SIMPLES EXECUTANTS DE L'IMPERIALISME OU NOUVEAUX NIHILISTES?
Pour comprendre
l'extension du phénomène islamo-djihadiste, islamo-fascisme selon
les uns, islam radical ou trahison de l'islam selon d'autres, les
propositions et clichés se bousculent chez intellectuels de
gouvernement comme parmi les divers partis politiques. Les émissions
télévisées d'actualités analysées par les mêmes spécialistes
n'en finissent pas d'égrener forfaits, exactions et destructions des
« barbares » ; mais comme cela commence à bien
faire, on finit par se demander « qui sont ces barbares » ;
un film fait polémique - « Salafistes » - interdit aux
moins de 18 ans, il décrypterait la mécanique djihadiste ;
encore une porte ouverte, n'importe qui peut visionner des reportages
de chaînes américaines sur You Tube qui montrent la vie fliquée au
quotidien, voire quelques lapidations ou égorgements, dans les zones
conquises par daech. Voir misère et meurtres n'explique rien. OU
surtout ne laisse place qu'à la réflexion simpliste, et chauvine :
« preuve de la nécessité de not'gouvernement démocratique
d'intervenir militairement » 1.
On retiendra hors de
cette palette confusionniste l'article du NOBS signé Aude Lancelin,
qui fait un tour rapide des interprétations et causalités avec
comme souci une pub pour le livre de Jean Birbaum « Un silence
religieux » qui, je ne l'ai pas encore lu, ridiculiserait la
mouisse idéologique où gauche et extrême gauche sont plongées,
affront rude : « Elle (la gauche) qui a toujours placé
l'internationalisme au cœur de sa tradition, elle dont tout
l'imaginaire politique est structuré par l'idée d'une mobilisation
sans frontières, doit reconnaître cette douloureuse réalité :
l'islam constitue aujourd'hui l'unique idéal au nom duquel des
masses d'hommes et de femmes sont capables de défier l'ordre mondial
à travers les cinq continents (…) Aujourd'hui, l'idée d'une
solidarité internationale des travailleurs fait place à celle de
l'entraide mondiale entre musulmans. C'est à l'aune de ce glissement
qu'il faut analyser le phénomène du djihadisme ». Elle
termine par une remarque de l'ancien migrant guévariste Régis
Debray, selon qui c'est le surmoi religieux qui a remplacé le surmoi
révolutionnaire : « après Guevara, Ben Laden. Après
Marx, Allah ».
Tout ce qui vient d'être
dit n'est ni faux ni ridicule, mais partiel. Je souligne depuis
longtemps ce fait que l'idéologie islamiste sous toutes ses versions
est venue suppléer l'effondrement du stalinisme, comme nouvelle
espérance creuse et soluble dans le capitalisme. De même que je
regrette de ne pas avoir bien expliqué et insisté à la réunion
publique du CCI sur l'importance de l'instrumentalisation de l'islam,
de même je confesse avoir eu jusqu'ici une analyse trop
matérialiste, empirique, impérialiste, et factuelle du djihadisme
et de ses causalités2.
Je me situe toujours hors de l'idéologie de la victimologie
« occidentale » ou de la « repentance coloniale »
agitées par les intellectuels gauchistes comme causalités majeures
à la barbarie terroriste. Je rejette aussi le qualificatif
d'islamo-fascisme, véhiculé par les intellos qui se veulent en
marge (Badiou et Zizek entre autres), facilité langagière qui
prétend identifier «la barbarie moderne » avec une notion qui
ne lui correspond ni au plan impérialiste ni au plan historique.
Le qualificatif est
souvent impuissant à identifier réellement un phénomène de guerre
marqué par une exhibition et une exaltation d'actes barbares au nom
d'un fabricant de dieu. On verra que je propose ici, avec l'excellent
texte de Stefan Zweig, une explication qui renvoie plus au nihilisme
terroriste de la fin du XIX ème siècle ; car en plus, puis-je
ajouter, ce n'est pas contradictoire avec l'affirmation de marxistes
patentés (Galar), nous vivons une sorte de retour au capitalisme
classique du 19ème, sans l'espoir de changer le monde qui motivait
le mouvement ouvrier à l'époque, comme l'a souligné justement un
camarade du CCI. Mais avec le nihilisme terroriste moderne, si les
mobiles des individus gagnés à cette « cause » sont
exactement ceux décrits en 1920 par Zweig, ils sont autrement plus
instrumentalisés par les impérialismes et les armes en usage sont
autrement plus destructrices en vies humaines.
DECOMPOSITION ET
INSTRUMENTALISATION DE LA DECOMPOSITION
Le thème de la
décomposition n'est plus défendu par le seul CCI3,
mais l'interprétation par ce groupe depuis 1991 de ce facteur comme
pourrissement du monde capitaliste à la suite de la fin des deux
blocs d'après-guerre (putréfaction sociale, banksters, blocage des
classes), est expliqué de plus en plus comme un boomerang4 ;
jusqu'à ces dernières années, les attentats les plus graves contre
les populations civiles auraient été tenus auparavant en lisière
du tiers-monde. Ce n'est pas tout à fait vrai. On se souvient des
attentats nombreux dans les années 80 en Europe, avec cette
différence qu'ils ciblaient des institutions, des militaires, des
patrons, etc. Devrait-on céder à une « victimologie
bourgeoise », aux pleurnicheries et exagérations
intentionnelles des Etats, les mains... pleines ? La prise de
position insiste bien pourtant sur l'utilisation par les médias
gouvernementaux des bains de sang pour « terroriser » les
populations occidentales, et comme contribution à une ambiance de
guerre permanente. L'ayant lue un peu trop rapidement je n'avais pas
prêté attention à cet intéressant passage : « Un grand
nombre des djihadistes européens, aujourd'hui en Syrie, sont issus
de la petite bourgeoisie qui, en l'absence de perspective autre que
le déclassement, emplie de jalousie vis à vis des modèles de la
grande bourgeoisie et, surtout, étrangère à tout autre projet de
société alternatif, est gangrenée par le nihilisme et la haine.
C'est d'ailleurs cette même couche de la société qui avait
constitué déjà, dans les années 1930 et 1940, le gros des troupes
de choc du nazisme ».
Nous avons affaire en
effet à une « petite beurgeoisie » sans scrupules, mais
la comparaison avec le nazisme est inexacte : le nazisme est une
politique déterminée de l'appareil d'Etat pour aller à la guerre,
dont l'expansion a été possible du fait de l'écrasement du
prolétariat allemand, et dont la petite bourgeoisie n'a pas été la
cause, mais bien sûr a fourni les premières troupes. La petite
bourgeoisie allemande servait en tout cas son propre pays, et
n'allait pas – au nom d'un internationalisme islamique – se
mettre au service de la Turquie ou de l'Arabie Saoudite pour
combattre son propre pays !
