Selon certains auteurs superficiels, la récente
mondialisation aurait eu pour conséquence d’avoir dévitalisé
l’internationalisme traditionnel du prolétariat mondial, avec le patchwork bien
connu des idéologies gauchistes communautaristes, sexologiques, souverainistes,
agitations spectaculaires de bobos en charter à chaque rencontre des dirigeants
du monde capitaliste, etc.
L’impuissance que tout prolétaire peut
ressentir face aux multiples guerres à la périphérie, en Afrique, à Gaza ou en
ce moment au Mali, bien que guerres menées par des « professionnels »,
ne cesse pas d’interroger sur l’absence de réaction de solidarité
internationaliste de la classe internationale la plus ignorée et la plus
méprisée, mais la plus pérenne, la classe ouvrière. L’effondrement de la
caricature de communisme à l’Est date tout de même de plus de vingt, et l’usurpation
d’identité socialiste devrait être déconnectée du stalinisme sans craindre une
rechute.
S’il n’y a plus de guerres possibles entre les
prolétariats des pays développés depuis 1945 – du fait des terribles risques de
resurgissement de l’insubordination automatique de classe contre les menées
bourgeoises – de nombreux conflits armés ont lieu dans des zones du
« sud », où la classe ouvrière est très faible voire inexistante
comme colonne vertébrale de peuples paupérisés, sans qu’on ne puisse y
constater de fraternisations de classe. Est-ce dû au seul développement inégal
du capitalisme, ou, comme je l’évoque dans mon livre « Immigration et
religion », à la manie de l’impérialisme dominant et de ses suiveurs comme
la France, d’empêcher partout la constitution véritable d’une classe
ouvrière ? Pour répondre à cette question je ne pouvais pas compter sur
une quelconque réflexion, d’éventuels débats dans un milieu maximaliste
desséché, tout juste apte à radoter des généralités et dont la plupart des
barons n’ont jamais connu de près ou de loin la condition ouvrière. Hélas, et paradoxalement
ce sont les enquêteurs et sociologues de terrain qui font le boulot qui était
jadis celui des vrais militants (Marx était friand des enquêtes de terrain et
ne concevait pas son rapport d’intellectuel à la classe ouvrière comme celui,
étroit et comique, de donneur de leçon). Le travail rigoureux de Philippe
Dedieu : « L’internationalisme ouvrier à l’épreuve des migrations
africaines en France », est venu à point pour enrichir notre patrimoine
théorique.
DES
CONSEQUENCES OUBLIées DU COLONIALISME
D’ordinaire, la dénonciation du
colonialisme, et de sa mue moderne en domination opaque prolongée des anciennes
colonies, s’attache à souligner l’exploitation des peuples par les colons, à
stigmatiser généraux pillards et violeurs, curés pervers et moralistes. Jamais
il n’est exhumé l’action concomitante du syndicalisme étatique depuis les pays
colonisateurs pour pacifier les nouveaux prolétaires sur place ou garder sous
contrôle les migrants. On verra que cette carence sert les dominants
aujourd’hui et que le paternalisme syndical européen a désarmé depuis longtemps
la classe ouvrière en Afrique.
On ne va pas revenir ici au beau
temps du syndicalisme révolutionnaire du début du XXème siècle où
l’internationalisme était d’ailleurs plus souvent un vœu qu’une réalité face
aux prolétaires des lointaines colonies. Le syndicalisme est devenu - après la
Première Guerre mondiale, qui avait officié à un nouveau partage des colonies,
partout dans le monde - un défenseur de la nation (et même des nations),
confondant l’intérêt des ouvriers avec cette entité bourgeoise.
La deuxième vague historique de colonisation de la seconde moitié du XIXe siècle avait été
différente de celle des grandes découvertes du 15e siècle car elle
déboucha sur la mise en place d'une véritable administration coloniale et d'une
exploitation plus systématique des territoires conquis. La « ruée sur
l'Afrique » va de pair avec l'industrialisation
en Europe et participe de l’émergence de grandes puissances : France, Royaume-Uni et Allemagne. Elles se
lancent dans la conquête de l'Afrique pour des raisons économiques et
politiques, même si la « mission civilisatrice » est officiellement
mise en avant, comme aujourd’hui la guerre bourgeoise se proclame
« antiterroriste ». La modernisation économique entraîne une
forte demande en énergie et en matière première pour fournir les besoins de la
production industrielle : besoins en pétrole, en fer, en
caoutchouc augmenteront avec la production automobile et le développement
des transports. Les ressources naturelles européennes ne sont pas suffisantes
pour faire face aux besoins. Les grandes puissances économiques recherchent
également des débouchés, des marchés pour leur production, comme l’avait
souligné Rosa Luxemburg. « La politique coloniale est fille de la
politique industrielle » (Jules Ferry).
