger, à des relativismes encore plus décadents de la philosophie continentale et du postmodernisme du XX° siècle.

Au suivant : Simmel. Plus idéaliste et relativiste que Dilthey.

« Simmel n’admettait plus aucun monde-objet réel, mais seulement diverses formes de l’attitude vitaliste à l’égard de la réalité (savoir, art, religion, érotisme, etc.), chacune d’elles produisant son propre monde d‘objets : “L’entrée en vigueur de certaines forces et impulsions spirituelles fondamentales signifie qu’elles se créent un objet. La signification de l’objet de cette fonction d’amour, d’art ou de sentiment religieux, n'est que la signification des fonctions elles-mêmes. Chacune d’elles enrôle son objet pour son propre monde en le créant de cette façon comme étant le sien…”.

« La conséquence de cette position était un relativisme encore plus radical que celui de Dilthey… Et c’est une caractéristique du vitalisme, en tant que principale tendance philosophique de la période impérialiste, que le contenu central du procès de pensée relativiste ait toujours été une dévalorisation de la méthode scientifique, une création d’un espace pour la foi et un sentiment religieux subjectif, sans un objet défini, en utilisant seulement ce scepticisme relativiste comme une arme… ».

 

Lukács poursuit en citant un passage de Simmel qui fait amplement valoir son point de vue :

 

« Malgré l’accent mis sur le progrès incessant et incommensurable de nos connaissances, il ne faudrait pas oublier qu’à l’autre bout, pour ainsi dire, une grande partie de ce que nous possédions autrefois comme des connaissances “sûres” est en train de sombrer dans le doute et dans l’erreur reconnue. Combien de choses que l’homme médiéval “savait”, ainsi que le penseur des Lumières du XVIII° siècle ou bien le chercheur scientifique matérialiste du XIX° siècle, sont pour nous soit complètement obsolètes, soit du moins complètement douteuses. Combien de choses qui sont maintenant un “savoir” indubitable subiront tôt ou tard le même sort ! L’effet de toute la disposition spirituelle et pratique de l’homme est que – cum grano salis et en parlant d’un cadre large – il n’appréhende que ce qui correspond à ses convictions et il néglige simplement les contre-exemples, aussi saisissants soient-ils : un fait totalement inexplicable pour les époques ultérieures. Des preuves non moins “factuelles” et “convaincantes” ont été invoquées pour l’astrologie et pour les guérisons miraculeuses, pour la sorcellerie et pour l’efficacité directe de la prière, comme les lois de la nature  sont maintenant citées pour leur validité universelle. Et je n’exclus nullement la possibilité que des siècles ou des millénaires ultérieurs, qui percevraient comme étant le noyau et l’essence de chaque phénomène individuel son individualité indissoluble et unifiée, non imputables aux “lois universelles”, déclareront que de telles généralités sont autant de la superstition que les articles de foi précités. Une fois que nous avons abandonné l’idée de ce qui est “absolument vrai”, qui n’est aussi qu’une construction historique, nous pouvons arriver à l’idée paradoxale que, dans le processus continu de la perception, la norme des vérités nouvellement adoptées ne diffère que légèrement de la norme des erreurs que nous avons supprimées ; que, comme dans une procession qui ne s’arrête jamais, autant  de “vraies” idées montent sur les marches de devant alors que les “illusions” sont jetées sur les marches de l’arrière. ».

 

Pas mal choquant. Mais plutôt utile à des fins de réaction. « Le scepticisme relativiste moderne sapait directement les connaissances scientifiques objectives et, peu importe que ses promoteurs en aient eu l’intention ou non, il offrait des possibilités à l’obscurantisme réactionnaire le plus délirant, au mysticisme nihiliste de la décadence impérialiste ».

Suit une longue analyse du subjectivisme et de l’antimarxisme de Simmel. Par exemple, le fait qu’il réduise les problèmes de la société contemporaine à une « tragédie de la culture en général », laquelle reposait sur l’antithèse entre l’âme et l’esprit (Geist), « l’antithèse entre l’âme et ses propres produits et objectivations ». De telles idées étaient utiles pour dévier le mécontentement et l’aliénation des intellectuels provoqués par le capitalisme vers des voies moins dangereuses.

Le vitalisme s’est développé selon de nouvelles façons avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale. « La vieille antithèse de base de la “vie” versus la “rigidité” et le “moribond” était naturellement conservée, mais elle acquérait un contenu nouveau et saisonnier. Le “caractère allemand” (das deutsche Wesen), qui devait “restaurer la santé du monde”, représentait maintenant la conception de la “vie”, et le caractère national des autres peuples (principalement de ceux des démocraties occidentales et spécialement de celui de l’Angleterre) était ce qui était moribond et rigide. Et en particulier, il est apparu les nouvelles équations et antithèses de la guerre équivalant à la vie, et de la paix en tant que ce qui est rigide et moribond. ». Des tas de brochures pseudo-philosophiques de guerre ont été diffusées. Dans l’une, publiée par Max Scheler, par exemple, la guerre était proclamée d’une manière vitaliste nietzschéenne : « La véritable racine de toute guerre réside dans le fait qu’une tendance à l’ascension, à la croissance et au développement, est inhérente à toute vie elle-même….  Tout ce qui est moribond et mécanique cherche seulement à se “maintenir”…  alors que la vie croît ou décroît. ». Vous pouvez voir ici des lueurs de fascisme.

Après la guerre – et après la Révolution russe, qui a ajouté un nouvel élément très important à la bouillie culturelle qui produirait le fascisme –, a paru le Déclin de l’Occident de Spengler qui a été « un véritable et direct prélude à la philosophie fasciste ». Pout citer Lukács : « Fondamentalement, la nouvelle phase du vitalisme [telle qu’elle était illustrée par Spengler] se distinguait par le fait que l’abaissement de la méthode scientifique, qui était jusqu’alors en partie à demi-conscient, en partie dissimulé avec tact et ne cherchait d’abord qu’à faire place à la vision du monde intuitive et irrationaliste du vitalisme, parallèlement aux sciences individuelles établies, matériellement incontestées, est passée désormais à une attaque ouverte contre l’esprit scientifique en général, contre la compétence de la raison pour traiter de manière adéquate les questions humaines importantes ». Les normes intellectuelles s’effondraient. Spengler est allé plus loin dans la voie que Dilthey avait tracée, la voie qui a promu l’intuition, le sentiment, « la perception par des hommes de génie », et un rejet des explications causales en faveur de la description, de l’établissement d’analogies, et autres. Lukács : « L’épistémologie superficielle et arbitraire dans laquelle toute chose se ramène à l’expérience, à l’intuition, était la façon qu’avait Spengler d’affirmer la domination incontestable du relativisme historique. Tout est historique : avec Spengler, cela signifie que tout était historiquement relatif, purement relatif ». Y compris notre connaissance de la nature. Et même les mathématiques.

 

« … Le nombre, par exemple, était [pour Spengler] une catégorie purement historique : “Un nombre en soi n’existe pas et ne peut pas exister. Il existe plusieurs mondes de nombres parce qu’il existe plusieurs civilisations. On trouve un type de nombre indien, arabe, ancien et occidental, chacun étant au fond unique, chacun étant l’expression d’un cours différent des événements… En conséquence, il y a plus d’une sorte de mathématiques”. Cette négation ridiculement cohérente de toute objectivité, Spengler l’a poussée jusqu’au point d’être capable de dire de la causalité qu’elle était “un phénomène occidental et plus précisément baroque”.

« Pour Spengler, l’histoire avait la priorité sur la nature en tant que règle générale : “Ainsi, l’histoire est la forme originale du monde et la nature une forme tardive que seuls les hommes de culture mûre peuvent accomplir, et non l’inverse comme tend à la supposer un préjugé dans la compréhension scientifique urbaine”. Et donc, toute la science de la physique, ainsi que son objet, était un mythe de la culture occidentale tardive “faustienne”. L’atome, la vitesse de la lumière et la gravitation, étaient autant des catégories mythiques de «“l’homme faustien” que les poltergeists et les démons domestiques étaient des catégories de la période qui croyait en la magie. (Si nous nous souvenons des déclarations de Simmel sur la relativité historique des connaissances, nous pouvons voir que Spengler ne fait que tirer toutes les conclusions du vitalisme impérialiste d’avant-guerre et qu’ils les popularisent). C’est pour ces raisons-là que la culture était pour Spengler « le phénomène primordial de toutes les histoires passées et futures du monde”. ».

 

Hum, cela me fait penser au postmodernisme. Quelle surprise. Les esprits décadents pensent de la même manière.

La culture était « le phénomène primordial ». Chaque culture avait sa propre Gestalt qui était la base de toutes les manifestations de cette culture. « Le résultat automatique était que ces Gestalts repliées sur elles-mêmes étaient nécessairement des “monades sans fenêtres” : c’est seulement dans son essence unique que chacune pouvait être intuitivement saisie et décrite ». Vous voyez les origines fascisantes  des dogmes postmodernistes ultérieurs. Même l’utilisation incontinente du mot “culture” par des universitaires contemporains a une signification et une origine essentiellement réactionnaires. (Vous voyez aussi, incidemment, que Heidegger n’était pas particulièrement original).

L’un des avantages du relativisme historique extrême est qu’il nie qu’il y ait un progrès quelconque dans l’histoire, et il nie par conséquent une proposition qui est devenue un article de foi  pour les socialistes et les marxistes. Il présente également la science et le matérialisme comme de simples préjugés provinciaux, et il sape de ce fait une conception qui peut servir de fondement inébranlable à la politique révolutionnaire.

