Ce livre a été écrit il y a quatre années. Personne n'a voulu me l'éditer, y compris les Cahiers Spartacus mourant, et tant mieux (ils se sont vendu à une édition gauchiste). J'ai fait la bêtise d'en envoyer un exemplaire à la secte néo-stalinienne de Juan, espérant un avis ou une critique, rien, ni merci merde. Pour les micro-sectes l'individu n'existe pas. Donc en désespoir de cause je publie finalement ici.
Mission
(définition du Larousse) : « 1. Délégation
divine, donnée dans un dessein religieux.2. Organisation
visant à la propagation de la foi.3. Établissement
de missionnaires.
4. Suite
de prédications pour la conversion des infidèles ou des
pécheurs ».
«Les
ouvriers vaincront s'ils comprennent que personne ne doit venir.
L'attente du Messie et le culte du génie, concevable pour Pierre et
Carlyle, sont seulement pour un marxiste de 1953, une misérable
couverture d'impuissance. La révolution se relèvera terrible, mais
anonyme ».
Bordiga
(Fantômes carlyliens, 1953)
TABLE
Présentation :
Mission ou Durée déterministe
Chapitre I : le communisme une
ancienne religion
Chapitre II : Un long passé
Chapitre III : Un présent
compliqué
Religion et politique
Le juif errant
Tradition juive ?
Un complot judéo-bolchevique
Une bizarre négation du progrès
Un nouveau socialisme mais féodal
Chapitre IV : Un avenir incertain
Le déterminisme est-il un
messianisme
Le marxisme est-il prométhéen ?
Il n'y a pas de messie suprême
Un marxisme déformé par Engels
Chapitre V : Retour en arrière
L'Ecole désenchantée de
Francfort
Missionnaires ou révolutionnaires
En finira-t-on jamais avec les
religions
Chapitre VI : Regain de l'islam
Chapitre VII : Le messianisme
fasciste
Chapitre VIII : Des prévisions
marxistes désuètes ?
Espace et temps de conclusion
PRESENTATION
Mission
ou Destinée déterministe ?
En
1928, l'instituteur socialiste devenu communiste oppositionnel,
Fernand Loriot décrit une situation de la classe ouvrière quelque
peu améliorée comparée à ce qu'elle vivait au 19ème siècle,
quoiqu'il soit encore question d'une mission :
« Le
prolétariat est une classe nettement caractéristique et distincte
des autres classes sociales. Ses intérêts ne se confondent pas
avec ceux de la bourgeoisie capitaliste. La co-existence de ces
deux classes est incompatible avec l'évolution des sociétés
modernes. Il appartient au prolétariat d'accomplir la Révolution
qui marquera la chute définitive de la domination capitaliste.
Qu'on
ne s'imagine pas que, en rappelant cela, je ne fais qu'énoncer des
truismes sur lesquels l'accord des ouvriers soit à peu près
général. A cet égard, le dernier manifeste de la C.G.T. est des
plus caractéristiques. Les mots classe, prolétariat, n'y figurent
nulle part, sans qu'il soit possible d'y voir une omission
involontaire. Il n'est plus question que du monde du travail, dans
lequel se confondent indistinctement les ouvriers et les patrons,
les exploités et leurs exploiteurs. Ce n'est pas pour la défense
des intérêts prolétariens que s'exerce l'action ouvrière, mais
pour la sauvegarde des intérêts de la collectivité. Cette
substitution de l'intérêt général à l'intérêt de classe a
pour corollaire la collaboration pacifique des classes,
c'est-à-dire l'asservissement du syndicalisme au capitalisme.(...)
il n'est pas inutile de rappeler en quelques mots ce qu'est le
prolétariat et quelle est sa mission
historique (…) Certes, si l'on s'en tient aux apparences, le
niveau de vie des masses semble s'être élevé. L'ouvrier
d'aujourd'hui se nourrit et s'habille mieux que l'ouvrier
d'autrefois; encore cet avantage n'est-il marqué que pour
certaines catégories d'ouvriers des grands centres. Il a plus de
vacances, plus de distractions. Cependant, sa part des richesses
sociales qu'il produit diminue progressivement, comme aussi sa
capacité d'achat. La journée de travail est moins longue, mais
les conditions de travail s'aggravent sans cesse, ruinant plus vite
et plus sûrement l'organisme humain que ne le faisait autrefois la
journée de douze heures. La rationalisation ne porte pas seulement
en elle l'asservissement physique, c'est moralement et
intellectuellement qu'elle agit sur l'homme en assimilant celui-ci
à la machine ».
Dix
ans plus tard en 1938, le tapissier Julien Coffinet, qui a
bourlingué de la CGT au cercle Spartacus de René Lefeuvre, écrit
dans la revue REVISION qu'il est d'accord avec ce constat somme
toute devenu traditionnel de la guerre à nos jours – une destinée
dominée par l'exploitation - mais il ne croit plus vraiment à une
« mission » du prolétariat :
« C'est
Marx qui a donné vie à la conception d'une mission du prolétariat,
conception un peu mystique mais à laquelle il sut attacher une
application rationnelle qui parut longtemps incontestable. La
société actuelle étant divisée en deux classes principales,
violemment opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, le
développement de la première a pour résultat l'augmentation du
nombre et de la cohésion des prolétaires. (…) La classe ouvrière
se révèle non comme l'héritière culturelle du passé et
l'accoucheuse de l'avenir, mais comme l'appendice manuel d'une
société dégénérescente et condamnée avec elle. Sa « mission »
disparaît, et il ne peut rester d'espoir que dans l'éternel besoin
instinctif de justice, d'égalité et de vérité que seront seuls à
représenter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la
décourageante et complexe situation actuelle à l'imparable
critique de l'esprit objectif, pour préparer l'avenir, en attendant
les catastrophes inévitables ».
Que l'on assiste à un
« retour du religieux » messianique est une affirmation
imaginaire pour les bobos gauchistes, car, par devers eux ils ont
retrouvé une inspiration chrétienne après avoir abandonné toute
référence aux classes sociales et à la hiérarchie sociale .
Même s'ils savent - malgré leur « compréhension et
connivence » officielle avec « une religion des
pauvres », pour laquelle ils jouent aux récupérateurs de la
cause arabe - que l'islam au pouvoir est criminel. Eternels
contestataires multiformes, il ne leur reste qu'un besoin de
transcendance face à l'infinité de l'univers et à
l'inéluctabilité de la mort. Nous sommes en effet tous mortels,
encore plus avec les Covid 19 et 21. Le bobo est pétri d'angoisse
humaine, c'est humain comme perception. Ce besoin de transcendance,
besoin d’explication face à la permanence faussement immobile de
l’univers. Les grands rassemblements patriotiques ne font plus
recette, mais ceux de l'antiracisme oui, et c'est cela qui est
inquiétant comme absence de conscience politique de classe. La
formation d’élites militantes pour la réalisation des idéaux de
progrès aurait dégénéré en partis uniques, en soviets suprêmes
et autres institutions de nature totalitaire. Par contre l’idéal
humaniste et républicain du christianisme, ainsi que la structure
de certaines des religions les moins occidentales, s'est prolongé
et renouvelé avec un pape gauchiste, accompagné de philosophies
nouvelles, woke et intersectionnelles, qui se sont substituées aux
grandes constructions politiques des blancs racistes qui ont assuré,
en Occident, la domination des femmes racialisées, lesquelles se
défendraient grâce à la religion la plus obscurantiste :
«Dans la présentation de cet
engagement, elle mêle les références religieuses à travers
l’utilisation d’un vocabulaire qui rappelle le parcours du
Prophète (moment de retraite, mission et message), et la mise en
avant de références sociales-démocrates. Le cœur de son
engagement, et sa difficulté, est l’articulation entre un appel à
l’égalité, à travers la référence sociale-démocrate, ».
Il y a une tonalité
réformiste dans ce retour ambigu du religieux comme critique
critique chez les gauchistes. Le jeune Jaurès, néophyte en
politique et en désaccord avec le déterminisme historique, disait
lui en 1891 qu'il n'y avait pas retour mais permanence du
religieux :
«
Le christianisme traditionnel se meurt, philosophiquement,
scientifiquement et politiquement », et ce n'est pas « le
christianisme flottant des dilettantes mystiques » qui s'y
substituera. La société humaine, toutefois, a profondément besoin
de religion, c'est-à- dire de « croyances communes qui relient
toutes les âmes en les rattachant à l'infini d'où elles procèdent
et où elles vont », c'est pourquoi le problème religieux est «
le plus grand problème de notre temps et de tous les temps ». Il
ne sera résolu que par la victoire du socialisme, par
l'établissement d'une société fondée sur la propriété
collective seule capable, en créant les bases d'une égalité
véritable, de rendre à tous les hommes le sens de l'infini,
c'est-à-dire du divin. Le socialisme est donc la condition d'un
durable réveil religieux, quelle que soit son « adhésion
apparente aux conceptions matérialistes » ; celles-ci
s'expliquent, se justifient par le combat que les militants doivent
mener contre la religion actuelle, « organisation théocratique au
service de l'iniquité sociale ».
Ce raisonnement
conciliant était typique du combat pacifique et conciliant de la
social-démocratie républicaine qui allait aboutir en 1905 à la
séparation de l'Eglise et de l'Etat. Les premiers progrès de la
raison avaient donné naissance aux principaux concepts politiques
modernes et remisé les superstitions religieuses au musée du rouet
et de la charrue par de plus solides marxistes que Jaurès . Si
la religion, entre autre l'islam - qui occupe de plus en plus en
Europe une place envahissante alors qu'elle était quasi absente
jusqu'au mitan du XX ème siècle - est ressortie du musée de
l'irrationalité cela ne signifie pas qu'on refuse de se battre pour
qu'elle y retourne.
Ce qui frappe à la
lecture de ce vieux texte est non seulement qu'il est daté et
idéaliste mais qu'il est conforme au discours de nos
islamo-gauchistes. Sur le fond, le gauchisme qui s'est installé
dans les pays occidentaux à la fin des années 1960, d'un
anarchisme échevelé est très vite passé à cette sorte de
réformisme radical juste bon à contester et à épouser n'importe
quelle révolte. Leur raisonnement fait plus penser à cet idéaliste
de Jaurès qu'à un Trotski ou un Lénine. Ils ne sont pas bourgeois
au sens de Révolution internationale, mais, plus précisément
réformistes comme le leur reprochent depuis toujours les
bordiguistes qui se se contentent pas de juger de tout en noir et
blanc et ont toujours eu pour souci d'identifier la petite
bourgeoisie ancienne ou moderne. C'est ce réformisme intrinsèque
qui prouve qu'ils sont de faux révolutionnaires et que leur défense
de l'islam devrait plutôt servir à les qualifier de
catho-gauchiste ce qu'ils ont toujours été au fond, comme Jaurès.
Le parallèle avec la période de ce texte de Jaurès, faisant
allusion au réveil religieux est en outre confondant pour les
islamo-gauchistes, ces « réformistes radicaux »,
confirmant que ce soutien à la gauche bourgeoise, elle même
devenue réactionnaire et étrangère au prolétariat, ce réveil
correspondant à la montée du nationalisme après l'affaire
Dreyfus, comme nous l'apprend Madeleine Rebérioux ! Aussi à
la vogue du « socialisme chrétien », et à une
préparation accélérée à la guerre mondiale.Laquelle est déjà
souhaitée clairement par un Erdogan et d'autres représentants en
religion belliciste débile.
Contrairement
aux interprétations des divers « radicaux » d'un
marxisme édulcoré et vidé de sa substance il n'y a ni volontarisme
ni prêche néo-religieux chez le Marx de la maturité. La phrase
bien connue l'établit : « « Peu
importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout
entier, imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il
est et ce qu’il sera historiquement contraint de faire en
conformité avec cet être ». Etait-ce
du messianisme ou une conviction dans les lois déterministes de
l'histoire ? le
concept de messianisme se réfère au salut perpétré par le Messie
conception
du messianisme empruntée à Walter
Benjamin.
Benjamin
a mélangé le marxisme et le messianisme juif,
dimension prophétique et ou apocalytique
d'un
marxisme trotskiste plus libertaire que méthodique, ou le ridicule
côtoie l'odieux, ouvrant la voie à toutes sortes d'élucubrations
modernistes, théorisant des combats corporatifs et raciaux, du
féminisme aux indigènes de cirque.
(…) .
La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa
chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.
(le socialisme réactionnaire) les
féodaux : Ils
reprochent plus encore à la bourgeoisie d'avoir produit un
prolétariat révolutionnaire que d'avoir somme toute créé
le prolétariat.
Zero
fois le terme mission dans le Manifeste : « la classe qui
porte en elle l'aven
pas les termes perspective ni projet ni espoir
39
fois le mot déterminé dans l'idéologie allemande
Dans une de ses préfaces aux rééditions
successives du Manifeste de 1888, Engels écrit :
opprimée
- le prolétariat - ne peut réaliser son émancipation du pouvoir de
la classe exploiteuse et dominante - la bourgeoisie - sans émanciper,
en même temps et une fois pour toutes, la société tout entière de
toute exploitation, de toute oppression, de toutes distinctions de
classe et de toutes luttes de classes.
Vers
cette proposition qui est, à mon avis, destinée à faire pour
l'histoire ce que la théorie de Darwin a fait pour la biologie, nous
nous acheminions tous deux peu à peu depuis quelques années avant
1845. Les progrès que j'avais faits tout seul dans cette direction
apparaissent le mieux dans ma Situation de la classe laborieuse en
Angleterre. Mais lorsque je revis Marx à Bruxelles au printemps
de 1845, il en avait achevé l'élaboration et me l'exposa en termes
presque aussi clairs que ceux dans lesquels je viens de la formuler.
« Le
communisme est une abstraction dogmatique ».
Marx
jeune (Lettre à Ruge, 1843)
Mais
à aucun moment, il ne néglige de développer chez les ouvriers une
conscience aussi claire que possible de l'antagonisme violent
qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l'heure
venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions
politiques et sociales que la bourgeoisie doit nécessairement amener
en venant au pouvoir, en autant d'armes contre la bourgeoisie, afin
que, sitôt renversées les classes réactionnaires de l'Allemagne,
la lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même.
C'est
vers l'Allemagne que se tourne principalement l'attention des
communistes, parce qu'elle se trouve à la veille d'une
révolution bourgeoise, parce qu'elle accomplira cette révolution
dans les conditions les plus avancées de la civilisation européenne
et avec un prolétariat infiniment plus développé que l'Angleterre
au XVIle et la France au XVIlle siècle, et que par conséquent, la
révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude
immédiat d'une révolution prolétarienne.
En
un mot, les communistes appuient en tous pays tout, mouvement
révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant.
La
raison messianique de Daniel Bensaïd – Anti-K (anti-k.org)
https://journals.openedition.org/rgi/381:le
moment messianique de Marx Labica
Michaël
Löwy, La
théorie de la révolution chez le jeune Marx,
Paris, Maspero, 1979, p. 69 (je n’entends pas diminuer les
mérites de ce livre, qui comportait en son temps de très utiles
explications, et que son auteur a fait suivre, depuis, d’études
fondamentales sur l’importance des éléments « utopiques »
et « messianiques » dans le marxisme).
Quant
au côté messianique de la définition du prolétariat, s’il
tendra à céder la place à une définition plus « positive »
de la classe ouvrière ou de la « classe des travailleurs »
(Arbeiterklasse) en
rapport avec le mécanisme de l’exploitation de la force de travail
et de l’organisation du surtravail, il se déplacera en fait sur la
représentation apocalyptique de l’affrontement final entre
révolution et contre-révolution, induit par la violence de la
répression étatique des insurrections populaires et prolétariennes
du XIXe siècle
(Les
luttes de classes en France, Le
18 Brumaire de Louis Bonaparte).
Il est clair que le
capitalisme a besoin de l'islam de la même manière que les
seigneurs du Moyen âge eurent besoin du terrorisme religieux vingt
quatre heures sur vingt quatre pour maintenir le peuple en esclavage.
C'est la puissance dominante du monde capitaliste qui s'en sert de
multiples manières, en pour et en contre, les deux en même temps et
surtout avec la théorie woke et la culpabilisation des rivaux
européens par l'invention de la culpabilité coloniale qui doit
dédommager... les lointaines progénitures d'Afrique. Demandons-nous
à être dédommagé des meurtres et tortures de l'Inquisition ?
Les principaux représentants de ce virage commercial moraliste,
écologique et féministe de cette idéologie confondante sont
évidemment les réformistes islamo-gauchistes, à la suite de
Mitterrand qui a su si bien transformer le mark en euro et se coucher
devant l'Allemagne, cette colonie américaine.
Les messianismes comme
les alertes à la fin des temps sont nombreux.
Deux religions ont
particulièrement incarné l'oppression depuis les siècles en
prétendant sauver l'humanité de l'enfer : le catholicisme et
l'islam. Elles sont caractérisées par deux méthodes aliénantes :
l'oubli et l'interdiction de penser. La République catholique en
France a tenté d'effacer le souvenir de la Commune de Paris en
faisant construire une laide basilique kitsch sur la butte
Montmartre ; l'islamisme dans la plupart des pétromonarchies
croit en coupant des têtes permettre de supprimer toute remise en
cause de l'oppression religieuse et confirme être par conséquent
une des dernières armes religieuses du capitalisme. Quand le pétrole
ne sera plus l'eau bénite du capitalisme, l'électricité
servira-t-elle à éclairer le monde pour une autre société où les
soviets ne seront plus des syndicats améliorés ? En tout cas
la disparition du pétrole comme matière première à la locomotive
capitaliste entraînera la chute de la mystification de l'islam, plus
vite que tant de polémiques inutiles.On pourra alors célébrer la
communauté de pensée entre Bordiga et Einstein.
« L'indifférence
en matière religieuse, écrivait Paul Lafargue,
le plus grave symptôme de l'irréligion, selon Lamennais, est
innée dans la classe ouvrière moderne. Si les mouvements politiques
de la Bourgeoisie ont revêtu une forme religieuse ou
antireligieuse, on ne peut observer dans le Prolétariat de la grande
industrie d'Europe et d'Amérique, aucune velléité d'élaboration
d'une religion nouvelle pour remplacer le Christianisme, ni aucun
désir de le réformer. Les organisations économiques et politiques
de la classe ouvrière des deux mondes se désintéressent de toute
discussion doctrinale sur les dogmes religieux et les idées
spiritualistes, ce qui ne les empêche pas de faire la guerre
aux prêtres de tous les cultes, parce qu'ils sont les domestiques de
la classe capitaliste ».
Lafargue n'avait pas
affaire à l'époque à l'importation d'ouvriers musulmans qui, comme
les ouvriers fascistes, importent dans le prolétariat une idéologie
étrangère à la lutte de classe, excluante et mortifère. En
particulier ce droit de pratiquer sa religion sur le lieu de travail
sous condition de participer au merveilleux messianisme électoral de
la gauche bourgeoise et antiraciste.L'islam serait-elle une quatrième
dimension étrangère au capitalisme, ce que la théorie de la
relativité rejette, comme nous le verrons en conclusion, mais une
idéologie d'oppression qui sert au capitalisme à faire de
l'immobilisme spéculatif et financier une éternité pieuse.
Nous sommes complètement
avec Rosa Luxemburg, comme vous le lirez en fin d'ouvrage,
lorsqu'elle affirme que jusqu'au bout, le prolétariat : «
Ne possédant rien, il ne peut, dans sa marche en avant, créer de
toutes pièces une culture intellectuelle tant qu’il restera dans
le cadre de la société bourgeoise. Dans cette société, tant que
subsisteront ses bases économiques, il ne peut y avoir d’autre
culture que la culture bourgeoise ».
Cette
culture bourgeoise comprenant aussi bien le mercantilisme étroit, la
propriété privée, l'athéisme obtus ainsi que l'obscurantisme
musulman.
CHAPITRE
I
LE
COMMUNISME, UNE ANCIENNE RELIGION ?
A
la fois révolte terre à terre et espoir messianique ? Deux
guerres mondiales, la Shoah, Hiroshima et tant de massacres depuis
dans de nombreuses guerres locales. La barbarie cyclique aurait-elle
définitivement enterré le socialisme et ses variétés communistes,
tant du marxisme à échelle humaine que celui, cynique, du petit
père des peuples ? Tant de marxismes se sont succédé...
Les
marxismes n'eurent-ils pas tous en commun cet aboutissement
eschatologique le paradis communiste, nouvelle terre promise, nirvana
enfin atteint ou rédemption universelle rachetant toutes les
horreurs d'un capitalisme bicentenaire et deux fois décadent ?
Le
philosophe allemand Nietzsche fait mourir dieu en 1882.
Doit-on en déduire que son remplaçant supposé par quelques-uns des
marxismes, le prolétariat, lui est mort en 1940 ou en 1968 ?
Rembobinons.
Le professeur Henri Desroche, écrivant pour l'Encyclopédia
Universalis, qui a pourtant été remplacée par Wikipédia, et sous
la rubrique « communismes religieux » (au pluriel) estime
que le terme « communisme » n'a été forgé que
tardivement en France, vers les années 1840, c'est rétrospectivement
qu'on a conféré l'appellation « communisme religieux »
à une série de phénomènes qui se sont présentés sous d'autres
noms, mais qui se trouvent avoir été groupés en raison du trait
qui les caractérise tous : la vie et le travail en commun, dans
un régime de propriété commune des biens.
Si
cette communauté de vie et de travail distingue le « communisme »
ainsi pratiqué, son caractère « religieux » relève de
modèles divers. La plupart du temps, il s'agit d'une ressemblance
entre ces expériences et l'expérience de la vie religieuse
cénobitique. Etienne Cabet dans son Voyage
en Icarie,
fait de cette ressemblance l'origine de la vocation de son héros,
Icar le charretier : « Ce fut en conduisant sa voiture
dans un vaste monastère qu'il eut la première pensée que tous les
habitants d'un pays pourraient travailler et vivre en commun. »
(…) D'autre part, cette religion n'entend pas seulement animer une
microsociété en modèle réduit ou exceptionnelle, mais elle
prétend envahir, dominer et organiser la société tout entière. Il
s'agit alors non plus de petits royaumes de Dieu à loger comme des
projets marginaux dans les interstices d'une société globale, mais
d'une transformation de l'ensemble de la société en un royaume de
Dieu devenu communautaire, « communioniste » ou
communiste.
Je
revendique avec toute ma conscience de me réclamer uniquement de
Spartacus et de Marx.
Nos
néo-gauchistes en frayant avec l'islam ou en compatissant avec le
mot d'ordre de recrutement intégriste et indigeste – « Non à
l'slamophobie » - contribuent à appuyer la calomnie bourgeoise
depuis un siècle qui traite le marxisme comme une doctrine
accessoire et qui le caricature comme une ancienne religion.
Comparons
deux autres univers. A la différence des islamistes, les
néo-fondamentalistes, à l'image des militants du Front islamique de
salut en Algérie, écrit Olivier Roy, ne se contentent pas de faire
valoir un droit au séparatisme mais accordent une grande importance
à la réforme des mœurs et à la mise en œuvre de la loi coranique
(Charia) dans tous les Etats occidentaux. En fermant les yeux sur
cette prégnance croissante, les islamo-gauchistes sont aussi
aveugles que certains marxistes avant-guerre qui croyaient que le
pouvoir d'Hitler serait de courte durée, comme un grand philosophe
français de notre temps imaginait que serait brève la prise de
pouvoir des ayatollahs en Iran. Pour les néo-fondamentalistes rien
ne sert de prendre la pouvoir si les musulmans ne sont pas reformatés
à la pratique du vrai islam. La période que nous vivons
depuis la fin des années 1980, porte un nom :
CONTRE-REVOLUTION. Le premier théoricien historique de l'idéologie
contre-révolutionnaire, Edmund Burke, reprochait deux choses à la
révolution française : sa remise en cause de la propriété
privée et sa promotion de l'athéisme : c'est exactement ce que
reproche l'islam, soft ou hard, à la lutte de classe, et pourquoi
cette religion est au service du capitalisme actuel, quand même
celui-ci semble la désigner comme plus coupable que lui. Mais avec
la même interchangeabilité que le célèbre jeu des frères
ennemis.
Il
faut le reconnaître, du point de vue de la lutte de classe
(ouvrière) depuis 50 ans une période de contre-révolution, si on
en fixe le début à l'après mai 68, comme disaient certaines
minorités politiques après 50 autres années renvoyant à l'échec
de la révolution russe. A croire que les contre-révolutions ou
l'absence de révolution sont très longues et qu'on n'en voit jamais
la fin.
La
dénonciation contre-révolutionnaire, qui n'est jamais volonté d'un
simple retour en arrière, comme l'illustre Burke avec ses paradoxes
- il pouvait aussi soutenir l'indépendance des colonies – trouve
sa justification immédiate dans la Révolution même. C’est
celle-ci qui est responsable de la contre-révolution ! Cette
dernière n'était pas sensée pourtant au départ pouvoir rétablir
l'ordre ancien, ou au moins le singer. Et du coup ce sarcasme ou
cette tautologie justifie les massacres de Thermidor et de Staline,
comme l'inanité de toute révolution. C'est avec ce même type de
raisonnement que Régis Debray se moqua de Mai 68, qui certes n'a pas
été une vraie révolution mais tout de même un profond
chambardement posant des questions historiques qu'on ne peut réduire
aux facéties des petits bourgeois modernistes et hippies de l'époque
et qui se moqua du guévarisme et des Robin des bois à la Debray.
Debray,
ex secrétaire de saint Guevara, a pris lui aussi le tournant de la
contre-révolution religieuse comme tant d'autres vedettes du
tiers-mondisme des sixties. Selon ce nouveau converti à
l'indispensable croyance,
le « souci religieux » est lié plus intimement au
psychisme humain que la Philosophie des Lumières ne le pensait. Le
Politique lui-même ne se conçoit pas sans une transcendance
quelconque (pas nécessairement théologique) qui seule peut unir les
individus durablement. Il ne faut donc pas s’étonner si le règne
universel du calcul marchand est accompagné, comme son ombre et sa
contrepartie, d’une remontée des revendications
ethnico-religieuses.
Tariq Ali ne lie pas le religieux au psychisme humain mais à sa
carrière de romancier. On
avait laissé Tariq Ali il y a vingt-cinq ans, militant trotskien
pakistanais à Londres, en tant que porte-parole de la IV ème
Internationale artificielle
tiersmondiste, girouette des modes idéologiques de la petite
bourgeoise
et exhibitionniste enflammé du gauchisme britannique. On le retrouve
aujourd’hui toujours aussi
échevelé, mais le Trotskiste professionnel a cédé la place au
romancier de « Un sultan à Palerme » qui conte
l'histoire d'un islam gentil, pacifique et tolérant. Pour toutes ces
vedettes retraitées du gauchisme hippie, l'islam a certainement
supplanté le marxisme. Aucune idéologie
bourgeoise ni même Zemmour
n'avaient réussi pareille prouesse. L'islamisation de la gauche et
de l'extrême gauche bourgeoise, si. Certainement parce que, au fond,
leur marxisme de jeunesse était très chrétien.
UN
COMMUNISME CHRETIEN ?
L'histoire
pré-chrétienne nous a laissé quelques expériences de communisme
religieux : l'histoire juive, avec la tradition des Réchabites
et, surtout, l'organisation essénienne ; l'histoire grecque,
avec les utopies communisantes imaginées par Platon, avec les
expériences pratiquées par les pythagoriciens et, beaucoup plus
tard, par les plotiniens (Platonopolis) ; l'histoire indienne
avec l'institution bouddhiste du sangha, ce proto-monachisme.
Dans
l'histoire de la culture occidentale, l'organisation de la première
communauté chrétienne de Jérusalem cristallise cette tradition que
nous livrent deux fragments des Actes des Apôtres promis à tant de
commentaires : « Tous ceux qui croyaient vivaient ensemble
et ils avaient tout en commun » (Actes, II, 44). « La
multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une âme ; nul
n'appelait sien ce qu'il possédait, mais tout était commun entre
eux » (Actes, IV, 32).
Bien
que les détails de cette expérience demeurent très peu connus,
elle n'en exercera pas moins une extraordinaire influence. Non
seulement ces deux versets seront évoqués comme la règle d'or de
la vie religieuse parfaite préconisée par les différents
monachismes, mais l'expérience elle-même est invoquée par les
nombreuses dissidences, contestataires des Églises, qui protestent
contre les situations établies. Beaucoup plus tard, les socialismes
utopiques s'y référeront en assimilant du reste l'expérience
essénienne à l'expérience chrétienne primitive. E. Troeltsch
(Sozial
Lehre),
évitant aussi bien de maximiser que de minimiser cette expérience
chrétienne primitive, restitue avec pertinence son « communisme »,
le « communisme de l'amour » : « Ce
fut un communisme composé seulement de consommateurs, un communisme
fondé sur le postulat que les membres continueraient à gagner leur
vie par l'entreprise privée afin de se rendre capables de pratiquer
générosité et sacrifice».
Une interprétation semblable avait été proposée par K. Kautsky.
On
n'en finirait pas de citer les imposants travaux d'Henri Desroche
qui, en quelque sorte, démontre brillamment que le communisme, dans
son « étiologie » ou comme repoussoir des puissants,
aurait été présent à toutes les époques de l'histoire de
l'humanité, mais pas encore « marxisé ».
À
chaque siècle, ou à peu près, ajoute notre intarissable H.
Desroche, on voit apparaître des courants que l'on reconnaîtra
rétrospectivement comme des courants du communisme religieux.
Au XIIIe siècle,
dans les montagnes du Piémont, des franciscains dissidents se
joignent à des insurrections ou à des maquis. G. Segharelli,
puis Fra Dolcino et les apostoliques en sont les principales figures,
et K. Kautsky, dans ses Vorlaüfer,
les saluera comme « le premier mouvement communiste
d'Occident ». D'autres prendront la suite et formeront les
vagues des Pauperes
Christi,
évoqués par E. Werner.
Au XIVe siècle,
c'est en Angleterre le soulèvement travailliste de 1381, jumelé
plus ou moins avec le mouvement des lollards, animé par Wyclif,
élaborant une théologie de l'expropriation du pécheur,
c'est-à-dire du propriétaire indigne.
Au XVe siècle,
c'est le soulèvement hussite en Europe centrale, suivi de ses
différenciations : d'une part, le mouvement militaire des
taborites ; d'autre part, le mouvement pacifiste de l'Unitas
fratrum,
tous deux axés sur l'instauration de communes chrétiennes
collectivisantes.
Au XVIe siècle,
enfin, c'est le soulèvement des paysans allemands contre l'alliance
des noblesses luthérienne et catholique ; une interprétation
chiliaste de communisme religieux est proposée à ce soulèvement
par Thomas Münzer. Malgré son écrasement en 1525, il y aura d'une
part le sursaut militaire de l'anabaptisme à Münster, avec son
organisation d'un communisme religieux d'insurrection ; d'autre
part l'anabaptisme pacifiste qui suscitera, à partir des frères
suisses de Zurich, le courant maintenant quatre fois centenaire des
communautés huttériennes.
La
révolution anglaise et l'immigration nord-américaine connaîtront
d'autres phénomènes semblables, mais ceux-ci se placent déjà au
niveau des utopies pratiquées. En revanche, la confession orthodoxe
à travers le schisme du raskol et sa résistance à
l'occidentalisation connaîtra maintes péripéties de communisme
religieux.
En
1882, Engels rédige un long texte – Bruno Bauer et le
christianisme primitif – où il démontre pourquoi le christianisme
est devenu la principale religion, parce qu'il s'est placé justement
au plan universel en dépassant tous les particularismes :
« Dans
toutes les religions antérieures, les cérémonies étaient
l’essentiel. Ce n’est qu’en participant aux sacrifices et aux
processions, en Orient en outre en observant les prescriptions les
plus détaillées concernant le régime alimentaire et la pureté,
que l’on pouvait manifester son appartenance. Tandis que Rome et la
Grèce étaient tolérantes sous ce rapport, régnait en Orient une
frénésie d’interdictions religieuses qui n’a pas peu contribué
au déclin final. Des gens appartenant à deux religions différentes
(Egyptiens, Perses, juifs, Chaldéens) ne pouvaient manger ni boire
ensemble, ni accomplir en commun aucun acte quotidien, à peine
pouvaient-ils se parler. Cette ségrégation des hommes est une des
grandes causes de la disparition de l’ancien monde oriental. Le
christianisme ignorait ces cérémonies, qui consacraient une
ségrégation, comme il ignorait même les sacrifices et les cortèges
du monde classique. En rejetant ainsi toutes les religions nationales
et le cérémonial qui leur est commun, en s’adressant à tous les
peuples sans distinction, il devenait lui-même la première
religion universelle possible. Le judaïsme aussi, avec son nouveau
dieu universel, avait fait un pas vers la religion universelle ;
mais les fils d’Israël demeuraient toujours une aristocratie parmi
les croyants et les circoncis ; et il fallut d’abord que le
christianisme lui-même se débarrassât de l’idée de la
prééminence des chrétiens d’origine juive (qui domine encore
dans l’Apocalypse de saint Jean) avant de pouvoir devenir
réellement une religion universelle. D’autre part, l’Islam, en
conservant son cérémonial spécifiquement oriental a limité
lui-même son aire d’extension à l’Orient et à l’Afrique du
Nord conquise et repeuplée par les Bédouins arabes : là il a
pu devenir la religion dominante, en Occident il n’y a pas
réussi ».