C'est sur les motivations
de cette « petite beurgoisie » que j'ai fait des
recherches et suis tombé sur le livre de Zweig.
Selon moi, plus important
que la décomposition est son instrumentalisation ; parce que
justement le capitalisme n'est pas suicidaire. Excusez mon image
grossière, mais c'est comme quelqu'un qui vient de déféquer dans
votre salon et qui vous jette sa merde à la tête.
L'instrumentalisation de l'islam, de ses variétés, de son folklore
vestimentaire, la fabrique de la notion d'islamophobie et la théorie
interclassiste et dissolvante de l'antiracisme5.
L'instrumentalisation de
l'étranger – l'immigration de guerre, cachée sous la dénomination
« immigration climatique » - est plus subtile que par le
passé - a piégé toute la gauche et l'extrême gauche qui sont
tombés dans le panneau « humanitaire pacifiste Etat nounou ».
La misère des migrants (en partie petits « beurgeois »),
qui est indéniable, est pain béni pour la propagande nationaliste
de gauche et de droite (ceux qui détiennent le gouvernail, pas les
assistantes sociales gauchistes, et autres No Border, dans leur rôle
de pleureuses). Les assistantes sociales gauchistes et leurs amis
curés peuvent être retournés comme un gant ; il a suffi que
deux ou trois réfugiés crottent dans une piscine pour que les
féministes allemandes hurlent contre la machisme intolérable, en
lien avec leurs consoeurs sectaires du NPA. Tout est-il de la faute
du capitalisme en décomposition ? Si Poutine accuse Lénine
d'être responsable de la crise en Russie en 2016, qu'un fait divers
puisse occasionner la chute d'un ministre, qu'un tsunami frappe
surtout des populations noires à la Nouvelle Orléans, qu'un
aviateur fou précipite une centaine de passagers contre une
montagne, tout n'est pas du ressort ou de la faute du capitalisme ;
mais dans ce cas il joue sur les mélanges et amalgames pour flatter
son orgueil d'Etat « secouriste », quand bien même il
est et sera « sergent recruteur ».
La petite bourgeoisie en
général est frappée par la crise. C'est elle qui exprime le mieux
la décomposition de la société. Elle ne veut pas tomber dans le
prolétariat, qu'elle méprise. Elle est à l'origine depuis au moins
dix ans de toutes les manifestations d'indignation réformiste ou
émeutière dans le monde, sans projet crédible. Elle est pour
l'heure le principal acteur et ferment de décomposition. Elle se
disperse en mille intérêts divergents. Elle est incapable d'action
de longue durée, sauf pour des causes futiles et qui ne remettent
pas en cause l'Etat capitaliste. Sa « diversité » est
gage de la pérennité de la puissance dominatrice de l'Etat. Aux
classiques artisans, paysans, PIS (professions intellectuelles
supérieures), s'ajoutent désormais les « communautés »
religieuses ou pas. Chaque fraction de ce marais de couches sociales
aux intérêts plus souvent opposés dans une même branche (voir les
taxis, les autobus Macron) qu'unitaires, pratique la politique de
l'autruche et ne réserve que le suicide à ceux qui sont au bord du
gouffre. L'immigration n'étant plus soluble comme avant dans la
classe ouvrière, on assiste au développement d'une noria de petites
échoppes, de micro-entreprises – phénomène dit aussi
d'ubérisation – encouragé par l'Etat comme solution fictive au
chômage, mais surtout comme antidote à toute perspective sociale et
politique. Mais le petit commerce a ses limites, il y a souvent
autant de faillites dans l'année que d'ouvertures. Le chômage lui
ne baisse jamais et concerne toujours plus les derniers arrivés...
Le chômage n'explique pas tout non plus. Les chômeurs des années
1930 ne rêvaient pas d'égorger leurs semblables, et s'ils
s'engageaient dans l'armée, c'était celle de leur pays6.
Pour analyser la société,
en décomposition ou pas, les critères politiques et sociaux ne
suffisent plus, il faut y intégrer la dimension culturelle, assez
négligée en général par les derniers mohicans du milieu
maximaliste, où prédomine une conception ouvrièriste où la
littérature serait superflue ou trop rébarbative pour participer du
niveau de conscience des prolétaires, à part dans la presse du CCI
on ne trouve pratiquement pas d'articles sur films, expositions ou
livres.
Eh bien non, je suis
d'accord avec le Trotski de 1924 :
« Ce que
Shakespeare, Gœthe, Pouchkine, Dostoïevski donneront à l'ouvrier,
c'est avant tout une image plus complexe de la personnalité, de ses
passions et sentiments, une conscience plus approfondie de ses forces
intérieures, une aperception plus nette de son subconscient, etc...
En fin de compte, l'ouvrier y trouvera un enrichissement. Gorki, imbu
de l'individualisme romantique du vagabond, a su nourrir l'esprit
printanier de la révolution prolétarienne à la veille de 1905
parce qu'il a aidé à l'éveil de la personnalité dans une classe
où la personnalité, une fois éveillée, cherche à se mettre en
rapport avec d'autres personnalités éveillées. Le prolétariat a
besoin d'une nourriture et d'une éducation artistiques. Il ne faut
pas le prendre pour un morceau d'argile que les artistes, ceux du
passé et ceux de l'avenir, peuvent modeler à leur propre
ressemblance ».
L'APPARITION DU
NIHILISME EN RUSSIE ET CE QU'IL A SIGNIFIé
Certains ouvrages ont
déjà paru sur le parallèle entre nihilisme et terrorisme islamiste
mais soit ils ne disent rien de substantiel, soit ils ne disent rien.
On n'analyse guère que le terrorisme de la Narodnaya Volia n'a pas
produit que des bombes artisanales, mais aussi de grands écrivains.
Nietzsche a dit un jour : « Dostoïevski, le seul qui
m'ait appris quelque chose en psychologie ».