Spengler considérait les différentes Gestalts culturelles, telles que l’allemande et la démocratique occidentale, comme fondamentalement “solipsistes”, étrangères, hostiles, imperméables à la communication avec les autres. (Une sublimation du solipsisme des classes parasitaires de l’époque impérialiste). Ceci égalait et renforçait l’idéologie raciale qui avait déjà émergé avec Gobineau et Chamberlain, à savoir que les différentes races étaient étrangères et hostiles les unes aux autres. Ainsi, « nous remarquons chez Spengler l’accomplissement des tendances barbarisantes de Nietzsche, [et aussi] nous voyons le développement concurrent profondément enraciné des différents courants de la philosophie impérialiste réactionnaire, et leur tendance à fusionner dans la préparation théorique des idées et des actions barbares de Hitler et de Rosenberg ». La nature réactionnaire du vitalisme est évidente compte tenu de son point culminant chez Spengler.

 

« De façon similaire, il est patent que la construction de ce mythe irrationaliste et solipsiste de l’histoire a eu pour but ultime et crucial encore une tentative pour résister à la perspective socialiste de l’évolution sociale. Nietzsche, qui a été le premier à relever ce défi, était encore obligé de présenter l’ensemble de l’histoire du monde, qui était unitaire à ses yeux, comme une lutte pour le pouvoir entre les maîtres et la populace. Par conséquent, il devait mettre l’accent sur la prise de conscience de la “volonté de puissance” des maîtres par tous les moyens afin que leur lutte se termine par la défaite future du socialisme. Spengler nourrissait des espoirs qui étaient bien plus faibles que ceux de Nietzsche. Sa conception était une mélodie consolante plutôt qu’un hymne de combat, un narcotique plutôt qu’un stimulant. La vie cyclique des sphères culturelles, pensait-il, avait à plusieurs reprises donné lieu à des dangers similaires au danger contemporain, à savoir la menace prolétarienne sur le capitalisme. Mais ce danger avait été écarté lors de chaque cycle, et chaque culture était morte de mort “naturelle” due à la mise à la retraite, à la paralysie culturelle. Pourquoi un sort différent adviendrait-il à la civilisation faustienne du capitalisme ? Il y avait après tout la morphologie intuitive-analogique, la seule connaissance pure de l’histoire, et celle-ci indiquait que le destin était sur le point d’introduire le règne des “Césars” (c'est-à-dire, les capitalistes monopolistes). Le fait que cela signifiait le commencement de la fin de la culture concernée n’intéressait aucun capitaliste ou intellectuel parasitaire. Nous parviendrons à survivre – après nous le déluge(*) : c’était le chant de consolation de Spengler, et il était très efficace. » .

 

Mais, dans un autre ouvrage, Prussianisme et socialisme, Spengler optait pour une approche différente en ce qui concerne le problème du socialisme, une approche qui serait adoptée plus tard par Hitler. Lukács la décrit comme suit :

 

« Chaque civilisation, d’après Spengler, a son socialisme (zen, bouddhisme, etc. ; aujourd'hui c’est le socialisme qui est la forme faustienne de ces manifestations). Mais cette généralisation n’a pas satisfait la recherche d’analogie de Spengler. Il a dû, en outre, découvrir le socialisme “réel”, à savoir le prussianisme ; les types de l’officier militaire, du fonctionnaire et de l’ouvrier. L’adversaire de ce “socialisme” n’était pas le capitalisme, mais l’Angleterre. (Ici, Spengler développait les idées des brochures de guerre de Scheler ainsi que celles sur les marchands [les Anglais] et sur les héros [les Allemands] de Sombart). Les Prussiens et les Anglais représentent deux types principaux dans le développement de la civilisation. Ce sont “deux impératifs moraux d’un genre opposé qui ont évolué lentement à partir de l’esprit viking et du code des chevaliers de l’Ordre teutonique. Les uns étaient porteurs en eux de l’idée germanique, les autres la sentaient peser sur eux : indépendance personnelle et communauté supra-personnelle. Aujourd'hui, on les appelle individualisme et socialisme”. Karl Marx et le socialisme de la classe ouvrière n’ont fait que compliquer cette question et ils sont rejetés par la logique fatale de l’histoire du monde. Le vainqueur sera le “socialisme prussien”, le socialisme fondé par Frédéric-Guillaume I°. La véritable Internationale sera par conséquent édifiée sur cette base : “Une Internationale authentique n’est possible que grâce au triomphe de l’idée d’une race particulière située au-dessus des autres… L’Internationale authentique, c’est l’impérialisme”. Dans ce “socialisme”, le travailleur devient un fonctionnaire économique, et l’entrepreneur un officiel administratif responsable. La classe ouvrière allemande va sûrement se rendre compte que seul ce “socialisme” a des possibilités réelles. Aucune idéologie n’est nécessaire, seulement “un scepticisme courageux, une classe ayant un caractère socialiste de maître”. ».               

 

C’est ainsi que l’on en arrive au national-socialisme.

Lukàcs procède ensuite à la critique très fine de Max Scheler, de Husserl, et de la phénoménologie, mais je passe. Sa section relative à Heidegger et à Jaspers est encore meilleure – bien meilleure. Il diagnostique brillamment la maladie qu’a été la philosophie existentialiste, et il critique les idées de Heidegger. Avec ce penseur, la phénoménologie « s’est transformée en l’idéologie de l’agonie de l’individualisme au cours de la période impérialiste ». Il me faut recopier certains passages car ils sont trop concis pour être résumés.

 

« Les sinistres années de la Première Guerre mondiale, qui ont été remplies de brusques revers de fortune, et la période suivante, ont apporté un changement d’esprit  marqué [dans la philosophie et dans la culture]. La tendance subjectiviste demeurait, mais sa teneur fondamentale, son atmosphère, ont été complètement modifiées. Le monde n’était plus une grande scène à usages multiples sur laquelle le moi, dans des costumes changeant sans arrêt et transformant continuellement les décors à volonté, pouvait jouer ses propres tragédies et comédies intimes. Il était maintenant devenu une zone dévastée. Avant la guerre, il avait été possible de critiquer ce qui était mécanique et rigide dans la culture capitaliste du point de vue vitaliste hautain. C’était là un exercice intellectuel inoffensif et sans danger, étant donné que l’être de la société paraissait se tenir de manière impassible et garantir l’existence sûre du subjectivisme parasitaire. Depuis la chute du système wilhelminien, le monde social a commencé à constituer quelque chose qui est étranger au subjectivisme ; l’effondrement de ce monde que le subjectivisme ne cessait de critiquer, mais qui formait la base indispensable de son existence, menaçait à chaque porte. Il n’y avait plus de moyens solides de soutien. Et dans sa condition d’abandon, l’égo solitaire était dans la peur et l’anxiété.

« Généralement, des situations sociales relativement similaires produisent des tendances relativement similaires dans la pensée et dans le sentiment. Avant l’éclatement de la révolution de 1848, qui a été un événement international et européen, l’individualisme romantique s’est effondré pour de bon. Le penseur qui a été le plus important durant sa crise et sa chute, le Danois Søren Kierkegaard, a formulé de la manière la plus originale la philosophie de l’angoisse romantique-individualiste qui était alors courante. Il n'est pas surprenant que, maintenant, alors que cette humeur déprimée commençait déjà à se faire sentir – des années avant la crise réelle [des années 1930] – comme un pressentiment d’événements futurs sombres, une renaissance de la philosophie de Kierkegaard ait été proclamée par les plus grands esprits de la nouvelle phase, Heidegger, le disciple de Husserl, et l’ancien psychanalyste Karl Jaspers. Naturellement, ils l’ont fait moyennant des modifications pour l’actualiser. La religiosité protestante orthodoxe et la foi strictement luthérienne de Kierkegaard en la Bible n’étaient d’aucune utilité pour les besoins présents. Mais la critique de la philosophie hégélienne effectuée par Kierkegaard, en tant que critique de tout effort visant à l’objectivité et à la validité universelle par la pensée rationnelle, ainsi que de tous les concepts relatifs au progrès historique, ont acquis une influence contemporaine très forte. Il en va de même pour l’argumentation de Kierkegaard concernant une “philosophie existentialiste” à partir du désespoir le plus profond d’un subjecti-visme extrême, auto-mortifiant, qui cherchait à se justifier dans le pathos même de ce désespoir, dans la révélation déclarée de tous idéaux de la vie socio-historique comme de simples idées insipides et vaines, par opposition au sujet, qui était le seul à exister. Le changement dans la situation historique a imposé naturellement des modifications considérables. Et de nouveau, celles-ci résidaient principalement dans le fait que la philosophie de Kierkegaard était dirigée contre l’idée bourgeoise du progrès, contre la dialectique idéaliste de Hegel, tandis que les rénovateurs de la philosophie existentialiste étaient déjà principalement en conflit avec le marxisme, bien que cela ait trouvé rarement une expression manifeste et directe dans leurs écrits ; ils ont parfois tenté d’exploiter les aspects réactionnaires de la philosophie hégélienne afin de favoriser cette nouvelle campagne. Le fait que la philosophie existentialiste de Kierkegaard était déjà rien moins que l’idéologie du philistinisme le plus triste, de la crainte et du tremblement, de l’angoisse, ne l’a pas empêché de conquérir de larges cercles intellectuels en Allemagne à la veille de la prise du pouvoir par Hitler et de la période nihiliste du soi-disant réalisme héroïque. Au contraire : ce philistinisme prétentieu-sement tragique était précisément la raison socio-psychologique de l’influence de Heidegger et de Jaspers. ».

