par
Lucien Laugier
« Il
est largement temps d’en finir avec les immenses abus faits avec
les termes. Le capitalisme est trop intéressé à présenter tout
mouvement violent, toute action de force, et surtout toute lutte
armée, sous le terme de révolution, pour mieux dénaturer et
déformer l’idée de révolution sociale, afin de mieux la
confondre et aussi mystifier les idées et la conscience de classe du
prolétariat. Il est d’autant plus déplorable de voir ces abus de
langage et la confusion qui en résulte pénétrer jusqu’à
l’intérieur du mouvement révolutionnaire » . MARC CHIRIC
(Défense
du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre, réponse à
un camarade, Venezuela, novembre 1965, in Tome II p.21 et suiv.).
Une
certaine ignorance des faits et conditions historiques décrits au
chapitre précédent explique, pour une bonne part, l'acceptation,
par les membres du PCI du schéma transmis par la Gauche italienne
concernant les vicissitudes de la IIIe Internationale en général,
son rôle face à la révolution allemande en particulier. La
crédibilité de ce schéma passe pourtant par une ignorance plus
grande encore de la signifcation et de la portée du travail critique
accompli par la gauche allemande. C’est précisément sur cette
ignorance que la polémique à titre posthume menée par la presse du
PCI contre le KAPD spécule d’une façon aussi édifiante que
triviale ; pour cette raison, il est doublement utile d’en
faire la critique : c'est d'abord mettre en évidence la mauvaise foi
obligatoire dans les procédés critiques du PCI ; c'est ensuite
découvrir, dans l'ambiguïté de la gauche italienne à l'égard de
la gauche allemande, l'origine de cette perplexité à laquelle le
PCI ne peut échapper qu'en multipliant les entorses à la vérité. Par
ailleurs cette polémique antikapédiste s’inscrit dans la dernière
"crise" du PCI comme une nécessité significative en
elle-même. La logique de la solution apportée à cette "crise"
exigeait que la direction du parti, après avoir provisoirement réglé
la discussion de la tactique syndicale[1], se retourne, avec une
virulence accrue, contre la source idéologique présumée des
contestations qui s'étaient élevées dans le PCI en 1970-71 : les
positions de la Gauche allemande et, plus particulièrement, celles
de ses "théoriciens", Pannekoek et Gorter.
Cette
offensive fut déclenchée lors de la réunion générale de Milan en
février 1972, en contrepartie inévitable du "redressement"
opéré sur le plan syndical : pour faire accepter au volontarisme,
en ce domaine, "l'autocritique" qu'on lui administrait, il
ne fallait rien moins qu'évoquer devant le parti le spectre d'une
désagrégation dont on brûla en effigie le symbole : le
"kapédisme".
Inutile
de décrire par le menu cette manœuvre,
dont il faut bien reconnaître
que le "centre" du parti beaucoup mieux que nous percevait
la nécessité impérative en tant que moyen de conjurer
l ‘écroulement de tout l'édifice théorique du PCI.
Rappelons seulement, pour ne pas quitter l'angle de vue
essentiellement expérimental que nous respectons tout au long de
cette étude, les conditions dans lesquelles les éléments ou
sections en désaccord avec la ligne du parti durent renoncer à tout
espoir, non pas seulement de faire prévaloir leurs vues, mais même
de les exposer dans un climat qui ne fut pas empoisonné par une
hostilité fanatique. Les sections "nordiques", dont on a
suivi plus haut la controverse par voie épistolaire avec le
"centre", se convainquirent, sur la fin de l'année 71, de
l'inutilité de poursuivre une discussion qu'elles n'auraient voulue
ne fonder que sur le seul terrain des faits historiques : il
apparaissait de façon indubitable que le PCI ne pouvait les y suivre
parce qu'étant lié, en tant que position de principe, à une
interprétation déterminée et irréfrangible des mêmes faits. Le
"scandale" provoqué par le numéro 114 du "Prolétaire"
survint à peu près à la même époque. Dès lors que le "centre"
exigeait, au nom de la discipline, le "retour du journal dans la
ligne juste" - et donc une autocritique, par les auteurs, des
trois articles incriminés dont nous avons parlé au début - il
était clair que toute discussion "sereine" (selon le terme
qu'affectionnait le "centre") devenait impossible. Le ton
s'était d'autant plus passionné que les tenants les plus résolus
de l'infaillibilité du parti - précisément ceux qui, dans toutes
les sections, avaient ignoré le plus longtemps les incartades
volontaristes du "centre syndical''- retournaient, selon un
réflexe classique, leur mécontentement tardif à l'égard de l'USC
contre ceux qui, par leurs protestations à l'adresse de ce dernier,
avaient effectivement déclenché la "crise". Dans ces
conditions, il n'était que trop prévisible que la réunion générale
de Milan (initialement prévue pour le début de l'année)
reproduirait en plus grand, sans aucune utilité, les empoignades
aussi ridicules que véhémentes dont certaines sections du PCI
avaient déjà été le théâtre. Les sections et membres
"dissidents" du parti refusèrent donc de se rendre à
cette réunion, estimant non sans raison que ceux qui y
participeraient dans ce contexte prouveraient par la même accepter
sans réagir de franchir un nouveau pas dans la dégradation du PCI.
On
pourra en effet vérifier, au travers des textes que nous allons
examiner, à quel niveau d'agressivité le PCI, dans les mois qui
suivirent, éleva les vieilles divergences entre la gauche italienne
et la gauche allemande, entre lesquelles le contraste politique et
idéologique n'avait jamais atteint un tel paroxysme. C'est une
véritable campagne de presse que le PCI déclencha contre le spectre
du KAPD, soulageant en un seul coup, une incroyable accumulation de
mesquinerie et de présomptions concurrentielles au moment de la
confrontation, longtemps différée et inconsciemment refoulée, avec
la fin tragique du mouvement ouvrier dont toute une génération
avait cultivé le fantôme. Si le PCI, près de 50 après la
disparition de la gauche allemande, s'en prit à celle-ci avec la
virulence et le mépris que nous pourrons constater, c'est qu'il
s'agissait bien pour lui d'une échéance historique désormais
impossible à éviter.
En
ruinant définitivement les arguments de 1920 contre "l'infantilisme
de gauche", c'est au mythe de l'infaillibilité de la gauche
italienne que ce nouveau "dialogue avec les morts" porte un
coup sévère[2]. Mais les conséquences n'en seraient peut-être pas
aussi irrémédiables pour le PCI, si celui-ci continuant à
théoriser doctement le ralliement de Bordiga à Lénine et à ses
indéfendables raisons, n'y était poussé par une force en dernière
analyse bien plus importante que la seule fidélité à la tradition,
et qui, finalement, reste la seule inspiratrice de cette fidélité.
Si
la tendance qui s'est fait jour durant la dernière décennie, tant
dans les luttes sociales effectives que dans la réflexion théorique,
a voulu exhumer le "message" de la gauche allemande, c’est
qu'elle y a vu le symbole de la lutte contre l'implantation, dans le
mouvement ouvrier, des "valeurs" idéologiques qui ont
frayé la voie à la forme moderne de domination du capital. La lutte
du KAPD contre la IIIe Internationale, comme nous l'avons vu, est
surtout édifiante en tant que révélation du contenu de répression
idéologique du léninisme. C’est à ce titre qu’elle a suscité
un indéniable mouvement d'intérêt dans le cadre des perspectives
que symbolise mai 1968. Face au conflit désormais ouvert contre
l'arme idéologique qui fut le paravent de la contre-révolution, le
PCI, en recourant à l'amalgame et à la manipulation des textes pour
dénaturer le "kapédisme", avoue le camp qu'il a choisi et
dont, pour notre gouverne, nous avions déjà le pressentiment à la
lumière de divers détails de la vie du parti. Ce qu'il défend
ainsi, toutes griffes dehors, c'est moins Lénine comme moment
historique de la révolution que le léninisme en tant qu'idéologie.
Ce qui le fait sortir de ses gongs, ce n'est pas tant la sanction que
les faits historiques infligent au bien-fondé de la position passée
de la gauche italienne que ce qu'il découvre de précaire et de
fragile dans cette tradition lorsqu'il veut s'en faire un bouclier
contre la bourrasque qui a ébranlé un demi-siècle d'inhibition
politique contre-révolutionnaire.
Dans
la polémique contre le KAPD, apparaît, dès le début, le refus du
PCI de se placer sur le terrain historique, celui où toute
appréciation politique se juge d'après la vérification ou
l'infirmation des prévisions qu'elle contient. Ce refus du "jugement
de l'histoire", dans le texte du PCI, est plus significatif que
le jugement lui-même. Dès 1920, les "kapédistes" ont
prévu que, si l'I.C. poursuivait dans la voie adoptée au Second
congrès, la révolution d'Octobre resterait une révolution
bourgeoise, la forme-parti, au contact de la profonde mutation des
structures capitalistes, deviendrait l'instrument de l'asservissement
du prolétariat, tandis que la classe ouvrière subirait jusqu'au
bout le processus déjà en actes de sa réduction à une "catégorie
du capital". A la confirmation historique de cette perspective,
le PCI ne peut rétrospectivement n'opposer que celle que soutenait
encore Bordiga en 1926 : le processus de la contre-révolution
stalinienne n'était pas fatal.
L'hypothèse
de Bordiga à cette époque est très clairement résumée dans ce
commentaire de "Programme communiste" à la lettre de
Korsch (dans laquelle Bordiga expose la position ci-dessus) : "Aussi
longtemps que dans une double révolution, le pouvoir prolétarien
n'est pas définitivement liquidé, on ne peut parler de pure et
simple révolution bourgeoise". L'hypothèse Bordiga n'a
évidemment plus de sens aujourd'hui. Même si on fait abstraction de
son élimination historique, l'affirmation de "Programme
communiste" se réduit à une pure tautologie, puisqu'il s'agit
de déterminer le moment historique où le pouvoir bolchevique, en
raison du rôle joué sur le plan international où il s'opposait aux
conditions du dépassement socialiste de la révolution russe,
cessait, par ce fait même, de mériter l'adjectif prolétarien.
L'affirmation selon laquelle, en 1926, des bouleversements sociaux
internes à la Russie pouvaient encore remettre en cause la situation
intérieure et la politique internationale de la Russie
stalinisée, n'infirme en rien l'existence bien antérieure des
symptômes contre-révolutionnaires sur lesquels la Gauche allemande
fondait sa condamnation théorique et politique du bolchevisme. Or
c'est la valeur de ces symptômes et leur signification générale
qui sont en cause dans la polémique du PCI contre le KAPD.
On
peut discuter indéfiniment sur les chances de réussite que recelait
la "gageure bolchevique", qui représentait un défi à
toute une série de conditions internes et externes défavorables au
communisme. Ce défi - quoi qu'insinue "Il programma
comunista"[3] - aucune des critiques sérieuses faites au
bolchevisme sur sa gauche - et moins que toutes celle du KAPD - n'a
contesté qu'il fallait le lancer. Ce qui demeurait déjà acquis,
dès après ces critiques, ne créait qu'une telle gageure ne pouvait
plus se présenter historiquement comme chance du communisme. La
prétention de détruire mondialement le capital grâce à un
mouvement - au sens le plus large du terme - forgé par
l'implantation par voie révolutionnaire, du capital en "aire
arriérée", n'a pas seulement été ruinée par l'évolution
historique : en s'écroulant elle a entraîné dans sa chute tout un
corps de notions et de principe dont le développement et la
généralisation se sont confondus avec l'essor du bolchevisme.
Dans
l'apparition tardive de cette certitude, l'apport spécifique de la
gauche allemande n'est pas négligeable, bien qu'il se ressente des
limites propres au mouvement historique dont cette gauche est elle
aussi le produit. Mais le PCI ne peut aborder sous ce jour sa propre
critique du KAPD. Il lui faut en disqualifier la base sociale et la
genèse politique, lui nier l'appartenance originelle à la même
souche que celle des autres courants de l'I.C., en somme accumuler
contre lui les "antécédents défavorables" afin de
déprécier à l'avance tout ce que sa critique du bolchevisme peut
contenir de fonder. Dans cette méthode, l'usage du faux lui-même
est encore plus révélateur que le faux lui-même. C'est pourquoi,
même au risque de lasser, il nous faut, en ce qui concerne Pannekoek
et Gorter rétablir les vérités de fait avant de tenter de
porter sur eux un jugement que nous voudrions aussi pauvre
d'indulgence a priori que celui du PCI est riche d’animosité
partisane.
La
question de la nature et de la fonction du syndicat
Dans
le flot d’arguments mobilisés par le PCI contre les positions de
Pannekoek et Gorter, il est normal d’examiner en premier lieu ceux
qui concernent leur tactique à l'égard des syndicats. Cette
question fut la manifestation la plus spectaculaire de la divergence
entre la gauche allemande et la gauche italienne ; "question
syndicale", "question allemande", la relation est
aussi étroite aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Aujourd'hui, comme
l'Internationale à cette époque, le PCI reproche à Pannekoek et à
Gorter d'avoir "lancé le mot d'ordre sortir des syndicats
traditionnels, considérés comme des organismes bureaucratiques,
donc contre-révolutionnaires par nature" (le "Prolétaire" ;
numéro 136, 16 au 29/10/72).
En
réalité, Pannekoek et Gorter n'affirment pas que les syndicats sont
contre-révolutionnaires parce que bureaucratiques, mais exactement
l'inverse : les ouvriers ne peuvent y faire entendre réellement leur
voix parce que l'évolution historique du capital impose à ces
organismes une fonction de conservation sociale qui ne peut se
concilier avec la volonté et les aspirations de leurs membres.
Les
positions successives de Pannekoek, avant, pendant et après la
guerre de 1914-18 reflètent fidèlement son analyse de cette
évolution. Au début du siècle, Pannekoek défend la position
classique de toutes les tendances révolutionnaires de la Seconde
Internationale : le mouvement syndical unifie les luttes immédiates
auxquelles seule la social-démocratie donne le caractère de lutte
politique généralisée (Not Pan 21).
De
façon toute classique également, Pannekoek définit la nature et la
fonction d'un organisme qui lutte contre les capitalistes afin que la
marchandise-force-de-travail ne soit pas vendue au-dessous de sa
valeur mais qui, lorsqu'il y parvient, ne fait qu'imposer au capital
le respect de sa propre loi d'échange des équivalents (Not Pan 24).
Les syndicats - souligne Pannekoek - "ne se posent nullement en
adversaires du capitalisme, mais se situent sur le même terrain que
lui". "Leurs taches ne débordent donc pas le cadre du
capitalisme, ils ne vont pas au-delà" (Not Pan 24). Ceci ne les
empêche pourtant pas d'être "un élément de transformation
révolutionnaire de la société". Ils brisent l'isolement du
travailleur, lui donnent le sentiment de la solidarité, etc.".
L'énorme travail d'éducation morale, nécessaire à transformer le
faible ouvrier en vainqueur du capitalisme, voilà l'œuvre
des syndicats, voilà
en quoi consiste leur importance pour la révolution.
Il
est donc visible qu'à cette époque Pannekoek ne soupçonne pas le
phénomène dont il théorisera plus tard les indices : l'unification
du prolétariat grâce aux revendications économiques et de réforme
de l'Etat, mais comme catégorie du capital.
C'est
l'apparition des symptômes révolutionnaires succédant à la
première guerre mondiale qui modifie la position de Pannekoek. Le
processus dont il a décrit les prémisses avant l'éclatement du
conflit se confirme à ses yeux. L'inféodation du syndicat aux
forces contre-révolutionnaires durant la guerre le conduit à
caractériser la fonction de cet organisme dans la phase moderne de
la domination du capital : celle d'un obstacle à la lutte
révolutionnaire. L'énorme appareil syndical, avec tous ses
fonctionnaires peu soucieux d'affronter la prison, a capitulé tout
comme le parti social-démocrate devant la guerre du capital et il a
géré les "affaires sociales" de ce dernier durant tout le
conflit. Il ne peut désormais que s'opposer à toute révolte
ouvrière (Not Pan 77). Le mot d'ordre "sortir des syndicats"
n'est, en 1919-20, que la déduction logique de cette analyse.
La
question du parlementarisme
Sur
ce point, le journal du PCI malmène les faits avec la même
désinvolture. "Pour Pannekoek et Gorter -écrit-il dans son
numéro 138 - (l'abstentionnisme) a la valeur d'un principe comme
pour les anarchistes (souligné par nous, NDR) et au même titre
que la négation de l'autorité" pour ces derniers. Pour nous au
contraire, l'abstentionnisme est une solution tactique en rapport
avec une phase donnée du capitalisme et de la lutte
prolétarienne".(Souligné dans l'original, NDR).
L'affirmation
de "l'abstentionnisme de principe" de Pannekoek est un
double faux : parce que Pannekoek, dans "une phase donnée
du capitalisme" a admis la tactique parlementaire des
socialistes et parce que, lorsqu’il l’a rejetée, c'est pour des
raisons sensiblement identiques à celles de la gauche italienne.
En
1909 (texte "Divergences tactiques au sein du mouvement
ouvrier" ; Bricianer ; pp 74-75) Pannekoek pose cette
question : le parlementarisme étant la forme de domination politique
normale de la bourgeoisie, "pourquoi les ouvriers mènent-ils la
lutte parlementaire ?". Et il répond : parce que cette lutte "a
pour effet d'éclairer les travailleurs sur leur situation de
classe", parce que, de cette façon, "ils acquièrent
l'intelligence politique qui leur est nécessaire" et tendent à
devenir "une classe consciente et organisée apte à la lutte".
La valeur du parlementarisme, conclut-il, réside en cela "et
non dans l'illusion selon laquelle le système électoral pourrait
conduire notre nef (celle des marxistes révolutionnaires, NDR,) par
des voies pacifiques, sans tempête, jusqu'au port de l'Etat de
l'avenir. Pannekoek, en 1909, voit donc dans l'utilisation par
les marxistes de la tribune parlementaire - grâce à laquelle "la
voix des représentants du prolétariat au Parlement retentit jusque
dans les lieux les plus éloignés" - un moyen d'aider à la
lutte de classe des ouvriers.
Mais
il est vrai qu'immédiatement après Pannekoek s'en prend à ceux qui
veulent en faire un but. Sous le titre "parlementarisme seul",
il critique vivement les révisionnistes pour qui "la lutte
parlementaire constitue non pas un moyen d'accroître la puissance du
prolétariat" mais "la lutte pour le pouvoir
elle-même".(Bricianer, p 76). Il n'est pas discutable que
Pannekoek, dans cette critique des révisionnistes, insiste sur la
séparation qui tend à se créer dans la social-démocratie
(allemande notamment) entre les ouvriers du parti et les députés du
parti ; ces derniers étant évidemment choisis en fonction de leurs
chances d'être élus, de leur éloquence et de leur culture, des
subtiles concessions qu'ils savent faire à leurs "collègues"
du Parlement. En raison de cette insistance de Pannekoek à mettre en
évidence les aspects les plus marquants de la corruption
parlementaire (à une époque où cette dénonciation ne vibrait pas
tellement dans l'Internationale), "Le Prolétaire" se croit
autorisé à écrire que Pannekoek substitue "à l'antagonisme
des classes l'antithèse masses-chefs". En fait, Pannekoek
signale seulement, dans la social-démocratie, les premiers symptômes
de cet antagonisme tel qu'il apparaît dans la hiérarchie interne du
parti. La méthode du "Prolétaire" consiste à isoler les
formules de leur contexte afin de se dispenser d'examiner ce qu'elles
recouvrent : la divergence entre la gauche allemande et le
bolchevisme est bien autrement vaste sur cette question du
parlementarisme lorsque la IIIe Internationale, bien après
cette critique de Pannekoek, réclamera le contrôle, par les partis
communistes, de leurs élus au Parlement. Elle ne visera à rien
d'autre que prévenir le phénomène de corruption dont Pannekoek,
l'un des premiers, avait dénoncé l'existence dans la vieille
social-démocratie.
