par
Christopher Lasch
Présentation
La
mort prématurée de Lasch à l’âge de 62 ans, des suites
d’un cancer, a mis fin au principal analyste de la mystification
féministe au XX ème siècle, du point de vue marxiste. L'histoire
civique des femmes ne peut être détachée de celle de la race
humaine sans s’en trouver réduite à quelque chose
« d’insignifiant, de superficiel, comme récupéré en
seconde main » (Ellis). Christopher Lasch Lasch aura montré
comment les dogmes « progressistes » ont généré des
abstractions sociologiques et politiques sous les auspices de la
petite bourgeoisie intellectuelle qui alimente le salmigondis
gauchiste, « socialiste » et « anarchiste ».
Ce penseur américain anticonformiste, mort en 1994,
nous offre une déconstruction magistrale des lieux communs du
féminisme « progressiste ». À commencer par la lecture
linéaire de l'histoire, qui voudrait que les femmes soient sorties
de «l'âge des ténèbres sexuel» dans les années 1960 grâce à
la « révolution sexuelle », un des principaux clichés
gauchistes adoptés par l'Etat bourgeois, et constamment prolongé
par la théorie de « l'égalité » et des nécessaires
équivalences hiérarchiques; la plupart des ministres des armées sont désormais des femmes, cela nous fait une belle jambe!
Lasch
récuse la théorie selon laquelle, de tous temps, les femmes
auraient été oppressées et persécutées par la gent masculine. La
vie courtoise médiévale n’était pas tant une tradition de pure
misogynie qu’un jeu dans lequel hommes et femmes étaient, tour à
tour, objet de satire. Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle
et de l’apparition d’une classe moyenne bourgeoise que la vision
dynastique du mariage a été remplacée par l'invention de la vision
romantique d’une union librement choisie, sous un même système de
foutage de gueule.
Le
mariage dans sa forme idéale a pu, à travers les époques, être
imaginé comme la combinaison parfaite entre désir sexuel et respect
mutuel. Lasch a déniaisé cet « idéal érotique » : la
multiplication des mariages clandestins entre amants en France et en
Angleterre et leur répression à travers l’obligation de l’accord
parental et de la publication des bans. Pour Lasch l’association de
féminité et domesticité était encore supportable à l’aire où
les femmes pouvaient mener des activités en dehors du foyer en
contribuant activement, sans le dérisoire droit de vote foireux, à
la sphère publique notamment entre 1890 et 1920, période pendant
laquelle des femmes, pas prioritairement prolétaires, initièrent
partout en Europe et aux États-Unis de nombreux mouvements, que l'on
peut faire remonter à Flora Tristan et Georges Sand, nullement
féministes : abolition du travail des enfants, établissement
de tribunaux pour enfants, construction de logements sociaux,
instauration de l’inspection des usines, renforcement des lois
sanitaires, abolition ou régulation de la prostitution. C’est
le déplacement des classes moyennes vers les banlieues qui a fini
d’achever le modèle familial en le transformant en « camp de
concentration confortable » selon les mots de Betty Friedan. La
fameuse famille traditionnelle où l’homme part travailler tandis
que la femme reste à la maison ne date en fait que du milieu du
XXème siècle, où la révolte des petites bourgeoises féministes
des années 1960 vient masquer le phénomène de la prolétarisation
généralisé des sexes. En réalité, dit Lasch, pensant
s’être libérées du patriarcat traditionnel, les penseuses de
l'idéologie féministe ont raté la réalité, les femmes en général
se sont en fait assujetties à un nouveau paternalisme, celui de la
société de consommation et de l’État libéral. Lasch dit qu'il
ne suffit pas de se battre pour l’égalité hommes-femmes, encore
faut-il se battre pour une vie véritablement vécue selon ses
besoins propres, loin des exigences imposées par l’économie
capitaliste qui a fini par coloniser les esprits féministes et les
familles.
Toute
l'oeuvre de Lasch n'a pas été publiée en français. Son travail
est autrement subversif que les pensums de Castoriadis ou les brouets
du gentil prof de philo de Montpellier, le gilet jaune Michéa, anar
copieur qui n'a de radical que son amour mièvre du brave Orwell
anti-stalinien ; et avec son bonnet de laine, rêveur d'une
saine démocratie bourgeoise, pour recréer « une communauté
de sens respectueuse de l'individu » (philosophie archi-réac
en temps de coronavirus). En 1986, la TV anglaise Channel 4 avait
programmé un débat Castoriadis/Lasch, centré sur l'égoïsme
contemporain,
où l'on n'entendit que des banalités. Lasch aurait
mérité mieux comme debater.
En
escaladant l'immense benne posée à côté de la bibliothèque de
Brooklyn en 1988, je pensais ramasser quelques ouvrages reliés pour
leur beauté ; dans le tas récupéré, je m'aperçus quelques
années plus tard que j'avais collecté un joyau, inconnu en langue
française, et non réédité en langue américaine. On en lira ici
le chapitre deux (vous avez eu déjà le chap 9), merci encore mille
fois à notre brillant traducteur Jean-Pierre Lafitte.
Salut
à Christopher Lasch qui est autrement subversif, du point de vue de
classe, que les Debord, Castoriadis, Jean-Claude Michéa et autres
bouffons des éditions « fabriquées ».
Table
des matières de The new radicalism in America 1965 (New
York / Alfred A Knopf / 1965)
Ecrit en 1965! Vous vous rendez compte? Le Graal de la révolution est sensé ne commencer qu'en 68, or c'est toutes les sixties qui sont productrices de textes décoiffants.
Introduction
1
- Jane Addams : The College Woman
and the Family Claim
2
- La femme, cette étrangère
3
- Randolph Bourne et la vie expérimentale
4
- Mabel Dodge Luhan : Sex as
Politics
5
- La politique comme contrôle social
6
- The New Republic et la guerre : “An Unanalyzable
Feeling”
7
- Lincoln Colcord et Colonel House : Dreams
of Terror and Utopia
8
- L’éducation de Lincoln Steffens
9
- L’anti-intellectualisme des intellectuels
2
– La femme, cette étrangère
[
1 ]
« Impatience !
Impatience ! », s’écriait la romancière Margaret
Deland en 1910. Partout, l’on trouvait « un mécontentement
qui prédominait chez les femmes », « une impatience qui
avait été considérablement effacée dans l’ancien comportement
de la génération précédente ».
C’est la figure de la femme “neurasthénique” qui hantait la
période – « la femme privilégiée, la femme ayant une
vie raisonnable et protégée »,
dont les possessions incluaient tout à l’exception du bonheur.
« L’on rencontre des veuves, jeunes ou d’âge mûr,
apparemment heureuses, enjouées ; soudain, elles vous confient
qu’elles s’ennuient à mourir… D’autres … veulent
simplement un “changement”. Si elles vivent en Californie, elles
désirent vivre à New York… Beaucoup … tombent dans un état
dépressif, elles deviennent nerveuses, elles perdent le goût de la
vie. ».
Une
littérature de reproches et d’inquiétudes est brusquement apparue
concernant la femme oisive insatisfaite. Pour les psychologues
convoqués lorsque les symptômes défiaient une explication
médicale, elle était un objet d’intense préoccupation ; en
effet, les symptômes des femmes – ennui, lassitude, maladies
inexplicables, crises de pleurs pour des raisons les plus
insignifiantes, “nervosité”, “mélancolie” – étaient si
familiers que les psychologues partaient depuis longtemps du principe
que ces névroses hystériques étaient des manifestations purement
féminines. Des gens étudiant la société ont trouvé un signe
précurseur de désastre dans le “parasitisme” de la femme
éduquée de la classe oisive – la « grande dame »
ainsi qu’Olive Schreiner la dénommait, « l’épouse, la
concubine ou la prostituée, languide, vêtue de beaux habits qui
proviennent du travail d’autres doigts ; nourrie de mets
luxueux, résultat du labeur d’autres personnes, servie et
entretenue par l’activité des autres ».
Pour les gens qui étaient déjà perturbés par des pensées
d’hypercivilisation, l’apparition du parasite femelle semblait
annoncer une époque de décadence impériale, une seconde Rome.
Le
roman de fiction de cette période-là regorgeait de spéculations
sur la femme “émancipée” dont la liberté récemment découverte
semblait être un fardeau beaucoup plus lourd que ses siècles
d’esclavage. Robert Herrick, le plus intéressant des romanciers
qui, au tournant du siècle, traitaient du problème ainsi dénommé,
voyait dans l’impatience de la femme moderne la clé du désordre
social qui était autour de lui : c’était en effet la femme à
la mode, pensait-il, exemptée, du fait de sa fortune et de ses
loisirs, de consacrer toutes ses énergies à la consommation
concurrentielle, qui poussait son mari à tout sacrifier à
l’accumulation de richesses. C’est seulement en considérant
qu’au fond la compétition économique n’était pas du tout
économique, mais qu’elle était sociale, qu’Herrick pouvait
continuer à déplorer la « lutte concurrentielle féroce »,
tandis qu’au même moment il célébrait les vertus de
l’entrepreneur de la vieille école. L’entrepreneur pouvait
sembler à première vue avoir été lui-même impliqué dans la
lutte concurrentielle. Mais en distinguant entre la compétition qui
est axée sur la production de biens et celle qui est axée sur la
consommation, et en conférant à cette distinction une valeur
morale, Herrick évitait les conclusions absolument pessimistes
auxquelles son analyse avait l’air par moments de mener.