 

Une indication du changement de mentalité était que le mot-clé du vitalisme antérieur avait été “vie”, tandis que maintenant ce mot était “existence”. « L’accent emphatique mis sur “vie” signifiait la conquête du monde par la subjectivité ; d’où le fait que les activistes fascistes du vitalisme, qui étaient sur le point de succéder à Heidegger et à Jaspers, remettaient ce mot à l’ordre de du jour, bien qu’ils lui aient donné un nouveau contenu une fois de plus. L’“existence” comme leitmotiv philosophique impliquait le rejet d’une grande partie de ce que le vitalisme avait approuvé ailleurs comme “vivant”, et cela était présenté maintenant comme non-essentiel, non-existentiel. ». Parler de l’existence abstraite au lieu de la vie concrète, c’est être davantage étranger à la société et à soi-même, être séparé de la vie ou être en dehors d’elle, être intensément anxieux.

Quant à la philosophie de Heidegger elle-même, je dirai seulement qu’au fond elle n'est pas très différente de l’idéalisme subjectif. Elle est habillée dans un costume d’objectivité, d’“ontologie”, etc., mais elle est purement idéaliste. Comment décrire autrement une philosophie qui prétend que “l’ontologie n’est possible qu’en tant que phénoménologie” ? En réalité, bien sûr, l’ontologie n’est possible qu’en tant que science naturelle, puisque c’est la science qui nous dit (ou qui essaie de nous dire) quels sont les constituants ultimes du monde.

Encore d’autres citations :

« Le sentiment qu’avait l’homme bourgeois de devenir non-essentiel, en fait un être insignifiant, était une expérience universelle parmi l’intelligentsia de cette période. D’où le fait que le cours compliqué des idées de Heidegger, ses introspections phénoméno-logiques laborieuses, ont rencontré le matériau d’expériences répandues dans cette classe et qu’ils y ont trouvé une corde sensible en réponse. Heidegger prêchait ici un retrait de tous les relations sociales, tout autant que Schopenhauer, à son époque, avait proclamé un abandon de l’idée bourgeoise de progrès, de la révolution, démocratique… [Mais] l’accent émotionnel humain dans le processus de retrait était totalement différent, voire opposé, chez Schopenhauer et chez Heidegger. Avec ce dernier, le sentiment de désespoir ne laissait plus à l’individu le champ libre à la contemplation esthétique et religieuse “béatifique”, comme chez Schopenhauer. Son sens du péril englobait déjà tout le domaine de l’existence individuelle. Et bien que le solipsisme de la méthode phénoménologique ait pu en déformer la représentation, il s’agissait tout de même d’un fait social : l’état intérieur de l’individu bourgeois (en particulier de l’intellectuel) au sein du capitalisme monopoliste en ruine, se trouvant face à la perspective de sa propre chute. Et donc, le désespoir de Heidegger avait deux aspects : d’une part, la mise à nu sans remords du néant intérieur de l’individu dans la crise impérialiste ; d’autre part – et parce que le fondement social de ce néant se transformait de manière fétichiste en quelque chose d’intemporel et d’antisocial – le sentiment qu’il suscitait pouvait très facilement se transformer en une activité révolutionnaire désespérée. Ce n’est certainement pas par hasard si la propagande  de Hitler faisait continuellement appel au désespoir… ».

Suit une longue analyse des divers aspects de la philosophie de Heidegger, y compris de sa philosophie du temps et de l’histoire, dont le résultat est fondamentalement que l’action sociale, et ainsi de suite, est “inauthentique”. Plus authentiques sont les aspects négatifs de l’existence, tels que l’anxiété, le désespoir, etc. (Vous voyez également cette négativité et cet individualisme chez Sartre, naturellement, avec l’accent mis sur la souffrance, la liberté absolue, la mauvaise foi, etc.).

Et ensuite il y a Jaspers. Un néo-kierkegaardien. « Chaque doctrine formulée du tout », écrivait-il, « devient une coquille dépourvue de l’expérience originelle des situations ultimes, et elle contrecarre les énergies qui sont activement à la recherche du sens de l’existence future dans l’expérience volontaire. À cela, elle substitue le calme d’un monde de signification éternellement présente,  pleinement perçu et perfectionné, apaisant pour l’âme ». Pour Kierkegaard, l’opposant était Hegel, et pour Jaspers, c’est Marx. « Avec l’affirmation d’une vérité unique comme universellement valable pour tous les hommes… le mensonge s’installe immédiatement ». La crainte principale se situait dans le gouvernement démocratique par les masses. Lukács : « Ce n’est que dans l’individu tourné “vers l’intérieur”, purement autonome, (dans le philistin intellectuel rejetant toute vie publique), que Jaspers croyait que la vérité, l’intégrité et l’humanité, pouvaient être trouvées ; et – dans le véritable style petit-bourgeois allemand – il présentait toute influence de masse comme de la fausseté et de la barbarie ». Quelle surprise : un intellectuel qui ne croit pas en la démocratie.

Soit dit en passant, voici un paragraphe de Jaspers qui nous rappelle à quel point Sartre était absolument peu original (mais Jaspers l’était aussi) :

 

« La philosophie existentialiste serait immédiatement perdue si elle croyait qu’elle connaissait de nouveau ce qu’est l’homme. Elle fournirait de nouveau les idées fondamentales permettant une investigation de la vie humaine et animale dans ses types, et elle reviendrait à être de l’anthropologie, de la psychologie, de la sociologie. Elle ne peut avoir du sens que si elle demeure sans une base dans sa concrétude. Elle éveille ce qu’elle ne connaît pas ; elle s’illumine et s’active, mais elle ne se fixe pas…  C’est parce qu’elle reste sans objet concret que l’illumination de l’existence ne donne aucun résultat. La clarté de la conscience contient la demande sans la satisfaire. En tant qu’observateurs, nous devons nous contenter de cela. Car je ne suis pas ce que je perçois, et je ne perçois pas ce que je suis. Au lieu d’observer mon existence, je ne peux que mettre en mouvement le processus de prise de conscience clarifiée. ».

 

Le jugement final de Lukács sur Heidegger et sur Jaspers est, comme il se doit, sévère (bien qu’il soit possible qu’il leur accorde trop d’importance) :

 

« Heidegger et Jaspers ont porté le relativisme et l’irrationalisme individualistes, petits-bourgeois et à la fois aristocratiques, extrêmes, à leurs limites logiques ultimes. Ils se sont retrouvés dans une époque glaciaire, dans un pôle Nord, dans un monde devenu vide, dans un chaos absurde, dans un néant comme environnement de l’homme, et dans un désespoir de soi et une solitude inéluctable comme contenu intime de leur philosophie. Ils ont fourni ainsi une image fidèle de ce qui se passait largement dans l’intelligentsia allemande à la fin des années vingt et au début des années trente. Mais ils ne se sont pas arrêtés à la description. Leur compte rendu était en même temps une interprétation : un exposé sur l’absurdité de toute action dans ce monde. Leur attitude partisane est manifeste dans le fait qu’ils identifiaient les caractères négatifs de ce qu’ils appelaient  le “monde” exclusivement à la société démocratique. Et cela, à la veille de la crise et durant elle, équivalait à un parti pris(*) catégorique. En effet, elle a augmenté le climat général de découragement parmi de larges fractions de la bourgeoisie allemande, par-dessus tout de ses intellectuels, elle a détourné des tendances rebelles potentielles et elle a ainsi fourni une aide importante, de manière négative, à la réaction agressive. Si le fascisme a pu inculquer une neutralité plus que bienveillante à de larges pans de l’intelligentsia d’Allemagne, cela est dû dans une mesure non négligeable à la philosophie de Heidegger et de Jaspers. ».

 

Tel est le danger de toutes les philosophies relativistes et nihilistes.

La dernière section du chapitre : “Le vitalisme dans l’Allemagne impérialiste” est la seule qui porte sur le vitalisme préfasciste et fasciste, et qui passe en revue des auteurs tels que Klages, Jünger, Bäumler, Böhm, Krieck et Rosenberg (bien que, naturellement, il y en a eu beaucoup d’autres – et aussi internationalement). Et de nouveau, une brillante analyse. La création de mythes historiques et de types mythiques, le rejet explicite de l’intellect et de la raison comme étant des choses mortes ou moribondes ; la promotion de l’intuition qui est finalement devenue l’infaillibilité du Führer ; le mépris de la culture bourgeoise manquant de vie, etc. (Voir mon vieil article sur le fascisme, et les ouvrages de Zeev Sternhell). Un peu avant la fin, Lukács nous rappelle la culpabilité indirecte de Dilthey et de Simmel (ils auraient cependant méprisé amplement ces prétendus philosophes fascistes). « … La philosophie de Bäumler-Krieck-Rosenberg n’aurait pas été possible sans Spengler, et celle de Spengler n’aurait pas été possible sans Dilthey et Simmel ». Et voici le dernier paragraphe du chapitre :

 

« Le cul-de-sac barbare [de la “philosophie national-socialiste”] apparaît alors comme un point culminant nécessaire de l’autodissolution de l’idéologie impérialiste allemande dans le vitalisme (Lebensphilosophie), dont nous avons fait remonter les premiers précurseurs philosophiques à la réaction irrationnelle de l’absolutisme féodal allemand à la Révolution française. Et ce point culminant n’était nullement fortuit, mais le sort mérité des tendances immanentes du vitalisme lui-même. Hegel, qui s’est intéressé au vitalisme alors que celui-ci n’était pas très avancé, quand il était une doctrine de “connaissance directe”, a écrit prophétiquement à son sujet : “De la thèse selon laquelle la connaissance directe doit être le critère de la vérité, il s’ensuit… que toute superstition et idolâtrie sont déclarées vraies, et que le contenu le plus arbitraire et indécent de la volonté est justifié… Les désirs et les inclinations déposent automatiquement leurs intérêts dans la conscience, et les buts immoraux sont directement situés au même endroit”. ».