Et
Engels ajoute dans un autre texte une comparaison oiseuse car
intemporelle :
« Le
christianisme s'est emparé des masses comme le fait le socialisme
aujourd'hui sous la forme de sectes multiples... En premier lieu, des
sectes et encore des sectes ». Comparant christianisme et
socialisme primitifs, il analysait : « Les deux grands
mouvements ne sont pas faits par des chefs et des prophètes – bien
que les prophètes ne manquent ni chez l'un ni chez l'autre – ce
sont des mouvements de masses. Et tout mouvement de masses est au
début nécessairement confus... Cette confusion se manifeste dans la
formation de nombreuses sectes qui se combattent entre elles avec
autant d'acharnement qu'elles combattent l'ennemi commun du
dehors ».
Engels
se livre parfois à des amplifications proprement spéculatives :
« Pour
Münzer, le Royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société
où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune
propriété privée, aucun pouvoir d'Etat autonome s'opposant aux
membres de la société... De même que la théologie de Münzer
frisait l'athéisme, son programme politique frisait le
communisme ».
Engels
ne craint pas de violer le déterminisme économique marxiste avec un
tel prophétisme qui n'est qu'une anticipation subjective donc
inappropriée surtout après avoir écrit dans ce même texte de
1850 : « C'est
le pire qui puisse arriver au chef d'un parti extrême que d'être
obligé d'assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n'est
pas encore mûr pour la domination de la classe qu'il représente et
pour l'application des mesures qu'exige la domination de cette
classe ».
CHAPITRE
II
Un
long passé
Le socialisme
utopique
L'Allemagne,
au début du XIXe siècle, connaît aussi une telle
fermentation : « en
dépit de toutes les persécutions, certaines sectes chrétiennes
s'étaient maintenues en Allemagne [...] où elles enseignaient un
communisme primitif conforme à l'esprit des premiers chrétiens »...
(Menchen-Helfen et Nicolaïewski). W. Weitling, le fondateur,
selon Karl Marx, du communisme européen, fut directement influencé
par cette fermentation : son socialisme utopique et
insurrectionnel finira par déboucher sur une expérience
communautaire au Nouveau Monde : Communia.
Robert Owen avait étudié et approché shakers et rappites et sa
dernière communauté anglaise, Queenwood, était sinon religieuse du
moins millénariste. Trait commun d'ailleurs de tout cet ensemble
socialiste utopique ; s'il conteste la société dominante, il
contestera conjointement la religion dominante, et cette double
contestation le conduit à fomenter un royaume de Dieu, un
« millénium » qui liquiderait l'organisation dominante
de la politique, de l'économie et du culte, Saint-Simon, dans
son Nouveau
Christianisme,
en appellera à la réalisation de l'époque « messiaque »
identifiée par lui à l'application d'un principe « qui
appartient au christianisme primitif ».
Pour
Saint Simon il n'y a pas de miracle, toute religion est ou a été le
système d'une société à un moment donné, religion de relève
pour une société montante ou caduque si cette société était
devenue sénescente.
Babeuf
lui-même avait exalté son projet : « C'est là et là
seulement la seule réédification de Jérusalem. » Fourier se
présente comme « prophète postcurseur » et le
fouriérisme américain, dans ses nombreuses expériences de
phalanges, s'unit avec le christianisme « unitarien »,
puis « transcendantaliste ». Cabet voit dans le
communisme le « vrai christianisme ». Moses, maître en
communisme de Marx et Engels, apercevait ce communisme, au débouché
d'une Histoire
sainte de l'humanité (1837),
au terme de laquelle « la nouvelle Jérusalem sera fondée au
cœur de l'Europe »...
L'utopie
a été une sorte de transition entre l'imaginaire religieux des
siècles passés et l'apparition de la théorie du prolétariat,
rapide et cohérente, d'une manière accélérée par
l'industrialisation. Il faudra bien reconnaître un jour que c'est
l'effondrement du stalinisme qui a accéléré dans le monde le
regain, pas un simple retour, d'un religieux, même si la lente
érosion de ce « marxisme totalitaire » avait déjà
renvoyé une masse de l'élite bourgeoise à leurs multiples
conceptions idéalistes , quand les innombrables masses du
tiers-monde restaient prisonnière de la superstition islamique.
Chacun
s'est entiché d'une revisitation de l'histoire, et de l'histoire des
religions parfois pour se réfugier dans un Marx utopiste et
conciliant avec les religions, à commencer par Maximilien Rubel qui
nous avait sorti du chapeau un « Marx anarchiste ». Ernst
Bloch, lui, comme la plupart de ses collègues de l'Ecole
sociologique de Francfort, avait été en pointe pour éviscérer
Marx de tout objectif politique sérieux.
Comme
l'a résumé justement un professeur d'université : « Il
n'y a guère chez Marx, d'usage théorique du concept d'utopie, c'est
cependant à un usage utopique des concepts théoriques de Marx que
nous confie Bloch ».
Avant d'examiner les diverses spéculations des marxismes
trotskistes, néo-staliniens et dits « communisme critique »,
on va simplement fournir par avance à tout ce beau monde la réponse
de quelqu'un qui a fait partie d'un courant autrement plus sérieux
de défense du marxisme que tous les petits marxistes universitaires
de la rive gauche, le bordiguisme. Si Marx se fiche au fond de
l'utopie comme de la religion, et s'il caractérise comme secte
socialiste c'est pour souligner son caractère prè-scientifique et
pour noter que des révoltes ont été aussi orientées vers des
chimères d'un autre temps auxquelles les gargouilles de l'avenir ne
sont pas obligées de s'identifier. Ce que Dangeville, même avec son
parti communiste virtuel planant au-dessus des siècles, a mis en
évidence en 1976 nous semble encore valable.
REPONSE
DE ROGER DANGEVILLE
« Les
Münzer et Babeuf ont surgi avant les utopistes classiques. Cependant
leur vision du communisme a quelque chose de plus plein, voire de
supérieur à celui des Fourier, Saint-Simon et Owen, car la société
bourgeoise ne faisait pas encore écran devant eux et leur but. Elle
était peut-être plus fruste et naïve, mais pour cela plus directe
et spontanée, d'un seul jet. Elle ne s'embarrassait ni de
descriptions ni de justifications. Leur foi et leur instinct, solides
et inébranlables, leurs donnaient des certitudes qu'aucun système
fantastique de l'utopisme ne pourra jamais créer. Ils avaient
l'avantage d'être corps et âme dans la lutte directe pour la
destruction des sociétés de classe, source de paupérisme. Ce n'est
pas que les Fourier, Saint-Simon et Owen puissent être qualifiés de
communistes des temps de paix sociale - celle-ci existe-t-elle jamais
sous le capitalisme ? Ce qui trouble leur communisme, c'est
qu'ils surchargent de leurs systèmes rationnels et de leurs modèles
abstraits de la société future les simples intuitions de la foi
révolutionnaire (qui a une solide base matérielle) - et sur ce
point ils sont quelque peu en retrait sur les premiers.
L'utopisme
classique des Fourier et Saint-Simon par rapport au communisme de
Babeuf représente en quelque sorte le petit pas en arrière qu'il
faut effectuer en apparence pour taire un nouveau saut qualitatif en
avant et préparer le marxisme. Les grands utopistes ont repris les
germes de communisme des premiers combattants du communisme dans la
révolution anti-féodale, et ont assuré, en outre, une première
critique corrosive des conditions de vie de la société bourgeoise
qui, dans la succession des formes sociales de production, précède
immédiatement le socialisme.
Le
« parti communiste réellement agissant », au feu de la
révolution anti-féodale, ne se fixait plus comme but la
restauration du communisme primitif, comme les systèmes utopiques
réactionnaires cités dans le Manifeste. Il avait le
mérite historique d'anticiper directement le communisme supérieur,
comme il ressort par exemple du texte d'Engels sur La Guerre
des paysans (1525) lorsqu'il expose les idées de Münzer.
La sympathie du marxisme va toujours en premier à ceux des siens qui
se battent les armes à la main, leur communisme est peut-être plus
instinctif et grossier, mais il n'en est que plus réel.
Mais
Dangeville ne s'est pas penché sur le retour ou plutôt la
continuité des religions. Marx avait déjà remarqué que la
modernisation de la vie culturelle des masses ne suffisait pas à
évacuer leurs mythes religieux, voire au contraire pouvait en
produire de supplémentaires, sans compter les fake news :
« On
croyait jusqu'à présent que la formation des mythes chrétiens sous
l'Empire romain n'avait été possible que parce que l'imprimerie
n'était pas encore inventée. C'est tout le contraire, la presse
quotidienne et les télégraphes qui répandent leurs inventions en
un clin d'oeil dans tout l'univers fabriquent en un jour plus de
mythes qu'autrefois en un siècle ».
Henri
Desroche a grandement raison, si on observe de nos jours les
concessions de la gauche électorale bourgeoise à l'islamisme, de
remarquer la limite de la comparaison entre religion et communisme à
une époque où la tâche de Marx et Engels de leur vivant aura été
bien davantage de pourchasser les formes de collusion entre le
communisme et toute conception (religieuse) qui en aurait été
l'affabulation, communisme chritianisant, aussi bien que
christianisme communisant ; comme ils auraient dénigré le
phénomène du curé-guérillero en Amérique latine dans les
sixties.
Le
Manifeste de 1848 ne versait pas dans l'exégèse et rejetait un
messianisme suspect : « Rien
n'est plus facile que de donner une teinture de socialisme à
l'ascétisme chrétien. Le christianisme ne s'est-il pas élevé lui
aussi contre la propriété privée, le mariage, l'Etat ? Et à leur
place n'a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat
et la mortification de la chair, la vie monastique et l'Eglise ? Le
socialisme chrétien n'est que l'eau bénite avec laquelle le prêtre
consacre le dépit de l'aristocratie ».
Ou
encore dans le même texte, et cela vaut pour toutes les religions,
car il ne peut y avoir de religion du prolétariat, on peut lire :
« Les principes sociaux du christianisme sont des principes de
cafard et le prolétariat est révolutionnaire ».
LE
COMMUNISME FUT-IL PRIMITIF ?
Si
Marx et Engels se sont attachés à décrire le côté réactionnaire
du capitalisme, c’était après avoir abondamment souligné son
aspect progressiste pour l’humanité pour toute une période
donnée. La société capitaliste est somme toute de création
récente en regard de l’histoire de l’humanité, elle ne
constitue qu’un moment de celle-ci et n’en représente pas son
terme obligé. Elle révèle déjà au XIXème siècle qu’elle
constitue une entrave à l’essor des forces productives : les
prolétaires sont amenés à prendre conscience du conflit entre
forces productives et les rapports de production pour « les
pousser jusqu’au bout ». La transformation révolutionnaire
n’est possible qu’à partir de la déduction catastrophique des
lois économiques de la société capitaliste, mais cette déduction
aurait été limitée si, du fatras idéologique antérieur, Marx et
Engels n’avaient pas dégagé une loi du développement de
l’histoire humaine. Un déterminisme déterminé !
Pouvait-on
se permettre d’affirmer comme Marx et Engels dans les deux
premières lignes du premier chapitre du Manifeste, en 1847, que
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est
l’histoire des luttes de classes » ? N’y avait-il pas
là une généralisation abusive de la compréhension de la
confrontation des classes sous le règne de la bourgeoisie moderne,
appliquée aux sociétés archaïques antérieures ? Marx ne
souligne-t-il pas lui-même en 1852, que « l’existence des
classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du
développement de la production ? ».
Marx
n'a pas attendu les pitres indigénistes et racialistes pour décrire
et dénoncer les abus du colonialisme, mais il a placé le phénomène
comme inévitable dans le mode de succession des sociétés et
analysé en particulier les institutions communautaires asiatiques.
Dans sa démarche il dénonçait comment le capitalisme s’imposait
dans « la boue et le sang », mais en même temps,
parallèlement à sa découverte de la loi de la plus-value, il était
amené à mettre en relief que la propriété privée du sol n’est
apparue que tardivement allant plus loin dans son souci de ne
« découvrir le monde nouveau qu’à partir d’une critique
de l’ancien » (Lettre à Ruge, septembre 1843). En 1843, ses
recherches s’orientent sur l’histoire et la nature de l’Etat à
travers l’étude de ce qui détermine
fondamentalement les rapports des hommes entre eux :
« Mes
recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques –
ainsi que les formes de l’Etat – ne peuvent être compris ni par
eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit
humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les
conditions d’existence matérielle dont Hegel, à l’exemple des
Anglais et des Français du XVIIIème siècle, comprend l’ensemble
sous le nom de « société civile », et que
l’anatomie de la société civile doit être recherchée à son
tour dans l’économie politique.” (1858, Contribution à la
critique de l’économie politique).
A
l’époque où il rompt avec les interprétations philosophiques du
monde, dans « L’idéologie allemande » (1845),
il en réfère à une étape originelle d’organisation
communautaire des sociétés humaines. Considérant l’histoire
européenne, il distingue trois étapes avant le capitalisme :
tribale, antique et féodale. Morgan recoupera ces étapes trente ans
plus tard, en les caractérisant comme trois époques : état
sauvage, barbarie, civilisation. Engels, en 1877, reprendra ces
délimitations, en les découpant chacune en : stade inférieur,
moyen et supérieur. La même année où Morgan publie son ouvrage,
Engels a rédigé l’Anti-Dühring où il ne fait pas référence
aux sociétés primitives, comme c’est le cas ultérieurement dans
"L’origine de la famille...". Il partage la conviction
avec Marx que l’histoire obéit à une loi de développement, de
succession/dépassement de modes de production. La société
médiévale voit la domination de la petite production individuelle,
la révolution capitaliste transforme l’industrie, puis la
révolution prolétarienne vient résoudre les contradictions :
« Les hommes, enfin maîtres de leur propre socialisation,
deviennent par là même, maîtres d’eux-mêmes, libres (…) C’est
le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne
de la liberté ».
Engels
ne sera jamais très précis dans son argumentation d’autant qu’il
ne datera pas de façon systématique les sociétés primitives qu’il
prendra pour exemple. Tout son propos tournera autour de l’intérêt
de la découverte de sociétés archaïques sans Etat et sans
propriété privée, alors que jusque là, avec Marx, il ne
considérait l’évolution historique que comme un long
développement des inégalités sociales et économiques. Il observe
que la société primitive a existé pendant très longtemps, des
milliers d’années (?), qu’il en existe encore des formes au
milieu du 19ème siècle : chez les Indiens d’Amérique, chez
les Zoulous et les Nubiens d’Afrique « chez lesquels les
constitutions gentilices ne sont pas encore mortes ». Les
Germains sauvèrent et transportèrent même « dans l’Etat
féodal un élément de la véritable organisation gentilice sous la
forme des communautés de marche »... Pourtant il semble bien
que cette communauté primitive - la gens - soit détruite avec
l’apparition de l’Etat féodal au seuil du Moyen-Age. Si des
résidus de cette formation sociale de type communautaire, plus que
« communiste », ont subsisté, ce sont alors des preuves
magnifiques, dignes d’intérêt, venant confirmer qu’il a bien
existé d’autres sociétés antérieures non régies par
l’exploitation, avec propriété commune du sol. Marx a lu
successivement les ouvrages de Von Haxthausen qui traitent de la
communauté villageoise russe, le « mir », du suisse
Bachofen, de Maine, Maurer, Kowalevski. Il lira "l’origine des
espèces" de Darwin en 1859 avec autant de passion. Lorsque Marx
rédige les « Formes qui précèdent la production
capitaliste » (1857-1858, "Grundrisse"), il est
influencé par cet "évolutionnisme" général des savants
de son époque, "évolutionnisme naturel" qui peut
impliquer un déterminisme fatal. Il avait anticipé cette mauvaise
interprétation dans "La Sainte Famille" :
« L’histoire
ne fait rien. C’est l’homme, l’homme seul, l’homme vivant qui
fait , qui possède, qui combat. Ce n’est pas l’histoire qui
utilise l’homme pour réaliser ses fins… comme si elle était une
personne indépendante, elle n’est rien, rien que l’activité de
l’homme poursuivant ses fins ».
Vers
la fin de sa vie Marx reviendra sur les simplifications
évolutionnistes, mettant en garde contre l’idéalisation des
formes collectives originelles d’une humanité qui se dégage avec
peine d’une animalité grégaire. L’adjectif « primitif »
accolé au mot communisme s’oppose à toute mythologie à propos
d’un paradis terrestre "perdu". A travers l’étude des
conditions historiques d’apparition du féodalisme et du
capitalisme, il s’agit de relever les divers types de mode de
production et la survivance des formes communautaires. L’esprit
humain, depuis les origines n’a pas cessé de se renouveler.
L’homme « être générique, être tribal » a dû
évoluer pour répondre aux exigences de la vie sociale depuis la
horde jusqu’à la société d’exploitation de l’homme par
l’homme. Marx s’efforçait de démonter les présupposés
philosophiques concernant l’origine des sociétés :
« l’essence de l’homme n’est pas une abstraction
inhérente à l’individu isolé ; dans sa réalité elle est
l’ensemble des rapports sociaux ». Marx n’a pas pour but de
retomber dans l’idéologie bourgeoise rousseauiste de « l’état
de nature », comme il le confirmera plus tard par ses critiques
des robinsonnades dans le Capital. Le déroulement de l’histoire
semble bien lié à un « fil conducteur »- expression
d’Engels qui irrite le savant Mister Rubel - commun à toutes
les civilisations que Marx souligne ponctuellement à l’occasion,
comme dans cette note du premier tome du Capital :
« C’est
un préjugé ridicule répandu dans ces derniers temps que la forme
primitive de propriété commune est une forme spécialement slave ou
exclusivement russe. C’est une forme que l’on rencontre chez les
Romains, les Celtes et dont aujourd’hui encore, on peut trouver une
carte modèle avec différents échantillons, quoique par fragments
et en débris, chez les Indiens. Une étude approfondie des formes de
la propriété indivise dans l’Asie et surtout dans l’Inde
montrerait comment il en est sorti diverses formes de dissolution.
Ainsi, par exemple, les différents types originaux de la propriété
privée à Rome et chez les Germains peuvent être dérivés des
formes diverses de la propriété commune indienne. »
(Edition de 1875).
Dans
ces communautés primitives règne un « communisme naturel »
(Tome III du Capital). La communauté est la « fin dernière »
de la production ainsi que de la reproduction. L’homme y est
étroitement intégré dans des conditions d’existence naturelles
et dans la collectivité « de laquelle il est jusqu’à un
certain point la propriété ». Marx fait un bond comparatif
entre cette époque antique et le monde moderne :
« Le
monde antique est enfantin, mais il apparaît comme un mode supérieur
et il l’est effectivement si l’on aspire à une forme fermée, à
une figure aux contours bien définis. Il représente la satisfaction
sur une base bornée ; en revanche le monde moderne laisse
insatisfait, ou bien, lorsqu’il paraît satisfait de soi, il n’est
que vulgarité.” (8)
Le
but de Marx est bien de démontrer qu’il a existé des sociétés
« primitives », « archaïques » où le
travail de chacun était immédiatement social, sans production
privée, ni propriété privée. Il n’exalte pas cette étape de
l’humanité, d’autant qu’elle est « bornée », et
que dans la pauvreté matérielle de la société antique les hommes
impuissants devant les forces de la nature subissent encore
l’aliénation sociale, idéologique et religieuse. Puis il fallait
en passer par le développement des forces productives permis par le
capitalisme. Mais l’étape capitaliste est elle-même bornée par
le mercantilisme et sa création de besoins artificiels. La
comparaison avec les sociétés primitives permet synthétiquement de
conclure que la société de l’avenir pourra se passer de
l’exploitation de l’homme par l’homme et de l’argent :
« Le
goût de la possession peut exister sans l’argent ; la soif de
s’enrichir est le produit d’un développement social déterminé,
elle n’est pas naturelle mais historique (…) La soif d’argent
ou d’enrichissement, c’est nécessairement la ruine des anciennes
communautés.” (9)
Marx
s’est surtout intéressé à la décadence des communautés
primitives plus qu’à leur vitalité interne, d’autant qu’il a
en tête la décadence du capitalisme :
« L’histoire
de la décadence des communautés primitives (on commettrait une
erreur en les mettant toutes sur la même ligne ; comme dans les
formations géologiques, il y a dans les formations historiques toute
une série de types primaires, secondaires, tertiaires, etc.) est
encore à faire, jusqu’ici on n’en a fourni que de maigres
ébauches »
En
1877, l’américain Morgan publie « La société archaïque »,
ouvrage d’ethnologie, qui fait sensation et impressionne Marx et
Engels en ce qu’il confirme le résultat de leur propre recherche ;
le succès posthume de cette étude est plus dû d’ailleurs à la
publicité que lui font les deux théoriciens, qu’à ses qualités
propres, mais les ethnologues modernes sont encore incapables de
critiquer la « redécouverte » de la conception
matérialiste de l’histoire, « découverte par Marx quarante
ans avant » (Engels). Malgré de multiples erreurs et lacunes,
dues aux limites de son temps, Lewis H.Morgan a laissé un apport
durable, ne traitant pas pour la première fois les sociétés
antiques avec un esprit « moderniste », mais isolant la
technique comme critère de classement des sociétés et tenant un
discours explicatif mis à l’épreuve des faits. Au début du XXème
siècle, Rosa Luxembourg ira même jusqu’à dire à ses élèves à
l’école centrale du parti social-démocrate allemand qu’il
s’agit là d’une introduction au Manifeste communiste.
Morgan
invente la recherche anthropologique, étudiant 139 systèmes de
nomination, il découvre le concept moderne de structures de la
parenté, en même temps qu’il démolit le dogme de la pérennité
familiale. Bien qu’il semble moins influencé par cet auteur, Marx
avant de mourir, laisse quatre vingt douze pages de notes sur
l’ouvrage de Morgan entre les mains d’Engels.
Morgan
définissait deux idées centrales : 1) il n’y a pas de
dégradation de l’humanité, elle progresse ; 2) la propriété
est la marque dominante de la civilisation.
Opposés
à la conception philosophique hégélienne et intéressés à
prouver "scientifiquement" contre les idées reçues et les
projections utopistes, que les sociétés d’exploitation n’avaient
pas toujours existé - et que la dernière d’entre elles
disparaîtrait tôt ou tard - Marx et Engels trouvent dans cette
première recherche ethnologique marquante une source
d’argumentation. Mais Engels tend parfois à idéaliser la société
primitive - travaillant sur les notes de Marx après sa mort. Il a
même une tendance à trouver esquissée la société future dans le
passé humain. Dans "L’origine de la famille, de la propriété
privée et de l’Etat" (1884) il en réfère souvent aux
travaux de Morgan pour montrer que ces "institutions" ne
sont pas immuables et peuvent être bouleversées dans la perspective
communiste. Engels s’inspire des catégories de Morgan (sauvagerie,
barbarie, civilisation), contre sa théorie selon laquelle tous les
changements de l’humanité auraient résidé dans des « germes
d’idées » provenant du développement cérébral progressif
de la population. Engels lui substitue la notion de division sociale
du travail avec l’appropriation lente des forces de production. Il
part du démembrement, de la décomposition de la gens antique -
considérée comme première formation sociale et économique de
l’histoire de l’humanité - du clan ou de la tribu, pour suivre
l’émergence du pouvoir politique et de ses attributs
institutionnels. Bien que limitée par les faibles connaissances
ethnologiques de son temps, la démarche d’Engels reste
fondamentale pour faire l’inventaire des fonctions étatiques qui
ne prennent un contour défini qu’au fur et à mesure que le
pouvoir politique émerge comme sphère séparée :
« C’est
une admirable constitution dans sa simplicité que cette constitution
de la gens. Sans soldat, gendarme ni policier, sans noblesse, sans
roi, gouverneur, préfets et juges, sans procès, sans prison, tout
va son train régulier. Toutes les querelles et tous les conflits
sont tranchés par la collectivité que cela concerne (...) La tribu
restait la frontière pour l’homme ».
A
Rome, comme à Athènes naît un corps armé séparé. La propriété
privée détermine désormais les droits et non plus la constitution
gentilice. Le développement des forces productives entraîne la
domination patriarcale. La division du travail fait éclater la
société gentilice qui est remplacée par l’Etat lequel dispose de
la « force publique » du droit de faire rentrer les
impôts ; et les fonctionnaires étatiques, comme organes de la
société, sont placés dans celle-ci.
« L’Etat
se caractérise d’abord par la répartition de ses ressortissants
en territoires. Les vieilles associations gentilices, constituées
et maintenues par les liens du sang, étaient devenues insuffisantes,
en grande partie parce qu’elles impliquaient l’attache de leurs
membres à un terrain déterminé (...) Le second point est
l’institution d’une force publique qui ne coïncide plus
directement avec la population s’organisant elle-même en force
armée. Cette force publique particulière est nécessaire parce
qu’une organisation armée autonome de la population est devenue
impossible depuis la scission en classes ». (10)
L’Etat
est né du « besoin de refréner des oppositions de classe »,
il est l’Etat de la classe qui domine économiquement et qui, de ce
fait, domine alors politiquement et dispose des moyens pour exploiter
la classe opprimée. Cette apparition de l’Etat n’est pas
destinée à être immuable. C’est pour cela qu’Engels conclut
dans le sens de la « prochaine étape supérieure de la
société », mettant en garde contre une possible décadence et
destruction de l’humanité si elle devait rester dirigée par la
course à la richesse :
« Les
intérêts de la société passent absolument avant les intérêts
particuliers, et les uns et les autres doivent être mis dans un
rapport juste et harmonieux. La simple chasse à la richesse n’est
pas le destin final de l’humanité, si toutefois le progrès reste
la loi de l’avenir, comme il a été celle du passé. Le temps
écoulé depuis l’aube de la civilisation n’est qu’une infime
fraction du temps qu’elle a devant elle. La dissolution de la
société se dresse devant nous... une telle période renferme les
éléments de sa propre ruine... ».
Six
ans après la première édition de cet ouvrage, dans l’introduction
à une édition anglaise du Manifeste, Engels corrige cette première
phrase du premier chapitre – « L’histoire de toute société
jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes »-
dans une note additive :
« Ou
plus exactement l’histoire transmise par les textes. En 1847, la
préhistoire, l’organisation sociale qui a précédé toute
l’histoire écrite, était à peu près inconnue. Depuis Haxthausen
a découvert en Russie la propriété commune de la terre, Maurer a
démontré qu’elle est la base sociale d’où sortent
historiquement toutes les tribus allemandes et on a découvert, peu à
peu, que la commune rurale, avec possession collective de la terre, a
été la forme primitive de la société depuis les Indes jusqu’à
l’Irlande. Finalement, la structure de cette société communiste
primitive a été mise à nu dans ce qu’elle a de typique par la
découverte décisive de Morgan qui a fait connaître la nature
véritable de la gens et de sa place dans la tribu. Avec la
dissolution de ces communautés primitives commence la division de la
société en classes distinctes, et finalement opposées. J’ai
tenté de décrire ce processus dans "L’origine de la famille,
de la propriété privée et de l’Etat" ».
Pourtant
indépendamment des approximations ethnologiques des débuts de leur
combat, Marx et Engels n’avaient-ils pas écrit dans le Manifeste
que « le caractère distinctif de notre époque, de l’époque
de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de
classes » où deux « vastes camps ennemis »
s’affrontent : la bourgeoisie et le prolétariat.
Cette
« simplification » est bien le phénomène dominant de
l’époque capitaliste et renvoie aux calendes grecques toutes
supputations et interprétations des ethnologues et divers
structuralistes modernes. Ces derniers, s’appuyant sur les
découvertes les plus récentes quant à la diversité et la
complexité des sociétés archaïques - que la plupart d’entre eux
nomment "primitives" par esprit colonialiste - rejettent la
démarche marxiste comme infondée. Quelques années avant de
consacrer un ouvrage entier au « communisme primitif »,
Engels signalait déjà, dans "L’anti-Dühring" (1877),
que le problème était de représenter le mode de production
capitaliste dans sa connexion historique pour une période déterminée
de l’histoire, avec donc la nécessité de sa chute. Malgré les
découvertes ultérieures, le mérite de Morgan n’était-il pas
d’avoir découvert et resitué dans leurs traits essentiels les
caractéristiques communes tant des groupes consanguins d’Amérique
du Nord que des peuplades germanique, romaine et grecque ? Alors
que jusque là, pour la bourgeoisie l’histoire de l’humanité ne
se résumait qu’à une suite chaotique de conglomérats de
civilisations disparates dont le régime capitaliste était supposé
être le terme, la conception matérialiste de l’histoire des
sociétés venait la faire voler en éclat (11).
Cette
découverte, déjà pressentie par Blanqui, Proudhon et Sismondi mais
véritablement mise en relief par Marx et Engels, reste indépassable
en ce début de XXI ème siècle, les ethnologues modernes n’ont
fait "qu’interpréter" le monde archaïque, souvent avec
des financements très impérialistes et en noyant toute loi générale
par une étude microscopique sur le terrain ; la variété
trotskiste et stalinienne de ces nouveaux savants se chargeant
d’occulter le fond de la question par des débats d’experts sur
le « mode de production asiatique »...
Dans
ses cours, non didactiques, à l’école centrale du parti
social-démocrate allemand, de 1906 à 1908, Rosa Luxembourg reprend
la démarche marxiste, faisant les mêmes références aux ouvrages
de Maurer, Haxtausen et Kowalevski. Rosa, qui n’a pu avoir
connaissance du texte des "Grundrisse", publié en 1924 à
Moscou par Riazanov, tient compte du fait que les connaissances sur
les sociétés humaines les plus anciennes étaient très limitées
du temps de Marx. Ce qui l’intéresse est de souligner qu’on
détenait déjà des preuves de l’existence d’une propriété
commune primitive du sol en Allemagne, comme dans les pays nordiques.
Elle généralise au cas de la Russie, chez les Arabes et les
Berbères d’Afrique du Nord, au Mexique, en Amérique et sur les
bords du Gange. Elle en réfère également aux habitations
collectives des Incas. Elle cite un rapport de l’administration
anglaise des impôts aux Indes en date de 1845 :
« Nous
ne voyons aucune parcelle permanente. Chacun ne possède la parcelle
cultivée qu’aussi longtemps que durent les travaux des champs. Si
une parcelle est laissée sans être cultivée, elle retombe dans la
terre commune et peut être prise par n’importe qui, à condition
qu’elle soit cultivée. ».(12)
Périodiquement
des lots de champs étaient échangés entre villages tous les cinq
ans, mais aussi des habitations. Puis la propriété privée fît son
entrée aux Indes avec les maladies. Les colons anglais firent des
ravages. Ainsi la conception matérialiste de l’histoire, dépassant
les particularités ethniques, met en évidence comment une nouvelle
forme générale d’organisation sociale va s’imposer à toute la
société humaine.
Toute
la recherche de Rosa Luxembourg - même limitée elle aussi par les
découvertes de son temps – vise « à ébranler sérieusement
la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et
de son existence depuis le commencement du monde ». Elle
reprend la même problématique d’Engels quant à l’apparition de
l’Etat, quand parallèlement au cours des années suivantes Lénine
développe la nécessité de sa destruction, à partir de ce que Marx
et Engels avaient tiré comme leçon essentielle de la Commune de
Paris. La recherche sur l’origine de la société renvoie
dialectiquement à la nécessité de sa transformation.
Rosa
Luxembourg considère toujours valable la distinction faite par
Morgan d’un ordre scientifique dans l’histoire dans les
civilisations préhistoriques, d’autant qu’il « met un
certain ordre dans la préhistoire de l’humanité » (Engels).
