VOLONTARISME, MAXIMALISME :
LE GROUPE OSBOZDENIE TRUDA
1883-1892
Par J.Frankel (Jérusalem, 1968)
Jusqu’à ces dernières années, le marxisme était présenté par la plupart des historiens occidentaux comme une doctrine radicale opposée au populisme révolutionnaire russe. On en donnait pour preuve que Plekhanov et son groupe Osbozdenie Truda (Libération du travail) avaient dû, en se ralliant au déterminisme économique de Marx, rejeter point par point l’idéologie de Zemlia i Volja et la Narodnaja Volja.
Pour les populistes – si l’on s’en tient à cette thèse courante, le capitalisme n’était encore en Russie qu’une faible plante à l’avenir incertain, tandis que pour les marxistes il était profondément enraciné. La commune paysanne, que les populistes considéraient comme le fondement de la future société socialiste, était décrite par les marxistes comme une communauté en voie de décomposition rapide, divisée irrémédiablement en riches et pauvres. Pour les populistes, la Russie était un cas d’exception, et son destin était de passer directement du féodalisme au socialisme, tandis que pour les marxistes elle n’était qu’un pays tard venu au stade capitaliste de l’histoire européenne. Le prolétariat dont l’importance était secondaire dans la pensée populiste, était présenté par les marxistes comme la seule véritable classe révolutionnaire. Les populistes, groupe fermé de « comploteurs », considéraient la terreur comme la principale arme révolutionnaire ; les marxistes, eux, persuadés que le prolétariat devait faire sa propre révolution, condamnaient la terreur et exigeait une patiente préparation d’une action consciente et organisée des masses. Les populistes rêvaient d’un coup d’Etat socialiste dans un très proche avenir ; les marxistes répliquaient avec force que s’emparer du pouvoir prématurément, c'est-à-dire au stade bourgeois du développement social et économique, serait un suicide pour les socialistes ; une étape prolongée de démocratie parlementaire était nécessaire avant la révolution socialiste.
En bref, les populistes croyaient profondément que l’histoire pouvait être modelée par la volonté humaine – ils étaient volontaristes -, et donc que la prochaine révolution serait socialiste – ils étaient maximalistes -, tandis que la doctrine marxiste s’appuyait sur les lois objectives de l’évolution sociale et économique, se fiait à leur efficacité malgré leur possible lenteur. Pour illustrer de façon frappante la manière dont les historiens occidentaux ont tendance à présenter cette opposition simpliste, on se réfèrera à l’analyse d’Isaac Dautscher dans son « Staline : une biographie politique » :
« Plekhanov fit le calcul optimiste que l’industrialisation capitalistes était sur le point d’envahir la Russie et de détruire ses structures patriarcales et féodales ainsi que les communes rurales rudimentaires sur lesquelles les narodniki voulaient asseoir leur socialisme. Une classe ouvrière industrielle et urbaine, pensait-il, était sur le point de se développer en Russie et y lutterait, de même qu’en Europe occidentale, pour un socialisme industriel. L’idée d’un socialisme rural typiquement slave qui sortirait directement du féodalisme était utopique (…) Au désaccord sur le fond s’ajoutait une controverses sur la tactique à suivre (…) Les marxistes récusaient toutes les méthodes terroristes (…) Ils plaçaient leurs espoirs dans le prolétariat industriel qui devait exercer contre l’autocratie une action de masse ; mais comme le prolétariat était encore numériquement beaucoup trop faible pour agir, ils n’avaient d’autre solution que d’attendre du développement de l’industrie la constitution de solides bataillons d’ouvriers. En attendant ils ne pouvaient que faire de la propagande, rallier de nouvelles recrues au socialisme, organiser des groupes décentralisés de gens de même opinion ».