Mais
chez Pannekoek, les effets corrupteurs du parlementarisme ont une
importance encore plus grande en ce qui concerne les masses qu'en ce
qui concerne le parti. Si Pannekoek insiste sur le fait que la
"tactique parlementaire" confine les ouvriers dans une
attitude passive, c'est selon lui parce que cette influence, toujours
aussi puissante lorsque la situation est révolutionnaire que
lorsqu'elle ne l'est pas, devient dans le premier cas un obstacle
considérable à la révolution. N'en déplaise au "Prolétaire",
la défiance de Pannekoek à l'égard de la tactique parlementaire de
l'I.C. est identique à celle la gauche italienne qui, en 1919-1920,
redoutait que cette tactique parvînt à détourner les masses de la
lutte directe contre l'Etat bourgeois. Ceci ressort très nettement
d'un autre texte de Pannekoek : "Révolution mondiale et
tactique communiste" ; 1920. Non seulement il y explique dans
quel cadre historique le prolétariat peut utiliser le Parlement
(tout autre chose donc, qu'un a priori de principe) et dans quel
cadre il ne le peut plus, mais encore il précise la nature du danger
qui se présenterait dans ce second cas : les illusions que la
pratique parlementaire entretient parmi les catégories exploitées
(Not Pan 73 & 74).
C'est
exactement le même danger qu'évoquait la gauche italienne
lorsqu'elle faisait état à l'appui de sa thèse abstentionniste de
l'influence néfaste, en Occident, de plus d'un siècle de démocratie
bourgeoise. Où réside donc la principale force
contre-révolutionnaire de l'idéologie démocratique, sinon dans le
fait qu'elle abuse la classe ouvrière quant aux vertus de la
délégation d'initiative et de volonté qu'elle consent au profit
des députés, ceux des partis adverses bien sûr, mais aussi ceux de
son parti ? Pannekoek a longuement expérimenté l'étendue de cette
illusion durant les années de l'avant-guerre. Elle ne se manifeste
pas seulement dans la "vie extérieure" de l'ouvrier,
c'est-à-dire dans ses dispositions d'esprit à l'égard du pouvoir
et de l'ordre bourgeois. Elle imprègne son comportement le plus
intime, jusqu'au sein de ses propres organisations, c'est-à-dire -
en ce qui concerne la social-démocratie - vis-à-vis de ses propres
dirigeants embourgeoisés. Pannekoek prolonge la critique de la
démocratie bourgeoise jusque dans les rapports organisationnels qui,
au cœur
du mouvement ouvrier lui-même
ont calqué les formes et l'idéologie du capital. Cette infection
idéologique du prolétaire dans le cadre historico-social où il
vit, Pannekoek en poursuit I'analyse jusque dans la structure mentale
de ce prolétaire, telle que ce cadre l'a modelée.
Qu'il
soit donné acte que, sous cet aspect au moins, la "dichotomie
masses-chefs" que le PCI tourne en dérision chez Pannekoek est
la traduction indiscutable de l'analyse de l'aliénation idéologique
des ouvriers.
Classe
et conscience révolutionnaire
"Le
Prolétaire" (numéro 137) réunit contre Pannekoek les
griefs suivants :
1°)
Assimiler le processus révolutionnaire à une "prise de
conscience collective par les exploités de la voie et du but
révolutionnaire" ; en faire le "préalable de leur action
révolutionnaire" ;
2°)
Concevoir le communisme comme le produit "d'un homme nouveau,
auto-conscient et auto-agissant", et donc vouloir "révolutionner
l'esprit" pour que la révolution soit possible ;
3°)
Poser à cette révolution la condition suivante : "que le
prolétariat les masses mêmes (en) discerne clairement les voies et
les buts".
Décidément
le simple sens commun est la chose la moins bien partagée dans le
PCI qui reproche à un marxiste d'attendre de la classe qui fait la
révolution... qu'elle ait une conscience révolutionnaire !
Mais en réalité, ce grief du PCI n'est ni une naïveté ni une
aberration, mais une méthode jésuitique de critique. La thèse que
"Le Prolétaire" veut accréditer est la suivante :
Pannekoek concevrait la révolution, non comme le produit de chocs
sociaux matériels, mais comme le résultat d'une victoire remportée
par certaines idées !
Pour
tirer au clair ce qu'en pense effectivement Pannekoek, deux choses
doivent être examinées : d’abord la vision claire des "voies
et buts" de la révolution en tant que condition même de son
succès ; ensuite qui possède cette vision à un moment
historique déterminé du processus, quand et comment elle peut se
généraliser dans les larges masses. Il ne peut être exorbitant
d'attendre d'une crise sociale susceptible de conduire à une
révolution qu'elle se développe au rythme même d'une claire
vision, toujours plus large et répandue, des "buts et voies"
de cette révolution. S'il existe, entre la gauche italienne et la
gauche allemande, une seule concordance de vues, c'est bien en ce qui
concerne ce mécanisme du mouvement révolutionnaire, en tant que
"ionisation" de multitudes d'énergies précédemment
détournées de ces voies et buts. Bordiga, au congrès de Lyon de
1926, invoque exactement la condition ci-dessus lorsqu'il déclare :
"la bonne tactique est celle que tous ont comprise et choisie à
partir des lignes fondamentales du programme".
Pour
Bordiga, cette condition concerne le parti avant la classe, mais il
n'aurait su concevoir une perspective de développement
révolutionnaire si ces deux facteurs devaient demeurer séparés,
étanches : même dans l'acception léniniste la plus orthodoxe,
la révolution prolétarienne ne peut vaincre si la classe ne se
hisse pas au niveau de la clairvoyance du parti. Bordiga, pour
partisan qu'il soit du parti en tant que seul dépositaire de la
conscience de classe ne dit-il pas également "qu'une véritable
discipline (... ) doit se développer à partir de quelque chose de
spontané surgissant des créations immédiates de la lutte de
classes" ?
Soit
dit au passage, nous ne songeons pas à annexer Bordiga à Pannekoek,
où vice-versa, mais seulement montrer qu'une même conception
générique anime cette génération de révolutionnaires, pour âpres
que soient leurs divergences. Ces divergences, dans le cas précis
qui concerne Pannekoek, reflètent avant tout des conditions
politiques différentes, liées aux particularités de cadres
historico-géographiques distincts. La conception de Pannekoek
exprime la direction réelle du mouvement des masses en Allemagne au
moment où la lutte sociale se radicalise face à l'offensive de
Noske et des corps francs. On a vu qu'en présence de cette
radicalisation, l'éventail des "partis ouvriers". des
Indépendants jusqu'aux "spartakistes" majoritaires dans le
KPD, répugne à se détacher des conceptions tactiques de la phase
historique précédente, tandis que la IIIe Internationale et ses
partisans en Allemagne procèdent dans la contradiction et
l'incohérence lorsqu'ils tentent de greffer sur ces conceptions
dépassées une volonté révolutionnaire.
S'il
existait pourtant à cette époque, en Allemagne, une formation
embryonnaire au moins dont l'orientation ne s'inscrivait pas en faux
contre la tâche du parti selon la définition de Bordiga que nous
avons donnée plus haut, c'était bien le KAPD : à partir de 1920 il
fut combattu par l'I.C. précisément parce qu'il se refusait à
admettre, contre l'avis de l’Internationale, que cette tâche de
parti révolutionnaire put être assumé par les autres formations
politiques issues du vieux mouvement ouvrier. "Discipliner,
canaliser et utiliser des forces en voie de développement",
faire que "les nouvelles expériences deviennent le patrimoine
du parti". strictement selon la formule de Bordiga[4], c'est se
donner pour tâche ce que le KAPD s'efforçait de faire contre l'USPD
et le KPD (S) animés d'une profonde défiance à l'égard de
ces "forces" et "expériences".
Il
est inutile de répéter ce que nous avons dit dans les chapitres
précédents concernant les raisons pour lesquelles le KAPD se
considéra en 1920, comme l'ultime expression historique possible (et
à quelles conditions) de la forme-parti. Ici nous voulons seulement
souligner la cécité volontaire du "Prolétaire" à cet
égard. Dans l'Allemagne des années 1920, il est clair que le
conformisme social, le "respect superstitieux de l'Etat",
tous les éléments psychologiques propres à entretenir la passivité
et l'abrutissement des masses, sont distillés méthodiquement par
les grandes organisations qui revendiquent (bien que ne les possédant
pas toujours) ces qualités de centralisme et de discipline que
Lénine y admirait tant. La situation matérielle des masses et leur
état d'esprit se prêtait naturellement à l'hégémonie de ces
organisations : "Nul prolétariat au monde, et donc le
prolétariat allemand lui aussi - écrivait Rosa Luxembourg en
décembre 1918 - ne peut réduire en fumée, du jour au lendemain,
les traces d'un servage séculaire". Ce fait venait notamment de
se vérifier dans la démission de tout pouvoir par les Conseils
issus de la révolution de novembre 1918.
Pourtant
à plusieurs reprises, la chronologie que nous avons reproduite
montre que des fractions plus ou moins importantes (mais quelquefois
considérables) des masses manifestaient des réactions violentes
contre l'ordre établi, et souvent empreintes de la plus grande
audace[5] ; et ce dans un pays où régnait quasiment la dictature
militaire. C'est dans ces réactions que Pannekoek voyait une
première perception claire des "voies et buts de la
révolution", c'est-à-dire une circonstance objective favorable
à la prise de conscience révolutionnaire. Lorsqu'il pose comme but
des communistes "la transformation de fond en comble de la
mentalité, de la nature du prolétaire", il ne s'agit donc
nullement, comme le prétend le "Prolétaire" (Not Pan 42),
d'une sorte d'opération mystique ou d'une "illumination"
quelconque, mais d'un phénomène réellement possible : l'ouvrier
qui accomplit un acte de rébellion ou même simplement celui qui
s'empare de l'argent de la caisse syndicale pour le distribuer aux
chômeurs est entraîné par une détermination matérielle capable
de surmonter l'inhibition incrustée par le "servage séculaire".
Dans de telles déterminations, Pannekoek avait vu, dès avant la
guerre, les prémisses d'une tactique nouvelle propre à tirer les
masses de leur passivité antérieure.
Bien
après les défaites de 1920-21, et sous l'effet même de ces
défaites, les "conseillistes" et Pannekoek lui-même
croiront avoir découvert dans cette tactique, des formes
d'organisation plus aptes que toutes les précédentes à provoquer
la victoire du prolétariat. Mais ceci est une autre histoire.
Jusqu'à la guerre, et plus encore en 1920, Pannekoek s'intéresse à
ces formes nouvelles parce qu'il pense qu'elles sont réellement
propices à la métamorphose révolutionnaire du travailleur salarié
(Not Pan 42). En
présence de cette position, la méthode du "Prolétaire"
relève à la fois de la confusion et du faux. La confusion consiste
à assimiler conscience révolutionnaire et culture ; le faux réside
dans la conception "éducationniste" prêtée aux
conseillistes. "Le Prolétaire" écrit :
"Ces
prétendus marxistes n'avaient jamais compris et ne comprendront
jamais que la classe ne pourra arriver" à la conscience du
mouvement réel qu'après avoir agi en détruisant l'appareil de son
exploitation économique et sociale, c'est-à-dire après s'être
émancipée aussi d'un esclavage intellectuel qui, de toute façon,
sera la dernière de ses chaînes à être brisée" (numéro
137, 30/10/72-12/11/72)
Pour
la classe exploitée, la conscience du mouvement réel ne peut être
que la conscience de la nécessité et de la possibilité de la
révolution : sans l'apparition, sous une forme ou sous une autre, de
cette conscience, il est fou de seulement rêver de révolution. La
privation de moyens intellectuels peut être un obstacle à une
démarche intellectuelle supposée capable de conduire à la
conscience révolutionnaire, mais elle n'est pas un obstacle au fait
massif et brutal de l'acte révolutionnaire qui est tout à la fois,
de façon indissociable, action et conscience. "Le Prolétaire"
a le droit de contester cette simultanéité "conscience-action"
(nous reparlerons de cette question à propos de la position de
Lukacs) ; ce qu'il n'a pas le droit de faire c'est de prêter à
Pannekoek, qui se fonde sur cette simultanéité, l'idée que la
conscience révolutionnaire passe par l'acquisition des "moyens
intellectuels" dont la diffusion massive, non seulement ne peut
être conçue que par la victoire révolutionnaire, mais exige un
révolutionnement du contenu de ces moyens.
En
fait, c'est le PCI qui est "culturaliste", non pour la
masse mais pour le parti ; c'est ce qui perce dans un autre passage
du n° 137 de son journal, lorsqu'il reproche aux kapédistes de
réduire le rôle du parti à éclairer la masse, ou plutôt à les
aider de prendre conscience d'elles-mêmes, "à redécouvrir
cette science qu'est le marxisme". L'idée cachée du PCI se
trouve dans le corps de phrase que nous avons souligné : la
conscience révolutionnaire est produite par l'analyse scientifique
de l'exploitation capitaliste. Suivant cette acception, il est bien
évident que des millions d'individus ne peuvent, sans un
bouleversement total de la société, disposer des moyens théoriques
et pratiques indispensables à l'acquisition d'une telle science.
Mais ce n'est nullement de cela qu'il s'agit chez Pannekoek. Sans
nous occuper encore de la question de la "science"
marxiste, nous notons qu'il faut une bonne dose d'aveuglement ou de
mauvaise foi pour prêter à Pannekoek cette idée saugrenue qu'il
attendrait des actes de révolte sociale sur lesquels il axe sa
conception de la conscience de classe la révélation aux prolétaires
de ce que la "science" marxiste aurait seule découverte de
l'énigme du système du capital. Il faut être sot pour croire que
Pannekoek aurait la sottise d'imaginer que l'ouvrier, par le seul
fait qu'il a pris les armes contre l'Etat du capital, a compris ipso
facto "la loi tendancielle de la baisse du taux de profit"
dont des générations de marxistes ont fait leur credo.
Le
comble de la méthode du PCI c'est que, pour convaincre Pannekoek
"d'idéalisme", il lui oppose la formule fameuse - et par
trop galvaudée - selon laquelle "l'action précède la
conscience". Pannekoek, en réalité, s'inspire du même
principe. Toute conscience est conscience de quelque chose. Pannekoek
postule que, dans certaines circonstances, la conscience de certains
actes, de certaines décisions, déclenche dans les catégories
sociales exploitées une transformation subjective brutale, une sorte
de perception fulgurante de ce qu'est, globalement, la société qui
les exploite ; et ceci parce que, au moins momentanément l'idéologie
- c'est-à-dire une représentation fausse, mystificatrice, de cette
société - a été battue en brèche par l'action elle-même.
Un
autre aspect de la question illustre les méthodes du PCI et son
absence de répugnance devant le faux pur et simple. Pour appuyer
cette assertion que, chez Pannekoek, "une des conditions de la
révolution serait la révolution des idées" et pour soutenir
que sa formule à l'égard des ouvriers est : "'éduquez-vous et
votre sort changera", ou encore que, pour Pannekoek,
"l'éducation socialiste est un préalable de la révolution",
la revue trimestrielle du PCI[6] cite un passage d'un texte de
Bordiga de 1946 ("Force, violence et dictature dans la lutte de
classe") :
"On
doit même affirmer qu'une révolution est vraiment mûre lorsque
l'exigence de destruction du système de production devient un fait
REEL et PHYSIQUE[7], de sorte que ce système entre en contradiction
avec les intérêts matériels non seulement de la classe opprimée
mais même de larges couches de la classe privilégiée.(...) Depuis
des années on nous reproche de vouloir une révolution
d'inconscients.( ... ) Pourvu que la révolution balaye l'amas
d’infamies accumulé par le régime bourgeois... ; cela ne
nous gêne pas beaucoup que les coups soient portés à fond par des
hommes non-encore conscients[8] de l'issue de la lutte".
Que
pense donc Pannekoek des conditions objectives de la révolution et
de la conscience de ceux qu'elle propulse dans la bataille ? Il écrit
que cette révolution "ne peut se produire que dans la mesure où
ces contradictions (celles du capitalisme, NDR) sont ressenties par
les hommes comme des contraintes intolérables"[9]. Il ajoute, à
propos des mouvements révolutionnaires :
"Certes,
il ne s’agit pas d'actions obéissant à un dessein global, une
volonté claire ... (mais qui, NDR) ... dans leur ensemble, ont un
résultat qui, comparé à celui des actions individuelles prises
isolément, fait figure de puissance extra humaine... à la
façon d'une force naturelle, inflexible, intolérable" (Not Pan
9).
Pannekoek
écrit également :"Le socialisme ne se réalisera donc pas du
fait que tous les hommes auront admis sa supériorité sur le
capitalisme et ses aberrations. Les hommes, n'obéissant qu'à leurs
intérêts de classe immédiats, force est de reconnaître qu'en ce
qui concerne le contrôle conscient de leur condition sociale, ils
forment une masse inconsciente"[10] (Not Pan 11).
Quand
on connaît cette position nette et tranchante, il y a de quoi rougir
de la façon dont le PCI utilise les arguments de Bordiga à qui il
faut en outre rendre cette justice, à propos de sa formule de
"révolution d'inconscients", qu'elle est essentiellement
une riposte polémique aux sociaux-démocrates de son temps qui
reprochaient aux communistes de dédaigner la "culture
socialiste" supérieure de l'Occident, par rapport à celle des
Russes. D'ailleurs la réaction de Pannekoek participe d'un esprit
identique à la riposte de Bordiga lorsqu'il fait sienne la réponse
entendue à la conférence d'Amsterdam dans la bouche d'un délégué
anglais (février 1920) : "Il se peut que les Russes soient
ignorants, mais les ouvriers anglais sont tellement bourrés de
préjugés que la propagande parmi eux est beaucoup plus difficile"
(Not Pan 64).
En
fait le PCI veut faire de Pannekoek un idéaliste, un
"éducationniste" et un "culturaliste" afin
d'ignorer de quelle façon il concevait le rapport des facteurs
objectifs et subjectifs dans une situation de tension
révolutionnaire. Il s'agit pour Pannekoek, non d'inculquer aux
masses des "idées" de socialisme, mais de découvrir les
conditions dans lesquelles les masses peuvent s'approprier ces idées,
irréelles ou inacceptables à leurs yeux aussi longtemps que ceux-ci
sont cillés par l'idéologie. L'idéologie, dans les masses
allemandes, est représentée essentiellement par la tradition. Mais
pour Pannekoek, "la tradition doit céder devant la puissance
des réalités nouvelles, qui, à tout instant, la battent en
brèche". Ce n'est donc pas, pour Pannekoek les idées qui
modifient les conditions matérielles de la lutte sociale, mais bien
l'inverse. La tradition, constate-t-il, "a cet effet sur le
développement social qu'au lieu de permettre un ajustement graduel
des idées et constitutions, correspondant aux nécessités changées,
ces dernières, quand elles se trouvent en contradiction trop vive
avec les vieilles institutions, provoquent des explosions, des
transformations révolutionnaires, entraînent avec elles les esprits
attardés qui se voient ainsi révolutionnés"[11] (Not Pan 3).