Comme nous l’avons déjà dit, cet apport est pour elle une
introduction "après-coup" au Manifeste. Les divers
groupements étudiés :
“..
ne sont d’une part qu’une étape élevée dans l’évolution de
la famille et d’autre part le fondement de toute vie sociale - dans
la longue période où il n’y avait pas encore d’Etat au sens
moderne, c’est à dire pas d’organisation politique contraignante
fondée sur le critère territorial. Toute tribu, qui se composait
d’un certain nombre de familles ou de gentes, comme les Romains les
nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en commun,
et dans chaque tribu, le groupement familial était l’unité qui se
gérait de façon communiste, où il n’y avait ni riches ni
pauvres, ni paresseux, ni travailleurs, ni maîtres, ni esclaves, et
où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et
la libre décision de tous.” (13)
Puis
ont surgi la propriété privée, l’Etat, le système monogamique
et l’exploitation. Cette étape n’est pourtant pas un recul de
l’humanité. Au cours de cette "courte" période
historique se produisent les plus rapides progrès de la production,
de la science, de l’art. Rosa Luxembourg n’exalte pas le
« communisme primitif ». Il est marqué par un bas niveau
de productivité du travail, ce qui provoque périodiquement des
conflits d’intérêts entre les différents groupes sociaux, la
guerre. Cette société archaïque ne maîtrise pas la nature :
« Par
sa propre évolution interne la société communiste primitive
conduit à l’inégalité et au despotisme. Elle n’en disparaît
pas pour autant ; elle peut au contraire se perpétuer pendant
des millénaires. Régulièrement de telles sociétés deviennent tôt
ou tard la proie de conquérants étrangers ou subissent de plus ou
moins grandes transformations sociales (...) elle capitule face à la
marche en avant du capitalisme, elle sombre parce qu’elle est
dépassée par le progrès économique et fait place à de nouvelles
perspectives de l’évolution ».(14)
Aussi
paradoxal que cela paraisse aux adeptes des conceptions linéaires
naïves et humanistes, cette évolution et ce progrès « vont
pour longtemps être représentés par les méthodes ignobles d’une
société de classes jusqu’à ce que celle-ci soit dépassée à
son tour et écartée par le progrès ». Rosa Luxembourg,
assassinée par la social-démocratie qui est à la tête de l’Etat
allemand pour saboter la révolution allemande en 1918, ne peut être
ici accusée d’une conception "évolutionniste". L’idée
de "progrès" ne contient chez elle nul automatisme,
puisqu’elle a confondu son combat avec la classe porteuse de ce
progrès - vaincue provisoirement au début de notre siècle - mais
qui reste la garantie de l’avenir de la société humaine si elle
sait se hausser à la hauteur de ses responsabilités historiques.
Pour
la IIIème Internationale, le matérialisme historique s’est dégagé
des limbes de la préhistoire. Avec la critique de l’économie
politique bourgeoise contenue dans le Capital, cette conception
fournit le fondement pour envisager un homme nouveau qui sera le
produit de la société communiste. Pour l’heure, Trotski pouvait
considérer que l’homme du paléolithique était un véritable
polytechnicien à l’égard de la technique de son époque, alors
que l’homme moderne est incapable de subvenir seul à ses besoins
fondamentaux...
En
résumé, le socialisme (conçu comme phase transitoire) qui signifie
socialisation des moyens de production et dépérissement de l’Etat,
ne pourra être que la cinquième phase de la « préhistoire
humaine » connue ; le communisme constituant « la
fin de l’histoire ». Les quatre phases antérieures de la
« préhistoire » auront été :
1.
La communauté primitive où la propriété privée n’existe pas ;
2.
Le régime esclavagiste où apparaît la domination de l’homme par
l’homme ;
3.
Le régime féodal où la propriété est essentiellement terrienne
et où se développent les forces productives ;
Le
capitalisme caractérisé par la propriété privée des moyens de
production (phase ascendante du XIXème siècle) et la propriété
étatique (phase décadente du XXème siècle) ; cette dernière
notion sera dégagée pour l’essentiel par les fractions
révolutionnaires qui auront politiquement résisté à la
dégénérescence de l’expérience en Russie. Rien ne nous empêche
d'être critique sur cette exégèse du communisme primitif qui
fonctionne un peu comme le créationnisme. Les humains ont
certainement longtemps rêvé soit à un paradis perdu soit à un
ciel à conquérir mais à chaque époque de l'histoire humaine les
besoins n'ont jamais été les mêmes ni en continuité. Toute la
théorie woke et autres intersectionnalités des islamo-gauchistes
découlent du créationnisme. Le
créationnisme, né de la négation de l’évolution des espèces
par la sélection naturelle, est longtemps demeuré un phénomène
presque exclusivement américain. Aujourd’hui, les thèses
créationnistes tendent à s’implanter en Europe.
CHAPITRE
III
Un présent
compliqué
RELIGION
et POLITIQUE
A
chaque époque son idéologie dominante. Nous vivons dans une époque
où toute réflexion sur la possibilité ou la nécessité d'une
sortie du capitalisme est réduite à une vue de l'esprit, où la
politique rationnelle semble avoir disparu au profit d'une morale, de
type religieuse, à partir de concepts qui relevaient antérieurement
plutôt de la sociologie. L'antiracisme, petit-fils de
l'antifascisme, mais du même tonneau qui réduit la politique à une
morale et à un ressenti irrationnel, domine largement les médias du
monde actuel, avec le même sectarisme qu'au temps de la guerre
froide et qui se traduit par la fossilisation de l'univers en deux
camps, toujours cet oxymore : le bien/le mal. Et l'époque se
permet de juger le passé avec les ornières du présent. Ainsi le
principal concurrent moderne de la bible et du coran, le Manifeste
communiste et son appendice - La question juive - sont présumés
enterrés car racistes. Laissons les ignorants enterrer les incultes
mais le texte de Marx, s'il se moque des juifs capitalistes n'est
nullement antisémite et, même si parfois il contient des formules
absconses, qui montrent surtout que Marx est encore un jeune
philosophe bouillant et pas encore « marxiste », c'est à
dire théoricien du prolétariat, que sa pensée est encore
hégélienne, il démonte de façon impitoyable la pensée
religieuse. Quelques citations suffiront ici aussi à ridiculiser nos
nombreux inventeurs modernes d'un marxisme religieux, après avoir
été pour nombre d'entre eux au service de la religion stalinienne
ou trotskienne
« Dès
que le Juif et le chrétien (et le musulman ndt) ne verront plus,
dans leurs religions respectives, que divers degrés de
développement de l'esprit humain, des « peaux de serpent »
dépouillées par le serpent qu'est l'homme, ils ne se trouveront
plus dans une opposition religieuse, mais dans un rapport purement
critique, scientifique, humain. La science constitue
alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques se résolvent
par la science elle-même ».
« Au
Juif allemand, notamment, s'oppose le manque d'émancipation
politique en général et le christianisme prononcé de l'État.
Mais, dans le sens de Bauer, la question juive a une signification
générale, indépendante des conditions spécifiquement
allemandes. Elle est la question des rapports de la religion et de
l'État, de la contradiction entre la prévention religieuse et
l'émancipation politique. S'émanciper de la
religion, voilà la condition que l'on pose aussi bien au Juif, qui
demande son émancipation politique, qu'à l'État, qui doit
émanciper et être lui-même émancipé ».
«
En France, la liberté universelle n'est pas encore érigée en loi,
et la question juive n'est
pas résolue non plus, parce
que la liberté légale - c'est-à-dire l'égalité de tous les
citoyens - est restreinte dans la vie encore dominée et morcelée
par les privilèges religieux, et parce que la liberté légale
reflète cet asservissement de la vie dans la loi : elle contraint à
sanctionner la distinction des citoyens naturellement libres en
opprimés et oppresseurs».
«
Retirez à la religion sa puissance exclusive, et elle n'existera
plus ».
«Le
point de vue de l'émancipation
politique a-t-il le droit de demander au
Juif la suppression du judaïsme, et à l'homme la suppression de
toute religion ? ».
«
Si, dans le pays de l'émancipation politique achevée, nous trouvons
non seulement l'existence, mais
l'existence fraîche et
vigoureuse de la religion, la
preuve est faite que l'existence de la religion ne s'oppose en rien à
la perfection de l'État. Mais, comme l'existence de la religion est
l'existence d'un manque, la source de ce manque ne peut être
recherchée que dans l'essence
même de l'État. Nous ne voyons
plus, dans la religion, le fondement, mais le phénomène
de la limitation laïque. C'est
pourquoi nous expliquons l'embarras religieux des libres citoyens par
leur embarras laïque. Nous ne prétendons nullement qu'ils doivent
dépasser leur limitation religieuse, dès qu'ils abolissent leurs
barrières laïques. Nous ne transformons pas les questions laïques
en questions théologiques. Nous transformons les. questions
théologiques en questions laïques. Après que l'histoire s'est
assez longtemps résolue en superstition, nous résolvons la
superstition en histoire ».
«
S'émanciper politiquement de
la religion, ce n'est pas s'émanciper d'une façon absolue et totale
de la religion, parce que l'émancipation politique n'est pas le mode
absolu et total de l'émancipation humaine ».
«
La conscience religieuse se délecte dans la richesse de la
contradiction religieuse et de la variété religieuse ».
Le
juif errant
La
confusion de la religion avec le marxisme ou le marxisme considéré
comme issu de la religion est une idéologie « créationniste »
qui a eu la vie dure chez des marxistes pas comme les autres, ou des
croyants qui se croyaient marxistes. Sur le concept d’histoire, un
marxiste religieux comme Walter Benjamin considérait en 1940 que le
matérialisme historique ressemble à cet automate qui, jouant aux
échecs, gagne à chaque coup. Un pantin actionné, en réalité, par
un « nain bossu, maître dans l’art des échecs », dissimulé
sous la table. Selon Benjamin, « la marionnette appelée «
matérialisme historique » peut hardiment se mesurer à n’importe
quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on
sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de
toute manière priée de ne pas de se faire voir ».
Pour
les intellectuels bourgeois cela renvoie au « messianisme marxiste »
car le mouvement ouvrier a partie liée avec le christianisme de
Saint Paul. Le Christ aurait été un personnage manipulé par Saint
Paul pour faire croire que tout était possible sur terre. Pour
Benjamin l’arrivée des temps messianiques pourrait être accélérée
par l’action révolutionnaire. Or les marxistes révolutionnaires
sont tout sauf mystiques. Au moment de la chute du mur de Berlin, il
y a quelques années, sur une chaîne de télévision la diva
médiatique Attali déclarait que la politique mondiale procédait
plus de Shakespeare que du marxisme. Pour les élites bourgeoises la
possibilité de renversement du capitalisme reste une utopie, le «
mythe du salut prolétarien», malgré sa longue marche triomphale au
XXe siècle était encore moribonde et qu'une génération entière
ne suffirait pas à ranimer le mort, au moment où toute la
bourgeoisie mondiale républicaine et mafieuse commémore la chute du
mur de Berlin vingt ans après comme si celle-ci était un triomphe
définitif contre toute alternative politique « communiste ». La
société serait en mesure désormais d’apprendre à vivre avec «
le réel » : la pérennité de la division en classes, le règne de
l’argent, les guerres permanentes et l’exploitation inévitable
de l’homme par l’homme. Piètre conviction à l'heure où la
pandémie du Covid 19 laisse planer la menace de l'humanité par une
contagion massive simplement des humains entre eux, où riches et
pauvres sont également visés par l'infection généralisée et la
mort par étouffement.
Dans
les années 1960, en Italie, il n'était pas courant de comparer des
religions d'origines historiques et géographiques différentes, ni
communément admis de voir en elles un chemin vers la liberté. Et
cela en vertu des positions intellectuelles des deux camps qui
dominaient alors le débat culturel italien, dans un climat politique
dicté par les macro-alliances de la guerre froide : le bloc
« marxiste » (russifié) et le bloc catholique
(américanisé). Pour résumer cette situation complexe sur laquelle
il n'est pas utile de s'étendre ici, on peut dire que, dans la
culture catholique, le salut concernait avant tout l'âme et
l'au-delà de l'imaginaire chrétien. Dans la culture marxiste, en
revanche, la liberté passait précisément par le dépassement de la
dimension irrationnelle et mythologique des religions : s'y
attarder ne pouvait qu'engendrer un retard inutile sur un chemin qui
avait désormais révélé, dans le cadre d'une soi-disant
sécularisation de l'Occident, le destin entièrement humain du monde
et de la vie. D'une façon encore plus simple et schématique, l'on
pourrait dire que, pour les catholiques, la version sécularisée du
salut était un détournement du telos occidental ;
pour les marxistes, elle représentait au contraire une évolution et
un accomplissement. Les deux partageaient toutefois l'idée
de puissance du
parcours historique de l'Occident.
Il
y a un lien entre le puritanisme, le missionnarisme, le trotskisme,
le néo-conservatisme, différents visages de cette passion
occidentale pour la guerre.
Suivons
maintenant Alexandre Zévaès
qui fait remonter le messianisme communiste au christianisme. En même
temps que les journaux plus ou moins intermittents et éphémères,
de nombreux livres et brochures formulaient et répandaient diverses
variétés de la théorie communiste.
De
1830 à 1840, on ne peut guère signaler comme publications dans cet
ordre d'idées que le livre de Buonarroti, les brochures de Teste et
de Voyer d'Argenson, quelques pages lithographiées rédigées par
Lebon et propagées en petit nombre parmi les prisonniers de
Sainte-Pélagie vers 1834 et le Catéchisme de réforme sociale
publié par Choron et Lahautière en 1839 et qui réclame
l'établissement de la propriété collective,
Mais
à partir de 1840 c'est toute une floraison ininterrompue de
littérature communiste, avec les ouvrages et brochures de Cabet,
d'Esquiros, de l'abbé Constant, de Pillot, de Dézamy, etc. Le
premier en date est le Voyage en Icarie. Cabet y ajoute sans relâche
des brochures de vingt, de quarante, de soixante pages : Comment
je suis communiste, Mon credo communiste , Ma ligne droite , Toute la
-Vérité au peuple , Les masques arrachés , Le Démocrate devenu
communiste, Douze lettres d'un communiste à un réformiste .
Afin de décider les ouvriers à renoncer aux sociétés secrètes, à
l'émeute et à l'insurrection, il publie : le Guide du citoyen, le
Procès Ouenisset, le Procès de Toulouse. Pour identifier le
socialisme moderne, le communisme icarien, au christianisme — ce
qui est, chez presque tous les réformateurs sociaux de la première
partie du XIXe siècle, une préoccupation constante — il écrit,
sous le titre Le Vrai Christianisme, un livre qu'il considère comme
capital.
Peu
après le Voyage en Icarie paraît L'Evangile du Peuple d' Alphonse
Esquiros. La manière en est toute différente. Esquiros fait plutôt
penser à Lamennais. II ne se soucie point, comme Cabet, de tracer le
plan et le devis de la société future, d'en indiquer le mécanisme
et le fonctionnement. Il condamne, il flétrit la société présente;
il lui lance l'anathème. Prenant la légende de Jésus depuis sa
naissance jusqu'à sa résurrection, Esquiros ne voit là qu'un mythe
social dans lequel le Christ personnifie l'humanité souffrante,
mythe dont «il apporte au peuple l'esprit et la lettre dans, toute
leur énergique simplicité ». Jésus étant, comme on l'a dit
souvent, le premier des démocrates et ayant prêché l'égalité et
la fraternité, il n'est pas malaisé de faire sortir de ses
paraboles une sorte de catéchisme républicain et révolutionnaire,
voire communiste :
« Qui
oserait nier que l'Evangile s'adresse aux pauvres, aux esclaves, aux
opprimés, aux faibles, à la jeunesse et à l'enfant, au samaritain
et au paria ? Venez donc, vous tous qui avez le dos courbé sous le
grand labeur humain; venez, femmes plongées sous le poids de
l'homme; venez, penseurs laborieux et portefaix chargés du fardeau
des âmes; venez, vous qui suez à porter le bagage de l'humanité
sur vos épaules; venez, hommes du peuple qui avez le dos voûté
sous les lourds ballots des riches; «Venez à moi », vous a dit le
Christ en vous tendant les mains, «vous tous qui travaillez et qui
êtes chargés, et je vous soulagerai ». C'est lui, je vous le dis
en vérité, qui est le libérateur et le révolutionnaire ».
Notre
gouvernement se pique maintenant, en France, d'être libéral et
tolérant. Or, nous le demandons, comment traiterait-il un homme qui
monterait dans la rue sur une borne ou sur les marches des églises
et qui ouvrirait publiquement la bouche en disant :
«Les
premiers vont être les derniers, et les derniers les premiers. Je
vous apporte le glaive. Vos riches sont des chameaux qui n'entreront
pas dans la société future; vos chefs sont des serpents qui seront
jetés dans le feu; vos administrateurs sont des larrons et des
voleurs publics. Vous êtes tous égaux; n'appelez pas votre roi
Sire, ni votre pape Saint-Père, car vous n'avez qu'un maître qui
est Dieu, vous n'avez qu'un père qui est au ciel. Vous êtes tous
frères ».
On
trouve aussi ce type de discours « fraternel » dans
l'Islam mais si créationniste et menaçant.
Une
tradition juive ?
Moses
Hess collabore au Vorwärts qui
vient d'être créé à Paris ; il y publie en particulier
l'article « L'Essence et l'argent » puis, en décembre de
la même année, son « Catéchisme communiste, par questions et
réponses ». Hess, dans ce journal, aborde diverses questions
dont traite déjà également le jeune Marx : travail et
jouissance, argent et servitude, richesse et liberté. Connu des
membres de la Ligue des justes, le « Catéchisme » est
repris par l'auteur [...]
Moses
Hess : Combien
de temps les hommes resteront-ils encore esclaves et se vendront-ils
avec toutes leurs facultés pour de l’argent ?
« Ils
le demeureront jusqu’à ce que la société offre et garantisse à
chacun les moyens dont il a besoin pour vivre et agir humainement, de
telle sorte que l’individu ne soit plus contraint à se procurer
ces moyens par sa propre initiative et dans ce but à vendre son
activité pour acheter en contrepartie l’activité d’autres
hommes. Ce commerce des hommes, cette exploitation réciproque, cette
industrie qu’on dit privée, ne peuvent être abolis par aucun
décret, ils ne peuvent l’être que par l’instauration de la
société communautaire, au sein de laquelle les moyens seront
offerts à chacun de développer et d’utiliser ses facultés
humaines ».
L'Allemagne,
au début du XIXe siècle, connaît aussi une telle
fermentation comme on l'a rappelé plus haut. Moses Hess est le
produit d'une autre époque, personnage passionnant réellement
dévoué à l'émancipation de la classe ouvrière. Dans la deuxième
moitié du 20ème siècle, les intellectuels juifs, ceux de ladite
Ecole de Francfort, sont moitié philosophes, moitié sociologues
mais politiquement inconsistants.
UN
COMPLOT JUDEO-BOLCHEVIQUE
La
présence de nombreux acteurs et militants d'origine juive dans les
mouvements révolutionnaires n'est pas chez les nazis d'abord le
concept antisémite en tant que racisme, mais la théorie du coup de
poignard dans le dos dans la guerre mondiale où les juifs sont
présumés être les destructeurs ou les traîtres de la nation en
guerre. C'est donc une réaction de défense de la bourgeoisie
nationale à l'époque moderne où finalement l'impérialisme
signifie la fin des nations indépendantes pour une gigantesque
bagarre afin que celle-ci ou celle-là bouffe les autres. Le juif
devient le bouc-émissaire non pas des forces du mal comme au Moyen
âge, mais de cette fin inévitable de l'égalité ou indépendance
des nations. Ce n'est pas ainsi en premier lieu l'internationalisme
ni les juifs qui sont les premiers responsables de la caducité de la
nation bourgeoise. Mais il n'est pas interdit d'empiler les
mensonges, aussi associer juifs et communisme, celui-là véritable
ennemi intérieur en ce qu'il est avant tout émanation de la classe
productrice, le prolétariat, permet à la fois de justifier de
pourchasser le bouc-émissaire et de montrer que le communisme n'est
qu'un complot, surtout destructeur de « l'identité nationale »
bourgeoise.
Le
problème qui est posé avec la pérennité de cette idéologie
confusionniste n'est pas tant que des résidus d'extrême droite
maintiennent dans leur village une aussi grossière billevesée mais
que des défenseurs des juifs, des admirateurs d'Israël et de
l'histoire des juifs, voire le courant trotskiste favorisent encore
une telle confusion, en confondant en particulier histoire de la
religion juive et courant libertaire voire le marxisme. On peut être
d'accord avec le commentaire de Bordiga qui distingue quatre grand
hommes dans l'histoire de l'humanité : Moïse, Jésus, Marx et
Einstein, mais l'histoire moderne approfondie sur les premières
tribus juives ne confirme pas les fables de la diaspora,
pas plus que n'est crédible l'invention d'un islam des lumières où
des arabes évolués se sont contentés de traduire les textes de la
diaspora grecque antique.
Examinons
les arguments d'un Michaël Löwy, grand penseur de la LCR puis du
NPA, qui a passé sa vie à jongler sur les rapports entre religion
juive et révolution. En 1981, dans un article référencé sur le
site Persée,
il trouve intéressant de rappeler le grand nombre de juifs dans les
révolutions allemande et russe :
« …
il est intéressant de rappeler à ce propos (…) que certains des
participants des Républiques des Conseils ouvriers de Munich et de
Budapest étaient pénétrés de la conscience d'être appelés à
remplir une mission de rédemption du monde et d'appartenir à un
« messie collectif » . En réalité, outre Gustav
Landauer, d'autres intellectuels juifs (Kurt Eisner, Eugen Léviné,
Ernst Toller, Erich Müsham, etc.) ont joué un rôle important dans
la République des Conseils de Bavière, tandis que Lukacs et autres
membres de l'intelligentsia juive de Budapest ont été parmi les
dirigeants de la Commune hongroise de 1919. Pour essayer
d'approfondir cette problématique, il faudrait commencer par un
examen des possibles implications politiques du messianisme ».
Ce
qui conduit Löwy à décréter une analogie entre utopie messianique
et utopie libertaire. Ce qui n'est pas vraiment faux. Un groupuscule
anarchiste français, patronné par les éditions La Fabrique, avait
intitulé il y a quelques années sa revue Tikkun, qui n'était que
la reprise du concept hébraïque de la restauration, réparation et
réforme. Il ajoute précisément que dans la pensée libertaire :
« ...on
trouve précisément une combinaison semblable entre conservatisme et
révolution, comme le souligne par ailleurs Mannheim ; chez
Bakounine, Proudhon ou Landauer, l'utopie révolutionnaire
s'accompagne d'une profonde nostalgie de formes du passé
pré-capitaliste, de la communauté paysanne traditionnelle, ou de
l'artisan ; chez Landauer cela va jusqu'à l'apologie explicite
du Moyen âge ! En réalité, la plupart des grands penseurs
anarchistes intègrent au cœur de leur démarche une attitude
romantique envers le passé. Il est vrai qu'une dimension
romantico-nostalgique de ce type est présente dans toute pensée
révolutionnaire anti-capitaliste – le marxisme y compris –
contrairement à ce que l'on pense habituellement. Toutefois, tandis
que chez Marx et ses disciples cette dimension est relativisée par
leur admiration pour l'industrie et le progrès économique apporté
par le capital, chez les anarchistes (qui ne partagent pas cet
industrialisme ) elle se manifeste avec une intensité et un
éclat particulier ».
Toutes
les religions ont subsumé ou programmé la fin des temps, mais pour
Löwy c'est surtout le messianisme juif qui est la théorie de la
catastrophe. Il reprend un texte Talmudique :
« Israël
demande à Dieu : quand nous enverras-Tu la rédemption ?
Il répond : quand vous serez descendus au niveau le plus bas, à
ce moment Je vous apporterai la rédemption ». Cet abîme ne
peut être franchi par un quelconque « progrès » ou
« développement » : seule la catastrophe
révolutionnaire, avec un colossal déracinement, une destruction
totale de l'ordre existant, ouvre la voie à la rédemption
messianique ».
Les
idéologues salués comme les meilleurs représentants de cette
tradition messianique sont évidemment les membres de L'Ecole de
Francfort, anciens étudiants séduits par la vague révolutionnaire
du début du 20ème siècle qui les aida à devenir des sociologues
renommés, les Ernst Bloch, Walter Benjamin, Theodor Adorno et
Herbert Marcuse, probablement plus instruits par les événements
prolétariens que par leur culture juive d'origine. Cette dernière
idée est plutôt rejetée par Löwy, selon lui, l'explication la
plus simple : « ...serait de considérer la tradition
messianique comme la source (plus ou moins directe) de l'essor de
l'utopisme libertaire chez ces penseurs juifs ». Quoique,
ajoute-t-il : « la philosophie allemande ; Goethe,
Schiller, Kant et Hegel étaient les sources communes et respectées,
et non le Talmud ou la Cabale, considérés par la plupart comme des
vestiges ataviques et obscurantistes du passé ».
Il
faut enfin comprendre le contexte du climat culturel, le romantisme
anti-capitaliste de l'intelligentsia allemande et aussi :
« Pour
comprendre la particularité de la réception anti-capitaliste chez
les intellectuels juifs, il faut examiner sociologiquement leur
situation spécifique et contradictoire dans la vie sociale et
culturelle d'Europe Centrale : à la fois profondément
assimilés et largement marginalisés ; rattachés à la culture
allemande et cosmopolites ; freischwebend, déracinés, en
rupture avec leur milieu d'origine affairiste et bourgeois, rejetés
par l'aristocratie rurale traditionnelle, et exclus de leur milieu
d'accueil naturel (l'Université). Il n'est pas étonnant qu'un
nombre important (bien plus grand qu'en Angleterre ou en France, pays
qui avaient derrière eux une révolution bourgeoise achevée)
d'intellectuels juifs d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie aient été
idéologiquement disponibles pour des courants de contestation
radicale de l'ordre établi ».
Impossible
pourtant d'échapper à l'éducation de la tradition religieuse
juive, une fois que Löwy a examiné toutes les dimensions des divers
messianismes, il persiste une tension sinon une contradiction :
« entre le particularisme (national-culturel) juif du
messianisme et le caractère universel (humaniste internationaliste)
de l'utopie émancipatrice ». Par contre le clivage avec
les intellectuels juifs d'origine étrangère est plus marqué,
l'éloignement de la religion et de ses sophismes est patent chez les
personnalités originaires des communautés juives d'Europe de
l'Est : Rosa Luxemburg, Léo Jogishes, Karl Radek, etc. :
« La
différence de perspective entre l'intelligentsia juive radicale
d'Europe Centrale et celle de l'Empire russe est sociologiquement
explicable : les uns se révoltaient contre un milieu bourgeois
affairiste, assimilé et vaguement libéral, les autres contre le
ghetto traditionaliste et étriqué. Au romantisme recherchant les
racines juives des uns correspond le marxisme internationaliste,
aufklärer et athéiste des autres. Cela vaut aussi dans une large
mesure, pour les anarchistes juifs d'origine russe, comme Emma
Goldmann ou Berkmann ».
Löwy
ne cache pas son attirance pour les deux « théologiens de la
révolution » Etnst Bloch et Walter Benjamin. Ce dernier reste
marqué par son éducation juive. Les termes qu'il emploie sont de
nature religieuse : « violence divine », la
révolution est « transcendantale », voire ésotérique.
Révolution russe de 1917 et la tentative allemande de 1918 ne
comptent plus guère puisqu'il s'oriente vers un « anarchisme
théocratique » et la confusion de la bouillie sorélienne,
puis une approche suicidaire de l'apocalypse, qui contient le concept
cabalistique du Tikkun, dont on a parlé plus haut. Pourtant sa
théorisation de la négation du progrès se prête plutôt à
considérer une désespérance, une démoralisation plus qu'une
réflexion lucide ; explicable sans doute dans son cas personnel
au moment de la guerre mondiale où, pourchassé par les nazis, il se
suicide dans le Sud de la France.
Une
bizarre négation du progrès
La
négation de la notion de progrès n'est pas une invention de Walter
Benjamin, depuis longtemps l'Internationale communiste avait été
plus dure, parlant de décadence du capitalisme. Mais la négation de
Benjamin était plus perverse, pour tout dire nihiliste, et elle
avait séduit tous les révisionnistes du marxisme « prolétarien »
et jusqu’aux penseurs bourgeois éduqués à l’adolescence par le
trotskisme. Et en particulier Günther Anders dans les années 1930
mais dans une version inverse, la désespérance de l'humanité et la
fin du marxisme
Le
théoricien Benjamin, plus psychologue que politique, en épinglant
une foi aveugle au progrès, en est venu à nier de façon simpliste
tout progrès dans le capitalisme comme si les forces productives
avaient cessé de se développer. Dans cette élucubration, la
société est supposée clivée en deux, déjà « séparée » ;
ainsi pour les classes opprimées, l’histoire ne témoigne d’aucun
progrès mais d’une série de défaites ; s’il y a progrès
c’est pour les seuls vainqueurs, les bourgeois toujours dominants.
Chacun
prétend se réclamer d'un messianisme, celui-là curieusement
progressiste, des familles marxistes envisagent le souci de l'avenir
comme héritage de l'attente du Messie par le christianisme ou le
judaïsme ou encore l'islam avec l'ange annonciateur Gabriel, quand
d'autres, chez les fascistes se réclamaient du millénarisme. Et si
la façon d'envisager l'avenir, pour ne pas le laisser advenir sans
agir ne se résumait qu'à la « peur du lendemain » du
chrétien Gracchus Babeuf ?
Quelle
est la principale prophétie et le prolétariat pourrait-il être
considéré comme le successeur de dieu en vue d'un monde meilleur ou
pire d'un retour au paradis fictif de toutes les inventions
religieuses ?
Nulle
surprise à ce que ce soient les théoriciens les plus modernistes du
courant girouette autour du NPA qui se sont sentis redevables à
Walter Benjamin ou qui y ont trouvé tardivement l’excuse à leur
caméléonisme. Pour un Mikaël Löwy, les marxistes les plus
intéressants sont ceux « qui ont su exploiter des intuitions
extérieures au marxisme » (sic) ; ainsi l’école des
sociologues de Francfort aurait enrichi non pas la lutte de classe,
et pas le simple prolétariat car Benjamin s’intéresse à « toutes
les classes opprimées », mais la recherche en croyance
politique. Si Benjamin se réfère à toutes les classes opprimées
du passé : « C’est parce que le prolétariat n’est
pas la seule classe sociale opprimée. Les Noirs, les Juifs, les
femmes, les minorités nationales… font l’objet d’une
oppression. Ces catégories ne subissent pas seulement l’exploitation
économique. Elles souffrent d’une domination spécifique du fait
de leur statut dans la société (…) Aujourd’hui on ne peut plus
parler d’un sujet révolutionnaire. Il existe une pluralité de
groupes sociaux en lutte : les femmes, les chômeurs, les
sans-papiers, les indigènes… ».
Ceci
est déclaré en 2005 et prouve que le séparatisme, le décolonalisme
et l’intersectionnalisme sont des idéologies inoculées et
diffusées de longue date par ce trotskisme ouvert à tout vent
réactionnaire comme on disait jadis pour disqualifier les courants
révisionnistes qui se targuaient d'être novateurs pour le marxisme.
Mais l’une des origines de cette déviation s’appuie plus
précisément, et sans fard, sur l’œcuménisme religieux du
« peuple élu » ; ce qui nous permettra de
comprendre pourquoi ces trotskistes se sont couchés devant cet autre
et nouveau peuple élu l’indigénisme islamiste. Le penseur Löwy
confond émancipation sociale et messianisme juif. Il ne faut pas
être dérouté par Benjamin, dit-il : « Il
a emprunté à la tradition juive certaines notions fondamentales,
comme celle du messianisme (sic !) (…) D’ailleurs, la
tentative d’allier théologie et critique sociale a été reprise
plus tard dans le siècle, sous une forme différente, par les
théologiens latino-américains de la libération ».
On
sait où a conduit le messianisme des curés guérilleros…dans
diverses impasses nationales et dans le cul de sac du terrorisme.
