Technologie,
guerre
et fascisme
Chapitre
V
LA
NOUVELLE MENTALITÉ ALLEMANDE
avertissement:
Ce texte sur la mentalité allemande est, avec ce lien avec la technologie, original, dans le sens de bizarre. Il s'agit sûrement d'un rapport destiné au service de renseignements américain dont Marcuse faisait partie pendant la guerre.
Merci encore à mon traducteur préféré: Jean-Pierre Lafitte
1 - Les deux
strates de la nouvelle mentalité allemande
Le
national-socialisme a changé le modèle de pensée et de comportement du peuple
allemand de telle manière que celui-ci n’est plus sensible aux méthodes
traditionnelles de contre-propagande et d’éducation. Aujourd'hui, le peuple
allemand est axé sur des valeurs et des principes essentiellement
différents ; il parle et comprend un langage qui est différent non
seulement de celui de la civilisation occidentale, mais aussi de celui de
l’ancienne Kultur allemande. Une
connaissance approfondie de la nouvelle mentalité et du nouveau langage est un
préalable nécessaire pour mener une offensive psychologique et idéologique
efficace contre le national-socialisme.
Nous pouvons faire
la distinction entre deux strates de la nouvelle mentalité :
1. :
la strate pragmatique (empirisme, la
philosophie de l’efficacité et du succès, de la mécanisation et de la
rationalisation)
2. : la strate mythologique (paganisme,
racisme, naturalisme social).
Les deux strates
sont les deux faces d’un seul et même phénomène. Une analyse critique de la
nouvelle mentalité est nécessaire afin de trouver les instruments qui sont les
plus à même de la détruire.
Nous avons deux
sources principales pour une telle analyse :
1.
L’organisation
actuelle de la société national-socialiste. Nous pouvons déduire le nouvel état
psychologique du peuple à partir du modèle des institutions sociales et
politiques qui ont été mises sur pied pour gouverner ce peuple.
2.
L’idéologie
national-socialiste, c'est-à-dire la philosophie au moyen de laquelle les
nationaux-socialistes expliquent et justifient les nouvelles institutions et
relations. L’idéologie ne peut cependant être comprise qu’en l’analysant dans
le contexte de l’organisation actuelle de la société national-socialiste.
2 - Les caractéristiques
de la nouvelle mentalité allemande
Nous pouvons résumer
la nouvelle mentalité allemande avec les rubriques suivantes :
1. Politisation intégrale. Les faits sont
bien connus, mais une interprétation adéquate de leur portée et de leurs
conséquences manque encore. Dans l’Allemagne d’aujourd'hui, tous les mobiles,
les problèmes et les intérêts, qui concernent la vie des individus, sont plus
ou moins directement politiques, et leur réalisation est de la même manière une
action directement politique. L’existence sociale comme privée, le travail
comme les loisirs, sont des activités politiques. La barrière traditionnelle
entre l’individu et la société, et entre la société et l’État, a disparu. Mais
il serait complètement faux de considérer cette politisation comme étant
l’aboutissement de l’étatisme, de l’autoritarisme et de l’anti-individualisme,
allemands. La politisation national-socialiste ravive plutôt certaines formes
de politisation terroriste qui étaient caractéristiques de la révolution bourgeoise
dans les pays de l’Europe occidentale : le “bourgeois”(*)
apparaît comme le “citoyen”(**) pour
qui la vie, c’est le commerce, et le commerce, c’est une affaire politique.
2. Discrédit intégral. Le national-socialisme a entraîné
les Allemands à considérer toute chose qui n’est pas corroborée par les faits
comme une manœuvre idéologique destinée à dissimuler et à embrouiller les
fronts et les forces réels dans la lutte intérieure et extérieure. Ce procédé
ne s’arrête pas seulement à la philosophie du national-socialisme : le
cynisme qui imprègne cette philosophie s’est également emparé de ceux qui sont censés
croire à ce que leurs chefs leur dit. Les Allemands croient à la philosophie
national-socialiste dans la mesure où cette philosophie s’avère être une arme
efficace pour la défense et l’agression – mais pas davantage. À l’exception des
très jeunes et des très vieux sujets de l’organisation national-socialiste,
tout un chacun qui croit à l’idéologie national-socialiste est conscient du
fait qu’il croit en une idéologie[1].
3. Empirisme cynique. En organisant la société
allemande en vue de l’expansion par la guerre totale, le national-socialisme a
insufflé à la population ainsi mobilisée une rationalité qui aborde tous les
problèmes en termes d’efficacité, de succès et d’opportunité. Le “rêveur” ou
l’“idéaliste” allemand est devenu le “pragmatiste” le plus brutal du monde. Il considère
le régime totalitaire uniquement sous l’aspect de ses avantages matériels
immédiats. Il a adapté ses pensées, ses sentiments et sa conduite, à la
rationalisation technologique que le national-socialisme a transformée en la
plus formidable arme de conquête. Il pense en quantités : en termes de
vitesse, de compétences, d’énergie, d’organisation, de masse. C’est la terreur
qui le menace à tout moment qui promeut cette mentalité : il a appris à
être soupçonneux et perspicace, à calculer chaque pas qu’il fait en fonction du
jugement d’une instance, de dissimuler ses pensées et ses visées, de mécaniser
ses actions et ses réactions, et de les adapter au rythme d’un embrigadement universel.
Cet empirisme est le centre même de la mentalité national-socialiste et le
ferment psycho-logique du système national-socialiste[2].
4. Néo-paganisme. L’on a poussé le cynisme pragmatique qui
imprègne l’empirisme national-socialiste jusqu’à être une révolte contre les
principes de base de la civilisation chrétienne. Pour les Allemands, ces
principes ont été matérialisés le plus récemment par la République de Weimar et
par le mouvementa ouvrier. Le national-socialisme a associé ce dernier depuis
le début aux idées fondamentales de la civilisation chrétienne :
l’humanisme chrétien, les Droits de l’homme, la démocratie et le socialisme,
ont été transformés en éléments d’un seul et même composé[3]. Cet étrange amalgame a
été rendu possible par le fait que, depuis la Première Guerre mondiale, le
mouvement ouvrier allemand était devenu partie intégrante du système de culture
démocratique. C’est ainsi que le mouvement ouvrier en est venu à partager le
destin de cette culture, et le fait que la République de Weimar ait échoué à
tenir ses promesses a été utilisé par les nationaux-socialistes pour nourrir la
méfiance et la haine vis-à-vis des idées suprêmes de la civilisation chrétienne
en tant que telle, une méfiance et une haine qui étaient profondément
enracinées dans de larges couches de la population allemande. Pour entretenir
ces sentiments, le national-socialisme a fait appel à l’expérience que le
peuple allemand a connue avec sa frustration la plus récente : la révolte
contre la civilisation chrétienne fait partie du nouvel esprit d’empirisme plutôt
que de l’esprit de la “métaphysique allemande”.
La révolte contre la civilisation
chrétienne apparaît sous des formes variées : antisémitisme, terrorisme,
darwinisme social, anti-intellectualisme, naturalisme. Ce qui est commun à ceux-ci, c’est la rébellion contre
les principes restrictifs et transcendantaux de la moralité chrétienne (la
liberté et l’égalité de l’homme en tant qu’homme, la subordination de la force
au droit, l’idée d’une éthique universelle). Cette rébellion est un héritage
germanique très ancien qui a été actif dans des mouvements typiquement allemands :
dans le protestantisme de Luther, dans les éléments “faustiens” de la
littérature, de la philosophie et de la musique, allemandes, dans les révoltes
populaires au cours des Guerres de libération, dans Nietzsche, dans le
Mouvement de la jeunesse. Mais le national-socialisme a détruit les
implications métaphysiques de cette rébellion et il l’a transformée en un
instrument d’efficacité totalitaire.
5. Déplacement des tabous traditionnels. Afin d’actualiser
cette rébellion, le national-socialisme a été contraint de s’attaquer à
certains des tabous que la civilisation chrétienne avait placés au-dessus de la
vie privée et sociale. L’aspect le plus voyant de ce procédé est l’attaque de
certains tabous relatifs à la sexualité, à la famille, au code moral[4]. Nous verrons cependant
que les tabous ont été seulement déplacés, et non pas abolis. Le résultat est
une liberté et une émancipation illusoires, accompagnées par un renforcement
des tabous relatifs à d’autres relations et institutions mieux protégées.
6. Au fur et à mesure que la guerre se
poursuit, un fatalisme de la catastrophe,
qui renforce plutôt qu’il n’affaiblit l’emprise du régime national-socialiste, s’empare
de plus en plus de la population allemande. Les masses allemandes semblent
identifier la défaite de l’hitlérisme à la défaite en tant que telle,
c'est-à-dire à la destruction finale de l’Allemagne en tant que nation et en
tant qu’État, à la perte finale de la sécurité, à la diminution du niveau de
vie en dessous du niveau de l’inflation. Cette crainte de la catastrophe est
l’un des liens les plus solides entre les masses et le régime[5].
Nous allons
maintenant tenter d’interpréter les éléments de la nouvelle mentalité allemande
dans le contexte de l’organisation national-socialiste de la société, mais nous
allons les interpréter seulement sous l’aspect de la destruction de cette
mentalité[6].
3 - La fonction
sociale de la nouvelle mentalité allemande
Le
national-socialisme peut être caractérisé comme étant l’adaptation
spécifiquement allemande de la société aux exigences de l’industrie à grande
échelle, comme étant la forme typiquement allemande de la “technocratie”. L’on
pourrait même se risquer à dire que le national-socialisme est la première et
la seule “révolution bourgeoise” en Allemagne ; elle a eu lieu au stade de
l’industrie à grande échelle et par conséquent elle a sauté ou condensé les
stades précédents de développement. Le national-socialisme a aboli les vestiges
du féodalisme malgré la concentration de la grande propriété foncière que le
système promeut par tous les moyens (cette concentration est un processus
capitaliste plutôt que féodal). Le national-socialisme a en outre aboli la
position relativement indépendante de ces groupes qui restaient à la traîne
derrière le rendement de l’entreprise à grande échelle, à savoir les groupes
des petites et moyennes affaires, du commerce et de la finance. Le marché
libre, lequel correspondait à la configuration économique qui était antérieure
à la prédominance de l’entreprise à grande échelle, a été réglementé. Le
national-socialisme a incorporé le travail à la domination de l’industrie et il
a enlevé les barrières de la législation sociale qui faisaient obstacle à cette
incorporation. Des formes de contrôle directement politiques ont été établies
(abolition de l’autorité de la loi, du contrat libre, de la représentation,
etc.). Le national-socialisme a fusionné les bureaucraties industrielle,
gouvernementale (ministérielle) et semi-gouvernementale (parti), afin d’adapter
ainsi l’État aux besoins de l’appareil industriel. Enfin, le
national-socialisme a libéré la pleine capacité de cet appareil en se lançant
dans une politique d’expansion impérialiste à l’échelle continentale.
L’adaptation généralisée des institutions et des relations sociales a impliqué
une adaptation non moins généralisée de la morale et de la psychologie aussi
bien privées que collectives. La nouvelle mentalité est, même dans ses aspects
les plus irrationnels, le résultat d’un processus de “rationalisation” totale
qui supprime l’inhibition morale, le gaspillage et l’inefficacité, lesquels
font obstacle à la conquête économique et politique impitoyable.
L’analyse de la
nouvelle mentalité précisera que :
1.
la
nouvelle mentalité est l’expression non pas d’une certaine philosophie abstruse,
mais d’un modèle hautement rationalisé d’organisation sociale ;
2.
il
n’y a pas de conclusion garantie que la nouvelle mentalité disparaîtra avec la
disparition du régime national-socialiste. En effet, la nouvelle mentalité est
étroitement liée à un modèle d’organisation sociale qui n'est pas identique au
national-socialisme, bien que le national-socialisme lui ait donné sa forme la
plus agressive.
En outre, étant
donné la fonction sociale de la nouvelle mentalité, il est hautement improbable
qu’elle puisse être simplement retransformée en une mentalité du statu quo.