Le partage colonial de l'Afrique est surtout motivé
par la montée des tensions entre les grandes puissances européennes
concurrentes. Chacune aspire, sinon au leadership européen. La politique
coloniale du Royaume-Uni est à la fois motivée par une volonté de contrôle
des grandes routes commerciales (canal de Suez), mais aussi par un désir de
conserver le statut de première puissance mondiale. La France, vaincue
en 1870 à Sedan, ambitionnait de rayonner par la conquête d'un vaste empire, ce
qui est aussi l'occasion « d'en découdre » avec l'Allemagne (pour le
contrôle du Togo et du Cameroun). Cette dernière veut par ailleurs sortir de
son statut de puissance européenne pour bénéficier d'un rayonnement mondial. L'Italie
et l'Allemagne étaient de surcroît des États jeunes, nouvellement unifiés, et
la politique coloniale fût une manière de renforcer leur unité nationale. Le
partage de l'Afrique est d’abord finalement un moyen pour les puissances
européennes de s'affronter loin du sol européen, avant le terrible retour de
boomerang de 1914.
Le point de départ de la « ruée » fût la
mise en place d'un protectorat français en Tunisie en 1881. La Tunisie proche
du détroit de Gibraltar, est alors un point stratégique pour le contrôle des
routes maritimes depuis l'ouverture du canal de Suez par le Français Ferdinand
de Lesseps en 1869. Inquiet de perdre le contrôle de la route des Indes depuis
la construction du canal par les Français, le Royaume-Uni avait déjà racheté en
1875 les actions du chef d'État égyptien dans la société du canal. En 1882, ils
occupent militairement la zone. Des explorateurs européens comme Livingstone
ont déjà largement cartographié le continent. Les Français entament une
conquête de l'Afrique de l'Ouest vers l'Afrique de l'Est, les Britanniques de
l'Afrique du Nord vers l'Afrique du Sud, les autres États européens se
partagent le reste. La conquête est assez rapide. La compétition entre
puissances coloniales ne donne jamais lieu à une guerre entre elles : la
colonisation de l'Afrique a été organisée lors de la conférence de Berlin
(1884-1885). Il y a cependant des crises ponctuelles sur le terrain, comme
celle de Fachoda en 1898, entre la France et le Royaume-Uni, ou celle qui
oppose la France et l'Allemagne sur le protectorat du Maroc. Toutes sont
réglées par la diplomatie.
En 1914, un seul État africain indépendant
subsiste : l'Éthiopie, qui a vaincu l'Italie en 1896. Deux grands empires se partagent la plus grande
partie de l'Afrique : l'empire britannique et l'empire français. La
Belgique possède le Congo ; l'Allemagne le sud-ouest africain (Namibie
actuelle), le Togo et le Cameroun ; le Portugal domine l'Angola et le
Nyassaland (Mozambique).
L’Europe colonialiste ne pille pas que les matières
premières mais aussi les hommes. Les premières vagues d’immigration importantes
concernent la chair à canon africaine importée au moment de la Première grande
boucherie mondiale. C’est de cette époque que le soldat noir ou maghrébin venu
comme soldat va rester sur son lieu de recrutement mais comme prolétaire. Et
que les industriels commenceront à percevoir le besoin d’importer en nombre des
« indigènes » pour pallier au déficit de travailleurs par suite au
fort taux de meurtres militaires pendant la guerre. Ce besoin d’une immigration
conséquente de main d’œuvre est un des principaux aspects du colonialisme
triomphant et en pleine compétition, qui est couronné à son apogée par la grande
exposition coloniale dans le Bois de Vincennes en 1931 (à la Porte
dorée). Des nègres » indigènes y sont exposés mais on y trouve surtout les
pavillons des grandes entreprises comme Suez, des représentants des missions
catholiques et protestantes. L'exposition fait la promotion de la « mission
civilisatrice » française dans ses colonies au travers des missionnaires
présents, mais aussi promeut l'intérêt économique des colonies en temps de
crise, tant du point de vue des matières premières que des débouchés
commerciaux. La Première Guerre mondiale a révélé que la chair à canon immigrée
n’a pas peu contribué à la gloire et aux riches bourgeois blancs de
l'empire : les colonies ont fourni plus de 550 000 soldats venus
« mourir pour la France » dans les tranchées européennes, et plus de
180 000 travailleurs (beaucoup d'Asiatiques) dans les usines où les
femmes ne suffisaient pas à la tâche. Le traité de Versailles a aussi permis à
la France de récupérer des colonies allemandes (Togo, Cameroun, Syrie, Liban
sont des mandats français). L'image du tirailleur sénégalais
est diffusée depuis lors sur les boites de chocolat. Les colonies
rapportent mais apportent aussi de l’exotisme dans la vie morne des prolétaires
à l’époque qui ne sont pas tentés parle rêve américain, à travers l'art, la
littérature et le cinéma populaire.
Jean Gabin tourne dans des films qui popularisent cette vision d’un
ailleurs exotique (par exemple, la casbah d'Alger dans Pépé le Moko).
À l'exception du parti communiste, tous les partis politiques jouissent de
l’exploitation colonialiste.
Dans les colonies, les intérêts français priment
sur ceux des populations locales. Il existe plusieurs méthodes
d'administration des colonies. La gestion coloniale est diverse et complexe. On trouve une certaine
« autonomie » des indigènes dans des protectorats de l'Empire
français (au Maroc notamment) dirigés par le ministère des Affaires Étrangères.