 

Le chapitre suivant, qui porte sur le néo-hégélianisme, est moins  intéressant, aussi le sautons-nous. (Il indique cependant encore une fois l’étendue incroyable de l’érudition de Lukács). D’un bien plus grand intérêt est le chapitre relatif à la sociologie allemande, qui montre combien elle a contribué à l’atmosphère d’“irrationalisme”. Songez à Tönnies, à la fin du XIX° siècle. Il a beaucoup fait pour populariser la distinction entre culture et civilisation, laquelle est ensuite devenue très importante pour Spengler et les autres. « Cette antithèse provenait du sentiment de mécontentement que ressentait l’intelligentsia bourgeoise en ce qui concerne le développement culturel capitaliste, et en particulier impérialiste ». Puisque l’intelligentsia, liée à bien des égards au capitalisme, ne pouvait pas devenir véritablement révolutionnaire, elle a exprimé son mécontentement en promouvant la “culture” au détriment de la “civilisation”. Cette dernière, qui dénotait le développement technico-économique, était constamment en train de monter, mais au détriment de la première. La culture devenait de plus en plus appauvrie, commercialisée, vulgaire, décadente. « Une tension tragique, insupportable », finirait par apparaître entre les deux. Ainsi que Lukács la commente, cette conception n’était que l’expression d’un anticapitalisme romantique manquant de rigueur ; mais elle avait l’avantage de militer contre le socialisme. « En effet, puisque le socialisme développait davantage les forces matérielles de production (mécanisation, etc.), lui aussi était incapable de résoudre le conflit entre la culture et la civilisation. Il en perpétuait plutôt le conflit – et par conséquent, c’est ainsi que le raisonnement se poursuivait, l’intelligentsia affectée par cette dichotomie perdait son temps à contester le capitalisme au nom du socialisme. ». La distinction étrange et plutôt absurde entre culture et civilisation était essentiellement tournée vers le passé.

 

« Plus les tendances de la Lebensphilosophie, en particulier celles de Nietzsche, se sont emparées de la sociologie et des études sociales en général, et plus l’accent a été mis sur le contraste entre culture et civilisation, plus le retour vers le passé a été énergique, et plus les propositions ont été non-historiques et antihistoriques. Et la dialectique interne des développements idéologiques après la guerre a signifié que l’attitude dédaigneuse s’est également étendue de plus en plus à la culture. La culture et la civilisation ont pareillement été rejetées au nom de l’“âme” (Klages), de “l’existence authentique” (Heidegger), etc. ».

 

C’est une philosophie de plus en plus spiritualisée-individualiste qui a fait son apparition, laquelle, du fait du rejet de la sphère sociale, de l’action collective, du progrès économique et politique, etc., a aidé nécessairement le développement du fascisme et de ses idéologies.

Avec Tönnies, vous avez aussi un contraste entre communauté et société, cette dernière étant assimilée, en réalité, au capitalisme. Le “vivant” opposé au “mécanisé”. Ce qui en a résulté, encore une fois, c’est une diversion efficace du mécontentement intellectuel de l’anticapitalisme vers … la civilisation antimoderne en général.

Et puis il y a Weber, le plus raffiné et le plus ambitieux des sociologues allemands.

 

« Pour la sociologie allemande, le problème central dans l’impérialisme d’avant-guerre était de trouver une théorie relative à l’origine et à la nature du capitalisme et de “battre” le matérialisme historique dans ce domaine au moyen d’une interprétation théorique propre. Ce qui constituait le véritable sujet de discorde, c’était l’accumulation primitive, la séparation par la force des salariés d’avec les moyens de production. (En tant qu’adhérant à la théorie de l’utilité marginale, la majorité des sociologues allemands considéraient la doctrine de la plus-value comme scientifiquement établie). De nouvelles hypothèses et théories ont été élaborées par douzaines en tant que substituts sociologiques de l’accumulation primitive… Mais si l’on considère les derniers développements, c’est la conception de Max Weber qui a été la plus influente. Comme nous l’avons vu, Weber est parti de l’interaction entre l’éthique économique  des religions et les formations économiques, en vertu de laquelle il a affirmé la priorité effective du motif religieux. Son problème était d’expliquer pourquoi le capitalisme s’était produit seulement en Europe. À la différence de la conception antérieure du capitalisme comme étant n’importe quelle accumulation de richesses, Weber s’est donné beaucoup de mal pour saisir le caractère spécifique du capitalisme moderne et pour relier son origine européenne à la différence entre le développement éthico-religieux en Orient et en Occident. Pour accomplir cela, sa démarche principale a été de dés-économiser et de “spiritualiser” la nature du capitalisme. Ce qu’il a présenté comme une rationalisation de la vie socio-économique, la calculabilité rationnelle de tous les phénomènes. Weber a alors conçu une histoire universelle des religions afin de montrer que toutes les religions orientales et anciennes ont produit des codes économiques qui constituaient des facteurs inhibiteurs dans la rationalisation de la vie quotidienne. Seul le protestantisme (et dans le protestantisme, principalement des sectes dissidentes) a possédé une idéologie en accord avec cette rationalisation et l’encourageant. Et à maintes reprises, Weber a refusé de voir dans les codes économiques une conséquence des structures économiques. Concernant la Chine, par exemple, il écrivait : “Mais ici l’absence d’une religiosité éthiquement rationnelle est le facteur primordial et elle semble, pour sa part, avoir influencé la limitation toujours frappante dans le rationalisme de sa technologie”. Et comme conséquence de son identification de la technologie à l’économie – une simplification de vulgarisation qui ne reconnaît que le capitalisme mécanisé comme variété authentique –, Weber en arrive alors à l’“argument” historique “décisif” que c’est l’esprit économique protestant qui a accéléré et encouragé le développement capitaliste qui existait déjà “avant le ‘développement capitaliste’”. Il voyait en cela une réfutation du matérialisme historique. ».

 

À certains égards, Weber n’était pas aussi conservateur que beaucoup de ses collègues. Tandis qu’ils critiquaient la démocratie occidentale comme étant dysfonctionnelle, inférieure, etc. – afin de se prononcer en faveur de la supériorité de la situation allemande –, Weber était partisan de la démocratie… comme étant « la forme la plus appropriée à l’expansion impérialiste d’une grande puissance moderne », pour citer Lukács. « Il considérait que la faiblesse de l’impérialisme allemand résidait dans son manque de développement démocratique interne ». Lukács cite ensuite Weber : « Seul un peuple politiquement mûr est une “race supérieure”Seules les races supérieures sont appelées à intervenir dans le cours des développements mondiaux… La volonté d’impuissance [anti-démocratique] dans les affaires intérieures que prêchent les écrivains est irréconciliable avec la “volonté de puisance” à l’étranger qui a été si bruyamment trompétée. ». Weber était un impérialiste comme tous les autres, mais un “un impérialiste démocratique”, pour ainsi dire.

Lukács critique également le formalisme de la sociologie wébérienne qui trouve un équivalent dans le formalisme de la philosophie contemporaine. « En conséquence de son formalisme, de son subjectivisme et de son agnosticisme, la sociologie, comme la philosophie contemporaine, n’a pas fait davantage que de construire des types spécifiés, d’établir des typologies et de disposer les phénomènes historiques dans ces typologies. (Ici, la philosophie ultérieure de Dilthey avait acquis une influence décisive sur la sociologie allemande. Nous pouvons être témoins de son véritable épanouissement – après Spengler – dans la période d‘après-guerre) ». Il continue :

 

« Avec Max Weber, ce problème de types devenait la question méthodologique centrale. Weber considérait l’établissement de “types idéaux” construits de façon pure comme une question centrale des tâches de la sociologie. Selon lui, une analyse sociologique n’était possible que si elle procédait des ces types. Mais cette analyse n’a pas produit une ligne de développement, mais seulement une juxtaposition de types idéaux choisis et arrangés de manière casuiste. ».

 

Une critique plutôt juste, je pense.

Lukács termine son étude de Weber par une analyse nuancée sur la façon dont même ce penseur rigoureux a accepté involontairement le climat d’irrationalisme dans la culture intellectuelle allemande et y a même contribué. Bref, le problème est que, aspirant à une sociologie dénuée de valeurs, il a laissé le champ libre à l’irrationalisme, au mysticisme, et à la foi. Puisque censément la science n’avait aucun rapport avec des valeurs ou des fins, il devait devenir relativiste. (Dans un sens, l’argument de Hume est juste. Mais le marxisme montre qu’une sorte de couplage entre valeurs et “science” est néanmoins possible). Les valeurs sont arbitraires. Il est donc en quelque sorte légitime d’avoir un domaine d’irrationalisme distinct et non-scientifique – tout comme Weber l’aurait contesté à un certain niveau (et il a contesté l’irrationalisme vulgaire de son époque).