Puisque la nouvelle mentalité est habilement adaptée au stade le plus récent de
l’industrie et de l’organisation à grande échelle, au rendement technologique
maximal, toute régression derrière ce stade contredirait la tendance générale
du développement international et elle constituerait une source de crises et de
conflits récurrents. La politisation intégrale est l’élément national-socialiste
qui est concomitant avec la transition vers une économie planifiée à l’intérieur
d’un cadre social établi ; le discrédit intégral, l’empirisme cynique et
le déplacement des tabous traditionnels sont les caractéristiques allemandes de
la rationalité technologique, et le néo-paganisme sert à écraser la résistance
psychologique et émotionnelle à la conquête impérialiste impitoyable. Toute
cette mentalité est celle du “retardataire” qui essaie de forcer l’entrée dans
le système établi des puissances avec des moyens terroristes.
Il existe d’autres
raisons qui militent contre la régression vers le statu quo, des raisons qui
sont fondées sur la nouvelle mentalité elle-même. L’empirisme qui, dans
l’Allemagne actuelle, fournit la base de toute évaluation, accorde la
préférence au régime d’Hitler par rapport à celui de la République
démocratique. Les masses allemandes considèrent de nos jours la liberté,
l’égalité et les droits de l’homme, comme une simple idéologie sauf si ces
idées se concrétisent dans une sécurité matérielle et un niveau de vie adéquat.
La République de Weimar n’était pas capable d’accomplir cette concrétisation,
et les masses allemandes ne sont que peu concernées par ce qui se passe dans
les autres démocraties tant qu’elles-mêmes ne bénéficient pas de ces avantages[7]. En Allemagne, c’est le
plein emploi qui est le plus important, et la population n’y meurt pas encore
de faim. Certes, les épreuves croissantes de la guerre et les pertes terribles
vont faire pencher la balance en défaveur du régime – mais non pas en faveur du
statu quo. De nouveau ici, l’évaluation est tout à fait pragmatique : la
guerre a été présentée à la population allemande comme une proposition
commerciale ; l’inves-tissement est élevé et terriblement risqué, et le
succès initial est prometteur[8]. Des nations entières ont
été soumises à l’exploitation allemande, et même l’homme de peu obtient une
petite part du butin. En outre, il semble que le caractère technique de la guerre
moderne diminue le poids du facteur moral et qu’il permette de poursuivre les
opérations même si le ’“moral” est étonnamment bas.
L’emprise du
régime national-socialiste sur le peuple allemand est fondée sur son efficacité
et sur son succès dans la lutte internationale, et la défaite militaire est en
conséquence la condition préalable pour briser cette emprise. Mais il n’y pas
la moindre garantie que la chute du régime éradiquera les racines de la
mentalité national-socialiste qui a rendu ce régime possible. Cette mentalité
ne disparaîtra que lorsqu’aura disparu la domination de ces groupes qui sont
liés à la vie à la mort au régime et, au-delà du régime, à ses motivations et à
ses objectifs. Elle ne disparaîtra que lorsqu’aura été établi un ordre social
dans lequel les réalisations du régime (plein emploi et sécurité matérielle)
seront préservées dans une forme vraiment démocratique. Afin de préparer le
terrain pour une telle action, l’on peut essayer d’influencer la nouvelle
mentalité en utilisant ceux de ses éléments qui vont au-delà de la forme
national-socialiste de leur réalisation. Ces éléments sont avant tout
l’empirisme pragmatique et la politisation intégrale. Naturellement, cela ne
signifie pas que la philosophie et la propagande national-socialistes doivent
être copiées ou adaptées à des contenus différents. Toute concession dans cette
direction apparaîtrait immédiatement comme un signe de faiblesse et
renforcerait la croyance en la supériorité du national-socialisme. Il doit être
plutôt montré que le national-socialisme contrecarre inévitablement les
motivations et les impulsions qui animent la nouvelle mentalité, que le
national-socialisme est l’incarnation des forces d’oppression qu’il prétend
avoir vaincues, et que cette libération se situe au-delà aussi bien de l’Ordre
nouveau que du statu quo. Le contenu et le langage d’une contre-propagande
efficace ne peut être ni ceux de l’Ordre nouveau, ni ceux du statu quo, mais cette
contre-propagande doit développer un contenu et un langage qui lui soit propre.
Ils doivent répondre, mais non pas correspondre, à la nouvelle mentalité.
Nous avons jusqu’à
présent traité cette mentalité comme une unité ; nous avons parlé du
“peuple allemand” et ignorer sa différenciation en couches sociales variées.
C’est une simplification excessive et grossière, et l’adaptation de la
propagande aux différentes couches et intérêts sociaux est indispensable. Nous
tenterons cette différenciation plus tard. Il y a cependant une justification
au fait de l’avoir négligée dans un tableau préliminaire à grandes lignes. En
Allemagne, la rationalisation organisée de la société est également totalitaire
étant donné qu’elle standardise le modèle de pensée et de comportement dans
toutes les couches sociales. À l’exception de l’opposition active, elles
convergent toutes vers les mêmes intérêts. Le national-socialisme a en outre
“unifié” les antagonismes sociaux dans une telle mesure que la vaste majorité
de la population fait face au petit groupe des dirigeants de l’industrie et du gouvernement[9]. En dehors des rangs de
ces dirigeants, les gens sont tous des sujets d’une seule et même organisation
autoritaire, et leur vie dépend à tout moment de cette organisation, que ce
soit à l’usine ou au magasin, au bureau ou à la campagne, à la maison ou
dans les salles communes, les clubs, les
théâtres, les hôpitaux et les camps de concentration. La dichotomie entre le
petit groupe dirigeant et le reste de la population ne signifie pas que ce
dernier constitue une masse d’opposition. Malheureusement, le tableau n’est pas
aussi simple. Il n’y a guère de groupe social qui, compte tenu de son intérêt
matériel, n’est pas d’une manière ou d’une autre étroitement lié au
fonctionnement du système, et partout où ces liens se relâchent, ils sont
remplacés par la terreur bestiale. La dichotomie désigne plutôt les deux pôles
autour desquels la distribution du pouvoir tourne : la politique est
établie par la clique qui gouverne ; c’est en son sein que l’on règle les
conflits d’intérêts et que l’on parvient aux compromis fondamentaux ; les
autres groupes sont fusionnés tous ensemble dans une organisation globale qui
assure l’exécution de cette politique. À l’intérieur de cette masse organisée,
l’opposition active (c'est-à-dire l’opposition qui combat le système et non pas
qui s’oppose simplement la composition plus ou moins contingente de son équipe
dirigeante) est éparpillée dans les usines et les chantiers navals, les équipes
d’entretien des routes et les camps de travail, les écoles professionnelles et
les prisons. Cette opposition n’a pas besoin de “propagande”, mais si celle-ci
s’adresse à la masse organisée de la population, elle atteindra de toute façon
l’opposition.
4 - La nouveauté
de la logique et du langage national-socialistes
La proposition
évidente selon laquelle la propagande doit être compréhensible par ceux à qui
elle est adressée n’est plus un truisme dans le cas de l’Allemagne de nos
jours. Le changement dans la mentalité allemande a été si fondamental que le
peuple allemand est presque inaccessible à la logique et au langage
traditionnels de présentation et d’argumentation. Il a été souvent déclaré que
les nouveaux langage et logique allemands sont essentiellement irrationnels et
illogiques, et ce pour la raison qu’ils défient toute discussion rationnelle.
Certes, si nous isolons la philosophie national-socialiste de son contexte
social et si nous prenons cette philosophie ainsi isolée comme étant
l’expression de la nouvelle mentalité, nous ne sommes alors confrontés à rien
d’autre que des abstrusités. Mais si nous plaçons cette philosophie et ce
langage dans le contexte de la politique et de l’organisation
national-socialistes, nous découvrirons alors un modèle parfaitement rationnel
et logique derrière les abstrusités apparentes. Beaucoup de critiques du
national-socialisme sont déconcertés par le fait que, dans l’Allemagne
actuelle, deux mentalités, deux logiques et deux langues, différentes
coexistent : les unes, qui se rattachent à la philosophie, à l’idéologie
et à la propagande, national-socialistes, sont tout à fait
irrationnelles ; les autres, qui se rattachent au domaine de
l’administration, de l’organisation et de la communication quotidienne, sont
tout à fait rationnelles et techniques. Mais en réalité il n’y a qu’une seule
mentalité, qu’une seule logique et qu’une seule langue, et leurs deux formes de
manifestation sont déterminées, imprégnées et unifiées par une seule et même
rationalité. Il faut prendre en compte cette structure si un contre-langage
efficace doit être développé.
Le point de départ
pour comprendre un langage spécifique, c’est son usage[10]. Le langage
national-socialiste est utilisé pour faire de la propagande, pour endoctriner,
et pour justifier une expansion impérialiste à grande échelle. Dans la
situation de la société allemande à la fin de la République de Weimar, ceci
impliquait la subordination de toutes les relations privées et sociales aux
normes de la production de guerre mécanisée et rationalisée, et l’élimination planifiée
de tous les concepts et valeurs qui outrepassaient ou perturbaient ces efforts.
Le langage national-socialiste est par conséquent strictement technique : ses concepts visent un
objectif pragmatique clair et précis, et ils fixent toutes les choses, les
relations et les institutions, dans leur fonction opérationnelle à l’intérieur
du système national-socialiste. Ils perdent leur signification traditionnelle,
leur “universalité” qui avait fait d’eux la propriété commune de la
civilisation – au lieu de cela, ils prennent un nouveau contenu singulier,
déterminé exclusivement par leur utilisation national-socialiste. Cette
structure envahit le langage de l’administration et de la bureaucratie
totalitaires, celui des décrets, des lois, des cours de justice, et dans une
large mesure, de la vie de tous les jours. Mais nous verrons que cette langue
“mythologique” de la propagande et de la philosophie national-socialistes tire
aussi sa rationalité de cette structure technique.
Tout langage
technique présuppose cependant une communauté “supra-technique” de langue de
laquelle il tire sa force et son attrait, car sinon il ne pourrait pas servir
de moyen général de compréhension intersubjective[11]. Cette communauté de langue est principalement
une communauté de sentiments, d’émotions, de désirs et d’élans subjectifs. Le
langage national-socialiste possède sa communauté supra-technique de langue
dans la strate mythologique de la mentalité allemande, et tout particulièrement
dans ce complexe d’idées, de pulsions et d’instincts, qui constitue le
réservoir de la protestation allemande contre la civilisation chrétienne. Mais
ce complexe est mobilisé pour les buts pragmatiques du national- socialisme et il
est mis au service de la rationalité technique qui guide les efforts pour
atteindre ces buts. En transformant les éléments mythologiques et métaphysiques
de la mentalité allemande en instruments de contrôle et de conquête
totalitaires, le national-socialisme détruit leur contenu mythologique et
métaphysique. Leur valeur devient une valeur exclusivement
opérationnelle : ils sont transformés en éléments de la domination
technique. La philosophie apparemment irrationnelle du national-socialisme
représente en réalité la fin de la “métaphysique allemande”, sa liquidation par
la rationalité technique totalitaire[12].
Ce processus se
manifeste dans la forme syntaxique du langage national-socialiste, dans son
vocabulaire, et dans le modèle logique de l’“argumentation”
national-socialiste.
Dans sa forme
syntaxique, le langage national-socialiste affiche une verbalisation
envahissante des noms, un rétrécissement de la structure synthétique de
la phrase, et une transformation des relations personnelles en choses et
en événements impersonnels[13]. Ces traits, loin de
caractériser un nouveau langage “magique”, démontrent plutôt l’adaptation du
langage à la rationalité technologique[14].
Au lieu de
poursuivre l’analyse linguistique (qui demanderait une étude à part), nous devons
nous limiter ici à quelques remarques générales à propos de la relation entre
les communautés de langue technique et supra-technique. La communauté de langue
supra-technique (mythologique) est le réservoir de ces forces qui sont les plus
hostiles et les moins sensibles à l’esprit et au langage de la civilisation
occidentale. Mais une analyse plus précise montrera que le national-socialisme
a “rationalisé” ces forces et qu’il leur a donné une signification strictement
pragmatique.