Organisation parti
Sur
ce point, nous nous arrêterons en premier lieu sur la méthode
qu'observe le PCI dans sa polémique. Le KAPD, comme nous l'avons vu
dans la chronologie allemande, aboutit, au terme de son évolution, à
une condamnation radicale de la forme-parti. Nous aurons plus loin à
situer cette démarche dans son cadre d'ensemble et dans ses rapports
avec le déclin historique du mouvement prolétarien. Pour l'instant,
il nous faut examiner les fondements d'une assertion, platement
empruntés à Lénine et selon laquelle la répulsion de la gauche
allemande à l'égard de l'organisation-parti se résoudrait à une
banale résurgence de l'idéologie anarchiste. Reprenant cette
affirmation, "Le Prolétaire" est pourtant amené à
reconnaître que cette hostilité, chez Gorter et Pannekoek par
exemple, n'était nullement de principe. Le journal du PCI,
après avoir écrit que, selon le KAPD, "le parti n'a plus pour
tâche que de conseiller, d'éduquer, d'éclairer les masses, ou
plutôt de les aider à prendre conscience d'elles-mêmes", doit
ajouter, feignant l'étonnement, que "ni Pannekoek, ni Gorter ne
nient que l'idée "bolchevique", autrement dit l'idée
marxiste, notre idée[12] ait une justification". Mais, ajoute
"Le Prolétaire pour eux elle correspond à la situation
historique de la Russie, engagée dans une révolution double,
mi-prolétarienne, mi-bourgeoise".
C'est
donc cette dernière acception qu'il conviendra de discuter, ce que
nous ferons en lieu opportun, dans tout son contexte. Rétablissons
d'abord l'exactitude des termes dans lesquels Pannekoek, lorsqu'il
reconnaissait la nécessité du parti, soutenait celle-ci. Il est
faux que Pannekoek ait contesté a priori la nécessité de cette
organisation en tant que médiation entre les masses et la théorie
révolutionnaire. Mais il a constaté que cette médiation avait
manqué à un moment crucial du développement de la crise sociale en
Allemagne et qu'on a voulu ensuite la créer artificiellement et, pis
encore, dans des formes et sous le contrôle de forces politiques
opposées à ce développement.
L'absence
d'idées préconçues contre la forme-parti, on la trouve, chez
Pannekoek, tout au long de sa justification de la politique suivie
par les bolcheviks ; justification qu'à la différence de Rosa
Luxemburg, il étend, comme on le verra plus loin, jusqu'à
l'approbation de la tactique à l'égard des paysans. Mais il pousse
jusqu'à ses ultimes conséquences l'affirmation de différences
considérables entre les deux "aires" - russe et
occidentale - qu'il analyse dans le cadre d'une vision extrêmement
lucide de la décomposition du "mouvement ouvrier" allemand
en tant que tel et de son "inversion" de rôle dans les
années 20 ; or la croyance en la force et en la maturité de ce
mouvement était précisément l'illusion maîtresse de Lénine qui
croyait pouvoir y greffer un "révolutionnarisme" de marque
bolchevique. Divers indices sur lesquels nous reviendrons engageaient
d'autre part Pannekoek dans la voie d'un raisonnement tendant à
"spécifier" le "modèle russe" du parti et à
borner son utilité historique aux conditions dans lesquelles son
efficacité s'était vérifiée.
En
ce qui concerne la nécessité de la médiation dont il est question
plus haut et de son absence à un tournant décisif de la révolution
allemande, le passage où Pannekoek affirme explicitement les
conséquences de cette carence est particulièrement probant. En
1918, l'Allemagne craque, dit en substance Pannekoek. Mais les
conseils d'ouvriers et de soldats qui surgissent tombent
immédiatement sous la coupe de "toute une couche, presque une
classe de permanents" ... "la classe ouvrière ayant été
disciplinée par une longue éducation social-démocrate et
syndicale". En outre, ajoute-t-il, " il manque un parti
animé d'une conscience révolutionnaire, si petit soit-il[13]...
partout de petits groupes s'organisent spontanément ... mais il
n'existe ni programme ni cohésion, les ouvriers révolutionnaires
sont vaincus après des combats acharnés et leurs dirigeants
assassinés. Dès lors commence le déclin de la révolution."[14]
Il
y a dans ce passage, en sous-entendu, une hypothèse historique nous
ne voulons examiner que plus loin, mais il en ressort par ailleurs
que la nécessité, pour le triomphe de la révolution, d'un organe
central lucide et écouté n'est aucunement contestée par Pannekoek
et qu'il faut beaucoup de sottise ou de mauvaise foi pour soutenir
contre lui l'accusation "d'anarchiste". Le refus ultérieur
de Pannekoek de conférer au parti ce pouvoir dans la révolution que
lui assigne la conception bolchevique n'est rien d'autre qu'un
résultat expérimental, au terme d'une période particulièrement
édifiante à ce sujet. Cette ultime position de Pannekoek repose
tout entière sur la recherche d'une garantie - d'ailleurs illusoire
- contre l'intrusion (que l'I.C. ne cherche pas à nier) de forces
contre-révolutionnaires dans l'essor du mouvement prolétarien
chaque fois que la situation chaotique allemande ranime cet essor.
C'est du moins dans ce seul sens-là que l'apport de Pannekoek peut
être intégré utilement dans le bilan général de cette période
historique. Il s'agit moins d'évaluer cet apport d'après la valeur
révolutionnaire des formes que préconise Pannekoek qu'en raison de
sa lucidité à identifier les forces contre-révolutionnaires qu'il
veut combattre. Hors de cette voie d'investigation, il ne reste que
la méthode scolastique du PCI et les distorsions qu'elle entraîne.
Contre
l'affirmation du "Prolétaire" (numéro 136) selon qui
"l'immédiatisme" du KAPD aggravait la fragmentation
objective du mouvement en la théorisant, il est facile d'invoquer
les positions de principe de Pannekoek en faveur de la discipline et
de l'organisation de la classe ouvrière en tant que conditions de
succès de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Pannekoek
énumère de la façon suivante les trois facteurs qui confèrent sa
force sociale à la classe ouvrière : le nombre et l'importance
économique, la conscience et le savoir, l'organisation et la
discipline (Not Pan 12, 13, 14).
L'affirmation
du "Prolétaire" n'est pas seulement un faux, c'est une
absurdité : Pannekoek ne pouvait pas "théoriser" la
fragmentation, pas plus qu'il ne pouvait combattre la nécessité du
groupement, de la coordination et de l'unification du mouvement
révolutionnaire. Les conceptions théoriques doivent être
expliquées à partir de leur support historique et social.
L'anti-centralisme des anarchistes était l'expression des catégories
petites-bourgeoises de l'artisanat et des "petits métiers"
en même temps que de l'absence expérimentale de luttes sociales de
grande envergure. La défiance de Pannekoek à l'égard d'une
perspective déterminée de centralisation dans des circonstances
déterminées est d'une nature toute différente : contre les
kapédistes, la "discipline" et la "centralisation"
étaient invoquées, de Lénine à l'USPD, pour défendre la
discipline et l'organisation du vieux mouvement ouvrier qui avait
démontré sa nature contre-révolutionnaire. C'est ce que ne peut
comprendre le PCI, tellement s'est incrusté chez ses membres
l'habitude de faire de ces deux termes des valeurs en soi.
Conseils
et Unions, Etat et dictature du prolétariat
Sous
cette rubrique, "Le Prolétaire" critique trois des
positions des gauches allemands : 1°) leur refus des exigences
draconiennes de la dictature du prolétariat ; 2°) leur liquidation
de la conception du parti au profit d'une "vague démocratie
ouvrière" ; 3°) leur théorisation des Unions comme "formes
révolutionnaires en soi".
"Le
Prolétaire" écrit que les tendances constituant le KAPD, bien
qu'ayant lutté parallèlement à Lénine à Zimmerwald, "ne
pouvaient pas", "devant les réalités de la dictature
prolétarienne", "ne pas être rejetées de l'autre côté
de la barricade."[15]
Renvoyant
à un autre paragraphe la question de la "lutte parallèle"
à celle de Lénine, nous ne pouvons laisser passer l'ignominie qui
situe "de l'autre côté de la barricade" la seule tendance
révolutionnaire du mouvement communiste allemand. L'usage d'une
telle expression contre le KAPD démontre que le PCI actuel
revendique le pire aspect du léninisme : celui que nous avons vu se
déchaîner au 3e congrès de L'I.C. contre "gauchisme" et
"anarchisme", considérés, non plus comme "maladie
infantile" du communisme, mais comme son mal mortel.
Le
"refus des exigences draconiennes" de la dictature
prolétarienne, c'est visiblement, dans l'esprit des rédacteurs du
"Prolétaire", l'attitude du KAPD au 3e congrès lorsqu'il
se solidarisa avec l'Opposition ouvrière de Kollontaï - on a vu
d'ailleurs en quels termes empreints de mesure et de correction.
C'est donc un sujet à traiter dans son cadre historique précis et
non sur le plan des accords ou désaccords formels avec des principes
abstraits : de "bonnes intentions programmatiques", l'enfer
manœuvrier
de la IIIe Internationale fut continuellement pavé !
Avant
d'aborder la "question de principe", c'est-à-dire la
nature du pouvoir révolutionnaire prolétarien nous soulignerons à
quel arsenal le PCI emprunte les armes pour critiquer le "kapédisme"
: il juge ce parti en fonction de la position qu'il a prise à
l'égard des "tâches sombres" de l'histoire du pouvoir
bolchevique et en fondant son excommunication idéologique du KAPD
sur le refus de ce dernier d'accepter une politique répressive que
la gauche italienne, sans pouvoir la désavouer, a subi comme une
nécessité jugée inéluctable, mais qu'elle n'a jamais eu
l'impudence d'exalter sur le ton de pathologie mentale du PCI !
Patiemment
on doit remettre les choses à leur place. Pannekoek n'a jamais biffé
d'un trait de plume "de principe" les "exigences
draconiennes" qui s'imposèrent effectivement dans la gestion
d'un pays ruiné par deux guerres. Ce que les kapédistes et lui
refusèrent - les débats du 3e congrès le démontrèrent clairement
- c'est l'ensemble (politique interne russe et tactique
internationale) de l'orientation de l'I.C. bolchevisée et jugée par
eux à ce moment-là irréversible et sans "récupération
révolutionnaire" possible. Par contre, avant cette date,
Pannekoek fut dans la gauche kapédiste - et cela le "Prolétaire"
le dissimule soigneusement à ses lecteurs - celui qui défendit le
plus loin et dans les sens les plus divers, la politique intérieure
des bolcheviks. Alors que Rosa Luxembourg critiquait Lénine pour
avoir partagé la terre et dissout la Constituante[16], Pannekoek,
dans "Bolchevisme et démocratie", défendit les positions
bolcheviques sur ces deux points, tandis qu'à l'appui du système
des Soviets, il développa - dans la même brochure - des arguments
identiques à ceux que Lénine opposait à Kautsky (Not Pan 50).
En
règle donc quant à la question de rendre au pouvoir soviétique ce
qui lui était dû (la réalisation du maximum de transformation
révolutionnaire, compatibles avec les limites de l'économie russe),
Pannekoek, sur la question de principe, c’est-à-dire la dictature
du prolétariat, développe la conception classique marxiste qui est
un "modèle" exigeant des conditions historiques bien
supérieures à celles de la Révolution d'octobre : un fort
prolétariat victorieux dans un pays capitaliste développé. Cette
conception est patrimoine commun à tous les révolutionnaires de
cette génération, c'est-à-dire à tous ceux pour qui l'avènement
du socialisme passe par la destruction de l'Etat existant et la
dictature du prolétariat en tant que classe. Les divergences
survenues ultérieurement entre ces révolutionnaires sont des
développements d'école - sinon des superfétations - liés à des
interprétations différentes de la praxis postérieure à 1917 ;
nous y reviendrons en lieu opportun.
Il
ne faut donc pas jouer sur les mots quand Lénine vulgarise sa
conception de la "dictature prolétarienne" par l'image
fameuse de "la cuisinière apte à gérer les affaires de
l'Etat", il développe les conceptions mêmes que Pannekoek
défend à propos des conseils ouvriers. Il illustre cette
"transparence" des rapports sociaux qu'on impute à crime à
Pannekoek ! Soit dit en passant, la critique, par la gauche
italienne, du terme "démocratie" - y compris lorsqu'on y
accole l'adjectif "d'ouvrière" - constitue l'un des
principaux apports de ce courant à l'analyse théorique de la
contre-révolution. Mais il conviendra de revenir sur l'usage trivial
qu'en fait le PCI dans sa polémique contre le kapédisme et qui
procède du même esprit scolastique qu'il démontre lorsqu'il s'agit
des apports propres au léninisme.
Pannekoek
justifiait d'ailleurs la nécessité en Russie de formes de
transition, d'une "bureaucratie nouvelle", d'une
spécialisation du travail que ne pourrait surmonter qu'un
développement économique encore à venir (Not Pan 82). C'est à
propos de cette dernière question que commencent à diverger les
diverses appréciations de la politique bolchevique. Tous les
révolutionnaires de l'époque étaient d'accord sur le caractère
inévitablement non-socialiste, non-prolétarien des mesures que la
Russie soviétique était obligée d'adopter. Entre l'acceptation
impérieuse de cette donnée de fait et la justification de toutes
ses conséquences politiques se situe une marge d’appréciations
étroitement liées à la définition du rôle politique assumé par
l'Etat et le parti russes face au capital comme entité générique
et puissance universelle. A ce moment-là, toutes les divergences
possibles dans l'aile révolutionnaire de la IIIe Internationale
lorsque celle-ci commence à "dégénérer" s'orientent
suivant deux axes : 1) la définition d'une période suffisamment
précise au-delà de laquelle les concessions faites par le pouvoir
bolchevique aux forces capitalistes internes et externes ont une
portée générale inversée par rapport à leurs intentions
originelles ; 2) le recensement, en conséquence, de ce qu'on peut
"revendiquer" de la praxis bolchevique, particulièrement
en ce qui concerne la répression exercée en raison directe de
l'impossibilité, en Russie, d'atteindre un degré déterminé
d'émancipation sociale en direction de la nouvelle société
communiste.
La
chronologie qui occupe le chapitre précédent nous a montré que la
thèse de l'unité théorique sans fissure de Marx à Lénine et à
la gauche Italienne conduisait le PCI à théoriser tout le passif de
la praxis bolchevique. En vertu de quoi le PCI est incapable d'aller
au-delà de l'interprétation péjorative de Lénine concernant les
gauches allemandes et il lui est impossible de comprendre le sens de
leur adhésion au mouvement des conseils. Ce dogmatisme apparaît
notamment quand le PCI, reprochant au KAPD "la liquidation du
parti" ou l'appréciation des conseils comme "formes
révolutionnaires en soi", fait totalement abstraction de la
genèse même de ces conceptions. D'où un conflit de principe délié
de tout rapport avec les événements historiques : il est visible
que, dans ce combat fantomatique le PCI se plaise à affronter, non
la praxis effective de ses adversaires, mais les termes généraux au
travers desquels ils l'ont justifiée. En tant que partisan passionné
des conseils, Pannekoek n'exalte pas tellement une forme
d'organisation qu'un mouvement, c'est-à-dire une série d'actions
collectives dirigées dans un même sens ; et c'est comme telles
qu'il les oppose à un autre mouvement, ce qui, effectivement, réunit
tous les partis se réclamant de la révolution lorsque l'unité KPD
et USPD de gauche est réalisée.
Conceptions
et théories ne naissent pas des seuls cerveaux. Il nous importe plus
de les comprendre en tant qu'expressions déterminées de moments
historiques - et c'est sous cet angle-là que nous tenons compte de
l'apport de la gauche allemande - que comme principes formels. "Le
Prolétaire", en exhibant quelques formules "infantiles"
du KAPD, se croit autorisé à les tourner en dérision sans
seulement s'interroger sur leur contenu réel. "Opposition
masses-chefs", "partis de masse et partis de chefs",
c'était pourtant, dans la plus froide réalité, sous ces aspects-là
qu'apparaissaient, en 1920, les deux mouvements antagoniques dont
nous parlons plus haut. D'une part, dès mars de cette même année,
une fraction combattive d'ouvriers s'insurge littéralement contre
tous les appareils constitués (partis et syndicats), et "Le
prolétaire" est obligé d'en donner acte. D'autre part
s'alignent, outre la social-démocratie, qui dispose du pouvoir et de
l'armée, l'USPD (créé, dit Broué, "pour être un parti de
parlementaires et de dirigeants") et qui, après le congrès de
Halle, investit le fragile KPD(S), s'emparant de toute sa presse et
de ses organismes permanents, et enfin l'Exécutif de l'I.C. et
Lénine lui-même. (Ce dernier, au nom de la belle théorie selon
laquelle "on ne peut se passer de chefs", impose les plus
pourris au prolétariat allemand).
Il
est bien vrai que, de ces deux mouvements, celui des Unions dans
lequel le KAPD place ses espoirs est imprécis, discontinu,
sporadique et, comme on l'a vu par ailleurs, il s'éteindra début
1921. Mais le mouvement adverse a lui, des contours précis, une
orientation catégorique et des forces considérables à sa
disposition. L'alternative n'est pas "principielle",
flottant quelque part dans le nirvana "théorique", où
s'affrontent, immanent le marxisme authentique et ses déviations.
C'est un partage matériel des forces, un conflit physique entre deux
groupes humains. Il était fatal que les gauches allemands, échaudés
par vingt années de pratique social-démocrate crapuleuse,
traduisent ce conflit sous des tournures formelles parce que ce
partage des forces, en une répartition rigoureuse, opposait les
formes nouvelles, effectivement vagues, mais subversives, aux formes
anciennes dont la précision, l'organisation, la discipline se
coagulaient en un cours contre-révolutionnaire.
Ce
que nous avons rapporté du congrès d'Heidelberg permet de
comprendre l'appel lancé par ceux qu'il avait exclus et qui répudie
les ordres donnés "d'en haut" par une "ligue secrète
de chefs". C'est à la réalité la plus prosaïque que cet
appel fait allusion : aux méthodes de l'I.C., dont le représentant
en Allemagne, Radek, est tout autant habilité à procéder aux
négociations secrètes avec les représentants de l'Etat capitaliste
qu'à l'établissement de rapports confidentiels sur les dirigeants
communistes ; à la pratique de Lénine lui-même qui, comme on le
verra après l'action de mars, approuvée par l'Exécutif, s'est hâté
de circonscrire Kamenev et Trotsky pour disposer démocratiquement de
la majorité du comité central du PC russe et, ainsi, renverser la
vapeur par rapport à cette même action de mars. L'essentiel des
rouages de l'I.C. concernait la diplomatie politique et l'espionnage
organisationnel interne : n'étaient donc pas les plus "infantiles"
ceux qui, dès 1920, osaient identifier la nature de cet appareil aux
méthodes qu'il employait !