À l'inverse, les colonies de peuplement sont plutôt dirigées par les
colons européens en place comme en Algérie qui est constituée de
trois départements français ; elle n'est donc pas considérée comme
une colonie mais comme une partie de la métropole, dirigée par le ministère de
l'Intérieur.
Officiellement, la France mène dans ses colonies une
politique d'assimilation, avec
une vocation fielleuse à transformer les colonisés en citoyens français qui
auraient un statut d'égalité avec les citoyens métropolitains. Cette
citoyenneté n'est accordée dans les faits qu'à une toute petite minorité
d'autochtones, le plus souvent des membres de l'ancienne élite féodale ou
paysanne qui ont accepté d'aider les Français à diriger la colonie et servent
d'intermédiaires avec le reste de la population. Les
« nord-africains » comme les
« subsahariens » restent des « citoyens de seconde
zone » qui n'ont pas les mêmes droits que les citoyens métropolitains.
Le code de l'indigénat domine depuis 1881 ; il ne donne
aux « indigènes » que des droits minimes, et un statut d'inférieurs
par rapport aux colons.
Les indigènes « colonisés » ne sont pas encore
reconnus comme travailleurs semblables aux ouvriers européens. Les colons ont
recours aux travaux forcés. La colonisation a donc un bilan ambigu :
elle a entraîné certaines améliorations (dans le domaine de la santé ou de la
formation des élites indigènes) mais elle a surtout entretenu les populations
locales dans un statut d'infériorité difficilement acceptable. Elle a aussi mis
en place un système économique tourné vers la métropole, spécialisant les
colonies dans la production de matières premières à faible valeur ajoutée tout
en les rendant dépendantes des productions industrielles métropolitaines, et
aussi en empêchant le développement d’une classe ouvrière locale (qui aurait
supposée une alphabétisation à grande échelle comme l’avait entrepris Jules
Ferry). La bourgeoisie française, au lieu de moderniser des structures de
production archaïques et de permettre une exploitation plus digne des
travailleurs « indigènes », vit en parasite de ses colonies en y
consacrant un budget qui va s’avérer lourd et qui la perdra.
La révolte des colonisés
Avec l’appui initial, et de brève durée, de
l’Internationale communiste des années 1920, la lutte pour la libération
nationale sera menée sous l’égide de la petite bourgeoisie africaine jusqu’au
milieu des années 1960. La contestation du colonialisme prend d'abord
la forme de revendications égalitaires pour une réforme ou une suppression du
code de l'indigénat. Face à l’arrogance des pillards coloniaux la lutte
de libération nationale contre les colons occupants prend de l’ampleur : guerre
du Rif au Maroc entre 1921 et 1926, révoltes en Syrie en 1925, etc. Les
mouvements nationalistes se radicalisent en mouvements indépendantistes :
Étoile africaine de Messali Hadj en Algérie (1926), Néo-Destour d'Habib
Bourguiba en Tunisie en 1934. Ces mouvements deviendront cependant plus tard dépendant
des désidératas de la Russie impérialiste et des Etats-Unis, principaux
vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.
Peu glorieux finalement, l'anticolonialisme triomphe au profit des deux blocs
de la guerre froide. Les pays « libérés » du colonialisme européen ne
sont pas voués à devenir des concurrents des vieux Etats capitalistes,
exceptées les grandes aires géographiques comme la Chine et l’Inde. La plupart
des nouvelles nations doivent rester des réservoirs de matières premières et de main d’œuvre.
UN PROLETARIAT SOUS TUTELLE SYNDICALE
Il n’est pas question de laisser se développer une
classe ouvrière homogène comme celle du XIXe siècle en Europe ou de lui
attribuer les acquis sociaux plus ou moins institutionnalisés dans les pays du
Nord. L’Etat français a longtemps limité
l’application de la législation syndicale métropolitaine dans ses colonies. La
loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 autorisant les groupements professionnels
en France ne fut pas instaurée en Afrique occidentale française (AOF). Quant à
la loi du 12 mars 1920 reconnaissant la capacité civile aux syndicats et aux
unions de syndicats, elle fut restreinte aux travailleurs de statut civil
français.
Si le Front
populaire permet des améliorations de salaire minimum ou de conventions
collectives pour l’empire français, le décret du 20 mars 1937 en réduisit
considérablement la portée sociale et politique pour les colonies. Les membres des
syndicats professionnels devaient en effet « savoir parler, lire et écrire
couramment le français et être (…) au moins titulaire[s] du certificat d’études
primaires » dans une zone où dominait encore de manière écrasante
l’analphabétisme. La deuxième Guerre mondiale allait faire oublier aux ouvriers
leurs maigres augmentations de salaire et aux indigènes la priorité de la
lecture.