Le langage
national-socialiste se centre évidemment sur les idées “irrationnelles” telles
que le peuple, la race, le sang et le sol, le Reich. Il est à remarquer que
tous ces concepts, bien que leur forme soit celle d’universaux, excluent en
réalité l’universalité. Ils sont utilisés uniquement comme des concepts
particuliers, et même individuels : ils servent à distinguer le peuple, la
race, le sang, allemands et à pratiquer la discrimination à l’encontre des
autres peuples, races, sangs. Ils désignent des “faits” singuliers et ils sont
tirés de tels faits, de normes et de valeurs singulières. En outre, les faits
qu’ils désignent sont tels “par nature”, c'est-à-dire qu’ils sont rejetés hors
du contexte universel de la civilisation humaine comme quelque chose qui fait
partie d’un ordre supérieur. Dans cet ordre-là, l’inégalité “naturelle” des
hommes est supérieure à l’égalisation “artificielle”, le corps à l’esprit, la
santé à la moralité, la force à la loi, la forte haine à la piètre sympathie.
Nous avons mentionné précédemment que toute cette “mythologie” repose sur une
base empirique très précise[15], et que cette base doit
être trouvée dans la préparation physiologique et psychologique de la société
allemande à la conquête impérialiste du monde[16]. Cette politique requiert
la destruction de toutes les lois et de toutes les normes “universelles” qui
situaient le peuple allemand dans le contexte de la civilisation
internationale, ainsi que l’abolition de toute contrainte (morale et légale)
impliquée dans ces lois et ces normes. L’irrationalité manifeste de la
mythologie national-socialiste apparaît comme la “rationalité” de la domination
impérialiste. Nous avons en outre mentionné que, étant donné la situation des
masses allemandes à la fin de la République de Weimar, l’éducation à
l’impérialisme totalitaire ne pouvait être couronnée de succès que sur la base
de compensations matérielles immédiates (plein emploi, participation au butin,
renonciation contrôlée aux tabous traditionnels). La mythologie national-socialiste
nourrissait plutôt qu’elle ne contrecarrait l’empirisme extrême avec lequel les
Allemands acceptaient cette compensation pour renoncer aux libertés
démocratiques. Ce qui est assez paradoxal, c’est que l’éducation à cet
empirisme cynique est l’esprit de cette mythologie. Observez que ses concepts
principaux substituent le terme “naturel” aux relations sociales (peuple à
société, race à classe, sang et sol à droits de propriété, Reich à État). Le
premier terme semble être plus concret et palpable que le second. Le peuple et
la race sont présentés dans la propagande comme des “faits”, étant donné que la
naissance due à certains parents en un certain lieu est un fait, tandis que la
classe et l’humanité sont des idées abstraites. Un homme en bonne santé doit
satisfaire ses instincts sains : c’est un fait qui remplace les exigences
restrictives de la moralité abstraite. Le juif est un étranger qui est à part
et qui est visible ; même s’il n’a pas l’air différent et même s’il ne
parle pas autrement, il a des gestes et des attitudes différentes et, en tout
cas, il est un concurrent indésirable. Ces “faits” sont plus forts que les
normes d’une égalité humaine abstraite.
Il serait
cependant désastreusement erroné d’expliquer la mythologie national-socialiste
comme étant une simple idéologie d’impérialisme totalitaire, étayée par les
divers avantages matériels que de larges couches de la population tirent de
l’Ordre nouveau. Si c’était le cas, l’échec de l’expansion impérialiste
entraînerait presque automatiquement l’arrêt de la nouvelle mentalité
allemande. La véritable relation entre cette mentalité et la structure sociale
et politique est beaucoup plus compliquée. Le national-socialisme est parvenu à
imposer aux Allemands la rationalité pragmatique du totalitarisme parce qu’il a
fait appel à des forces qui font partie des traits les plus profonds et les
plus forts du “caractère allemand”. Ces forces ont été libérées lors de la
mobilisation de la strate mythologique. Elles ont été maîtrisées et réfrénées
par le processus de la civilisation chrétienne, mais elles ont continué à vivre
sous son couvert, et leur émancipation national-socialiste constitue la plus
grande menace pour la civilisation occidentale.
Avant d’essayer
d’expliciter ces forces, nous souhaitons éviter deux malentendus :
1.
En
parlant du “caractère allemand”, nous n’hypostasions pas une qualité naturelle
qui serait distinctive de “l’homme allemand”. Nous voulons plutôt dire que, au
cours de l’histoire allemande et dans ses conditions spécifiques, les Allemands
ont développé certains modes de pensée et de sentiment qui représentent les traits
distincts de la culture allemande.
2.
De
nombreuses études ont été effectuées qui retrouvent la trace des racines
du national-socialisme dans la philosophie et la littérature allemandes depuis
Luther, Herder ou Nietzsche. Si le national-socialisme est pris dans ses
entières portée et signification, le seul résultat de ces études serait la
démonstration que les racines du national-socialisme peuvent être trouvées
partout dans l’histoire allemande depuis la Réforme. Si l’on fait abstraction
de cette démonstration, presque chaque auteur allemand peut être identifié
comme un précurseur de certaines conceptions national-socialistes, mais presque
chaque auteur allemand peut également être loué pour avoir contredit ces
conceptions. Le passage de la philosophie et de la littérature allemandes au
peigne fin afin d’obtenir des citations appropriées est sans grande valeur dans
l’explication de l’emprise psychologique et émotionnelle du régime sur le
peuple.
5 – Les fondements
psychologiques de la nouvelle mentalité
Comme point de
départ, nous pouvons cependant prendre l’analyse effectuée par Ernst Jünger du
“caractère allemand”, laquelle est peut-être l’interprétation
national-socialiste la plus intelligente de la nouvelle mentalité. Dans les
premières sections de son livre Der
Arbeiter[17],
Jünger fait découler les traits du caractère allemand du fait que l’Allemand a
toujours été un « mauvais bourgeois », que les normes bourgeoises de
sécurité, de droit et de propriété, n’ont jamais pris racine dans le monde
allemand, et que par conséquent l’Allemand ne peut faire aucun usage de cette
forme de liberté qui a trouvé son expression dans la Déclaration des droits de
l’homme. Jünger se met alors à montrer que l’ascension du national-socialisme
signifie la révolte authentiquement allemande contre le monde bourgeois et
contre sa culture (un monde qui, d’après lui, inclut également le socialisme marxiste
ainsi que le mouvement ouvrier), une révolte qui remplacera la vie bourgeoise
par une nouvelle forme de vie, celle du “travailleur”, lequel exerce son
pouvoir parfait sur un monde parfaitement technique, dont la liberté est le
service spontané dans l’ordre technique, dont l’attitude est celle du soldat,
et dont la rationalité est celle d’une technologie totalitaire. L’ouvrage
de Jünger est le prototype de l’union national-socialiste entre la mythologie
et la technologie, un ouvrage dans lequel le monde du “sang et du sol” apparaît
comme une gigantesque entreprise totalement mécanisée et rationalisée qui
façonne la vie des hommes à tel point qu’ils effectuent avec une précision
automatique la bonne opération au bon endroit et au bon moment, un monde d’empirisme
brutal, sans espace et sans temps pour des “idéaux”. Mais ce monde totalement
technologique est porté et nourri par une source supra-technologique que Jünger
indique en évoquant les traits « antibourgeois » du caractère
allemand. Y a-t-il une quelconque justification à désigner la strate
mythologique de la mentalité allemande comme antibourgeoise ?
Il a toujours été
remarqué que les expressions prototypiques de la culture allemande se situent
de manière antagonique par rapport au modèle de la civilisation occidentale.
Une différence qualitative prévaut même à l’intérieur de la même
dimension : il suffit de comparer Luther à Calvin et aux puritains, le
gothique allemand aux gothiques français et italien, Hölderlin à William Blake,
le rationalisme allemand aux rationalisme français et britannique, l’image de
l’empereur germanique médiéval aux rois français et britanniques. L’étrange
qualité de la culture allemande a été décrite par des prédicats tels que
transcendantal, romantique, dynamique, informe, sombre, païen, innerlich, primordial. Tous ces
prédicats semblent décrire un modèle de pensée et de sentiment qui transcende
la réalité empirique, et il la transcende sur des bases qui sont elles-mêmes
transcendantales. Il questionne cette réalité en la comparant au domaine qu’il
est difficile de saisir et de définir, un domaine indiqué par les concepts spécifiquement
allemands de nature, de passion (Leidenschaft),
de Seele, de Geist. Dans le conflit entre ces deux domaines, les énergies, les
impulsions et les actions, des hommes deviennent une force explosive et
destructrice qui menace tout le plan de la contrainte sociale : l’amitié,
la loyauté, l’amour, mais aussi la haine et la perfidie prennent des formes
élémentaires, et le ciel est étrangement peuplé par les dieux aussi bien
chrétiens qu’anciens et païens. Les rapports entre les hommes, et entre les
hommes et la nature, sont terriblement intimes et directs ; c’est comme si
toutes les organismes sociaux
intermédiaires étaient affaiblis et même abolis, et que ces hommes, même
s’ils ne parlent pas en vers, parlent une langue qui est étrangère aux menaces
de la civilisation. C’est cela qui, à son tour, renforce la solitude et le désir
métaphysiques qui prévalent dans les œuvres représentatives de
la littérature et de l’art allemands.
Ces traits ne sont
pas confinés aux œuvres d’art, de littérature et de musique, mais ils peuvent
être également être trouvés dans le comportement et les mœurs réels du peuple
allemand. Ils apparaissent chez lui dans les vestiges encore vivants du
folklore, dans la prédominance du Gemüt,
dans l’attitude allemande particulière vis-à-vis de la nature, dans la sobriété
et la simplicité allemandes proverbiales[18].
Les traits dont
nous n’avons donné qu’un aperçu peuvent parfaitement contraster avec la
rationalité, la clarté, la calculabilité et l’ordre, que les Allemands
mentionnent comme étant les traits “non-allemands” de la civilisation
occidentale. Et les traits allemands pourraient même être classés comme
“anti-bourgeois” si nous décrivons le monde bourgeois en utilisant les termes
de sa philosophie des affaires, c'est-à-dire comme un monde de droits et
d’obligations en équilibre instable dans lequel toutes les valeurs subjectives
sont résolument subordonnées aux principes objectifs de l’offre et de la
demande, de l’échange et du contrat. L’accent mis par Jünger sur les éléments
anti-bourgeois du caractère allemand n’est cependant rien d’autre qu’un
instrument de propagande politique qui sert à faire passer grâce à des paroles
apaisantes l’ordre national-socialiste pour une révolution anti-capitaliste, et
ces traits doivent être interprétés sur une base complètement différente.
Une justification rationnelle,
destinée à souligner les éléments “anti-bourgeois” du caractère allemand, peut
être trouvée dans le fait que, jusqu’au début du vingtième siècle, la
bourgeoisie n’a jamais constitué entièrement le modèle de la société allemande.
Étant donné que le système féodal s’est prolongé en Allemagne, cela a entraîné
le fait que les formes d’intégration et de contrôle qui sont caractéristiques
de la société bourgeoise n’ont jamais été pleinement inculquées à la population
allemande. De vastes fractions du peuple allemand ont été maintenues dans des
formes semi-féodales d’intégration et de contrôle : les relations de
domination et de subordination y étaient plus directes, concrètes et
“personnelles”, que dans le système de production de marchandises et d’économie
de marché intégrales. Ceci pourrait expliquer les éléments “patriarcaux” et
autoritaires présents dans ces relations. Il y avait une forte inclination à
considérer le gouvernement comme une institution naturelle plutôt que sociale,
et à le voir comme quelque chose d’extérieur à sa propre vie personnelle,
quelque chose auquel l’individu pourrait se soumettre inconditionnellement sans
trahir sa “personnalité”. L’individualisme et l’autoritarisme, la confiance en
soi et le bureaucratisme, des Allemands sont deux aspects d’un seul et même
phénomène : le champ restreint de l’intégration et du contrôle bourgeois. Par
voie de conséquence, la rationalité pragmatique et technologique qui est
typique d’une société bourgeoise développée n’était guère représen-tative de la
société allemande avant la montée du national-socialisme. De vastes fractions
de cette société n’avaient jamais été incorporées dans le système de domination
et d’utilisation rationnelles de la matière ; elles n’étaient pas
imprégnées de “l’esprit du capitalisme”. Une entière dimension de l’esprit
allemand demeurait relativement dégagée des normes d’utilité, d’opportunité et
d’efficacité. Cette dimension est devenue le refuge de l’“âme” qui conservait
une autarcie et une autonomie manifestes contre les relations sociales
contraintes et régentées.