Cette idée de rédemption messianique fut défendue naguère par un
certain Roger Garaudy avant qu’il ne finisse dans le négationnisme
d’extrême droite au profit de l'islam. Comme quoi le mariage d’un
certain marxisme avec la religion mène à tout, à condition d’en
sortir. Cette théorisation de l’association de la tradition juive
à la conviction marxiste a toujours été très utile pour les temps
bourgeois les plus désespérants, des contre-révolutions, sans
oublier l’approbation totale de ce subterfuge par les théoriciens
nazis.
Ce
qui n’empêche pas de souscrire à l’idée de Benjamin selon
laquelle le nazisme aurait été moderne « dans son historicité
même » ; donc le nazisme comme la tempête devrait être
considéré comme progrès négatif, avec son messie Hitler, le
millénariste bien connu. Dans un autre article, Löwy veut
absolument confondre messianisme et utopie,
après avoir souligné le rôle essentiel des penseurs juifs dans la
réflexion d'inspiration utopique socialiste tout au long du 19ème
siècle. Pour expliquer cette « part disproportionnée »
des juifs dans la pratique utopico-sociale en particulier au cœur de
l'Europe dans l'entre deux guerres, il avance deux causes :
d'abord leur situation historique de parias, et ensuite une
considération culturelle : « le rôle de la tradition
prophétique et messianique juive comme source de l'aspiration
utopique ». Si on peut accepter sans réserve la première
considération, la seconde est très discutable. Toutes les autres
religions ont eu aussi leurs prophètes et bateleurs de foire de
l'avenir. Parmi les populations juives on peut trouver autant de
nationalistes que d'internationalistes, quand bien même il faut
noter que chez ceux qui sont libertaires ou acquis au marxisme, il
n'existe pas le culte religieux d'un sauveur charismatique.
Löwy
théorise une « spiritualité messianique/révolutionnaire »
où le « messianisme juif »détiendrait la centralité
théorique, qui, certes, ne peut en revenir au passé ou aux
fantasmes véhiculés par les interprétations incertaines du passé
religieux ou supposé communisme idéal, mais n'en fait pas un
précurseur du socialisme, à moins d'attribuer la découverte de la
lutte des classes à l'Ancien Testament. Plus lucide il y a quarante
ans sur les limites et contradictions du messianisme juif, Löwy se
félicitait alors d'un espoir révolutionnaire chez Bloch
« intensément religieux ».
Il
ne cache pas son admiration pour les élucubrations millénaristes de
Bloch dans son maître ouvrage – Le Principe espérance – et son
particularisme communautaire « le réveil de la fierté d'être
juif », sans compter « la religion juive (…) qui a la
vertu essentielle d'être construite sur le Messie, sur l'appel au
Messie ». Ernst Bloch, comme toute l'Ecole de Francfort, est
devenu le prêt à penser du marais « communiste critique »
des Labica à Abensour, anciens philosophes du marxisme stalinien.
Bloch qui « déborde Marx et de loin »,
permet à ces professionnels de l'obscurantisme universitaire et avec
avec un langage abscons
hors de toute réflexion réellement marxiste, et comme les
philosophes trotskistes dont on va parler, de se livrer à des
Esquisses
épistémologiques pour une religiosité marxiste qui se voudrait
scientifique.
Löwy
continue son panégyrique des penseurs juifs mi-religieux et
mi-marxistes, en s’appuyant platement sur la mystique de Bloch
« correspondant politique de cette restitution mystique, de ce
rétablissement du paradis perdu, de ce royaume messianique. C’est
pourquoi il cite cet autre mystique marxologue Benjamin lui-même :
« Il
faut redonner au concept de société sans classes son véritable
visage messianique, et cela même dans l’intérêt de la politique
révolutionnaire du prolétariat ; parce que c’est seulement
en se rendant compte de sa signification messianique qu’on peut
éviter les pièges de l’idéologie progressiste ».
Cette
fable spéculative du « juif communiste » cache à la
fois une nouvelle exaltation dans ce qu'elle a de bon, de même qu'on
attribue la première réflexion communiste au christianisme, et
révèle au fond le processus d'appropriation et de copie des
comunautarismes qui se prennent pour « prédestinés » et
au centre du monde. Comme Bloch l'analyse lui-même.
L'histoire
des juifs dans le bassin méditerranéen a commencé en Egypte au
temps des Pharaons. Leur religion provient du polythéisme babylonien
et ce ne sont même pas eux qui ont inventé le monothéisme ni
l'universalisme ; ils ont continué encore longtemps à adorer
d'autres dieux jusqu'à ce que leur tombe dessus les dix
commandements. On n'arrive pas encore à démêler tenants et
aboutissants de la mixité judéo-smaritaine. Les
Samaritains apparaissent régulièrement dans l'Ancien et le Nouveau
Testament. Pour les Israélites, ils incarnent, le plus souvent
négativement, la figure de l'étranger. Pourtant les croyances des
deux communautés sont très proches et s'enracinent dans un même
terreau. C'est pourquoi on ne peut pas du tout parler d'un
peuple juif, car il y a autant de sectes, de versions des textes
sacrés (deux versions du Talmud) que de positionnements politiques
divers.
Plus
sérieusement, les divers migrants au cours des siècles, par leur
faculté d’adaptation, acquise par nécessité plus que par choix,
et leur capacité de s’accommoder des conditions qui leur étaient
imposées, se sont conjuguées à la volonté de préserver une
culture propre en même temps qu'à s'ouvrir au vaste monde. Ils sont
cultivés, savent lire et écrire plus que la moyenne des populations
illettrées qu'ils traversent ; c'est pourquoi les rois les
appellent aux plus hautes fonctions. Les fils de rabbin, de
génération en génération produisent souvent des enfants très
brillants, qui, dans n'importe quel autre domaine, font figure
d'oracle, et ne cachent pas que leurs bases religieuses les ont
puissamment aidés. Prenons simplement du célèbre sociologue Emile
Durkheim, au demeurant anti-marxiste :
« ...dans
maintes pages bien connues qui prennent l'allure d'un véritable
hymne à la société, pages puissamment investies par l'imaginaire,
Durkheim pose une parole quasi rabbinique. Parole qui demande de
reconnaître la grandeur de la société de la même manière que la
parole judaïque demande de reconnaître la grandeur de Dieu; qui
décrit ce que vit l'acteur social qui sent la société dans sa
réalité de la même manière que le Talmud décrit le rapport du
croyant au Dieu d'Israël ».
Comme
tous les peuples voyageurs, ils ont non seulement développé une
solidarité de groupe très forte, une capacité d'adaptation partout
où ils s'installaient mais aussi une intelligence sociale
indéniable, qui s'échappait soit de l'étroitesse du ghetto soit de
la vie villageoise. En particulier au moment du développement de
l'industrialisation en Europe et avec la constitution du prolétariat
et ses luttes, ils génèrent de brillants combattants politiques aux
côtés des opprimés parce que, comme parias, ils sont contaminés
par l'esprit de révolte, mimétisme oblige, en s'éloignant de fait
en même temps de la religion de leurs ancêtres. Depuis des siècles
ils pratiquent l'art de la disputatio ; aujourd'hui encore tel
congrès de médecine peut se prolonger par un débat sur un
philosophe, Lévinas ou Hegel.
Ce
souci culturel grégaire en quelque sorte ne veut pas dire que le
souci permanent de la connaissance donnerait à telle ou telle
catégorie professionnelle communautaire une conscience de classe ;
culture, intelligence et praxis sociale n'aboutissent pas en soi à
une opinion politique commune ni ne sont des composants de la
subversion.
Nos
braves prosélytes de la religion juive éternelle oublient que ce
sont souvent les événements, et les événements subversifs, qui
éveillent ou « contaminent » les intellectuels ;
c'est la révolution d'Octobre qui a éveillé tous nos bons
philosophes, sociologues et psychologues de la future école de
Francfort. Ce sont les élèves des grandes écoles qui se portent
immédiatement au-devant le la révolte en mai 1968, et parmi eux de
nombreux jeunes juifs. Ce n'est pas leur origine juive qui les
conduit à l'indigner mais leur révolte contre l'ordre social
injuste (auquel ils se sentaient déjà probablement étrangers).
Ils
ne postulent aucunement à être les prosélytes de la religion juive
dans un mouvement social qui se fiche des religions sur le terrain de
la lutte politique et sociale. On peut dire que c'est le mouvement
même du prolétariat qui les arrache au communautarisme juif et à
ses pratiques religieuses enfermées dans le communautarisme.
Ils
ne sont pas une « conscience apportée de l'extérieur »
formule avec laquelle Lénine s'était ridiculisé, sans montrer une
compréhension des rapports dialectiques entre la masse et les
intellectuels. Que des trotskistes juifs reprennent cette vision
idéaliste, kantienne et abstraitement léniniste, n'est pas fait
pour nous étonner de la part de ces vieux léninistes incorrigibles.
On
ne peut comprendre l'histoire des juifs et leur participation à la
modernité hors de l'industrialisation et de la lutte des classes ;
Mikaël Löwy s'appuie sur un sociologue allemand, Ismar Eleogen (en
1936) pour décrire cet aboutissement :
« ...l'industrialisation
a aussi des conséquences sur l'évolution sociale et culturelle de
la communauté juive : dans un premier moment, l'essor
capitaliste favorise l'enrichissement et l'intégration
socio-économique de la bourgeoisie juive commerçante, financière
et industrielle, et par conséquent leur assimilation culturelle. Or
« comme la plupart des hommes d'affaires allemands, les Juifs
voulaient monter socialement (…) ils désiraient que leurs fils et
gendres soient plus valorisés qu'eux. La carrière d'officier ou
fonctionnaire supérieur, le but d'un jeune homme chrétien, étant
fermée pour le Juif (…) seules les études universitaires
restaient ouvertes. On arrive ainsi, dès 1895, à un pourcentage de
10% de Juifs dans les universités allemandes, ce qui correspond à
dix fois le pourcentage juif dans la population globale (1,05 %). Ce
processus de scolarisation massive de la jeunesse juive d'origine
bourgeoise à la fin du 19ème siècle aboutit (…) à une révolte
contre le milieu familial bourgeois et à la fermeture de
l'Administration aux universitaires juifs, les condamnant à des
métiers marginaux : journalistes ou écrivains, artistes,
chercheurs isolés, éducateurs, etc. Pour
Roberto Michels, c'est cette discrimination et marginalisation qui
permet de comprendre « la prédisposition des Juifs pour
l'adhésion aux partis révolutionnaires ».
En note, Löwy ajoutait que l'idée d'un lien entre Marx et le
messianisme « est discutable » et citait un auteur qu'il
ne la discutait pas : « le révolutionnarisme marxiste
n'est pas issu du messianisme juif ».
La
recherche de la société sans classes, du bonheur terrestre n’est
donc plus qu’un retour à l’ancien, qu’un rejet du « progrès ».
L’avenir ne pourra ressembler qu’au communisme primitif, première
forme de société sans classe « à l’aube de l’histoire ».
Où la religion restera perpétuelle car la future société ne peut
être considérée comme sécularisée, car, comme l’affirme
Benjamin : « la nostalgie du passé apparaît comme une
méthode révolutionnaire de critique du présent ». Ce qui est
faux et anti-marxiste. Le marxisme ne suppose pas le retour ou le
rétablissement du passé sans plus aucune critique de la religion.
Benjamin aurait été le seul « avertisseur d’incendie »
de la montée du nazisme, puis s’est contenté de se suicider.
L’éloge funèbre de Löwy suit : « marxisme et
théologie, temps messianique et historicité révolutionnaire ne
sont que les deux expressions d’une seule pensée, profondément
originale, novatrice et cohérente ». On verra dans les pages
suivantes que le véritable avertisseur d'incendie fut René
Capitant, un gaulliste de gauche, futur ministre du Général !
On
retrouve ce même type de préoccupation religieuse, de retour à
l'esprit religieux dans la démarche de l'ex-chefaillon de la secte
maoïste La Gauche Prolétarienne, auto-dissoute en 1973. Intronisé
dernier secrétaire de Sartre, Benny Lévy focalisa durant un temps
l'attention de la rive gauche pour son débat avec Sartre sur les
tares du messianisme politique. Oubliant son agitationnisme
gauchiste, Benny Levy avait fait son retour à la pensée juive et à
la religion judaïque.
L'ancien Pierre Victor, passé de Mao à Moïse, s'était mis à
dénoncer le messianisme politique, l'accusant d'être responsable
des régimes totalitaires. Pour ce croyant sur le retour, qui avait
pourtant professé un des pires marxismes totalitaires et couvert les
crimes de Mao pendant des années, lorsque la politique se mêle de
promesse transcendantale, elle dégénère en version totalitaire. Ce
qui correspondait parfaitement au discours des élites libérales
dans la période post 68. Qu'un certain messianisme politique soit
dévalué, même s'il est encore hystériquement déclamé par les
sectes gauchistes, est incontestable, mais ce n'est pas par un retour
du (refoulé) religieux par les caprices philosophiques de telle ou
telle girouette maoïste ou trotskiste que la pensée d'avenir de
deux cent ans du mouvement ouvrier pouvait être gommée ou
ridiculisée. Perspective d'avenir révolutionnaire n'est d'abord pas
aussi sûr que si la révolution était déjà advenue, quoiqu'on ait
le droit de croire comme Rosa Luxemburg que la révolution sera
finalement l'aboutissement d'une série d'échecs.
La
transformation révolutionnaire de la société par la principale
classe d'en bas n'est pas vraiment une mission. Le terme a été
utilisé si souvent par les sectes politiques d'extrême gauche qu'il
est devenu aussi ridicule que le mot messianisme, ou le vintage
« catéchisme communiste ». Une mission jadis était de
l'ordre du religieux, du porte à porte, de la charité, de
l'expansion de la soumission à de vielles croyances. L'action
politique du prolétariat n'est pas de répandre l'ignorance ni de
conserver le monde existant, elle est du domaine de la
transformation, du renversement du pouvoir puis de la réorganisation
de la société sur d'autres bases que le profit et les lamentations
religieuses. Propagande ne veut pas dire prières ou invocation par
des charlatans d'un dieu imaginaire.
LA
PHRASE « Peu importe
ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier,
imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce
qu’il sera historiquement contraint de faire en conformité avec
cet être » , est-ce du messianisme ou une
conviction dans les lois déterministes de l'histoire ?
UN
NOUVEAUSOCIALISME MAIS FEODAL
Le
pessimisme de Benjamin a ensuite laissé la place à l’optimisme
du « mystique marxisant » Ernst Bloch. Sur la même base
religieuse. Bloch enjoint le prolétariat dans sa lutte de classe de
s’inspirer de toutes les révoltes des hérétiques contre les
Eglises officielles « en les orchestrant scientifiquement dans
son propre combat ».
Bloch est devenu sceptique vis-à-vis de toute vision « économiste »
de l’histoire en étudiant « La guerre des paysans » du
début du XVIème siècle.
Bloch,
comme Benjamin a été frappé par la célèbre remarque de Marx dans
le « 18 Brumaire » :
« La
tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très
lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés
à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout
à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise
révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé,
qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs
costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous
ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C'est ainsi
que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de
1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République
romaine, puis dans celui de l'Empire romain, et que la révolution de
1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt
la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C'est ainsi que le
débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en
pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s'assimiler
l'esprit de cette nouvelle langue et à s'en servir librement que
lorsqu'il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle,
et qu'il parvient même à oublier complètement cette dernière ».
Il
reproduit la même idée contenue dans une lettre à Ruge de
septembre 1843 : « On verra alors que, depuis
longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui
manque la conscience pour la posséder réellement. On verra qu’il
ne s’agit pas de faire un grand trait entre le passé et l’avenir,
mais d’accomplir les idées du passé. On verra enfin que
l’humanité ne commence pas une nouvelle tâche, mais réalise son
ancien travail en connaissance de cause ».
Le
Marx de 1843 est encore un philosophe pas très « marxiste ».
La formulation reste nébuleuse et ouvre la voie aux interprétations
fantaisistes des Löwy et Cie que nous avons listées jusqu’ici.
Mais le passage contient quand même deux idées complètement
opposées à ces prétendues exégèses. Une, Marx invoque un
progressisme historique et deux il n’est nullement question de se
soumettre au passé, aussi idyllique soit-il supposé : « Il
ne s’agit pas de faire un grand trait entre le passé et
l’avenir ». Marx a été un précurseur d'Einstein.
Ceux
qui, à l’inverse, voient en Marx un pilier obligé pour le salut
des masses oublient que sa « philosophie » devenant
conscience politique, n’a pu se développer qu’en prenant appui
sur les luttes ouvrières de la première moitié du XIX e siècle,
ce qu'on a nommé matérialisme historique et pas spéculation
théocratique. S’éloignant à la fois des conservateurs et des
marxistes, le penseur de la rive gauche Abensour aime lui à
relativiser le rôle de Marx sur l’histoire du socialisme car,
comme le rappelle Karl Korsch, « Marx n’est aujourd’hui qu’un
parmi les nombreux précurseurs fondateurs et continuateurs du
mouvement socialiste de la classe ouvrière ». Bouffons.
CHAPITRE
IV
UN
AVENIR INCERTAIN
Le
déterminisme est-il un messianisme ?
La
pensée marxiste de l’histoire se situe trop souvent sous l’emprise
du possible, semblent regretter certains. Aussi, pour y introduire
davantage de complexité et laisser à l’histoire son caractère
indéterminé, Abensour convoque la pensée d’Adorno. Le
philosophe-sociologue de Francfort, en formulant dans Dialectique
négative (1978) l’hypothèse d’un antagonisme contingent, rompt
du même coup avec une approche téléologique et choisit
d’interpréter à sa manière l’histoire en insistant surtout sur
sa part d’incertitude passée et future.
Le
déterminisme historique provient de l’idée hégélienne d’une
Raison dans l’histoire. Selon Marx, cette dernière aurait un sens
qui, suivant une évolution dialectique, conduirait les temps, en
passant par l’esclavagisme, le féodalisme et le capitalisme. Or,
d’après Abensour, penser l’histoire « sous le signe d’une
raison en marche vers une société raisonnable ne peut que rendre
aveugle aux phénomènes irrationnels dans l’histoire, au point
d’en nier l’existence ou de prétendre les philosopher c'est à
dire interpréter spirituellement. Une raison élargie et une
tolérance de la religion permettraient à l'irraison de concevoir
l'inconcevable ».
Mais
cela est impossible sans une critique impitoyable de la religion, et
en refusant la moralité antiraciste hypocrite et apolitique de
l'élite intellectuelle de la gauche décatie. Le nazisme et
l'islamisme par exemple, des conceptions irrationnelles ? Pas du
tout, des garde-chiourmes du capital très efficaces car très
terroristes. Plus personne ne s'amuse à défendre le nazisme mais on
trouve une gauche devenue créationniste et à la traîne de
l'idéologie américaine qui en fait des tonnes pour inciter à
« comprendre » l'islam, à ne pas mélanger intégrisme
radical et croyance de l'homme de la rue, lequel néanmoins se tait
lorsque se déroulent les crimes barbares les plus sanglants et
odieux comme l'égorgement du professeur Samuel Paty ;
islamophilie qui trouve sa justification au Pakistan où des
fanatiques veulent zigouiller tous ces français qui « insultent
le prophète ». Toucher à la religion reste dangereux pire
qu'au XIX ème siècle.
Prenons
le cas de Marx avec « la question juive », si
problématique et chargée de tant de connotations bizarres et
d'interprétations complotistes depuis le Moyen âge.
Marx
n'est aucunement antisémite avec son pamphlet injustement
controversé - Sur la question juive - texte dense très philosémite
contrairement aux torrents de boue déversés dessus. Comme Jean-Paul
Sartre il ne remet pas en cause le droit à tout juif de continuer à
garder son identité juive.
Marx montre à chaque phrase qu'il faudrait certes un développement
pour les imprécisions qu'il contient :
« Nous
ne disons donc pas, avec Bauer, aux Juifs : Vous ne pouvez être
émancipés politiquement, sans vous émanciper radicalement du
judaïsme. Nous leur disons plutôt : C'est parce que vous pouvez
être émancipés politiquement, sans vous détacher
complètement et absolument du judaïsme, que l'émancipation
politique elle-même n'est pas l'émancipation humaine. Si vous
voulez être émancipés politiquement, sans vous émanciper
vous-mêmes humainement, l'imperfection et la contradiction ne
sont pas uniquement en vous, mais encore dans l'essence et la
catégorie de l'émancipation politique. Si vous êtes imbus
de cette catégorie, vous partagez la prévention générale. Si
l'État évangélise lorsque, bien qu'État, il agit
chrétiennement à l'égard des Juifs, le Juif fait de la politique
lorsque, bien que juif, il réclame des droits civiques ».
(…)
Mais du moment que l'homme, bien que juif, peut être émancipé
politiquement et recevoir des droits civiques, peut-il revendiquer et
recevoir ce qu'on appelle les droits de l'homme ? Bauer
répond par la négative. « Il s'agit de savoir si le Juif
en soi, c'est-à-dire le Juif qui reconnaît lui-même être
contraint par sa véritable essence à vivre éternellement séparé
des autres, est apte à recevoir et à concéder à autrui les droits
généraux de l'homme. »
«
L'idée des droits de l'homme n'a été découverte, pour le monde
chrétien, qu'au siècle dernier. Elle n'est pas innée à l'homme;
elle ne se conquiert au contraire que dans la lutte contre les
traditions historiques dans lesquelles l'homme a été élevé
jusqu'à ce jour. Les droits de l'homme ne sont donc pas un don de la
nature, ni une dot de l'histoire passée, mais le prix de la lutte
contre le hasard de la naissance et contre les privilèges, que
l'histoire a jusqu'ici transmis de génération en génération. Ce
sont les résultats de la culture (Bilding); et seul peut les
posséder qui les a mérités et acquis. »
Toutes
les sectes religieuses ont eu vocation universelle ce qui ne
s'accorde pas avec l'internationalisme découvert et mis en avant au
moment du triomphe de la nation (cf Manifeste) les juifs ne sont pas
plus internationalistes que les musulmans ou les chrétiens.
Internationalisme signifie dépasser les barrières nationales or
toutes les religions les invoquent ou les rétablissent ; et
pour la catégorie juif, qui n'en avait pas en effet jusque là, on
leur a inventé la nation Israël, pays peu glorieux avec son
encasernement des palestiniens.
Les
clichés antisémites pernicieux ont la vie dure. L'antisémite
Toussenel et d'autres après lui stigmatiseront sans cesse le «
cosmopolitisme des banquiers » et leurs intérêts, étrangers à
ceux de la nation et de la production nationale ; mais avec un
souci qui n'est jamais formulé au grand jour, faire croire à
l'impossibilité d'un internationalisme prolétaire et désintéressé.
Marx
avait relevé aussi cette mode stigmatisatrice que la « nationalité
chimérique » du Juif serait la nationalité du commerçant et de
l'homme d'argent en général. Une partie patriotique de la presse
communarde versera parfois aussi dans ce discours ; Le Drapeau
Rouge de 1870, cible des Juifs cosmopolites : « Une
franc-maçonnerie à travers l'Europe. Une race incapable de former
un État, ingouvernable par elle-même, s'entend merveilleusement à
exploiter les autres (...). La déclaration de droits de l'homme, le
libéralisme de 89, 1814, 1830 et 1848, n'a profité qu'aux étrangers
(...). La gloire d'un peuple, c'est de faire de grandes choses, en
conservant la pureté de son sang, de son individualité, de son
génie ». L'historien israélien Sternhell y verra les
géniteurs racistes de Hitler, pour mieux disqualifier la Commune du
fait de l'existence dans Paris intra-muros d'une minorité
nationaliste.
Ce
que ne voit pas Bloch dans la trajectoire « errante » des
juifs, qui ne sont après tout comme dirait Sartre que des hommes
comme les autres hommes mais grands voyageurs du temps, c'est le
processus d'appropriation et réappropriation dans leur parcours,
leur transhumance perpétuelle, non seulement en référence aux
grands ancêtres mais comme copie de l'expérience passée au début,
dans les brumes de l'hésitation afin de dépasser leurs conceptions
mortes. Car, comme nous l'a rappelé plus haut Ernst Bloch, ils
enrichissent en même temps leur théologie et leurs connaissances.
Bloch
veut recueillir la religion en héritage dans une philosophie
matérialiste de l’espérance. Bloch n'est pas la premier à avoir
souligné l’inspiration et le respect de Marx pour les mouvements
utopiques du passé, alors que les utopistes furent longtemps
méprisés par les marxistes socialistes officiels et les ignorants
divers. Selon Bloch ces idées utopistes ont échoué parce qu’elles
étaient trop liées au « style de pensée rationaliste de la
bourgeoisie », et non pas, comme l’avaient noté Marx et
Engels du fait de leur idéalisme, de la croyance à un changement de
la société sous l’impulsion des idées de vérité, de justice et
d’égalité. Certes mais pourquoi s'efforcer de lier l'utopie à la
pensée religieuse ? En particulier juive ?
L’avenir
joyeux de l’humanité n’est pas aussi sûr que s’il était
advenu. Bloch, lorsqu’il fait des retours en arrière pour trouver
du bon dans la religion n’est pas sioniste comme Benjamin et Löwy,
il se démarque de l’utilisation de la formule Terre promise
autrement que comme un symbole. Contre tout mythe d’un peuple élu,
il dénonce la dénaturation d’un message essentiel de la Bible, le
message des prophètes qui ont lutté contre les particularismes
raciaux, contre les disparités sociales et contre les pouvoirs
étatiques. Pour Bloch le sionisme est un défenseur du capitalisme
et par conséquent n’a rien à voir avec l’espérance biblique.
Benjamin
est plutôt la référence oecuménique pour nos gauchistes
modernistes mais « vintage » que Bloch plus lucide sur le
passé religieux. Bloch ne se répand pas sur les vertus supposées
du « peuple élu » mais sur l’avancée des idées dites
utopistes, sur la révolte de Thomas Münzer et sur le courage des
philosophes panthéistes du moyen âge, Avicenne et Averroès.
Pourquoi
Bloch estime-t-il nécessaire de se retourner aussi vers le passé
religieux ? Ne veut-il pas lui aussi reprendre en héritage le
judéo-christianisme, comme témoignage lointain de l’invincible
espérance en une « nouvelle terre et de nouveaux cieux ».
Peut-on concilier l’utopie du royaume de dieu et l’athéisme le
plus radical ?
Bloch
a proposé une relecture des Onze thèses sur Feuerbach de Marx. Marx
y attaque la critique de l’aliénation religieuse par le philosophe
Feuerbach, pourtant jouissant d’une grande notoriété au moment de
la révolution allemande de 1848.
Pour Marx, il ne suffit pas de comprendre le monde religieux comme
dédoublement du monde de l’homme. L’être humain c’est
« l’ensemble des rapports sociaux » ; ce sont donc
les contradictions internes à ces rapports qu’il faut expliquer
pour aboutir à une critique efficace de l’aliénation religieuse.
Marx ne cherche pas à minimiser la critique de la religion comme les
Benjamin et Löwy et leurs suiveurs islamo-gauchistes et autres
indigénistes. Sa formulation est claire et impavide : « La
critique du ciel doit se transformer en critique de la terre, la
critique de la religion en critique du droit, la critique de la
théologie en critique de la politique ».
Ce
que Marx dit des philosophes dans la thèse 11 sur Feuerbach concerne
aussi tous les intellos curés et imams :
« Les
philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes
manières, ce qui importe c’est de le transformer ».
Bloch
veut marier utopie et espérance, le marxisme serait une nouvelle
philosophie qui : « … doit reprendre le rêve
persistant d’un royaume enfin fraternel, à venir, dont l’un des
lieux de manifestation privilégiés est la religion. Partout où il
y a religion, il y a également espérance ». Toute
critique de la religion ne doit pas mener à un athéisme simple mais
à un athéisme positif, pouvant recueillir l’héritage positif de
la religion, cette exigence utopique de la religion où elle reste
impuissante mais avec la volonté d’une transformation
révolutionnaire de la société.
La
religion est pourtant d'une nature réformiste. Elle garde sa
prétention à consoler dans l’immédiat, mais pour Marx elle est
l’expression d’une détresse et il y a rajouté un contenu de
protestation :
« La
détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la
détresse réelle, et pour une autre, la protestation contre la
détresse réelle. La religion est le soupir de la créature
opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit
de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est
l’opium
du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire
du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. La critique
a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les
recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans
fantaisie, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille les
fleurs vivantes ».
Bloch
ne s’éloigne jamais d’un historicisme mystique, éloigné du
déterminisme. Pour lui le plus important dans la Bible n’est pas
la foi dans le messie mais le messianisme lui-même, un peu comme le
fan d’un chanteur de rock a surtout foi dans le rock comme
catégorie musicale moderne. La pure idolâtrie ne cacherait-elle pas
simplement l’amour du rythme ? Pour Bloch toute église
officielle est trahison du messianisme, elle ne fait que renvoyer à
la banalité et médiocrité de l’existence humaine présente.
Autrement dit le messianisme est un puits creux empli à l'eau
bénite.
Le
marxisme est-il prométhéen ?
Avec
l'aile mystique de nos sociologues de l'Ecole de Francfort, on est
certes loin de la pittoresque main électorale tendue par le PCF au
clergé catholique en 1936. Pour Bloch, si le marxisme doit assumer
l’héritage universaliste chrétien cela suppose aucune
compromission avec les églises officielles et autres sectes
dogmatiques religieuses. Le vrai christianisme s’est-il pas
toujours manifesté à travers des révoltes contre les églises
établies ? Le vrai christianisme implique l’athéisme le plus
total, parce qu’il prend sa source dans le messianisme. Ce que
Bloch résume en une tautologie creuse : « Seul un athée
peut être un bon chrétien, seul un chrétien peut être un bon
athée ».
Il
y a du Prométhée chez Marx. Prométhée, ce titan de l'antiquité
grecque, du genre prévoyant, provoque une brouille entre le dieu
Zeus et les hommes, d'où son châtiment exemplaire. En effet jamais
un penseur socialiste n'a jamais été autant vilipendé depuis deux
siècles par l'ordre bourgeois.
Bloch
ne va pas jusqu’à prétendre que le prolétariat peut seul servir
de médiation à la place de dieu. Il reste rivé sur la fuite
(marxiste) devant la mort. Comme le remarquera plus tard Henri
Lefebvre, pour expliquer la persistance ou le retour des religions
dans le monde moderne, la croyance religieuse ne serait pas restée
persistante si le marxisme avait su reprendre les soucis
eschatologiques autrement qu’en restant sur le cliché radoté de
chute dans la barbarie ou révolution pour les survivants à la
disparition du capitalisme. En attendant ne faut-il pas croire à
quelque chose de transcendant contre une société aliénée et
dénuée de spiritualité ? Faudrait-il donc laisser croire que
la religion peut encore consoler ?
Bloch
déplore que le révolutionnaire marxiste n’attende aucune
consolation individuelle au ciel, il s’en va vers la mort sans
aucune espérance de résurrection. Sa conscience personnelle est
assurée par sa « conscience de classe » qui sait que
d’autres après lui continueront le même combat, sans forcément
l’oublier, quoique le temps d’une génération. L’espérance du
communisme, un jour dans l’avenir, même comme utopie qui ne se
réalise jamais de son vivant, n’est-elle pas cette espérance
éternelle, victoire aussi contre la mort à la manière de
l'espérance chrétienne?
En
1971, Jürgen Habermas, dernier menhir de l'Ecole de Francfort, a eu
un mot cruel pour Bloch : « Le matérialisme de Bloch
demeure un matérialisme spéculatif ». Mais contre tous les
anti-progrès pour le retour à un passé largement mythifié, en
rattachant toutes les révolutions en Occident au millénarisme
chrétien, Bloch se fait le porte-voix d’un progrès historique
inéluctable a-t-il eu tort ? Bloch est-il si éloigné qu'il le
prétend du stalinisme qu'il caractérise comme « marxisme
appauvri » ? Est-ce simplement de l’optimisme
spéculatif .
Il
n'y a pas de messie suprême
Le
souci de Ernst Bloch ne peut pourtant pas être méprisé comme un
simple idéalisme. Il veut créer une science marxiste de l'avenir
avec son « principe espérance » qui reste une pensée
utopique d'avenir mais qui part du présent avec ce qu'exprime l'art
(à l'époque le mouvement de révolte expressionniste),
l'effondrement de la société bourgeoise à la veille de la Première
Guerre mondiale, C'est une utopie concrète opposée à l'utopie
abstraite et à la destruction totale par la guerre. Mais comme chez
Benjamin, persiste chez Bloch une dimension utopico-religieuse dans
l'importance qu'il accorde à certains concepts de la mystique, à la
dimension apocalyptique-eschatologique du messianisme juif et aux
courants utopico-mystiques des sectes chrétiennes du Moyen Age. Il
s'appuie sur la fameuse lettre sibylline d'un Marx pas encore
marxiste à Ruge en 1843, voire plus poète que dialecticien :
« Il apparaîtra alors que depuis très longtemps le monde
possède le rêve d'une chose dont il ne doit posséder que la
conscience pour la posséder réellement ».