« Vous
le conduisez au marché », criait Herrick à l’adresse des
“femmes intellectuelles” méprisées qui étaient à la fois les
objets de sa censure et les lectrices les plus fidèles de ses romans
de fiction.
Et dans Together, sa production la plus ambitieuse, il
présentait toute une galerie de femmes impatientes et tenaces, du
type de celles qui laissent derrière elles la destruction partout où
leur influence est ressentie : Bessie Falkner, dont les
ambitions sociales poussent son mari d’abord à la faillite, et
ensuite à l’adultère ; Connie Woodyard, la nouvelle
intellectuelle, dont la première question est toujours :
« Qu’est-ce que ça veut dire pour moi ? »
; Isabelle Lane, neurasthénique et mollassonne, « trop bien
organisée pour les simples devoirs animaux » du mariage et de
la maternité, une victime, comme les autres, du culte de
« l’épanouissement personnel ».
Étrangères à leur mari (comme dans le roman de William Dean
Howells, la séparation croissante des sphères de la femme et du
mari, elle dans le tourbillon social, lui absorbé par ses affaires,
est un thème persistant dans l’œuvre de Herrick), étrangères
à toute idée relative aux obligations traditionnelles de leur sexe,
ces femmes passent leur vie à la poursuite de leur propre plaisir.
Elles vivent dans la peur d’être enceintes et elles ont appris à
papoter à propos de leur famille comme s’il s’agissait d’une
institution asservissante. Pour Herrick, l’“atmosphère de
l’époque” est symbolisée par l’affaire d’adultère que
Margaret Pole a avec Rob Falkner – affaire après laquelle
cependant il organise sa repentance et sa renonciation (qui ressemble
à des renonciations similaires dans les romans d’Henry James), un
événement qui lui sert à offrir un contraste plus vif avec
l’incapacité des autres à se régénérer. Même au moment où
elle commet le péché, Margaret se distingue du reste des femmes de
Herrick en ne souhaitant rien d’autre que de se soumettre
entièrement à son amant. Elle conserve ce sens intuitif de la
différenciation sexuelle dont la perte chez les autres est pour
Herrick le signe le plus révélateur de leur dépravation. Elle
murmure à son amant : « Toi, tu es l’Homme ! ».
Même
Together, avec sa mise en cause soutenue et quelque peu
véhémente non seulement du féminisme, mais aussi de la modernité
elle-même, était trop clément dans sa réprimande pour certains
contemporains de Herrick. En effet, beaucoup d’entre eux étaient
choqués par lui car ils attribuaient à Herrick les opinions mêmes
qu’il cherchait à discréditer. La tendance de ses lecteurs à
prendre ce document profondément conservateur pour un manifeste de
la liberté sexuelle est une indication non pas tant de l’ambiguïté
du roman lui-même que de la confusion qui est venue entourer toute
la question de l’“émancipation” des femmes. C'est également
une indication de la profondeur des sentiments que la question,
quelle que soit la façon de l’aborder, suscite presque
automatiquement – question à côté de laquelle la discussion
d’autres sujets du jour tels que les trusts, les droits de douane
et même la prohibition, semblait plaisante et inoffensive. Howells,
par exemple, qui avait traité une matière quelque peu similaire
dans the Rise of Silas Lapham [La fortune de Silas Lapham] et
qui avait même abordé la question du divorce dans A Modern
Instance [Un cas moderne], était horrifié par ce qu’il
considérait comme un traitement sympathique de l’adultère de la
part d’Herrick. Si Herrick prenait tout simplement note d’une
phase de l’histoire sociale, Howells était disposé à admettre
qu’il était dans le cadre de ses « droits d’artiste »,
mais s’il avait l’intention de décrire l’adultère comme « une
chose que l’on commet sans honte ou sans péché », il
s’exposait alors à « la critique qui découlait de la morale
telle que le monde la connaît ».
Herrick
en a été réduit à écrire un long texte destiné à rassurer –
en dépit du fait qu’il savait bien que « les explications
d’un auteur sont des choses très douteuses » –, un texte
dans lequel il présentait ses intentions aussi explicitement qu’il
le pouvait. Il était désolé d’avoir provoqué un malentendu.
« Il est certain que je n’ai jamais eu l’intention, et ce à
aucun moment, de défendre l’amour libre, et ce serait
nécessairement quelque chose d’erroné à propos de ce livre,
concernant la conclusion, que d’amener les gens, et vous par-dessus
tout, à penser de la sorte ». Ce qu’il avait eu
l’intention de faire, c’est de présenter une série de cas
« d’extrême individualisme, qui est le terme poliment
philosophique que nous donnons à l’égoïsme ». Les femmes,
dans le livre, sont « toutes à la recherche de
l’épanouissement de soi – socialement, sexuellement et
économiquement » ; et l’échec de cet « individualisme
personnel » à donner le bonheur était l’objet du roman.
Quant au cas il faut l’admettre « discutable » de
Margaret Pole et de Falkner, bien qu’il ait été écrit, Herrick
reconnaissait, avec plus de sympathie que pour les autres, « qu’il
fait toutefois partie de la même catégorie d’individualisme total
que le reste, sauf que dans ce cas l’on présente résolument, et
je crois honnêtement, le fait que pour eux cet accomplissement de
soi aux dépens de l’amour moral était pour l’instant un
bénéfice véritable, un ennoblissement réel ». Mais après
tout Margaret refuse d’épouser Falkner.
« Naturellement,
la chose banale à faire pour une femme comme Margaret Pole serait de
divorcer et de se marier, mais c’est une solution pour laquelle
elle a du mépris. Le désir pour sa propre vie, son propre bonheur
suprême, a conduit à sa relation avec Falkner et c’est uniquement
au travers de cette relation qui excitait tout son être qu’elle
était ennoblie, ou qu’en fait elle en est venue à se rendre
compte de l’insuffisance de cette solution. ».
Cette
explication amadoua Howells ;
mais Howells n’était que l’un des nombreux lecteurs qui ont mal
interprété ce curieux livre. Le journaliste britannique W. T. Stead
était lui aussi en désaccord avec la relation amoureuse entre
Margaret et Falkner.
Neith Hapgood ne l’approuvait pas non plus, non pas cependant parce
qu’elle pensait que le passage était immoral, mais simplement
parce que « cette extase ne sonnait pas vrai ». Mais
comme les autres, elle supposait que Herrick avait l’intention « de
comprendre la noblesse du fait d’outrepasser les limites
légales ».
La
plus révélatrice de toutes ces réponses au livre est venue d’une
femme de trente ans, habitant Washington D. C., une inconnue pour
Herrick, qui non seulement admirait le livre en tant que « le
plus grand livre … de la décennie », mais qui avait tenté
de mettre ses “théories” en pratique – car elle avait agi sur
leur base en tant que révélation ».
Sur quatre pages grand-format, dactylographiées de manière serrée,
Josephine Dixon racontait son autobiographie – une autobiographie
non écrite par combien de femmes de son époque ? Elle avait
épousé à dix-huit ans un homme qui avait trente ans plus de plus
qu’elle et qu’elle idéalisait ; un homme, pensait-elle, au
tempérament poétique et avec une pureté d’esprit « presque
éthérée ». « C’est à partir d’une certaine source
fournissant ces fausses idées dont les jeunes filles sont si
libéralement abreuvées » qu’elle « conçut l’idée
que pour lui la fonction sexuelle était une nécessité plus ou
moins désagréable qui devait être satisfaite aussi silencieusement
et rapidement, et avec aussi peu d’émotion, que les autres
nécessités physiques ». Son mari est devenu pour elle « une
sorte d’idéal sacerdotal » qu’elle « vénérait sans
chercher à comprendre ». Par contraste, ses propres « vifs
désirs » et son « envie indéfinie d’une
satisfaction émotionnelle intense » lui faisaient honte. Des
« visites diaboliques » la rendaient « indigne
d’être son égale en sa présence ». Elle était consternée
de se trouver fortement attirée par un autre homme « qui
éveillait en moi un vif désir physique ». « Il n’y avait
rien de plus entre nous que le fait de se toucher les mains, mais la
conscience de ma passion et de mon désir pour lui m’a si avili en
présence de l’homme auquel j’étais mariée que j’ai été
amenée plusieurs fois au bord du suicide, et d’ailleurs j’ai
fait un effort inefficace pour l’accomplir ». L’effet
corrosif de cette passion a agi sur elle pendant six ans, « me
conduisant à exagérer, comme un esprit solitaire peut le faire, les
vertus de mon époux et ma propre extrême indignité secrète. ».