Une autarcie et
une autonomie similaires étaient réservées au domaine de la “nature”. La nature
joue un rôle particulier dans la pensée et dans les sentiments allemands. Elle
est vue essentiellement, non pas comme une matière qui doit être dominée et
utilisée, ni comme le simple environnement ou point de départ du processus
social, mais comme la source indépendante des pulsions, des instincts et des
désirs, fondamentaux de l’homme. Cette conception plutôt préchrétienne,
païenne, de la nature implique une forte protestation à l’encontre la
civilisation : la nature produit des normes et des valeurs qui supplantent
fréquemment celles de la civilisation et qui constituent ainsi une sphère dans
laquelle l’on vit “par-delà le bien et le mal”. L’homme est aussi nature que le
sont les autres êtres organiques, son “âme” est la marque de son essence
naturelle, subsociale. Comparé au domaine “naturel” de l’homme, le réseau tout
entier des relations sociales devient une sphère plutôt secondaire et
étrangère. La véritable satisfaction de l’homme provient de son essence
naturelle, de la vie de son âme qui reste éminemment antagonique à la vie de la
civilisation[19].
Or cette
protestation latente à l’encontre de la civilisation peut facilement être
concrétisée et transformée en ferment d’un mouvement social de masse. Dans
l’histoire allemande, nous rencontrons à maintes reprises l’étrange fusion
entre les “bas-fonds” de l’âme et les bas-fonds de la société, une fusion qui
donne leurs traits distinctifs aux nombreux mouvements populaires dans la
société allemande moderne. Ces mouvements tirent leur force de l’action non pas
de groupes sociaux définis qui sont unis par un intérêt commun rationnel, mais
de “masses” qui sont unies sur la base de certains pulsions et instincts
subsociaux. Ernst Krieck indique ce fait lorsqu’il dit que le
national-socialisme fait appel à « l’ordre naturel » sur lequel tout
ordre social repose, aux « profondeurs instinctives » (seelische Untergründe) du folklore, aux
« régions les plus basses de l’âme » (seelische Unterwelt)[20]. Cet appel est fait en se
fondant sur l’état physiologique et émotionnel plutôt que sur la position
sociale, et les masses qui répondent à cet appel sont constituées par des
coupes à travers les lignes de stratification sociale. Un tel mouvement
populaire est par conséquent aisément manipulé et contrôlé “d’en haut” et il
est utilisé pour déplacer les formes et le poids de la domination sociale sans
ébranler le schéma de stratification qui prévaut. En imposant l’union des
groupes sociaux les plus divergents, le mouvement populaire empêche d’effectuer
la concrétisation d’un intérêt social précis. Motivé par le désir de
relâcher la pression de l’injustice et de la frustration, il est rapidement
détourné contre d’autres ennemis. Par exemple, le national-socialisme a incité
les masses à lutter contre les juifs, et le dépérissement du “capital
financier” a servi à renforcer l’emprise de ces groupes industriels qui étaient
déjà prédominants dans la société allemande[21].
La manipulation du
mouvement populaire est rendue possible par le fait que les masses qui
sont incitées à agir obtiennent une compensation immédiate. Les compensations
matérielles que nous avons déjà mentionnées sont appuyées et complétées par des
compensations non moins importantes pour les pulsions et les instincts frustrés
qui sont porteurs du latent “mécontentement dans la civilisation”. Ils sont
libérés et satisfaits sous une forme qui perpétue leurs frustrations avec des
configurations aggravées de contrôle. Leurs tendances agressives sont dirigées
contre les faibles et les fragiles, les étrangers et les immigrés, contre
l’intelligentsia et la critique intransigeante, contre le luxe et les loisirs
voyants. La quête de justice, de liberté et de bonheur, est pervertie en
vengeance contre ceux qui semblent profiter de la vie, qui ne triment pas, qui
sont capables d’exprimer ce qu’ils savent et ce qu’ils désirent. L’idée de
l’égalité humaine apparaît comme étant l’effort consistant à niveler par le bas
ce qui est au-dessus plutôt qu’à rehausser ce qui est au-dessous. Les
spectacles nationaux-socialistes imitent la magnificence de l’époque héroïque
de la société européenne, ou bien le prestige et les plaisirs de l’aristocratie
française pré-révolutionaire, qu’ils accordent à petite dose à l’homme
ordinaire. Après chacune de ces doses, celui-ci accomplira plus volontiers ses
devoirs envers l’État totalitaire[22].
Toutes ces
satisfactions sont couplées à l’émancipation de la “nature” à l’égard de la
civilisation. C’est cet attrait qui en fait un ferment d’agression et en même
temps un baume de soumission. Les “régions les plus basses” sont libérées de la
contrainte que la civilisation chrétienne fait peser sur elles, mais elles sont
libérées de telle manière que les pulsions déliées renforcent les formes
totalitaires de domination. Le “droit du corps”, droit naturel, remplace le
droit de l’intellect qui menace de pénétrer le réseau de la “communauté
populaire” et de découvrir ses fondements terroristes[23]. Le souci officiel pour
la santé et la beauté augmente le réservoir de l’État pour ce qui concerne le
pouvoir du travail et la capacité militaire, et l’attitude “naturelle” relative
au sexe promeut la natalité. La perversion du christianisme en une religion
populaire donne à l’homme bonne conscience pour se débarrasser des restrictions
morales en invoquant la lutte pour la vie et pour le pouvoir, pour exterminer
les faibles et les sans défense, pour exploiter ses semblables et pour
accroître impitoyablement son espace vital[24]. Mais ce naturalisme
néo-païen accomplit une fonction qui va même plus loin : il supprime le
désir de transcender l’ordre dominant pour le transformer en un ordre plus
juste et meilleur et il livre l’homme en son entier aux pouvoirs séculiers qui
règnent sur sa vie. C’est cette abolition de la foi en un autre ordre qui est
peut-être la réussite la plus dangereuse du national-socialisme et qui fait de
l’offensive totale contre ce système sur le front psycho-logique une tâche qui
demande des armes nouvelles et inhabituelles.
6 – L’abolition de
la foi
Des rapports
proviennent d’Italie qui relatent une histoire drôle racontée à propos de
Mussolini. « Il mourut et monta au ciel où une énorme manifestation lui
était réservée… Au milieu de celle-ci, le signor Mussolini remarqua brusquement
que sa couronne était plus haute que celle de Dieu et il demanda poliment pourquoi.
“J’ai donné à votre peuple un jour de jeûne par semaine”, répondit Dieu. “Vous
lui en avez donné sept. Je leur ai donné la foi et vous la leur avez enlevée.
Vous êtes un plus grand homme que moi” ». Cette plaisanterie pourrait
illustrer les mécanismes psychologiques qui conditionnent et pérennisent le
moral dans les pays fascistes. Les deux dernières phrases sont plus appropriées
au fascisme allemand qu’au fascisme italien. En effet, cela a été l’une des
réussites les plus fondamentales du national-socialisme que « d’enlever la foi
au peuple ». Aussi étrange que cela paraisse, la loyauté inconditionnelle
des instruments humains de la domination national-socialiste repose, dans une large
mesure, sur le fait que le national-socialisme est parvenu à abolir leur foi. Nous
avons mentionné le procédé du discrédit intégral et de l’empirisme cynique qui
s’est emparé du peuple allemand. Nous pouvons maintenant interpréter
l’importance de ce procédé pour le moral national-socialiste.
La foi que le
national-socialisme a détruite dans le but d’établir son propre système n'est
pas principalement une croyance religieuse. C’est plutôt la foi dans les
principes et les valeurs de la civilisation chrétienne, pour autant qu’ils
n’aient pas de “valeur au comptant” immédiate, c'est-à-dire pour autant qu’ils
n’aient pas été concrétisés dans le comportement réel d’individus, de groupes
et de nations. Appartiennent à cette catégorie non seulement les principes
suprêmes du christianisme, mais aussi les principes admis de l’éthique
séculière, le moral des affaires et la politique. Cela a été l’entreprise
principale de la propagande national-socialiste d’enseigner que les idées
hautement encensées de la justice sociale, de l’égalité des chances, de la
représentation, de la sécurité internationale, n’étaient rien d’autre que des
manœuvres idéologiques, un mince voile derrière lequel les intérêts du pouvoir
et de l’argent continuaient de se faire
valoir[25]. Le national-socialisme a
enfoncé dans le crâne de ses partisans l’idée que le monde est une arène dans
laquelle c’est le compétiteur le plus puissant et le plus efficace qui gagne la
course et que celui qui désire se débrouiller dans ce monde ne peut pas faire
mieux que de laisser tomber toutes les idées transcendantales qui entravent
l’emploi efficace de ses moyens, et de s’adapter aux simples faits[26]. L’utilisation sans pitié
de tous les moyens disponibles afin d’obtenir une plus grosse part dans la distribution
du pouvoir, c’est, selon le national-socialisme, le principe le plus adéquat de
l’action aussi bien individuelle que sociale et politique[27].
Afin de comprendre
la propagation rapide de cette attitude dans la population allemande, nous
devons considérer brièvement la position du mouvement ouvrier. En Allemagne,
bien plus que dans les pays occidentaux, ce mouvement avait acquis sa force
sous l’effet de la théorie et de la pratique marxistes. Le Parti
social-démocrate et les syndicats avaient conservé les fondements du marxisme
dans leur programme même s’ils les avaient abandonnés dans la pratique. Sous la
République de Weimar, le marxisme était devenu une partie intégrante de la
culture allemande : il n’était pas seulement une conviction, mais il était
aussi institutionnalisé dans des organisations sociales et politiques et il
intervenait à la maison, dans la famille, dans le mouvement de la jeunesse,
dans les écoles et même dans les églises. Or si nous comparons la philosophie du
mouvement ouvrier allemand à celle des mouvements ouvriers américain et
britannique, nous remarquons dans quelle mesure le premier était étroitement
lié à des concepts et des valeurs “transcendantaux”. La dialectique, la notion
de lois objectives inhérentes au capitalisme et la nécessité objective du
socialisme, ainsi que la croyance en la solidarité internationale du
prolétariat, en étaient venues à constituer une structure conceptuelle et
émotionnelle obsessionnelle. La politique pragmatique consistant à lutter pour
obtenir des avantages immédiats au sein de l’ordre social établi n’a jamais
complètement éradiqué l’espoir “eschatologique” du royaume définitif de la
liberté. Mais, plus le mouvement ouvrier allemand a été scindé entre
l’aristocratie et la bureaucratie ouvrières d’une part, et la masse des sans
emploi et de ceux qui ne sont employés que temporairement de l’autre, plus la
foi en la réalisation finale du but a cédé la place à l’esprit d’un empirisme
désenchanté. Dans une économie comportant dix millions de chômeurs, le travail
qui était un droit devient une récompense qui est conditionnée par un
comportement efficace et docile. De plus, par leurs actions, les chefs de la
bureaucratie syndicale avaient promu le procédé du discrédit bien avant que les
nationaux-socialistes l’aient mis en œuvre. Le terrain était ainsi préparé pour
la conquête national-socialiste : les simples faits du plein emploi et du
contrôle efficace du processus économique l’ont apparemment emporté sur les
reliquats de la conviction socialiste.
En ce qui concerne
les paysans, les groupes de la petite et moyenne entreprise, les artisans et les
employés de bureau, leur réceptivité à l’empirisme national-socialiste n’a
guère besoin d’explication. La République de Weimar n’avait pas été capable
d’arrêter ou de contrôler le processus de concentration, lequel mettait le plus
faible de plus en plus rapidement sous l’emprise du plus fort. Ils n’avaient
jamais été influencés en réalité par le mouvement socialiste, et ils étaient
prêts à accepter n’importe quelle configuration de faits qui leur donnerait la
sécurité sans exproprier leur propriété.
Mais la
destruction de la foi est un processus purement négatif qui pourrait expliquer
la dissolution d’un système mais qui ne suffirait guère à expliquer la
construction et la persistance d’un ordre total. Et comment un tel processus
destructeur explique-t-il l’accroissement et la perpétuation du moral ? La
foi abolie du peuple allemand n’a-t-elle pas été remplacée par une autre foi
plus forte encore, à savoir celle en un chef charismatique et en son pouvoir
infaillible ? Nous allons d’abord aborder cette dernière question.