Plus loin, au milieu d’une longue et irréfutable critique du frère cadet de Weber, Alfred, (un autre sociologue d’une certaine importance), Lukács observe que le concept célébré de Weber de “charisme” est en réalité de peu d’intérêt :

 

« Comme c’est bien connu, dans sa sociologie, Max Weber considérait l’état privilégié du leader démocratique en particulier comme étant du “charisme”, un terme exprimant déjà le caractère irrationnel, conceptuellement insondable et incompré-hensible du leadership. Pour Max Weber, cela ne pouvait pas être évité. Car si nous nous demandons – en suivant la méthodologie de Rickert de l’histoire qui ne reconnaît que des phénomènes individuels – pourquoi ce sont Périclès ou Jules César, Oliver Cromwell ou Marat, qui sont devenus des leaders, et si nous essayons de trouver une généralisation sociologique recouvrant les réponses historiques distinctes, c’est alors qu’apparaît le concept de “charisme”, qui fixe en gros dans un pseudo-concept notre émerveillement ignorant, c'est-à-dire quelque chose d’irrationnel. Quand, au contraire, Hegel parlait de “l’individu historique mondial”, il ne le faisait pas à propos de l’individu, mais de la tâche historiquement assignée à une époque, à une nation, et il considérait comme “historique mondial” cet individu qui pouvait accomplir cette tâche. Hegel savait bien que la question de savoir si, parmi ceux qui ont la conscience potentielle et la capacité d’action nécessaires dans cette situation, l’individu X ou Y qui devient en fait “historique mondial”, c’est celui qui recèle en lui un élément de chance irréductible. Max Weber posait la question précisément du point de vue de cet élément de chance inévitable et il en cherchait une “explication”. Il était donc sûr de tomber sur le pseudo-concept, en partie abstrait, en partie mystique et irrationnel, du “charisme”. ».                

 

Des idées particulièrement clairvoyantes. C'est comme… d’accord, le charisme est important. Et l’on peut, si l’on veut, élever ce concept à quelque chose de plus concis que sa signification banale ordinaire pour exprimer une sorte de connexion mystique irrationnelle entre les masses et le leader. Mais… et alors ? Quelle est la portée des gains explicatifs de ce concept ? Pas très grande. C’est uniquement plus de description et de typologie. Plus de pseudo-explications, et d’explications superficielles.

Pire, la notion wébérienne de charisme a aidé à préparer le fondement de la théorie fasciste du Führer, et elle l’a aidée à acquérir du crédit parmi l’intelligentsia. C’est pour toutes ces raisons-là et d’autres encore que Weber, comme beaucoup d’autres penseurs que Lukács analyse, a un peu de sang sur les mains. En réalité, n’importe quel intellectuel (en fait, n’importe quelle personne – mais les intellectuels et l’élite en tout premier lieu) qui ne prend pas une position ferme de soutien à la gauche est complice.

D’accord ; poursuivons avec Karl Mannheim et sa “sociologie de la connaissance” (laquelle continue à trouver son expression dans les courants postmodernistes). Sa conclusion logique, naturellement, est le relativisme, étant donné que toute connaissance est supposée être totalement liée à la situation, et par conséquent pas davantage qu’une expression d’une situation particulière et des intérêts, des désirs, des perceptions, des perspectives, etc., insérés dans cette situation.

 

« Comme tous les agnostiques et les relativistes de la période impériale, Mannheim protestait contre l’accusation de relativisme. Il a résolu la question avec un nouveau terme et il se qualifiait lui-même de relationniste. La différence entre le relativisme et le relationnisme est à peu près la même que celle entre le diable jaune et le diable vert dans une lettre de Lénine à Gorki. En effet, Mannheim a “triomphé” du relativisme en déclarant obsolète et en rejetant l’ancienne épistémologie, laquelle mettait au moins en avant l’exigence de vérité objective et qualifiait sa négation de relativisme. L’épistémologie moderne, au contraire, devait “partir de la thèse qu’il existait des domaines de la pensée où la connaissance non engagée, sans liens, est tout à fait inimaginable”. Ou bien, plus radicalement en ce qui concerne le domaine de la connaissance sociale : “Mais avant tout, chacun de nous arrive à voir l’aspect de l’ensemble social vers lequel il est orienté en termes de volonté”. Ici, la source de Mannheim est évidente : c’était la théorie des idéologies du matérialisme historique. Mais, comme tous les vulgarisateurs et les adversaires populaires de cette doctrine, il n’a pas observé qu’en elle, le relatif et l’absolu s’enchevêtrent dans une relation dialectique réciproque, et que cela entraîne un caractère approximatif de la connaissance humaine, pour laquelle la vérité objective (le reflet correct de la réalité objective) est toujours un élément et un critère inhérents. Ainsi, la théorie impliquait une “fausse conscience” comme pôle complémentaire de la conscience correcte, alors que Mannheim concevait son relationnisme comme la typification et la systématisation de toutes les sortes possibles de fausse conscience. ». 

« Le matérialisme historique est lui-même une idéologie, exactement comme les autres, et par conséquent une sorte de fausse conscience ! Ha, ha, je gagne ! ». Mais de même que lorsque je rédigeais il y a déjà longtemps ma thèse de fin d’études à l’université, vous devez simplement reconnaître la possibilité d’une vérité/connaissance objective et que tout n’est pas seulement l’expression d’une situation ou d’une perspective particulière. Car, même au moment de faire une telle affirmation relativiste, vous déclarez du moins implicitement qu’il existe une vérité objective. Il s’agit de la vieille “contradiction performative” du relativisme : le fait même d’énoncer un relativisme approfondi contredit  le contenu de votre déclaration.

Quoi qu’il en soit, Lukács prend quelque peu plaisir à exposer la vacuité de la sociologie de Mannheim. Par exemple : comment Mannheim se sort-il de la contradiction performative ? Comment se sort-il du relativisme total qu’il désavoue ? Bien…

« L’intelligentsia “flottante” [ce sont les termes de Lukács] s’est vue attribuer la chance et le rôle de déterminer la vérité qui répondait à la situation actuelle à partir de la totalité des points de vue et des attitudes liées à ces points de vue. Selon Mannheim, cette intelligentsia se situait en dehors des classes sociales : “Elle forme un centre, mais pas un centre en termes de classe”. Or, pourquoi la pensée de l’“intelligentsia flottante” n’était plus “liée à la situation”, et pourquoi le relationnisme n’appliquait pas désormais son propre principe à lui-même, ainsi qu’il demandait au matérialisme historique de le faire, seule la sociologie de la connaissance connaît la réponse. Mannheim affirmait à propos de ce groupe social qu’il possédait une sensibilité sociale lui permettant “de partager les sentiments des forces dynamiquement en conflit”, mais c’était une affirmation creuse sans preuve. Que ce groupe ait eu l’illusion de se situer au-dessus de la classe sociale et des luttes de classe est un fait bien connu. Le matérialisme historique l’a non seulement décrit à maintes reprises, mais il l’a aussi déduit de l’être social de ce groupe. C’était ici la tâche de Mannheim de montrer que le lien avec l’être social, avec la “situation” qui, dans sa nouvelle épistémologie, définissait la pensée de tout homme vivant en société, était absent de ce groupe ou bien présent d’une manière modifiée. Mais il n’a même pas essayé de montrer cela, et il a eu simplement recours aux illusions de l’“intelligentsia flottante” sur elle-même… ».

« Nous, les intellectuels flottants, planant comme des anges au-dessus de la société, nous sommes l’exception à tout ce que j’ai soutenu ! ». Pouah. Pourquoi des penseurs bourgeois doivent-ils invariablement être de telles médiocrités ? Bien, je pense que la question contient la réponse.

Assez parlé de Mannheim et de tous ces idéologues médiocres. Lukács résume : « Le mouvement sociologique issu de Max Weber a été profondément stérile ». La stérilité intellectuelle et politique est ce que vous obtenez lorsque vous êtes engagé dans une position moyenne dans une époque de crise sociale. Ces libéraux ne pouvaient pas approuver le fascisme, mais ils ne s’engageraient pas en faveur d’un programme démocratique décisif pour lui résister –  car ils craignaient le socialisme même davantage que le fascisme –, et c’est ainsi qu’ils finissaient par hésiter de manière pathétique, critiquant la démocratie de masse tout en (en quelque sorte) la défendant, conseillant maladroitement la modération, ce qui favorisait l’ultra-réaction.

Je me suis souvenu de l’histoire récente des USA : le libéralisme maladroit, hésitant, d’Obama & Co a préparé le chemin au semi-fascisme de Trump & Co. Exactement comme le libéralisme maladroit, hésitant, de Jimmy Carter & Co a ouvert la voie à l’époque réactionnaire de Reagan & Co. Que ce soit chez les intellectuels ou bien les politiciens, le libéralisme centriste sert uniquement à déblayer le terrain pour la réaction.

Je passe la section portant sur les sociologues fascistes et préfascistes tels que Hans Freyer et Carl Schmitt. Et j’avance jusqu’au chapitre : “Darwinisme social, théorie raciale et fascisme” : c’est au XVIII° siècle que la théorie raciale a germé, en partant (par exemple) de la lutte de la noblesse française pour conserver sa domination contre une bourgeoisie en pleine ascension. « Dès le début du XVIII° siècle, le comte de Boulainvilliers a écrit un livre (1727) dans lequel il tente de prouver que, en France, les gens de la noblesse représentaient les descendants de l’ancienne classe dirigeante franque, tandis que ceux qui formaient le reste de la population étaient les héritiers des Gaulois asservis. En conséquence, c’étaient deux races qualitativement différentes qui se faisaient face… ». À l’époque de la Révolution française, la polémique a progressé sur un nouveau plan quand des idéologues bourgeois tels que Volney et Sieyès ont ridiculisé la prétention de la noblesse à représenter une race supérieure et pure.