Dans
la douzième année de leur mariage, un événement fortuit détruisit
ses illusions à propos de son mari. Un cocher qui était au service
de sa famille fut frappé d’une « mystérieuse affection »
qui s’avéra être une maladie vénérienne. Les autres domestiques
chuchotaient à ce sujet et l’affaire attira l’attention de son
mari. À la consternation de Mme Dixon, il déclara « qu’il
pouvait prescrire pour cet homme un meilleur traitement que le
médecin qui s’occupait de lui ». Ensuite toute l’histoire
fut révélée. Non seulement il avait « souffert de la même
manière », mais il avait vécu avec sa femme précédente,
dont la seule chose que Mme Dixon savait d’elle, c’est qu’elle
était “vulgaire”, et qu’elle et son mari avaient fini par
divorcer, après avoir vécu pendant plus d’un an sans la sanction
du mariage. Après qu’elle s’était enfuie avec un autre homme,
il commença à fréquenter « des négresses, des prostituées,
des Parisiennes de la rue et tout le reste des épaves à propos
desquelles je ne pouvais pas, je ne voulais pas, oser imaginer
qu’elles l’avaient touché ». Ces révélations plongèrent
Mme Dixon dans une « mer sans fond » de « terreur,
d’horreur, de choc et de désespoir ». Elle s’était
autrefois enorgueillie d’être à l’abri des illusions. Et
maintenant, en perdant sa première illusion, elle « était
devenue folle ».
C’est
à ce moment-là que Togeteher lui est parvenu.
« Si
ce n’était pas vrai, ce serait incroyable. Une telle coïncidence
ne pourrait pas être utilisée dans un roman de fiction en raison de
sa totale improbabilité. Mais il s’est trouvé que c’est vrai.
Je l’ai lu comme un individu qui se noie se raccroche à ce qu’il
peut. J’ai lu qu’à trente ans une femme n’en a fini ni avec la
vie, ni avec l’amour, ni avec la passion. Cela semblait être une
réponse qui m’était adressée… Si quelqu’un est perdant dans
une histoire d’amour, il y aura d’autres pistes ouvertes dans
lesquelles l’amour pourrait être trouvé. Qu’ai-je fait ? J’ai
fait la chose évidente. J’ai écrit à mon ami qui était en train
de s’éloigner. Il m’a rejetée à [mes] conditions, mais nous
nous sommes rencontrés par hasard dans une autre ville et je me suis
donnée à lui, et peut-être me suis-je imposée à lui car j’étais
complètement folle… Je savais à peine ce que je faisais, mais
c’est fait. Je suis de retour à la maison. Mon mari va et vient
aussi placidement que d’habitude… Il ne sait rien de ma
pitoyable, misérable tragédie. Personne ne sait rien de cela. Vous
êtes le premier à en avoir connaissance. ».
Ce
que Herrick a fait de tout cela n’est malheureusement pas relaté.
C’est une lettre remarquable. En effet, elle révèle de si
nombreuses caractéristiques pathologiques que l’on est tenté de
traiter sa rédactrice de rien de moins que la somme de ses
symptômes. Avec son imagination, son intelligence, ses “nerfs”,
ses faux suicides, Mme Dixon est un cas classique d’hystérie. Ses
craintes sexuelles sont si fortes qu’elle renonce à son nouvel
amant après une seule nuit passée avec lui – « Ma passion
pour lui semble s’être consumée dans cette seule explosion
soudaine » –, et elle a fait d’un auteur éloigné qu’elle
n’avait jamais vu son confident : celui-ci est un symbole de
sagesse et de sensibilité (« la seule personne susceptible de
comprendre et d’appréhender ») destiné à remplacer celui
qu’elle a perdu dans son époux ; un objet d’amour
commodément distant. Mais ce n’est pas tant la névrose, que cette
lettre trahit, que la lettre elle-même – le fait en lui-même
qu’elle ait été écrite – qui appartient à l’étude de
l’histoire. L’histoire est le récit de la conscience ; et
c’est précisément la conscience de soi, relative aux symptômes,
de Mme Dixon et la délectation raffinée avec laquelle elle les
analyse (à cause de toutes ses souffrances authentiques) qui
distingue sa lettre comme un produit caractéristique de son époque.
Son récit est en outre écrit dans le style des romans d’amour
populaires, le style des magazines féminins : elle « ne
pouvait pas, ne voulait pas, elle n’avait jamais osé imaginer »
que des négresses et des prostituées aient touché son mari ;
la découverte qu’elles l’avaient fait, l’a projetée dans une
« mer sans fond » de souffrances ; mais quand elle a
lu Together, elle s’est rendue compte qu’« une femme
de trente ans n’en a pas fini avec la vie ». Il n’est pas
du tout surprenant de découvrir que Mme Dixon aspirait elle-même à
être une romancière. « J’essaie d’écrire cela sous la
forme d’un livre », confie-telle à la fin de sa lettre.
Tout
ceci suggère que les thèmes de l’impatience féminine et de la
folle envie inassouvie d’une vie moins étriquée avaient déjà
enregistré un haut degré de popularisation. Ils s’étaient
sentimentalisés ; la vie commençait à se calquer sur les
romans d’amour. Pour les victimes de ce processus, l’art cessait
d’être au service de toute fonction critique et il devenait plutôt
une exhortation à “vivre”. C’est ainsi que Mme Dixon a pu ne
voir dans l’attaque que Herrick portait à la femme nouvelle –
une attaque en effet qui la concernait – qu’un autre soutien à
sa propre recherche fiévreuse « d’une vie, d’un d’amour
et d’une passion ».
[
2 ]
Une
indication supplémentaire de la confusion contemporaine qui entoure
la femme moderne est le fait que les opinions des antiféministes
comme Herrick coïncidaient par de si nombreux détails avec celles
des féministes eux-mêmes. Les féministes ne partageaient
naturellement pas le point de vue selon lequel le féminisme
incarnait l’“individualisme total” de l’époque, mais ils
étaient également convaincus que la poursuite acharnée de
l’accomplissement de soi était la source des troubles sociaux
déplorés pareillement par les féministes et les antiféministes.
Ils étaient en accord avec Herrick lorsqu’ils considéraient que
le problème de la femme moderne était essentiellement un problème
de travail ; c'est-à-dire un problème créé par la soudaine
surabondance des loisirs, ou bien, comme les féministes aimaient
bien le présenter, par l’évolution qui faisait passer la femme du
rôle de productrice à celui de consommatrice. Dans ce dernier rôle,
elle était condamnée, semblait-il, à vivre du travail des autres.
C’était cette condition que des féministes comme Oliver Schreiner
et Charlotte Perkins Gilman dénommaient “parasitisme”. Comme
Schreiner le faisait remarquer, le fait que le féminisme avait
« essentiellement pris son essor chez les femmes des classes
plus cultivées et plus aisées »
semblait confirmer cette théorie relative à ses origines. Le
féminisme était apparemment une réponse – et une alternative –
à l’oisiveté vaine qui affectait le plus directement les femmes
de la classe des loisirs, mais qui, avec le progrès ultérieur de
l’industrialisme, menaçait de s’étendre à toute la société
moderne.
Plutôt
que de considérer cette condition comme prenant sa naissance dans un
problème moral, les féministes en déduisaient que, bien qu’il
ait engendré incontestablement une complaisance sans retenue, ses
origines elles-mêmes étaient essentiellement économiques. La
famille, pensaient-ils, autrefois l’unité de production la plus
importante, a graduellement abandonné ses fonctions à des
institutions extérieures au foyer – la fabrication aux usines, le
contrôle de la propriété à l’État, l’éducation des enfants
à des écoles publiques. C’est cette évolution, plutôt que
l’invasion plus évidente du foyer par des appareils qui facilitent
le travail, que les féministes avaient principalement à l’esprit
quand ils prétendaient que le travail des femmes avait été éliminé
du foyer. Les tâches effectuées auparavant par la femme au foyer et
par la famille en général étaient maintenant accomplies ailleurs,
et la fonction de la femme au foyer était en conséquence
réduite au rôle passif de la consommation. Les féministes ne
regrettaient pas la disparition de la famille ; au contraire, en
tant que fervents évolutionnistes, ils la considéraient comme
hautement désirable, une étape nécessaire dans la “socialisation”
de l’humanité. Leur seul désaccord portait sur le refus de leurs
adversaires de voir ce que ces développements impliquaient pour le
rôle futur des femmes.
Les
féministes n’étaient pas les seuls à analyser le problème de
cette manière-là. Le point de vue selon lequel la famille avait
perdu ses fonctions économiques était si courant que, au tournant
du siècle, il était déjà un truisme sociologique.