Un
autre aspect de la situation de l'époque confirme que la position de
Pannekoek en faveur des Unions ne saurait se ramener à un "choix"
simpliste entre deux formes d'organisation. Pannekoek avait
l'intuition de l'alternative que nous avons précédemment
caractérisée comme l'ultime résistance du mouvement historique du
prolétariat à la tendance qui voulait l'intégrer dans le mouvement
du capital. Le principal grief de Lénine à l'égard des gauches
allemands c'était qu'ils ne savaient pas attendre les conditions
favorables à la révolution. Trotsky en d'autres circonstances
(après 1905) consacra le terme "d'immédiatisme" pour
désigner toute "impatience révolutionnaire" de ce type ;
"Le Prolétaire" reprend cette appellation péjorative en
titrant l'un des paragraphes de son texte : "L'immédiatisme du
KAPD". Or le fait capital, dans ce que ce journal appelle "le
drame du prolétariat allemand", c'est que, dans l'hypothèse où
la révolution prolétarienne avait une chance de vaincre en raison
de la crise sociale sévissant dans ce pays, "l'attente"
n'a fait que compromettre cette chance. Les kapédistes et Pannekoek
l'avaient compris dès 1920, lorsque ce dernier, prenant le strict
contre-pied de la formule "conquête des « masses »
chère à Zinoviev, écrivait que, dans les circonstances du moment,
"le monde ne pouvait attendre" que cette conquête soit
achevée et qu'il fallait au contraire que les masses "interviennent
le plus vite possible" (Note Pan 61).
Il
n'est pas discutable que cette intervention, que Pannekoek attendait
des "forces déterminantes" constituées par "les
facteurs psychologiques profondément enfouis dans le subconscient
des masses", a avorté de manière tellement précoce que
l'historiographie léniniste parvint même à dissimuler son
existence. Mais avorta tout autant, avec les conséquences
catastrophiques que nous avons vu, la tentative, encouragée par les
bolcheviks, de "radicaliser" le mouvement majoritaire en le
noyautant. La façon dont s'entremêlent, dans la chronologie que
nous avons retracée, les calomnies de l'I.C. contre la gauche
allemande et les impératifs de sa tactique d'alliance avec le
centrisme, suffirait à montrer l'indécence d'une exécution du KAPD
révolutionnaire, à l'aide même des principes que les recrues
"communistes" dans l'USPD déployèrent pour masquer leur
propre jeu.
En
ce qui concerne les "formes révolutionnaires en soi",
Pannekoek avait déjà dû affronter une objection identique lors
d'une réunion du PC en Allemagne. Si la révolution c'est
l'intervention révolutionnaire des masses, avait-il riposté en
substance toute forme d'organisation qui ne permet pas cette
intervention est contre-révolutionnaire (Not Pan 78). Les termes
mêmes de la critique faite à Pannekoek - concevoir la révolution
comme "une question de formes d'organisation" - constituent
une dérobade devant cette réalité de fait que toutes les grandes
organisations du mouvement allemand - les syndicats comme les partis
- étaient à cette époque aux mains d'agents conscients ou de
complices involontaires du capital. Leurs supériorité
"organisationnelle" était donc annulée par leur fonction
politique ; dans ces conditions prendre cette supériorité en
considération sous un jour favorable, ce n'était pas seulement se
mouvoir selon le critère reproché à Pannekoek, celui des formes
d'organisation, c'était implicitement admettre qu'il valait mieux
courtiser l'organisation centralisée et disciplinée, mais aux mains
des ennemis ou de leurs auxiliaires, que d'appuyer la véritable
action révolutionnaire... "désordonnée" !
Nous
devons souligner à nouveau que Pannekoek à cette époque-là,
considère avant tout la dynamique des "nouvelles formes"
en tant que mouvements de lutte orientés et comme produits
organiques de cette lutte) (Not Pan 78). Nous avons dit "à
cette époque là", parce que Pannekoek, et plus encore ses
adeptes ultérieurs, en théorisant les conseils et Unions, donnèrent
par la suite la priorité à la forme sur le mouvement qui l'avait un
moment englobée.
Il
ne fait pas de doute cependant qu'en l920 Pannekoek est déjà
nettement engagé sur la route qui le conduire à la condamnation
définitive de la "forme-parti". L'offensive posthume du
PCI s'en fait un tremplin dans le but de l'expulser, avec tous les
gauches allemands, de la "famille marxiste". Mais "Le
Prolétaire" ne se soucie nullement de prouver que Pannekoek,
uniformément considéré comme "bon marxiste" avant 1920,
peut, après cette date, être convaincu de ne jamais l'avoir été.
Il n'y réussit surtout pas lorsqu'il veut appuyer son assertion sur
des faits. Ce journal écrit (numéro 138) que "le poids
écrasant des traditions démocratiques, les racines profondes de
l'opportunisme (..), exigeait que l'expérience bolchevique de la
liquidation de toute alliance politique du parti communiste avec
d'autres partis et d'autres troupes, et de l'abandon de tactiques
comme celle du parlementarisme, même dans une période
non-révolutionnaire, soit poussée jusqu'à ses ultimes
conséquences[17]. Gorter et Pannekoek AU CONTRAIRE en tiraient une
conclusion OPPOSEE : la nécessité de liquider le parti au profit
d’une vague démocratie ouvrière"[18]
Dans
cette citation, les mots que nous avons reproduits en capitales
constituent un chef d'œuvre
de mauvaise foi. Ils insinuent que, dans cette "vague démocratie
ouvrière" conçue par Gorter et Pannekoek, ces derniers
auraient admis les centristes et les opportunistes ... dont ils
combattaient l'intrusion dans le mouvement réel de lutte
révolutionnaire ! On peut certes taxer d'utopisme tous les critères
avancés par les kapédistes pour faire obstacle à cette intrusion ;
mais on ne peut ignorer qu'ils furent les premiers, sinon les seuls,
à mener une lutte impitoyable contre les "groupes et partis"
à l'égard desquels le PCI affirme qu'il y avait nécessité absolue
de rupture. S'il existait, dans l'Allemagne de 1920 quelque tendance
résolue à conduire cette rupture jusqu'à "ses ultimes
conséquences", c'est bien celle sur laquelle s'acharne le PCI!
De
la présentation tendancieuse au faux pur et simple, il n'y a qu'un
pas. "Le Prolétaire" le franchit allégrement en écrivant
à propos des Unions : "Idéalisant la grève générale, elles
la considéraient toutes comme l'arme décisive de la lutte de
classe, indépendamment OU PLUTOT A L'EXCLUSION DE L'INSURRECTION
ARMEE"[19]. Belle impudence ! Les Unions, particulièrement
celles où le KAPD avait le plus d'influence furent le fer de lance
des principales luttes armées déclenchées lors du refus de céder
les armes et de se plier aux accords de Bielefeld ! Mais ceci
illustre bien la méthode de brouillage et d'amalgame du PCI. Il y
eut effectivement lors de l'action de mars 1921, attitude négative
de la part des fractions unionistes influencées par le courant de
Rühle qui, dans cette action, dénonçait - comme on l'a vu
antérieurement - le caractère de diversion donnée par l'I.C. afin
de faire contrepoids aux événements de Cronstadt. L'hypothèse
n'est peut-être pas confirmée, mais elle fait ressortir le paradoxe
des "thèses" du PCI : L'I.C., elle aussi, a finalement
condamné I'initiative de mars 1921 en Allemagne. La pauvreté de
l'argumentation du PCI apparaît lorsqu'on la compare avec
l'appréciation bien claire que donne le KAPD de cette action, en
situant les causes de son échec dans la politique de girouette du
KPD, passant en quelques mois de la tactique de "I'opposition
loyale" à celle de la lutte armée.
La
position "parallèle" à celle de Lénine et l'analyse de
la social-démocratie
L'objectif
de la diatribe du PCI contre les kapédistes apparaît dès le début
de leur texte : il s'agit de justifier l'attitude prise par l'I.C. à
leur égard et de soutenir que, s'ils furent du "bon côté
révolutionnaire" pendant la guerre et l'éclatement de la
révolution d'Octobre, ce ne fut, en fin de compte, que par pur
accident. Les divergences de principes entre le KAPD et la Gauche
italienne, dit en substance "Le Prolétaire" (numéro 137)
n'avaient pas empêché les premiers nommés "de mener contre le
kautskysme une lutte parallèle à celle de Lénine"[20].
La
désinvolture devient ici stupéfiante. De la nature et de la
fonction de la social-démocratie (allemande en particulier)
Pannekoek eût une perception autrement vive et précoce que celle de
Lénine. Pour être conforme à la vérité, la phrase du PCI devrait
être écrite de la façon suivante : les illusions de Lénine sur la
social-démocratie et sur Kautsky ne l'empêchèrent pas de s'engager
à son tour sur la voie de la dure critique où Pannekoek mais aussi
Rosa Luxembourg, l'avaient précédé.
Ces
critiques successives de la social-démocratie ne sont pas seulement
séparées dans le temps, elles le sont plus encore par leurs
méthodes et objets respectifs. Leurs différences sur ces points ne
pouvaient qu'agrandir le fossé séparant les gauches allemands des
bolcheviks ; les premiers opposant au matérialisme vulgaire des
seconds (thèse de "l'aristocratie ouvrière") une analyse
s'efforçant de rendre compte de la force déterminante exercée par
le facteur subjectif (idéologie) et percevant bien plus nettement
qu'eux la fonction de sauvetage du capitalisme échue à la
social-démocratie.
C'est
par pure commodité que nous séparerons en deux tranches différentes
la dénonciation d'un seul tenant de Pannekoek, des tares de la
social-démocratie. Avant 1914 cette dénonciation culmine dans les
polémiques répétées contre Kautsky, représentant incontesté de
la Seconde Internationale et "maître à penser" des
socialistes de tous les pays. Défenseur de l'action légale et
parlementaire, imbu des vertus intrinsèques de "l'organisation",
hostile à l'action directe et à la grève générale, Kautsky est
durement attaqué par les gauches du parti au moment ou une reprise
internationale des luttes violentes révèle ouvertement le rôle
temporisateur, et en définitive de sabotage de ces luttes, assumé
par la social-démocratie. Selon Bricianer, les attaques de Pannekoek
contre Kautsky auraient été plus efficaces que celles de Rosa
Luxembourg dans la dénonciation de ce rôle (Not Pan 34). Il est
intéressant de constater, parce que cela explique l'évolution
ultérieure de Pannekoek, que s'il n'est certainement pas le seul à
souligner le caractère nouveau des luttes sociales, et à le lier à
l'avènement de ce qu'on appelle alors l'impérialisme, il est
peut-être celui qui perce le mieux le "secret" de la
neutralisation du prolétariat en tant que facteur révolutionnaire :
sa sujétion à l'idéologie du capital par les soins de la
social-démocratie (Not Pan 35).
On
doit également à Pannekoek d’apprendre que les arguments contre
la "spontanéité ouvrière" n'ont guère varié depuis
Kautsky : tout comme ce dernier - qui brandissait Engels contre
"l'action des rues" et les "barricades" - les
staliniens se servirent de l'argument, durant et après 1968, contre
les gauchistes. De même le PCI, à 50 ans de distance, jette a
Pannekoek le grief que formulait déjà contre lui Kautsky lorsqu'il
lui reprochait de "spiritualiser l'organisation". Il n'est
pas jusqu'au terme de "syndicaliste-révolutionnaire", dont
Pannekoek dit que Kautsky use contre lui "parce qu'il est
antipathique aux camarades", qui ne lui soit servi aujourd'hui
par "Le Prolétaire" ; lequel l'emploie toujours dans le
même but : attirer sur le kapédiste, dans le PCI, un discrédit
identique à celui d'hier. A ce titre, la réaction de l'orthodoxie
kautskienne contre Pannekoek apparaît avec le recul de 3/4 de
siècle, avoir déjà eu - toute proportion gardée - le même
caractère significatif que la micro réaction récente du PCI. Dans
des conditions toutes différentes, "l’époussetage des
cerveaux" dans un cas comme dans l'autre exprime un aspect du
réveil de la révolte sociale qui aux yeux de "l'orthodoxie"
est atypique et scandaleux.
Toutefois
il est inutile de rappeler que le parallèle s’arrête là entre la
reprise des luttes sociales au début du siècle et celle à laquelle
on a assisté sur la fin des années 60. L'utilisation massive de la
grève générale et l'apparition des conseils, pour la première
fois en 1905, appartient encore à la sphère historique du mouvement
prolétarien dans les termes décrits par Marx, en un mot appartenait
encore au XIXe siècle. Aussi l'appui de Pannekoek aux luttes de
cette époque, bien que sollicitant une optique tout à fait nouvelle
par rapport à celle de la social-démocratie, s'intégrait-il
parfaitement dans la démarche des gauches de cette même
social-démocratie. Pannekoek n'a donc nullement besoin de modifier
la critique qu'il a déjà faite ; bien au contraire, il est amené à
la poursuivre jusqu'à ses conclusions les plus catégoriques. Ce
sera pour lui la source d'une conviction croissante en faveur des
possibilités de la nouvelle lutte d'arracher les masses à la
résignation et au légalisme (Not Pan 43).
Dès
cette époque, Pannekoek, dans sa définition du mouvement
prolétarien, oppose ses aspects dynamiques à ses aspects statiques,
y donne la priorité au contenu sur la forme, salue la révolte
sociale qui doit transformer la psychologie passive des exploités et
dénonce l'obstacle que cette transformation rencontre dans la
routine des vieux regroupements. Pour qui prend la peine de lire
Pannekoek, il ne peut être question de le reconnaître dans la
caricature qu'en donne le PCI, sous les traits d'un spontanéiste
forcené. Même dans ses écrits de 1937, à l'époque où sa pensée
se fige sur le mérite absolu de la "forme-conseil", il
conserve une vision générale qui tient le plus grand compte de
l'incidence primordiale des conditions matérielles sur la conscience
sociale : celle-ci, qui n'évolue guère durant les longues phases de
stagnation historique, est littéralement "révolutionnée"
avec la précipitation des luttes de classe (Not Pan 3).
Mais
cette idée maîtresse que la lutte peut seule ébranler l’idéologie
est déjà présente dans sa polémique contre Kautsky. C'est le
porte-parole de l'idéologie que Pannekoek dénonce dans la personne
du théoricien casuistique s'opposant à la lutte réelle en
invoquant le salut de "l'organisation" et la sauvegarde des
"conquêtes sociales" déjà acquises, c'est-à-dire des
formes concrètes, politiques et économiques de la sujétion du
mouvement ouvrier à la dictature du capital (Not Pan 42).
Les
termes de la polémique Kautsky-Pannekoek dénudent les racines
historiques d'une grande divergence dont le PCI s'obstine à nier
qu'elle oppose deux courants de pensée tous deux également issus du
marxisme. La filiation politique entre Kautsky et Lénine d'une part,
entre Pannekoek et les gauches allemands de l'autre, est visible.
Nous reviendrons plus loin sur l'assertion qui tire entre ces deux
"lignes" la frontière infranchissable séparant le
matérialisme et l'idéalisme. Non infirmons seulement d'ores et déjà
les prémisses de cette assertion en nous référant à l'incidence
de l'idéologie sur les luttes sociales et en montrant que, pour
Pannekoek, cette incidence est le produit elle-même de conditions
bien réelles et matérielles. Mais il faut souligner que - comme
aime à le dire le PCI - "tout se tient" dans les questions
abordées au long de ces pages ; l'idéologie, dans cette acception,
ne peut être véritablement identifiée et dénoncée qu'au travers
d'une vision totale du mode de domination du capital et auprès de
laquelle les formules communément en usage dans le mouvement ouvrier
sont de plus en plus insuffisantes.
Parmi
ces formules, celle de "l'aristocratie ouvrière" en tant
qu'explication du phénomène appelé "opportunisme", est
la meilleure production théorique de cette politique de l'autruche
pratiquée par la social-démocratie à l'égard du phénomène dit
"réformiste". L'usage de cette notion bien au-delà du
cadre historique plausible s'explique par le refus d'examiner la
véritable direction du mouvement ouvrier, telle qu’elle se
détermine dans la dynamique même du capital. Les termes
"aristocratie ouvrière" impliquent de façon paradoxale
une barrière à la fois rigide et imprécise entre la partie jugée
"saine" du prolétariat et celle qui, ayant franchi un
seuil d'ailleurs tout à fait indéterminé dans l'amélioration de
ses conditions matérielles de vie, est pour cette raison, plus
vulnérable à l'influence des classes ennemies. Cette conception,
valable comme genèse du "réformisme" dans des conditions
historiques précisées comme celle de l'Angleterre du XIXe siècle,
ne rend pas compte de l'ampleur du phénomène sur lequel Pannekoek,
parmi les tout premiers, se penchait[21].
A
ce point apparaissent les démarches radicalement divergentes des
révolutionnaires formés à "l'école" allemande et à
celle du léninisme. Pannekoek en vint rapidement à bannir de son
vocabulaire politique les termes "d'aristocratie ouvrière"
parce qu'à propos de la corruption idéologique du prolétariat, ils
contenaient l'idée d'un phénomène partiel, minoritaire ; tandis
qu'implicitement pour cette même raison, Lénine continuait à
l'utiliser.
Les
deux "écoles" sont issues de la même base marxiste selon
laquelle le moteur des luttes sociales se trouve dans les
déterminations matérielles de l'action des masses exploitées. Mais
alors que Pannekoek intègre dans ces déterminations les produits
abstraits de la vie de la société capitaliste (spirituels dans sa
terminologie ou celle de ses traducteurs), Lénine prend
essentiellement en considération les conditions économiques, en
limitant l’influence de l’idéologie dominante à l’action des
partis ou fractions de partis déterminées. Pannekoek justifie en
droit et en fait cette influence idéologique par son adéquation
antérieure aux conditions matérielles du stade précédent (Not Pan
1). C'est pour cette raison qu'on ne peut honnêtement lui reprocher,
à la façon du "Prolétaire", de les prendre comme agents
purement subjectifs.
Pannekoek,
en présence de la généralisation des rapports économiques et
sociaux spécifiques de la société du capital, conclut donc à une
généralisation parallèle de son idéologie : la corruption
idéologique du prolétariat est donc pour lui la règle, la prise de
conscience de sa mission révolutionnaire, l'exception. Pour Lénine,
si les masses ne sont pas révolutionnaires c'est qu'elles sont
"spontanément réformistes". Mais ce réformisme n'est pas
obligatoirement la contre-révolution ; c'est un stade intermédiaire
et la corruption idéologique réelle ne concerne véritablement que
cette minorité "d'aristocratie ouvrière" qui a ses
représentants dans la droite de la social-démocratie[22].
Cette
différence de perception se traduit nécessairement par des nuances
importantes dans l'attitude commune des deux hommes face à
l'éclatement de la première guerre mondiale. Alors que la rage de
Lénine à la nouvelle de la capitulation sans combat des socialistes
allemands et autrichiens devant la politique du Kaiser traduit sa
surprise devant l'événement, Pannekoek possède déjà, au même
moment, tous les éléments d'explication de "l'Union sacrée".
Non seulement il ne s'étonne pas de la faillite de la
social-démocratie, mais il la déclare inscrite à l'avance dans les
faits. Non seulement il explique la trahison des chefs, mais il
comprend la passivité des masses (Not Pan 44). Sa dénonciation de
la social-démocratie n'est donc pas "parallèle" à celle
de Lénine ; elle la devance largement dans le temps, la déborde
totalement en étendue. Son analyse antérieure de cet "Etat
dans l'Etat" qu'était la social-démocratie allemande, de même
que sa verte critique de l'attitude théorique et politique de
Kautsky et consorts contenait en effet la prévision de leur rôle
futur : assurer le sauvetage du capital lorsque les masses se
dresseraient contre la guerre (Not Pan 46).
Nous
devons naturellement ne pas ignorer une certaine propension de
Pannekoek à surestimer le facteur "volonté et action de
masse", sa principale faiblesse de théoricien. Mais cette
faiblesse ne le déterminera à des erreurs que dans le futur et non
pas en ces années 20. A cette date, il ne se trompe pas lorsqu'il
fait du facteur ci-dessus la condition sine qua non de la rupture du
prolétariat à l'égard de son propre passé - rupture à laquelle
toute efficacité révolutionnaire est elle-même subordonnée. Il se
trompe lorsque, avec un optimisme qu'il partage avec toute la gauche
allemande, il considère le flux et l'impulsion profonde qui
déterminent cette volonté et cette action comme des produits
définitifs et constants de l'histoire moderne.