Le même Dostoïevski qui a dit aussi « Nous
sommes tous sortis du Manteau de Gogol », aurait pu
assurer que certains des auteurs français et britanniques les plus
célèbres sont, eux-aussi, issus de la littérature russe. À partir
de la fin du 19ème siècle, la littérature russe a en
effet inspiré de manière décisive plusieurs auteurs européens ;
Dans La bête humaine (1890), Émile Zola oppose sa propre
conception du crime à celle du crime commis à partir d’une
réflexion rationnelle que Dostoïevski conçoit dans Crime et
châtiment. Dans sa nouvelle « Wressley of the Foreign
Office » (1887), Rudyard Kipling met en scène un
personnage-marionnette à l’image du fonctionnaire inventé par
Nikolaï Gogol. Au début du 20e siècle, André Gide et Marcel
Proust ainsi que Henry James, Virginia Woolf, James Joyce et
Katherine Mansfield s’appuient sur des auteurs russes pour élaborer
leurs propres esthétiques modernes. Au 21ème siècle
enfin, le sud-Africain J.M. Coetzee, lauréat du prix Nobel, consacre
son roman The Master of Petersburg (2004) à Dostoïevski,
tandis que quatorze auteurs français entreprennent un voyage
littéraire à bord du transsibérien. Les textes de ces derniers
revendiqueront ensuite des influences telles que Ossip Mandelstam,
Venedikt Jerofeev, Léon Trotski et Michel Bakounine. Sous la
dictature stalinienne, Dostoïevski était devenu un auteur à
écarter car « il insiste trop sur la duplicité de la nature
humaine, il exprime une fâcheuse méfiance envers la raison, il a eu
le tort de dépeindre l’individu ‘impuissant dans le chaos des
forces obscures’ », selon la critique du transfuge Maxime
Gorki, décoré et célébré avant d'être zigouillé à son tour.
Le « détraquement » de
l'histoire russe, apparemment irrationnel, peut encore nous aider.
Croisement d'influences en ces années de révolte
contre l'oppression tsariste où la littérature participait de
l'éveil de la conscience prolétarienne, où des écrivains étaient
jetés aux fers. Dostoïvski convaincu jeune par Belinski de la
nécessité du socialisme7,
accusé de complot socialiste d'ailleurs, vécut la dure condition du
prisonnier, plus un simulacre d'exécution. Tolstoï et Dostoïevski
furent mal accueillis par l'intelligentsia : ils ne militaient
pas assez pour ces « chevaliers d'un ordre laïc »,
« chevaliers de la science et du progrès » mais
anti-libéraux.
Lénine avait été bouleversé par le « Que
Faire ? » de Tchernychevski . Alain Besançon, ce disciple
de Raymond Aron, décrit très bien ce qui se passe parmi
l'intelligentsia russe, interloqué par le bruit des bombes mais
appliquée à poser les vrais moyens de la solution sociale et donc
en faveur de la révolution :
« En toute hâte Dostoïevski répondit à
Que Faire en écrivant le Sous-Sol. Ce court roman contient une
satire de l’Homme Nouveau, dont il montre, sous la carapace d’acier
qu’il s’est donné, la faiblesse, l’angoisse, les honteuses
passions, l’amour secret qu’il porte à l’adversaire, la
cruauté envers ceux pour qui il croit se dévouer. Il est, pour
reprendre un de ses titres, “le songe d’un homme ridicule”.
Mais ce qui est prodigieux, c’est que Dostoïevski a compris en
1863, sur la base d’une agitation de quelques étudiants déclassés
et d’un mauvais roman, que quelque chose de neuf et d’infiniment
dangereux était apparu en Russie et à la surface de la terre. Une
petite chaîne discontinue des complots révolutionnaires,
régulièrement avortés, se noua à partir de 1863. Dans chacun se
composait une nouvelle figure de l’homme nouveau. C’est pourquoi
dans la chaîne parallèle des romans de Dostoïevski, nous les
voyons réapparaître : Lebeziatnikov dans Crime et Châtiment,
Doktorenko et Keller dans l’Idiot, Verkhovenski dans les Démons,
Rakitine dans les Karamazov. Mais à côté d’eux, dans la même
appartenance sociologique que les “intelligents” caricaturaux,
surgissent les héros centraux Raskolnikov, Terentiev, Stavroguine,
Kirillov, Ivan Karamazov, qui eux sont porteur d’un drame spirituel
où va se jouer leur âme. Il se dénoue dans la mort et le néant,
ou bien par un retour salvateur à Dieu et à la Russie. Alors se
déploie tout autour le théâtre symbolique du roman dostoïevskien,
avec les figures innocentes, pécheresses, touchantes de Sonia, de
Maria la boiteuse, de la petite fille violentée qui sont autant de
figures de la Russie, envahie par les démons socialistes et athées.
La Russie est aussi la Terre Mère Humide, dangereusement assimilée
à la Mère de Dieu, contre laquelle pèchent, et que parfois baisent
prosternés les démons repentis. Dostoïevski a donc prévu, à
partir d’une minuscule conspiration d’étudiants, celle de
Netchaev, quel pourrait être le sort de la Russie et du Monde si
cette cellule cancéreuse métastasait dans tout le corps social.
Cela fait que les Démons sont un des plus grands romans jamais
écrits et le plus indispensable à l’intelligence du XXème
siècle. Cependant prenons garde. Tchernychevski, Netchaev, et,
parallèlement Verkhovenski ou Stavroguine, sont en effet les démons
qui poussent les Russie à l’abîme, à l’instar de ceux qui dans
l’Evangile précipitent les pourceaux dans la mer. Toute l’oeuvre
postérieure au Sous-Sol peut être interprétée comme une tentative
d’exorcisme, un Vade retro angoissé. Et pourtant, si détesté
soit il, ce démonisme est secrètement préféré au monde libéral
bourgeois vers lequel la Russie pourrait se diriger à l’imitation
de l’Europe. Dostoïevski est fasciné devant ces jeunes gens parce
qu’au moins ils sont russes. En quoi ils sont tout de même
préférables au libéral et occidentaliste Stepane Trofimovitch, qui
est caricature de Tourgueniev l’écrivain européanisé et haï.
L’extrémisme dans le bien comme dans le mal est un trait de la
Russité dont le romancier est fier. La violence dans le mal que
laisse prévoir la future Révolution n’est-elle pas à préférer,
malgré tout, à l’occident de toute façon condamné ? Le
matérialisme bourgeois est plus détestable que le matérialisme
théorique des révolutionnaires, parce qu’il exprime un bien être
du créé, une satisfaction de ce monde que le romancier juge
insupportable ».
J'ai pioché nombre
d'informations dans le livre rare et exceptionnel de Georges Nivat8.
Les héros dostoïevskien sont tous plus ou moins porteurs d'un
« désir maximaliste » (p.66). Mais, au début prime
l'action terroriste. Léon Chestov, écrivain réactionnaire, est
choqué par la nouveauté inouïe de la révolte de Raskolnikov, par
cette idée « originale » qu'il est permis de verser le
sang « en toute conscience », sans aucune justification
d'aucune sorte, par orgueil, et sans reconnaître aucune « sanction
morale » : « Autrement dit il n'y a pas de sanction
éthique parce que Dieu n'est pas. La seule sanction est l'échec ou
le succès. On se rappelle le premier grand dialogue entre Rodion et
Sonia :
- mais, peut-être que Dieu n'existe pas, dit Raskolnikov avec une joie mauvaise. Il rit et la regarda.