Mais cela ne conduisait pas non plus nécessairement aux conclusions
féministes. Le plus souvent, cela conduisait à des conclusions à
mi-chemin entre celles des féministes, qui faisaient bon accueil à
la disparition de la famille patriarcale, mais qui insistaient sur le
fait que cela dictait un rôle accru aux femmes à l’extérieur du
foyer, et celles des antiféministes qui maintenaient que la
prétention des femmes à un rôle plus grand était elle-même la
cause de tout le problème. Ce qui était plus fréquent que l’un
ou l’autre de ces arguments, c’était l’avis typiquement
“progressif” selon lequel l’émergence de la femme comme
consommatrice exigeait par-dessus tout qu’elle apprenne à jouer
son nouveau rôle de manière plus efficace. Ceux qui se rangeaient à
cet avis ne l’incitaient pas à adopter un nouveau rôle en fin de
compte, de « pratiquer son travail à l’extérieur de la
maison », ainsi que les féministes le proposaient. Ils
voulaient plutôt qu’elle reste à la maison comme auparavant, mais
qu’elle apprenne à utiliser sa nouvelle “profession” de
consommatrice comme une position stratégique grâce à laquelle elle
influencerait et au bout du compte contrôlerait les destinées
nationales. Cet argument était une version quelque peu plus
sophistiquée du vieux cliché selon lequel les femmes en tant
qu’épouses et mères dirigeaient le monde dans les coulisses.
Maintenant, les femmes étaient exhortées à considérer que les
détails les plus routiniers de la façon de faire le marché et de
tenir le ménage avaient des répercussions qui étaient ressenties
jusque dans des capitales commerciales éloignées, des répercussions
qui modifiaient profondément le cours des affaires publiques.
C’était
cette position-là – ce que l’on pourrait dénommer la position
pseudo-féministe – qui était exposée par les plus progressistes
des magazines féminins et en particulier par Good Housekeeping
et par Harper’s Bazar. Le premier se vouait au postulat
selon lequel le ménage devait être considéré comme une science ;
il était un organe officieux du mouvement de l’économie
domestique qui a réalisé ses premiers succès à peu près au
tournant du siècle. Harper’s Bazar avait un ton plus
distingué et il se préoccupait non seulement des affaires
ménagères, mais aussi des modes, de la “société”, et des arts
et lettres. Il s’adressait précisément à la femme ayant des
loisirs et de la culture qui était présumée être la victime
principale du chômage technologique. Politiquement plus audacieux
que le Good Housekeeping ou que le Ladies’ Home Journal,
ce dernier, sous la direction éditoriale d’Edward Bok, étant
fortement antiféministe, le Bazar était pour le droit de
vote des femmes et d’autres réformes progressistes. Pour Bok, en
revanche, même le mouvement des clubs féminins représentait une
menace pour la famille. « Il y a vingt ans »,
écrivait-il, « un changement dans les conditions économiques,
provoqué essentiellement par l’intervention des appareils qui
facilitent le travail, a fait que des milliers de femmes se sont
trouvées soudainement surprises avec des loisirs à portée de
main ». Mais au lieu d’employer ces loisirs pour combattre
des maux comme le laxisme des lois relatives au divorce et les
gobelets publics, les femmes des clubs gaspillaient leur temps à des
activités qui les menaient de plus en plus loin des « grands
problèmes fondamentaux qui touchaient directement la relation
maritale et la maison ».
Comparé
au Ladies’ Home Journal, le Harper’s Bazard était
un modèle de progressisme éclairé. Néanmoins, il rejetait la
demande féministe de la socialisation des femmes. Aux femmes à la
recherche d’excitation, à la recherche de carrières, le Bazar
répondait que la plus ancienne et la plus honorable profession,
c’était le foyer. Un article typique, du genre que l’on peut
trouver dans n’importe quel numéro du magazine de ces années-là,
déplore « l’esprit de mécontentement dans les salons »
et enjoint aux femmes l’accomplissement supérieur de « la
condition d’épouse et de mère ».
« La
vie à la maison dans notre journée occupée [note à regret la
rédactrice] … est passée de mode … Chaque [fille] a son
engouement ou sa mission qui la retient à l’extérieur pendant des
heures, ou bien, si elle est à la maison, elle est penchée sur un
bureau recouvert de notes auxquelles elle doit répondre, de compte
rendus qu’il faut rédiger, de rapports qu’il faut préparer…
des papiers qu’il faut écrire … Lors du petit-déjeuner, elle
est trop absorbée par l’ouverture et la digestion de sa
correspondance pour être capable de répandre autour d’elle la
bonne odeur de la jeune féminité bienveillante et compatissante qui
aiderait à armer les hommes de la famille pour qu’ils puissent
affronter vaillamment les circonstances en ville. ».
Mais
en même temps – et c’est ce qui est caractéristique de la
position pseudo-féministe – la rédactrice fait bien comprendre
qu’elle ne préconise pas un retour à la famille des anciens
temps. « Loin de moi de suggérer pour la vie à la maison une
rechute dans les âges sombres, lorsqu’une fille pianotait ou
faisait du canevas au point de croix pendant ce temps où elle
n’était pas occupée à s’habiller ou à recevoir des soupirants
jusqu’à ce qu’elle soit mariée et qu’elle soit passée dans
une nouvelle arène ». Ce n’est donc pas une “rechute”
dans la culture et dans la séduction, mais une maternité moderne,
l’idéal de « la vie au foyer en tant que profession »,
qui devrait être dorénavant le but des efforts des femmes.
Les
véritables féministes n’avaient naturellement aucune tolérance à
l’égard de tels conseils. Elles répondaient aux spécialistes de
l’économie domestique qu’il n’y avait pas besoin d’essayer
de faire de l’industrie domestique une science. « C’est
précisément parce que c’est une industrie domestique que tous ces
problèmes se posent nécessairement ».
L’industrie domestique était intrinsèquement inefficace parce
qu’elle exigeait que la femme au foyer, qui était sans
spécialisation et sans formation, accomplisse une multitude de
tâches qui pourraient être mieux effectuées par un spécialiste.
Il s’ensuivait que les vêtements faits à la maison étaient
inférieurs à ceux cousus par un tailleur, que la cuisine élaborée
à la maison était inférieure aux produits issus l’usine, que le
pain cuit à la maison était inférieur à celui du boulanger. Mme
Gilman faisait la remarque que le pain avait « grandement
augmenté en excellence du fait que nous en faisons de moins en moins
à la maison ».
Dans tous les domaines, le progrès est venu du dehors. Si le foyer
était sûr, il devait sa sûreté à la police ; s’il était
propre, il fallait en remercier la collecte publique des ordures. Et
si des services tels que ceux-ci étaient déjà “socialisés”, à
l’avantage évident de tous, pourquoi ne pas socialiser le reste ?
– l’éducation des enfants par-dessus tout autre chose. Les
écoles maternelles et les crèches en étaient des signes
encourageants. « Il n’y a pas d’espoir plus incroyable
aujourd'hui sur terre que cette nouvelle réflexion relative à
l’enfant… la reconnaissance de “l’enfant”, des enfants en
tant que classe, des enfants en tant que citoyens ayant des droits
qui ne peuvent être garantis que par l’État ; au lieu de
notre attitude antérieure consistant à les considérer comme une
propriété personnelle absolue – c'est-à-dire la tyrannie
non contrôlée, ou alors l’indulgence non maîtrisée, du foyer
privé. ».
Si
l’égoïsme était la maladie de la société moderne, c’était,
pour résumer, précisément à cause de la survivance de la famille
patriarcale à une époque où elle n’avait plus sa place. C’est
la famille qui institutionnalisait l’égoïsme ; elle
approuvait toute impulsion antisociale. « La civilisation et le
christianisme nous enseignent à nous occuper de “l’enfant”, la
maternité quant à elle s’arrête à “mon enfant”. ».
Mme Gilman qui, comme tant de radicaux de l’époque, avait tendance
à assimiler les avancées technologiques au progrès culturel, la
division du travail au progrès de l’esprit, analysait l’évolution
de l’“amour” comme suit :
« Pour
nourrir son enfant, le père primitif sortait pour tuer quelques
lapins – et la mère primitive les cuisinait : amour, top
niveau. Pour nourrir son enfant, le père moderne participe pour un
millième dans certaines industries complexes et il reçoit sa part
multipliée par mille de produits complexes de l’industrie des
autres, et c’est ainsi qu’il subvient beaucoup plus amplement aux
besoins de son enfant que le sauvage le pourrait : amour, niveau
zéro. ».
Mais,
pour nourrir son enfant, se plaignait-elle, la mère moderne ne
faisait encore rien d’autre que de cuisiner pour lui. La mère
moderne « aime encore au top niveau, et l’effet de cette
persistance de ce top niveau est de retarder la progression du niveau
zéro ». « L’amour de la mère », concluait Mme
Gilman, « est la fontaine de toute l’affection humaine, mais
l’amour de la mère, en tant qu’il est limité au foyer,
n’a pas la portée et l’efficacité qui est propre à notre
époque. ».