On
ne doit pas perdre de vue cet optimisme de Pannekoek lorsqu'on étudie
sa critique de la social-démocratie, à propos de laquelle un autre
texte du PCI, déjà cité, accumule la mauvaise foi et
l'incompréhension[23]. On aura pu constater, à la faveur de ce
résumé et des notes auxquelles il renvoie que Pannekoek, lorsqu'il
traite des organisations de la classe ouvrière, leur accorde
toujours plus d'importance en tant que produits des conditions
passées qu'en tant que facteur des conditions à venir. Conformément
à la grande intuition historique de toute la gauche allemande, il
cherche le moteur des grands événements historiques, davantage dans
les mouvements sociaux que dans l'organisation qui les incarne.
Celle-ci est le plus souvent "l'accident" dont
l'impuissance ou les erreurs proviennent du rôle de médiateur que
joue l'organisation entre la tendance profonde du mouvement
historique et l'action des masses humaines, interprètes maladroites
de cette tendance, forces timorées et vulnérables aux
fléchissements et débandades que provoque l'échec. Magnifiant la
"forme-conseil", Pannekoek pense que cette forme peut
supprimer la médiation et donc fondre en un tout les masses et le
mouvement qui les propulse. A cette ambition, on peut opposer la
brutalité de son échec historique en Allemagne particulièrement,
mais l'éliminer d'un point de vue de principe est une façon
hypocrite et dissimulée de juger indécente la prétention d'une
révolution de classe à être le fait de la classe elle-même.
"Programme
communiste" prend pour cible l'idée suivante de Pannekoek :
entre social-démocratie et communisme "la différence
fondamentale tient dans l'idée qu'ils se forment des moyens et
organes par lesquels le prolétariat prendra le pouvoir"[24]. La
revue du PCI, dans cette phrase fait un sort au mot "idée"
: "Les idées de la social-démocratie - écrit-elle - étaient
bonnes sauf celle qui concernait le rôle de direction du parti. Il
suffisait "donc" de faire de la propagande contre cette
idée tout en gardant les autres"[25]
Il
est une façon plus intelligente et surtout plus utile de lire
Pannekoek. Son intérêt actuel n'a rien à voir avec un jugement qui
lui décernerait ou lui refuserait un brevet de "bon marxiste"
et si nous n'avons pas reculé devant la tâche fastidieuse de la
"réhabilitation" de Pannekoek sur ce terrain-là, c'est
uniquement pour faire ressortir les faux auxquels le PCI a recours.
Mais l'aspect le plus important de l'œuvre
du Hollandais consiste dans ce qu'il a perçu
de particulièrement significatif dans la situation de son époque.
C'est cela qui sollicite ici notre attention, et non les conclusions
sur lesquelles le PCI se fait les griffes.
Dans
la phrase incriminée plus haut, il suffit de remplacer le mot "idée"
par celui de "conception" et tout devient clair : la
"différence fondamentale" entre la social-démocratie et
le communisme tient dans la façon dont ils conçoivent
respectivement la prise prolétarienne du pouvoir. On s'épargnera la
banalité bien connue : la Seconde Internationale entendait parvenir
à la direction de l'Etat existant, la Troisième voulait détruire
celui-ci.
Avant
de critiquer Pannekoek sur ce point, il faut donc s'efforcer de
comprendre pourquoi il fait si peu de cas des autres différences
entre social-démocratie et communisme alors qu'il s'arrête sur ce
qu'il trouve de commune à leurs organisations respectives : la
conception du pouvoir révolutionnaire comme pouvoir de parti. Aux
autres caractères distinctifs il accorde si peu d'importance qu'il
va même jusqu’à affirmer qu'ils sont interchangeables : les
communistes ne répugnent pas à l'utilisation du Parlement et à la
revendication de réformes, les social-démocrates "prévoient
eux aussi la possibilité d'une lutte puissance contre puissance,
classe contre classe". Cette dernière affirmation mérite une
attention particulière parce qu'elle illustre un des cas où
l'intuition s'avère plus percutante que la docte analyse.
Pannekoek
a la ferme conviction que le prestige de la social-démocratie repose
sur la perspective qu'elle affiche de sa venue au pouvoir en
Allemagne. Cette perspective n'est pas banale ambition de chefs ;
elle découle d'une part de la dynamique sociale que la
social-démocratie incarne et de la place qu'elle a prise dans la
société capitaliste moderne (Not Pan 46), d'autre part de
l'anachronisme des structures politiques et administratives de
l'impérialisme allemand et qui se sont littéralement écroulées en
1918. Sur cette conviction, Pannekoek fonde l'éventualité d'une
lutte social-démocrate pour le pouvoir (ce qui suppose évidemment
son aptitude à la lutte tout court) et, en même temps, constate
l'incapacité de la social-démocratie à mener cette lutte. Là où
"Programme communiste" croit voir une contradiction dans
les définitions politiques de Pannekoek, c'est le processus
historique qui est lui-même contradictoire[26].
Le
mouvement ouvrier allemand (au sens large du terme, c'est-à-dire
englobant les Indépendants, complices et "Couverture de gauche"
de la social-démocratie et le réseau des "hommes de confiance"
et délégués d'usines, couverture de gauche des Indépendants)
représente aux côtés de l'armée - instrument purement répressif
- la seule force organisée capable de contrôler et policer les
actes de la population travailleuse. Sa superstructure
social-démocrate est donc appelée à colmater les brèches ouvertes
dans le dispositif purement bourgeois par l'écroulement des
organismes traditionnels (ce que Pannekoek appelle les "éléments
de force" de la bourgeoisie). Et c'est sous ce jour de
prétendant au pouvoir que la social-démocratie se campe devant les
masses (et que l'I.C.prétend exploiter sous le mot d'ordre de
"gouvernement ouvrier"). Mais par ailleurs, les structures,
l'idéologie, l'attitude purement velléitaire des cadres de la
social-démocratie interdisent à celle-ci de manifester l'autonomie
d'une force sociale réelle. Elle ne peut que fournir des ministres
et des hommes d'Etat s'appuyant sur l'armée ; son véritable rôle
n'est positif pour le capital que parce qu'il est négatif pour la
révolution et elle l'accomplit dans les syndicats et les conseils où
elle combat toute velléité de subversivité. Mais cela, la
superstructure social-démocrate ne le fait pas toute seule : elle
dispose de toutes les ramifications, directes ou indirectes, qui
soudent à elle la grande majorité des ouvriers.
En
dépit de l'ironie c'est ce phénomène que Pannekoek a parfaitement
senti : celui d'une classe ouvrière appuyant les directions
politiques liées à l'œuvre
de répression
qu'elle subit. La définition de la social-démocratie selon
Pannekoek délimite la fonction et les limites de celle-ci en tant
qu'organisation hostile à l'insurrection prolétarienne, elle est
cependant apte à coiffer le mouvement des masses et à l'orienter
vers la défense de l'Etat démocratique bourgeois lorsque celui-ci
représente la meilleure garantie du pouvoir du capital (Cf. putsch
de Kapp). Elle manifestera même une velléité d'héroïsme, bien
plus tard, lorsqu'en Autriche elle mènera une ultime et éphémère
résistance armée aux commandos de Dolfüs. Pannekoek donne donc une
image correcte et vigoureuse du mouvement ouvrier en Allemagne qui,
par peur et haine de la révolution bolchevique œuvrera
sans discontinuer à
cette "reconstruction" idéologique et sociale qui permit
ultérieurement au fascisme hitlérien de réaliser les conditions de
la domination réelle du capital.
Le
mérite de Pannekoek sur ce point est d'avoir tiré le maximum de ce
qui se passait sous ses yeux. S'il a négligé, en ce qui concerne
les différences entre le communisme et la social-démocratie, tout
ce qui se rapportait au but final affirmé tant par l'un que par
l'autre, c'est parce que ces différences, à l'époque où il écrit,
ont déjà pris, chez les communistes "officiels" -
c’est-à-dire agréés par Moscou - un tour purement verbal. Ces
derniers ne se gênent aucunement pour couvrir d'insultes les sociaux
démocrates majoritaires, mais ils courtisent les Indépendants -
leurs cousins et complices - et les acceptent même dans leur propre
parti, en attendant de s'aligner sur leurs mots d'ordre et leurs
idéologies. Pour Pannekoek, il ne peut y avoir qu'une seule
différence véritable entre les deux mouvements : celle du
comportement, légaliste ou révolutionnaire, à l'égard de l'Etat
Capitaliste ; question donc des moyens à utiliser pour abattre cet
Etat et non du but affirmé, qui, de toute façon, est déterminé
par ces moyens.
Les
raisons qui détournent le PCI d'une telle lecture de Pannekoek sont
faciles à deviner. Nous avons déjà indiqué où se situe pour lui
la question épineuse : le moment historique où l'on doit situer le
retour, non pas formel mais réel, de la IIIe Internationale au
bercail de la Seconde. Sur ce point l’appréciation donnée en son
temps par la Gauche italienne est pour le PCI un lien paralysant:
quels que soient ses arguments et motifs de l'époque, elle a fixé à
ce retour une date bien ultérieure à celle que la gauche allemande
lui a assignée.
La
période qui sépare des deux dates est précisément celle durant
laquelle la IIIe Internationale affirme un but révolutionnaire tout
en pratiquant une politique qui s'éloigne de plus en plus de la
révolution. Cette période donne donc pleinement raison à l'opinion
de Pannekoek selon qui l'affirmation, comme but, de la prise du
pouvoir ne suffit plus à distinguer le communisme de la
social-démocratie et qu'il y faut l'adhésion à des moyens
spécifiques d'action, tels que ceux qu'il a lui-même définis.
Compte
tenu des conceptions politiques dominant alors le mouvement
international de cette époque, assimiler la IIIe Internationale à
la Seconde, et précisément sur le point où celle-ci s'affirmait en
opposition irréductible à sa rivale, était en 1920 une véritable
audace théorique ; ce qui montre que l'intuition révolutionnaire
peut toucher juste en dépit de l'étroitesse des bases de départ de
sa critique : dans ce cas le bureaucratisme constaté dans la
social-démocratie allemande. Mais la portée suggestive de cette
intuition fut occultée durant tout l'entre-deux guerres par
l'insertion, dans le jeu politique mondial du rôle équivoque de la
Russie soviétique : officiellement favorable à des insurrections
armées, en Occident d'abord, en Orient ensuite, et pourvu qu'elles
soient conciliables avec la stratégie d'Etat de Moscou, elle rendait
impossible toute rupture sociale révolutionnaire, pourtant condition
préalable du succès de telles insurrections[27].
La
critique de Pannekoek par le PCI est en un certain sens victime de
ses propres procédés de facilité. Ces procédés consistent à
dédaigner toute la trame du raisonnement de Pannekoek parce que ce
dernier procède sur la base de la dénonciation de la forme-parti.
Mais comme cette dénonciation, ainsi que nous l'avons vu, ne part
pas d'une position a priori, mais d'une déduction historique
expérimentale, le PCI, en opérant à ce propos dans le cercle fermé
de ses principes, soustrait purement et simplement ces derniers à
l'épreuve historique qui leur a été fatale. Pire encore, il lui
faut appeler à la rescousse des arguments fondés sur une aberration
bien antérieure à cette épreuve[28].
Le
moindre coup d'œil
donné
au chapitre précédent permet de mesurer à quel point, dans
l’Allemagne de 1920, toutes les forces politiques organisées sous
la forme-parti - hormis la "secte" kapédiste - firent
directement ou indirectement obstacle à l'usage des moyens qui,
selon Pannekoek, caractérisent le mouvement communiste. Même les
velléités "gauchistes" de l’I.C. - qui tentait
d’attiser les révoltes successives et désespérées imposées au
prolétariat allemand par la répression féroce de Noske et des
corps francs – revenaient en force, après chaque échec de ces
révoltes, à l'appui aux Indépendants et à leur politique,
c’est-à-dire au sabotage préalable de la révolte suivante. Cette
réalité historique suffit à montrer que ce que nous devons
aujourd’hui prendre en considération des divergences entre le KAPD
et l’I.C. réside dans leur opposition concernant la perspective du
mouvement et non ce que les successeurs de Pannekoek en ont tiré
pour leur "théorie des conseils". Mais c’est précisément
parce que le PCI se garde comme de la peste d'un tel examen qu'il se
déchaîne contre l’œuvre
du Hollandais mort il y a dix ans.
On
serait d'ailleurs curieux de savoir ce que le lecteur habituel du
PCI, s'il est familiarisé avec les thèmes de "Programme
communiste" peut bien y comprendre, notamment lorsqu’il
parvient à cette question particulièrement épineuse des scissions
dans la Seconde Internationale. La revue du PCI, à ce propos,
reproche à la gauche allemande de "réclamer des scissions plus
à gauche parce qu'elle veut des "partis"-sectes capables
de remplir le rôle que l'idéalisme "révolutionnaire"
leur attribut : élaborer la théorie, le programme et les mots
d'ordre qui puissent "éclairer" les masses le moment venu
ce qui serait impossible si des "impurs" entraient dans ce
"parti", ("Programme communiste" ; p 39)
Ce
reproche se fonde sur une douzaine de lignes de Pannekoek et dont
nous ne citerons ici que la conclusion plus particulièrement mise en
cause : "Edulcorer les Principes afin de pouvoir former au
préalable un parti plus grand, a l'aide de coalitions et de
concessions, c’est laisser à des éléments confus la possibilité
d’acquérir, en temps de révolution, une méprise dont les masses
n’arrivent pas à se débarrasser de leurs carences"[29]. Ce
oui, pour nous, veut dire tout simplement qu’il ne faut pas, sous
prétexte de créer de grands partis communistes, y accepter des
non-communistes dont l’influence peut-être désastreuse au moment
crucial de la lutte révolutionnaire. Mais "Programme
communiste", qui ne l'entend pas ainsi, admoneste : "La
véritable critique des scissions trop à droite ... fut faite par la
gauche italienne sur d'autres bases et pour un tout autre but: ... le
parti mondial ne peut pas se constituer et se développer
organiquement sur des greffes de courants hétérogènes ayant des
programmes, des traditions, des conceptions politiques
différentes"[30]
Les
"éléments confus" dont parle Pannekoek ont nécessairement
"des programmes, traditions, conceptions ... hétérogènes"
et nous serions disposé à parier gros que "Programme
communiste » dit seulement d'une façon plus précise ce
qu'énonce Pannekoek. Le seul reproche qu'on peut faire à Pannekoek
à ce propos convient aussi bien à Bordiga : c'est la modération de
leurs expressions respectives concernant l’intrusion d’éléments
non-révolutionnaires dans l'Internationale. Modération qu'explicite
cependant la nécessité pour la gauche italienne comme pour la
gauche allemande, d’affronter cette Internationale du Second
congrès où il aurait été de mauvais ton d'appeler un chat un chat
et Marcel Cachin une fripouille) !
En
tout cas, s'il existe une tradition non-hétérogène des pratiques
léninistes, on la trouve dans le style du PCI qui traduit "confus"
par "impurs": de la même façon Lénine, voulant
ridiculiser les critiques des deux gauches, allemande et italienne,
voulait voir un jugement moral là où il y avait un jugement
politique et considérait comme répulsion éthique ce qui était
intransigeance révolutionnaire!
Le
ton docte qu’adopte "Programme communiste" cache mal les
difficultés, déjà exposées, que rencontre le PCI lorsqu'il s’agit
d'ériger en principe marxiste le pur manoeuvrisme du Second congrès.
Si vouloir éliminer de l’organisation du prolétariat tous les
non-révolutionnaires, comme le désirait Pannekoek, c'est "vouloir
des partis-sectes", comment faut-il appeler le parti que la
Gauche italienne entendait créer en fermant la porte à tous les
opportunistes et à tous ses transfuges ?
On
en arrive maintenant à l'argument massue du PCI qui, se moquant de
"l’idéalisme" de la gauche allemande (laquelle "
... élève l'idéologie social-démocrate au rang de cause
d’esclavage du prolétariat et de la puissance delà bourgeoisie")
et constatant, qu'on pourrait en faire autant de l'idéologie
stalinienne, s’exclame - "Voilà donc des idées ou des
puissances spirituelles élevées au rang d’agents de l'histoire ou
des causes de périodes de contre-révolution"[31]. A croire que
la presse du PCI n’est lue que par des attardés. Ou pas lu du
tout. En effet, immédiatement après avoir énoncé ce qui précède
"Programme communiste" n'est nullement gêné pour citer
une critique formulée par la gauche italienne au second congrès et
qui donne à l’idéologie, dans le conditionnement des masses
sociales, exactement la même importance que lui confère Pannekoek :
" actuellement - dit cette critique - la tâche des communistes
est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et
préjugés répandus dans ses rangs... profondément ancré(s)
dans les habitudes des masses, dans leur mentalité ... tache (qui)
revêt une importance particulière et vient au premier rang du
problème de la préparation révolutionnaire"[32]
Dans
le même style "Programme communiste" découvre cette belle
différence entre la gauche allemande et la gauche italienne - "Bien
que les courants culturalistes - sociaux-démocrates anarchistes,
gauche allemande - (NDR,.-l’amalgame ne nous émeut plus !) se
réclament de la vision catastrophique qui est celle de la révolution
prolétarienne, résultait d'une part du système bourgeois et de
l'autre de la maturité et de la force du prolétariat, pour ces
courants, cette condition se mesure à l’extension de la
"conscience socialiste" (NDR.- rectification : il s’agit
de la conscience révolutionnaire prolétarienne ; le distinguo a une
certaine importance) dans les masses, tandis que pour le matérialisme
marxiste, elle se mesure au degré d'influence du parti communiste
sur le mouvement social, c’est-à-dire au degré de constitution du
prolétariat en classe''. Même
pour des léninistes convaincus, ne s’agit-il pas en fait, dans les
deux cas de la même chose ? A moins que le PCI imagine que
l'influence du parti communiste puisse croître alors que la
conscience révolutionnaire des masses décroît...
"Marxisme
occidental" et bolchevisme
Nous
voici maintenant en prise directe sur les questions historiques et
théoriques capitales. Aux kapédistes le PCI a dû donner acte plus
haut qu'ils reconnaissaient la nécessité de la forme-parti réalisée
par les bolcheviks mais ne l’acceptaient valable que dans les
"conditions russes". Pour eux, précise le PCI, cette
nécessité de la forme-parti "correspond à la situation
historique de la Russie, engagée dans une révolution double,
mi-prolétarienne, mi-bourgeoise : soit que la masse inerte de la
paysannerie ait besoin d’être dirigée (d’où la nécessité
d’un nouveau "blanquisme") soit que l'existence conjointe
de deux poussées révolutionnaires différentes rende nécessaire
l’art de la manœuvre
privilège
des chefs. Cette idée du parti (selon les kapédistes, NDR) ne
serait pas applicable en Occident où "Ie prolétariat est seul
contre toutes les autres classes" et où "devant faire une
révolution tout seul sans aucune aide, il doit s’élever
spirituellement et intellectuellement à une grande hauteur, en se
débarrassant des chefs, des partis politiques au sens courant du
terme, des syndicats de métier et, pour la même raison, des
institutions parlementaires".