Nous pouvons
naturellement interpréter l’adhésion impressionnante du peuple allemand à
Hitler, et la cohérence de plus en plus frappante du système
national-socialiste, en supposant simplement une foi presque sans bornes en sa
personne et en son régime. Mais en faisant cela, nous effacerions la différence
essentielle entre l’ancienne et la nouvelle mentalité allemande et nous
décririons les faits de manière inadéquate. La foi signifie la confiance
par-delà toute vérification et tout dédommagement, une confiance qui n'est ni
imposée ni maintenue de l’extérieur. L’attitude de la majorité du peuple allemand
ne montre aucune de ces caractéristiques. Il est vrai qu’elle suit le régime
sans qu’il n’y ait d’actes directs visant à la terroriser, mais elle le suit
avec une certaine réserve. Elle fait confiance au régime jusqu’à un certain
point. Mais ce point n'est pas la limite supportable de la pression
physiologique et morale. C’est plutôt un échec évident du régime que de
continuer à faire fonctionner le système de discipline stricte et totale avec une
pleine efficacité et à pleine capacité. Mais néanmoins, le point de rupture
n'est pas encore suffisamment défini. Nous devons ajouter une restriction
essentielle : l’échec du régime doit être concomitant avec la possibilité
réelle d’établir un régime démocratique qui puisse assurer le plein emploi et la
sécurité matérielle. Nous avons déjà mentionné cela auparavant et nous y
revenons encore et encore parce que c’est le point sur lequel l’éducation
national-socialiste se réalise. Le pragmatisme désenchanté et la destruction de
la foi se révèlent être ici un lien puisant entre le peuple et le régime. Le
peuple soutient le régime sur la base des faits bruts, et non d’idéaux et de
promesses. Il estimera les faits de l’ordre national-socialiste par rapport aux
faits de cet ordre qui succèdera à la chute du régime. Et le peuple préfèrera
certainement l’embrigadement imposé par ses chefs de souche à la discipline
stricte décidée par des chefs étrangers, et l’indépendance nationale à
l’asservissement[28].
Le fait que le
lien moral le plus solide entre le peuple et le régime soit constitué par un
manque complet de foi plutôt que par une foi est un fait qui est pertinent
relativement à la question de savoir si oui ou non une distinction entre le
peuple allemand et le régime est justifiée. Nous devons donner à cette question
une certaine qualification temporelle. En ce moment, une distinction claire et
nette n’est pas justifiée. Certes, le régime fonctionne seulement grâce à une
terreur institutionnalisée, mais la majorité de la population a accepté le
langage des faits et s’est identifiée au régime. La tranquillité est obtenue
par une organisation intégrale. Or, parce que et dans la mesure où elle repose
sur le terrain de l’empirisme brutal, l’identification peut se transformer en
hostilité dès qu’une configuration de faits réellement nouvelle a été établie.
Ce tournant pourrait avoir lieu sous la forme d’un choc soudain, après lequel
la mentalité national-socialiste semble être éradiquée et oubliée. Mais l’on ne
peut pas s’attendre à ce qu’un tel choc arrive “de lui-même”, il présuppose la
création d’une nouvelle configuration de faits.
7 – La
transformation du moral en technologie
Nous pouvons
essayer maintenant de répondre à la seconde question : comment la simple
abolition de la foi et un empirisme cynique peuvent-ils expliquer un moral qui
a assuré jusqu’à présent le fonctionnement du système national-socialiste et
qui ne s’est même pas dégradé sous les épreuves et les pertes extrêmes de la
guerre avec la Russie ? La question doit être abordée sans illusions et
sans préjugés car elle semble mener à une réponse qui est en contradiction avec
certaines de nos idées qui nous sont les plus chères.
Ce que l’on
appelle le moral ou l’esprit d’un peuple ou d’une armée ne prédomine
apparemment pas dans les foyers et sur le front de guerre allemands. Les
documents dont nous disposons semblent justifier la conclusion selon laquelle
les deux fronts sont imprégnés du même pragmatisme désabusé. Tous les actes
d’endurance et de fiabilité maximales, de mépris féroce et de cruauté
inhumaine, sont accomplis avec une sobriété, une efficacité et une habileté,
semblablement inhumaines[29]. Ceci n’est pas de la foi
en une “cause”, bien que la “cause allemande” soit une préoccupation majeure
dans le combat. Mais cette cause allemande est comme celle d’une machine ou
d’un appareil géants qui occupe constamment l’esprit et les sentiments de ses
préposés, qui contrôle et dicte leurs actions et qui ne leur laisse pas le
moindre refuge. Dans l’Allemagne national-socialiste, tous les hommes sont les
simples appendices d’instruments de production, de destruction et de
communication, et bien que ces appendices humains travaillent avec un degré
élevé d’initiative, de spontanéité et même de “personnalité”, leurs prestations
individuelles sont entièrement adaptées à l’opération de la machine (la somme
totale de leurs instruments), et elles sont réglées et coordonnées en fonction
de ses besoins. Et partout où les hommes n’apparaissent pas comme les
appendices de leurs instruments, ils sont les appendices de leur fonction
(comme député, Gauleiter, agent de la
Gestapo, etc.) qui ont été eux-mêmes chosifiés et transformés en une partie obsessionnelle
de la machine[30].
Le système a une structure strictement technique,
et sa cohérence est une démarche strictement technique. Le moral est devenu une partie de la technologie.
Si nous désignons
le moral national-socialiste comme étant une partie de la technologie, nous
employons le terme de technologie au sens littéral. Dans la technologie, il n’y
a ni vérité ni mensonge, ni juste et faux, ni bon et mauvais – il y a seulement
adéquation et inadéquation à une fin
pragmatique. En conséquence, sous le national-socialisme, toutes les normes et toutes
les valeurs, tous les modèles de pensée et de comportement, sont dictés par les
besoins incessants du fonctionnement de la machine de la production, de la destruction
et de la domination. Le chef et ses conseillers suprêmes constituent le comité
des directeurs, ses adjoints et ses généraux sont les propriétaires et les
directeurs d’entreprise, la terreur est un instrument inévitable de discipline,
et le reste de la population compose la vaste armée des employés et ouvriers.
Au sein de l’ensemble, toutes les parties sont totalement synchronisées ;
l’entreprise est la seule entreprise normale, et par conséquent aucune autre
possibilité de vie n’est possible. Il n’y a réellement pas de faille pour une
transgression ou une échappatoire – ni physiquement, ni mentalement. La foi,
les idéaux, le moral, dans leur sens traditionnel, sont des choses dont l’on
peut se dispenser. Toute la philosophie du sang et du sol, du peuple et du
chef, a une signification strictement opérationnelle. La nouvelle philosophie
et la nouvelle religion forment un système hautement flexible de techniques et
de procédés mentaux qui servent à préparer, à annoncer et à adapter, aussi bien
la politique de l’entreprise que ses méthodes de travail, et à les “vendre” de
la manière la plus efficace. Cela pourrait par conséquent être comparé à une
gigantesque campagne publicitaire et cela est traité avec l’habileté, la
logique et le langage, de ce type de campagne. Naturellement, il n’y a rien à
vendre qui n’aurait pas été de toute façon acheté auparavant, mais il y a
suffisamment d’intérêts en compétition au sein de l’entreprise, et suffisamment
d’injustice et d‘inégalité dans la distribution des revenus et de l’assiette au
beurre. C’est pourquoi un réajustement, un compromis et des pots-de-vin,
constants sont nécessaires.
La transformation
national-socialiste des normes et des idées morales en concepts et en procédés
techniques a été nécessité par la situation spécifique de la société
allemande après la Première Guerre
mondiale. En organisant la nation en une entreprise industrielle en expansion
impitoyable, le national-socialisme affronte la tâche de rattraper en quelques
années des décennies d’arriération. Certes, l’appareil industriel de
l’industrie allemande n’était pas à la traîne derrière celui des pays
occidentaux ; au contraire, cet appareil était probablement, déjà avant
l’ascension du national-socialisme, le système le plus complètement rationalisé
et mécanisé en Europe. Mais cet appareil était constamment entravé par
d’extrêmes difficultés d’utilisation, non seulement à cause de la crise
économique, mais aussi à cause de la législation sociale de la République et de
l’attitude “anticapitaliste” généralisée de la population. Nous avons tenté
d’expliquer cette dernière chose en indiquant la révolution bourgeoise avortée
en Allemagne et la mentalité “anti-bourgeoise” qui prévalait dans de larges
couches de la population allemande. Le national-socialisme a vaincu cette résistance
en mobilisant la couche mythologique de l’esprit allemand, laquelle constituait
le vaste réservoir de la protestation allemande contre la civilisation
chrétienne, et ce faisant, il a transformé cette protestation en l’un des
instruments les plus puissants pour former la population à la rationalité
technologique.
La rationalisation
de l’irrationnel (dans lequel ce dernier préserve sa force, mais où il la donne
au processus de rationalisation), cette interaction constante entre la
mythologie et la technologie, la “nature” et la mécanisation, la métaphysique
et l’empirisme, l’“âme” et l’efficacité, est le centre même de la mentalité
national-socialiste. C’est ce modèle qui détermine également la technicisation
du moral. Nous pouvons illustrer cela par le déplacement des tabous qui a été
constaté comme étant un trait caractéristique du national-socialisme.
La destruction de
la famille, l’attaque portée contre les normes patriarcales et monogamiques, et
toutes les entreprises similaires largement proclamées, tirent parti du
“mécontentement” latent à l’égard de la civilisation, de la protestation à
l’encontre de ses contraintes et de ses entraves. L’on fait appel au droit de
la “nature”, aux pulsions saines et diffamées de l’homme, à la calamité de son
existence monadique dans un système régi par l’argent, à son désir d’une vraie
“communauté” dans un monde dominé par le profit et l’échange. L’on prétend
rétablir les rapports “naturels” et directs entre les hommes. L’on invoque
l’“âme” par opposition à la mécanisation sans âme, la solidarité populaire par
opposition à l’autorité paternelle, le plein air par opposition à la suffisance
du “foyer bourgeois”, le corps vigoureux par opposition au pâle intellect. Ceci
implique inévitablement l’octroi de possibilités plus faciles de satisfaction,
mais les nouvelles libertés ne constituent que de nombreuses obligations fixées
par la politique du Reich concernant la population ; elles étaient des
contributions, qui étaient récompensées, à la campagne en faveur d’une fourniture
plus grande de force de travail et de puisance militaire. La satisfaction
personnelle est devenue une fonction politique contrôlée, et ses conséquences
dangereuses ont été transformées en une force de cohésion. La restriction
raciale, la limitation et la supervision des loisirs, l’abolition de la vie
privée, et l’exigence de “pureté“, diluent et règlementent le plaisir autorisé.
Le Parti omnipotent est une autorité plus effective que celle du pater familias et de la loi morale[31].
Les nouvelles autorités
et les nouveaux tabous n’opèrent pas seulement comme un pouvoir extérieur, mais
ils ont pris racine dans le caractère même des hommes et dans leur comportement
spontané. Les hommes prennent ce qu’on leur offre et ils en tirent le meilleur.
De nouveau ici, l’empirisme cynique de la nouvelle mentalité fait le jeu du
régime national-socialiste. Dans ses écoles, les hommes ont appris à être
malins, secrets et méfiants. Ils n’ont pas de temps et d’énergie à perdre pour
rester fidèles à leurs pensées et à leurs sentiments. Dans un monde où tout un
chacun travaille jour et nuit sur des instruments de conquête et de
destruction, l’amour, la passion et la foi, sont absurdes et ridicules. Éduqué
à considérer son corps comme la source la plus précieuse de cette énergie qui
alimente ces instruments, le bon nazi traite la satisfaction de ses pulsions
comme un acte d’hygiène mentale et physiologique, comme une technique
productive et profitable. Sa pensée et ses émotions sont transformées en outils
techniques.