Marx
n'invoque pas une lignée ou continuité de la pensée hébraïque à
travers les siècles, il fait référence aux diverses formes de
révolte de Spartacus à la Réforme et aux courant utopistes. Bloch
nuance l'histoire de la pensée hébraïque. Elle n'est pas immuable,
comme toutes les religions d'ailleurs. Le Talmud a toujours voisiné
depuis l'Antiquité avec l'introduction de l'extérieur dans la
sphère intellectuelle juive d'idées modernes et de systèmes de
pensée non juifs, qui sans ébranler les fondements éthiques juifs
ont exercé une influence importante sur leurs penseurs. Les œuvres
de Spinoza et de Kant ont joué un rôle majeur au long du XIXème
siècle pour les processus d'appropriation et d'assimilation en
particulier de l'héritage culturel allemand.
Les
processus d'appropriation peuvent être ambigus. Un Hermann Cohen,
représentant du socialisme éthique, peut affirmer une convergence
culturelle judéo-allemande, deux peuples investis d'une mission
historique supposée qui le conduira à approuver les objectifs de
guerre de l'Empire allemand . En face c'est aussi le cas de Bergson
choisissant l'impérialisme français. La majorité des juifs
allemands firent preuve néanmoins d'un ultra-patriotisme, lors de la
première boucherie mondiale du capitalisme.
Ernst
Bloch haïssait la caste militaire prussienne et choisit l'exil sans
cacher sa préférence pour « le pays des droits de homme ».
Il avait été séduit dans un premier temps par le sionisme du
pionnier Moses Hess,
parce qu'il fait un rapprochement extraordinaire entre le messianisme
du judaïsme prophétique et la mission historique du prolétariat :
«Pour Hess, le socialisme n'est rien d'autre que la victoire du
messianisme juif dans l'esprit des prophètes. C'est pour faire
triompher cette cause qu'il conçoit en tant que socialiste
internationaliste, un nouveau centre d'action socialiste en
Palestine, qui, construit avec l'aide de la France, devrait être le
théâtre d'une renaissance de la race juive ».
Bloch
ne peut se rallier non plus à la deuxième tendance sioniste, la
thèse nationale de Théodore Herzl : « Pour Herzl, la
question juive est avant tout une question nationale, et pour la
résoudre elle qui ne peut être doit devenir une question mondiale
qui ne peut être résolue que par les peuples de la civilisation ».
Pour
Bloch le marxisme des années 20 et 30 connaît une évolution
dangereuse en se focalisant sur l'économie politique faisant
abstraction de la mission éthique du socialisme, ce qui n'est pas
faux et dont le véritable « avertisseur d'incendie »
sera paradoxalement le gaulliste chrétien René Capitant, les
marxistes en général imaginant la victoire du fascisme comme de
courte durée. Bloch garde néanmoins une vision prophétique
messianique mais il se sent éloigné du libéralisme juif de Hess :
« « Les juifs libéraux préféraient entendre parler
le moins possible de l'amour du parti, de l'amour révolutionnaire
qu'avaient prêché leurs prophètes et qui avait coûté bien plus
cher que ne le réclamait la simple bienfaisance », et, plus
encore sa rupture avec le radicalisme social des prophètes, « avec
la mission socialiste et tout autre excentricité à la Moses Hess »
C'est
au nom de la défense d'un universalisme juif, héritage de la
doctrine sociale et politique des prophètes, qui ignore et
transcende les frontières au nom de sa prédestination, de sa
vocation de rallier l'internationalisme du mouvement socialiste
(ouvrier) au messianisme juif que Bloch formule ses critiques contre
le programme sioniste de Herzl. Ce programme signifie un
impardonnable embourgeoisement de « l'utopie sioniste »
qui était acceptable dans la forme du sionisme romantique de Moses
Hess.
Bloch
ne prend pas parti pour un Etat national juif. Résolument
internationaliste et marxiste, il est convaincu que « seul un
bouleversement social d'ordre général » , la révolution
mondiale, pourra résoudre tous ces conflits nationaux, y compris
entre juifs et arabes. Cette perspective c'est surtout le juif Marx
qui l'a posée clairement hors de tout questionnement religieux. ;
et pour tout dire Marx se fichait de ses origines juives comme moi de
mes origines auvergnates.
Contrairement
à tant d'interprétations qui font de l'antisémitisme une pensée
réactionnaire discontinue à travers les siècles, Bloch considère,
en son état actuel (début du XXème), qu'il est le produit direct
de la société industrielle moderne. Il appuie cette considération
sur sa notion de « non-contemporanéité de la conscience des
masses » comme produit d'une société allemande arriérée
qui, ayant connu une croissance industrielle trop rapide, n'a pas pu
préparer au renouvellement des mentalités, afin de dépasser des
consciences conservatrices et archaïques ; il vise en
particulier les paysans et les employés (secteurs prolétarisés des
couches moyennes). Sa notion de non-contemporanéité Bloch la déduit
de l'analyse du développement inégal du capitalisme par Marx. Idée
pertinente.
Mais
il en vient à bricoler une explication socio-psychologique où le
retour à la barbarie (nazie à l'époque) serait une conséquence
directe ou non des frustrations imposées à la « nature
humaine » (laquelle?) pendant le processus de la civilisation
moderne. Frustrations refoulées après une difficile adaptation à
la rationalité de la vie moderne, ce qui expliquerait aussi le choix
du juif comme bouc-émissaire, cible toute trouvée à la haine et au
ressentiment.
Le
chaos moderne n'est pas une fin du capitalisme mais dépasse les
motifs de simple psychologie sociale selon les Adorno et Horkheimer
(le retour des forces destructrices refoulées par le processus de
civilisation) :
« A
travers du relativisme de la lassitude générale jaillissent par
conséquent des besoins et des réserves venus de la Préhistoire
comme un magma qui perce une mince croûte ? Et même le
nihilisme de la vie bourgeoise, de ce devenir-marchandise, de
cette aliénation du monde entier révèle ici des
non-contemporanéités inavouées qui sont doublement naturelles et
une « nature » réservée qui est doublement magique.
Ainsi brûlent les feux de camp et la fumée du sacrifice dans la
salle raciste. Les fanfares annoncent le führer avec une force qui
ne date plus seulement de Guillaume II, les jardins clairsemés de
l'idéologie qui falsifient le mythe, deviennent réellement
étouffants et c'est une jungle qui pousse à la place dans une masse
en délire ».
Bloch
signifie qu'on a affaire à un retour à la barbarie du Moyen Age
dans une société hautement industrialisée (qualifiée de non
contemporaine) et se tient à distance d'analyses qui relèvent de la
seule psychanalyse, et il est en contradiction avec ce qu'il avait
affirmé peu avant à savoir que ce racisme serait surtout un produit
désormais du développement industriel. On a affaire à un déclin
de la République de Weimar via des formules abstraites, et qui est
réaction contre l'avenir. Les nazis, appuyés par la grande
bourgeoise (et l'américaine en particulier) et surtout la grande
industrie, exploitaient la nostalgie utopique et le romantisme de la
jeunesse allemande ainsi que le mécontentement de la population en
général contre le capitalisme monopolistique. La propagande nazie
présentait le führer comme le « messie » d'une
Allemagne nouvelle qu'il fallait réveiller d'un long sommeil et de
longues humiliations. Par conséquent la contradiction motrice
« n'est pas du côté du prolétariat (…) elle n'est pas sur
le champ de bataille entre le prolétariat et le grand capital ».
Ces contradictions apparaissent à la périphérie des antagonismes
sociaux.
Ce
qui le conduit à prendre ses distances avec la surenchère contre
« le social-fascisme » des partis communistes dévoués
au stalinisme dans les années 1930, qualifiés d'un caractère
dogmatique et erroné. Il se démarque de la thèse stalinienne
(dixit le marxisme appauvri) du fascisme comme reflet « dialectique »
du stade ultime du capitalisme en déclin. Cela pouvait être
considéré comme juste, quoique en négligeant que la Seconde Guerre
mondiale allait plutôt servir à une restructuration du capitalisme
mondial. Bloch, pas dupe des errements du marxisme appauvri, a laissé
un aphorisme subtil en concordance avec le souci de René
Capitant: « Tout ce que le parti communiste allemand a fait
contre la montée du nazisme, c'est bon mais ce qu'il n'a pas fait
c'est mauvais ».
Dans
les causes de la défaite du mouvement ouvrier dans les années
trente, Bloch souligne le fait que l'on a laissé tout un champ libre
à l'affirmation de la propagande nazie qui ne restait pas focalisée
sur la seule question économique. La gauche weimarienne et le parti
stalinien souffraient d'une incurable « sous-alimentation de
l'imagination socialiste ». Il nous livre une anecdote
édifiante où polémiquant aimablement en public avec un partisan du
communisme russe, un chef fasciste, après l'avoir démocratiquement
laissé parler, le ridiculise en démontrant qu'en restant sur le
simple plan économique, il oublie les espoirs du peuple, la
nécessité d'avoir foi en l'avenir, discours messianique qui lui
vaut les faveurs du public dans cette Allemagne en crise.
Les
guerres et les conflits ne sont que les signes avant-coureurs d'un
grand mouvement de restaurateur qui sera précédé de la
destruction brutale de tout ce qui est devenu pourri et nuisible. Il
faut que cette lutte ait une fin parce qu'il ne peut y avoir de
progrès sans but. L'humanité ne progresse pas vers l'infini, comme
en témoigne l'épuisement des ressources de la terre. Elle a un but.
Faire comprendre ce but est la tâche de minorités politiques à
condition qu'elles sortent de l'ornière de rabâchages sans
imagination.
Un
marxisme déformé par Engels ?
C’est
peut-être à cause de son éducation piétiste que Friedrich Engels
a plus théorisé que Marx une sorte de continuité entre la lutte
des classes modernes et les phénomènes religieux et la nature de
leur révolte, outrepassant les positions matérialistes de Marx.
Sa contribution à une sociologie politique des religions repose sur
une analyse discutable du rapport entre les représentations
religieuses et les classes
sociales.
Le christianisme apparaît dans ses écrits comme une forme
culturelle qui se transforme au cours de l’histoire et comme un
espace symbolique, enjeu de forces sociales antagoniques.
Le
« second violon » a examiné d’abord le christianisme
primitif, religion des pauvres, exclus, damnés, persécutés et
opprimés. Les premiers chrétiens étaient originaires des derniers
rangs de la société : esclaves, affranchis privés de leurs
droits et petits paysans accablés de dettes. Ils étaient le peuple,
notion fourre-tout, qui n'a jamais été que masse malléable par
tant de partis féodaux ou bourgeois, et que Engels et Marx ont fini
par découper en classes sociales antagonistes et non pas phénomène
homogène ni révolutionnaire. La comparaison n'avait rien de
sarcastique à la façon de Marx, mais fabriquait un marxisme de
tradition éthique, comme le reprendra le « marxiste mystique »
Ernst Bloch. Ce que traduit la tolérance de Rosa Luxemburg à
l'égard des religions, mais avec le souci, non pas de chercher à
tout prix une continuité des révoltes des esclaves jusqu'à celles
du prolétariat, à la manière d'Engels, mais parce qu'elle savait
l'inanité de débattre des religions, voire de prétendre
contrebalancer par un discours archi-laïque des croyances gravées
dans les têtes depuis des siècles. Plutôt que d’engager une
énième bataille philosophique (et idéaliste) au nom du
matérialisme, Rosa Luxembourg cherche à se servir de la dimension
sociale de la tradition chrétienne pour gagner au mouvement ouvrier
croyants comme non-croyants. D'ailleurs au moment des révolutions la
question religieuse devient secondaire, mais dans les révolutions où
les révoltés ou la classe ouvrière garde l'initiative, sinon il
n'y a aucune discussion possible comme en Iran ou dans n'importe
quel pays ultra islamisé. Dans
l’Internationale communiste, on ne prêtait guère d’attention à
la religion. A l’époque, l’idée la plus répandue était qu’un
chrétien qui devenait socialiste ou communiste abandonnait forcément
ses croyances religieuses antérieures « anti-scientifiques »
et « idéalistes ».
Engels
alla par contre jusqu’à établir un parallèle étonnant entre
ce christianisme primitif, (pas
l'islam ni l'hindouisme bien entendu), et
le socialisme moderne. La différence essentielle entre les deux
mouvements résidait en ce que les chrétiens primitifs repoussaient
la délivrance dans l’au-delà tandis que le socialisme la plaçait
dans le monde prosaïque. Dans son étude d’un deuxième grand
mouvement chrétien – la guerre des paysans en Allemagne qui en
devient confuse : Thomas Münzer, le théologien et dirigeant
des paysans révolutionnaires et des plébéiens hérétiques du
XVIe siècle,
voulait l’établissement immédiat du Royaume de Dieu, ce royaume
millénariste des prophètes, sur
la terre. D’après Engels, le Royaume
de Dieu était pour Münzer une société sans différences de
classe, sans propriété privée et sans autorité de l’Etat
indépendante ou étrangère aux membres de cette société.
Interprétation idéaliste et étrangère au moment contemporain de
cette révolte. En tout cas espoir d'une virtuelle société
communiste « non-contemporaine » comme aurait pu s'en
moquer Ernst Bloch. Mais qui ne pouvait en rester qu'à l'état
virtuel, comme il l'avait noté lui-même paradoxalement, étant
donné l'état des forces productives au Moyen Age.
La
séparation radicale a lieu à la fois avec le passé religieux et le
courant utopiste. Le courant utopiste avait déjà accompli une
partie du boulot, en étant parfois bien plus dur contre l'idéologie
religieuse. Saint Simon, malgré ses titres d'ouvrage comme Le
Nouveau Christianisme, n'est pas du tout religieux. Il n'est pas
question de créer une Eglise nouvelle ni une secte ni une religion
mais un mouvement associatif, un ordre laïc avec une mission
« contestataire » mais pacifique. Ce n'est plus une
religion mais une politique, plus de promesse éternelle mais une
promesse temporelle où la passion sera liée à l'innovation. Dans
ce royaume « messiaque » l'ordonnancement social sera
basé sur l'auto-détermination, l'auto-gestion et
l'auto-administration ; puis l'Etat sera voué au dépérissement.
Ce projet n'était pour Engels qu'une « réforme sociale ».
Toute
la période du début de la seconde moitié du 19ème siècle est
marquée par le changement des termes, une démarcation des termes
religieux et philosophiques. Engels écrira à Marx, le 24 novembre
1847 : « Je
crois qu’il est préférable d’abandonner la forme du catéchisme
et d’intituler cette brochure : Manifeste
communiste » .
Roger Dangeville, qui ne s'appesantit pas sur le prétendu héritage
religieux et contre tous les marxismes modernistes et élitaires, a
une explication plus prosaïque et certainement plus proche de
l'analyse du courant utopique par Engels et Marx :
« Engels,
assurant dans l’Anti-Duhring qu’à « l’immaturité
de la production capitaliste répond l’immaturité des théories ».
Il aurait pu ajouter aussi « et du vocabulaire ».
, reprend et développe, trente ans après, les analyses déjà
présentes dans le Manifeste : les utopies socialisantes
correspondent à la période où se met en place la contradiction,
essentielle au mode de production capitaliste, entre bourgeoisie et
prolétariat ; aussi longtemps que cette contradiction n’est
pas devenue dominante, l’utopie a pour fonction d’en anticiper
l’absence ou l’issue plutôt que les effets, et l’imaginaire se
substitue à la lutte des classes. Par où les utopistes ne pouvaient
qu’être utopistes, entendons « révolutionnaires »,
tandis que leurs successeurs ou sectateurs, une fois exprimée la
contradiction, seront nécessairement « réactionnaires ».
De
même que la pensée socialiste s'est affirmée comme discontinuité
avec l'idéalisme chrétien, de même le tournant de la guerre de
1914 et de la révolution russe a radicalisé la pensée des
philosophes Lukacs et Bloch ; dans le cas de Lukacs c'est
surtout la révolution de novembre 1918 qui le conduit à adhérer au
marxisme et à abandonner aussi des conceptions mystiques, mais pas
complètement.
Son ouvrage le plus marquant historiquement, pour des générations
dont la nôtre, sera son « Histoire et conscience de classe ».
Cette discontinuité avec la philosophie traditionnelle est provoquée
par une crise de civilisation que traduit la guerre mondiale au
moment même où toute la société est gagnée par une
radicalisation-excitation générale, y compris de la part des
intellectuels « progressistes » bourgeois qui délaissent
toutes leurs spéculations habituelles sur la philosophie en général
et la religion en particulier par effarement et incompréhension
devant l'ampleur du massacre. Du reste, par après Lukacs se découvre
des doutes sur l'expérience bolchevique :
« Le
fait que l'émancipation du prolétariat supprime l'oppression de
classe capitaliste n'amène pas automatiquement à la fin de toute
domination de classe. Ce n'était pas le cas non plus après la
victoire de la lutte d'émancipation de la classe bourgeoise. Il ne
se produit qu'une mutation dans la structure des classes, sous
l'aspect d'une nécessité purement sociologique : les opprimés
d'antan deviennent des oppresseurs. Pour empêcher cela et pour
garantir la vraie liberté – c'est à dire la liberté sans
oppresseur et sans opprimés – la victoire du prolétariat est
certes nécessaire (ainsi la dernière classe opprimée s'émancipe),
mais cette victoire n'est qu'une condition préalable. La réalisation
de la vraie liberté nécessite cependant la volonté de créer un
ordre mondial qui dépasse les
limites, les constations et les lois sociologiques et qui ne peut pas
être dérivé d'eux. Cette volonté est un élément si important
dans la vision du monde socialiste qu'on ne peut pas l'éliminer sans
mettre en péril l'édifice entier ».
La
révolution sociale prolétarienne est donc avant tout une
perspective éthique, a priori morale. Lukacs croit à la catégorie
kantienne du « devoir ». Le prolétariat est
l'incarnation d'une « volonté morale ». Il est
prédestiné à être le « rédempteur de l'humanité ».
En décembre 1918 il publie « Le bolchevisme en tant que
problème moral » où il résume le possible échec de la
révolution en Russie à une oscillation permanente entre le principe
éthique de réalisation immédiate de la démocratie révolutionnaire
et la pensée léniniste-bolchevique se réclamant de la seule
dialectique de la lutte des classes. Il reste en fait dans une sorte
de psychologie morale hors de la politique réelle et éloigné des
lucides critiques politiques des opposants à Lénine qui, eux,
désignent dans les causes de l'échec l'identification du parti à
l'Etat national et non pas à une vague morale intenables en règle
générale depuis le balcon de l'Etat.
« L'intellectuel
collectif d'action » (Marx, Gramsci) est défini comme
« expression de la volonté unie du prolétariat » .
Pour Lukacs, la misère reste le facteur le plus important, plus que
les instigations de telle ou telle organisation ou parti directeur de
conscience, mais sa dimension subjective n'est pas la colère rentrée
mais le prolétaire révolutionnaire conscient de sa classe. Il y a
un côté subversif et utopique qui aspire à un changement et qui
n'a pas encore trouvé son accomplissement. La dimension utopique de
l'aspiration au changement peut prendre, comme dans le cas de la
conscience fasciste, une forme nostalgique, romantique et passéiste :
« c'était mieux avant », qui peut se coupler avec la
« sous-alimentation de l'imagination socialiste », déjà
évoquée plus haut par l'anecdote de Bloch.
Bloch,
contrairement à Lukacs, ne fait pas la séparation ou la distinction
marxiste avec les utopies religieuses. Il reste marqué par la
dimension mystico-religieuse. Ce que lui reprochera Rudi Dutschke
dans son livre sur Lénine et Lukacs, le renvoyant à la fable du
messianisme électoral bourgeois :
«La
grande idée idéaliste de Lukacs est que l' « édifice »
risque de perdre son identité socialiste si la « vraie
liberté » du socialisme se transforme brusquement en son
contraire (sa non-identité) . Il y a là-dedans une vérité
émancipatrice, mais elle ne provient pas d'une tradition
critique-matérialiste historique. Cela fait que le postulat de la
« volonté » se mue en une non identité. Car la volonté
fait du prolétariat le sujet de la rédemption sociale, la classe
sociale messianique de l'histoire de l'humanité. Et sans le pathos
de ce messianisme, la victoire spectaculaire de la social-démocratie
aurait été impossible ».
Lukacs
ne voit pas vraiment le pathétique messianisme des Bebel, Lassalle
et Kautsky, antinomique à la constitution d'une réelle conscience
de classe. La « volonté utopique » imaginée par Lukacs
correspond plutôt aussi avec l'idéalisme messianique de la
« mission universelle historique du prolétariat » (=
rédemption de l'humanité).
Mais Bloch, comme Reich dans le domaine de la sexualité, a son
propre délire en faveur des « fonctions cosmiques de
l'utopie », mêlées avec les conceptions téléologiques de
l'eschatologie chrétienne et juive.
Bloch
ne se classe pas dans l'opposition de gauche au léninisme (Gorter,
Pannekoek, Ciliga) à qui il est reproché d'étouffer l'activité
autonome du prolétariat. Il a été influencé par les idées
éthico-religieuses de l'anarchiste judaïsant Gustav Landauer, un
socialisme communautaire utopique, dans une optique
fédéraliste-anarchiste.
CHAPITRE
V
RETOUR
EN ARRIERE
L'Ecole
désenchantée de Francfort
Le
grand penseur de la rive gauche plurielle, Miguel Abensour, reste lui
aussi dans l'ignorance du combat politique des « gauches
communistes », il ne voit que deux manifestations du marxisme
au XXe siècle : l’expérience du totalitarisme communiste et la
« Théorie critique » de l’École de Francfort.
Ce
qui est très réducteur et une nouvelle preuve de cécité ou
d'ignorance politique des universitaires hors de leur milieu. Peut-on
comprendre un messianisme qui a échoué en retournant à la
religion ? Ou en tirant les leçons de l'échec, certes très
terrestre, mais politiquement et socialement explicable ?
Aveux
forcés, excommunications, accusations délirantes portées contre
les dissidents comme au temps de la très lointaine inquisition, et
si un marxisme lourdingue ne s'était pas comporté au fond lui aussi
selon la même morale totalitaire que les antiques religions ? A
Moscou le marxisme n'était-il pas devenu religion à son tour avec
ses grands prêtres, saint Lénine embaumé ?:Le Parti
communiste, en Union soviétique comme en France, a eu ses
« hérétiques ». L'analogie a été un peu vite
écartée par les oppositionnels, trotskistes comme conseillistes,
parce qu'ils étaient eux aussi devenus des religieux d'un marxisme
d'Etat. On étudiera plus loin le messianisme fasciste , mais
après les élucubrations de l'Ecole de Francfort..
L'idée
que le communisme est une religion, que le Parti est son église,
qu'il existe un dogme, un catéchisme a été formulée pourtant par
de brillants opposants à toute idée se réclamant du marxisme.
L'auteur de « L'opium des intellectuels », Raymon Aron,
dont la mode gauchiste était de se gausser en son temps (comme réac
du Figaro), faisait une distinction générale entre les religions
séculières, en y incluant le communisme (marxiste), et les
religions régulières. L'historien Marc Lazar parlait à propos du
communisme d' « une
des dernières grandes tentatives de sacralisation de la
politique » .
La dimension religieuse du communisme, ajoutait-il, est sensible à
travers l'idée d'une « sacralité
de la pensée révolutionnaire comme du mouvement bolchevique » .
Elle s'organise, très tôt dans l'histoire du mouvement, à partir
de la « mise
en place d'un véritable catéchisme constitué à partir de textes
précis Marx, Engels, Lénine, Staline » .
Ce n'est pas faux mais ce n'est pas vrai non plus, question de date.
La religiosité n'apparaît qu'au moment de la dégénérescence ;
phénomène semblable en général dans toutes les religions à la
suite de la mort de leurs prophètes. Incapables d'expliquer ou de
résoudre l'inadmissibilité de la mort, les inventeurs de religion
ont imaginé une éternité avec des dieux puis un seul, puis la
prière comme seule consolation. On ne peut pas remercier Engels en
tout cas pour ses dérives.
Ce
marxisme confit en religiosité, en partie avant Staline mais
complètement après avec la fameuse «
fin » communiste de l’Histoire, plutôt hégélienne, ne
s’annonçait-il pas comme un certain retour au « communisme
primitif » de communautés au sein desquelles, du fait de
l’ignorance de la propriété, les distinctions sociales auraient
été absentes ? Correction des fonctionnaires du Kremlin :
tout « retour » chez Marx ne signifiait-il pas plutôt
« passage » à un stade supérieur et donc nouveau. Il ne
pouvait donc pas s’agir d’un « communisme primitif »,
mais d’une société où toutes les forces productives
« jaillissent avec abondance », de sorte qu’on était
supposé passer du « règne de la nécessité » au
« règne de la liberté ».
Dans
l’Idéologie
allemande,
il n’est pas question d’un « communisme primitif » (à
la façon de Buonarroti, compagnon de Babeuf et père de tous les
mouvements socialistes européens). Le retour est « retour à »
l’essence humaine qui n’a pu se « révéler » jusque
là : en ce sens, il y a bien régénération. Mais pas de
retour économique ou technologique ou à une communauté sociale
comme telle ou telle communauté de Papouasie Nouvelle-Guinée,
venant aujourd’hui d’être « découverte ». Enfin,
selon Marx (dans La
Question juive)
les droits de l’homme ne sont pas un retour (à l’essence
humaine) mais une régression si on voulait les maintenir pour
l’avenir. Conquête historique, mais à détruire très vite, comme
la démocratie elle-même ou le droit (Critique
du programme de Gotha).
Avant
Lénine embaumé, au travers du culte de l’Être suprême,
spectacle d’une foule se hissant à la hauteur d’un Peuple
(c’est-à-dire d’un acteur collectif déifié), Robespierre
n'avait-il pas cherché prioritairement à capter la dimension
profondément affective et fusionnelle de la croyance catholique
prônant et requérant l’amour de Dieu comme du prochain jusqu’au
sacrifice de soi ?
Dans
le discours robespierriste, quelle vous semble avoir été
l’articulation idéologique entre décadence, régénération et
messianisme ? Comment cette combinaison vous semble-t-elle avoir
été actualisée par l’historiographie de la Révolution et par
les projets socialistes ultérieurs promettant l’avènement final
de « l’homme nouveau » ?
Le
discours de Robespierre du 18 floréal donne beaucoup de clés. Comme
chez Condorcet, ce texte considère des étapes de l’humanité,
mais avec plus de lyrisme que de précision : « Le monde a
changé, il doit changer encore. Qu’y a-t-il de commun entre ce qui
est et ce qui fut ? (…) Comparez le langage imparfait des
hiéroglyphes avec les miracles de l’imprimerie, etc. ».
Le
messianisme est dévolu à la France : « Le
peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de
l’espèce humaine ; on serait tenté de le regarder au milieu
d’elle, comme une espèce différente. (…) En Europe, un
laboureur, un artisan sont des animaux dressés pour le plaisir d’un
noble ; en France, les nobles cherchent à se transformer en
laboureurs et en artisans, et ne peuvent même pas obtenir cet
honneur ».
Cette fierté française aboutit, dès cette période, à la thèse
selon laquelle le pillage des œuvres d’art de peuples tels les
Italiens ou les Grecs serait légitime, car ces peuples « mous
et serviles » ne savent apprécier l’art que le Français
révolutionné sait goûter : lisez le remarquable texte
d’Edouard Pommier, « La Fête de thermidor an VI »
(Fêtes
et Révolution,
Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris et de la
Ville de Dijon, Paris, 1989) repris en partie dans son livre L’Art
de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française,
Gallimard, 1991. La justification du pillage est stupéfiante !
Dès août 1794, Grégoire envisage la conquête de l’Italie :
« C’est la Grèce qui a décoré Rome ; mais les chefs
d’œuvre des républiques grecques doivent-ils décorer le pays des
esclaves ? La République française devrait être leur dernier
domicile ». Le robespierrisme atteint ses limites historiques
avec cette arrogance nationale.
L’espérance
d’un futur amélioré, ressort de l’action politique, en nous
projetant au-delà de la durée d’une existence particulière et
par-delà la clôture relative de cette dernière, ne nous
prédisposerait-elle pas à certains emballements métaphysiques ?
Dans le face-à-face entre une République balbutiante et une Église
plus que millénaire, entre le « pouvoir temporel » et le
« pouvoir spirituel », les mimétismes (voire la
concurrence engendrée par ce jeu de miroirs) rhétorique,
mythologique, symbolique, cultuel étaient-ils évitables ?
Ainsi, pratiquement tout le lexique religieux (foi, salut, baptême,
liturgie, catéchisme, Temple, sacerdoce, mission, sacrifice,
rédemption, grande messe…) se trouvera recyclé par le discours
révolutionnaire ! « Remplacer, souligne Mona Ozouf, c’est
d’abord imiter » . Étudiant le Catéchisme
républicain, philosophique et moral ,
Jean-Charles Buttier a pu exhumer des documents de 1815 « catéchismes
politiques » dont les publications s’égrènent de 1789 à
1914 Le Catéchisme
populaire républicain ,
rédigé, peu après la Commune de Paris, par Leconte de Lisle
(1818-1894) est caractéristique de la rhétorique politique et
morale de cette « catéchèse républicaine »
s’organisant sous la forme didactique d’une série de questions
et de réponses simples. Certains socialistes n’échapperont
d’ailleurs pas à ce mimétisme. Par exemple, Louis Blanc
rédigea Le
catéchisme des socialistes (1849)
et Jules Guesde un Essai
de catéchisme socialiste (1912).
La Ligue des communistes, avait élaboré, en juin 1847,
une Profession
de foi communiste composée
de 22 questions réponses ; suivant la même formule, Engels
composera, en novembre 1847, Die
Grundsätze des Kommunismus que
les Éditions Maspero republieront, en 1965, sous ce titre : Le
catéchisme communiste.
Sollicités par la Ligue des communistes afin d’élaborer une
synthèse philosophique et programmatique, Engels écrira à Marx, le
24 novembre 1847, comme le l'avait déjà noté plus haut: « Je
crois qu’il est préférable d’abandonner la forme du catéchisme
et d’intituler cette brochure : Manifeste
communiste » .
Le Manifest
der kommunistischen partei sera,
avec la postérité qu’on lui connaît, publié à Londres (en
allemand à mille exemplaires) en février 1848. Mettant fin à
toutes les connotations supposées.
La
foi religieuse est porteuse d'une croyance idéaliste, comme la
notion de mission, celle de l’espérance, jusqu'à nos jours.
Le penseur réactionnaire Tocqueville avait montré qu’entretenir
l’espérance est l’une des fonctions de la démocratie
bourgeoise. Très longtemps l’Occident a chanté l’espérance
dans le religieux. Cette propagande est lourdingue dans Les
Mémoires de Guerre de
Charles de Gaulle ou et dans tous les discours politiques
nord-américains encore de nos jours .
Cette
conception idéaliste de l'espérance a fondé aussi la longévité
du stalinisme, même et surtout dans les goulags où la seule
ressource était de prier pour mettre fin à ce socialisme de
caserne.
.
D’abord parce que le stalinisme comme son petit frère gauchiste,
refuse de dériver la politique de l’économique, posé comme
instance déterminante, dans le territoire déconcertant de la
nomenklatura tout au moins.. Comme nos islamo-gauchistes refusent la
confusion entre islam et ses applications politiques, les fondateurs
de l’École de Francfort refusaient la « confusion »
qu’opère Marx lorsque, dans une lettre de 1843, il écrit à Ruge
que « domination et exploitation sont un seul et même concept ».