La
position de Pannekoek évoquée dans ce passage condense la grande
thèse qui caractérise toute la gauche allemande : l’existence des
partis, des chefs, des formes traditionnelles du mouvement ouvrier
appartient aux phases historiques dans lesquelles la seule révolution
possible est la révolution bourgeoise.
Nous
avons précédemment suivi les grandes lignes de la genèse
historique de cette position dont les conclusions furent en quelque
sorte "précipitées" par l’évolution rapide de la
situation réelle des années 20: à cette époque se dessinent les
premières approches de la future coalition entre les forces
politiques dirigeant la Russie soviétique et la toute-puissante
social-démocratie allemande. Ce qui présente aujourd'hui un certain
intérêt dans la position kapédiste ce n'est pas ce qu'au vu de la
diplomatie politique des bolcheviks, elle en déduit en ce qui
concerne la transformation sociale alors en Russie (c'est-à-dire son
dosage de révolution prolétarienne et de révolution bourgeoise)
(La gauche italienne fixa elle aussi un moment, quoique plus tardif,
à partir duquel on ne pouvait plus parler de cette révolution que
comme révolution capitaliste) Ce sont les prémices respectives de
cette conclusion commune (bien que "décalée) qui sont
désormais importantes. Aujourd'hui encore le PCI opère avec les
catégories classiques du marxisme du début du siècle[33], alors
que le KAPD, il y a cinquante ans, tout en partant des mêmes
catégories, tendait déjà à les faire éclater. En dépit de sa
faiblesse spécifique, l'hypothèse kapédiste de la "bureaucratie"
comme substitut de la bourgeoisie dans son rôle historique de
promotion du capital, a contribué à la compréhension ultérieure
du contenu, par rapport à cette promotion, de la dernière "geste"
du mouvement prolétarien : la lutte de classe marxistement définie
comme moment de l'histoire du capital. Cette "voie", on
doit constater que le KAPD l'entrevit, même s'il le fit dans les
termes, rapidement devenus insoutenables, d'une révolution du
prolétariat "frustré" par son propre appareil.
Dans
le cadre qui nous préoccupe pour l'immédiat, il faut souligner que
les limites mêmes de la critique de Pannekoek interdisent qu’on
impute cette critique à des concepts « anti-marxistes ».
Ou encore qu’on décrète étrangère à la vision des marxistes
révolutionnaires occidentaux de son époque son analyse des rôles
différents que jouent à cette époque les médiations
bureaucratiques qui dominent le mouvement social et sa tendance à
l'Est et à l'Ouest de l'Europe. Pannekoek écrit qu'au regard du
mouvement général de la société devant qui s'ouvre, depuis la
révolution d’Octobre, la perspective d'un essor capitaliste de
tout le continent asiatique (dont l’URSS n’est que la
"péninsule"), "l’inévitable" bureaucratie
soviétique, qui gère l ‘économie russe sur la voie de
développement du capital, n’a pas la fonction réactionnaire de la
"bureaucratie ouvrière" de l'Ouest qui n'est que "la
ligne de repli ultime ... de la bourgeoisie cherchant à interrompre
sa chute" (Not Pan 83). Il y a donc, selon Pannekoek, deux
mondes que le mouvement prolétarien international, à travers l'IC,
met en contact et qui, représentant deux stades historiques
différents du parcours du capital, ouvrent deux voies différentes
du point de vue des intérêts du prolétariat mondial et de la
révolution. Si les forces capitalistes dominants à l'Ouest sont
détruites, le mouvement social de l’Est, bien qu’il n'ait pas
dépassé le stade de l'économie marchande, peut constituer un
renforcement du prolétariat mondial dépassant et bousculant les
limites de son "secteur arriéré". Dans le cas contraire,
ce "secteur arriéré" sauvera le vieux capitalisme.
A
qui connaît l'essentiel des Positions de la gauche italienne sur
cette même question, il suffit d'un peu de bonne foi pour retrouver,
sous une terminologie différente, une idée centrale identique à
celle que Pannekoek exprime : si la révolution prolétarienne ne
triomphe pas dans l’aire du capitalisme développé, en premier
lieu en Allemagne, la révolution d'octobre n'échappera pas au sort
que lui réservent l’arriération économique et l'isolement
politique de la Russie. Tenant compte de cette convergence et au lieu
de s’arrêter sur la terminologie de Pannekoek, et notamment de sa
référence à la "bureaucratie ouvrière", il vaut donc
mieux essayer de comprendre toute sa vision. Le reproche qu'on
pourrait aujourd'hui lui faire, ce serait plutôt d’avoir été
trop proche de la position italienne dans la mesure où, comme
celle-ci, il laissait trop de place à la possibilité, pour la
révolution contre le capital, de dominer la poursuite mondiale de
l’extension du capital. L’attitude la plus critique, dans le camp
de la pensée marxiste a cette époque, appartenait encore à une
phase historique de développement de cette pensée à l’égard de
laquelle l’hypothèse d’une rupture inévitable ne s’est posée
que ces toutes dernières années. Dans le cadre de ce chapitre, nous
devons nous en tenir à montrer l’importance de l'analyse de
Pannekoek en tant que réponse directe à l'affirmation, implicite ou
explicite, de Lénine qui, d’une relance de l’économie
allemande, attendaient un regain de force et de dynamisme du
prolétariat de ce pays. A cette illusion, Pannekoek s’oppose, non
seulement sur le plan de la froide perspective historique, mais
encore sur celui du contenu politique et idéologique qu'il pressent
sous la perspective en fait condamnée. D'une part, il écrit :
"Cependant que l’Europe occidentale se débat péniblement
pour se dégager de son passé bourgeois, la stagnation stérilise
ses forces matérielles, réduit les capacités productives de sa
population".(Bricianer, p.192). D’autre part il remarque que
le prolétariat "n’a pas pris immédiatement conscience de sa
tâche avec une vision nette et une volonté unanime" (et que)
"il faudra des dizaines d’années pour en finir avec
l'influence sur le prolétariat de la culture bourgeoise, facteur
d’infection et de paralysie".
Ainsi
Pannekoek pensait que si la production capitaliste finissait par
retrouver en Allemagne son rythme d’expansion (et il semble le
pressentir lorsqu’il rejette la thèse d’autres gauches allemands
sur la "crise finale" du capital, d’autre part lorsqu'il
prévoit l’effet salutaire, pour l'économie ouest-européenne, des
accords commerciaux avec l'URSS), ce ne serait pas au profit du
mouvement prolétarien, mais au profit de la contre-révolution. Or,
dès le second congrès - derrière le rideau de fumée des 21
conditions (jamais observées) – l’I.C. pactise avec les
fractions centristes de la social-démocratie, c'est-à-dire amorce
la manœuvre
qui aboutira à
la coalition des "deux bureaucraties ouvrières" :
celle de l'Est dont la fonction géographiquement nécessaire,
cohabite, contradictoirement, avec l'intention politique des
bolcheviks d’en dépasser, internationalement, le stade de
développement ; celle de l'Ouest dont le rôle est
intégralement contre-révolutionnaire. Par sa tactique de
rapprochement à l’égard des Indépendants (charnière entre la
social-démocratie et les communistes), par sa tactique syndicale -
qui rétrograde, idéologiquement encore plus que pratiquement, de la
revendication révolutionnaire à la revendication immédiate - le
KPD (S), fortement impulsé par l’exécutif au travers
d'invraisemblables zigzags et tournants, agit de telle sorte qu’il
fait crédit à la reprise du développement capitaliste occidental
pour y retrouver les forces d’un assaut révolutionnaire renvoyé
dans le futur[34].
"Le
Prolétaire" répugne à discuter Pannekoek sur ce terrain-là,
qui est celui des faits. Bien plus à l'aise lorsqu’il s'agit de
jouter sur le terrain doctrinal, il conclut qu'il "n’existe
pas de "marxisme occidental", opposé au marxisme léniniste
ou "central" ... (mais) un marxisme qui rassemble
sur la même ligne de la doctrine et des principes les bolcheviks et
nous, et un para-marxisme ou extra marxisme, qui rassemblait le KAPD
et, par exemple, l’Ordine Nuovo … "
Un
tel raisonnement ne se renforce aucunement par la critique de
Pannekoek par le PCI puisqu'il affirme comme prémisse ce qu’il
s'agirait de démontrer : l'authenticité marxiste de la "ligne"
bolchevique. Sur ce point, la manifestation triviale de la divergence
entre la gauche allemande et la gauche italienne apparaît en toute
lumière. Pannekoek remet en cause Lénine au travers de la totalité
de sa pensée et de son action. Le PCI, lui, sépare le bon grain
"théorique" de l'ivraie "tactique" et se sert de
l'autorité du nom pour foudroyer toute critique. Ce type
d'excommunication est en faveur, même dans la revue théorique du
parti: "Programme communiste" (op. cité ; p. 56) se croit
autorisé a assimiler Pannekoek à Bakounine parce qu'il a écrit que
"l'échec des divers partis est dû ... à la contradiction
fondamentale existant entre l'émancipation de la classe, dans son
ensemble et par ses propres forces, et la réduction au néant de
l'activité des masses par un nouveau pouvoir pro-ouvrier" (Not
Pan 114).
Précisons
au passage que cette phrase est tirée d’un texte écrit en 1936.
Pannekoek critiquait à cette date les tendances qui prétendaient
alors "reconstruire le parti révolutionnaire" après
n’avoir tiré -souligne Pannekoek – "qu'à moitié les
leçons du passe". Ceci marque déjà une certaine différence
entre Pannekoek et les anarchistes pour qui le parti a toujours été
une invention de Satan. D’ailleurs la suite du passage indique bien
à quoi s’en prend l'auteur : à l’activisme qui imagine
entraîner les masses alors "qu’elles n’arrivent pas encore
à discerner la voie du combat, de l'unité de classe".
L’appréciation
de la révolution russe et, au travers d’elle, le jugement sur le
bolchevisme, sont bien évidemment au centre des divergences entre la
gauche allemande et la gauche italienne. De cette divergence découle
un faisceau tellement large de conceptions opposées que nous avons
dû les égrener avant d’en venir au point central. Nous y voici
enfin après avoir suffisamment rétabli les positions réelles de
Pannekoek pour pouvoir rejeter la méthode qui lui impute l'a priori
de positions antérieures non-marxistes. Toutefois la question ne
saurait se résoudre à discerner un certificat de bon et vrai
marxisme à telle ou telle fraction du mouvement communiste
international[35]. Ces fractions sont toutes issues de la même
souche doctrinale originelle au sein de laquelle la première guerre
mondiale introduit chirurgicalement la grande division
entre "réformistes" et révolutionnaires ; ces
derniers se scindant ultérieurement et au gré d’événements
politiques dramatiques en partisans plus ou moins inconditionnels de
la politique bolchevique et en adversaires qui la critique sur sa
gauche. En fait, au terme d'un examen de cette scission, se profile
une conclusion qu’on ne peut éviter : le marxisme, dans
l'acception du PCI, c’est-à-dire comme corps unitaire de doctrine
et praxis révolutionnaire, extériorise par les misères de la IIIe
Internationale l’existence d'une désagrégation théorique
antérieure que la brièveté de la phase révolutionnaire
d'après-guerre ne lui a pas permis de surmonter. Avant d’en venir
aux termes de cette désagrégation, il convient de préciser les
"divergences d'école" qui ont laissé percevoir son
existence.
Divergences
quant au rôle de la théorie
C’est
dans la position adoptée à l’égard de la théorie
révolutionnaire que réside le principal trait distinctif de la
gauche allemande et il n’est pas fortuit que le PCI, au lieu de
l’affronter sur ce terrain-là, préfère l’attaquer en la
bombardant d'arguments purement doctrinaux.
L’œuvre
de Lukacs et de Korsch traite également
les thèmes généraux du KAPD, mais davantage sous l'angle
historique (dans leurs rapports avec les conflits internes de l’I.C.)
et philosophique (en les confrontant au marxisme de la Seconde
Internationale). Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons cependant
aux arguments de Pannekoek : d’une part, cela nous est imposé par
la teneur des griefs du PCI à son égard ; d’autre part la
position de Pannekoek est liée d’une façon plus directe à la
substance du mouvement ouvrier des années 20.
Pour
Pannekoek, la théorie marxiste, "guide et instrument parfait
pour comprendre et interpréter les événements" est
"une théorie vivante dont la croissance est liée à celle du
prolétariat et aux tâches comme aux fins de la lutte"[36]
(Bricianer, p 240). Pannekoek expose comment la classe ouvrière
durant la phase historique de l’essor de la bourgeoisie, a adhéré
au matérialisme bourgeois parce qu'à cette époque-là "le
mouvement ouvrier n’allait pas au-delà du cadre capitaliste"
(idem, p 241) et qu'il voyait "dans les mots d'ordre
démocratiques du mouvement bourgeois du passé des mots d'ordre
également valables pour la classe ouvrière" (id p 242, Not Pan
111) "La compréhension pleine et entière du marxisme - écrit
Pannekoek - n'est possible cependant qu’en liaison avec une
pratique révolutionnaire"[37] (p 246, not Pan 111).
En
ces quelques mots tient la spécificité de la position de la gauche
allemande en matière de rapport entre théorie et praxis et sur la
base de l'expérience critique de la Seconde Internationale : la
théorie de Marx est l’expression d’une praxis révolutionnaire ;
en l'érigeant en dogme justificatif d’une praxis
non-révolutionnaire, la social-démocratie l'a ravalée au rang
d'idéologie. En tant qu’idéologie, le marxisme de la Seconde
Internationale était utilisable par un autre mouvement que celui du
prolétariat, pour une révolution autre que la sienne. C'est tout le
drame de la révolution d’Octobre qui s’inscrit en filigrane
derrière cette éventualité offerte par l’histoire. Pannekoek en
expose longuement les prémisses dans son livre "Lénine
philosophe" où il montre que, de Plekhanov à Lénine, le
produit fini de cette "fraude" historique apparaît comme
"un mélange « qui puise ses principes philosophiques dans
le matérialisme bourgeois et sa théorie de la lutte des classes
dans l’évolutionnisme prolétarien"[38].
Sans
pouvoir reproduire ici l’argumentation de Pannekoek, nous devons
tenter de préciser sa méthode qui tranche avec celle de toutes les
"écoles" du bolchevisme. Pannekoek observe à l'égard du
marxisme les critères que ce dernier applique aux théories sociales
qui l'ont précédé. Produit de la première affirmation
révolutionnaire du prolétariat dans l'histoire, le marxisme devient
- avec la stabilisation des structures et de la vie économique et
sociale du capital - la doctrine d'une pratique politique et
syndicale qui contribue de plus en plus à cette stabilisation. Ce
sont les prémices d'une nouvelle crise du capital qui mettent ce
fait en évidence en même temps qu'elles annoncent un nouveau
mouvement révolutionnaire dont Pannekoek approuve sans restriction
les intentions et les formes.
Ce
qui mérite d’être retenu dans cette position de Pannekoek c’est
sa perception aiguë du fait suivant : de même que la théorie du
prolétariat séparée de la praxis révolutionnaire se mue en
idéologie, de même les formes d'organisations déterminées par une
praxis réformiste deviennent des obstacles à la praxis
révolutionnaire. Briser l’organisation réformiste est donc pour
les prolétaires, tout à la fois le facteur et le produit de leur
émancipation à l’égard de l’idéologie. En bref la théorie
révolutionnaire surgie de l'histoire ne peut s’y maintenir intacte
toute seule, il lui faut le secours du mouvement révolutionnaire.
Sur
ce point, il n'y a pas, au fond, de véritable divergence entre
Pannekoek et Bordiga, puisque ce dernier tient compte de la même
nécessité dans le cadre du raisonnement qui lui est propre : il dit
que sans situation révolutionnaire, il ne peut exister de parti
révolutionnaire[39]. La différence apparaît dans la place du parti
dans la théorie du prolétariat. Bordiga, à la suite de Lénine et
de la plupart des marxistes, affirme que la notion de parti est
inséparable de la théorie de Marx. Pannekoek bien qu’il ait
"admis" la nécessité de la forme-parti dans une période
historique déterminée n’y voit qu’une forme d'organisation dont
il définit la nature d'après sa fonction effective, fidèle en ceci
à son grand principe : identifier toute expression sociale
d’après le mouvement qu'elle représente.
Cette
divergence sur la question du parti englobe toutes les autres qui
culminent dans la question du rapport entre la théorie
révolutionnaire et l'action de masse. Pour Pannekoek la célèbre
formule de Marx sur "la théorie qui s'empare des masses"
n’est pas une simple figure de style. L’intelligence du mécanisme
de la lutte des classes fait tout un, chez lui, avec l'explication
matérialiste du mouvement du prolétariat. Mais ce mouvement est
réalisé par le prolétariat lui-même, par son intervention
consciente en vue d’un but défini. Le savoir, la conscience,
l’expérience - ces trois éléments que Pannekoek considère comme
composant la force du prolétariat - sont bien entendues nécessaires
à ce dernier, mais ils servent à lui révéler la nature et la
signification historique dans laquelle ses impulsions immédiates
l'engagent. Aider les masses à prendre conscience de ce fait, tel
est, pour Pannekoek, le rôle du "parti" ou de
« l’avant-garde », c’est-à-dire d’un groupe
d’individus mieux instruits de la théorie révolutionnaire, plus
sensibles à ce que cette théorie représente comme prolongement et
possibilité des luttes et qui, dans les moments de repli de ces
luttes, n’en oublient pas les enseignements. La grande différence
entre cette conception et celle qui domine dans la Seconde
Internationale d'abord, dans la Troisième ensuite – c’est
qu’elle implique qu’il n’existe aucune action - à plus forte
raison imprimée à la classe de l’extérieur - qui puisse conduire
celle-ci à réaliser la théorie si sa situation propre et
l’ensemble des circonstances en un moment donné ne l’y portent
pas.
Bordiga,
par contre, sans nier pour autant la nécessité de la condition
ci-dessus, trace un schéma beaucoup plus rigoureux du processus de
la "constitution du prolétariat en classe". Pour
Pannekoek, si le parti ou "l'avant-garde", peut révéler
la masse à elle-même, c'est parce que le mouvement de celle-ci en
direction de cette constitution en classe vient de se produire sous
l'effet de circonstances et conditions historiques déterminées
(ceci avec "l'arrière-pensée" que ce mouvement est
spontané parce qu'en rupture avec l’activité antérieure des
organisations ouvrières). Pour Bordiga, le processus, le mouvement
lui-même, sont conditionnés par une intervention du parti à un
niveau beaucoup plus élémentaire, et cette intervention, seule,
donne au mouvement son caractère prolétarien. En somme le parti
seul incarne la classe en se battant pour défendre sa doctrine dans
les moments de fléchissement de la lutte sociale, en prenant la tête
des masses dans les moments de montée révolutionnaire.
Il
semble, en rapportant ainsi cette divergence, qu'on joue seulement
sur les mots. Dans les deux cas, l'insertion d’une « avant-garde »
est nécessaire pour révéler le mouvement prolétarien à lui-même.
Mais en réalité les développements respectifs des positions de
Bordiga et de Pannekoek peuvent être expliqués par les expériences
historiques différentes qui sont à leur origine : pour Pannekoek,
la praxis de la social-démocratie allemande ne laisse aucune place à
une activité révolutionnaire sinon par une rupture décisive avec
tout son corps d'organisation ; cette activité, impliquant donc le
passage à la critique théorique de ce corps. Pour Bordiga, face à
une social-démocratie moins compromise dans les taches de gestion du
capital, une fraction de gauche a pu opérer dans le cadre
organisatif social-démocrate sans avoir, ni à baisser son drapeau,
ni à en passer au crible les structures.