Ces contraintes juridiques n’empêchèrent pas la formation
progressive d’associations puis de syndicats qui, soutenus par les instances
métropolitaines de la CGT, contribuaient non pas une organisation des
travailleurs – la CGT des années 1930 aux années d’après-guerre est un
organisme de collaboration de classe auprès de l’Etat français, même si elle
rue dans les brancards suivant les virages du parti stalinien auquel elle reste
inféodée – mais à leur encadrement policé. Il
s’agit plus à la vérité d’une diffusion de savoir-faire bureaucratiques
et de l’organisation d’actions
collectives apparentées à des grèves,
actions solidement contrôlées. L’apprentissage des savoir-faire bureaucratiques
mènera plus sûrement vers de futurs postes ministériels nombre de délégués
syndicaux africains. Les grèves de la fin des années 1940 – comme celle des cheminots de la ligne Dakar-Niger
d’octobre 1947 à mars 1948 – lient étroitement revendications salariales et
mots d’ordre d’indépendance nationale. L’internationalisme ne peut pas exister
en conséquence au cœur de ces grèves, pas plus qu’il n’existe pendant la grève
à Renault de 1947. On fait grève pour et dans l’usine de « son
pays ». Au Nord comme au Sud les caciques staliniens n’aboient-ils pas que
la priorité est de « reconstruire le pays » ?
Plus généralement, le
syndicalisme africain subit à ses débuts une répression féroce contre les nationaux,
comme contre les confrères immigrants. Mais le comité bourgeois de libération
nationale français en 1944 a institué d’ores et déjà une officialisation des
syndicats professionnels en Afrique, sachant cette mesure indispensable là-bas
aussi à l’ordre social pour « reconstruire le pays ». La Constitution
de la IV e République du 27 octobre 1946 est très
« démocratique » et « humaniste », elle reconnait - « sans
distinction de race, de religion ni de croyance » - la liberté d’« adhérer au syndicat de son
choix ». Les centrales métropolitaines ont ainsi le feu vert pour s’implanter
légalement sur le continent africain. En 1948, la CGT était prédominante avec
42 500 adhérents auxquels s’ajoutaient les 15 000 membres de la Fédération des
cheminots africains. La Confédération française des travailleurs chrétiens
(CFTC) et la Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) n’en comptaient
respectivement que 8 500 et 1 000.
La CGT stalinienne s’arrogea de définir les revendications salariales, et s’engagea à
infuser ses pratiques dans la formation des militants africains. Philippe
Dedieu exprime mieux que je ne pourrais le faire, l’arnaque syndicaliste d’Etat
qui perpétue l’esprit colonialiste (de la même façon que ces syndicats de « pays développés et
démocratiques » ont prétendu « coloniser », c'est-à-dire
phagocyter toute volonté d’émancipation indépendante des prolétaires du
Nord) : « Associées à la subalternisation des adhérents africains,
les positions assimilationnistes que les
dirigeants syndicaux métropolitains n’avaient cessé de défendre dans l’esprit
de l’Union française vinrent progressivement se heurter aux revendications
autonomistes des leaders syndicaux africains ». Par le fait, la
bureaucratie syndicale européenne servit à conforter les aspects nationalistes
de la lutte de classe en Afrique post-colonisation.
Pour les subsahariens et algériens travaillant en
France, leurs délégués sont « relégués » (= tenus à l’écart des
décisions des appareils). L’hypocrisie des liens « amicaux » entre
syndicats français et centrales subsahariennes était telle que les travailleurs
africains se désintéressaient du syndicalisme et que même certains de leurs
représentants en venaient à combattre les orientations pourries de la CGT ou de
la CFDT.
Cette marginalisation des travailleurs subsahariens (Mali et Sénégal) dans les
syndicats français reflétait la convergence entre des stratégies patronales à
l’encontre des mobilisations ouvrières - au moment de la reconstruction et
pendant les « 30 glorieuses » - et la politique de division menée par
les organisations syndicales françaises à l’égard de ceux que l’on n’appelait
pas encore « les immigrés ».
Autant les ouvriers
européens avaient perdu l’expérience d’un véritable syndicalisme de classe –
éradiqué par l’étatisation pachydermique des syndicats – autant les ouvriers algériens et subsahariens, originaires pour la plupart de régions agricoles, n’avaient guère
d’expérience syndicale (ni de classe) tout en découvrant la nécessité de se
grouper et de s’organiser. L’idéologie dominante ne se gênait pas pour laisser
accroire déjà que leur insertion dans
l’économie nationale serait une menace pour les droits du travail et les
syndicats pour faire avaler qu’ils ne pouvaient avoir les mêmes revendications que
les travailleurs métropolitains, ou plus cyniques – car les immigrés voyaient
bien leur petit jeu collaborationniste – en invoquant les « traditions de
lutte », autrement dit l’habitude de la soumission des ouvriers blancs aux
décisions des appareils stalinien et chrétien. Les syndicats français, en
enfermant les adhérents algériens ou subsahariens dans des structures séparées,
se permettaient de jouer aux bons samaritains en prétendant déjà protéger ces
prolétaires du « racisme des ouvriers français », et se présentaient
comme les plus aptes à « faire avancer » des revendications
spécifiques propres… aux enjeux politiques de leur pays d’origine (ou plutôt
aux désidératas de Moscou).
Le discours « internationaliste
ouvrier » des centrales syndicales n’en apparaissait que plus faux sur les
lieux de travail, surtout quand les bonzes français en appelaient au
protectionnisme et à la création de nationalisations, entreprises interdites
aux travailleurs des colonies puis aux immigrés en général.