- (…) elle leva les yeux vers lui, mais rien ne sortait. »
Dostoïevski s'inspire de
Stirner lorsqu'il pose le problème de la « pureté »
dans le mal : « non seulement l'assassin politique n'est
pas forcément scélérat, mais il peut même être un pur »
(p.74)
L'analyse profonde de
l'oeuvre de Dostoïevski par Stefan Zweig restaure le fond de pensée
de la petite bourgeoisie affolée par l'histoire, que sa fraction
politique extrémiste soit anarchiste ou petite « beurgeoise ».
Je pense que, comme Dostoïevski, cette petite beurgeoisie ne croit
pas non plus à dieu ni à Mahomet. Mettez arabe à la place de
russe, et vous comprendrez mieux.
LE
PROBLEME TORTURANT DE DIEU9
PAR
STEFAN ZWEIG
« … Les
personnages de Dostoïevski ne cherchent ni ne trouvent leur attitude
en face de la vie réelle. Ils ne veulent nullement pénétrer dans
la réalité ; dès l'abord ils veulent la dépasser, s'élever
vers l'infini. Leur destinée n'est pas de ce monde. Les formes
apparentes des valeurs, des titres, de la
puissance, de l'argent,
les biens matériels n'ont de valeur pour eux, ni comme but, comme
chez Balzac, ni comme moyen, comme chez les allemands. Ils ne veulent
ni faire leur chemin dans ce monde ni y occuper une place ; ils
se dépensent sans compter, jamais on ne peut prévoir leurs actes. A
voir leur inertie on est tenté de les prendre pour des rêveurs
désoeuvrés et fantasques ; leur regard paraît vide parce que
sa flamme n'est pas dirigée vers l'extérieur, mais vers
l'intérieur, vers leur propre existence. Le russe veut la vie
totale, non son ombre et son reflet, la réalité extérieure, mais
le tout mystique et élémentaire, la force cosmique, le sentiment de
l'existence. Dès que l'on s'enfonce dans l'oeuvre de Dostoïevski on
entend le bruissement de cette source ultime : le besoin de
vivre fanatique, primitif, presque végétatif, la joie élémentaire,
ne désirant ni bonheur ni souffrance, formes déjà diversifiées de
la vie que l'on éprouve en respirant. Ils ne veulent pas boire aux
fontaines des villes et des chemins battus, mais à la source
première ; ils veulent avoir la sensation de l'éternité, de
l'infini : rejeter ce qui est temporel. Leur monde n'est pas
social, mais éternel ; ils ne se soucient ni de connaître la
vie ni d'en triompher ; ils veulent, pour ainsi dire, demeurer
nus à son contact et la sentir comme une extase de l'existence.
Ignorant le monde par
amour du monde, irréels par amour de la réalité, les personnages
de Dostoïevski produisent d'abord une impression de sottise. Ils ne
vont pas droit devant eux, ils n'ont pas de but visible. Ces êtres
adultes marchent à tâtons comme des aveugles, titubent comme des
ivrognes, ils s'arrêtent, se retournent, posent toute espèce de
questions, et sans attendre de réponse, se précipitent vers
l'inconnu ; ils semblent être des nouveaux arrivés dans notre
monde et ne s'y être pas encore accoutumés.
Il est presque impossible
de comprendre les personnages de Dostoïevski si l'on ne se rappelle
qu'ils sont russes, issus d'un peuple précipité de l'inconscience
barbare et millénaire dans notre civilisation européenne. Arrachés
à leurs mœurs antiques et patriarcales, sans s'être assimilé les
nôtres, ils sont arrêtés au carrefour, et l'hésitation de
l'individu isolé est celle de toute la nation. Nous, les européens,
nous vivons dans notre tradition comme dans une maison bien chauffée.
Le russe du XIX ème siècle, de l'époque de Dostoïevski, a brûlé
« la hutte en bois » de son passé barbare, et n'a pas
encore édifié sa nouvelle maison. Ils sont tous déracinés,
dévoyés. Leurs poings ont la force de la jeunesse, du barbare ;
leur instinct est troublé par la multiplicité des problèmes ;
ils ne savent que saisir ; ils portent les mains partout et ne
sont jamais satisfaits. Ce qu'il y a de tragique dans tout personnage
de Dostoïevski, son désaccord avec lui-même, ses entraves, a sa
source dans la destinée du peuple entier. La Russie du milieu du XIX
ème siècle ne sait quelle direction prendre vers l'ouest ou vers
l'est, vers l'Europe ou vers l'Asie, vers Saint-Pétersbourg, la
ville artificielle, vers la civilisation ou vers le village dans la
steppe. Tourgueneff la pousse en avant ; Tolstoï la repousse en
arrière. Le désordre est partout. Le tzarisme se trouve
brusquement face à face avec l'anarchie communiste ; la foi
profonde des ancêtres se mue en athéisme furieux et fanatique. Tout
chancelle, rien n'a plus sa valeur, ni sa mesure ; les étoiles
de la foi ne scintillent plus au-dessus de ces hommes et la loi n'est
plus souveraine en leurs poitrines. Les créatures de Dostoïevski,
ces déracinés d'une grande tradition, sont des russes authentiques,
des hommes de transition,
le cœur plein du chaos initial, accablés d'entraves et
d'incertitudes. Partout surgissent la timidité, le sentiment de
l'humiliation et de l'offense issus du sentiment unique et
élémentaire de ces hommes ; ils ne savent pas qui ils sont, ni
combien ils sont ; ils sont confinés à l'orgueil et à la
contrition, à la présomption et au mépris d'eux-mêmes ; sans
cesse ils regardent en arrière et sont rongés d'une terreur folle
d'être ridicules. Ils ont toujours honte de quelque chose, tantôt
de leur col de fourure usé, tantôt de leur race entière, ils sont
agités, troublés. Leur sentiment débordant manque de point
d'appui, de guide ; ils n'ont ni commune mesure, ni loi, ni
tradition ; ils n'ont pas pour les soutenir « les
béquilles » d'une conception traditionnelle du monde :
ils sont désaxés dans un monde inconnu : pas de réponse à
leurs questions, pas de chemins tracés ; ce sont des hommes de
transition, de recommencement, des Cortez : derrière eux les
ponts sont coupés, devant eux il y a l'inconnu.