Étant donné le
rôle décisif que joue le mécanisme psychologique et émotionnel dans
la technicisation du moral, il serait faux de dire que, sous le
national-socialisme, la cohésion morale a été remplacée par une cohésion
organisationnelle. Certes, sans cette organisation omnipotente, le
national-socialisme s’écroulerait immédiatement. Mais cette organisation
est elle-même construite et perpétuée
par des mécanismes psychologiques et émotionnels qui convergent vers
l’abolition de la foi et vers l’entraînement à l’empirisme cynique. Ils ont
facilité la capitulation des hommes vis-à-vis de la machine universelle
d’expansion et de domination. Les hommes sont contraints de penser, de
ressentir et de parler, en termes de choses et de fonctions qui se rapportent
exclusivement à cette machine. Ils se voient imposer une existence qui dépend à
tout moment de l’exécution correcte des fonctions opérationnelles requises. Le
présent a absorbé le passé et le futur. Le national-socialisme a proclamé le
millénaire du Troisième Reich, mais ce millénaire s’est lui-même restreint à
l’instant donné, à l’ici et maintenant dans lequel il peut être finalement
conquis ou finalement perdu. Les hommes doivent se concentrer sur cet instant
donné ; le reste dépend du “destin”. L’histoire se résume à l’heure du
national-socialisme ; tout autre chose est soit préhistoire, soit destin.
La notion de destin joue un rôle de plus en plus important dans la propagande
national-socialiste[32] : il transforme le
régime en exécuteur du destin lui-même, et l’avenir de l’humanité dépend des
efforts extrêmes faits pour utiliser les armes que le régime a fournies.
8 - Les trois
étapes de la contre-propagande
Alors que
l’opposition mortelle entre le national-socialisme et la civilisation
occidentale a été abondamment soulignée, il n’a pas été pris en compte de
manière adéquate le fait que la nouvelle mentalité allemande, avec son
empirisme cynique et sa rationalité technologique totalitaire, constitue une
rupture non moins fondamentale avec la culture allemande traditionnelle qui est
considérée comme un simple “escroquerie”[33]. Ceci est d’une extrême
importance parce que les Allemands, qui, pendant une décennie, ont été empêchés
de penser dans n’importe quelle autre logique et de parler dans n’importe
quelle autre langue que celles de leurs maîtres, ne seront plus sensibles à
l’attrait de leur logique et de leur langue traditionnelles. L’attaque de
la mentalité national-socialiste doit par conséquent développer de
nouvelles formes d’infiltration, des formes qui dissolvent cette mentalité en
lui répondant.
Dans les sections
qui vont suivre, nous ferons quelques suggestions relativement au développement
d’une telle contre-propagande. Nous allons essayer d’esquisser ses grandes
lignes aux trois étapes de l’attaque :
1 le langage des faits,
2 le langage du souvenir,
3 le langage de la rééducation.
1-. Le langage
des faits
L’idée selon
laquelle la guerre actuelle est principalement une guerre entre des idéologies
et des philosophies est préjudiciable à toute contre-propagande efficace. Dans
le long processus du discrédit intégral, les Allemands ont été entraînés à
considérer toute chose qui ne serait pas corroborée par un fait pur et simple
comme une idéologie, au sens d’une distorsion intentionnelle des faits par des
intérêts déterminés. Par voie de conséquence, le fait de faire appel aux droits
de l’homme, aux libertés démocratiques, à la dignité de l’homme, aux lois de la
moralité, etc., est tout simplement suspect aux oreilles allemandes, et il est
aussi étrange que la philosophie national-socialiste l’est à nos oreilles. Ce
que le peuple allemand comprend et admet, ce sont les faits, et il rêve de
faits et d’exploits factuels. Cet élément rapproche la mentalité allemande de
l’esprit occidental beaucoup plus qu’elle ne l’a jamais été et il construit le
premier pont de communication entre les deux mondes hostiles.
La
contre-propagande doit parler le langage pragmatique des faits, et,
heureusement, il y a suffisamment de faits qui peuvent être utilisés à
l’encontre des faits du national-socialisme. La capacité productive et le potentiel
de guerre des Alliés, leur niveau de vie, leur contrôle efficace des prix er
des profits, la façon dont ils ont vaincu le chômage et transformé le système économique
sans écraser le mouvement ouvrier – tout ceci peut être porté à la connaissance
du peuple allemand de telle manière que cela éclipse et mette en accusation les
“prouesses” national-socialistes. La statistique n’est pas la bonne méthode
pour transmettre de tels faits ; de courts rapports de première main sur
des incidents dans les usines, les chantiers navals, les rues et les magasins,
dans les actions militaires et économiques, feront bien mieux l’affaire.
Mais tout dépend
du cadre dans lequel les faits sont placés, c'est-à-dire de ce qui doit être
fait d’eux au cours de la guerre et après la fin de la guerre. Et, en ce
moment, cela va naturellement au-delà du langage des faits et cela appartient à
une autre étape du développement de la contre-propagande, que nous allons
essayer d’indiquer plus loin. Mais puisque le cadre général des faits doit
naturellement aussi déterminer leur présentation, nous souhaitons du moins ici mentionner
un facteur décisif.
Nous avons dit
qu’en ce moment une distinction claire et nette entre le peuple allemand et le
régime n’est pas encore justifiée. Dans la mesure où la contre-propagande est
dirigée vers la majorité du peuple allemand et non pas vers des groupes sociaux
particuliers (cette dernière forme doit être discutée à part), elle doit accepter
cette majorité telle qu’elle est actuellement, c'est-à-dire telle qu’elle est dévouée
au régime. Par conséquent, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur le fait
que les Alliés doivent mettre le paquet pour prolonger la guerre jusqu’à ce que
le national-socialisme soit enfin détruit, ainsi que l’entier système qu’il a
mis sur pied. En d’autres termes, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur
le fait que ce ne sera pas un changement au sein du système qui mettra fin à la
guerre, mais seulement l’abolition du système lui-même. Et ici, la seule
question qui importe aux Allemands est : que va-t-il se passer après la
guerre ? Échangeront-ils seulement une forme d’oppression et de discipline
stricte avec une autre ? Nous avons indiqué le fatalisme catastrophique
auquel l’empirisme national-socialiste aboutit : la seule alternative est
l’annihilation complète. Plus la guerre avance, et plus l’esprit allemand est
possédé par cette conception, et les derniers discours des chefs nationaux-socialistes
sont dominés de façon saisissante par elle. C'est peut-être l’antitoxine la
plus forte contre toute contre-propagande. En ce moment, seul un traitement
négatif pourrait être possible : la réfutation officielle de tous les
programmes impérialistes, l’extension du principe d’auto-détermination et du
gouvernement représentatif, la lutte contre l’appropriation monopolistique des
matières premières et des marchés.
À l’évidence, ce
sont des sentiments fortement “anticapitalistes” qui prédominent chez la
majorité de la population allemande. Le slogan des “nations prolétaires” et de la
guerre contre les “ploutocrates” est probablement le mot d’ordre
national-socialiste le plus populaire[34]. Certes, l’embrigadement
de l’économie de guerre allemande ne dissimulait guère le fait que les
“ploutocrates” allemands avaient conservé et même renforcé leur pouvoir, et la
propagande national-socialiste est soigneusement confinée au “capitalisme” dans
d’autres pays. En outre, les sentiments anticapitalistes de la majorité du
peuple allemand (par contraste avec ceux de l’opposition active) sont limités à
la propriété à grande échelle et au “capital financier”, et ils ne sont pas
hostiles à la propriété privée. Au contraire, cette majorité rêve d’une restauration
de la propriété à petite échelle dans son ancien droit, et de l’abolition de l’“expropriation” monopolistique. Ici, la
contre-propagande peut de nouveau opposer des faits à des faits. Sans aucune
forme de terreur, le développement économique dans les pays occidentaux tend à
diminuer l’importance du capital financier et marchand en faveur de
l’industrie. “Wall Street” n’est plus le symbole de la distribution réelle du
pouvoir. Et, plus important, le gouvernement démocratique a entrepris lui-même
la lutte contre la concentration et les pratiques monopolistiques
préjudiciables. Les rapports des Comités d’enquête du Congrès, et les mesures
prises et proposées par les différentes agences gouvernementales, fournissent le
cadre adéquat pour la présentation des faits qui peuvent contrer les assertions
national-socialistes. Ils peuvent être utilisés pour montrer que les pays
démocratiques sont plus efficaces dans leur lutte contre l’empiètement des
intérêts monopolistiques sur le bien-être général que les pays fascistes.
Les Allemands
craignent et respectent tout de même l’efficacité des Américains, ces derniers
étant peut-être les seuls adversaires d’égale valeur à eux. L’union entre
l’efficacité supérieure et la démocratie doit être la proposition centrale de
la logique et du langage des faits. Cela peut être vérifié non seulement sur le
front de la guerre, mais aussi sur celui du foyer. L’étendue de la liberté et
de la satisfaction qui est accordée aux peuples démocratiques en plein milieu
de la guerre totale peut être documentée de manière frappante
(photographies, journaux). Ces libertés et ces satisfactions devraient être
comparées avec la “pureté” et la pauvreté régentées des “plaisirs”
nationaux-socialistes. L’on peut en outre montrer comment, dans les
démocraties, elles donnent des forces à la puissance militaire, à la pleine
capacité et à un meilleur niveau de vie, et comment elles ne sont pas réservées
à quelques groupes privilégiés.
2-. Le langage du
souvenir
La deuxième étape
dans le développement du contre-langage pourrait être caractérisée par un
adoucissement et une désintégration graduels de cet empirisme cynique qui lie
le peuple allemand au régime. Cette démarche ne peut être effectuée que sur la
base de l’empirisme lui-même, c'est-à-dire qu’elle présuppose une augmentation
constante des efforts de guerre des Alliés ainsi que des difficultés et des
revers en ce qui concerne le régime national-socialiste. Alors, le langage des
faits peut être soutenu et complété par un autre langage que nous pourrions
dénommer le langage du souvenir et de la mémoire.
Le souvenir du
passé a été l’un des instruments psychologiques les plus puissants de la
propagande national-socialiste. Nous avons dit que, dans l’Allemagne
national-socialiste, le présent a absorbé le passé, mais ce dernier a été
préservé dans le premier dans la mesure où il se façonne comme étant la victoire
finale sur le passé. Les Quatorze années proverbiales qu’Hitler martelait
encore et encore en direction de son public étaient davantage qu’un truc. Cette
formule magique ouvrait les portes par lesquelles les frustrations, les misères
et les défaites, du passé faisaient irruption dans le présent de sorte que les
gens cherchaient refuge en lui qui consacrait le passé. Nous avons mentionné la
conception catastrophique du futur dans le national-socialisme, nous y
rencontrons maintenant une conception pareillement catastrophique du passé. Le
présent est l’espace de temps qui sépare ces deux catastrophes, et c’est la
raison pour laquelle le peuple allemand semble être aveugle à ce qui se passe
en réalité. Nous avons indiqué le fait que le national-socialisme a créé un
exutoire pour le mécontentement dans le passé et qu’il a transformé ce
mécontentement en un ferment de cohésion et de contrôle. Les Quatorze années
sont le symbole le plus concret et le plus efficace du mécontentement ; le
plus efficace parce qu’il discrédite, non pas le gouvernement autoritaire, mais
le gouvernement démocratique.
L’emprise du passé
sur le présent serait à même de fournir un levier qui pourrait aider à rompre
avec le présent. Utilisée comme un levier, la mémoire a la fonction de
ressusciter des images qui relativise la terreur présente. En effet, le passé
n’était pas seulement frustration et misère, mais aussi la promesse de la
liberté. Une multitude innombrable d’Allemands a donné son sang pour tenir
cette promesse. Le peuple allemand n’a pas oublié, il n’a oublié ni les
traîtres, ni les martyrs de la liberté. Les noms de ces derniers sont diffamés,
et la loyauté qui leur serait témoignée est punie par la mort et la torture.
Mais il pourrait y avoir une autre forme de libération de la mémoire vivante, à
savoir la forme de l’art. Relativiser la réalité par la promesse de liberté et
de bonheur a toujours été une fonction essentielle de l’art, et, dans la lutte
actuelle, cette fonction pourrait acquérir une nouvelle signification.