Jusque là, donc, tout est net et tranché. Mais les rectifications, les réserves formulées ces dernières années ont conduit à nuancer une opposition aussi absolue. CE mouvement de réexamen eût sans doute pour point de départ la publication par Solomon Schwarz et par Richard Pipes d’études où chacun mettait en évidence le fait, jusqu’alors négligé, que Marx et Engels avaient d’un commun accord concédé aux populistes que la Russie pouvait passer directement du féodalisme à un ordre social communiste, que la commune paysanne pouvait servir de support à cette transformation fondamentales, que l’intelligentsia socialiste pouvait bien, à elle seule, renverser le tsarisme, et même s’emparer du pouvoir, sans conséquences fâcheuses. Bien entendu, l’attitude négative prise par Marx et par Engels à l’égard des marxistes russes des années 1880 ne suffit pas à remettre totalement en cause l’idée d’une opposition entre les idéologues marxistes et populistes en Russie. Que Marx ait encouragé Narodnaja Volja et qu’Engels ait critiqué le traité marxiste le plus important écrit par Plekhanov, « Nos divergences » (Nasi raznoglasija), pouvait signifier simplement qu’intéressés à la chute de tsarisme à n’importe quel prix, ils avaient choisi de rester neutres dans la querelle qui opposait les deux camps, ou même qu’ils avaient choisi de prendre parti pour les populistes contre leurs propres disciples. « Il est tout à fait impossible de décider, conclut Pipes, si – en ce qui concerne la Russie – Marx lui-même fut marxiste ou populiste ». Et Schwarz va encore plus loin : « Nous ne pouvons éviter de conclure que Marx prit parti pour les conceptions populistes (…) essentiellement d’après l’interprétation qu’en avait donné Cernysevskij ».
Le réexamen ne s’arrêta pas là. Dans des ouvrages récents, John Keep et Samuel Baron soulignent que le Groupe Osvobozdenie truda avait, au moins dans ses premières publications, défendu de nombreuses thèses considérées traditionnellement comme propres au populisme : direction du mouvement par l’intelligentsia révolutionnaire, organisation du Parti selon des principes de société secrète, adoption de méthodes « jacobines », idée qu’en Russie le prochain régime bourgeois serait renversé avant d’avoir pu se consolider ; tous ces principes avaient rejoint, tant bien que mal, dans le programme du Groupe les thèses marxistes qui lui étaient plus habituelles.
Les rapports entre le populisme et le marxisme en Russie apparaissent donc comme beaucoup plus complexes qu’on ne le prétend généralement. Et un examen des travaux sur les débuts du marxisme russe publiés en URSS dans les années 20 (aux beaux jours de l’historiographie soviétique) n’aide guère à dissiper les équivoques. Une école, par exemple, représentée par F.Bystryh et V.Rahmetov tendait alors, comme la plupart des historiens de l’Occident et de l’émigration, à reconnaître nettement dans le Groupe les précurseurs du menchévisme. Après tout, le Groupe avait considéré « la représentation populaire et le suffrage universel comme la voie la plus sûre vers le socialisme », et Axelrod en particulier était de toute évidence acquis à l’idée menchevique de la démocratie comme fin en soi. Par contre, Vaganjan a consacré une grande partie de sa longue biographie de Plekhanov à montrer, par de constantes références à ses écrits, qu’on trouve déjà chez Plekhanov tous les éléments « maximalistes » et « jacobins » de la pensée de Lénine. En résumé, si Marx, dans les affaires russes, n’était pas « marxiste », le Plekhanov décrit par Vagnajan et, à un moindre degré, par Baron et Keep n’était certainement pas « plekhanoviste » dans le sens habituel du terme.
Mais devons-nous accepter tel quel ce paradoxe ? Pouvons-nous nous contenter d’expliquer les déviations du Groupe et de l’idéologie de Plekhanov comme des inconséquences ? Ne devons-nous pas plutôt réviser complètement notre façon de comprendre ce que Plekhanov et ses disciples voulaient dire ? Sans aucun doute, ils ne donnèrent pas toujours la preuve de cette maîtrise logique et de cette acuité de réflexion dont ils se vantaient :
« Plekhanov – écrit John Keep – était engagé dans un conflit opposant sa tête et son cœur. Sa raison lui montrait que les travailleurs russes n’étaient pas à la veille de parvenir au niveau des travailleurs occidentaux, ni en nombre ni en expérience. Mais son cœur exigeait l’assurance que la terre promise du socialisme n’était peut-être pas, après tout, si éloignée ».
Ou encore, comme dit Baron :
« Il est évident que le système de Plekhanov comprenait à la fois des éléments de volontarisme et de déterminisme qu’il ne parvenait pas à concilier (…) ; bien qu’il en fût lui-même conscient, il n’était pas parvenu à soumettre sa volonté révolutionnaire aux exigences de l’évolution historique telle qu’il la concevait ».