Il fallait selon ces sociologues se défaire de cette identification
pour comprendre que la production puisse laisser inchangé le règne
de la domination. Les privilèges bureaucratiques de la nomenklatura
stalinienne en fournissaient l’exemple le plus magistral selon ces
professeurs loin du réel. Pour Max Horkheimer et ses collègues,
encore 1974, la division centrale n’était pas entre capitalistes
et prolétaires, mais entre dominants et dominés, entre dirigeants
et exécutants, chanson déjà récitée par Castoriadis, qui avait
probablement piqué l'idée aux francfortois. Deuxièmement, leur
« Théorie critique » professait de s’écarter du
déterminisme marxiste, une fable marxienne d’une histoire marchant
inéluctablement vers le communisme, la critique francfortienne
préférait envisager l’histoire dans son irréductible
incertitude. Posant ainsi la possibilité d’une catastrophe
contingente à l’origine de l’histoire, Adorno s'efforçait de
démolir l’idée d’une « Raison dans l’histoire », ou en tout
cas d’une nécessité historique pensée dans les termes de Hegel.
Les
théorisations des sociologues de Francfort sont finalement
inconsistantes politiquement. C'est une catastrophe si on veut les
appliquer au champ politique. Leur théorisation du totalitarisme
sert à faire croire que la démocratie bourgeoise y serait
étrangère, alors que de nos jours elle est le meilleur
totalitarisme ayant jamais existé (cf. la surveillance de Google et
le phagocytage généralisé de toutes vos données, sans oublier la
paralysie totale des allées et venues des populations lors de la
crise du Covid, surveillance électronique et policière à laquelle
même le nazisme n'est jamais parvenu). Leur théorie du
totalitarisme ne ciblant que l'hitlérisme et le stalinisme, tous
deux disparus, ne sert que la dépolitisation des questions, au même
titre que la propagande religieuse.
Avant
l'apparition de l'islamo-gauchisme, la mouvance altermondialiste ne
prétendait plus que « changer le monde sans prendre le pouvoir ».
Dans un tel climat anti-politique, dont la thèse du totalitarisme
comme « politisation à outrance » était à la fois une apologie
de l'hypocrite démocratie bourgeoise, se lovait une exclusion du
prolétariat réduit à voter Le Pen.
On
comprend que cette Ecole de sociologie révisionniste du marxisme ait
séduit le réformisme gauchiste. La majorité de l'Ecole de
Francfort ne croyant ni à la victoire ni à une « mission »
victorieuse finale du socialisme. Ces philosophes marxistes snobs
étaient surtout appelés à devenir des sociologues renommés
partisans d'une troisième voie entre capitalisme existant et
révolution, c'est à dire prorogeant le système actuel car
pessimistes sur une réelle prise de conscience des aliénés et des
exploités Selon Bloch, même avec une prise de conscience des masses
et de leurs partis, après la socialisation des grands moyens de
production, l'Etat ne périrait pas rapidement, mais se maintiendrait
ou ressurgirait sous une autre forme, celle, rééditée, de la
dictature des apparatchiks ; plus précisément comme causalité
d'un énorme déficit théorique dans la théorie du « socialisme
scientifique », entre autres l'absence d'une analyse du concept
de dictature du prolétariat.
Le
socialisme « réellement existant » est devenu une
doctrine de légitimation de l'idéologie du capitalisme d'Etat. La
critique du dogmatisme (stalinien) par Bloch enfonce des portes
ouvertes depuis longtemps par les oppositions politiques à la
dégénérescence en Russie qui n'est pas due simplement à
l'apparition des apparatchiks, comme l'avaient expliqué les Rosa
Luxemburg et Karl Korsch. Bloch s'écarte de la compréhension de la
faillite de la révolution en imaginant le sauvetage par une
révolution métaphysico-religieuse.
Il
n'est pas étonnant qu'il déclare lors d'une interview que la morale
incite au socialisme en éliminant les rapports de maître et de
valet entre les hommes, la fameuse fable anarchiste
dirigeants/dirigés à la Castoriadis. Pourtant les valets
ressemblent trait pour trait aux maîtres, contradiction insoluble du
point de vue anarchiste. Il n'enrichit pas non plus le marxisme
stalinien (dit appauvri) mais exalte ce bonheur de type chrétien :
l'espérance. Il fait équivaloir le christianisme originel au
socialisme. Il salue les jacqueries qui « ont été menées
sous une forme chrétienne » et tous ces hérétiques qui
étaient des mystiques et des religieux, sans nous dire pourquoi ils
ont échoué et ne pouvaient qu'échouer. L'histoire des révolutions
ne commence pas avec Spartacus. Il faut un peu d'irrationalisme dans
la rationalité historique.
Les
époques révolutionnaires sont un moment de « rajeunissement
de l'histoire ». Si la jeunesse coïncide avec les époques
révolutionnaires, c'est qu'elle est aspiration, désir d'échapper à
la double prison de sa propre immaturité et de la contrainte que lui
impose la société d'oppression. L'apport de Bloch n'est pourtant
pas exceptionnel, d'autres bien avant lui avaient souligné
l'importance de la jeunesse dans la venue des révolutions (Cf.
Liebknecht). Cette jeunesse est en effet l'aurore des révolutions.
On ne connaît pas de révolutions de vieux.
C'est
l'émergence de ce besoin d'une « ère nouvelle » qui est
liée aux aspirations d'une nouvelle classe sociale « ascendante »
qui dans sa lutte contre l'ancien monde a aussi recours aux anciens
rêves d'émancipation de l'humanité, religieux ou pas.
MISSIONNAIRES OU
REVOLUTIONNAIRES ?
Les
spartakistes avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg
– leur groupe a pris le nom du chef des esclaves de l'Antiquité
Spartacus – auraient affiché des allusions messianiques dans leurs
discours désespérés dans une révolution vouée à l'échec. Le
millénariste prédicateur Thomas Müntzer figure aussi en 1919 comme
un autre héros d'une guerre lointaine du passé où n'existait pas
la classe ouvrière. Indépendamment de son combat religieux, Müntzer
est quand même un révolutionnaire, mais d'un autre temps. Il
prédisait la fin des temps. Il n'y a aucune honte à invoquer sa
mémoire et son rôle à l'époque moderne ou le capitalisme a mis en
balance à plusieurs reprises la menace de destruction de la
planète.
En
1939, avec tous ses zigzags contradictoires, Trotski accole le mot
mission à tous ses revirements opportunistes : « La
lutte pour la démocratie impérialiste apparaît, conformément à
cette logique, comme la mission historique du gouvernement ouvrier ».
Jusque après la Seconde Guerre mondiale subsiste cette vision
eschatologique de la mission du prolétariat : « Le
prolétariat, lui, n’a pas de privilèges à conquérir. Son
émancipation est l’émancipation de tous les opprimés et de
toutes les oppressions, sa mission est celle de la libération de
l’humanité entière, de toutes les inégalités et injustices
sociales, de toute exploitation de l’homme par l’homme, de toutes
les servitudes : économique, politique et sociale ».
Ernst
Bloch pensait que si la religion est grosse des utopies, c’est
parce qu’elle propose une réponse à l’angoissante question de
la mort. La résurrection du Christ dans le christianisme apparaît
comme le remède contre la mort dont la pensée hante terriblement
l’homme, mais elle ne répond pas à la question de résoudre les
malheurs du monde ici-bas. Le projet communiste est un « plan
pour l'espèce humaine » pas un vœu d'éternité pour les
individus en chair et en os et mortels.
La
promesse faite aux pauvres, aux déshérités, aux « offensés »,
accessoirement aux prolétaires d’un monde meilleur dans l’au-delà
diffère la révolte, ici-bas. Elle est donc une illusion profitable
aux classes dominantes, qui évite surtout toute mise en cause de
leur pouvoir. La religion dit également à l’âme de se préoccuper
de soi-même, alors que l’homme, selon les révoltés déçus par
la religion, doit d’abord se préoccuper de ses conditions
matérielles d’existence, de sa famille, de ses camarades, de ses
amis. La religion affirme que le monde ayant été créé par dieu,
il est naturel et ne peut être changé. Or, le rôle historique du
prolétariat est de transformer le monde, de le libérer de
l’injustice comme de l'ombre de l'architecte de l'univers.
Etienne
Balibar, pourtant intellectuel compagnon du PCF réactionnaire a
nuancé la caractérisation de messianisme marxiste.
Le
prolétariat est donc l’autre (ou
l’antagoniste) de la religion, mais il est aussi l’expression de
sa contradiction interne, la révélation du secret dont, en tant que
« protestation » contre la souffrance dont elle était
porteuse. On a affaire ici à un schéma qui vient de bien avant Marx
et qui se prolongera au-delà de lui : ce que la religion trahit
ou pervertit (une promesse d’émancipation ou de rédemption), le
messie, ou mieux, la « force messianique » le révèle,
le rétablit et le fait triompher contre elle. Prenons garde de ne
pas voir ici une « relève » dialectique de la religion :
il s’agit plutôt d’une rupture ou d’une interruption, même si
elle est conçue comme un retour à l’authenticité originaire.
Chacun
sait que Marx avait décrit la religion comme opium du peuple. Cette
formule
a longtemps représenté la quintessence de la commisération
marxiste du phénomène religieux, mais avec une inclination à la
tolérance qui laissait de côté le rôle idéologique bourgeois de
la religion, par exemple le cynisme du catholicisme pendant la
conquête des colonies ou durant la Seconde Guerre mondiale, comme
celui de l'slamisme à notre époque. Or, cette formule n’avait
rien de spécifiquement marxiste. On peut la trouver, avant
Marx, à quelques nuances près, chez Kant, Herder, Feuerbach, Bruno
Bauer et beaucoup d’autres.
Les formules néo-religieuses de Marx ne sont pas à prendre à la
lettre. C'est sa façon polémique de prendre à son jeu l'idéologie
religieuse, pour ridiculiser son idéalisme et lui opposer les buts
pratiques réels, viser à la réelle résolution politique et
sociale de l'émancipation de l'humanité de ses diverses
oppressions, que n'avaient pu apporter ni la Réforme religieuse ni
la révolution bourgeoise.
Marx
n’utilise jamais la notion de mission historique contrairement à
ce que le principal groupuscule de la théorie de la décadence lui
fait dire dans ses articles sur la décomposition du capitalisme. Il
ne semble pas avoir considéré une continuité entre mythes
chrétiens et socialisme, mais une rupture avec les utopies diverses
qui se sont succédé :
« On
a cru jusqu’ici que la formation des mythes chrétiens sous
l’empire romain n’a été rendue possible que parce que
l’imprimerie n’était pas encore connue. La vérité est tout
autre. La presse quotidienne et le télégraphe qui en répand
instantanément les inventions sur tout le globe fabriquent plus de
mythes (et le stupide bourgeois les accepte et les colporte) en une
seule journée qu’on n’a pu en fabriquer autrefois en un
siècle ».
Au
dix-neuvième siècle existe encore une
prégnance du vocabulaire théologique, et surtout prophétique et
apocalyptique, dans la littérature européenne de la période qui va
de la Révolution française de 1789 à la révolution de 1848 en
passant par la « restauration ». Ceci ne vaut pas
seulement pour les productions du socialisme et du communisme
« utopiques », inspirées ou non par l’idée d’un
« nouveau christianisme », ou inversement celles de la
contre-révolution « théocratique », mais pour le
nationalisme.
Quant
au côté messianique de la définition du prolétariat, s’il
tendra à céder la place à une définition plus réaliste de la
classe ouvrière ou de la « classe des travailleurs »
(Arbeiterklasse) en
rapport avec le mécanisme de l’exploitation de la force de travail
et de l’organisation du surtravail, il se déplacera en fait sur la
représentation apocalyptique de l’affrontement final entre
révolution et contre-révolution, induit par la violence de la
répression étatique des insurrections populaires et prolétariennes
du XIXe siècle.
Pour Marx, la révolution reste une possibilité, elle n'est pas
aussi sûre que si elle était advenue (ainsi que le formula un jour
Bordiga). Le néo-stalinien Alexandre Melnik imagine que Marx
s'attendait à une renaissance de l'idée messianique de « Troisième
Rome ».
L'accusation
de messianisme marxiste vient en général de l'extrême droite et de
l'aile libérale de la bourgeoisie, en bordure de l'antisémitisme le
plus crasse, montrant du doigt « le mythe du peuple élu » :
« C'est un idéal qui a transformé une idée religieuse en
programme politique, ayant les mêmes proportions que le messianisme
hébreu ».
Moscou aurait été un nouveau Jérusalem. Le messianisme est
forcément un complot : « Toute ifée messianique imprime
directement ou camoufle une inclination pour le pouvoir, et, par
conséquence, il n'y a pas de messianisme sans implication
politique ».
Henri
Maler liste nombre d'autres charlatans réactionnaires bien connus
adeptes de l'invention d'un Marx messianique, accolé au
millénarisme : Berdiaff, Arnold Toynbee, Karl Popper, Leszek
Kolakowski, Mircea Eliade, Raymond Aron, Michel Henry. Cette citation
de Karl Löwith résume bien la vacuité de ces ennemis déclarés du
marxisme de Marx :
« Tel
qu'il se présente dans le Manifeste communiste, le processus
historique reflète dans son ensemble le schéma judéo-chrétien
traditionnel d'une histoire considérée comme celle du salut, placée
sous signe de la Providence et interprétée dans son sens ultime ».
Ces
analogies sont pourtant faciles à démonter :
« Ainsi,
le sens que Marx donne à l'idée de la fin de la préhistoire ne
permet pas de considérer sa théorie comme une eschatologie, c'est à
dire une étude des fins dernières de l'homme et du monde : où
est-il question dans l'oeuvre de Marx de la fin du monde, de la
résurrection, du jugement dernier ? Ainsi, les accents
prophétiques et l'exaltation pratique qui retentissent dans le
discours de Marx ne suffisent pas à le considérer comme une variété
des prédications des millénarismes, c'est à dire de la prédiction
du Règne de Mille ans du Messie sur la terre avant le jugement
dernier : où est-il question dans l'oeuvre de Marx d'attendre
ou de précipiter le dernier âge de l'histoire, l'âge d'or du
millénium, qui doit précéder sa fin ?
Ainsi
encore, le rôle attribué au prolétariat, s'il fait résonner le
thème de la rédemption, ne correspond pas à la définition même
du messianisme, c'est à dire la croyance selon laquelle un messie
personnel viendra affranchir les hommes d'un péché et établir le
Royaume de Dieu sur la terre : où est-il question dans l'oeuvre
de Marx d'un Sauveur suprême, c'est à dire, si les mots ont un
sens, d'un Sauveur transcendant et personnel ?
Ainsi
encore, l'attente d'une Révolution ne peut être amalgamée à
l'attente de la parousie, c'est à dire du second avènement du
Christ glorieux instaurant et gouvernant le millénium, attente qui
pour les chrétiens permet de conjuguer le millénarisme et le
messianisme: où est-il question dans l'oeuvre de Marx (et non dans
l'exaltation stalinienne du Parti et de son chef) de la seconde
résurrection du Sauveur ? ».
La
lutte de classe est d'abord autodéfense contre le capital. Le
prolétariat n'est pas une force sociale messianique mais l'être
vivant de la contradiction en acte qui doit renverser le capitalisme.
Cette classe a déjà pris conscience de son rôle véritable et ne
procède pas par religiosité ni philosophie.
EN
FINIRA-T-ON JAMAIS AVEC LES RELIGIONS ?
Engels
a raison par contre de rappeler le caractère progressif du
christianisme, décrivant les affres du multiculturalisme des temps
anciens, même s'il ne voit pas, contrairement à Marx déjà, que la
religion est associée à l'individualisme :
« Dans
toutes les religions antérieures, les cérémonies étaient
l’essentiel. Ce n’est qu’en participant aux sacrifices et aux
processions, en Orient en outre en observant les prescriptions les
plus détaillées concernant le régime alimentaire et la pureté,
que l’on pouvait manifester son appartenance. Tandis que Rome et la
Grèce étaient tolérantes sous ce rapport, régnait en Orient une
frénésie d’interdictions religieuses qui n’a pas peu contribué
au déclin final. Des gens appartenant à deux religions différentes
(Egyptiens, Perses, juifs, Chaldéens) ne pouvaient manger ni boire
ensemble, ni accomplir en commun aucun acte quotidien, à peine
pouvaient-ils se parler. Cette ségrégation des hommes est une des
grandes causes de la disparition de l’ancien monde oriental. Le
christianisme ignorait ces cérémonies, qui consacraient une
ségrégation, comme il ignorait même les sacrifices et les cortèges
du monde classique. En rejetant ainsi toutes les religions nationales
et le cérémonial qui leur est commun, en s’adressant à tous les
peuples sans distinction, il devenait lui-même la première
religion universelle possible. Le judaïsme aussi, avec son nouveau
dieu universel, avait fait un pas vers la religion universelle ;
mais les fils d’Israël demeuraient toujours une aristocratie parmi
les croyants et les circoncis ; et il fallut d’abord que le
christianisme lui-même se débarrassât de l’idée de la
prééminence des chrétiens d’origine juive (qui domine encore
dans l’Apocalypse de saint Jean) avant de pouvoir devenir
réellement une religion universelle. D’autre part, l’Islam, en
conservant son cérémonial spécifiquement oriental a limité
lui-même son aire d’extension à l’Orient et à l’Afrique du
Nord conquise et repeuplée par les Bédouins arabes : là il a
pu devenir la religion dominante, en Occident il n’y a pas
réussi ».
« Deuxièmement,
le christianisme a fait vibrer une corde qui devait être sensible
dans d’innombrables cœurs. A toutes les plaintes sur le malheur
des temps et sur l’universelle misère matérielle et morale, la
conscience chrétienne du péché répondait : il en est ainsi,
et il ne peut en être autrement ; les responsables de la
perversité morale de chacun ! Et où était l’homme qui
pouvait dire non ? Mea culpa ! Il était impossible de
refuser de reconnaître la part de culpabilité de chacun dans le
malheur général et c’était aussi la condition préalable de la
rédemption spirituelle que le christianisme annonçait en même
temps. Et cette rédemption spirituelle était faite de telle sorte
que les adeptes de toutes les autres communautés religieuses
anciennes pouvaient facilement la comprendre. Pour toutes ces
anciennes religions la notion du sacrifice expiatoire par lequel on
se concilie la divinité offensée était une notion courante ;
comment l’idée du médiateur effaçant une fois pour toutes par
son propre sacrifice les péchés de l’humanité n’aurait-elle
pas trouvé un terrain propice ? Donc, en donnant, par la notion
de conscience personnelle du péché, une expression claire au
sentiment universellement répandu que les hommes étaient eux-mêmes
responsables du malheur universel, et en même temps en fournissant
par l’holocauste de son juge, une forme accessible à tous de
consolation sur le plan de la conscience, qui donne satisfaction au
désir général de se racheter intérieurement de la perversité du
monde, le christianisme prouvait à nouveau sa capacité de devenir
une religion universelle et une religion qui convenait précisément
au monde existant ».
« Voilà
pourquoi, de tous les milliers de prophètes et de prédicateurs dans
le désert qui remplirent ce temps-là de leurs innombrables
innovations en matière religieuse, seuls les fondateurs du
christianisme furent couronnés de succès. Non seulement la
Palestine, mais tout l’Orient, fourmillait de ces fondateurs de
religions entre lesquels se livrait un combat véritablement
darwinien pour l’existence sur le plan des idées. C’est
éminemment grâce aux éléments développés ci-dessus que le
christianisme l’a emporté. Comment il a peu à peu continué
d’élaborer son caractère de religion universelle, par sélection
naturelle dans le combat que se livraient les sectes entre elles et
dans la lutte contre le monde païen, c’est ce qu’apprend dans le
détail l’histoire de l’Eglise des trois premiers siècles de
notre ère ».
Mais
attention il y a le fait historique du christianisme, mais il fallut
en combattre tous les laudateurs socialistes hypocrites, du même
acabit que nos islamo-gauchistes, et dans un courrier, Marx en
félicita Proudhon :
« Les
écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même
caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses
travaux économiques. De plus, ils n'ont qu'une importance locale
limitée à la France. Toutefois, ses attaques contre la religion et
l'Église avaient un grand mérite en France à une époque où les
socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux
comme d'une supériorité sur le voltairianisme du XVIII° siècle et
sur l'athéisme allemand du XIX° siècle. Si Pierre le Grand abattit
la barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour
terrasser la phrase française par la phrase ».
Veillons
à ne pas plaquer inutilement une autre analogie historique entre
hier et aujourd'hui. A la fin des années 1920, la révolution a
échoué presque partout et le fascisme a été inventé, si je puis
dire, pour dissoudre toute alternative communiste, mais pas
seulement, il est aussi et surtout préparation à;la guerre.
Aujourd'hui la révolution n'a pas encore eu lieu et le fascisme n'a
pas été réinventé. Il est plus sérieux d'envisager une guerre
Chine/USA qu'une guerre de religion avec l'aire musulmane. En outre
les guerres mondiales n'ont lieu qu'entre puissances industrielles.
Lukacs
rappelle que Voltaire détestait l'autoritarisme de l'Eglise
catholique quand Nietzsche détestera l'égalitarisme du
christianisme. Nietzsche prend le pari de l'athéisme mais pour
contribuer à nier tout avenir à la lutte des classes.
L'impérialisme en Allemagne est resté basé sur l'idéalisme de
Kant ; à la manière de l'antiracisme actuel de la bourgeoisie
qui lui tient lieu de morale. Avant 1914, l'intelligentsia
s'affichait anticapitaliste mais généralement cela n'équivalait
pas à un triomphe de la pensée socialiste. Après la révolution en
Russie, s'est développée la bouillie culturelle qui produira le
fascisme européen. Avec son « Déclin de l'Occident »,
Spengler a généré lui aussi une vision irrationnelle du monde.
Selon lui tout était historiquement relatif et chaotique.
Les
mythes, souvent de type religieux, de consolider les pouvoirs en
place ; le mythe islamiste joue assez bien ce rôle désormais
avec sa prétention cosmopolite à esaimer cultuellement le monde
entier. L'historien allemand Mommsen montre un aspect, généralement
méconnu des ignares de l'antifascisme sans fascisme : les
comportements élitaires et ésotériques (cf. Loge de Thulé), de la
part de sectes de toutes sortes dans les années 1920. Le nazisme
apparaît anti-religion mais son apparat et se défilés sont mis en
scène comme toute procession religieuse.
La
création des mythes fascistes, comme mépris de la culture
bourgeoise classique, visait à répudier la raison au profit de
l'intuition qui deviendra infaillibilité avec le führer. « Le
cul-de-sac de la philosophie nationale socialiste est le point
culminant de l'autodissolution de l'idéologie impérialiste
allemande dans le vitalisme (Lebensphilosophie) ». L'obscurantisme
féodal allemand avait réagi de façon intentionnelle face à la
révolution française ».(ibid)
Pendant
longtemps il n'y avait pas eu un besoin particulier de la théorie
raciale en Allemagne. Jusqu'à la seconde moitié du XIX ème
siècle ; sous Bismarck, les Junkers prussiens avaient été
sûrs de leur pouvoir au point de ne pas avoir à invoquer leur
supériorité raciale comme le cas par la suite, une défense
désespérée dans la décadence, où la théorie raciale aura pour
but de combler le vide que Mommsen décrit.
Gobineau
écrivait du point de vue féodal aristocratique, mais
paradoxalement, étant donné qu'il était impossible d'en revenir en
France à la domination féodale ; contre donc ce que
l'israélien Sternhell avait théorisé et qui sert encore à nos
divers indigestes de la République. Gobineau était bien plus
populaire aux Etats-Unis qu'en France. Il ne croyait pas à l'égalité
des hommes et pensait que la race aryenne blanche était supérieure
mais destinée à décliner. Pour Lukacs c'est ce qui différencie
Gobineau de ses successeurs allemands, de Chamberlain, Hitler et
Rosenberg, lesquels au contraire croyaient au maintien et à
l'élévation de la race blanche au-delà des limites féodales de la
théorie de la race, pour en faire une idéologie obscurantiste du
« capitalisme monopolistique réactionnaire ». Le racisme
de l'idéologie nationale-socialiste est typique de la décadence des
années 1930. Mais ce que note Lukacs est plus subtil que ce que
croit nos naïfs antifascistes sans fascisme : c'est la
compréhension sympathique des intellectuels libéraux de l'époque,
leur relativisme qui a contribué à la naissance de l'idéologie
fasciste, sur la base d'un matérialisme ridiculement dogmatique et
réducteur.
Lukacs
souligne l'absence d'un développement démocratique allemand,
contrairement à la tradition démocratique des autres pays
occidentaux et il pense que l'irrationalisme y a dominé plus qu'en
France.
Rédigeant
son livre en 1952, pour ce qui concerne la fabrique initiale du
national-socialisme, Lukacs insiste sur le rôle essentiel du
capitalisme américain – ne pas oublier les liens traditionnels et
particulier avec l'Allemagne qui y avait envoyé beaucoup
d'immigrants - « L'originalité
d'Hitler réside dans le fait qu'il a été le premier à appliquer
des techniques de publicité américaine à la pratique de propagande
en Allemagne. Ce qui réduit à néant toute tentative d'interpréter
l'hitlérisme comme la renaissance d'une ancienne barbarie »; « Ce
n'est que sous l'angle de ces techniques publicitaires, cyniques et
sans scrupules, que peut être décrite avec précision l'idéologie
fasciste ».
Un
nationalisme agnostique s'est développé en Allemagne à partir de
Nietzsche avec comme résultat final une répudiation de la vérité
objective. Au total, Lukacs, au faîte de sa maturité, pensait que
l'espoir restait rationnel. Il lui a été reproché d'être resté à
l'Est stalinien et de s'être compromis. Son œuvre reste bien plus
impressionnante pourtant au bout du compte que celle des multiples
intellectuels occidentaux défroqués qui se sont couchés dans
l'idéologie bourgeoise libérale et cynique.
Certains
ont voulu réduire Lukacs à ses premiers pas en politique, en se
focalisant sur sa jeunesse avec un intérêt marqué pour les
religions, mais au bout du compte il était persuadé, comme moi que
oui on en finira un jour avec les superstitions religieuses.
CHAPITRE
VI
REGAIN
DE L'ISLAM
A
quoi sert le dogmatisme islamique millénariste
Depuis
quelques années l'islam occupe le devant de l'actualité mondiale.
Certains font remonter cette prégnance à la prise du pouvoir par
Khomeini en 1979, aux attentats du onze septembre 2001 à New York,
d'autres à l'effondrement du bloc de l'Est le 9 novembre 1989-1991.
Pour trouver une telle fixation mondiale sur un sujet et de façon
répétitive il faut remonter à la dénonciation de la montée du
nazisme dans les années 1930 et à la stigmatisation de la
« barbarie communiste » des années 1950 aux années
1970. Le bourrage de crâne dans un sens ou un autre, où chaque
protagoniste dénonce l'autre comme un barbare, et avec une dimension
mondiale, peut inquiéter comme préliminaire à une autre guerre
mondiale. Quand fleurissent de plus les théories du complot, hier la
cinquième colonne, aujourd'hui « le grand remplacement ».
Nos réformistes « radicaux » les gauchistes seraient-ils
aveugles face à la montée de l'islam comme d'autres avant-guerre
face à la montée du fasscisme ?
Dans
la propagande générale il n'y a pas forcément lien de cause à
effet mais on ne voit pas en quoi l'islam préparerait à une
nouvelle guerre mondiale, sauf à considérer les divers attentats
terroristes au nom de cette croyance, souvent utilisés par
différents impérialismes masqués, comme possibles nouvel attentat
de Sarajevo. Il n'en est pas moins incontestable que l'islam utilisé
comme politique est belliciste et que le cultuel a envahi le culturel
dans les banlieues à forte concentration de travailleurs immigrés,
où ce n'est plus une ambiance prolétarienne qui domine mais un mode
de vie à l'orientale.
Certains
se contentent de n'y voir qu'une décadence ou décomposition du
capitalisme quand les islamo-gauchistes conçoivent cette
ghettoïsation comme naturelle et exigent des réparations de la part
du colonialisme. D'autres essaient aussi de relativiser en invoquant
le besoin de spiritualité, une vielle banalité idéaliste qui ne
sert qu'à se voiler la face. La temporalité de l'humanité est
habituée à ces retours en arrière régressifs, c'est pourquoi il
ne faut jamais croire que l'obscurantisme va l'emporter par le
nombre, ou le grand remplacement. Les barbares n'ont jamais triomphé
que brièvement. Les vieux clichés sont révisables dans la
relativité dialectique de l'histoire si complexe :
« Le
sac de Rome (410) puis la chute de l’ancienne capitale de l’Empire
romain (476) ont marqué les esprits rétrospectivement, aussi comme
preuve inéluctable d’une décadence de l’Empire romain. Mais le
récit d’une Rome en déclin vaincue par des peuples arrivant du
fonds des steppes et franchissant le limes a
été sérieusement remis en question depuis plusieurs années, tant
par les découvertes archéologiques montrant l’incorporation des
peuples barbares à la frontière voire au sein de l’Empire romain,
que par la réflexion historique, avec le plaidoyer d’Henri-Irénée
Marrou en faveur de ce qu’il souhaitait appeler l’Antiquité
tardive (et non le Bas-Empire) ».
Ce
retour en arrière par rapport aux années d'après guerre mondiale
où la religion était le cadet des soucis des masses dans la période
de reconstruction , qu'on nomma les trente glorieuses, révèle
surtout un piétinement, un pourrissement des relations sociales et
pose plutôt la dimension d'un chaos dont se sert la classe dominante
pour perpétuer la division de la classe ouvrière, hier par le
nationalisme aujpurd'hui par la religion principalement. Avec
l'islamisation posée au premier plan est affiché un concurrent au
déterminisme marxiste : un messianisme obscurantiste qui défie
tout avenir rationnel à la société moderne, embrouille les esprits
et est de nature à enfermer la réflexion politique dans une
aliénation guerrière.
La
tradition millénariste et messianique en islam est connue sous le
nom de mahdisme. Le mahdî, " le bien guidé ", est un
descendant du Prophète Muhammad qui, en tant que chef pré-désigné
et infaillible, " se lèvera " pour lancer une grande
transformation sociale, en vue de restaurer la pureté des temps
premiers en plaçant toutes choses sous une direction divine. Le
messie islamique incarne les aspirations de ses adeptes à la
restauration de la pureté de la foi qui apportera une direction
véridique et non corrompue à toute l'humanité, créant un ordre
social juste et un monde libéré de l'oppression pour un temps qui
précèdera la Dernière Heure. Le mahdisme a à voir avec la
question de la direction légitime de la communauté, et donc du
pouvoir politique ; il est un des recours les plus puissants qu'offre
la tradition musulmane pour légitimer un dirigeant du point de vue
religieux et politique, mais aussi pour légitimer une rébellion
contre le pouvoir établi. Le mahdisme a aussi à voir avec les idées
islamiques de rédemption et de salut. Le mahdisme tient une place
centrale dans l'histoire islamique. On peut noter l'ampleur du
phénomène dans le temps et dans l'espace (de l'Afrique
subsaharienne à l'Inde des premiers siècles islamiques et à la
Turquie d'Atatürk), la diversité de la tradition millénariste en
Islam.
Le
millénarisme demeure très marginal chez les sunnites, même si le
terrorisme islamiste,
notamment celui de la nébuleuse Al
Qaeda ou
du Hamas,
découle en partie de la conviction selon laquelle il faut éradiquer
les « ennemis » de l’islam.
En
revanche, le millénarisme jouit d’une audience beaucoup plus
étendue chez les chiites.
Ils attendent le retour du Mahdi (le
“bien guidé”) qui mettra fin au règne de l’injustice, ce dont
joua l’ayatollah Khomeiny pour renverser Mohamed Reza Pahlavi et
instituer la république islamique d’Iran en 1979 en se faisant
passer pour le nouveau croire Mahdi.