Philippe Dedieu, en tant que
chercheur qui se croit au-dessus des classes, ne peut pas comprendre dans son
pourtant excellent travail de défrichage, que l’instauration d’États-nations en Afrique posait
le problème, non de l’intégration des classes ouvrières dans un cadre national mais de leur soumission à des syndicats
artificiels, pour ne pas dire bourgeois.
Les prérogatives arrogantes des
appareils syndicaux ne facilitèrent pas la tâche d’apaisement souhaitée par
l’Etat français. Cette arrogance de type colonialiste (ou substitutionniste) aviva la
volonté d’émancipation de la tutelle française et précipita les travailleurs
africains dans le giron des leaders nationaliste : les Indépendants d’outre-mer (IOM) de Léopold Sédar
Senghor et le Rassemblement démocratique africain (RDA) de Félix Houphouët-Boigny,
qui, ayant respectivement rompu avec la Section française de l'Internationale
ouvrière (SFIO) et le Parti communiste français (PCF), considéraient les
mouvements syndicaux comme de nouvelles organisations pour la conquête de
l’indépendance !
En novembre
1955, les syndicats CGT de la Mauritanie et du Sénégal se désaffilièrent de la
centrale métropolitaine pour fonder la Confédération générale des travailleurs
d’Afrique (CGTA). En juillet 1956, les filiales
africaines de la CFTC initièrent la même mutation avec la formation de la Confédération africaine des travailleurs croyants
(CATC). Lors de la Conférence de Cotonou de février 1957, ce processus, auquel
ne se rallièrent pas les syndicats chrétiens par souci de préserver le
pluralisme syndical, fut consacré par la création, sous l’impulsion de Sékou
Touré, de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN) qui
entendait contribuer à « la lutte pour la liquidation du régime colonial,
l’émancipation des travailleurs et la sauvegarde des libertés publiques ». Pas
très encourageant pour la lutte « internationaliste » ni un signe en
direction des travailleurs métropolitains.
Philippe Dedieu, avec son langage de
sociologue, mais en sublimant à tort le « savoir faire
bureaucratique » (nullement de type émancipateur mais
« encadreur ») montre bien que les syndicats des nouveaux pays
pseudo-indépendants des impérialismes devaient être inféodés à l’Etat
national : « En entraînant la nationalisation des organisations
partisanes et syndicales, les indépendances réduisirent à néant ce travail
d’émancipation mené depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à l’échelle de
l’Afrique occidentale. L’autonomie des syndicats fut en effet grevée par la
reconversion du capital social des dirigeants syndicaux africains sur leur
marché politique national… ». Il aurait pu lister plutôt les noms des
chefs syndicaux devenus ministres !
De toute façon, la classe ouvrière
des pays « libérés » du colonialisme reste très faible dans une
période historique où le syndicalisme a perdu tout sens d’homogénéisation et de
conscience pour le prolétariat mondial. Cette libération nationale (tardive) ne développe donc pas le
prolétariat contrairement au schéma industriel et social des XIXe et XXe
siècles en Europe ; en Afrique occidentale française et à Madagascar,
cette classe ne représente que 13,2 %, 7,9 % et 2,7 % de la population active
en 1955. Les secteurs public et privé sont embryonnaires.
Ces Etat sont gouvernés en outre par
des partis uniques qui, de surcroît, militarisent leurs rapports avec les
appareils syndicaux issus, comme le dit joliment P.Dedieu de, la « territorialisation »
des syndicats. Les quelques petits syndicats contestataires sont démantelés et
toute indépendance de classe est combattue au nom de « l’union
nationale » et pour le « développement économique de la
patrie ». Lors du coup d’Etat de 1968 au Mali, les chefs syndicaux sont
emprisonnés. Mais la règle qui a fini par s’imposer un peu partout est
l’étroite collaboration des appareils syndicaux africains à l’action
gouvernementale selon l’idéologie bien connue dans le Nord de la
« participation responsable ».
Après les indépendances, les
paternalistes syndicats français, qui ont maintenus les liens noués au temps de
la colonisation, conseillent ou plutôt
« drive » toujours l’intégration des syndicats africains aux
institutions gouvernementales. Dans le cas de la CGT, André Tollet, qui avait
été, durant l’époque coloniale, le secrétaire chargé des questions
internationales (sic pas internationalistes)
était le responsable (resic) de l’implantation du même barnum syndical
dans les territoires d’outre-mer. Ce brave apparatchik continua d’informer la
Confédération de l’évolution politique africaine, notamment lorsqu’il accéda à
des responsabilités à la Fédération syndicale mondiale. Le syndicalisme
collaborateur est une plante de tous les Conseils ministériels ! Ph. Dedieu
note sarcastiquement qu’aucun syndicat n’a mené une action pour prôner la
démocratie dans les régimes dictatoriaux des pays « libérés » du
colonialisme : « Au cours des décennies qui suivirent les
indépendances, les droits syndicaux et, plus largement, les droits de l’homme
sur le continent africain ne furent pas loin de devenir une non-cause dans
une coopération syndicale franco-africaine devenue plus diplomatique que
proprement militante ».