Or,
comme ce sont les hommes d'un recommencement, le monde recommence en
chacun d'eux. Les problèmes, dont les solutions se sont depuis
longtemps cristallisées chez nous, enflamment leurs sens. Nos
chemins battus avec leurs garde-fous et leurs poteaux indicateurs
éthiques leur sont inconnus ; partout ils s'enfoncent à
travers les broussailles vers l'infini, vers l'illimité, vers le
monde primitif et sacré où la certitude ne dresse pas de clocher,
où la confiance n'érige pas de ponts. Chaque individu se croit
appelé, comme Lénine et Trotski, à reconstruire le monde ;
pour l'Europe figée dans sa civilisation c'est en cela que consiste
la valeur indicible du russe : sa curiosité intacte pose devant
l'infini tous les problèmes de la vie ; à la paresse où nous
sommes tombés, s'oppose son ardeur. Chaque personnage de Dostoïevski
procède à une révision de tous les problèmes, il déplace à son
gré les bornes du bien et du mal et transforme son chaos en un
monde ; il est le serviteur, l'annonciateur du nouveau Sauveur,
le martyr et l'annonciateur du nouveau Royaume. Le chaos initial
subsiste en eux, en même temps que la lueur crépusculaire du
premier jour où fût créée la lumière et que le pressentiment du
sixième qui créera l'homme.
Les
héros de Dostoïevski sont les pionniers d'un monde nouveau ;
les romans de Dostoïevski sont le mythe de l'humanité nouvelle,
sortant du giron de l'âme russe. Mais un mythe implique la foi ;
qu'on n'essaie pas d'appliquer à ces gens le critérium transparent
de la raison ; nous ne les comprendront qu'à l'aide du
sentiment. Pour des hommes pratiques et de bon sens, des anglais, des
américains, les quatre Karamazov sont quatre fous d'espèce
différente, et tout le monde tragique de Dostaïevski une maison
d'aliénés. L'alpha et l'oméga de tout être simple et sain, le
désir de bonheur, leur est complètement indifférent. Jetons un
coup d'oeil sur les cinquante milles volumes publiés chaque année
en Europe : de quoi parlent-ils ? De la soif de bonheur.
Une femme désire un homme ; un homme aspire à la richesse, à
la puissance, à l'honneur. Au fin fond de tous les souhaits on
trouve chez Dickens un cottage aimable enfoui dans la verdure, peuplé
d'une troupe joyeuse d'enfants, chez Balzac un château, la prairie
et des millions. Regardons autour de nous, dans la rue, dans les
boutiques, dans les salons illuminés, dans les pièces au plafond
bas, qu'y désirent les hommes ? Etre heureux, contents, riches,
puissants.
Parmi
les personnages de Dostoïevski aucun n'y aspire, aucun . Nulle
part ils ne s'arrêtent, même pas devant le bonheur ; ils
tiennent à continuer leur route ; ils ont cette âme
supérieure, qui se torture elle-même. Il leur est indifférent
d'être heureux, d'être contents ; ils méprisent la fortune
plutôt qu'ils ne la souhaitent ; ils ne désirent rien de ce
que toute l'humanité désire. Ils ont l'uncommon sense.
Ils ne veulent rien de ce monde.
Sont-ils
modérés, flegmatiques, indifférents, ou ascètes ? Nullement.
Ce sont des hommes d'un recommencement, je le répète. En dépit de
leur génie, de leur raison, ils ont des envies, des cœurs
d'enfants ; ils veulent tout, le bien et le mal, ce qui brûle
et ce qui est glacé, ce qui est loin et ce qui est près ; ils
sont sans mesure, ils dépassent les bornes. Ils ne veulent
rien de particulier dans ce monde ; ils en veulent tout, la
plénitude de sentiments, la profondeur, la vie entière. Ce
ne sont pas des êtres faibles,
des Lovelace, des Hamlet, des Werther, des René, ils ont des muscles
d'acier, ils ont soif de la vie brutale, ce sont les Karamazov, « ces
bêtes féroces de la sensualité, de cette joie de vivre »,
indécente et fanatique, qui aspirent les dernières gouttes du
calice avant de le briser. Ils recherchent la sensation brûlante, où
se fondent tous les alliages qu'offre l'occasion et où plus rien ne
subsiste, que la sympathie ardente de l'univers.
Comme
les Amoks ils se ruent du désir au repentir, du repentir à l'acte,
du crime à la confession, de la confession à l'extase, le long des
routes de leur destin jusqu'à la fin, jusqu'à ce que, l'écume à
la bouche, ils s'effondrent, ou qu'un passant les abatte.
Quelle soif de vivre chez chaque individu ! Une nation jeune,
une humanité nouvelle offre les lèvres au monde, au savoir, à la
vérité. Trouvez un être, dans l'oeuvre de Dostoïevski, qui
respire paisiblement, qui se repose, ait atteint son but. Aucun. Tous
se précipitent dans cette course folle vers les cimes ou vers
l'abîme (…) Un grand français a appelé le monde de Dostoïevski
un hôpital de névropathes ; au premier abord, c'est
effectivement un milieu fantastique. Des cabarets puant l'eau-de-vie,
des cellules de prisons, des taudis dans les faubourgs, des quartiers
de lupanars, et des bouges ; et dans une pénombre à la
Rembrandt un fouillis de visages extatiques : le meurtrier qui
lève vers le ciel ses mains ruisselantes de sang de sa victime,
l'ivrogne, risée de ceux qui l'entourent, la fille au reflet
jaunâtre dans la demi-obscurité de la rue, l'enfant épileptique
mendiant au coin d'une avenue, l'assassin aux sept victimes dans la
Katorga de Sibérie, le joueur entre les griffes de ses acolytes,
Rogojine se roulant comme une bête devant la porte verrouillée de
sa femme, l'honnête voleur agonisant sur son sale grabat. Quel enfer
du sentiment et des passions, quelle humanité tragique, quel ciel
russe, gris, bas, crépusculaire au-dessus de ces êtres, quelles
ténèbres du cœur et du paysage ! C'est le pays du malheur, le
désert du désespoir, le purgatoire sans grâce et sans justice.
Ce
monde russe, comme au premier contact il nous paraît sombre, confus,
étranger et hostile ; sa souffrance déborde, et cette terre,
selon le mot terrible d'Ivan Karamazov, est trempée de larmes
jusqu'en ses profondeurs. Mais de même que Dostoïevski produit
l'impression d'un rustre, terreux, déprimé, voûté, jusqu'à ce
que le rayonnement de son front éclaire ses traits avilis et que la
foi en illumine la profondeur, de même dans son œuvre la lumière
spirituelle illumine la matière inerte.