« Et donc la théorie raciale – dans sa première forme rudimentaire – a déjà été scientifiquement discréditée à l’époque de la Révolution française. Mais les forces de classe qui étaient derrière elle n’ont pas disparu dans la révolution ; la lutte contre la démocratie a continué et elle a pris constamment de nouvelles formes. C'est ainsi que la théorie raciale devait nécessairement réapparaitre sous différentes formes. Ses vicissitudes ultérieures ont été déterminées par les luttes de classe – en partie du fait de l’importance variable de l’influence que la réaction féodale ou semi-féodale acquérait dans le développement émaillé de crises de la démocratie bourgeoise, en partie en raison des besoins idéologiques d’une bourgeoisie réactionnaire qui était devenue anti-démocratique. En effet cette dernière s’est tournée vers les vestiges de l’époque féodale pour obtenir un soutien politique, et, en la circonstance, elle s’est appropriée des éléments de son idéologie… ». Une fois que l’ennemi principal était devenu la classe ouvrière et non plus l’aristocratie féodale, la bourgeoisie était prête et pressée de s’allier avec cette dernière contre la première, y compris sur le plan idéologique.

Pendant longtemps, cependant, il n’y a pas eu de besoin particulier d’une théorie raciale en Allemagne. Jusqu’à la seconde moitié du XIX° siècle, sous Bismarck, les junkers prussiens étaient suffisamment sûrs de leur pouvoir pour ne pas avoir à invoquer leur supériorité raciale en vue d’une défense désespérée de leurs privilèges. C'est au contraire en France que le racialisme a d’abord été revigoré par Gobineau, dont le livre : Essai sur l’inégalité des races humaines a acquis graduellement de l’influence dans la période qui a suivi 1848. Gobineau a écrit d’un point de vue féodal-aristocratique, mais étant donné qu’en France il n’y avait absolument aucun espoir de revenir à l’époque de la domination féodale, c’était par le biais des intérêts et par l’intermédiaire de la bourgeoisie que ses idées se sont propagées. Par exemple, les actionnaires américains les aimaient, et Gobineau a été initialement beaucoup plus populaire aux USA qu’en France.

L’animosité principale de Gobineau était naturellement dirigée contre la démocratie et l’idée “contre nature” de l’égalité des hommes. De manière tout aussi prévisible, il pensait que la race blanche, et plus précisément la race aryenne, était située au sommet, et il était désespéré par son métissage et son abâtardissement modernes. Elle n’était plus une race pure, et elle était donc vouée au déclin, à la sclérose et à l’abêtissement bovin. Lukács commente :

« C'est principalement ce pessimisme fataliste qui distingue Gobineau de ses successeurs importants, Chamberlain, Hitler et Rosenberg. Avec ces derniers, la théorie raciale a été à un degré croissant l’organe d’une démagogie réactionnaire activement militante. Et cette démagogie, de même, s’est libérée de plus en plus des vieilles limites féodales de la réaction pour devenir une idéologie obscurantiste du capitalisme monopoliste réactionnaire. Ici, naturellement, nous ne devons pas oublier que les successeurs de Gobineau ont conservé des éléments de son pessimisme racialiste dans un sens particulier, à savoir dans la perspective que le développement signifie toujours la détérioration (le mélange racial est nécessairement une corruption de l’espèce). Et donc l’activisme de la théorie raciale ultérieure découlait de la même base pessimiste et antiévolutionniste que celle de Gobineau. La seule différence était que cet activisme désespéré et ambitieux remplaçait le désespoir fataliste… ».

Les fascistes ultérieurs considéraient Gobineau comme rétrograde à certains égards, comme dans ses tentatives de réconcilier la théorie raciale avec le christianisme (tout un chacun est égal aux yeux de Dieu), mais ils ont tiré beaucoup de lui. « Par-dessus tout, il était le premier à produire une brochure pseudo-scientifique réellement efficace qui contestait la démocratie et l’égalité, sur une base raciale. En outre, son livre a représenté la première tentative à grand échelle pour reconstruire l’ensemble de l’histoire du monde à l’aide de la théorie raciale, et de le faire en ramenant aux questions raciales toutes les crises historiques, tous les conflits sociaux et toutes les différences. ».

Plusieurs décennies sont passées avant qu’une nouvelle théorie raciale appropriée à la période de l’impérialisme fasse son apparition avec Chamberlain. (Mais naturellement la pensée raciale était partout généralisée dans la seconde moitié du XIX° siècle, un fait que Lukács ne reconnaît pas suffisamment). Le darwinisme social a joué un rôle décisif pour rapprocher les phases antérieures et ultérieures du racisme. Je ne vais pas résumer la longue analyse que Lukács effectue de ses principaux représentants, mais quelques points méritent d’être mentionnés. Concernant le darwiniste social Gumplowicz par exemple : « avec sa vision biologique primitive de l’histoire, sa transformation mystique des faits de la lutte de classe en une lutte raciale “ordonnée par la nature” et l’attitude anti-démocratique qui imprègne toute cette conception, il ouvrait la voie à la vison fasciste de l’histoire ».

Je ne vais surtout pas résumer la longue analyse de H. S. Chamberlain, puisque le racisme est d’un intérêt intellectuel inférieur à zéro, mais, entre parenthèses, Lukács fait une remarque critique perspicace sur les intellectuels libéraux de cette période décadente, une remarque qui s’applique aux intellectuels libéraux de notre propre période décadente : « Les penseurs libéraux modernes qui pensent de manière relativiste, tout en s’opposant très vivement à l’aspect “dogmatique” du matérialisme, étaient extrêmement patients et en fait pleins de compréhension compatissante à l’égard des tendances intellectuelles les plus obscurantistes de l’époque [tels que le vitalisme et les variétés de racialisme]. Là encore, nous voyons que, objectivement, ce relativisme qui était le leur a aidé à la naissance de l’idéologie fasciste. ». Et aujourd'hui également : le matérialisme est ridiculement dogmatique et réducteur ! C'est à peine si cela mérite que l’on s’intéresse à lui, il est tellement simpliste ! C’est beaucoup plus compliqué de se concentrer sur la culture – la race, le genre, les discours, les subjectivités – que sur l’économie !

Berk. Eh bien je suppose que, à certains égards, la situation n'est pas aussi mauvaise qu’elle l’a été, puisque le politiquement correct contemporain, aussi stupide soit-il de bien des façons, est mieux que le racialisme et l’obscurantisme réactionnaire du passé.

Je dois attribuer à Lukács le mérite d’avoir pataugé dans toute la merde raciste et d’avoir consacré une énergie intellectuelle considérable à son analyse. Je ne pourrais pas le faire. Voici un paragraphe que je trouve d’un intérêt intellectuel quelque peu supérieur aux autres (ce qui n’est pas de la faute de Lukács, étant donné son sujet) :

« Chamberlain a exprimé son allégeance philosophique à l’impérialisme allemand avec le cynisme le plus brutal : “Personne ne peut prouver que la suprématie germanique est un bienfait pour tous les habitants de la Terre ; depuis le début jusqu’au présent, nous avons vu les Allemands massacrer des tribus et des peuples entiers… afin de se procurer de l’espace”. Ici, Chamberlain perpétuait la position nietzschéenne d’apologétique impérialiste indirecte, la position de la “brute blonde”, que de si nombreux admirateurs libéraux de Nietzsche préféraient considérer comme inexistante ou inessentielle pour lui. Mais à ce moment précis, ce qui est clair, c’est à quel point cette position particulière était nécessaire et centrale pour eux deux, pour Nietzsche comme pour Chamberlain. D’un autre point de vue, ils peuvent avoir été très différents, et une grande différence de stature peut avoir séparé Nietzsche, le styliste littéraire et le psychologue de la culture, de Chamberlain. Mais tous deux se distinguaient des autres vitalistes et racialistes en ce qu’ils s’efforçaient de fournir une perspective historique à la période impérialiste sur la base d’une critique culturelle pessimiste. Mais quelle sorte de perspective cela pourrait-il être, si ce n’est une perspective impérialiste ? Et si c’était une perspective impérialiste, alors quoi d’autre pourrait-elle contenir – en tant que son principe essentiel – sinon le mythe [“glorieux”] de l’agression et de l’inhumanité impérialistes ? Là où cette perspective faisait défaut, tout ce qui pouvait émerger était un scepticisme à la limite du nihilisme, un état de désespoir ou de résignation comme sagesse ultime, comme en témoigne l’histoire du vitalisme de Dilthey et de Simmel à Heidegger et à Klages. [Pensez aussi, par exemple, à la dernière ligne de “La terre vaine” d’Eliot : Shantih, shantih, shantih. Résignation appropriée au conservatisme d’Eliot. Et à celui d’une galaxie d’intellectuels partageant les mêmes idées]. Objectivement considérée, la période impérialiste ne pouvait suivre que l’une des deux seules directions : soit elle pouvait ratifier l’impérialisme à travers ses guerres mondiales, son asservissement et son exploitation des peuples coloniaux et de ses propres masses, soit l’impérialisme pouvait être effectivement rejeté, les masses pouvaient se révolter et détruire le capitalisme monopoliste. Le penseur devait prendre parti ouvertement et fermement, soit pour, soit contre. Sinon sa vie, peu importe s’il sympathisait avec l’impérialisme ainsi qu’avec le fascisme ou bien s’il les détestait, ne pouvait déboucher, du fait du manque de perspectives, que dans le désespoir. (Nous avons déjà illustré à plusieurs reprises le service objectivement positif que la philosophie du désespoir rendait au fascisme). [Beaucoup de penseurs refusaient cependant de prendre parti, en choisissant dans le fond la complaisance passive pour les pires tendances de la période. De lâches complices, à la fois moralement et intellectuellement]. Nietzsche et Chamberlain différaient certes non seulement par la stature, mais aussi par leur proximité avec la réalisation concrète de l’impérialisme. Nietzsche était simplement son prophète ; d’où la forme générale, abstraite et “poétique”, de son mythe impérialiste. Chamberlain était déjà plus actif, un participant direct aux préliminaires idéologiques de la Première Guerre mondiale. D’où le fait que nous pouvons discerner déjà clairement en lui les contours de l’impérialisme bestial à la Rosenberg et à la Hitler. ».