Mais
ces deux expériences divergentes relèvent cependant du même
mouvement ouvrier occidental. Chez Lénine, l’expérience a des
bases sensiblement différentes. Dans sa conception demeurée
célèbre, la classe ouvrière, sous l'effet de ses motivations
immédiates, ne peut parvenir qu'à une "conscience
trade-unioniste" et non à la conscience de ses intérêts face
à tout le processus historique du capital. Cette affirmation est
liée à une façon bien précise de concevoir le rôle de la théorie
révolutionnaire : le déterminisme rigoureux qui préside aux
motivations "économiques" des travailleurs perd de sa
rigidité au-delà de ce cadre immédiat. Les ouvriers sont poussés
à revendiquer par le "besoin" qui résulte des exigences
de leur survie, mais aucun autre besoin plus général et les
"éclairant" sur la négation humaine qu'implique cette
survie ne les pousse vers cette "conscience" si les
militants du parti marxiste, disséminés dans leurs rangs, ne la
leur suggère, ne la leur importe. Une telle représentation peut
effectivement correspondre à un stade historique de développement
du capital, et même receler un ferment révolutionnaire par le seul
fait que le stade ultérieur de ce développement, dans son ordre
juridico-social, doit être conquis sur des structures étatiques
archaïques. Telle fut la situation n du prolétariat russe face aux
taches de la révolution démocratique-bourgeoise dans ce pays. Mais
seul le stade ultérieur du capital crée ce besoin général latent
qui implique la critique de tout le système et, dès lors,
conditionne la normalisation du besoin immédiat.
Dans
la théorisation du "stade russe", le déterminisme agit
sur les masses au niveau « économique », mais non pas au
niveau politique où il laisse la place à un déterminisme plus
subtil, celui que reflète la lutte d'influence entre les partis. On
verra au paragraphe suivant que, pour Pannekoek un tel schéma peut
rendre compte d'un type déterminé de révolution. Retenons pour
l'instant que, dans cette acception, le parti justifie son existence
par l’affirmation d’un monopole théorique et conscienciel dont
il a exclu par principe les masses.
L’aspect
qui nous intéresse ici par priorité est celui qui concerne la
théorie révolutionnaire. Autant on conteste à la masse son
aptitude à réaliser concrètement la théorie, autant on doit
affirmer comme indiscutable l’expression abstraite et anticipée
que le parti conçoit pour cette réalisation. Plus l’enchaînement
déterministe de la réalité est nié en ce qui concerne la
dynamique de comportement des masses, plus cet enchaînement doit
être revendiqué et ce déterminisme affirmé dans l’expression
doctrinaire qu'en donne le parti. La propagande du PCI l’exprime
naïvement : les masses ne peuvent pas, livrées à elles-mêmes,
découvrir les voies de la lutte révolutionnaire ; mais, lorsque les
circonstances, deviendront favorables à cette lutte, ces mêmes
masses devront "retrouver" les voies que le parti a déjà
tracées pour elles.
Bien
entendu, ceci est l'expression la plus triviale de la conception
léniniste du parti. Mais à la base de cette version vulgaire, il y
a le fondement doctrinal qui, chez Bordiga, suppose définitivement
établi le trajet passé, présent et futur du mouvement prolétarien,
"l'arc-en-ciel" qui doit relier la première manifestation
historique du prolétariat à son triomphe définitif sur le capital.
Laissons
pour l'instant de côté cet aspect-là et ne revenons pas sur les
raisons politico-historiques de l'attachement de la Gauche italienne
à cette conviction, maintenue littéralement à bout de bras tout au
long des années les plus noires de la contre-révolution. Examinons
par contre les incidences de cette rigidité doctrinale sur le plan
théorique. Sous un déluge de dénonciations violentes et
d'indignation sincère à l'égard de la "trahison
social-démocrate d'août 14", elle a eu pour effet d'accréditer
une version limitée des causes de la dégénérescence de la Seconde
Internationale. La portée et l'origine véritables de cette version
se vérifient en fin de compte sur le terrain historique où il
s'agit de définir ce que représente cette dégénérescence non pas
seulement à l'égard du mouvement ouvrier, mais plus encore à
l'égard de la dynamique de développement du capital. Nous avons
déjà situé le problème dans ses rapports avec la "crise"
du PCI. La critique de Pannekoek - souvent intuitive, mais pour cette
raison même plus profonde que la critique "officialisée"
par l'I.C.- prend tout son relief à la lueur de la résurgence
"stalinienne" du phénomène, laquelle, dans ses
caractéristiques criantes d'après la Libération, avait déjà
porté un rude coup à la "construction théorique" héritée
par le PCI de la gauche italienne. On se bornera donc à montrer ici
que, même dans la sobre conception de Bordiga, une concession énorme
est faite à l'illusion du caractère "malgré tout prolétarien"
de la Seconde Internationale.
La
fonction contre-révolutionnaire de la social-démocratie - selon la
remarquable formule même de Bordiga - a été historiquement révélée
par sa politique d’union sacrée lors de l'éclatement de la
première guerre mondiale. Pannekoek et Bordiga - avec tous les
révolutionnaires de l'époque - se rencontrent sur cette
constatation : la manifestation violente de la première crise de
l'impérialisme rend caduques toutes les conceptions et tactiques de
la Seconde Internationale. C'est l'enseignement qu’ils tirent
respectivement de cette constatation qui s'oriente suivant deux
directions nettement opposées.
Pannekoek
"re-parcourt" en quelque sorte toute la tranche d'histoire
couverte par l'activité de la Seconde Internationale et vérifiant
ses critiques antérieures (Cf. sa polémique contre Kautsky) établit
qu'elle a joué un rôle contre-révolutionnaire bien avant 1914 et
ce, précisément, parce qu'elle affirmait et développait,
socialement et structurellement, les catégories salariées dans un
contexte historique où cette affirmation et ce développement, tout
en présentant la réponse à une nécessité objective pour les
travailleurs, ne pouvait constituer un facteur antagonique du
capital.
D’où
la conclusion de Pannekoek sur le terrain théorique : il ne peut y
avoir, dans la phase impérialiste, d'actions et d'organisations du
prolétariat qui ne soient révolutionnaires. Pannekoek récuse donc
- au moins implicitement - ce qu’il a précédemment admis, sur le
plan de la tactique comme sur celui de l'organisation, parce qu’il
n’existait pas alors d’autre voie possible sur la ligne de
développement historique de la classe ouvrière. C’est strictement
en ce cas, selon lui, que la doctrine, la tactique et l'organisation
de la social-démocratie étaient plausibles. On ne pouvait, ni
deviner le moment historique où la tactique révolutionnaire
s’imposerait à nouveau, ni concevoir sous quelles formes elle le
ferait. On observait une ligne politique déterminée parce qu'en
l’état du développement général économique et social, on n'en
voyait pas s’en dessiner d’autre[40]. Mais la perception,
relativement tardive de la caducité de cette ligne, non seulement
n'enlève rien au fait qu'elle était, bien avant, déjà erronée -
par rapport à la mission révolutionnaire du prolétariat - mais
encore elle impose de tirer de ce fait toutes ses conséquences.
Il
semble bien que cette plausibilité de la ligne politique d'avant 14,
toute relative chez Pannekoek, soit chez Bordiga absolue ; c'est -à
dire qu'il n'y ait pas lieu de la condamner, rétroactivement, dans
tout son contexte. Ce qui nous autorise du moins à le croire c’est
tout un passage du "Tracciato d'impostazione"(1946) ; texte
d’importance capitale puisque inséré dans le premier numéro
d'après-guerre de la revue du PCI- "Prometeo", il traçait
toute la perspective théorique pour le parti[41].
Dans
ce passage, Bordiga écrit que les faits ont confirmé la position
des gauches révolutionnaires de la Seconde Internationale sans
toutefois qu'on puisse définir l'action de la droite comme mouvement
conformiste (cf. note). Lorsque "l'histoire"- s'il est
permis d'appeler ainsi le jugement de la critique révolutionnaire
portant sur les espoirs d'un passé démenti - donne raison, dans
cette acception à qui que ce soit, elle ne le fait jamais à moitié.
Elle ne s'est donc pas bornée à confirmer la gauche révolutionnaire
parce qu'elle combattait la droite ; elle a aussi, rétroactivement,
"donné tort", dans cette gauche, à ceux qui ne voulaient
considérer la droite que comme l'incarnation d'une divergence
survenue au sein d'un mouvement ouvrier présumé représenter les
intérêts du prolétariat. Ce dernier désaveu ne concerne les
hommes que pour autant que leur nom est lié à un corps de positions
bien définies ; il porte en réalité sur la validité de la notion
suivant laquelle droite et gauche auraient "normalement"
coexisté dans la même organisation. Ceci ne présente évidemment
guère d'intérêt en tant que jugement a posteriori sur les
militants politiques de l'époque ; mais c'est par contre d'une
importance considérable dans la répudiation plus ou moins complète
du social-démocratisme : la "normalité" de la coexistence
de la gauche et de la droite dans la Seconde Internationale ménage,
dans l'héritage idéologique de la social-démocratie, la partie
théorico-doctrinaire du marxisme que la Troisième Internationale
n'a pas su ou voulu répudier.
Bordiga
dit que les Bebel, Jaurès et Turati ne voulaient pas faire tourner à
l’envers la « roue de l’histoire » mais duquel trajet
historique la formule est ambigu, puisqu'il ne saurait s’agir, dans
un jugement porté par des révolutionnaires, d’admettre comme
trajet historique possible, un processus d’amélioration continue
de la démocratie bourgeoise s'épanouissant en "socialisme",
voie empruntée par la droite mais en dissimulant sous un langage
humanitaire l’évolution totalitaire indiscutable de la société
capitaliste. Mais si l'on entend dénoncer cette fonction véritable
de la social-démocratie, on ne peut dire qu’elle voulait faire
tourner la roue de l’histoire à l'envers puisqu’elle l'impulsait
au contraire vers l’avenir, mais celui-ci découvert après-coup
comme forme totale de domination du capital. Sous quelque angle qu'on
l’aborde, et abstraction faite de la bonne volonté subjective de
ses chefs, le mouvement social-démocrate ne peut être défini ni
"réformiste", ni "conformiste", mais comme il
s'est révélé être dans la réalité -fut-elle tardivement perçue
– c’est-à-dire comme instrument de la contre-révolution.
D'une
façon lapidaire, les résultats respectifs de cette divergence entre
Pannekoek et Bordiga, sur le plan des rapports avec la théorie,
peuvent s’énoncer ainsi : la critique lucide de Pannekoek
concernant le caractère étriqué du "marxisme" de Lénine
et de la Seconde Internationale ne se conclut pas chez lui par un
dépassement théorique du mouvement avorté du prolétariat allemand
; celles de Bordiga, qui prend pour cible les limites de ce
mouvement, occulte par là la critique théorique, tout aussi bien à
l’égard de la Seconde internationale qu’à l'égard de son
"disciple" Lénine.
Une
affirmation téméraire du PCI
Quand
"Le Prolétaire" écrit que le seul marxisme digne de ce
nom est celui qui va de Marx - Engels à Lénine et à la Gauche
italienne c'est là une affirmation qui ne peut être soutenue qu’à
l'appui d'une conception obscure et métaphysique dés rapports réels
entre l’histoire et la théorie de Marx. Indépendamment des
véritables mobiles actuels qui, dans le PCI, maintiennent "en
vie" cette conception, elle ne résiste pas à la critique
qu’autorisent et imposent tant le matériel peu connu - ou pas
connu du tout - exhumé récemment des archives historiques, que la
nette indication contenue dans les prémisses du "changement de
cours" survenue au cours de la récent décennie.
Nous
avons déjà fait état du caractère déflagrateur de ces
"révélations", même incomplètes, touchant aux
événements de l'Allemagne des années 20 ; nous délaisserons un
instant les écrits de Pannekoek qui, pour des raisons de filiation
politique, ont été les premiers exhumés de l'oubli dans lequel
l’histoire, activement aidée par les "léninismes" de
toutes sortes, les avait ensevelis. Comme nous l’avons déjà
indiqué, son chaud témoignage, peut-être irremplaçable, de la
teneur du conflit entre l'IC et le KAPD, s'efface derrière celui de
Korsch lorsqu'il s'agit de réfuter l’affirmation ci-dessus du
PCI,qui ne concerne pas seulement la qualité de "marxiste"
reconnue ou contestée à la gauche allemande, mais l'existence même
d'une acception de cette doctrine autre que celle transmise par
Lénine et Kautsky.
Il
est clair qu’aujourd'hui on ne peut pas ne pas s'interroger sur le
contenu le plus profond d'une théorie qui, dans le prolétariat
moderne, a identifié la possibilité historique de désaliéner ce
que Marx appelle "être social", dont le développement
historique antérieur a développé le concept en même temps qu’il
lui niait de plus en plus l’existence, En ce qui concerne les
rapports de cette théorie avec la praxis révolutionnaire, trois
groupes de données se sont confirmées. Ce sont d’abord celles qui
ont trait à l'ampleur de la vision de Marx qui est irréductible aux
dimensions d'une seule catégorie sociale qu’on pourrait
emprisonner dans la situation contingente de l'époque de sa plus
brutale exploitation. Viennent ensuite tous les faits qui démontrent
l’indiscutable défiguration de la théorie de Marx par la longue
période historique qui, sous l’hypocrite référence formelle au
marxisme, a vu l’adaptation du prolétariat industriel aux
exigences de toutes sortes du capital. Enfin, en dernier lieu,
percent diverses certitudes concernant le mode présent de domination
du capital et qui exigent une autre approche du problème théorique.
Ici,
c’est à l’altération historique de la théorie de Marx que nous
devons encore nous en tenir. Avant d’aller outre, il s’agit de
réfuter une unicité et une continuité "marxistes" qui,
le plus clair de ce qu’en affirme le PCI est le fruit de ce qu’on
a appelé "la passion du communisme" chez Bordiga, qu’à
ce titre, non seulement nous respectons, mais considérons comme un
moment de la lutte historique révolutionnaire, sans que cela
autorise de respecter les limites dans lesquelles le même Bordiga
enfermait cette lutte.
En
ce qui concerne la critique de la Seconde Internationale aussi bien
que celle de la troisième, le livre de Korsch, mieux que l’œuvre
de Bordiga, rétablit
la réalité historique. Sa thèse, écrite dans le feu d’une
défense non moins dramatique et désespérée que celle de Bordiga
contre l’offensive de la clique de bureaucrates moscovites, peut se
résumer de cette façon : jamais la social-démocratie n’a
réellement et intégralement adhéré à la théorie de Marx ;
jamais la Troisième Internationale n’a condamné, dans son
intégralité le faux marxisme de la Seconde ; pis encore, dès
le reflux de la révolution internationale, elle a repris à son
compte les éléments de doctrine qui, dans la social-démocratie
allemande, consignaient le plus nettement sa séparation avec la
théorie de Marx.
Quelques
citations peuvent illustrer la portée de cette démonstration qui
intéresse, non seulement l’histoire de la théorie, mais aussi la
théorie de l’histoire.
"Le
mouvement socialiste du dernier tiers du XIX siècle – écrit
Korsch – n’a jamais adopté le marxisme dans son entier"[42].
L’auteur, embrassant tout à la fois les aspects
« philosophiques », politiques et sociaux de cette
non-adoption démontre que l’évolution de la social-démocratie en
direction du positivisme bourgeois lui interdisait de comprendre
l’évolution du mouvement ouvrier en rapport avec celle du
capitalisme. De plus ses structures organisatives et sa doctrine
s’étaient forgées "au point même où l’orientation
pratique du mouvement était au plus haut point révolutionnaire"[43]
mais alors que sa théorie "était surtout démocratique au sens
du "parti populaire", lassalienne, dürhinguienne »
(ouvrage cité, p 32).
Korsch
souligne ensuite l’importance de la conjoncture politico-historique
dans laquelle s’est effectuée, pour la social-démocratie,
l’adhésion formelle au marxisme intégral : vers 1890 ;
lorsque la bourgeoisie s’est orientée en direction d’un certain
libéralisme politique (non-reconduction de la loi contre les
socialistes en Allemagne). Dans ces conditions, "le "marxisme"
de la Seconde Internationale, développement positif selon eux[44] de
la théorie première de Marx et d’Engels, est en réalité une
forme historique nouvelle de la théorie prolétarienne de classe".
Si
quelque membre du PCI, fortuitement, tombe un jour sur de telles
« révélations » qui moisissent depuis un demi-siècle
dans les archives de l’histoire du mouvement ouvrier, il ne pourra
honnêtement nous contredire lorsque nous affirmerons que, dans le
PCI, on n’a jamais parlé de cet aspect-là de la dégénérescence
de la Seconde Internationale, qu’on se bornait à stigmatiser dans
sa "trahison d’août 1914".
Korsch,
polémiquant avec les "orthodoxes" de service de l’I.C.,
se défend du reproche que ceux-ci lui font d’avoir une
"prédilection" pour la "forme primitive" des
écrits de Marx. Ce qu’il englobe dans la première période de la
théorie marxiste, ce ne sont pas les écrits de jeunesse de Marx[45]
mais l'œuvre
qui débute
avec la "Critique de la philosophie du droit de Hegel". La
seconde période commence à ses yeux dans les années 1850, au
moment de l'essor capitaliste et de l'écrasement des organisations
et courants révolutionnaires (ouv. cité. p 25) et elle dure jusqu’à
la fin du siècle. En ce qui concerne la troisième période, Korsch
avertit le lecteur : cette délimitation a un caractère extrêmement
global ; il faudrait l’analyser en détail, la scinder aux grands
changements qui - notamment sous rapport de la théorie
révolutionnaire avec la philosophie - ont affecté simultanément la
pensée bourgeoise et la pensée socialiste. Mais le résultat final
de cette troisième période n'est pas discutable, c’est le
triomphe du « kautskysme » en tant qu’adaptation
dogmatique d'une théorie révolutionnaire à une praxis
non-révolutionnaire (ouv. cité. p. 25).
Il
devient banal de produire "ces "banalités de base »
qui depuis quelques années, sont tombées dans le domaine public.
Mais on ne peut aborder les vicissitudes de la IIIe Internationale
sans tenir compte du témoignage de la gauche allemande et
vice-versa. La nature réelle de la social-démocratie telle qu'elle
apparaît dans la genèse qu'en retrace Korsch fait jaillir avec
autant de force la précarité de la direction russe du mouvement
communiste international que l'incidence décisive, sur la praxis
révolutionnaire de l'Allemagne des années 19-20, de ce tout
historico-politico-social forgé par la social-démocratie comme
force d’inertie et de conservatisme devant laquelle fut vaincue la
velléité subversive prolétarienne en ce pays.