ET VICE VERSA…
Les syndicats africains, en
maintenant des liens serrés avec leurs confrères européens, n’allaient pas
délaisser un autre enjeu de taille : l’immigration. Question essentielle
surtout pour les syndicats français attachés à éviter l’éclosion de tout esprit
internationaliste, quand leurs homologues africains « entendaient exercer
sur les associations de travailleurs subsahariens établis en France… un
contrôle politique ». Les associations immigrées sont généralement
surveillées avec méfiance, tantôt considérées comme foyers rudimentaires
de contestations politiques, tantôt comme simples officines du parti
unique au pouvoir dans le pays libéré !
L’ennui est que ces groupements « tentaient
de participer, à leur niveau, au travail de représentation, de mobilisation et
de revendication ouvrière ». Il faut laisser là encore la parole
éclairante à Ph Dedieu : « Les centrales africaines cherchèrent
l’appui des confédérations françaises afin d’encadrer politiquement les
populations ouvrières migrantes. Comme l’a expliqué Guillaume Devin, les
politiques étrangères dans lesquelles s’engagent les syndicats ne répondent pas
seulement à des enjeux strictement internationaux mais sont destinées à la «
recherche de soutiens »susceptibles d’être « directement utilisables sur
l’échiquier interne ». Quel échiquier interne ? Celui des Etats bourgeois
complices !
Il n’y a pas eu de coupure en fin de
compte entre la colonisation et la décolonisation puisque les mêmes structures
étatiques de la métropole et de l’ancienne colonie collaborent totalement contre
la classe ouvrière, quand ce sont
directement les ministres qui s’occupent directement de réguler le
« mouvement syndical » (on est dans les années 1970):
« Dans le cas sénégalais,
Doudou Ngom, secrétaire général de la CNTS, ministre d’État chargé de
l’Éducation nationale et l’un des principaux artisans de la réorganisation du
mouvement syndical sénégalais après les grèves de la fin des années 1960,
participa aux tentatives de restructuration du tissu associatif émigré et tenta
de diminuer l’influence de l’Union générale des travailleurs sénégalais en
France (UGTSF) proche de l’extrême gauche française (…) Ngom rappela à
Edmond Maire, alors en visite à Dakar, que la CNTS « ne souhait[ait] pas l’organisation
des Sénégalais en France en dehors des grandes centrales » et qu’elle «[était]
sensible à ce que les coopérants ne portent pas de jugement sur la
politique intérieure et les choix du Sénégal (…) En 1982, lors du séminaire syndical
international sur les travailleurs migrants à Dakar, la CNTS demanda
explicitement à la direction de la CFDT que seule l’Amicale des travailleurs
émigrés en France représente les émigrés sénégalais ».
« Dans le cas malien, les
autorités de Bamako eurent recours à des méthodes similaires. Les rencontres
organisées entre des délégués de la centrale unique et des représentants de la
CGT ainsi que de la CFDT avaient pour objectif de contribuer à une
réorganisation des diverses structures associatives de l’émigration malienne.
Devant l’échec des nombreuses tentatives de fusion menées depuis le
renversement de Modibo Keita, le secrétaire général de l’UNTM, Seydou Diallo,
se rendit en France dans les années 1970, à la demande de son gouvernement,
pour rencontrer les représentants des syndicats français et les dirigeants des
associations afin de « reprendre en main, par l’intermédiaire de l’UNTM, les
travailleurs maliens en France dont beaucoup contest[ai]ent sérieusement le
régime militaire de Bamako » (…) au début des années 1980, une délégation
conduite par l’UNTM a cherché « à définir les bases et les structures d’une
association unique des Maliens en France avec le concours des délégués
syndicaux de la CGT et de la CFDT ».
MAGOUILLES AU SOMMET DES APPAREILS,
DEFIANCE EN BAS
Par contre les positions chauvines
ou indifférentistes de syndicats CGT et CFDT au mitan des années 1970
concernant les immigrés ainsi que la politique « pré-lepéniste » du
PCF dans les municipalités où il était roi, leur ont aliéné toute confiance de
la part des travailleurs immigrés (cf. la lutte des foyers Sonacotra a été
menée hors du contrôle syndical et stalinien). La défiance perdure encore en
2013 et se manifeste par un repli sur le communautarisme et la religion. En
attendant une future embellie historique de la « fraternité de classe » ?
Les ouvriers français, certes
consuméristes en diable, enfermés dans la politique de l’autruche, plus
réticents que racistes face aux immigrés « temporaires », ne sont pas
seuls en cause dans l’absence d’internationalisme. Depuis les années 1980
l’ouvrier immigré traîne une réputation d’ « opportuniste ». En prévoyant une durée circonscrite, les immigrés saisonniers
cherchaient plus à maximiser leur épargne en un laps de temps très court qu’à
s’insérer sur le marché de l’emploi français. Cette vision « instrumentale » de
leur activité professionnelle a pu les conduire à se ficher de toute conscience
de classe internationaliste dans le pays
d’immigration au profit d’un statut social petit bourgeois que leur épargne (ou
la retraite) leur permet d’acquérir dans leur pays d’origine. Le nomadisme
ouvrier ne laisse pas le temps à une conscience de classe de se développer ni d’envisager
de changer les choses partout.