Quoi qu’il en soit, en avant pour la section finale, qui porte sur la synthèse national-socialiste. « Le national-socialisme était un appel majeur à … ces mauvaises qualités [du peuple allemand] qui se sont formées au cours des siècles comme résultat de révolutions ratées et du manque d’un développement et d’une idéologie démocratiques allemands ». [Les italiques sont de moi]. Telle est la raison résumée en un mot. Les autres pays occidentaux ont bénéficié d’une tradition démocratique ; l’Allemagne non. Et c‘est ainsi que vous avez une explosion pendant des décennies d’un irrationalisme réactionnaire, bien plus qu’en France, en Angleterre, et aux USA. Et à la fin, il a obtenu beaucoup plus de pouvoir politique. Et cela en raison de son utilité pour la classe dirigeante et de l’inefficacité de la résistance démocratique. (Ici, d’autres facteurs ont également joué un rôle. Par exemple, la catastrophique politique étrangère de Staline).

N’oublions pas non plus le rôle essentiel du capitalisme américain : « L’“originalité” de Hitler résidait dans le fait qu’il a été le premier à appliquer les techniques de la publicité américaine à la politique et à la propagande allemandes. Son objectif était d’abrutir et de tromper les masses…”. Les USA ont été plutôt marginaux dans la victoire de la Seconde Guerre mondiale – elle a été le fait des Russes -, mais ils ont fourni une assistance inestimable, à de nombreux niveaux, pour la provoquer.

Un peu plus sur cette question :

« Cette fusion du vitalisme allemand et de la publicité américaine n’était pas non plus un hasard. Les deux sont des manifestations de la période impérialiste. Les deux faisaient appel à la désolation et à la désorientation des gens de cette époque, à leur enfermement dans un système de catégories fétichisées appartenant au capitalisme monopoliste. Ils jouaient sur la souffrance anesthésiée des hommes dans le système et sur leur incapacité à s’en libérer. Mais le système américain de publicité s’adressait à l’homme de la rue, en faisant appel à ses besoins quotidiens les plus immédiats, et, en eux, l’uniformisation objective générée par le capitalisme monopoliste était mêlée à un vague désir – à l’intérieur de ce cadre – de rester “personnels”. Le vitalisme, d’autre part, a atteint, par des voies extrêmement détournées, l’élite intellectuelle, chez qui la résistance interne à la standardisation était beaucoup plus ardente, bien que – objectivement parlant – tout aussi désespérée. Et donc, les techniques publicitaires ont été cyniquement démagogiques dès le début, une expression immédiate du capitalisme monopoliste, tandis que le vitalisme a pendant longtemps persisté de bonne foi, ou du moins avec des moyens indirects, quasi-scientifiques et quasi-littéraires. Mais, malgré toutes leurs différences, ils ont été unis – considérés objectivement – pour détourner l’attention de toute objectivité, en faisant un appel unilatéral aux sentiments, aux expériences, etc., et en essayant d’éliminer et de dénigrer la raison et le jugement indépendant et rationnel. Il y avait là par conséquent une nécessité sociale particulière qui explique pourquoi les produits et la méthode du vitalisme ont été acheminés jusque dans les rues avec les outils de la publicité américaine.

« Dans la mesure où Hitler combinait le vitalisme et le capitalisme monopoliste en sa propre personne, les techniques les plus avancées de ce dernier, c'est-à-dire les techniques américaines, étaient couplées avec l’idéologie réactionnaire impérialiste la plus avancée, c'est-à-dire l’idéologie allemande. La possibilité même de ce parallèle, de cette unité, indique que nous ne pouvons comprendre et critiquer toute la barbarie, tout le cynisme, et ainsi de suite, de la période hitlérienne qu’en considérant l’économie, la structure sociale et les tendances sociales du capitalisme monopoliste. Toute tentative d’interpréter l’hitlérisme comme une renaissance d’une barbarie quelconque passera à côté des traits spécifiques les plus cruciaux du fascisme allemand.

« C’est seulement du point de vue de ces techniques cyniques et sans scrupules de la publicité que nous pouvons décrire avec exactitude la soi-disant idéologie des fascistes hitlériens. Car tout ce qu’ils demandaient, c’était : à quoi sert cette idée, quel avantage a-t-elle ? – dans une totale indépendance par rapport à la vérité objective qu’ils rejetaient en effet avec véhémence et mépris. (En cela, ils étaient en parfait accord avec la philosophie moderne depuis Nietzsche, en passant par le pragmatisme, jusqu’à nos jours). Mais aujourd'hui, ces techniques publicitaires grossières et musclées joignent leurs forces aux produits du vitalisme impérialiste, c'est-à-dire la philosophie  des esprits les plus “raffinés” de cette période. Car cet irrationalisme agnostique, qui n’avait cessé de se développer en Allemagne en partant de Nietzsche, Dilthey et Simmel, pour arriver jusqu’à Klages, Heidegger et Jaspers, a eu pour résultat final un rejet de la vérité objective non moins véhément que celui que Hitler exprimait pour d’autres motifs et avec d’autres arguments. Ainsi, la pertinence de l’irrationalisme vitaliste pour la “philosophie” fasciste n’a pas dépendu de découvertes épistémologiques individuelles ; celles-ci, difficiles et subtiles, n’étaient destinées qu’à de petits cercles intellectuels. Elle avait à voir avec un état d’esprit spirituel général de doute radical en ce qui concerne la possibilité de la connaissance objective et de la valeur de la raison et de la compréhension, ainsi qu’avec une foi aveugle dans les “prophéties” intuitives et irrationnelles qui contredisaient la raison et la compréhension. Bref, elle avait à voir avec une atmosphère de crédulité hystérique et superstitieuse, du fait de laquelle l’obscurantisme de la campagne contre la vérité objective, la raison et la compréhension, apparaissait comme étant le dernier mot dans la science moderne et comme “l’épistémologie la plus avancée”. ».

C'est l’un des plus grands livres que j’ai jamais lus. L’œuvre d’un quasi-génie. En un sens, malgré ses nombreux défauts, il atteint presque le niveau de Chomsky dans son profond respect pour la raison pure, la science, et les traditions des Lumières.

Je suis désolé, mais je dois inclure une  autre longue citation, cette fois-ci sur la raison pour laquelle la bestialité fasciste a pu se produire en Allemagne :

 « Comme nous le savons, l’Allemagne dans la période moderne s’est développée selon des voies différentes de celles prises en Europe occidentale, ainsi qu’en Russie. Tandis que n’importe où ailleurs la dissolution du féodalisme a donné naissance à des États-nations unifiés, en Allemagne, elle a mené à une fragmentation politique. Et, par conséquent, Lénine avait raison quand il disait que le problème central de la révolution bourgeoise en Allemagne était la création d’une unité nationale. Dans le développement de l’Allemagne, cette situation a produit différents résultats qui étaient particuliers au pays, mais toujours défavorables et liés au renforcement des idées réactionnaires. Premièrement, l’absolutisme en Allemagne manquait de ces traits progressistes qui étaient visibles partout où il était l’organe destiné à l’établissement de l’unité politique de la nation. Deuxièmement, cet axe de développement était lié au déploiement tardif et faible de la classe bourgeoise et à une longue conservation des reliques du féodalisme et de la prédominance politique de la noblesse. Troisièmement, la révolution démocratique bourgeoise a été plus faible, moins tranchée et plus susceptible de diversions réactionnaires qu’ailleurs, étant donné que sa tâche principale était d’établir un pouvoir central qui était absent et non pas la transformation démocratique progressive d’un pouvoir qui aurait déjà existé. ».

Les idées sont sommaires – bien que, plus haut dans le livre, pour ce qui les concerne, il était entré bien davantage dans les détails –, mais elles sont suggestives et succinctes. Plus loin, il ajoute : « Ainsi, dans d’autres pays, l’idéologie de l’absolutisme, même si elle transformait l’État en un “Léviathan”, reflétait distinctement les luttes de classe et les intérêts de classe, et également la position et la fonction d l’État dans ces conflits – quoique nullement de manière pleine et consciente. Mais en Allemagne, à cause de ce retard que nous avons souligné, est née la théorie de l’État en tant que l’incarnation de l’idée absolue, une théorie qui a dégénéré en une mystique et une idolâtrie de l’État. (Ceci est également clairement visible dans la philosophie  du droit de Hegel) ».

Lire ce livre est une expérience vivifiante et exaltante. Et ses pages finales – avant le long épilogue – sont, comme on pouvait s’y attendre, magnifiques, animées qu’elles sont par un humanisme qui demeure porteur d’un message de vie et plein d’espoir même au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elles commencent par les phrases suivantes et elles se poursuivent jusqu’à un point culminant en citant Goethe :

« Une chose est certaine : 1945 n’a pas été une répétition de 1918. La chute de l’Allemagne de Hitler n’a pas été une défaite pure et simple, mais une défaite écrasante, non pas un simple changement de système, mais la fin de toute une voie de développement. Elle a mis fin à cette unité allemande mal fondée qui a débuté avec la défaite de la révolution de 1848 et qui a été complétée en 1870-71 ; elle a posé ce problème central de la nation allemande en repartant de nouveau complètement à zéro. Certes, l’on peut dire que toute l’histoire malencontreuse de l’Allemagne devait être révisée. Cent ans plus tôt, Alexander von Humboldt – qui n’était pas réellement excessivement radical – avait déjà vu que, avec la défaite de la Guerre des paysans, l’Allemagne  s’était égarée. Elle avait besoin de revenir sur ses pas depuis cette date pour trouver la bonne direction ;  ce qui s’était passé depuis en a été le résultat… ».