Ce
que les féministes voulaient faire comprendre était que non
seulement les femmes et la famille, mais aussi la société tout
entière, bénéficieraient des changements qu’ils proposaient. En
fait, ils réussissaient parfois à se convaincre que la femme avait
autant à perdre qu’à gagner de son émancipation – si l’on
regardait la question en termes d’intérêt personnel étroit et
immédiat. Elle serait appelée à faire de lourds sacrifices en
termes de loisirs et de confort. « Ce n’était pas pour
elle-même, pas même pour les autres femmes seulement, mais pour le
bénéfice de l’humanité en général, qu’elle doit chercher à
se rajuster à la vie » ; et, soutient Olive Schreiner,
c’était ce fait qui excusait même « les dénonciations
passionnées, pas toujours réfléchies judicieusement, que certaines
féministes formulaient à l’encontre du sexe opposé ».
Cela faisait après tout partie de la nature de la femme que de
travailler pour les autres. La conscience sociale était par
excellence un trait féminin, et les hommes l’acquéraient, si
jamais ils l’acquéraient dans une certaine mesure, grâce au
contact des femmes. La différence entre les hommes et les femmes à
cet égard était inhérent aux rôles respectifs qui ont été
imposés depuis des temps immémoriaux aux hommes et aux femmes. Les
femmes, en tant que mères, ont développé un sens de la
responsabilité envers les autres. Les femmes, en tant qu’elles
pourvoient aux besoins de la famille, étaient nécessairement
dominées par l’esprit de gain. Ainsi que Rheta Childe Dorr le
dit : « L’homme, dans l’ensemble, pense en termes de
profit ou de perte monétaire et, il aura beau faire, il ne pourra
pas penser en d’autres termes ». Mais les femmes quant à
elles avaient été formées pour le « service constant »
et elles étaient habituées à chercher « une récompense
purement spirituelle ».
Ce
type d’argumentation n’était pas sans présenter des
difficultés. Si c’est la vie de famille qui engendrait le sens
social chez la femme, les femmes ne perdraient-elles pas ce sens
social lorsqu’elles ne seraient plus de simples ménagères ?
Si elles étaient exposées au monde des hommes, ne prendraient-elles
pas ce que Mme Dorr dénommait « l’habitude commerciale de la
pensée » ? Les réponses à ces questions variaient. Mme
Dorr concédait que ce danger existait et que, dans une autre
période, les femmes auraient pu être contaminées par le contact
avec le monde des affaires. Or il se trouvait, affirmait-elle, que la
nouvelle femme entrait dans un monde qui était « déjà en
train de perdre sa foi dans l’idéal commercial et qui s’efforçait
de le remplacer par une idée sociale ».
En d’autres termes, l’époque était singulièrement propice à
l’entrée de la femme dans la sphère plus importante de ses
responsabilités.
D’autres
ne se contentaient pas de faire reposer leur argumentation sur
l’avancement qui existait à cette époque-là, peut-être parce
qu’ils ne pouvaient pas admettre que n’importe quelle période
qui était éclairée pratiquait encore la discrimination à l’égard
des femmes. Et en même temps, ils insistaient sur le fait que les
femmes ne perdraient pas leurs qualités féminines en effectuant un
travail d’homme. Mais cela les mettait dans la position de dire que
la nature féminine était immuable et cela impliquait par conséquent
un rejet de l’environ-nementalisme auquel les féministes se
déclaraient être attachées. À ce stade, l’on commence à
soupçonner que pour beaucoup de féministes la doctrine de
l’évolution servait seulement à fournir une respectabilité
scientifique aux clichés existants relatifs à la nature de la femme
– sa pureté essentielle, le fait qu’elle soit exempte de
motivations grossières ou égoïstes, son « habitude de
servir ». Un environnementalisme strict les aurait obligés à
compter avec la possibilité que la nature des femmes, pas moins que
celle des hommes, pourrait être modifiée, ainsi qu’Ellen Key le
faisait observer, « par différentes vocations ou différents
environ-nements ». Key prévenait ses consœurs plus
complaisantes que si les femmes croyaient maintenant qu’elles
pouvaient atteindre « la force des hommes » sans
sacrifier une part de l’harmonie de leur vie, c’était qu’elles
croyaient que « leur sexe était capable de possibilités qui leur
ont été rarement accordées jusqu’à présent et seulement de
manière exceptionnelle chez les deux sexes ».
Or c’était précisément ce que de nombreux féministes américains
croyaient vraiment.
Il
y a une ironie supplémentaire dans le fait que les idées relatives
à la nature de la femme, à laquelle certains féministes
s’accrochaient encore en dépit de leur opposition à
l’asservissement de la femme dans son foyer, constituaient les
clichés mêmes qui avaient été si longtemps utilisés pour l’y
maintenir. La supposition selon laquelle les femmes étaient plus
pures que les hommes, qu’elles étaient plus capables d’altruisme
et de sacrifice de soi, était le noyau du mythe de la vie domestique
contre lequel les féministes étaient en révolte. Une fois de plus,
les hypothèses féministes et antiféministes semblaient étrangement
coïncider.
Selon
Charlotte Perkins Gilman, la civilisation elle-même n’était pas
davantage que cette « conscience commune » qui a fait que
les hommes sont devenus quelque chose de plus que de simples animaux
et que c’était particulièrement la fonction des femmes d’assurer
leurs besoins. Afin que les êtres humains développent cette
conscience commune, il était nécessaire, au début, qu’ils se
rendent compte de leurs besoins mutuels. La première étape dans
ce processus évolutionniste a été le fait que la mère a pris
conscience que son enfant avait besoin d’elle. La seconde étape a
été accomplie lorsque la mère a communiqué son amour maternel,
son sens de la responsabilité, au père, en en faisant un partenaire
dans le travail consistant à élever les jeunes. C'est la femme qui
a domestiqué l’homme « pour son immense amélioration ».
« L’homme est devenu une mère partielle ; et ainsi tous
les deux, l’homme et le femme, ont été à même de devenir
humain ».
Mais
ces gains ont été accomplis au prix de l’indépendance économique
de la femme. Lorsqu’elle a accueilli l’homme dans la famille en
tant que soutien de cette famille, elle a cessé de subvenir à ses
propres besoins. Elle a sombré dans « un état d’esclavage
impuissant ». « Elle a été traitée avec une injustice
et une cruauté sans nom ».
Elle n’a pas pu non plus se consoler avec la réflexion selon
laquelle ses souffrances étaient après tout nécessaires pour les
progrès de l’espèce ; et cela, naturellement, pour la raison
qu’elle ne le savait pas. Il restait à la science de l’évolution,
appliquée aussi bien à l’étude de la société qu’à la
biologie, de montrer que tout ce processus a été « l’un de
ces miracles calmes et austères de la nature ».
Mais
ce qui avait été nécessaire aux premières étapes de l’évolution
de l’humanité n’était plus maintenant, au début du vingtième
siècle, nécessaire ou désirable. La subordination continuelle des
femmes ne faisait que du mal. Elle a toujours fait du mal, mais
antérieurement ce mal a été le prix que la société a dû payer
pour sa progression. Ce n’était plus le cas. Une nouvelle étape
avait été atteinte dans l’évolution de la conscience. Grâce au
sacrifice des femmes, durant des siècles, la conscience sociale chez
les deux sexes avait maintenant succédé à la conscience sexuelle.
Le sexe avait servi de piste par laquelle l’homme était parvenu à
un plus grand sens des responsabilités, non pas simplement vis-à-vis
de sa famille, mais aussi à l’égard de toute l’humanité.
Maintenant que ce sens de la communauté avait été enfin atteint,
le sexe n’était plus, si l’on peut dire, nécessaire ; et
l’ancien système de relations domestiques dans lequel l’homme
sortait pour chasser et la femme entretenait les feux de la maison,
était devenu un anachronisme.
«
La période de dépendance économique des femmes est en train de
toucher à sa fin parce que son utilité pour l’espèce s’épuise.
Nous avons déjà atteint un stade de la relation humaine [sic]
où nous sentons que la force du devoir social repousse les liens du
sexe qui ont été si longtemps les seuls liens que nous avons
reconnus. La conscience commune de l’humanité, c'est-à-dire le
sens du besoin social et du devoir social, se fait sentir à la fois
chez les hommes et chez les femmes. Le temps est venu où nous sommes
ouverts à des impulsions plus profondes et plus larges que
l’instinct sexuel ; les instincts sociaux sont suffisamment
puissants pour être enfin pleinement adoptés. ».
La
preuve de cette assertion résidait dans le simple fait de
l’existence du “mouvement féminin”, cette remontée sans
précédent des bas-fonds de la conscience sociale. « Autrefois,
le fait que la relation sexuelle-économique devait être établie
était un avantage pour la société. Maintenant que ce n'est plus un
avantage pour la société, le “mouvement de la femme” s’est
installé ».
Ainsi, l’existence même de la revendication d’un changement
devient pour les féministes la preuve de la validité de cette
revendication.