« La recherche de l’optimisation du
revenu salarial motivait des changements fréquents d’emploi qui, couplés aux
pratiques de gestion patronale ainsi qu’à l’embauche dans des petites et
moyennes entreprises ne disposant pas nécessairement de traditions de lutte
ouvrière, ont fini de liquider la mythologie syndicale. Une deuxième étude
effectuée au début des années 1970 dans quinze entreprises industrielles de
l’Ouest parisien révélait que le taux de rotation des travailleurs africains
était de trois mois. Cette brièveté était également encouragée par les
chefs d’entreprise qui jouaient sur la mobilité et l’absence de
qualification de la main-d’œuvre africaine pour accroître, par la précarité des
contrats, la flexibilité de ses modes de production. À la Régie Renault, le
taux estimé de renouvellement était ainsi de 5 à 10 % par an ; 27 %des
travailleurs demeuraient dans l’entreprise moins d’un an, 85 % moins de trois
ans et seulement 6 % plus de cinq ans ».
L’OPPORTUNISME
DES TRAVAILLEURS AFRICAINS (une réputation qui a la vie dure en milieu ouvrier)
« L’«
opportunisme » attribué aux salariés africains se fonde sur un calcul
rationnel. S’il les pénalisait dans leur évolution de carrière, l’engagement
syndical représentait aussi une forme de protection à un moment, les années
1980, où l’économie française connaissait d’impor-tantes restructurations
industrielles conduisant à des politiques publiques de réinsertion dans les
pays d’origine, politiques au demeurant soutenues par des centrales françaises
sensibles au contrôle des flux migratoires par le recours à des politiques de
codéveloppement ».
Si les solutions individuelles
encouragées par les syndicats ne sont pas une solution pour tous, il reste aux
appareils à diviser ces travailleurs migrants qui eux vont rester. :
« Les « réunions des nationalités africaines » ou les « groupes de langues
» respectivement mis en place par la CFDT et la CGT ont contribué à une mise en
altérité de l’immigration.(…). Le principe d’unification tendant à regrouper
par défaut les migrations subsahariennes en un seul et même agrégat montre ses
limites opératoires. L’identité « réelle » est loin de correspondre à
l’identité« attribuée ». La réunion des « nationalités africaines » organisée
en mai1971 par la CFDT à Rouen en présence d’un responsable de la CNTS témoigne
des obstacles rencontrés par les ouvriers subsahariens pour construire une
identité collective ouvrière en France ».
Les problèmes ethniques viennent
compliquer même les plus simples solidarités de base :
« Les quinze travailleurs réunis
étaient originaires du Sénégal, du Mali, de la Mauritanie et du Cameroun, et
exerçaient leur activité professionnelle dans l’industrie métallurgique ou
alimentaire ainsi que dans la marine marchande. Le fait qu’ils aient dénoncé les rivalités ethniques qui, selon eux,
sapaient le travail de cohésion syndicale amène à douter de la pertinence d’une
réunion de militants originaires de pays dont les frontières
ethno-linguistiques et nationales ne se recoupaient pas. La pluralité des appartenances politiques des
migrants a également contrarié l’agencement d’un consensus sur les modes
d’action et de protestation. À la Régie Renault, dont la population étrangère
en 1973 était constituée par près de 13,3 % de travailleurs subsahariens
(2 845 personnes) contre 30 % de Marocains (6 416) et 22,6 % d’Algériens (4
836)
Les« groupes de nationalités » mis en place par la
section syndicale se retournaient même contre les encadreurs
syndicaux déguisés en dames patronnesses: « Les expériences d’alphabétisation menées dans le
secteur métallurgique par la CGT semblent avoir été perturbées par la
politisation de certains travailleurs africains qui convertissaient ces
sessions pédagogiques en arènes politiques »…
« Reflétant la distance entre
l’« appareil » et la « base », les responsabilités qui ont été confiées
aux militants d’origine africaine étaient marginales, voire
inexistantes. À la CGT, la prise en charge des migrations africaines était
assurée conjointement en 1976 par Marius Apostolo et Bassirou Diarra,
responsable en1977 du groupe de langues. En 1978, il semble qu’elle n’ait plus
été assurée que par Marius Apostolo ».
Apparemment, la CFDT ne
comptait pas de militants africains dans ses instances représentatives.
L’analyse des pratiques syndicales à l’échelle locale permet de mieux affiner
les modes opératoires de cette relégation. Lors de la réunion des «
nationalités africaines » de mai 1971, les ouvriers subsahariens dénoncèrent
les dérives électoralistes de délégués qui «profit[ai]ent de l’ignorance de
certains immigrés pour les inscrire sur leurs listes afin que ces derniers leur
apportent des voix lors des élections en sachant pertinemment qu’ils ne
passer[aient] pas ». L’un de ces ouvriers a souligné : « Malgré l’aide incessante
que nous attendons de nos camarades français, ceux-ci semblent ne pas [nous]
entendre. Certains d’entre eux négligent totalement leurs collègues immigrés.