Le
monde de Dostoïevski semble être uniquement un monde de douleur ;
cependant la somme de souffrance de chacun de ses héros n'est qu'en
apparence supérieure à celles d'autres héros de roman ; car
les créatures de Dostoïevski transforment leurs sentiments et les
exagèrent de contraste en contraste ; leur souffrance est leur
bonheur le plus profond. Il y a en eux quelque chose qui oppose à la
volupté, à la joie du bonheur, la volupté de la douleur, la joie
de se torturer. Ils s'y agrippent de leurs dents, ils la réchauffent
sur leur sein, ils l'aiment de toute leur âme. Ils ne seraient les
derniers des misérables s'ils ne la chérissaient pas. Cette
mutation frénétique des sentiments, ce renversement continus des
valeurs des personnages de Dostoïevski, un exemple nous le fera
comprendre, qui se répète de mille façons : la souffrance
subie à la suite d'une humiliation réelle ou imaginaire. Un être
simple, sensible, un petit fonctionnaire, aussi bien qu'une fille de
général, est offensé, blessé par un mot, parfois par une simple
niaiserie. Ce premier froissement est le réflexe initial qui met
tout l'organisme en émoi ; l'homme souffre, ses nerfs se
tendent, il guette une nouvelle offense ; elle se produit :
il y a donc accumulation de souffrance ; mais, chose curieuse,
l'offensé ne souffre plus ; il se plaint, il crie, mais sa
lamentation n'est plus sincère ; il aime son offense. Au fond
de cette « conscience continue de sa honte il y a une
jouissance secrète, anormale ». A son orgueil froissé se
substitue l'orgueil du martyr. La soif de nouveaux froissements
apparaît en lui, devient de plus en plus forte ; il amplifie,
devient provocant ; on l'a humilié, lui l'homme sans mesure va
s'abaisser tout à fait, il a la nostalgie de sa souffrance, il s'en
délecte. Il s'y cramponne ; tout être secourable est désormais
son ennemi. La petite Nelly jette par trois fois la poudre à la
figure de son médecin ; Raskolnikov repousse Sonia ;
Ilioucha mord le doigt du pieux Aliocha, et ils agissent par amour,
par pur amour de leur mal. S'ils aiment ainsi la souffrance, c'est
qu'elle leur donne la sensation intense de la vie et qu'ils savent
« que sur cette terre on n'aime vraiment que par elle ».
Et ils y tiennent plus qu'à tout ; c'est la preuve la plus sûre
de leur existence ; le cogito ergo sum, ils le remplacent par :
« Je souffre, donc je suis ». Ce « Je suis »,
c'est le triomphe de la vie pour Dostoïevski et ses personnages, la
quintessence du sentiment cosmique. (…) S'il existe un monde où
aucune faute n'est inexpiable, où de tout abîme il est possible de
remonter à la surface, où de tout malheur naît l'extase, c'est le
monde de Dostoïevski. Son œuvre n'est qu'une série d'histoires
d'apôtres contemporains, de légendes de la rédemption du corps par
l'esprit, de conversions à la foi dans la vie, de chemins de Damas
(sic) trouvés, de calvaires gravis pour arriver à la
reconnaissance.
Les
personnages de Dostoïevski combattent pour l'ultime vérité, pour
le moi universellement humain. Qu'on ait assassiné quelqu'un, qu'une
femme soit éperdue d'amour, c'est accessoire, indifférent ;
l'action se passe au plus profond de l'homme, dans l'âme, dans le
monde spirituel ; les événements, les péripéties du monde
extérieur sont des points de repère, le décor, la machinerie ;
la tragédie est intérieure ; il faut triompher des obstacles,
lutter pour la vérité. Ses héros se demandent comme la Russie
elle-même : « Qui suis-je ? Qu'est-ce que je
veux ? ». La substance même de leur moi, ils la cherchent
en dehors du temps, de l'espace, de tout principe. La vérité n'est
pas un besoin pour eux, mais une volupté ; la confession est
leur jouissance suprême, leur spasme ; dans la confession
l'homme intérieur, tout entier inspiré de Dieu, jaillit de l'homme
ordinaire, et la vérité, c'est à dire Dieu, de son existence
matérielle. (…) Les batailles pour le moi réel sont les
véritables crises de Dostoïevski. La lutte, l'épopée, sont au
fond de l'être ; ce qu'il y a d'étrange, de russe en elles, se
résorbe ; le drame est le nôtre, celui de l'humanité entière.
La destinée de ses héros devient caractéristique et émouvante.
Nous assistons à la naissance spontanée de l'homme nouveau, de
l'homme total qui est en toute créature d'ici-bas. (…) Sombres
solitaires, devenus des sauvages, ils restent dans leurs galetas
étouffants, dans leur coin et méditent sur eux-mêmes. Parfois ils
ruminent des années entières, dans une singulière ataraxie, dans
une impassibilité presque bouddhique ; ils se penchent sur
eux-mêmes comme une femme au bout des premiers mois de sa grossesse
pour guetter le battement de ce cœur nouveau. Ils sont en proie à
tous les symptômes de la grossesse, à la peur hystérique de la
mort, à des désirs maladifs et cruels, à des envies sensuelles et
perverses. Ils savent enfin qu'une idée neuve les a fécondés et
ils cherchent à découvrir le mystère ; ils aiguisent leurs
pensées pour les rendre acérées et coupantes comme des instruments
de chirurgie, ils se dissèquent ; ils analysent leur
accablement. Dans des conversations fanatiques, ils usent leur
cerveau jusqu'à ce qu'il touche à la folie ; toutes leurs
pensées se concentrent en une idée fixe, unique, obsédante, en une
lame dangereuse qui en leurs mains se retournera contre eux-mêmes.
Kirilov,
Schatov, Raskolnikov, Ivan Karamazov, tous ces solitaires ont leur
idée à eux, celle de l'altruisme, du nihilisme, de la folie
impérialiste, qu'ils ont ruminée dans leur isolement maladif. Ils
cherchent une arme contre l'homme nouveau qui est en gestation en
eux, car leur orgueil lui résiste et veut le supprimer. (…) Ils
font les fous pour couvrir le bruissement qui est en eux ;
parfois ils se détruisent eux-mêmes en voulant détruire ce germe.
(…) Ils veulent savoir ce qu'ils sont ; ils cherchent leur
propre limite ; ils vont jusqu'à l'extrême de leur moi ;
ils veulent connaître le tréfonds de leur être. Dans ces
jouissances ils s'élèvent jusqu'à Dieu et retombent au niveau de
la bête pour fixer l'homme qui est en eux. Comme ils ne se
reconnaissent pas, ils essaient de se prouver ce qu'ils sont. Kolia
se jette sous un train pour se donner la preuve qu'il est courageux.