On peut dire sans doute aucun que le populisme du Groupe correspond, avec ses faiblesses, à cette période de transition où Naorodnaja Volja continuait de représenter une force et où les marxistes en étaient encore à se chercher. Le principal historien du marxisme dans les années 20, V.I. Nevskij, a insisté sur cet aspect et expliqué qu’il fallut plusieurs années aux membres du Groupe qui avaient été populistes pour se libérer de leurs anciens préjugés. « Le Groupe – écrit-il – ne conçut pas son programme d’un seul et unique élan ». La même idée, avec une argumentation différente, a été développée par Plekhanov lui-même quelque trente ans après la fondation du Groupe. En 1883-1884, explique-t-il, le Groupe avait adopté explicitement certaines thèses populiste, auxquelles ses membres eux-mêmes ne croyaient pas, afin de gagner au marxisme tous ceux qui s’étaient ralliés à la Narodnaja Volja. « Pour pouvoir répandre nos idées – écrivait-il en 1910 -, nous nous sommes placés à leur pointe de vue ».
Toutefois, même en faisant la part du compromis et des inconséquences, ce serait assurément une erreur de ne pas retenir comme une explication au moins aussi importante l’engagement idéologique délibéré. David Riazanov estimait fort justement en 1903 que les idées populistes qui apparaissent dans les premiers travaux du Groupe, celles-là même qu’on a tendance à juger étrangères et contradictoires, devraient plutôt être considérées comme partie intégrante de la pensée marxiste russe à son apogée. Pendant les dix premières années de son existence, suggère cet auteur, le Groupe s’efforça avant tout d’adapter les catégories marxistes aux particularités de la vie russe, d’adapter les catégories marxistes aux particularités de la vie russe, et il en résulta que leur analyse ne fut jamais plus réaliste ni plus efficace ; lorsque plus tard ils tentèrent d’ « universaliser » le marxisme russe, ils affaiblirent le mouvement, lui faisant perdre de vue son environnement national.
Il faut, bien évidemment, poser ici un certain nombre de problèmes afin d’examiner dans quelle mesure la dualité d’inspiration du Groupe fut tout simplement forfuite, sans rapport avec son marxisme, et dans quelle mesure elle lui fut essentielle, nécessaire. Comment le Groupe put-il – s’il y réussit jamais – concilier les idées populistes avec les notions tirées d’une philosophie évolutionniste et déterministe ? Quelles idées furent rejetées, quelles autres retenues et développées ?
De tous les dogmes « volontaristes » qui trouvèrent place dans l’arsenal idéologique du Groupe, la défense du terorisme est à la fois le plus curieux et le plus accessoire. Plekhanov avait finalement rompu avec Zemlia i Volja en 1879 par suite de son opposition au terrorisme. L’extraordinaire succès de Narodnaja Volja et le lamentable échec de Cernyj Peredel l’amenèrent par al suite à modifier son intransigeance première, mais il ne put jamais considérer de gaieté de cœur l’attentat comme une arme politique. Et pourtant le premier programme du Groupe, présenté en 1884, déclarait qu’à propos de la campagne d’attentats il n’était pas en opposition de principe avec la Narodnaja Volja, et qu’il « voyait dans le terrorisme une arme essentielle contre l’absolutisme gouvernemental ». Cette déclaration laconique était loin d’exprimer l’enthousiasme, mais, même sous cette forme, elle allait bien plus loin dans le sens d’un accommodement avec Norodnaja Volja que le programme élaboré à Saint Pétersbourg à la fin de 1884 par le groupe de Blagoev, ou parti des sociaux-démocrates russes, qui condamnait l’attentat politique, le considérant comme tout à fait secondaire :
« De la terreur politique comme moyen d’obtenir des concessions du gouvernement – lit-on dans le programme de Blagoev – nous devons dire qu’elle ne peut être considérée comme efficace dans les conditions actuelles, alors qu’il n’existe aucune organisation solide d’ouvriers pour revendiquer les coups portés ».