Le rôle de l’art
dans la propagande politique est l’un des problèmes les plus difficiles, et une
mauvaise conception pourrait faire plus de mal que le refus d’employer cette
arme. Mais les armes sont si peu nombreuses qu’il pourrait être permis de
risquer quelques suggestions. La radiodiffusion de “chefs-d’œuvre classiques” a
probablement très peu d’effet. Mis à part le fait qu’il y a d’excellentes
représentations de ces œuvres même dans l’Allemagne national-socialiste, ces
pièces ne parlent pas le langage du souvenir aux oreilles allemandes. Pour la
nouvelle mentalité allemande, elles n’ont pas “valeur de vérité” : elles
ne sont pas appréhendées comme des images de réelles promesses et
potentialités. En outre, elles ne possèdent plus cette qualité d’“éloignement”
qui est constitutive de la fonction politique de l’art. Pour remplir cette
fonction, l’œuvre d’art doit être étrangère à la réalité qu’elle met en
accusation, étrangère à tel point qu’elle ne puisse pas se concilier avec la
réalité, mais en même temps, elle doit plaire à ceux qui souffrent de cette
réalité et parler leur langage non déformé. Aujourd'hui, l’œuvre d’art
“politique” doit éclairer d’un seul coup l’absolue incompatibilité de la
réalité prédominante avec les espoirs et les potentialités des hommes. Or,
l’art classique a été fait partie intégrante de la culture officielle dans
l’Allemagne national-socialiste, et, dans ce processus, les “classiques” ont
été apprivoisés et réconciliés avec le modèle de pensée et de sentiment qui
prévaut. Dans la mesure où elles ont résisté à ce processus de domestication,
elles ont été tuées par l’esprit d’empirisme qui accepte l’art comme un
stimulant prescrit et une récréation. Il est significatif que la “philosophie
de l’art” d’Hitler tourne autour de cette valeur spécifique d’opportunité de
l’art[35]. Il l’utilise comme un
tonique et comme un élément décoratif de la soumission.
Le capacité de
l’art à servir d’arme antifasciste dépend de la force avec laquelle il dit la
vérité, inconditionnellement et sans compromis. Ce simple fait implique un
changement fondamental dans la structure formelle de l’art. L’art ne peut plus
“dépeindre” la réalité, étant donné qu’elle est devenue hors de portée d’une
représentation “esthétique” adéquate. Aussi bien la terreur que les souffrances
de ceux qui lui résistent sont plus grandes que la force de l’imagination
artistique. Mais les lois qui gouvernent cette réalité, ainsi que les promesses
et les potentialités qu’elles ont détruites, peuvent être révélées sous une
autre forme, et cette forme appartient également au domaine de l’art. En effet,
elles peuvent être représentées de manière plus adéquate si elles son
représentées dans toute leur “irréalité” fantastique. Notre langage et nos sens
étaient orientés vers un monde dans lequel la notion de “réalité” comprenait
les aspects aussi bien sombres que lumineux de l’existence, aussi bien la
liberté que la frustration, aussi bien l’espoir que le désespoir. Dans ce
sens-là, notre langage et nos sens transcendaient la réalité même s’ils la
décrivaient. En revanche, le national-socialisme s’est débarrassé des éléments
transcendants dans la pensée et dans la perception : en conséquence, son
monde ne peut pas être représenté et reproduit dans les formes
tradition-nelles. Dans les termes de ces formes, le monde du
national-socialisme est un monde “irréel”. Toute la vérité sur ce monde ne peut
être dite que dans un langage qui ne soit pas chargé des espérances et des
promesses de réconciliation de la culture, ou bien dans un langage qui contient
ces espérances et ces promesses sous la forme précisément satanique dans
laquelle le national-socialisme les a réalisées. Par exemple, la véritable
histoire de l’ascension d’Hitler au pouvoir peut être mise en valeur de la
manière la plus efficace sous la forme d’un mélodrame relatif à un gangster de
qualité médiocre avec une intrigue shakespearienne de conspiration, de meurtre,
de perfidie et de séduction (le poète allemand Bertolt Brecht a effectué une
telle tentative).
3-. Le langage de
la rééducation
La lumière que le
langage du souvenir peut jeter sur le passé et le présent peut seulement
avoir une valeur d’appui, mais elle ne peut ni créer, ni transformer, les faits
dont tout dépend. La même chose est valable pour la troisième étape dans le
développement d’un contre-langage, à savoir la rééducation.
Des hommes d’État
américains et britanniques responsables ont fréquemment exprimé l’idée que la
simple restauration du statu quo ne garantirait pas l’annihilation du national-socialisme.
La déclaration d’Henry Wallace selon laquelle « la révolution des 150
dernières années n’a pas été achevée » et que « cette révolution ne
peut pas s’arrêter tant que le droit de vivre à l’abri du besoin se sera pas
réellement acquis », ainsi que la déclaration de Sumner Welles selon
laquelle « l’époque de l’impérialisme est fini », prennent ce fait en compte[36]. Il ne faut pas oublier
que le national-socialisme a fait ce qu’il pouvait pour détruire la notion même
de statu quo dans l’esprit du peuple allemand, et que les effets de cette
entreprise ne peuvent guère être oblitérés[37]. À ce propos, la rupture
entre l’ancienne et la nouvelle Allemagne est peut-être celle qui est la plus
nette. L’Allemagne ne peut pas revenir en arrière, même si elle le veut – et
pas seulement à cause des conditions objectives du développement économique
international. L’éducation national-socialiste à la rationalité et l’efficacité
technologiques a changé – beaucoup plus que le déplacement des tabous proclamé
bruyamment – le modèle de pensée et de comportement des hommes dans toutes les
couches de la population. L’“intériorité” et le “romantisme” allemands
traditionnels, qui exprimaient aussi l’immaturité politique de larges secteurs
de la population, ont été détruits par la mobilisation national-socialiste de
ces derniers.
Comme conséquence
de cette politisation intégrale à laquelle le national-socialisme les soumet,
les Allemands peuvent devenir mûrs pour une auto-détermination politique – tout
à fait à l’encontre de la volonté de leurs gouvernants. Le peuple a vu combien
il a été facile pour la bande national-socialiste d’assumer et de remplir les
fonctions administratives qui avaient été le privilège d’un groupe favorisé fermement
établi qui était spécialement entraîné pour remplir ces fonctions. Les masses
gouvernées ont fait l’expérience de la manière dont cette bande a efficacement
“planifié” et
organisé les processus de production et de distribution, dont
elle s’est occupée de la menace de l’inflation et d’autres accidents
économiques, et dont elle a fait en sorte que l’appareil industriel tourne à
pleine capacité. Le national-socialisme a privé les activités administratives
suprêmes des qualités qui étaient glorifiées et qui les ôtaient de la vue et
des mains de la population gouvernée, et il a fait d’elles une affaire normale.
Certes, le national-socialisme a en même temps réservé cette affaire à son
propre racket, mais cette réservation est une question de simple pouvoir, et
non pas d’aptitude et d’ingéniosité particulières. Et il peut être mis fin à ce
pouvoir. De plus, l’empirisme auquel le peuple a été entraîné peut affûter son
esprit en ce qui concerne la contradiction frappante entre l’appareil
industriel rationalisé et sa contrainte totalitaire, entre le pouvoir productif
gigantesque et l’usage auquel il est destiné, entre la richesse potentielle et
la terreur réelle.
Mais il peut
arriver que toute cette connaissance et toute cette vision soient étranglées à
mort. Sans moyens adéquats pour leur réalisation, elles restent nécessairement
impuissantes. C’est un vain espoir que d’attendre l’autodissolution du système
national-socialiste. Si la nouvelle mentalité allemande contient des forces
libératrices, celles-ci ne peuvent être dégagées que dans la lutte couronnée de
succès contre le régime. La rééducation, c'est-à-dire l’émancipation et
l’exploitation de ces forces, est elle-même un élément de cette lutte.
Le
national-socialisme perpétue son pouvoir en jouant la sécurité réelle contre la
liberté potentielle. Pour les masses allemandes, la sécurité totalitaire était
plus réelle que les libertés démocratiques dont elles avaient bénéficié sous la
République de Weimar. Cela a été un principe fondamental de la propagande
national-socialiste que d’enseigner l’incompatibilité entre la liberté
(démocratique) et la sécurité, entre les Droits de l’homme et le plein emploi,
entre l’égalité des chances et l’égalité de pouvoir. La démocratie, la liberté,
le chômage et la pauvreté, ont été soudés ensemble pour en faire une entité
terrifiante. Par voie de conséquence, le fait d’en appeler à la liberté
démocratique apparaît comme étant équivalent à celui d’en appeler à
l’insécurité et au chômage. Les porte-parole des Alliés ont pris ce fait en
compte et ils ont orienté leur appel vers la notion de “sécurité générale”
comme étant le principe de l’ordre d’après guerre. Conformément à cette
politique, toute rééducation des masses allemandes doit viser à couper le lien
psychologique entre la sécurité et l’autori-tarisme, le plein emploi et la
stricte discipline. Le caractère soumis et autoritaire de l’homme dans le
système nazi n'est pas une propriété naturelle immuable, mais une forme
historique de pensée et de comportement qui est concomitante avec
la transformation de l’industrie à grande échelle en une domination
directement politique. Ce caractère disparaîtra par conséquent lorsque les
forces sociales qui sont responsables de la transformation de la société
industrielle en société autoritaire seront vaincues. Dans l’Allemagne
national-socialiste, ces forces sont clairement reconnaissables : ce sont
les grands trusts industriels sur lesquels se centre l’organisation économique
du Reich, et la couche supérieure de la bureaucratie gouvernementale et du
Parti. La dissolution de leur domination est la condition préalable et le
contenu principal de la rééducation.
La rééducation est
donc plus qu’une idée traditionnelle d’éducation qui « reflète la vérité
d’une période précédente plutôt que celle d’une période à venir »[38]. La rééducation est au
premier chef le fait d’enseigner aux gens « à produire plus de nourriture
et plus de biens », et à les produire pour les consommer. C'est en effet
quelque chose qui doit être enseigné et appris. Du fait qu’il a endoctriné les
masses avec la philosophie du sacrifice irrationnel, du dur travail et des
privations, le national-socialisme a rationalisé l’économie de pénurie qu’il
perpétue. La reconstruction économique doit par conséquent être accompagnée par
l’éducation au “droit de vivre à l’abri du besoin” qui, dans la société
national-socialiste, est de nouveau devenue une idée absurde.
9 – La
différenciation de la contre-propagande
Jusqu’ici, nous
n’avons pas différencié notre discussion sur la contre-propagande en fonction
des différents groupes de la population allemande vers laquelle elle devrait
être dirigée. Nous avons dit que l’“unification” forcée du peuple allemand
autorise une large gamme de propagande
indifférenciée, mais plus la guerre
progressera, et avec elle l’antagonisme interne de la société national-socialiste,
plus une telle différenciation sera impérative.
Deux groupes ont
été exclus depuis le début des buts de la contre-propagande, à savoir les
piliers sociaux du régime dans l’industrie à grande échelle ainsi que la
bureaucratie gouvernementale. Ils perdraient tout avec la chute du régime, et
ils ne peuvent pas s’attendre à gagner quoi que ce soit de la part de n’importe
quel autre régime. Certes, ils essaieront de s’“adapter”, mais sous n’importe
quelle forme de gouvernement, ils formeront le noyau du totalitarisme[39]. En dehors de ce groupe,
l’opposition active au système national-socialiste se positionne à l’extérieur
du rayon d’action de la propagande au sens strict. Cette opposition sait ce
qu’elle doit faire. Les seules choses qu’elle peut obtenir de l’extérieur sont
des informations factuelles sur des questions qui dépassent sa propre
expérience, ainsi que des instruments de sabotage et de contre-terreur.
Il reste les
groupes des petites et moyennes entreprises, les professions libérales, les
paysans et une large couche d’ouvriers. Se chevauchant partiellement avec eux,
mais constituant une masse plutôt solidement cohérente de partisans, il y a la
bureaucratie inférieure du Parti et les véritables membres du Parti. C’est dans
ces groupes-là que la nouvelle mentalité a pris ses racines les plus profondes,
et elle ne peut disparaître qu’en faisant appel à leur intérêt matériel le plus
immédiat.
Le
national-socialisme a détruit l’indépendance des petites et moyennes
entreprises et il a transformé leurs membres en fonctionnaires, en employés et
en travailleurs, de rang inférieur[40]. C’est dans ces
positions-là qu’ils participent à la nouvelle sécurité. Étant donné la rationalisation
technologique qui progresse dans tous les pays, leur rétablissement dans leur
position indépendante antérieure apparaît comme étant une politique régressive.