Raskolnikov assassine la vieille pour se démontrer la réalité de
ses théories napoléoniennes ; ils vont au-delà de leur
volonté pour atteindre l'extrême limite de leurs sentiments. Pour
connaître leur profondeur, la mesure de leur humanité, ils se
précipitent dans tous les abîmes : de la sensualité dans la
débauche, de la débauche dans la cruauté, jusqu'à son ultime
aboutissant, la méchanceté froide, calculée, et cela par amour
transformé, dans la fringale de se connaître, par une
sorte de métamorphose de la folie religieuse. Ils
étaient sages et prudents, ils se laissent entraîner par les
tourbillons de la folie ; leur curiosité intellectuelle se mue
en perversion des sens ; leurs crimes aboutissent au viol
d'enfants et au meurtre ; mais l'accroissement du déplaisir
personnel correspond toujours chez eux à l'accroissement du plaisir;
dans l'abîme même de leur frénésie luit l'éclair de leur
repentir fanatique.
Or,
plus ils sont déchaînés dans cette outrance de leur sensualité et
de leur pensée, plus ils sont près d'eux-mêmes ; plus ils
cherchent à s'anéantir, plus ils sont près de se reprendre. Leurs
saturnales lamentables sont les contractions, leurs crimes les
tranchées de la naissance spontanée. En se détruisant ils ne
détruisent que l'enveloppe de l'être intérieur, ils se sauvent
eux-mêmes (…) Un acte inouï, un crime crispant leurs sens
jusqu'au désespoir est nécessaire pour mettre à jour la pureté,
et comme dans la vie normale toute naissance est sous la menace
constante de dangers. Le mythe de Dostoïevski, c'est la fécondation
du moi hybride, multiple, de chaque individu par le germe de l'homme
véritable (de l'homme primitif au sens médiéval du mot, de l'homme
pur du péché originel). Faire surgir l'homme éternel de la
dépouille mortelle de l'homme civilisé est ici-bas la tâche la
plus haute et la plus vraie. Tout être humain est fécondé, car la
vie ne rejette personne ; si chaque être a été conçu en une
seconde de bonheur, le fruit n'arrive pas toujours à terme ;
parfois il pourrit et empoisonne celui qui le porte ; parfois
celui-ci meurt dans les douleurs de l'enfantement, et seul l'enfant,
l'idée vient au monde. Kirilov est de ceux qui sont obligés de se
donner la mort pour manifester leur sincérité. Schatov est
assassiné, pour prouver la sienne. Mais les autres héros de
Dostoïevski, le staretz Zossima, Raskolnikov, Rogojine, Dimitri
Karamazov détruisent le moi social, l'état larvaire de leur être
intime et, tels des papillons, ils s'échappent de la forme rejetée ;
la gangue qui enveloppe leur âme se brise ; leur âme
universelle se fond dans l'infini. Tout ce qui est individuel en eux
disparaît ; d'où la ressemblance complète de tous ces
personnages au moment où ils atteignent la perfection. (…) A la
fin de tous les romans de Dostoïevski nous trouvons la katharsis de
la tragédie grecque, la grande purification. (…) Quand
l'enfantement de l'homme pur a eu lieu, le héros de Dostoïevski
pénètre dans la communauté véritable. Le héros de Balzac
triomphe quand il a vaincu la société ; celui de Dickens,
quand il a pris sa place dans la classe sociale, la vie bourgeoise,
la famille, la profession. La communauté vers laquelle tendent les
personnages de Dostoïevski n'est plus sociale mais religieuse ;
ils ne cherchent pas la société, mais la fraternité universelle ;
cet aboutissement dans les profondeurs intimes de leur moi, et, par
là, dans la communauté mystique, est la seule hiérarchie qui se
rencontre dans son œuvre.
Ses
romans ne s'occupent que de cet homme ultime ; l'état social,
les stades intermédiaires de la société avec leur orgueil médiocre
et leurs haines mesquines sont dépassés ; l'homme au moi
individuel arrive à l'universalité ; son isolement qui n'était
que de l'orgueil a cessé ; avec une humilité infinie, avec un
amour ardent son coeur se penche vers l'homme pur, le frère qui est
en tout homme ; cet être ultime et purifié ne connaît plus
les distinctions sociales ; son âme est nue comme au paradis,
elle ignore la pudeur, la fierté, la haine et le mépris. Criminels
et prostituées, meurtires et saints, princes et ivrognes, leurs
conversations se déroulent dans ce moi le plus profond de leur
être : toutes classes confondues, cœur contre cœur, âme
contre âme. Ce qui les distingue, c'est le degré de vérité,
d'humanité réelle où ils atteignent. La manière dont cette
purification, cette conquête du moi s'est produite est indifférente.
Nulle débauche ne souille, nul crime ne perd ; il n'y a d'autre
jugement que celui de la conscience avant celui de Dieu. La justice
et l'injustice, le bien et le mal ont été consumés par le feu de
la souffrance. Celui qui a atteint à la connaissance sait que les
lois de l'esprit humain sont si mystérieuses, si peu connues qu'il
n'existe pour elles ni médecins compétents, ni juges définitifs ;
il sait que personne n'est coupable ou tous, que nul ne peut s'ériger
en juge d'autrui, qu'on ne doit être qu'un frère pour ses frères.
Dans le monde de Dostoïevski nul n'est exclu définitivement, il n'y
a pas de scélérats, pas d'enfer, pas de dernier cercle, comme dans
la Divine comédie, d'où le Christ lui-même ne peut sauver les
damnés. L'auteur ne connaît que le purgatoire ; il sait que
l'homme, à l'âme ardente, qui erre, est plus près de l'homme vrai
que les êtres orgueilleux, corrects et froids, dont le cœur est
figé dans la légalité bourgeoise. Les êtres vrais ont souffert,
ils ont le respect de la souffrance et atteignent par là l'ultime
secret du monde. Celui qui souffre est notre frère par la pitié ;
et comme ses personnages ne voient que l'homme intérieur, le frère,
l'horreur leur est étrangère. Ils
ont cette faculté supérieure et spécifiquement russe de ne pouvoir
haïr longtemps et une compréhension illimitée de tout ce qui est
terrestre. Ils se querellent fréquemment, ils se torturent l'un
l'autre parce qu'ils ont honte de leur amour, parce que leur humilité
leur paraît une faiblesse et qu'ils ignorent qu'elle est la force la
plus redoutable de l'humanité. Mais la vérité s'est depuis
longtemps révélée à leurs voix intérieures. Les paroles sont
injurieuses, hostiles, les yeux intérieurs s'adressent depuis
longtemps des regards d'intelligence, les bouches douloureuses se
baisent fraternellement. L'homme éternel et nu s'est reconnu en
eux ».