« L'Islam
est une religion appropriée aux Orientaux, plus spécialement aux
Arabes, c'est-à-dire, d'une part à des citadins pratiquant le
commerce et l'industrie, d'autre part à des Bédouins nomades. Là
réside le germe d'une collision périodique. Les citadins, devenus
opulents et luxueux, se relâchent dans l'observance de la " Loi "
. Les Bedouins pauvres, et, à cause de leur pauvreté, de moeurs
sévères, regardent avec envie et convoitise ces richesses et ces
jouissances. Ils s'unissent sous un prophète, un Madhi, pour châtier
les infidèles, pour rétablir la loi cérémoniale et la vraie
croyance, et pour s'approprier, comme récompense, les trésors des
infidèles. Au bout de cent ans, naturellement, ils se trouvent
exactement au même point que ceux-ci ; une nouvelle
purification est nécessaire ; un nouveau Madhi surgit ; le
jeu recommence. Cela s'est passé de la sorte depuis les guerres de
conquête des Almoravides et des Almohades africains en Espagne
jusqu'au dernier Madhi de Khartoum qui bravait les Anglais si
victorieusement. Il en fut ainsi, ou à peu près, des
bouleversements en Perse et en d'autres contrées mahométanes. Ce
sont tous des mouvements, nés de causes économiques, bien que
portant un déguisement religieux. Mais, alors même qu'ils
réussissent, ils laissent intacts les conditions économiques. Rien,
n'est changé, la collision devient périodique. Par contre, dans les
insurrections populaires de l'occident chrétien, le déguisement
religieux ne sert que de drapeau et de masque à des attaques contre
un ordre économique devenu caduc ; finalement cet ordre est
renversé; un nouveau s'élève, il y a progrès, le monde marche.] ,
mais derrière l'exaltation religieuse se cachaient régulièrement
de très positifs intérêts mondains. Cela ressortait d'une manière
grandiose dans l'organisation des Taborites de Bohème sous Jean
Zizka, de glorieuse mémoire ; mais ce trait persiste à travers tout
le moyen-âge, jusqu'à ce qu'il disparaît petit à petit, après la
guerre des paysans en Allemagne, pour reparaître chez les ouvriers
communistes après 1830. Les communistes révolutionnaires français,
de même que Weitling et ses adhérents, se réclamèrent du
christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit :
" Si vous voulez vous faire une idée des premières
communautés chrétiennes, regardez une section locale de
l'Association internationale des travailleurs ».
Cet
écrit d'Engels en 1894 est confirmé en 2021 par le surplace des
sociétés arabes et pakistanaise par exemple. Le marché capitaliste
a totalement pactisé avec l'islam et ces sociétés tolèrent, au
nom du fumeux droit divin les pires dictateurs ou roitelets
enturbannés. On pourrait dire que c'est la rançon de la
colonisation, et que les impérialismes ont laissé finalement ces
peuples se coloniser eux-mêmes c'est à dire demeurer soumis à des
dictatures barbares inamovibles, quoique ces populations par période
tentent en vain de briser le plafond de verre.
Porté
par l'immigration et le regroupement familial en France, porté par
l'immigration turque en Allemagne avec désormais depuis 2000 le
droit du sol, le messianisme islamique s'est développé en Europe
depuis des décennies . Chiites et sunnites ne se font pas la guerre
comme en Irak parce qu'ils sont présents en Europe avant tout comme
prolétaires.Ce qui n'empêche pas plusieurs sectes depuis 1945 de
prendre parti politiquement lors des conflits israélo-arabes, comme
face au stalinisme, puis les interventions en Afghanistan et en Irak.
Le
touche à tout Löwy rappelle un poncif de Max Weber que
le capitalisme et la société industrielle se caractérisent par un
désenchantement du monde. D'où le retour de la religion et la
passion pour le mysticisme. Le
chercheur hétérodoxe membre du NPA et d'Attac (et dont on ne sait
de combien de sectes ou revues ) s'ingénie à faire passer le jeune
Lukacs pour un socialiste doublé d'un bigot, ou l'inverse : « La
valeur ou absence de valeur éthique du socialisme dépend de son
lien ou non avec une certaine forme de religiosité ».
Il
en rajoute une couche pour mieux fixer la formation du jeune Lukacs :
« La Kultur la Gemeinschaft la
religion et le socialisme apparaissent ainsi dans la vision du monde
du jeune Lukacs comme des vases communicants comme des substances
spirituelles associées par une affinité élective qui opposent
radicalement au monde plat banal entzaubert de la société
bourgeoise Le lien entre la critique éthico-culturelle du
capitalisme et la nostalgie de Eglise médiévale apparaît déjà
très explicite ment dans le romantisme allemand du début du siècle
notamment chez Novalis ». Il
répand autant sa culture qu'il s'étale sur l'admiration
« messianique » de Dostoïevski, mais ne peut réduire
Lukacs à être resté une grenouille de bénitier passé au marxisme
en ligne directe : « Bien
entendu cette religiosité mystico-messianique de Lukacs avait peu de
chose en commun avec la religion au sens habituel du mot elle pouvait
la limite se présenter sous la figure de athéisme un des passages
les plus révélateurs de ce cahier de notes sur ou propos de
Dostoïevski ».
Les
amis et admirateurs trotskistes de Michael Löwy souscrivent à « la
dimension croyance de la culture militante ». Comme
aboutissement de sa culture de contestation creuse le gauchisme
« radical » est retombé en chrétienté et croit
réellement que l'islam peut aider à la révolution :
« Prenons
encore l’exemple des textes de référence des religions. La Bible,
comme les mythes, les textes poétiques, à la manière des romans,
de la peinture ou des chansons populaires permettent de dire le
profond de l’homme, de sa noirceur comme de sa rêverie, de ses
espoirs comme de son désarroi, de ses espérances… Pourquoi la
référence biblique ou coranique ne prendrait pas place à côté de
l’ensemble des références culturelles, de l’Illiade
et l’Odysée, des textes de Marx… ou
du Petit Chaperon Rouge ?
«
L'explication
religieuse d'un chemin linéaire avec l'engagement marxiste révèlait
déjà en 1978 chez un intellectuel trotskien de l'élite culturelle
les linéaments de l'islamo-gauchisme qui imaginent gagner à la
révolution les islamistes... nihilistes et irrationnels :
«Il est nullement étonnant que la Révolution russe octobre 1917
lui apparaisse comme accomplissement de cet espoir messianique ardent
et comme le début de la fin de la période du péché
accompli ».Löwy a le culot de
faire passer l'abandon de la problématique religieuse dans la pensée
de Lukacs comme cause de son passage au stalinisme, et son rejet de
Dostoïevski comme réactionnaire finalement.
En
1995, les trotskistes de la quatrième internationale, dans leur
revue Imprecor, ne soutenaient pas le port du voile , et au contraire
appelaient à lutter contre l'intégrisme en confiant la rédaction à
un militant arabe :
« Ce
sont ces filles que les intégristes veulent couvrir d’un linceul,
ce sont ces jeunes qu’ils veulent détourner du combat pour
l’émancipation sociale pour les enfermer dans la prison de
l’obscurantisme et de l’oppression. Ce sont eux aussi
qu’oppriment le racisme et la politique gouvernementale. C’est
eux qu’il est urgent d’aider à se mobiliser pour combattre
l’intégrisme dans les lycées et dans les banlieues. Les
révolutionnaires seront-ils capables de le faire en commençant par
avoir les idées claires sur le problème ? »
Il
faut signaler un excellent article de Lutte ouvrière en 2017 :
« Le piège de la lutte contre l'islamophobie » :
« Ces
différentes initiatives se sont faites avec la participation ou le
soutien de groupes ou partis de gauche (Attac, Ensemble, EELV) ou
d’extrême gauche (anarchistes libertaires, antifas, NPA). Et le
18 décembre 2016 encore, a eu lieu une conférence
internationale contre l’islamophobie et la xénophobie, à
Saint-Denis, à laquelle appelaient conjointement le Parti des
indigènes de la République et le NPA, et dont l’appel était
signé par Olivier Besancenot et Tariq Ramadan ».
« Pour
autant, les marxistes ont toujours considéré la propagande
antireligieuse comme indispensable. Être communiste, c’est être
matérialiste, et être matérialiste, c’est être athée. On peut
être athée et se battre, dans une grève, aux côtés d’un
travailleur croyant. Mais cela n’empêche pas qu’il est du devoir
de n’importe quel révolutionnaire communiste d’essayer
d’arracher non seulement les militants qu’il veut gagner à sa
cause, mais même ses camarades de travail et de lutte, à l’emprise
de la religion. Trotski l’expliquait, en 1923 : « Nous
adoptons une attitude tout à fait irréconciliable vis-à-vis de
tous ceux qui prononcent un seul mot sur la possibilité de combiner
le mysticisme et la sentimentalité religieuse avec le communisme. La
religion est irréconciliable avec le point de vue marxiste. Celui
qui croit à un autre monde ne peut concentrer toute sa passion sur
la transformation de celui-ci. »
Et à la fin des années 1930 il écrivait encore, dans Défense
du marxisme :
« Nous,
les révolutionnaires, nous n’en avons jamais fini avec les
problèmes de la religion, car nos tâches consistent à émanciper
non seulement nous-mêmes mais aussi les masses de l’influence de
la religion. Celui qui oublie de lutter contre la religion est
indigne du nom de révolutionnaire. »
L'imposture
décoloniale et l'extension du domaine antiraciste
Haine
de l'Occident, racisme d'Etat, racisme systémique, propagande
néoféministe, racisme retourné, réduction de la lutte antiraciste
à la lutte contre « l'islamophobie », racialisation des
questions historiques mêlé au catastrophisme écolo-bio, etc. Un de
nos principaux veilleur de nuit, Pierre-André Taguieff nous invite à
la sinistrose de la messe « décoloniale »,
islamo-gauchiste et tout ce que vous voudrez comme qualificatifs en
double et invention conceptuelle sous forme de marketing militant
pour empêcher de penser sérieusement. Il est comique de constater
que les petits enfants des acharnés dénonciateurs de l'Oncle Sam
dans les sixties, le colosse colonisateur US qui massacraient les
petits enfants vietnamiens, prennent leurs devoirs et rhétorique
antiraciste sur les campus californiens. L'antiracisme est un déjà
ancien politiquement correct, le sésame pour brevet anticapitaliste
« radical » mais à condition d'accepter d'être racisé
comme blanc. A chacun son tour. Avec le piston d'une telle il vous
sera aussi possible d'accéder au grade d'indigène.
Taguieff
a un fil à la patte, s'il est autant sponsorisé par les médias du
gouvernement pour un pistage précis et intéressant de
l'islamisation de la société, c'est qu'il sert sur le fond à
décrédibiliser le mouvement ouvrier en lui cherchant des poux dans
la tête pour une soi-disant judéophobie au dix-neuvième siècle,
alors qu'elle est le fait de quelques hurluberlus surtout
anarchistes. Mais passons. Il nous décrit par le menu toutes les
strates de la victimologie de l'intersectionnalité, plurisouffrances
des offensés et opprimés pour leur couleur de peau, mais qui
l'invoquent comme un trophée et une parure révolutionnaire.
Après
relecture je m'aperçois qu'il ne manque rien pour analyser et
prendre en pitié l'imposture décoloniale et racialiste, mais sans
mettre l'accent sur les deux questions les plus explicatives de cette
dégénérescence d'une politique contestataire en charlatanisme
communautariste et néo-hippie.
Les
deux questions qui demandaient à être mise en relief ne le sont
pas : l'héritage de la faconde stalinienne et de cette bouillie
politique , et la conceptualisation réchauffée d'une nouvelle
« lutte des races ». L'auteur aborde le premier aspect,
trop incidemment : « Après
la faillite des professionnels de la cause prolétarienne, on a
assisté au surgissement d'une nouvelle catégorie d'intellectuels
« révolutionnaires » : ceux qui se proclament
eux-mêmes les porte-parole autorisés de telle ou telle « minorité »
supposée « opprimée », voire de toutes les
« minorités » en raison de la formule magique qu'est
l'intersectionnalité ».
C'est passer un peu vite sur ce phénomène de succession au
stalinisme défunt, car la petite bourgeoisie bobo en couleur peut
bien mépriser la classe ouvrière (surtout blanche donc raciste)
mais peut toujours se gratter si elle en venait à vouloir prétendre
parler en son nom, au cas où il s'avèrerait qu'elle est encore
révolutionnaire ou en tout cas déstabilisatrice du pouvoir
bourgeois. Ce n'est pas le souci de Taguieff de développer plus sur
le vide laissé par le stalinisme. Et pourtant il y aurait un autre
livre à écrire sur ce grand replacement idéologique contenant le
même dogmatisme sectaire et antimarxiste.
Taguieff
évoque aussi un peu trop rapidement la période des libérations
nationales, -qu'il qualifie avec humour de « marxisme
racialisé » - série d'échecs nationalistes pour la théorie
tiers-mondiste et cruelle déception pour la classe ouvrière de ces
pays, interdiction (néo-stalinienne) de les disqualifier comme
farces nationalistes . Universitaire du CNRS il se fiche de savoir
les termes du débat et de la critique que les divers groupes
prolétariens maximalistes ont mené contre cette imposture
faussement libératrice, en réalité sous la coupe des grandes
puissances en compétition. C'est bien gentil d'évoquer Fanon,
Guevara, Debray, Césaire, Angela Davis, avec de nouveaux singes
sachant rout et rien et plastronnant comme le bellâtre Pascal
Blanchard, Tous les héros des suxties ne nous ont laissé que des
posters et des ouvrages inutiles à la véritable lutte des classes.
Par contre ils servent de totems et de fond d'écran à tous ces
imposteurs décoloniaux.
L'universitaire
Tagueff ne se soucie pas de l'extension du domaine antiraciste et de
l'islamofolie. C'est malheureusement sur le lieu de travail que sont
portées ces théories délirantes, avec la contribution du NPA, de
LFI, de la CGT. Je me contente d'un entrefilet mais maints autres
exemples pourraient être ajoutés pour confirmer le sabotage de
l'unité et de l'identité de classe :
« Noyautage
syndical : Ailleurs, c’est
Force ouvrière (FO) qui est accusée d’accueillir les radicaux
excommuniés ailleurs. A Roissy-Charles de Gaulle où plus de 70
employés (sur 85 000) étaient soupçonnés d’une pratique
radicale de l’islam, les contrôles seraient réguliers et les
personnes souvent changées de service par mesure de prévention. En
2015, la CGT avait dénoncé une tentative de noyautage islamiste des
syndicats de l’aéroport. Enfin, selon le JDD (23 novembre 2015),
un employé, en moyenne chaque semaine, se voit refuser l'accès aux
sites nucléaires en raison d'une radicalisation islamiste. A
l’occasion d’un haut comité à la sûreté nucléaire, le haut
fonctionnaire de défense, a confirmé les faits. (Marianne)
A
l’inverse Christophe Malloggi, secrétaire général FO à Air
France, s’en défend : « La CGT a joué à un jeu
dangereux en portant des
revendications ultra-communautaires par
souci de plaire, avec des erreurs de casting. Cela n’a pas sa place
chez nous. Nous restons laïques. » Les syndicats sont d’autant
plus gênés que ce sont les grands bastions syndicaux qui sont les
plus affectés. La RATP observe une multiplication d'incidents liés
à la religion ».
Enfin
deuxième aspect que Taguieff ne développe pas, l'héritage de la
rhétorique stalinienne et trotskienne. La pensée par clichés était
surtout typique des stalino-trotskiens et des maoïstes. On retrouve
le même terrorisme verbal des militeux piteux de l'époque et
saltimbanques Marchais et Duclos, des idiots lambertistes, etc.
L'anti-occidentalisme était aussi une chanson stalinienne. La
défense du prédateur Ramadan par ce monde glauque des antiracistes
hystériques mais fait penser à un type de l'EDF qui avait abusé
d'une gamine et que toute la section syndicale était venue soutenir
au tribunal en arguant qu'il « aimait le sexe ».
Toutefois il ironise sur l'opposition « science blanche »
et « science décoloniale » qui sent en effet le Lyssenko
à pleines narines ! L'activiste délateur à la manière du
journalisme à la Plenel : d'abord servir la police et la
justice.
S'il
y a une continuité incontestable entre cette accouchement hideux du
couple stalinisme et islamisme, on ne sera guère étonné des
proximités avec une autre idéologie dont la qualification comme
réactionnaire n'est qu'un doux euphémisme.
CHAPITRE
VII
LE MESSIANISME
FASCISTE
On
a souvent prétendu que le fascisme avait été un copieur du
communisme, en particulier via sa mission millénaire et sa brève
contestation initiale de la propriété privée. Dans le film de Dino
Risi en 1962 – La marche sur Rome – on nous conte comment deux
ploucs, Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi se sont fait rouler par le
fascisme.
Le moment le plus drôle est probablement l'épisode où les deux
lascars, après avoir dérobé une limousine à un riche noble,
rapportent celle-ci à leur chef fasciste en criant « c'est la
propriété du peuple », et se font gifler avec un hurlement de
colère.
Autre
sociologue mieux connu de l'Ecole de Francfort, Marcuse associait non
pas le fascisme italien mais le nazisme au devenir technologique du
capitalisme qui impulse une compétition impitoyable entre les
individus, annule toute distinction entre l’économie et le
politique de telle façon que « les forces économiques deviennent
des forces politiques directes ».
La
« souveraineté » du Parti n’est pas incompatible avec la «
souveraineté » des entreprises industrielles ni avec celle de
l’arnée. La transcendance des conflits et antagonismes sociaux qui
est une des composantes de l’idéologie nazie se métamorphose dans
la guerre d’expansion qui se pose comme but suprêm de élévation.
Le nazisme a besoin cependant de l'antique croyance. Hitler jouait
sur plusieurs registres de la religion – aryanisme, nordisme,
déisme, christianisme. Mussolini félicitait publiquement le Vatican
qui « poursuit la tradition latine et impériale de Rome ». Bien
qu’athées, le Führer et le Duce prirent soin de ménager leurs
Eglises.
Le
nazisme fût une mystique politique, du même ordre que la mystique
patriotique en 1914 et que l'engagement djihadiste, qui est un
mouvement de jeunesse comme le fûrent les deux formes du fascisme,
néo-patriotique et décolonisé d'aujourd'hui. Plus lucide que nos
marxistes d'avant-guerre c'est un jeune juriste, futur gaulliste qui
en fût le principal alerteur d'incendie.
En
qualifiant de « mystique » cette idéologie
nationale-socialiste et en déroulant certaines des conséquences qui
s’y attachent, René Capitant n’est pas complètement original ;
il l’est davantage en caractérisant, « à chaud » en
quelque sorte, le nazisme comme religion sécularisée, ayant à sa
tête Adolf Hitler, « le dictateur allemand, grand prêtre
d’une idéologie qui s’empare
de la nation et lui impose une mobilisation totale, politique,
économique, intellectuelle, et morale ».
La
démarche de René Capitant diffère totalement de son contemporain,
Franz Neumann, juriste lui aussi, et membre de l'école de Francfort,
qui considérait l’idéologie nazie comme une doctrine purement
opportuniste sur
laquelle on ne peut fonder aucune analyse sérieuse du régime et
sous-estimait comme nombre de marxistes des années 1930 le potentiel
de durée du nazisme comme nos gauchistes avec l'arrivée au pouvoir
de Khomeini en 1979.
Structures
idéologiques et politiques, système économique, organisation de la
nouvelle société enfin, l'auteur croyait démonter un par un les
rouages d'un régime qui lui apparassait, à l'image du Béhémoth
de l'eschatologie juive, comme le règne du chaos et de l'anarchie.
Loin d'être l'incarnation d'un Etat autoritaire, le IIIe Reich
aurait été un non-Etat, Le charisme de Hitler était réduit à un
stratagème de domination et son discours à une manipulation cynique
destinée à occulter le fonctionnement du pouvoir. Or, par contre,
le grand mérite de René Capitant, c’est d’avoir aperçu très
tôt toute l’importance de la mystique de la contre-révolution
culturelle nazie, qui fait penser rétroactivement à la
contre-révolution cultuelle islamique.
Cette
dimension religieuse, mystique ou messianique se reflète pour
Capitant notamment dans l’art de gouverner qui est des kilomètres
du gouvernement libéral classique. Il note par exemple que « le
national-socialisme […] sous-estime systématiquement le risque
d’erreur » dans l’exécution de sa politique. En revanche,
« quant aux buts et quant à la méthode de l’action, quant
aux lignes générales de son programme, il est bien
trop pénétré de mystique et de messianisme pour ne pas affirmer
être en possession de la vérité.
Il procède par dogmes, il apporte à l’Allemagne une révélation,
une religion et le dogme exclut l’erreur » .
Il
n'a de cesse de souligner chez Hitler la dimension d’un nouveau
prophète politique qui, mêlant la politique et la religion (la
mystique), est capable d’enflammer les foules et donc de provoquer
l’adhésion ou la communion populaire. « Hitler est
sincère, comme un prophète. Il ne peut plus renier son idéologie
qui s’est emparée de lui à tel point qu’il ne peut plus penser
que par elle, et qu’elle est devenue sa vraie substance mentale ».
On pense à l'ayatolah Khomeini et à ces foules électrisées.
À
l’inverse de la démarche de certains des soi-disant marxistes qui
pensaientrelativiser l’idéologie nazie au profit de l’analyse
des rapports sociaux, le jeune juriste français jugait primordial de
prendre conscience de leur cohérence doctrinale mystique. Dès
1935, témoin attentif des premiers succès d’Hitler il avertissait
tous les intellectuels inspirés par la seule philosophie
matérialiste qu’ils ne devaient pas balayer d’un revers de la
main toute cette « mystique » nazie. Il s’était aperçu
« qu’une analyse de
l’État ne saurait suffire à rendre compte du nouveau régime. Il
faut d’abord prendre pleinement conscience d’une authentique
révolution intellectuelle, puis étudier l’impact de cette
révolution sur l’organisation de la société par l’intermédiaire
du pouvoir politique »
Hitler, disait Capitant croit à la puissance de dieu, de ce dieu dont
la grâce l’a si puissamment aidé dans l’accomplissement de sa
mission allemande. Aussi ne craint-il pas d’invoquer le droit à la
vie, le Lebensrecht de
l’Allemagne […] pour
fonder sur elle la restitution des colonies qui ont été indûment
et injustement confisquées à l’Allemagne ». [
« Ne
croyons pas trop vite à la victoire de la réalité. […] Semblable
à Mahomet soulevant l’Islam, Hitler prêche la religion du
germanisme et s’apprête
à fonder un nouvel et prodigieux empire. Le matérialisme historique
nous enseigna longtemps que les intérêts mènent le monde. Nous
voudrions que l’esprit le domine, mais craignons que la passion et
le fanatisme puissent encore le bouleverser ».
Mein
Kampf est le fruit des lectures chaotiques d’Hitler : «
Ce jeune homme déclassé et nerveux, paresseux mais intelligent,
dont l’orgueil est blessé, se verrait bien révolutionnaire. Il
faudrait pour cela glaner des idées moins éculées que celles que
la presse droitière peut offrir, puis les synthétiser. Il va s’y
employer et il va y réussir. »,
écrivit bien plus tard Jean-Louis Vullierme et
cette idéologie n'est pas seulement le fruit de la folie. Hitler a
puisé aussi chez les penseurs américains et européens.
Pour l'historien Mommsen
« L'Allemagne est encore le pays 'classique' de
l’irrationalisme, le sol où il a évolué de la manière la plus
diversifiée et complète et peut donc être étudié pour le plus
grand profit, tout comme c’est en Angleterre que Marx a enquêté
sur le capitalisme ».
« Mais
avec l’irrationalisme quelque chose d’autre, quelque chose de
plus est. L'irrationalisme est simplement une forme de réaction
(réaction au sens double du secondaire et de rétrograde) au
développement dialectique de la pensée humaine. Par conséquent, du
côté réactionnaire, toute crise majeure de la pensée
philosophique en tant que lutte socialement conditionnée entre des
forces naissantes et en décomposition produit des tendances
auxquelles nous pourrions appliquer le terme 'irrationalisme'. La
question de savoir si l’emploi général de ce terme aurait un but
scientifique est, nous l’admettons, discutable. D’une
part, il pourrait donner l’impression fausse d’une ligne
uniformément irrationaliste dans l’histoire de la philosophie,
comme l’irrationalisme moderne a en fait essayé de donner. D’autre
part, l’irrationalisme moderne, pour des raisons que nous sommes
sur le point d’énoncer, a de telles conditions d’existence
spécifiques découlant de la particularité du capitalisme ».
Les religions sont
l'irrationalisme par excellence. Elles ont accompagné le
développement capitaliste sans jamais le contrarier. Elles sont
toujours bousculées, remises en cause ou négligées lors des
grandes révoltes sociales. La « révolution conservatrice »
n'a pas pu s'en passer, allant toutefois jusqu'à massacrer les
tenants de la religion judaïque et les Témoins de Jéhovah. Depuis
la fin de la seconde boucherie mondiale le capitalisme s'est bien
gardé de se passer des religions. Elles garantissent presque toutes
la paix sociale et l'oppression qui va avec. L'historien Mommsen,
lui, a raison d'insister pour dire, que en vérité depuis l'Etre
suprême mal fagoté et dérisoire de Robespierre, la bourgeoisie a
été incapable par elle-même de se débarrasser de
l'illusion/aliénation religieuse.
La
doctrine nazie inversait toutes les valeurs, à la manière du
stalinsme « marxiste » d'ailleurs. Non seulement
l’individu était désormais privé d’existence et donc de
droits, mais encore, il perdait toute autonomie dans la mesure où
cette exaltation de la communauté débouchait sur l’obéissance,
prétendument volontaire à un Chef. Le règne du nazisme, c’est
celui de la soumission, comme l'islam et de la servitude volontaire.
À
plusieurs reprises, Capitant soulignait cette folle prétention des
nazis à gouverner les esprits qui se heurte à la conscience qui,
dans ses moindres replis, peut toujours refuser cette violence de
l’État inscrite dans la politique d’embrigadement des citoyens,
comme le croyant musulman peut le faire lui aussi mais dans les
régions hors de l'aire de domination de la terreur islamique.
UN
PROPHETE ITALIEN
En
1902, âgé de dix-neuf ans, Mussolini dresse un compte rendu
enthousiaste du congrès qui a réuni les socialistes italiens à
Imola, dans lequel il dénonce les « prophètes en retard »
qui annonçaient la scission et la fin du socialisme italien, alors
que celui-ci apparaissait dynamisé vitalisé par l’arrivée d’une
nouvelle génération, les Bordiga, Ottorino Peronne, Gramsci.
capable de L’emploi du terme prophète dans
cette première occurrence était en partie abusif, en ce qu’il
renvoyat à des hommes politiques qui ont certes formulé des
pronostics jugés erronés, mais qui ne s’étaient pas
véritablement posés en prophètes. Le procédé d’argumentation
que déploie Mussolini à cette occasion – et qu’il utilise
ensuite régulièrement, tout au long de sa carrière –
consiste à condamner a posteriori non seulement l’erreur,
c’est-à-dire le manque de clairvoyance de ses adversaires
politiques, mais aussi l’imposture d’avoir voulu parler en
prophètes.
Durant
la période du Biennio rosso, il accuse les « falsi
pastori »
(faux pasteurs) socialistes de créer l’« attente
messianique d’un paradis à portée de main » auprès des
classes prolétaires, en promettant l’avènement imminent d’une
révolution sociale qui n’aura pas lieu.
Pendant
les années du régime fasciste, enfin, il tournera à plusieurs
reprises en dérision les « funerei
profeti »
(funèbres prophètes) qui dès 1923 annonçaient la mort prochaine
du fascisme, alors que celui-ci « dure, dure, dure »..
Malgré les contextes et les enjeux extrêmement différents, la
posture de Mussolini reste la même : il se présente comme un
homme à qui les événements ont donné raison, sans écouter le
verbe des faux prophètes.
Il ira juqu'à dire, alors qu'il pose lui-même au prophète que
« les prophètes n’appartiennent pas à notre race »,
mais à la « race juive ».
La
prophétie était intégrée au discours politique de Mussolini dès
le début de la campagne interventionniste à l’automne 1914.
Sur
le modèle de D’Annunzio – et des prophètes islamiques
« radicaux » de notre époque - il rythme ses propos de
dialogues avec le public auquel il affirme que « dans dix ans
l’Europe sera fasciste ou fascistisée », tout en refusant
de considérer son propos comme une prophétie : « d’ici
dix ans, on peut le dire sans faire les prophètes, l’Europe sera
modifiée ». Tout en prétendant le contraire, Mussolini
adopte sciemment une attitude de prophète et joue de cette image
qu’il renvoie aux Italiens.
Mussolini est arrivé au pouvoir dix ans avant Hitler qui a donc pu
s'inspirer de son mysticisme.
Selon
le spécialiste du Vatican, Peter Godman, à l’époque dans un de
ses discours, la rhétorique de Mussolini « avait
déjà pris un ton mystique et messianique […] Il souhaitait être
considéré comme un nouvel Auguste, un second César. […] La
tâche réclamait un surhomme. Contre le paradis sur terre que
Mussolini cherchait à instaurer, se dressaient les forces
démoniaques des libéraux, des démocrates, des socialistes, des
communistes et (plus tard) des juifs. Pourtant, il allait triompher
de ces ennemis de l’humanité, car il n’était pas seulement
César Auguste, il était aussi le Sauveur ».
Bis
répétita finalement pour son « élève ». L’historien
Ian Kershaw écrit qu’en 1936, « l’autoglorification
narcissique [de Hitler] avait enflé de manière incommensurable sous
l’impact de la quasi-déification que ses partisans projetaient sur
lui. À ce stade, il se pensait infaillible […] Le peuple allemand
avait façonné cet extraordinaire orgueil personnel de chef. Il
allait bientôt en connaître toute la mesure : le plus grand
pari de son histoire nationale, afin d’atteindre une totale
domination du continent européen »
Mussolini
et Hitler étaient résolus à ravir au déterminisme marxiste
mondialiste ce qu’ils estimaient être les enjeux et les
opportunités de leur époque : en finir avec la révolution
bolchevique par haine et vengeance, les conséquences de la guerre
mondiale, et l’instabilité économique et sociale, autrement dits
les souhaits déespérés de la bourgeoisie mondiale. Il ne faut pas
négliger non plus la soumssion des masses, leur attente
aptrès-guerre d'un « chef capable de combattre la
compromission et la corruption », comme à notre époque
d'ailleurs, ce qui est aussi une motivation des tueurs islamistes,
pas totalement infondée.
Richard
Bosworth, auteur d’une biographie de Mussolini, écrit : « En
1914, de nombreux italiens étaient à la recherche d’un "chef"
capable de pourfendre la compromission, la confusion et la corruption
qu’ils constataient partout autour d’eux et, même s’il ne
s’agissait sans doute encore que d’un groupe restreint, on
commençait à reconnaître en Mussolini un candidat potentiel pour
ce rôle. »
D’après
Kershaw, l'élaboration de Mein Kampf a donné à Hitler « l’absolue
conviction de ses qualités et de sa mission quasi-messianiques ».
Au même moment où Hitler était en train de rédiger en prison son
futur best-seller, en Italie, où Mussolini est au gouvernement, les
flatteries de langage empirent. Le degré d’adulation populaire
s’exprime en termes religieux, comme le montrent les paroles que
prononce un fasciste passionné et que rapporte le chercheur
britannique John Whittam :
« Peut-être
d’ici un siècle, dira-t-on qu’un Messie est apparu en Italie
après la guerre, qu’il commença à parler à cinquante personnes
et qu’il finit par évangéliser un million, que ses disciples se
répandirent en Italie et conquirent le cœur des masses avec leur
foi, leur dévotion et leur sacrifice »
Certains
vont bientôt faire le même genre de remarques sur Hitler. Kershaw
indique que les nazis « sont allés jusqu’à prétendre que
le seul équivalent historique à Hitler, lequel avait débuté
accompagné de sept hommes et attirait désormais une énorme foule
de partisans, était Jésus-Christ, qui avait commencé avec douze
compagnons et a créé un mouvement religieux comptant des millions
d’adeptes » (Le mythe Hitler). C'est à dire quasi les mêmes
remarques que peut faire n'importe quel musulman fanatisé ou pas.
Le
Duce, à l'origine plutôt gauchiste athée, modère ses sentiments
anticléricaux afin d’obtenir le pouvoir total. Ainsi, d’après
Whittam, « Mussolini était
prêt à faire usage de bien des symboles et rituels du catholicisme
romain ; l’un de ses premiers actes en tant que Premier
Ministre fut de réintroduire le crucifix dans toutes les salles de
classe ». Cependant, la
révolution sociale dont Mussolini se réclamait va faire découvrir
aux croyants le subterfuge d'une nouvelle religion conçue comme
mission historique de restauration de la grande Italie, surtout par
la guerre.
Une
fois au pouvoir, Hitler fera, lui aussi, preuve d’une utilisation
cynique du christianisme afin de poursuivre son entreprise. Il aspire
à créer un nouveau « christianisme positif » visant à
rassembler catholiques et protestants allemands. Pourtant, dans sa
version de la foi, le personnage central est un Christ aryen plein de
colère, certainement pas le Messie d’origine juive. En
conséquence, une fois les juifs anéantis, la « tâche
ultime » du national-socialisme sera de terroriser ce que
Hitler appelle « la branche pourrie » du christianisme.