[
3 ]
En
tant que propagande, tout cela était énormément efficace. En tant
qu’explication des sources du féminisme, cela laissait quelque peu
à désirer. Ni les demandes des féministes, ni d’ailleurs les
cris de désespoir de leurs adversaires, ne justifiaient la violence
du débat à propos de la femme nouvelle. C’était une bonne
chose que de faire remarquer que la famille patriarcale avait perdu
ses raisons d’être économiques et sociales, mais cela
n’expliquait pas pourquoi les femmes auraient dû s’attaquer avec
cette fureur à une institution qui, selon leur propre raisonnement,
était déjà morte et enterrée. L’on pouvait encore soutenir que
la volonté des femmes de servir l’humanité excusait leur
agression abusive dirigée contre le sexe masculin, mais cela
n’expliquait pas pourquoi cette agression avait lieu ; cela ne
justifiait pas l’énorme quantité d’antipathie sexuelle produite
par le mouvement féministe. Et les théories évolutionnistes de
Mme Gilman et d’Olive Schreiner ne clarifient pas non plus ce qui
apparaît rétrospectivement comme une caractéristique si marquée
du féminisme américain, à savoir sa préoccupation pour la
question de l’identité sexuelle. Toute la “question de la
femme”, telle qu’elle était débattue aux États-Unis, tournait
autour du problème relatif non pas simplement aux rôles que les
femmes et les hommes devaient respectivement jouer, mais à la nature
spécifique de ces sexes. Qu’est-ce que cela voulait dire d’être
masculin ou féminin ? Qu’est-ce que ces adjectifs
signifiaient-ils ? L’intensité de la spéculation portant sur
ces questions révélait des anxiétés qui se situaient à une bien
plus grande profondeur que n’importe quoi qui était associé à de
plus grands loisirs de la femme moderne ou à la fuite des tâches
ménagères hors du foyer. Ces évolutions se sont indubitablement
produites, mais pourquoi ont-elles dû laisser derrière elles une
amertume et une passion telles que ni les féministes, ni les
sociologues et les historiens, qui ont adopté leurs théories sur la
famille, n’ont été capables d’expliquer.
Quoi
que l’on pense du bien-fondé de la cause féministe, l’on doit
admettre que le fait d’envier les hommes était très prononcé
dans le féminisme américain. Et parfois cette envie se transformait
en un antagonisme absolu. Les féministes discouraient beaucoup
sur le besoin d’une camaraderie plus libre et plus spontanée entre
les hommes et les femmes, mais dans la pratique elles semblaient
souvent adopter un état de guerre perpétuelle. Même lorsque le
fait d’envier les hommes n’atteignait pas le stade de l’hostilité
– et il est possible de grossir les aspects lesbiens et castrateurs
de la révolte féministe – l’envie demeurait néanmoins.
Il en était de même pour l’exécration non dissimulée de tout ce
qui a un lien avec la famille de la classe moyenne et avec la
vie en général de cette classe moyenne, une détestation dont le
fait d’envier les hommes n’était en fait probablement que l’une
des facettes. Considérons par exemple les essais
autobiographiques d’Inez Haynes Gillmore, essais qu’elle a
publiés sous le titre délibéré et révélateur de
Confessions of an Alien [Confessions d’une étrangère].
L’on rencontre immédiatement dans ces mémoires le sens du
caractère superflu qui, plus que tout d’autre, identifie
l’impulsion féminine. C’était ce « sentiment
d’extranéité », dit Mme Gillmore, accompagné « d’un
sentiment d’insatisfaction sexuelle » (c'est-à-dire le fait
d’envier les hommes), qui l’a poussée à effectuer « des
découvertes au sujet de la vie de la femme » et qui a fait
d’elle une féministe.
« Cela
fait plusieurs années maintenant que je me suis sentie étrangère à
ce monde, et non pas étrangère à cause de la race ou de la
couleur, mais étrangère à cause du changement des conditions
économiques. Il me semble que sociologiquement si l’on peut dire
je suis suspendue dans un vide à mi-distance entre deux sphères –
la sphère de l’homme et la sphère de la femme. C’est une
carrière professionnelle … qui me place hors de portée des
devoirs et des plaisirs normaux de la femme. Les limitations
conventionnelles du lot de la femme me placent hors de portée des
devoirs et des plaisirs normaux de l’homme. ».
Mais
tandis que son impression d’aliénation a connu « une
croissance comparativement récente », « cet autre
sentiment – l’insatisfaction sexuelle – m’a accablé toute ma
vie ».
« Ce
n’est pas depuis que j’ai commencé à réfléchir par moi-même
que j’ai eu le moindre doute concernant la sphère qui m’attirait
le plus. Les devoirs et les plaisirs de la femme moyenne ennuient et
agacent. Les devoirs et les plaisirs de l’homme moyen intéressent
et séduisent. Ceci m’a semblé la plus honteuse de mes
découvertes. Or j’ai bientôt trouvé qu’il s’agissait d’un
sentiment que je partageais avec la majorité de mon genre. Je
n’ai jamais rencontré un homme qui voulait à quelque moment que
ce soit être une femme. J’ai rencontré très peu de femmes qui
n’ont pas à un moment ou à un autre voulu être un homme. ».
Afin
de découvrir les raisons de son insatisfaction, Mme Gillmore a dû
« remonter au tout début » de sa vie. Enfant studieuse
et imaginative, elle a grandi dans une pauvreté raffinée,
« suffisamment pauvre pour être morne, suffisamment pauvre
pour être soumise à tous les expédients usés jusqu’à la corde
d’une distinction défraîchie, mais pas suffisamment pauvre pour
apprécier quand même la promiscuité sociale joviale et
vulgaire des véritables indigents ». Au début, elle
attribuait sa tristesse à la pauvreté de sa famille. Elle a
découvert ensuite que la pauvreté, « ce brouillard gris
étouffant », pesait plus fortement sur elle qu’elle ne
pesait sur ses frères. « Ils ne cessaient de s’échapper,
non pas comme moi vers un monde plein d’imagination, mais vers un
monde réel, bien qu’invisible – ce pays écarlate et or du
garçon sans attache ». Elle désirait ardemment l’aventure,
mais « la coutume avait décrété » qu’elle ne pouvait
pas sortir pour la chercher ; elle devait attendre que
l’aventure vienne à elle. Parfois, elle était submergée par le
fait qu’elle ressentait toutes les possibilités qui s’ouvraient
à elle, par le sentiment que « presque n’importe quoi peut
arriver ».
« Mais
“ce presque n’importe quoi” n'est pas arrivé… Le “presque
n’importe quoi” peut arriver aux hommes… Mais pour les femmes,
l’aventure, à l’exception toujours de ce qui doit être pour la
plupart d’entre elles leur seule aventure – l’amour et le
mariage –, vient de la manière la plus fortuite, si jamais c’est
possible, à des intervalles si longs qu’elle les trouve souvent
impréparées et apeurées. Même l’aventure du mariage est
accidentelle. Elles ne peuvent pas l’exiger de la vie. ».
À
l’université, elle a pris des cours de littérature et de
philosophie et elle a développé « une énorme curiosité à
l’égard de la vie ». Elle et ses amies discutaient et
débattaient sans fin. Mais toutes les preuves sur lesquelles elles
fondaient leurs spéculations provenaient des livres. « Il ne
nous est jamais venu à l’esprit que nous étudions un monde de
seconde main, que nous avions une vie en traduction, que nous
n’avions jamais eu réellement une rencontre en face à face avec
lui ». Les hommes, pensait-elle – car il y avait une
université pour les garçons dans la même ville –, ne lisaient
pas autant et presque certainement ne parlaient pas si bien qu’elles,
mais ils vivaient ».
Ils parlaient tout le temps à l’homme de la rue, au cocher,
au coiffeur, au policier. Ils parlaient beaucoup à la femme
travaillant dans l’industrie, à la vendeuse, à la serveuse, à la
sténodactylo. « Le monde », concluait-elle, avait
institué « un double niveau d’expérience – l’un pour
les hommes, l’un pour les femmes ».
Finalement,
Mme Gillmore se révoltait contre son sort et elle décidait de
« jouer le jeu de l’homme ». Elle est devenue
journaliste et écrivaine. Elle allait où elle voulait et elle
choisissait ses amis. La vie l’a favorisée « beaucoup plus
que la plupart des femmes ». « Elle m’a permis de faire
un travail d’homme et elle m’a payée le salaire d’un homme ».
Mais elle se demandait si elle n’avait pas « payé beaucoup
pour mon indépendance – dans ce sentiment d’extranéité que
j’avais avoué ». Elle continuait en même temps à être
tourmentée par la pensée que, après tout, en dépit de ses
efforts, elle n’avait pas encore réussi à affronter l’expérience
pour elle-même. « Le fait que je n’ai jamais vu la vie à
l’état brut me donne un curieux sentiment de perplexité. Je suis
certaine que … à la fin, je ressentirai la vie comme je la ressens
maintenant, c'est-à-dire comme un amateur ».