Il
apparaît clairement, à l'examen du contexte politique dans le cadre
duquel, à l’époque où Korsch écrit, les dirigeants les plus en
vue de l’I.C. revendiquent "l'apport positif" du marxisme
de la Seconde Internationale, que cet "apport" concerne en
premier lieu ce qui peut justifier la tactique manœuvrière
et frontiste dans laquelle la IIIe Internationale à cette date, est
définitivement enlisée. Les détails et citations fournis par
Korsch concernant la vive polémique engagée par Moscou contre
Lukacs et lui prouvent bien "la totale solidarité théorique de
la nouvelle orthodoxie communiste avec l'ancienne orthodoxie
social-démocrate" (p. 30). Ce que défend l'I.C. contre Lukacs
et Korsch, c'est ce "marxisme de la Seconde
Internationale"... « dont Lénine et les siens n'ont
jamais récusé l'héritage spirituel en dépit des paroles qu'ils
ont pu prononcer dans l’ardeur du combat". Or la prétention
de la Seconde Internationale à la "totalité marxiste" est
doublement démentie : 1°) par le caractère prioritaire et absolu
qu'elle a donné à "certaines théories économiques,
politiques et sociales dont la signification générale est déjà
altérée du fait qu'elles sont isolées de la perspective
révolutionnaire de Marx, mais qui sont en outre mutilées et
faussées dans leur contenu même" (p 32). 2°) parce que
l'adhésion formelle de la Seconde Internationale au marxisme ne
s’est pas affirmée au moment où le mouvement ouvrier, dans sa
praxis, se rapprochait le plus des positions de Marx et d’Engels,
mais dans la période postérieure où l’emportaient déjà dans
la praxis syndicale et politique, les tendances nouvelles qui
trouvèrent par la suite leur expression idéologique dans ce qu'on
appelle le "révisionnisme".
Un
peu plus loin, Korsch donne une analyse qui explique en même temps
le triomphe final des conditions défavorables à la révolution dans
les années 19-21 et l'impossibilité de dégager du tronc
social-démocrate une vision cohérente et lucide de toute la
situation. Il relève à ce sujet une déclaration de Rosa
Luxembourg, selon laquelle le marxisme « piétinerait »,
serait "au point mort" en raison du fait que la
social-démocratie devancée par la pensée de Marx, serait devenue
incapable de mettre cette pensée à profit.
"Il
faut comprendre tout autrement - écrit Korsch - le décalage entre
la théorie marxiste révolutionnaire, hautement développée, et une
praxis qui reste loin derrière elle et, en partie, la contredit
directement" (p. 34-35).
Ce
décalage, dit Korsch, provient : "... tout simplement de
ce que, dès le début, dans cette phase historique, le "marxisme"
n'a pas été pour le mouvement ouvrier qui l'avait adopté de façon
toute formelle une véritable "théorie" , c'est-à-dire
"expression générale, et rien d’autre, du mouvement
historique réel" (Marx) mais n’a jamais été qu'une
"idéologie" que l’on prend toute armée "à
l'extérieur".
Vu
sous cet angle la théorie de l’extériorité de la conscience,
pierre angulaire de tous les léninismes. ne recèle plus aucun
mystère. Mélange de "science économique", apanage des
seuls intellectuels et des lieux communs démocratiques accessibles à
tout un chacun, la doctrine social-démocrate doit effectivement être
inculquée. Mais le produit de cette "importation de la
conscience" ne réalise en aucune façon la théorie,
c’est-à-dire le mouvement révolutionnaire :
"Ayant
adopté de façon purement formelle le marxisme comme idéologie, le
mouvement ouvrier d’alors (1890-1914, NDR) était resté dans sa
praxis sur sa nouvelle base bien en dessous du développement général
(et théorique en particulier) qu'avaient déjà atteint sur la base
plus étroite d’autrefois, le mouvement révolutionnaire tout
entier, et avec lui la lutte de classe du prolétariat, au milieu du
XIXe siècle quand touchait à sa fin le premier cycle de
développement capitaliste"[46]
Ce
qui explique, poursuit Korsch :"…que le mouvement ouvrier, qui
s’est réveillé, depuis le dernier tiers du XIXème siècle, soit
dans l'impossibilité totale d’adhérer de façon non plus
seulement formelle mais effective, à cette théorie si hautement
développée".
Dans
l'histoire de la théorie marxiste, les praxis de la Seconde puis de
la Troisième Internationale interviennent donc de façon
déterminante ; outre le fait que Marx et Engels eux-mêmes en des
périodes successives en développèrent par priorité, sinon de
façon exclusive, tel ou tel aspect[47].
Face
à cette réalité, au sujet de laquelle textes et faits concordent,
la continuité marxiste dont parle "Le Prolétaire" n'est
qu'une autre expression du mythe léniniste qu'il faut maintenant
examiner.
Le
bolchevisme "valable pour la seule Russie"
Nous
pouvons maintenant revenir à Pannekoek (et à Gorter) à propos du
grief que leur fait le PCI de "justifier le bolchevisme
seulement par les conditions existant en Russie". Ici la
polémique du PCI n'a pas besoin d’aller jusqu'à l’interprétation
péjorative, voire même la déformation des positions du KAPD :
celles-ci s'avèrent à ses yeux suffisamment hérétiques pour qu'il
soit superflu d’en rajouter. "Le Prolétaire" énumère
donc consciencieusement les arguments de Pannekoek et Gorter : les
conditions justifiant le bolchevisme en Russie s'effacent en Europe
occidentale "où le prolétariat est seul et doit faire la
révolution seul contre les autres classes" ; la spécificité
de la révolution d'octobre vient de ce qu'elle est "double,
mi-bourgeoise, mi-prolétarienne", que son principal facteur
social, la classe paysanne, est dépourvue d'initiative politique et
a "besoin d’être dirigé", ce qui explique, pour les
bolcheviks, "la nécessité de la manœuvre
entre deux poussées
révolutionnaires différentes" et l'importance, dans la
conception bolchevique de l’organisation prolétarienne et de ses
tâches, du rôle des chefs, de leur "diplomatie", etc.
L'origine
et la genèse des conceptions kapédistes a déjà été évoquée
dans la partie consacrée à la chronologie ; il reste donc à
exposer intérêt qu'elles peuvent présenter aujourd’hui et plus
particulièrement, le fait que l'évolution socio-politique de la
dernière décennie a actualisé toute la portée critique de
l'apport de la Gauche allemande : cet apport représente, pour la
révolution avortée d'hier, la révolte contre le subi à l'encoure
des courants "traditionnels" qui, comme le PCI, défendent
ce subi comme le nécessaire et l'inévitable dans la révolution de
demain.
La
position de Pannekoek, tout en résumant sa lutte politique d’avant
et pendant la guerre, est directement déterminée par l’expérience
des années 192l, sur le plan allemand et international[48].
Son jugement sur le bolchevisme découle en très grande partie des
positions prises par l’I.C. dans la question allemande et de la
conjonction politique (par ailleurs dénoncée par Korsch sur le plan
idéo-théorique, cf. plus haut ) apparue entre la IIIe
Internationale et les Indépendants[49].
Sans nous y étendre ici, il faut directement confronter ce jugement
avec les événements ultérieurs et avec la présentation de ces
événements selon l'optique de la Gauche italienne. Car c'est
évidemment là que le bât blesse pour "Le Prolétaire".
Unique ou non, authentique ou pas, le marxisme, selon l’acception
du PCI, passe intégralement par la praxis bolchevique, l’englobe
et en sort renforcé. Pannekoek au contraire, après avoir admis un
moment la possibilité d’une issue communiste internationale de la
révolution d'Octobre, considère, au terme de son expérience dans
l’I.C., que la praxis bolchevique est celle d’une révolution
bourgeoise et rien que cela. Par la bouche de Bordiga, la gauche
italienne, tout à l’opposé, affirme que cette praxis était
irréprochable dans le cadre d'un lent cheminement de la Russie vers
le socialisme et si la révolution communiste avait vaincu à
l'Ouest. Pannekoek et Bordiga ne sont donc d’accord que sur un seul
point : l’impossibilité du socialisme en Russie sans la victoire
internationale du prolétariat. En l'absence de cette condition le
premier conteste au bolchevisme sa prétention au marxisme, le second
la lui reconnaît, et à titre exclusif.
Pour
Bordiga la révolution d'octobre reste socialiste en dépit de son
sort ultérieur. Son argument est le suivant : la Commune
prolétarienne d'octobre fut l'appel au prolétariat mondial et
l’exemple de la rébellion générale dont dépendait
l'émancipation de la société[50].
Enfermé dans la perspective nourrie de 1917 à 1920 par tous les
révolutionnaires du monde, cet argument tombe sous le sens et on a
déjà vu qu’il n'était aucunement contesté par la gauche
allemande et Pannekoek en particulier. Il convient de rappeler à ce
sujet que d’une part l’écho international rencontré par l’appel
du prolétariat russe se limita aux tendances et aux mouvements à
l’égard desquels l’I.C. adopta bien vite une attitude critique,
pour d’autres l’imitation de l’exemple russe fut en grande
partie artificielle (mimétisme à l’égard de la forme soviet)
avec cette particularité que les plus enthousiastes à en défendre
l’esprit, ce furent les kapédistes, également bientôt considérés
par la IIIe Internationale comme des ennemis (Lénine au IIIe congrès
de l’I.C.). Ceci n’est évidemment pas étranger au fait que la
remise en cause du qualificatif de socialiste pour la révolution
russe fût pour la gauche allemande, la conséquence logique de
l’évolution de l’I.C. A partir du moment où celle-ci (par USPD
interposée) acceptait de composer avec la social-démocratie
allemande – ce puissant rouleau compresseur au service de la
contre-révolution – elle changeait totalement de rôle en tant que
facteur politique international, d’exemple de la révolution
devenant obstacle à son développement[51].
Il s’imposait donc aux Pannekoek, Bordiga, Gorter et autres, de
tenter d’identifier la force historico-sociale qui, à l’intérieur
de la dynamique même de la révolution russe, provoquait ce
"tournant" de l’I.C.
Force
est de constater que, sur ce point, « l’idéaliste »
Pannekoek ("Le prolétaire dixit")est plus matérialiste
que Bordiga qui, lui, centre l’explication du phénomène – en ce
qui concerne les bolcheviks – sur le plan subjectif de leurs
"erreurs d’appréciation"[52].
Nous disons plus matérialiste sans pour autant ignorer qu’aux yeux
de Bordiga, il ne s’agit pas simplement de convaincre les Trosky,
Lénine, Zinoviev, etc. ; c’est le comportement des sections
communistes d’Occident qui aurait dû opérer cette
"conviction"[53].
Il n’en demeure pas moins que Bordiga semble conférer aux forces
politiques dominantes dans les PC de l’Ouest, une volonté
subjective révolutionnaire, alors que cette volonté n’est que le
masque de leur rôle objectif contre-révolutionnaire comme telles
et, pour expliquer l’appui résolu que leur apporte le bolchevisme,
tente d’identifier celui-ci comme totalité et expression globale
du mouvement révolutionnaire en Russie en s’attachant
particulièrement à la façon dont ce mouvement a adopté – et
adapté – la théorie de Marx.
Bien
entendu, Pannekoek y procède en s’appuyant sur sa propre démarche
théorique et, notamment sur sa sévère critique antérieure de la
social-démocratie « kautskienne ». Mais cette démarche
et cette critique, si on les examine à leur tour dans leur genèse
historique, apparaissent - non pas comme cette « déviation
anarchiste » ou « anarchiste », ou encore comme cet
« extra-marxisme » que « Le prolétaire »
traite par le mépris – mais comme le produit du travail d’une
« école » critique qui s’est attachée, contre le
révisionnisme effectif de toute la Seconde Internationale, à
retrouver le Marx de la "première période".
Ce
n’est donc nullement par hasard ou aberration que l’âpre
polémique menée par cette école contre le « marxisme de la
Seconde Internationale » induit ses auteurs, après le reflux
des années 20, à poursuivre leur analyse de la « sinistre
parabole de la révolution tronquée » jusqu’à l’autopsie
complète de son mouvement initial[54].
L’écho que le mouvement international donne de la révolution
d’Octobre se manifeste moins en effet comme adoption de la rupture
profonde que cette révolution incarne par rapport à l’ancien
cours que comme illusion d’une conciliation possible entre cet
ancien cours et les conditions nouvelles. Dans l’acceptation qui
prévaut, tant comme psychologie sociale de la classe ouvrière que
comme ligne stratégique de ses organisations, le communisme ne se
distingue du réformisme social-démocrate que comme tactique
politique : en Allemagne notamment, une combinaison de la
socialisation des moyens de production incontestablement puisée dans
l'héritage réformiste, et de l'art de l'insurrection, tout droit
importé de Russie. Il est clair que, pour Pannekoek et toute la
gauche allemande, l'incarnation sous forme doctrinale de cette
combinaison, celle qui est soutenue par les meilleurs théoriciens et
publicistes de l’I.C., et toute auréolée de la victoire
d’octobre, c'est le bolchevisme. Avec cohérence, ils combattent
donc cette conciliation contre-nature, entre deux mouvements
historiques diamétralement opposés, et dirigent le plus fermement
leur critique contre son expression la plus achevée et la plus
éloquente.
Il
faut sans cesse rappeler sous quel angle précis cette critique est
encore aujourd'hui importante. Suspendre la victoire mondiale du
communisme à une victoire (qu'on espère limitée dans le temps et
dans l'espace) du mode de production que le communisme doit éliminer
est une gageure que la contre-révolution a définitivement balayée.
Si nous faisons abstraction d'un autre effet de cette
contre-révolution -le changement fondamental de nature de la
domination du capital - nous prenons conscience du retard de la
pensée critique révolutionnaire qui, il y a cinquante ans déjà,
aurait dû percevoir la contradiction insoluble contenue dans la
"gageure" ci-dessus : éliminée de l'histoire, celle-ci
aurait dû l’être aussi de la théorie, sous peine d'une errance
sans fin entre le déterminisme et la fatalité.(Nous avons déjà
vu, à propos de la plausibilité d'un certain degré de
développement du capitalisme comme condition du socialisme futur,
combien les deux termes pouvaient se mêler de façon trouble). Pour
en revenir au KAPD, la récupération des révolutions ouvrières par
le capitalisme qu’il avait prévue est un fait historique confirmé
trop après-coup par tout le développement afro-asiatique succédant
à la seconde guerre mondiale. La pensée révolutionnaire commence à
peine en effet à l'enregistrer dans son seul sens positif,
c'est-à-dire comme répudiation de toutes les constructions a
posteriori engendrées par "l'espoir" trompé des années à
propos de l'avenir de la Russie, et qui ne sont plus aujourd'hui des
"solutions" que pour le capital. Le refus ou la répugnance
à procéder à cette répudiation constitue l'ultime forme, d'autant
plus puissante qu'abstraite dans le subconscient collectif, de la
prétention contre-révolutionnaire à mieux gérer le capital qu'il
ne se gère lui-même et dont les partisans, à l'image de leurs
prédécesseurs d’il y a cinquante ans, ont été par là, selon la
belle formule "d'Invariance" : les "géniteurs de
la fatalité".
C’est
parce que Pannekoek et les autres gauches allemands ont dégagé du
concept de « double révolution » appliqué à la Russie
d’Octobre les forces et les tendances objectives telles qu’elles
ont finalement prévalu à l’échelle mondiale[55]
qu’il est aujourd’hui possible de comprendre comment et pourquoi
le terme de prolétarien et communiste dans ce double caractère
d’Octobre était lui-même mal dégagé de la gangue idéologique
du passé, non seulement sur le plan de la tactique internationale de
cette "double révolution", mais en raison d'un héritage
théorique commun à tout le mouvement ouvrier : le "marxisme"
de la Seconde Internationale. Aussi importe-t-il peu - même si "Le
Prolétaire" en fait ses gorgées chaudes - que le schéma sur
lequel Pannekoek s’appuie pour soutenir le caractère exclusivement
bourgeois de la révolution russe présente diverses faiblesses. Pas
davantage ne doit arrêter le fait que les facteurs
contre-révolutionnaires identifiés par lui et Gorter dans toute la
praxis historique internationale, ne se soient pas rigoureusement
démontrés sous le jour où on les décrivait (par exemple celui de
la rechute de la société russe dans une sorte de capitalisme
colonisé par l'Europe occidentale, ou encore du retour de formes
traditionnelles "libérales" du capital avec la NEP). Ce
qui chez Pannekoek est aujourd’hui encore utile, c'est sa façon,
toute différente de celle de "l’école" léniniste, de
définir les rapports entre la théorie révolutionnaire et le
mouvement historique ; c’est l'importance de la brèche
ouverte par cette méthode dans l'illusion idéologique, notamment
celle perpétuée par le PCI et selon laquelle la théorie
révolutionnaire serait parvenue à une telle maîtrise du mouvement
historique qu’elle pourrait, sinon donner à celui-ci des ordres,
du moins lui assigner une voie et une seule. Plus précisément,
cette brèche dans le marxisme figé à l'état d’idéologie porte
sur l’épreuve à laquelle l'expérience russe a soumis les limites
théoriques du mouvement révolutionnaire correspondant à la seconde
phase de l'histoire de la théorie de Marx. Au travers de la praxis
bolchevique du pouvoir considérée, répétons-le, dans son contexte
international - la base théorique commune à tout ce mouvement
n'affronte plus seulement, comme sous la Seconde Internationale, la
tentation de partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans une tâche
de gestion du capital, elle affronte les suggestions de la réalité
même de cette gestion dans des conditions sociales exclusives de
toute participation de la bourgeoisie.
En
ce sens, l'analyse de Pannekoek participe d'une critique générale
des moyens et médiations à l'aide desquels le mouvement prolétarien
a tenté, et tente encore en 1917, de révolutionner la société. Il
n’est pas discutable que ces moyens et médiations sont empruntés
au passé historique ; y compris bien entendu, le passé bourgeois,
celui des révolutions qui tendaient objectivement à réaliser
toutes les conditions du triomphe du capital. Ici apparaît, par
comparaison avec la méthode de Pannekoek, le caractère partiel de
celle de Bordiga qui, dans les moyens et médiations empruntés par
le prolétariat, critique impitoyablement ceux qui projettent dans le
mouvement ouvrier des modes économiques d’association
(proud'honnisme, syndicalisme, « socialisme d’entreprise »)
mais non ceux qui y reflètent des modes politiques (Etat, dictature
qui, chez Lénine, se revendiquent ouvertement du modèle jacobin).
Cette critique, Pannekoek ne se doute probablement pas qu'elle
rejaillit sur Marx lui-même dans la mesure où ce dernier a
reconduit, dans ses textes politiques ("Manifeste" de 1848)
l'emprunt inévitable aux formes politiques des révolutions passées.
Mais la délimitation de la "paternité" réelle de Marx en
ce domaine relève d'une étude qui déborde du cadre du présent
chapitre. Ce qui apparaît clairement dans le cadre qui nous concerne
ici c’est le prestige de succès révolutionnaire que le léninisme
a apporté au vieux kautskisme ; mais ce prestige est celui de
l’également vieille révolution. La révolution russe, hormis le
stade bref de son appel au prolétariat international, passe donc à
l'histoire comme révolution bourgeoise ; non seulement en raison des
limites de la transformation sociale qu’elle ne pouvait
matériellement dépasser, mais par la nature des conceptions
politiques qu’elle a implantées dans le mouvement communiste
international. Sans l’introduction de la catégorie totale de
"révolution bourgeoise" pour caractériser tous les
aspects de l'involution russe, on ne peut surmonter la contradiction
qu'elle ne cesse de manifester dès le début entre la portée
objective - subjective de son mouvement à l'échelle internationale
et la ligne politique qu’elle poursuit avec opiniâtreté. On ne
peut surtout pas opposer sa tactique et ses principes puisque sa
caractéristique principale fut l'élasticité. Vue sous cet angle,
le succès insurrectionnel du bolchevisme n’entraîne pas
nécessairement l'infaillibilité de sa doctrine. En un certain sens,
par le truchement de l'influence déterminante et incontestée de la
section russe dans la IIIéme Internationale, ce succès a finalement
servi de caution à l'idéologie dont le prolétariat européen, pour
pouvoir imiter le prolétariat russe, aurait dû se libérer.