Sans doute fût-ce une heureuse surprise pour le Groupe de découvrir en Russie des formations révolutionnaires actives qui donnaient la priorité à la constitution d’un mouvement ouvrier puissant et rejetaient le terrorisme. Cela encouragea probablement Plekhanov, lorsqu’il composa un nouveau programme en 1885, à résoudre le problème en passant tout simplement sous silence la campagne d’attentats. Le programme de 1885 affirmait sans équivoque que l’arme de base des révolutionnaires était « l’agitation dans la classe ouvrière » ; le terrorisme n’était plus évoqué que comme un sous-produit accidentel de la révolution elle-même. Plus tard, Plekhanov dut expliquer que dans les mains des révolutionnaires l’attentat était une arme parfaitement légitime, mais dont on ne devait pas faire usage dans des conditions normales, de peur de détourner l’attention du but principal : l’organisation du prolétariat en une force révolutionnaire. Et en effet, la phase « terroriste » du Groupe était terminée en 1885.
Savoir quel rôle assigner à l’intelligentsia dans la préparation de la révolution à venir, était un problème beaucoup plus complexe. Le Groupe croyait fermement que l’intelligentsia était appelée à remplir dans le mouvement une fonction essentielle parce qu’elle pouvait saisir plus aisément que n’importe quel autre groupe social les principes du socialisme scientifique. De par sa nature même elle était toute désignée pour guider les ouvriers dans la voie qu’exigeaient les lois historiques. Dans le premier programme du Groupe, cette opinion était exprimée sans détours :
« A l’intelligentsia socialiste revient l’obligation d’organiser les ouvriers et de les préparer activement au combat (…) Le Groupe pour la libération du travail est convaincu que non seulement le succès, mais la possibilité même d’un mouvement concerté de la classe ouvrière russe dépendent des efforts qu’accomplira en son sein l’intelligentsia ».
En même temps, le Groupe ne pouvait ignorer que jusque là l’intelligentsia socialiste s’était montrée peu disposée à le suivre dans sa démarche marxiste, et c’est pourquoi le programme ajoutait une note prudente : « L’intelligentsia doit d’abord adopter le point de vue du socialisme scientifique contemporain ».
C’était là, bien sûr, le point crucial. Une intelligentsia prête à appliquer les principes marxistes pouvait accélérer considérablement la marche de la Russie vers ses deux révolutions à venir ; mais une intelligentsia qui refuserait ces principes ne pourrait que troubler les ouvriers et ferait donc perdre une avance naturelle fondée sur des éléments objectifs de l’évolution sociale et économique. Ainsi, il y avait dans l’attitude du Groupe à l’égard de la jeunesse révolutionnaire une profonde ambiguïté : cette jeunesse pouvait être une force potentielle, mais aussi un empêchement majeur, dans la marche de l’Histoire. Le Groupe avait souvent l’amère tentation de se passer des services de l’intelligentsia, velléitaire, capricieuse, peu sûre, et de s’en rapporter aux seules forces du prolétariat urbain, historiquement destiné à jouer un rôle révolutionnaire. Dans le second programme de 1885, le problème fut esquivé ; aucune allusion n’était faite à l’intelligentsia ; on ne précisait pas qui constituerait la direction du Parti. Et là encore les idées du cercle Blagoev influencèrent sans doute la pensée de Plekhanov, car le programme des Blagoevcy indiquait clairement qu’un « mouvement du peuple » spontané serait l’élément décisif et aurait une large action sans dépendre d’aucune haute instance révolutionnaire.
Bien qu’en cette occasion le Groupe ait éludé la question, le problème revenait constamment se savoir qui organiserait et dirigerait le mouvement révolutionnaire. De plus en plus déçu par l’apathie de la jeunesse étudiante, le Groupe se tourna fréquemment à la fin des années 1880, vers « l’intelligentsia ouvrière », espérant découvrir et gagner une nouvelle génération de Halturin et d’Obnorskij. Les œuvres composées entre 1885 et 1892 sont souvent d’un ton franchement hostile à l’intelligentsia :
« Parmi les révolutionnaires venus de la ‘jeunesse intellectuelle’ – expliquait Plekhanov aux ouvriers en 1889 – il y a beaucoup de ‘messieurs’ qui vont jusqu’à faire des déclarations contre la classe ouvrière. Quelques-uns affirment purement et simplement qu’elle n’existe pas ; d’autres conviennent de son existence, mais disent que tous les ouvriers sont trop bêtes et trop incultes pour qu’il vaille la peine de s’occuper d’eux ».
A suivre…