Ainsi, aucun des deux dictateurs ne permettra que la croix puisse
menacer les faisceaux ou la swastika sauf à périr sous la hache,
tout comme tout blasphème à l'encontre d'Allah ne mérite que
l'égorgement.
En
1930, à Milan on assiste
à l'ouverture d’une école du « fascisme mystique »,
dans le but de renforcer le culte du chef, comme aujourd'hui en 2021
la justice bourgeosie française autorise la construction
controversée d'une
école privée musulmane à
Albertville en Savoie. Qui pourra accueillir jusqu'à
400 enfants de
la maternelle au primaire (avec gymnase et réfectoire) et sera
implantée près d'une mosquée ; personne ne doute qu'elle a
été financée par le dictateur Erdogan.
En
1932, invité à donner une définition du fascisme, Mussolini
écrit : « Le Fascisme est
un concept religieux de la vie, […] qui transcende l'individu et
l'élève au rang de membre conscient d'une société spirituelle ».
Il est évident que ce n’est pas cette religion que le pape
espérait voir encouragée.
CHAPITRE
VIII
Des
prévisions marxistes désuètes ?
Le
mot révolution ne plaît pas à l'écrivain réactionnaire Flaubert
mais
il considère les prévisions socialistes avec mépris. L’idée
révolutionnaire reconduit le transcendantalisme chrétien, et relève
de la croyance au miracle. Le catastrophisme peut bien être
l'apocalypse, même au sens chrétien (tant pis pour Flaubert) et qui
ne signifie pas désastre mais révélation9.
Pour Flaubert, l’idéal révolutionnaire relève de l’illusion
mystique ou messianique : « La Magie croit aux
transformations immédiates par la vertu des formules, absolument
comme le Socialisme. Ni l’une ni l’autre ne tiennent compte du
temps et de l’évolution fatale des choses ». Dans le
« Germinal » de Zola, Étienne Lantier, plus instruit que
les autres mineurs, penche pour le socialisme historico-scientifique,
ce qui suscite les moqueries de son camarade « radical »
l' anarchiste Souvarine :
– Des
bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à
vouloir laisser agir les forces naturelles. [...] Fichez-moi donc la
paix, avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins
des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera
plus rien de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il un
meilleur ». Le
marxisme substitue aux représentations idéalistes de l’histoire
une connaissance critique du mouvement historique, qui peut
apparaître comme « une théorie de l’évolution des
systèmes politiques sur la base des changements survenus au sein du
système productif »12.
On
peut établir les rapports entre prospective et marxisme. Le seuil de
la prévision scientifique a été atteint avec la révolution
industrielle du XIX ème, qui a été aussi le fondement objectif du
marxisme. Marx et Engels avaient annoncé avec un siècle d'avance
l'avènement de la science au rôle de force productive dominante
(l'intelligence artificielle). Le passage de la technique
scientifique à la première place dans le processus de production
impose que toute prévision complexe parte de ce secteur. Enfin faire
une analyse de notre société à travers l'analyse matérialiste de
l'histoire reste un outil puissant théorique de prospective, donc de
perspective.
La
chute du capitalisme ne sera pas automatique. Marx à la fin du "Le
Capital" (1867), a prévu une tendance historique de
l'accumulation capitaliste. L’évolution du capital va dans le sens
de sa concentration, et de sa mondialisation, entraînant «
l'entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché
universel ». Au terme du développement du capitalisme « le
monopole du capital devient une entrave », le mode de production
doit changer et la propriété capitaliste devenir propriété
sociale. Le capitalisme s’est constitué par « l'expropriation de
la masse par quelques usurpateurs », sa chute sera «
l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse ». Comment ne
pas appliquer ce raisonnement à la crise sanitaire et économique
que nous vivons ?
Le
fameux Manifeste communiste de 1848 rédigé par Marx et Engels reste
un pamphlet séduisant, d'une force incontestable, mais daté,
elliptique parfois ou qui aurait dû donner lieu à des explications
face à des affirmations abruptes et sans démonstration. On a tous
plus ou moins en mémoire le prologue saisissant mais quelque peu
bâclé, probable production nuitamment enfumée des deux complices,
et arrosée au Porto :
« L'histoire
de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des
luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien,
baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot
oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une
guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une
guerre qui finissait toujours soit par une transformation
révolutionnaire de la société tout entière, soit par la
destruction des deux classes en lutte. Dans les premières époques
historiques, nous constatons presque partout une organisation
complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée
de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des
patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen
âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des
compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une
hiérarchie particulière ».
De
tous temps, sommairement brossés, affirment-ils, l'histoire n'a été
que l'histoire des luttes de classes (au pluriel). Cette affirmation
peut être globalement recevable par le vulgum pecus : à
l'antiquité a succédé le féodalisme puis le capitalisme. Pourquoi
n'y a-t-il aucune explication ou description du cas où il y aurait
eu « destruction des deux classes en lutte » ?
On
ne parle pas encore de décadence en 1848 (la bourgeoisie reste
progressiste). Marx en parle huit ans plus tard mais d'une manière
secondaire. Il n'envisagera pas d'ailleurs une possible destruction
de l'humanité ; il n’a pas connu les génocides du XX ème
siècle ni la mise en œuvre de la bombe atomique (même s’il a une
petite idée horrifiée de la barbarie dont le système est capable
avec la guerre de Crimée).Nos gentils trotskiens de la TMI viennent
nous fournir une explication tangible à la fo rmule qui fait état
de la « destruction des deux classes en lutte » :
« Marx
et Engels expliquaient que la lutte des classes se termine soit par
la victoire de l’une des classes, soit
par la ruine commune des classes antagoniques. Le
sort de la société romaine est l’exemple le plus évident du
second cas de figure. La défaite des esclaves a directement mené à
la ruine de l’Etat romain. En l’absence d’une paysannerie
libre, l’Etat était obligé de recourir à des armées de
mercenaires pour mener ses guerres. L’impasse dans la lutte des
classes a produit une situation équivalente au phénomène moderne
du Bonapartisme. La version antique du Bonapartisme était ce qui est
connu sous le nom de Césarisme ».
Cela
est approximatif tout de même puisque l'Etat romain n'a pas été
détruit. Il est resté une « bande d'hommes en armes »
(Lénine) mais comme les études historiques les plus récentes l'ont
souligné, on ne peut plus parler d'une simple victoire des barbares,
les choses sont plus complexes. On pourrait ergoter sur cette
formule imprécise comme prévision d'une éventuelle destruction
totale de la société, voire disparition de la « civilisation
romaine », or Marx et Engels n'étaient pas en situation où
reprendre les fadaises eschatologiques des curés. On peut nous
aussi, de nos jours, se moquer de la superstition du Jugement
dernier, mais pas forcément se masquer le visage sur une possible
destruction de la planète et sans être curés ni faire amende
honorable auprès des ayatollas écolos !
La
prophétie des curés était d'abord un appel à la
conversion/soumission; la prédiction était secondaire. Les textes
sacrés religieux utilisent la menace de la « fin des temps »
pour sauver les hommes à condition qu'ils se soumettent au temps
présent et à l'autorité religieuse.
La
fin de notre monde est proche, affirment tant de collapsologues,
quand la pandémie actuelle va dans leur sens. Depuis des années le
concept d’un «effondrement» de notre civilisation se répand dans
une population tétanisée par la religion écologique de
l'apocalypse du changement climatique succédant à la menace
atomique. Mais cette science de la catastrophe écologique en
est-elle vraiment une ? la
collapsologie – littéralement «science de l’effondrement» –
s’est imposée dans le discours d’une partie des défenseurs de
l’environnement. Ne risque-t-on pas de servir de courte échelle à
cette frénésie, qui n'est nullement une inquiétude pour le devenir
de l'humanité, mais un programme électoral se missionnant pour
relooker le capitalisme et pour ravir les meilleures places de la
gouvernance élitaire, qui recoupe le programme islamo-gauchiste.
Les
élites occidentales désignent comme ennemi opaque et permanent
l'État islamique, comme s'il existait un Etat musulman
supranational, et non pas diverses cliques armées recrutant des
désoeuvrés qui se servent de l'islam comme un bréviaire pour tuer,
piller ou violer. Or les mercenaires de cette idéologie primitive,
et non pas des soldats, s'excitent mutuellement en croyant qu'ils
participent à une bataille de la fin des temps. On ne sait pas s'ils
sont écologistes.
Marx
a passé sa vie à supputer la venue des crises et leurs conséquences
possibles sur le capitalisme. Il n'a cessé d'afficher la conviction
que les contradictions internes du capitalisme provoquent des crises
qui ne peuvent qu'être de plus en plus violentes jusqu'à son
effondrement économique? Rosa Luxemburg s'efforça de fournir une
interprétation des schémas de Marx, insistant sur leurs limites
dans l'analyse historique concrète. Elle mettait l'accent au
contraire, d'une part, sur les difficultés, pour le capitalisme, de
susciter une demande suffisante pour absorber l'offre sans cesse
croissante, d'autre part, sur les raisons d'investir dans un tel
contexte. C'était reposer la "question des débouchés" de
la production capitaliste. Un débat de théorie économique et
politique, centré sur les perspectives d'avenir du capitalisme, qui
se cristallisa dans la social démocratie autour des travaux de
Tougan Baranowsky, Rosa Luxemburg et Lénine. Lénine s'éleva contre
les interprétations de Rosa qui pensait inéluctable l'effondrement
du capitalisme, mettait l'accent sur le développement de la
conscience de classe pour que les masses soient à même de prendre
en charge la gestion d'une autre société qui allait leur revenir.
Au contraire, Lénine, estimant que le capitalisme pouvait surmonter
de façon indéfinie ses difficultés proprement économiques,
insistait sur la nécessité de renverser l'Etat
La
prévision n'existe pas en science, contrairement à ce que crois
Robin Goodfellow, qui a voulu faire croire comme les staliniens que
le marxisme serait scientifique, quoiqu'on puisse le considérer
comme une méthode de type scientifique mais pas limitée comme la
science au présent ou à ses carences comme le vérifie son
impuissance face au covid 19.. On peut considérer que Marx est
meilleur dans la prédiction (sans dieu), qui est quelque chose qui
va ou peut arriver et vis à vis de laquelle on fait une mise en
garde. Marx doutait mais espérait comme nous l'effondrement de
l'exploitation capitaliste à court terme pas dans des siècles et
des siècles.
Lénine,
qui ne s'est pas souvent trompé dans ses pronostics, avait polémiqué
en son temps contre les économistes, leur reprochant de limiter la
lutte socialiste à la lutte syndicale. Il défendait la nécessité
d'une organisation de « révolutionnaires professionnels »
autour de la publication d'un journal propagandiste non pas des
revendications syndicales mais du programme révolutionnaire. Il
reprochait à ces économistes, et même aux terroristes anarchistes,
de tout miser sur la spontanéité des masses.
Il tirait du même coup dans le sens inverse de l'organisation
panacée ce qui lui valut de se faire taper sur les doigts par le
jeune Trotski et Rosa Luxemburg. Ce
qui aura Lénine de l'opportunisme d'organisation, et lui aura permis
de comprendre la spontanéité historique des masses en 1905 et 1917,
c'est son aversion pour les permanents politiques et syndicaux :
(…) les
bureaucrates, c'est-à-dire personnages privilégiés, coupés des
masses et placés au-dessus d'elles. (…) Au fond, toute
l'argumentation de Kautsky contre Pannekoek, et surtout cet argument
admirable que dans les organisations syndicales, pas plus que dans
celles du parti, nous ne pouvons nous passer de fonctionnaires,
attestent que Kautsky reprend les vieux "arguments" de
Bernstein contre le marxisme en général ».
Il n'était pas loin de considérer les Conseils ouviers comme des
syndicats améliorés, ce qu'ils furent en réalité et enfermés
dans le corporatisme.
Marx
et Engels se sont trompés plusieurs fois dans leurs prévisions. En
1855 Marx parlait de décadence de l’aristocratie à Engels et
croyait être à la veille de la « révolution anglaise. Ils
ne pouvaient
alerter ni imaginer en leur temps la possible destruction de
l'humanité ; on n'avait pas encore ni inventé la bombe
atomique (terreur des année 50 à 80) ni connu une telle dégradation
des ressources naturelles qu'on nomme pudiquement « réchauffement
climatique ». Ils pouvaient donc poser une alternative (non
finale) de socialisme ou barbarie, sans savoir pleinement que la
barbarie n'était pas barbare seulement au moment des guerres et
génocides du capitalisme contemporain, ni supposer que l'Armaguédon
deviendrait cet autre alternative au socialisme. C'est notre grande
dame du communisme réellement déterminé qui a apporté les
précisions en 1903, et qui démontre que la méthode marxiste, et
non pas doctrine, au niveau historique n'est pas ringarde du tout.
ARRETS
ET PROGRES DU MARXISME
« Au
reste, c’est seulement dans le domaine économique qu’il peut
être plus ou moins question chez Marx d’une construction
parfaitement achevée. Pour ce qui est, au contraire, de la partie de
ses écrits qui présente la plus haute valeur, la conception
matérialiste, dialectique de l’histoire, elle ne reste
qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées directrices
générales, qui permettent d’apercevoir un monde nouveau, qui
ouvrent aux initiatives individuelles des perspectives infinies, qui
offrent à l’esprit des ailes pour les incursions les plus
audacieuses dans des domaines inexplorés.
Et
pourtant, sur ce terrain aussi, à part quelques petites recherches,
l’héritage de Marx est resté en friche. On laisse rouiller cette
arme merveilleuse. La théorie même du matérialisme historique est
encore aujourd’hui aussi schématique, aussi peu fouillée que
lorsqu’elle nous est venue des mains de son créateur.
Si
l’on n’ajoute rien à l’édifice construit par Marx, cela ne
tient donc ni à ce que le cadre est trop rigide, ni à ce qu’il
est complètement achevé.
On
se plaint souvent que notre mouvement manque de forces
intellectuelles capables de continuer les théories de Marx. Il est
exact que nous souffrons depuis longtemps de ce manque de forces. Ce
phénomène a besoin d’être éclairci et ne peut lui-même
expliquer notre autre question. Chaque période forge elle-même son
matériel humain, et si notre époque avait vraiment besoin de
travaux théoriques, elle créerait elle-même les forces nécessaires
à sa satisfaction.
Mais
avons-nous vraiment besoin qu’on continue les travaux
théoriques plus loin que Marx les a poussés ?
Mais
dans notre mouvement, il en est des recherches théoriques en général
comme des théories économiques de Marx. Penser que la classe
ouvrière, en pleine lutte, pourrait, grâce au contenu même de sa
lutte de classe, exercer à l’infini son activité créatrice dans
le domaine théorique, serait se faire illusion. La classe ouvrière
seule, comme l’a dit Engels, a conservé le sens et l’intérêt
de la théorie. La soif de savoir qui tient la classe ouvrière est
l’un des phénomènes intellectuels les plus importants du temps
présent. Au point de vue moral, la lutte ouvrière renouvellera la
culture de la société. Mais les répercussions immédiates de
la lutte du prolétariat sur les progrès de la science sont liées à
des conditions sociales tout à fait précises.
Dans
toute société divisée en classes, la culture intellectuelle,
l’art, la science, sont des créations de la classe dirigeante et
ont pour but, en partie de satisfaire directement les besoins du
développement social, en partie de satisfaire les besoins
intellectuels des membres de la classe dirigeante.
Dans
l’histoire des anciennes luttes de classes, les classes montantes
purent quelquefois – par exemple le tiers état dans les temps
modernes – faire précéder leur domination politique de leur
domination intellectuelle. Elles arrivèrent, étant encore
opprimées, à remplacer la culture désuète de la période qui
s’écroulait par une science et un art nouveaux leur appartenant en
propre.
Le
prolétariat est dans une tout autre situation. Ne possédant rien,
il ne peut, dans sa marche en avant, créer de toutes pièces une
culture intellectuelle tant qu’il restera dans le cadre de la
société bourgeoise. Dans cette société, tant que subsisteront ses
bases économiques, il ne peut y avoir d’autre culture que la
culture bourgeoise. La classe ouvrière, en tant que classe, est
mise hors de la culture actuelle, même si certains professeurs
« sociaux » estiment que l’usage des cravates, des
cartes de visites et des bicyclettes qui commence à se répandre
chez les prolétaires constitue une participation de premier ordre au
progrès de la civilisation. Bien que les prolétaires créent de
leurs propres mains le contenu matériel et toute la base sociale de
cette culture, on ne les en laisse jouir que dans la mesure où c’est
nécessaire pour qu’ils accomplissent pacifiquement leurs fonctions
dans la marche économique et sociale de la société bourgeoise.
La
classe ouvrière ne pourra créer son art et sa science à elle
qu’après s’être complètement affranchie de sa situation de
classe actuelle.
Tout
ce qu’elle peut faire aujourd’hui, c’est de protéger la
culture de la bourgeoisie contre le vandalisme de la réaction
bourgeoise et de créer les conditions sociales nécessaires
au libre développement de la culture. Dans la société actuelle,
elle ne peut faire œuvre active dans ce domaine qu’en forgeant
les armes intellectuelles nécessaires à sa lutte émancipatrice.
Tout
cela fixe par avance des limites assez étroites à l’activité
intellectuelle de la classe ouvrière, c’est-à-dire de ses chefs
idéologiques. Le domaine de leur activité créatrice ne peut être
qu’une partie bien définie de la science : la science
sociale. Et comme justement « les
rapports particuliers de l’idée d’un quatrième état avec notre
période historique » rendaient nécessaires l’explication
des lois du développement social pour la lutte de classe du
prolétariat, cette idée a eu une influence féconde dans le domaine
des sciences sociales. Le mouvement de cette culture prolétarienne,
c’est l’œuvre de Marx.
Mais
déjà l’œuvre de Marx, qui constitue en tant que découverte
scientifique un tout gigantesque, dépasse les besoins directs de la
lutte de classe du prolétariat pour lesquels elle fut créée. Dans
l’analyse complète et détaillée de l’économie capitaliste,
aussi bien que dans la méthode de recherche historique, avec ses
possibilités d’application infinie, Marx nous a donné beaucoup
plus qu’il n’était nécessaire pour la pratique de la lutte de
classe.
Nous
ne puisons au grand dépôt d’idées de Marx pour travailler et
mettre en valeur quelque parcelle de sa doctrine, qu’au fur et à
mesure que notre mouvement progresse de stade en stade et se trouve
en face de nouvelles questions pratiques. Mais notre mouvement, comme
toute véritable lutte, se contente encore des vieilles idées
directrices, longtemps après qu’elles ont perdu leur valeur.
Aussi, l’utilisation théorique des leçons de Marx ne
progresse-t-elle qu’avec une extrême lenteur.
Si
nous sentons maintenant dans notre mouvement un certain arrêt des
recherches théoriques, ce n’est donc pas parce que la théorie de
Marx, dont nous sommes les disciples, ne peut se développer, ni
parce qu’elle a « vieilli », mais au contraire parce
que nous avons pris toutes les armes intellectuelles les plus
importantes dont nous avions besoin jusqu’ici pour notre lutte à
l’arsenal marxiste, sans pour cela l’épuiser. Nous n’avons pas
« dépassé » Marx au cours de notre lutte pratique ;
au contraire, Marx, dans ses créations scientifiques, nous a
dépassés en tant que parti de combat. Non seulement Marx a produit
assez pour nos besoins, mais nos besoins n’ont pas encore été
assez grands pour que nous utilisions toutes les idées de Marx.
Les
conditions d’existence du prolétariat dans la société actuelle,
conditions découvertes théoriquement par Marx, se vengent ainsi par
le sort qu’elles font à la théorie même de Marx. Instrument
incomparable de culture intellectuelle, elle reste en friche, parce
qu’elle est incompatible avec la culture bourgeoise, culture de
classe, et parce qu’elle dépasse largement les besoins du
prolétariat en armes pour sa lutte. Seule la classe ouvrière, en se
libérant des conditions actuelles d’existence, socialisera, avec
tous les autres moyens de production, la méthode de recherche de
Marx, afin de lui donner son plein usage, son plein rendement pour le
bien de toute l’humanité ».
ESPACE
ET TEMPS DE CONCLUSION
« Les
masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de
cette ‘défaite’ un maillon dans la série des défaites
historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme
international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de
cette défaite.
‘L’ordre
règne à Berlin !’ sbires stupides ! Votre ‘ordre’ est bâti
sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec
fracas proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi :
j’étais, je suis, je serai ! »
Rosa
Luxemburg 14 janvier 1919
C'est
un Einstein qui prononça l'oraison funèbre, l'historien d'art
allemand, Carl Einstein, artiste anarchiste. Deux ans plus tard, en
1936, cet homme qui était aussi un révolutionnaire en matière
d'art quittait la France avec Lida Guévrékian, son épouse, pour
mener le combat contre le franquisme en Espagne. Il y prononça à la
radio l’oraison funèbre de l’anarchiste Buenaventura Durruti,
comme il avait pris la parole aux funérailles de Rosa Luxemburg, en
1919, à Berlin. Interné en 1939 comme ressortissant d’une
puissance ennemie, il se jette dans la Gave de Pau le 3 juillet 1940,
quelques semaines avant le suicide, dans des circonstances voisines,
de Walter Benjamin.
Les
derniers mots de Rosa sont pour le futur à partir du présent et par
fidélité au passé. Une admiratrice des travaux d'Einstein ?
Le professeur scientifique Thibault Damour (quel beau nom!) donne
cette définition de la relativité :
« Le
changement fondamental, c’est que la relativité restreinte nous
dit que l’écoulement du temps est une illusion. La réalité
existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas. Une bonne
façon que j’ai d’expliquer ça, c’est la dernière
phrase du Temps retrouvé de
Proust, qui représente les hommes comme des géants plongés dans
les années. L’essence de Proust consiste à dire que l’idée
habituelle de temps qui passe (c’est le temps perdu) est une
illusion. Ce que sentait Proust intuitivement et ce que Einstein
suggère, c’est que la vraie réalité est hors du temps. Il faut
imaginer comme des paquets de cartes les uns sur les autres. Les
cartes sont comme des photographies du passé, du présent et du
futur, qui coexistent. Il n’y a pas quelque chose qui s’écoule ».
Oui.
Le futur est déjà écrit. D’ailleurs, Einstein en était
convaincu. Il avait une spiritualité cosmique hors du temps. La
distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur
d’une illusion.
Toute
la science moderne, depuis Galilée, s’est construite contre le
« bon sens ». Avec la relativité générale, l’espace
classique de Newton, celui que tout le monde se représente, droit,
immuable, disparaît. Il est remplacé par un espace-temps qu’on
peut représenter comme de la gelée. Élastique et déformé en
permanence
par la présence de masses et d’énergie. En relativité générale,
il n’y a même plus besoin de voyager pour aller dans le futur,
conclut ce physien.
Un
article du Monde expliqua jadis les deux théories de la relativité
dont découlent deux conclusions révolutionnaires qui sont toujours
valables à ce jour. La première est que l’espace et le temps sont
liés, on dit que le temps forme la quatrième dimension. La seconde
est que l’un et l’autre sont relatifs. C’est-à-dire que
l’espace et le temps ne sont pas absolus et peuvent être déformés.
En ce sens, l’équation d’Einstein implique
que la gravitation ne soit plus considérée comme une force
s’exerçant à distance, mais comme une propriété géométrique
de l’espace-temps lui-même.
Mais cet article n'expliquait pas pourquoi le capitalisme n'a été
capable d'utiliser la théorie de la relativité que pour un célèbre
feuilleton américain et pour des découvertes techniques : le
GPS, l'écran ar
Bordiga :
« En
tant que politique, le pauvre vieil Einstein ne pouvait nous faire
peur. Mais en tant que représentant d’une phase historique de la
connaissance scientifique, doit-on le considérer comme un
ennemi ? »
.
Bordiga subodorait, en quelque sorte en disciple d'Einstein, comme
Rosa, une sorte de permanence du combat du prolétariat débouchant
sur une affirmation d'avenir, lorsqu'il dit un jour : « Est
révolutionnaire celui pour qui la révolution est tout aussi
certaine qu'un fait déjà advenu » (cf. 1969, Le texte de
Lénine sur l'extrêmisme, maladie infantile du communisme)..
Le
déterminisme est toujours le plus étonnant, comment ne pas penser à
cette citation par l'ingénieur Bordiga dans son article éloge
d'Einstein :
« C’est
également une grande vérité ce qu’écrit de Broglie :
" Ce
n’est pas diminuer le mérite des grands innovateurs que de relever
que leurs découvertes se vérifient toujours au bon moment,
préparées en quelque sorte par tout un ensemble de travaux
précédents. Le fruit est mûr, mais personne n’avait su le
cueillir auparavant ».
Circonstance
troublante, c'est en 1905, année de la première révolution
prolétarienne russe que Einstein met au jour ses postulats sur la
relativité, et l'on sait toute l'estime qu'il portait à Lénine.
Décrivant
la crise de la science bourgeoise dans cet extraordinaire article
hommage au célèbre savant iconoclaste, qui défie lui aussi le sens
commun, Bordiga fait sienne la théorie révolutionnaire de la
relativité :
« La
sûreté, l’orgueil et la marche triomphale de la science
" laïque " dans la période post-révolutionnaire
de la bourgeoisie, fondée sur la base somptueuse de la démolition
philosophique de la pensée médiévale, ecclésiastique et
autoritaire qui fut dirigée dans tous les pays avancés de l’Europe
avant même les révolutions libérales par les illuministes, les
sensualistes, les criticistes, s’opposent d’une façon tout à
fait évidente aux plus récentes hésitations, aux doutes et à la
frénésie de révision des " penseurs " du début
du XXe siècle,
qui s’épuisent à remettre sur pied les idoles détruites.
« Pour
nous, marxistes, cela concorde avec le fait social qui, à
l’avènement du libéralisme, est venu au monde comme un fait de
pensée, dans le domaine philosophique, juridique et politique ;
les grandes révolutions ouvrent la voie aux rythmes du mode
bourgeois de production qui, à sa naissance, additionne un intérêt
de classe et un intérêt social. Par rapport à l’ancien mode, il
garantit plus de services pour moins de tourment social de travail ;
il augmente la productivité du
travail
social et élève à grands bonds la teneur générale de l’activité
et des satisfactions. Mais, au cours d’un long cycle, il épuisera
sa phase féconde, pour croître en parasite.
En
outre, il y a la lutte des classes, la défense
contre-révolutionnaire et la résistance à la théorie du nouveau
protagoniste : le prolétariat. Il apparaît à la bourgeoisie
qu’elle a donné des armes à son ennemi. Et c’est vrai, car la
nouvelle théorie trouve son fondement dans celles trop audacieuses
de la pensée bourgeoise à son origine. Depuis un siècle, nous,
révolutionnaires du prolétariat, nous revendiquons le déterminisme
dans l’histoire et fondons sur lui les lois du déclin de ce
système que la bourgeoisie rêvait éternel, nous anticipons pour
elle les funérailles qu’elle dansa et chanta sur les ruines des
trônes et des autels ».
Bordiga
donne la définition claire et simple, scientifique de la relativité,
qui n'élimine pas un fatalisme ou historicisme qui a conduit son
courant à faire de mauvaises prévisions (sauf celle sur la crise de
1975) :
« Le
principe de la relativité est simple : énonçons-le sans aller
en chercher les preuves dans les œuvres classiques de Galilée, en
vous faisant promener sur le pont du navire qui se déplace le long
de la rive, ou en faisant jeter votre chapeau dans le fleuve…
" Celui
qui se meut avec tout ce qui l’entoure (système de référence),
ne s’aperçoit pas du mouvement, car il ne peut faire aucune
expérience qui lui révèle le mouvement. "
« Immobilité
et mouvement ne sont pas des concepts absolus mais
relatifs. L’immobilité absolue n’existe pas, le mouvement absolu
est indéfinissable. Avec ce concept que désormais personne ne
conteste plus, l’hypothèse créationniste recevait le coup de
grâce ; en fait, le chaos primitif, amas de matière immobile
dans les ténèbres, est inconcevable. Le cosmos n’a pas de
" manette de mise en marche ", parce que le
cosmos n’est que mouvement ».
« Albert
Einstein discuta. Il n’est pas contre-révolutionnaire dans la
pensée critique et scientifique moderne, mais il est plus
révolutionnaire (relativiste) que Galilée, et plus révolutionnaire
(criticiste) que Kant. Si nous jetons à terre le temps absolu, nous
détruisons ce sur quoi l’humanité a toujours juré : ce
mystérieux son de cloche qui, en marquant le présent, élève
une barrière rigide, aussi mouvante qu’infranchissable, entre le
passé et le futur. Avec cette mémorable bataille, Einstein ne
s’inscrit pas dans les deux dégénérescences contemporaines de la
pensée bourgeoise qui paralyse tant la théorie de la nature que
celle de la société. La première est le positivisme, dans sa plus
sale acceptation, pour lequel la science enregistre ce qui est dans
le passé, ne veut pas d’autres responsabilités, et ne sait rien
construire dans le futur. La seconde est le trivial et indécent
existentialisme, produit d’une société pourrissante, mure depuis
longtemps pour la révolution purificatrice, qui connaît seulement
le présent et nie les lois et les schémas constructifs, non
seulement pour le futur, mais encore pour le passé. Après avoir
substitué le temps local au temps universel, on peut réécrire la
mécanique avec des formules nouvelles, mais sur les mêmes principes
que Galilée, Newton, d’Alembert, avec les mêmes équations
canoniques. Celles-ci marquent le bouleversement que subit la
philosophie naturelle, par rapport à Aristote et à Thomas. Le
principe de " l’inertie ", qui est une autre
manière de détruire la distinction entre matière inerte et matière
en mouvement (entre matière animée et inanimée) – le principe de
" la quantité de mouvement ", qui dit qu’un
corps sur lequel n’interviennent pas de forces nouvelles ne modifie
pas son mouvement – le principe de la " force vive ",
qui dit qu’un corps accélère, ralentit ou dévie, seulement
lorsqu’intervient une force nouvelle, a un sens historique et
social, et " marxiste ", si nous nous souvenons
que, dans la philosophie péripatéticienne et la scolastique, un
corps livré à lui-même s’immobilise, et conserve son mouvement
et sa vitesse seulement si on dépense une force et si on
" consomme " une énergie pour la pousser ».
Laissons
la conclusion à Bordiga avec « L’espace-temps historique » :
« L’affirmation
bourgeoise selon laquelle la science bourgeoise ne serait possible
qu’entre des limites définies constitutionnellement, l’attitude
bourgeoise de ne concéder (et encore avec un scepticisme toujours
plus grand) que la seule description du passé, correspondent à la
prétention de considérer comme irréalisable une construction du
futur historique de la société, et expriment la terreur vis-à-vis
du marxisme et de la prophétie révolutionnaire.
Le
déterminisme historique peut se présenter comme la recherche des
lois propres à une trajectoire particulière, qui est la ligne
d’univers des formes sociales de production.
Marx
a également transgressé cette interdiction d’énoncer des lois,
de faire une science, et d’établir une puissante certitude de
l’avenir ; il a affirmé que la recherche qui enseigne comment
s’introduit le capitalisme vaut pour établir comment il succombera
et disparaîtra, et pour donner les lignes maîtresses de la société
communiste.
Nous
avons tant de fois crié à ces affamés de succès politiques
palpables mais contingents que nous sommes révolutionnaires, non
parce que nous avons besoin de vivre et de voir la révolution en
contemporains, mais parce que nous la vivons et la
voyons aujourd’hui, pour les divers pays, pour les
" champs " et les " aires "
d’évolution sociale dans lesquels le marxisme classe la Terre
habitée, comme un événement déjà susceptible de vérification
scientifique. Les coordonnées sûres de la révolution
communiste sont écrites, en tant que solutions des lois démontrées,
dans l’espace-temps de l’histoire.
S’il
faut une preuve que ce ne sont pas les plus grands génies qui
guident la vie du monde, nous pourrons également la trouver dans le
fait que, lorsqu’Einstein voulut scruter le dense brouillard du
futur social humain, il ne sut parvenir à aucune conclusion d’une
véritable hauteur, et retomba dans ces peu géniales formules que
lui avait transmises un passé usé, et il ne tenta même pas, lui le
puissant iconoclaste de la pensée, de se dégager de ce misérable
piège ».
NOTES GENERALES