Pourtant, à chaque fois qu’on est amené à faire une action, on souhaite et on
réclame leur présence (…). On ne doit pas seulement penser aux immigrés au
moment des élections professionnelles, mais ceux-ci doivent être considérés
comme des hommes à part entière dans la vie, en particulier dans la vie
syndicale et à tous les échelons ». Ce
genre de spécificité en faveur des immigrés ne vaut pas mieux que le rejet de
l’immigré comme voleur de travail…
Des critiques similaires furent
émises lors d’une session consacrée aux responsables immigrés, organisée en
janvier 1984 : « C’est pas la
responsabilité qui manque, notait un participant, c’est la prise en compte qui
manque ». Les responsables CFDT qui avaient organisé la réunion ne semblent
avoir partagé que partiellement ces critiques : « Les communautés africaines
comme les maghrébines et les turques, notait l’un des animateurs, participent
très activement à la vie syndicale dans les entreprises sans que pour cela le
type de fonctionnement de la vie syndicale en France soit toujours adapté aux
formes de luttes que doivent mener ces travailleurs. Les différentes luttes
menées, soit dans le métro, soit celle des éboueurs de la Ville de Paris l’ont
largement démontré. C’est probablement dans cette communauté que la relation
avec les associations françaises est la plus claire. Ils considèrent ces
associations comme des associations de
service, point ». Bien fait bureaucrate !
En conclusion, il faut remarquer que
Ph. Dedieu, qui n’est ni militant d’une cause ni communiste maximaliste, a du
mal à comprendre la désimplication des ouvriers immigrés face aux appareils
syndicaux (qu’il nomme par défaut « organisations ouvrières ») parce
qu’il ne voit pas la même désimplication et à une plus grande échelle chez les
prolétaires métropolitains. Ce dégoût ou méfiance vis-à-vis du syndicalisme de
collaboration de classe que la bourgeoisie a essayé de mettre en place depuis l’époque
des libérations nationales est la conséquence du même état d’esprit dominateur et
colonialiste des forces bourgeoises d’encadrement, larbins syndicaux comme
politiciens gauchistes juvéniles, au niveau de plusieurs décennies, par
lesquelles il fallait en passer avant de déboucher sur les certitudes d’aujourd’hui
qui vont armer la conscience des prolétaires pour créer des organisations
contrôlées par eux-mêmes. Et laissons lui terminer avec son propre langage :
« Les doctrines développées
autour de l’internationalisme occultent le fait que les activités des
mouvements ouvriers relèvent de contextes nationaux spécifiques. Après la
décolonisation, la répartition internationale du travail syndical opérée par
les centrales africaines et françaises sur la question de l’immigration
résulte, d’une part, de l’instrumentalisation des centrales africaines par les
partis uniques pour lesquels la formation politique de la population migrante
devait s’ajuster aux mobilisations partisanes de leur pays d’origine, d’autre
part, de la position des centrales françaises qui ont privilégié les
relations de coopération avec leurs homologues africaines ou de médiation avec
les pouvoirs publics français plutôt que des actions collectives en faveur des
libertés syndicales en Afrique ou en direction des travailleurs africains en
France. Cette répartition du travail manifeste les tensions entre« pratiques de
mobilisation » et « pratiques de relation institutionnelle » qui traversent le
mouvement syndical de manière récurrente et qui ont pour conséquence la
marginalisation des travailleurs africains au sein d’organisations se réclamant
pourtant encore de l’internationalisme. Elle
témoigne plus largement de la bureaucratisation d’un mouvement ouvrier
déconnecté des luttes sociales de l’immigration, bureaucratisation qui n’est
pas étrangère à l’autonomisation du champ militant et à la crise de la
représentation syndicale en France.
Les tensions
xénophobes qui ont miné depuis ses origines l’internationalisme ouvrier se sont
exprimées avec une acuité particulière par l’essor ces dernières décennies
d’une racialisation des rapports sociaux dans le monde du travail. Cette
tendance traduit la déstructuration d’un groupe ouvrier que les syndicats étaient
parvenus jusqu’alors à plus ou moins unifier et qui est aujourd’hui traversé par de profonds clivages entre des ouvriers français « blancs »,
déclassés ou menacés de déclassement, et des
ouvriers étrangers ou « “visibilisés” comme étrangers »
sources :
Jean-Philippe Dedieu est docteur en
sociologie. Il est membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les
enjeux sociaux (IRIS) de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(EHESS). Ses travaux portent sur la sociologie politique des migrations
africaines en France depuis la décolonisation.
En 1972, le secrétariat national des
travailleurs immigrés de la CFDT rapporta les« réactions violentes de
travailleurs français (…) y compris de la part de syndiqués ou de responsables
CFDT » lors de la semaine d’action sur l’immigration que la Confédération avait
organisée à l’échelle nationale et à laquelle la CGT n’avait pas voulu se
joindre. Le Pen a bon dos 40 ans après quand on lui prête un
« ostracisme » qui ne dépend pas de lui spécialement…