Ce qu’ils appréhendent principalement, c’est leur relégation dans le
“prolétariat”. Il se pourrait qu’ils préfèrent la sécurité autoritaire à la
liberté précaire de l’entreprise à petite échelle. Ils savent que l’ancienne
“normalité” ne peut pas revenir. Ce qu’ils veulent voir, c’est que le plan démocratique
pour une économie d’après-guerre ne les livre pas à la domination de
l’entreprise à grande échelle, ni qu’il fasse d’eux des prolétaires ;
c’est qu’ils ne soient pas submergés par « le flot libre des biens
économiques ». Une économie planifiée dans laquelle ils ont une place
définie leur plaît beaucoup plus que la promesse de l’ancienne normalité et
qu’une situation où « les affaires continuent comme d’habitude ».
Mais dans les
professions libérales, la liberté était davantage qu’une valeur
“idéologique” : elle constituait l’essence même de la profession elle-même.
Par conséquent, les professions libérales n’existent pas dans l’Allemagne
national-socialiste, et dans leur cas, le principe de la sécurité générale doit
être complété le fait de faire appel à leur liberté antérieure. Elles sont les
professions démocratiques par excellence(*) et elles sont entièrement dépendantes
de la liberté de parole, de recherche, et de la liberté de la presse.
En ce qui concerne
ces couches de la population laborieuse (qui inclut les paysans) qui ne font
pas partie de l’opposition active, ce qui les attire le plus fortement, c’est
le plein emploi et un niveau de vie supérieur. Le national-socialisme, en
évitant soigneusement de baisser ce dernier de manière trop évidente, a été
obligé de combiner le plein emploi avec une intensification et un allongement
constants du travail. La contre-propagande peut souligner la contradiction existant
entre la “communauté populaire” et la position privilégiée des petits groupes dirigeants
qui rendait leur asservissement nécessaire, mais elle ne peut pas faire grand
chose pour assurer les travailleurs allemands qu’une économie de paix
démocratique sera à même de couper le lien entre le plein emploi et
l’asservissement. Or le problème du plein emploi n'est pas seulement
économique, mais il est également politique. Les Alliés ont déclaré à maintes
reprises que le monde de l’après-guerre doit être un monde “planifié”. Le
contenu et le mode de fonctionnement du nouveau plan dépendront de la nouvelle
distribution du pouvoir et de la forme de gouvernement que les peuples libérés
auront. Si les travailleurs allemands croient qu’ils obtiendront une part
adéquate dans la nouvelle distribution du pouvoir, qu’ils seront des sujets et
pas seulement des objets du plan, alors le pas décisif aura été fait pour les gagner
à la cause de la démocratie.
* *
* * *
[Ce
texte non daté a probablement été écrit en 1942 ou 1943] (NdT).
(*)
En français dans le texte. (NdT).
[1]
Paul Hagen, Will Germany
crack ? [L’Allemagne va-t-elle craquer?], New York 1942, p. 219. Voir
le rapport portant sur la “Private Morale in Germany” [La morale privée en
Allemagne] qui a été soumis à l’Office of the Coordinator of Information (avril
12942) par l’Institute of Social Research.
[2]
La destruction de la “métaphysique allemande” (le peuple des poètes et
des penseurs) par le nouvel esprit de l’empirisme a déjà commencé avant le
national-socialisme. Oswald Spengler a été peut-être le premier à interpréter
l’attitude désabusée, cynique, pragmatique, comme étant la caractéristique du
nouveau césarisme ; voir Preussentum
und Sozialismus [Prussianisme et socialisme], Munich 1920, pp. 4, 30, et Jahre der Entscheidung [Les années de la
décision], Munich 1933, pp. 9, 14. Cf. la note 12 plus loin.
[3]
C'est l’une des propositions centrales de Das dritte Reich [Le Troisième Reich] de Moeller van den Bruck et
de Der Mythus des 20ten Jahrhundertes
[Le mythe su XX° siècle] d’Alfred Rosenberg. Ernst Krieck a exposé cela dans
tous ses livres.
[4]
Cette matière est réunie dans Clifford Kirkpatrick, Nazi Germany : Its Women and Family Life [L’Allemagne
Nazie : ses femmes et sa vie de famille], Indianapolis 1938, et Georg
Ziemer, Education for Death [L’éducation à la mort], New York 1942.
[5]
Inside Germany Reports
[Rapports sur l’Allemagne intérieure], n° 12, 1940, p. 8 ; n° 20, 1941, p.
3.
[6]
Cette interprétation s’appuie sur Franz Neumann, Behemoth : The Origin and Practice of National Socialism
[Béhémoth: l’origine et la pratique du national-socialisme], New York 1942.
[7] Hagen, Will
Germany crack ? p. 165.
[8]
Rapport de Georg Axelson cité dans Thurman Arnold, Democracy and Free Enterprise [Démocratie et libre entreprise],
1942, p. 22 sq.
[10]
Karl Vossler, The Spirit of
Language in Civilization [L’esprit de la langue dans la civilisation],
traduit par Oskar Oeser, New York 1932, p. 82 sq.
[12] Ernst Krieck, “Der deutsche
Idealismus zwischen den Zeitaltern” [L’idéalisme allemand à travers les
époques] dans Volk im Werden [Le
peuple en devenir], Leipzig 1933, n° 3, p. 4 : « L’idéalisme allemand doit
par conséquent être vaincu dans sa forme et dans son contenu si nous souhaitons
devenir une nation politique active ». Oswald Spengler a également
proclamé la fin de la métaphysique allemande ; voir en particulier Jahre der Entscheidung, chapitre
1 : “Der politische Horizont” [L’horizon politique].
[13] Cela a été montré dans un article
d’Henry Paechter.
[14]
La structure du langage technologique a été exposé dans ses grandes
lignes par Stanley Gerr : “Language and Science” [Langue et science], dans
Philosophy of Science [Philosophie de
la science], avril 1942, p. 146 sqq.
[15] The Nazi Primer [Manuel d’introduction au nazisme], traduit par H.
L. Childs, New York 1938, p. 4 ; la vision national-socialiste
« n’est pas une théorie, mais elle s’adapte strictement à la réalité
existante. L’idéal du national-socialisme est né de l’expérience ».
[16] C'est là la propre interprétation
d’Hitler ; voir My New Order
[Mon Ordre nouveau], New York 1941,
p. 104 sqq., et Robert Ley, Neue
Internationale Rundschau der Arbeit [Nouvelle revue internationale du
travail], avril 1941, p. 137.
[17]
Ernst Jünger, Der Arbeiter [Le
travailleur], Hambourg 1932.
[18]
Pour la strate mythologique de la mentalité allemande et ses
manifestations concrètes, voir l’article sur “Private Morale in Germany” [La
morale privée en Allemagne] cité ci-dessus et Max Horkheimer, “The End of Reason”
[La fin de la raison], dans Studies in
Philosophy and Social Science, vol. IX, 1941, n° 3, p. 383.
[19]
Dans Mein Kampf [Mon combat],
Hitler utilise le concept de nature de façon presque exclusive dans le but d’opposer
les “vraies” relations et institutions humaines à leurs formes “perverties”
dans la civilisation chrétienne.
[20] Ernst Kriech,
Nationalpolitische Erziehung
[L’éducation national-politique], Leipzig 1933, pp. 34, 37.
[21]
Franz Neumann, Behemoth, p.
275 ; Hagen, Will Germany crack ?,
p. 128.
[22]
Pour l’utilisation de la “nouvelle licence” au service de la politique
national-socialiste relative à la population et au travail, voir Inside Germany Reports [Rapports sur
l’Allemagne intérieure], n° 19, 1941, p. 15, et Juristische Wochenschrift [Hebdomadaire juridique], LX, 1937, n°
48, p. 3057 sq. En ce qui concerne la fonction des spectacles
nationaux-socialistes, voir E.R.Pope, Munich
Playground [Le terrain de jeu de Munich], New York 1941, p. 40.
[23] Hitler, Mein
Kampf, Reynal et Hitchcock (éditeurs), pp. 613 sqq.
[24] The
Nazi Primer, p. 73 sq.
[25] Hitler, Mein Kampf, p. 521 sqq ; My New Order, p. 137; Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20ten Jahrhundertes,
Munich 1933, pp. 302 sq., 540 sq.
[26]
C’est par Oswald Spengler que cette attitude a été prêchée avec le plus
de conviction : « Dans la réalité historique, il n’y a pas d’idéaux,
mais seulement des faits. Il n’y a pas de raison, pas d’honnêteté, pas
d’équité, pas de but final, mais seulement des faits, et quiconque ne se rend
pas compte de cela devrait écrire des livres sur la politique – mais qu’il
n’essaie pas de faire de la politique » (The Decline of the West [Le déclin de l’Occident], traduit par
Charles Francis Atkinson, New York 1926, vol. II, p. 368). En conséquence, la
seule chose dont une nation a besoin pour gagner dans la compétition
internationale est « d’être en forme (dans le sens du sport
moderne) » – telle est la
définition même de l’État (Jahre der
Entscheidung, loc. cit., p. 24).
[27] Hitler, My
New Order, pp. 104 sq., 200.
[28] Inside
Germany Reports, n° 15, 1940, p. 13 ; n° 21, 1942, p. 12 sq.; Paul
Hagen, Wile Germany Crack ?, p. 211.
[29]
Voir le rapport paru dans le New
York Times, 15 mars 1942, sur le journal intime d’un soldat allemand
positionné sur le front russe : « Je suis surpris que cela ne m’ait
pas affecté outre mesure de voir une femme pendue. Cela m’a même amusé. J’ai
passé mon anniversaire à déterrer des corps et à fracasser leur visage. Ma chérie
va dire “ouais” lorsqu’elle entendra dire comment j’ai pendu un Russe
aujourd'hui ».
[30] Hans Frank, le gouverneur général
allemand de la Pologne, a lui-même comparé l’État national-socialiste à une
machine qui fonctionne de manière parfaite. Selon lui, le fonctionnement de la
machine de l’État est « une question de technique », et le domaine
tout entier de l’État peut être interprété et compris en termes de
« méthode mathématique-physique » (“Technik des Staates” [Technique
de l’État], dans Zeitschrift der Akademie
für Deutsches Recht, 1941, n° 1, p. 2). C’est bien plus qu’une
analogie ; c’est une description appropriée des mécanismes fondamentaux de
l’État national-socialiste.
[31]
Pour ce qui concerne l’abolition national-socialiste de tabous, voir l’article
sur “Private Morale in Germany” cité plus haut, et mon article “State and
Individual under National Socialism” [L’État et l’individu sous le
national-socialisme].
[32]
Cf. les discours d’Hitler et de Goebbels après les revers allemands en
Russie.
[33]
Ernst Krieck, “Kulturpleite” [La faillite de la culture], in Volk im Werden, n° 5, 1933, pp 69 et 71:
« La critique radicale fait bien comprendre que la soi-disant culture est
devenue complètement inessentielle et qu’elle ne représente jamais une valeur
plus élevée ». « Finalement, faisons simplement, réellement et précisément
ici aussi, en sorte de voir que la force et la santé grandissantes de la nation
ne devraient pas être corrompues par cette escroquerie, la culture ».
[34] La première propagande
national-socialiste dirigée contre le traité de Versailles et les “criminels de
Novembre” était habilement associée à un appel aux tendances anticapitalistes
chez la population allemande (Hitler, Mein
Kampf, p. 530 sqq.). Hitler a repris la propagande anticapitaliste avec son
discours du 10 décembre 1940 (My New
Order, p. 873 sqq.).
[35]
Die Reden Hitlers am Parteitag der
Freiheit 1935 [Les discours d’Hitler au Congrès du Parti dit de la Liberté
de 1935], Munich 1935, pp. 36, 40.
[36] P.M., 10 mai 1942 ; New York Times, 31 mai 1942.
[37] Paul Hagen, Will Germany Crack ?, p. 246.
[38] Henry Wallace, in P.M., 7 juin 1942.
[39]
Paul Hagen, pp. 244-7.
[40] Franz Neumann, Behemoth, p. 264 sq. ; Inside
Germany Reports, n° 10, 1940, p. 10.
(*) En français dans le texte. (NdT).