Et donc Lukács lance un appel aux armes en faveur de l’humanisme, de la démocratie et de la raison. Son livre tout entier, ses 850 pages, est un tel appel, peut-être l’appel le plus éloquent et le plus urgent dans l’histoire, compte tenu des circonstances qui l’ont suscité. Il ne sera jamais dépassé.

Dans son très long épilogue, il reprend l’histoire au début des années 1950, en se concentrant sur les USA qui étaient alors la principale puissance impérialiste. Avec la défaite du fascisme et le discrédit jeté sur le racisme, l’irrationalisme et l’apologétique capitaliste ont pris principalement (comme fréquemment auparavant) l’apparence d’une étude rationnelle désintéressée. « En ce qui concerne la forme, le mode de présentation et le style, nous sommes ici [dans le cas des libéraux et des conservateurs américains traditionnels] face à une conception purement conceptuelle et scientifique. Mais c’est seulement une apparence. ». En réalité, ces auteurs, tels que Lippmann – et d’innombrables autres auteurs –, sont des gens vulgairement superficiels qui refusent d’analyser en profondeur le fonctionnement de la société à cause des conclusions de gauche auxquelles ils arriveraient. Par exemple, ils disent qu’il est nécessaire d’adopter des lois pour briser la concentration du capital. Mais ils ne se demandent pas comment cela peut être réalisé, quelles forces sociales doivent être mobilisées pour provoquer l’adoption de ces lois et s’assurer qu’elles sont appliquées. Il n’y a pas de réelle recherche sur la relation entre l’économie et la superstructure politico-légale. Il n’y a qu’une adhésion superficielle pour effleurer les phénomènes. (Pour un cas analogue contemporain, voir les écrits de Paul Krugman. Il s’arrête presque toujours juste avant qu’il n’en arrive aux questions réellement importantes d’économie politique et de distribution du pouvoir, et à la façon d’appliquer réellement les réformes qu’il recommande. (Parce que cela nécessite de faire appel aux syndicats, et de constituer des mouvements populaires radicaux, etc.)). C'est là un type d’irrationalisme, bien que ce soit un type plus subtil et, peut-être, plus efficace que la variété hitlérienne.

Quelques pensées sur la philosophie analytique de l’époque :

« Mais dans la sémantique et le néo-machisme aussi – leurs lignes de démarcation sont souvent floues – il s’est produit un autre développement vigoureux du tout premier machisme en accord avec les exigences idéologiques de l’impérialisme américain moderne. Le premier étalage machiste de “la pensée scientifique stricte” a été préservé sans modification, mais en même temps l’écart par rapport à la réalité objective est allé bien au-delà des normes antérieures. La tâche de la philosophie n'est plus une “analyse des sensations”, mais seulement une analyse de la signification des mots et des structures de la phrase. Et parallèlement à la perte totale, formelle-académique, de substance que cela a entraîné, des apologétiques directes manifestes sont apparues de manière beaucoup plus évidente que jamais auparavant. Le machisme est arrivé à l’origine en tant qu’une arme philosophique contre le matérialisme, principalement dans le domaine de l’épistémologie de la science de la nature. Les formes agnostiques modernes qui ont été élaborées pendant ce processus ont naturellement constitué un bon point de départ pour plus d’un courant irrationaliste, et le machisme a toujours été une aide philosophique à l’irrationalisme. Maintenant, c’est une apologétique directe générale qui a clairement émergé. La sémantique examine de manière énergique et systématique les concepts généraux de la vie sociale et économique, pour n’en trouver que des formations triviales et vides de mots. Quel en est le résultat ? Le marxiste anglais Maurice Cornforth nous le dit très nettement avec une citation du livre de Barrows Dunham : L’homme contre le mythe : “Ainsi que nous le voyons clairement, il n’y a pas de chiens en général, de race humaine, de système de profit, de partis politiques, de fascisme, de peuples sous-alimentés, de vêtements miteux, de vérité, de justice sociale. En l’état, il n’y a pas de problème économique, de problème politique, de problème fasciste, de question nutritionnelle et de question sociale… En expirant tout simplement”, continue-t-il, “ils ont éliminé du monde tous les problèmes importants qui ont tourmenté la race humaine durant toute son histoire.”.

« Et au surplus, Cornforth a montré de la manière la plus lucide les conséquences sociales d’une telle philosophie. Il déclarait : “Pour prendre un exemple simple, considérons le type de discussion qui a lieu de façon très fréquente entre des ouvriers et des employeurs. Quelle est la prescription sémantique pour résoudre le conflit ? Elle est exprimée très clairement dans les paroles du patron qui dit : ‘Oublions tout ce blabla sur le travail et le capital, sur le profit et l’exploitation, qui n’est que l’invention insensée d’agitateurs politiques qui jouent sur vos émotions. Parlons d’homme à homme, comme Adam à Adam, et essayons de nous comprendre mutuellement’. C’est là vraiment la façon dont les employeurs argumentent très souvent. Ils ont appris à être des sémanticiens avant que la sémantique n’ait même été inventée”. ».

« Rappelez-vous mes pensées, il y a quelques années, portant sur La pauvreté de la théorie d’E. P. Thompson, un livre dans lequel il discute de la grande utilisation que fait, par exemple, le positivisme nominaliste de Karl Popper dans le but de maintenir le statut quo politique. (Il n’est pas surprenant que le conservateur W. V. O. Quine – qui a dit un jour à Chomsky que la Grande dépression n’avait jamais eu lieu – ait été un empiriste, un nominaliste, un comportementaliste, etc.). Bien que la motivation consciente de ces gens-là ait pu ne pas être de faire obstacle au radicalisme de gauche et au travail organisé – il est possible qu’ils aient été trop stupides pour voir que cela avait cet effet –, le fait est que la raison pour laquelle leurs philosophies peuvent devenir dominantes est qu’elles sont utiles aux structures du pouvoir (ou du moins bienveillantes envers elles).

En général, je ne trouve pas l’épilogue d’un grand intérêt. Mais il comporte des moments d’inspiration, comme lorsque Lukács a ceci à dire à propos du célèbre historien Arnold Toynbee : « Philosophiquement, son œuvre désormais célèbre n’offre pas la moindre nouveauté. Sur toutes les questions cruciales, Toynbee est un simple épigone de l’épigone vitaliste Spengler, auquel il emprunte tous ses concepts importants, tels que l’opposition à l’unité de l’histoire, la mise en équivalence de toutes les civilisations, la dénonciation du progrès en tant qu’illusoire, et ainsi de suite. Sa prétendue originalité s’exprime dans des détails complètement triviaux ; car, quel que soit le nombre de ces “cycles culturels” que l’une d’entre elles construit – avec un égal arbitraire –, ils aboutissent à aussi peu de différences concrètes qu’il en existe, pour rappeler la blague de Lénine, entre un diable rouge et un diable bleu, c'est-à-dire absolument aucune. ». Oui, cela semble assez précis. Je me souviens de ne pas avoir été impressionné par Toynbee quand j’ai lu des choses sur lui il y a quelques années.

L’épilogue se termine lui aussi par une note d’espoir : une invocation du mouvement mondial pour la paix comme signe des choses à venir. « Sa simple existence [de ce mouvement] a une importance historique mondiale pour la pensée humaine : la protection de la raison en tant que prenant la forme d’un mouvement de masse. Après un siècle de domination croissante de l’irrationalisme, la défense de la raison et la restauration de la raison ébranlée commencent leur marche triomphale parmi les masses… ». Ainsi que nous le savons, la Guerre froide a continué et l’humanité  n’a survécu que de justesse. Et maintenant, nous sommes dans une nouvelle époque de péril encore plus grand. Mais l’espoir de Lukács est aussi “rationnel” maintenant qu’il l‘a été alors, car la grande majorité de l’humanité reste opposée aux tendances les plus destructrices de l’époque. L’irrationalisme connaît de nouveau un mouvement ascendant, mais la résistance démocratique est numériquement bien plus forte et elle peut encore triompher à la fin.

                    

COURTE NOTICE SUR LE PERSONNAGE LUKACS  : Lukacs a participé à la République des conseils de Hongrie de 1919 (dirigée par Béla Kun, dont il est commissaire à l'Instruction).Après l'échec de ce soulèvement, il s'exile en Autriche, puis à Berlin, et enfin à Moscou à partir de 1933. Il revient en Hongrie en 1945, et devient député et professeur de philosophie. Il est ministre de la Culture dans le gouvernement d'Imre Nagy en 1956. Après l'échec de l'Insurrection de Budapest, qu'il avait soutenue, il est exilé en Roumanie, mais peut revenir en Hongrie en 1957. Il se consacre alors aux questions d'esthétique et de théorie littéraire.   Lire sa bio complète sur wikipédia: https://fr.wikipedia.org/wiki/1956.

                

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    NOTES:

                                                            


[1]  Plus loin dans le livre (pp. 778-779), il remarque : « le pragmatisme est une idéologie des agents capitalistes consciemment ancrés dans l’immédiateté capitaliste, une philosophie à la Babbit ». C’est fondamentalement vrai. Comme l’apologétique capitaliste libérale, il demeure à la surface du phénomène et il n’essaie pas de pénétrer jusqu’à son essence la plus profonde. Parce que cela contredirait son esprit relativiste, il rejette l’effort pour trouver une essence objective qui diffère de l’apparence.    

(*)  En français dans le texte. (NdT).

(*)  En français dans le texte. (NdT).

(*)  En français dans le texte. (NdT).

(*)  En français dans le texte. (NdT).