Ces
“confessions” ne sont pas un cri isolé et solitaire de
désespoir. Elles étaient la plainte qui était commune à une
certaine catégorie de la femme américaine au cours de la période
du tournant du siècle – la femme de la classe moyenne ayant des
ambitions intellectuelles. Lorsqu’elle écrivait sur ses
propres souffrances antérieures, Jane Addams décrivait exactement
la même expérience – le désir ardent d’“aventure” ;
le sentiment de vivre une vie de seconde main et « d’avoir
une vie en traduction » ; la crainte de se trouver
« impréparée et apeurée » face à l’expérience. Peu
de féministes de cette période-là semblent avoir échappé à
l’espèce de crise nerveuse décrite par Jane Addams – une
période d’errance complète dans laquelle tous les pouvoirs de la
personne semblaient s’atrophier. Souvent, la crise était
précipitée par le mariage. C’est ainsi que Charlotte Perkins
Gilman, après avoir goûté à l’indépendante à vingt-et-un ans
– « un déferlement phénoménal de libre énergie » –,
a trébuché en contractant un mariage désastreux avec Charles
Stetson, un peintre, en dépit de la prémonition qu’elle pénétrait
« dans un futur d’échec et de souffrance ».
Elle s’est immédiatement enfoncée dans une maladie inexplicable.
« Une sorte de brouillard gris envahissait mon esprit, un nuage
qui grossissait et s’obscurcissait ».
Elle a donné naissance à une fille, « un bébé du
bonheur » ; son mari était plus attentif, plus prévenant
que jamais ; mais la morosité s’aggravait de jour en jour.
« Il y avait une maison charmante ; un mari aimant et
dévoué ; un magnifique bébé en bonne santé, intelligent et
sage ; une mère extrêmement compétente pour gérer les
choses ; une bonne entièrement satisfaisante – et j’étais
allongée toute la journée dans le salon et je pleurais ».
Mais lorsque qu’elle s’est rendue en Californie pour rendre
visite à des amis, son moral a grimpé d’un seul coup. « Dès
le moment où les roues ont commencé à tourner, le train à bouger,
je me suis sentie mieux ».
Elle est revenue à la maison et, en moins d’un mois, « elle
était aussi déprimée qu’avant son départ ».
L’on ne pouvait pas trouver d’application plus concluante de
l’affirmation féministe selon laquelle la vie de famille réfrénait
l’effort créatif. Mme Gilman a divorcé d’avec son mari et elle
a fait par la suite une brillante carrière d’écrivaine et
d’agitatrice.
De
la même manière, Margaret Singer, encouragée à développer ses
talents par l’exemple d’un père vénéré, s’est lancée dans
une carrière médicale qui a été uniquement interrompue par un
mariage impulsif avec un jeune peintre. Presque immédiatement, elle
est tombée malade ; dans son cas, d’une maladie réelle, la
tuberculose, de laquelle elle s’est rétablie lentement. Par la
suite, elle et son mari ont vécu dans Greenwich Village où ils
cultivaient la société des artistes et des radicaux qu’ils
fréquentaient dans le salon de Mabel Dodge, et, selon toutes
apparences extérieures, ils menaient une vie trépidante. Et
pourtant, Mme Sanger n’était pas heureuse, et, en prenant de
l’âge, elle s’est rendue compte qu’elle avait gaspillé bien
trop de sa vie dans « une couvaison inactive et incohérente ».
« Je n’ai pas pu contenir mes idées, je désirais être en
adéquation avec ce que j’avais à faire dans le monde ».
Comme Charlotte Gilman, elle a dû quitter son mari pour le faire.
[
4 ]
Pour
des femmes telles que celles-ci, conscientes de leurs dons
intellectuels, mais incapables, semblait-il, de les utiliser à
l’intérieur de la sphère des devoirs traditionnels des femmes, la
vie, l’expérience, le “développement”, étaient toujours
là-dehors, et ils faisaient partie du grand monde qui se
situait au-delà du ménage et de la famille. Mais le sentiment
d’“extranéité” n’était en aucun cas restreint aux femmes.
Si l’on considère l’impulsion féministe comme un aspect
d’une évolution plus générale – la révolte des intellectuels
contre la classe moyenne –, l’on commence à comprendre la grande
crainte des féministes de ne pas avoir pleinement profité de leur
vie. Pour la raison que cette conviction, selon laquelle la vie se
situe toujours en dehors des étroites limites de sa propre
expérience, était commune à tous ceux, quel que soit leur sexe,
qui se sentaient emprisonnés dans la vieille pièce, sentant le
renfermé, de la culture empruntée.
L’envie
avec laquelle les femmes regardaient les hommes avait sa contrepartie
dans l’envie des intellectuels en général pour ce qu’ils
imaginaient être la vie plus riche du prolétariat (une envie qui, à
notre époque, a été transférée aux Noirs).
Les femmes également, quand elles
n’étaient pas confondues d’émerveillement pour le monde
masculin d’activité et d’aventure, donnaient souvent libre cours
à ce mélange de peur et d’envie vis-à-vis de la classe ouvrière.
Mais lorsqu’Inez Gillmore parlait de « la promiscuité
sociale joviale et vulgaire » des pauvres, avec laquelle sa
propre « distinction défraîchie » faisait un si
poignant contraste, elle ne parlait pas en tant que femme, mais en
tant qu’intellectuelle de la classe moyenne regardant avec
mélancolie à travers le gouffre social. Elle ne disait pas plus
que ce que tout intellectuel de l’époque a dû soupçonner à un
moment ou à un autre, à savoir que sa
propre classe avait d’une certaine manière perdu le contact avec
la vie. Vivre pleinement, directement, spontanément ;
vivre aux limites externes de ses capacités ; s’immerger dans
le courant de l’expérience – tout ceci n’était plus quelque
chose que l’on considérait comme allant de soi en tant qu’essence
de la condition humaine, mais quelque chose qui était plutôt devenu
un objectif qu’il fallait s’efforcer d’atteindre de toutes ses
forces, un objectif pour lequel pourtant la fatalité voulait
toujours que l’on ne soit pas lamentablement à la hauteur. C’était
précisément ce sentiment mystique du caractère sacré de
l’expérience, de la vie, du développement, qui rendait les hommes
et les femmes de cette époque incapables d’établir une
alternative au culte de “l’épanouissement personnel”, dont ils
étaient si prompts à discerner les possibilités destructrices.
Charlotte Gilman pouvait déplorer l’individualisme débridé
qu’elle observait comme étant le fléau de la société moderne,
et en même temps insister sur le fait que le “développement”
personnel était la loi de la vie et le seul but digne d’être
poursuivi.
Et la “nouvelle religion”, dont Robert Herrick insistait sur la
nécessité, était l’alternative au triomphe de l’égotisme qui
s’avérait n’être rien d’autre que la “religion de la vie”
– « une foi en la vie séparée de notre propre destinée
personnelle ».
L’histoire
culturelle et même politique de cette période-là, vue sous cet
éclairage, semble toujours donner de l’éclat à une facette
reflétée de cette religion de l’expérience. L’on voit cela à
la vogue du naturalisme littéraire ; au journalisme qui déterre
des scandales, avec sa célébration (sous l’apparence de la
réprimande) de la vie fourmillante des villes ; à la
présomption, commune aux deux, que la “réalité” était à la
fois sordide et romantique, obscène et indiciblement passionnante –
tout ceci représentait, pour résumer, l’antithèse de la
respectabilité distinguée. On le voit à la profonde ambivalence
avec laquelle les hommes et les femmes qui se qualifiaient de
progressistes envisageaient les faits et gestes des « scélérats
de grande richesse » ; à leur mélange de fascination et
d’horreur, à leur envie scandalisée. Par-dessus tout, on le voit
au mécontentement des intellectuels non seulement à l’égard de
l’ancienne conception de la culture, mais aussi de la vie
intellectuelle elle-même ; à leur empressement à échapper à
l’isolement auquel le fait d’être un intellectuel semblait les
condamner ; à l’effacement et au mépris de soi qui les
faisaient avoir très envie de mettre leur capacités au service de
la communauté. Rien n’aurait pu être plus révélateur que
l’omniprésence de l’idéal de “service” chez les gens mêmes
dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils en aient été les
critiques les plus véhéments. L’enquête et la conjecture
désintéressées ne pouvaient plus suffire. Les intellectuels,
comme n’importe qui d’autre – même les pauvres, malgré la
forte sensualité dont les intellectuels les dotaient dans leur tête
– ne pouvaient trouver réconfort et sens, semblait-il, que dans de
grands mouvements de masse, englobant des gens dont ils pouvaient
imaginer faire partie.
Mais
si ces choses étaient vraies, pourquoi, et il faut se le demander,
tant de femmes les ignoraient-elles ? Pourquoi ne
voyaient-elles que la “question sexuelle” ? Si réellement
les femmes partageaient avec les hommes de la même classe le désir
ardent pour une vie moins étriquée et pour des rencontres plus
directes avec l’expérience, pourquoi ne percevaient-elles pas
l’existence de ce terrain d’entente ? Pourquoi
persistaient-elles à attribuer leurs souffrances non pas à la
classe, mais au sexe, non pas au fait qu’elles étaient des
intellectuelles de la classe moyenne en rébellion contre ce qui en
était arrivé à apparaître comme une existence stérile et dénuée
de sens, mais au simple fait qu’elles étaient des femmes ?
Il est vrai naturellement que des femmes comme Jane Addams voyaient
aussi bien la question de la classe que la question du sexe et
qu’elles donnaient effectivement la primauté à la première, mais
il est également vrai que la discussion à propos de la femme
nouvelle, considérée comme un tout, trouvait toujours le moyen de
revenir sur le fait de l’“insatisfaction sexuelle”, au récit
des épreuves et des privations ancestrales des femmes. Même Jane
Addams n’a pas pu échapper entièrement à ce ressentiment. Et
elle n’a pas pu non plus échapper au soupçon qui obsédait
l’imagination féminine : à savoir qu’en poursuivant un
idéal masculin, elle avait trahi sa propre féminité.
Le
ressentiment et la suspicion étaient inévitables en raison des
conditions particulières de la vie américaine – ou peut-être
plus correctement des conditions de vie particulières dans les pays
anglophones. En Amérique, pour commencer, l’idée de culture
était à dominante féminine. Très tôt, le soin et la préservation
de la culture avaient été confiés aux femmes. Non seulement l’art,
mais aussi la religion, étaient considérés comme faisant partie de
la sphère de la femme, les activités plus pratiques de la sphère
de l’homme, et dans aucun autre pays dans le monde la distinction
entre les eux, dans l’esprit populaire, n’était aussi rigide de
manière intransigeante. Les femmes étaient les gardiennes morales
de la société. Dans une société qui se sentait au bord du
chaos – une “frontière” dans le sens le plus large de ce terme
–, elles en venaient à représenter la cohésion, la décence et
la maîtrise de soi ; et le culte du foyer, sur lequel elles
présidaient, est devenu une religion nationale. Dans ces
circonstances-là, la rébellion contre la culture devenait
nécessairement une rébellion contre la définition de la “place”
de la femme à laquelle la conception du XIX° siècle de la culture
était si étroitement attachée.
L’association
du raffinement moral et esthétique avec la féminité était
davantage qu’une expression du mythe sentimental de la pureté de
la femme. Elle semble avoir servi en même temps un objectif plus
immédiat et pratique. Les talents artistiques et intellectuels chez
la jeune femme, au XVIIIe et au XIXe siècles, étaient considérés
comme indispensables en vue de son succès sur le marché du mariage,
vers lequel toutes ses énergies étaient supposées être consacrées
depuis son enfance. Les féministes soupçonnaient, et ce à juste
titre, que non seulement l’idéal raffiné de la culture, mais tout
le système des rapports sociaux distingués, avaient pour fonction
essentielle la mise aux enchères des jeunes filles pour les offrants
les plus convoités. Puisqu’un mariage avec un beau parti était
considéré pour ses propres filles comme la summum bonum de
l’existence, un vaste ensemble de conventions s’est développé,
conçu à la fois pour faciliter et pour réguler la quête
concurrentielle effrénée de maris qui en découlait inévitablement.
La mode, la “société”, la “culture”, étaient toutes des
aspects d’un même processus. Leur objectif, semblait-il, était de
cultiver les attraits de la jeune fille et ensuite de fournir un
cadre pour leur étalage. Même la vie des affaires de la classe
moyenne, s’il fallait en croire des romanciers comme Robert
Herrick, était sur le point d’être finalement infiltrée par les
ambitions sociales des femmes américaines ; et les
récriminations que l’on rencontrait si souvent au tournant du
siècle, à savoir que toute la vie avait été “féminisée”,
semblerait refléter le degré auquel les rapports sociaux de toutes
sortes, à un certain niveau de la société, en étaient arrivés
pour graviter inexorablement autour des revendications de mise en
relation concurrentielle.
Il
n’est pas surprenant que les images de l’esclavage et de la
prostitution aient figuré en bonne place dans la rhétorique
des féministes. L’analogie entre la condition des femmes et la
condition des esclaves nègres a toujours été l’analogie préférée
des féministes. Elle exprimait le sentiment que les femmes
étaient légalement les esclaves de leur mari, mais elle pouvait
également faire référence, de manière plus indirecte, à ce
sentiment que la société était une sorte de maison de vente aux
enchères pour laquelle les filles étaient élevées (comme les
servantes noires) depuis la naissance. Comme pour la prostitution, la
référence était parfaitement évidente. Lorsque les féministes
faisaient référence au “parasitisme” de la femme moderne, elles
voulaient dire, entre autres choses, que leur seule fonction dans la
vie était d’être agréable aux hommes. Ainsi, la différence
entre le mariage et la prostitution n’était guère plus qu’une
subtilité légale. Olive Schreiner soutenait qu’il n’y avait pas
« de ligne nette, claire, tirée abruptement » entre « la
femme entretenue », vivant « de l’exercice de ses
seules fonctions sexuelles », et la prostituée.
L’effet
pratique de tout ceci, pour les jeunes filles ayant des intérêts
intellectuels et possédant de sérieuses dispositions, était de
rendre la société de leurs contemporains presque intolérable. Le
plus petit dénominateur commun de la révolte féministe, c’était
simplement un dégoût, qui avait pris forme tôt dans leur vie,
vis-à-vis de la pure bêtise de la vie qu’une fille devait
s’attendre à mener et que la plupart des filles semblaient mener
effectivement. « Mon but », disait une féministe, « est
… de faire de moi une vraie femme, une femme qui mérite ce nom, et
non pas d’être une de ces petites poupées délicates ou de ces
bouffonnes imbéciles qui constituent la majeure partie des femmes
américaines, ces esclaves de la société et de la mode ».
L’une des amies lycéennes de Jane Addams se lamente : « Si
quelqu’un veut se rendre particulièrement désagréable vis-à-vis
de moi, qu’il m’appelle lycéenne ». Sentimentales,
« excessivement enthousiastes, et jeunes » ;
perpétuellement « affligées de petits rires stupides »,
n’étant « intéressées par rien en dehors des affaires de
leurs voisines » ; manquant dans l’ensemble de « la
faculté de vérifier ce qu’elles lisent et de le développer :
de le digérer et d’en discuter » – telles étaient ses
camarades. « À quel point la fille réservée est
considérée comme malheureuse ; celle qui peut parler le plus
et cancaner d’une manière facilement désagréable
(comprenez-vous ?), c’est elle la fille populaire ».
Une
autre lettre adressée à Jane Addams par une amie faisant partie
d’un pensionnat de filles saisit immédiatement les conditions
contre lesquelles les féministes se révoltent et les difficultés
inhérentes à cette révolte :
« Les
filles y étaient affectées de la même maladie sentimentale, celle
de se “câliner”, qui, dis-tu, infeste Rockford. Je suis
entièrement d’accord avec toi que c’est à la fois dégoûtant,
horrible et démoralisant, pour nous les femmes… Effectivement, les
filles poussent la chose si loin qu’elles vont jusqu’à flirter
réellement entre elles, de manière similaire à ce qui se
fait entre sexes différents. Pendant un certain temps, il y a eu
toute une excitation à propos de cette affaire. Mlle Bentley l’a
évoquée au moyen d’exercices généraux d’une manière
sarcastique, mais triste et réprobatrice, telle que nous avons été
toutes emplies de honte. Je crois dans le fait d’embrasser ses
amies au bon moment, mais, en leur conférant – aux baisers – un
caractère indifférencié à tous sans exception, la sacralité du
baiser perd de son charme. Je crois que les amitiés et les amours
vraies et profondes sont celles qui ne font pas des démonstrations
tapageuses – telles qu’elles l’étaient. Chère Pythias, je
crois en toi, j’ai trouvé mon affinité et j’imagine les moments
agréables et tranquilles que nous pourrions avoir “lors d’une
soirée”, lisant à voix haute l’une pour l’autre et tenant des
conversations sérieuses. ».
Il
est touchant et révélateur que, dans leur dégoût commun de la
vanité et de la frivolité de leurs camarades de classe – dont les
flirts désinvoltes entre elles, répétitions pour des flirts plus
importants à venir, étaient les produits finaux logiques d’un
système qui élevait le théâtre de la cour à une position si
centrale –, ainsi que dans la recherche d’une vie qui ne serait
pas « démoralisante pour nous les femmes », les filles
ayant des habitudes plus sérieuses se soient trouvées et se soient
confiées entre elles comme de “vieilles amies”, comme “Damon”
et “Pythias”. Le fait de prendre des pseudonymes masculins est un
détail sans importance en soi ; mais il symbolise le dilemme
féminin. La détermination à être une « vrai femme »
imposait à cette femme de mener en réalité une vie d’homme.
C’était exactement ce point important qui était soulevé par
les critiques qui montraient la plus grande incompréhension à
l’égard du mouvement féministe. Ce qui était si exaspérant,
c’était qu’il n’y avait finalement pas de réponse pour le
plus facile de ces clichés. La recherche de la nature de la femme
faisait toujours tourner en rond.
NOTES DU CHAPITRE 2