Comme
l'ajoute plus loin Zweig, Dostoïevski est destructeur des frontières
de ce désert nommé Russie où « il est le premier à avoir
montré la force future cachée dans ce désert ; grâce à lui
nous pressentons en Russie la possibilité d'une religion nouvelle,
d'une parole nouvelle dans le grand poème de l'humanité (…) Il y
a pénétré plus profondément que les médecins, les juristes, les
criminalistes et les psychopathes ». Croyait-il en dieu ce
magicien des tréfonds de l'âme nihiliste terroriste ?
« Ses
écrits politiques et littéraires ne démontrent-ils pas
péremptoirement la nécessité, l'existence de Dieu, ne
décrètent-ils pas l'orthodoxie, ne rejettent-ils pas l'athéisme
comme le dernier des crimes ? Dostoïevski, le poète de la
volte-face incessante, l'antinomie incarnée, prêche la nécessité
de la foi pour les autres avec une ferveur d'autant plus grande qu'il
ne croit pas lui-même (…) De Sibérie il écrit à une femme :
« Je vous dirai que je suis un enfant du siècle, un enfant de
l'incroyance et du doute et, il est probable, j'en ai même la
certitude, que je le resterai jusqu'à la fin. L'aspiration vers la
foi combien elle m'a torturé et me torture encore, et plus j'ai de
preuves du contraire, plus elle me torture ». Jamais il ne l'a
avoué plus clairement : il aspire à la foi par manque de foi
(…) il prêche (à ses semblables) la foi en un Dieu auquel il ne
croit pas (…) il prêche le mensonge qui rend heureux, la foi
stricte et littérale du charbonnier. Lui qui n'a pas un atome de
foi, lui qui s'insurge contre Dieu... ».
« Comme
un iconoclaste furieux il s'attaque à tous les sanctuaires de la
civilisation européenne ; tous nos idéaux, il les piétine
pour frayer le chemin à son idéal, à son Christ russe. Son
intolérance moscovite atteint le délire : l'Europe n'est qu'un
cimetière, aux tombes précieuses, peut-être, mais débordant de
pourriture infecte ; ce n'est même plus un engrais pour la
récolte future, car celle-ci ne peut s'épanouir qu'en terre russe.
Les français, des vaniteux falots, les allemands, un peuple de
charcutiers vulgaires ; les anglais, les boutiquiers du
rationalisme ; les juifs, des orgueilleux puants ; le
catholicisme, une doctrine diabolique, une dérision du Christ ;
le protestantisme, une religion d'Etat rationaliste, des caricatures
de la seule vraie religion, de l'Eglise russe. Le pape, c'est Satan
portant la tiare ; nos villes, Babylone, la grande prostituée
de l'Apocalypse ; notre science, une vraie illusion ; la
démocratie, la sécrétion de cerveaux ramollis ; la
révolution, une canaillerie de fous et de dupes ; le pacifisme,
un bavardage de veilles femmes ; toutes les idées de l'Europe,
un bouquet de fleurs fanées bon à jeter au fumier. L'idée russe
seule est vraie, grande et juste ».(...) Avec toute la ferveur
de sa passion il prêche que la Russie est le salut du monde, que par
elle seule on sera sauvé. Jamais une idée nationale ne fut
transformée en idée universelle et annoncée à l'Europe avec
autant de génie, d'orgueil, de prestige, de séduction, d'ivresse et
d'extase que l'idée russe dans les livres de Dostoïevski ».
La
première édition des « Trois maîtres » a lieu en
1920 ; comme on comprend que Stefan Zweig écrive finalement :
« On croit entendre un prologue aux événements de la guerre 14-18 (qui au début rappelle tellement ses idées et à la fin celles de Tolstoï) quand il s'écrie :
« Nous
serons les premiers à annoncer au monde que nous ne voulons pas
obtenir notre prospérité par l'oppression de la personnalité et
des nationalités étrangères, qu'au contraire nous n'y visons que
par l'union fraternelle de toutes les nationalités ». Lénine
et Trotski sont annoncés dans cette prophétie, mais aussi la
guerre, que lui, l'éternel avocat de la tension de tous les
antagonismes, a célébré si passionnément ». « Il faut
aimer davantage la vie que le sens de la vie ».
Et si, à
leur tour, plus d'un siècle après le délabrement » de
l'histoire russe, les explosions djihadistes, islamo-beurgeoises
n'étaient au fond que les prolégomènes à un retour violent et
mondialisé de la question sociale ? OU comme l'a dit le dernier
intervenant à la RP, la société atteindra un tel degré
d'ignominie qu'elle ne pourra que provoquer « l'indignation de
la classe ouvrière » ?
1Même
si « not'gouvernement » reçoit sur tapis rouge un des
pires assassins du peuple iranien, mais les affaires sont les
affaires.
2Cf
mes articles : « Bien gagner sa vie comme djihadiste »
et « Dans la peau d'un égorgeur djihadiste » (sept 14).
S'il
ne s'agissait que de promotion sociale (ce que
je maintiens, l'uniforme djihadiste est plus prestigieux que la
pelisse de l'ouvrier au chômage) le problème du nihilisme
terroriste pourrait être réglé grâce à la crise, qui diminue
les revenus des assassins professionnels : « Rattrapé
par l’austérité, l’EI doit réduire la paie de ses combattants
(…) Dans une mesure révélée par des réseaux de l’opposition,
l’organisation Etat islamique a décidé – « en raison
de circonstances exceptionnelles » – de diviser
par deux la solde de ses combattants en Syrie.
« Personne ne sera exempté de cette décision, quelle que
soit sa position », selon une note du Beit Al-Mal (« le
Trésor ») de Rakka, l’administration financière et fiscale
de l’organisation. Laquelle laisse entendre
que les responsables, de même que les djihadistes étrangers (payés
jusqu’à 400 dollars par mois, soit 369 euros),
participeront aussi à l’effort. En Irak, les membres des échelons
inférieurs du califat verraient leurs émoluments réduits de 30 %,
et jusqu’à 50 % pour les cadres dirigeants, selon plusieurs
sources ».
3cf.
Anselm Jappe : Crédit à mort, la décomposition du
capitalisme et ses critiques, Nouvelles Editions Lignes
2011.(https://lectures.revues.org/1253)
4Cf.
leur communiqué après les attentats du 13 novembre, qu'on peut
lire aussi sur le site millebabords.org.
5Lire
« La diversité contre l'égalité de Walter Benn Michaels (ed
raison d'agir) : « L'inconvénient de la diversité n'est
donc pas qu'elle ne résoudra pas le problème de l'inégalité
économique ; c'est qu'elle va jusqu'à nous masquer ce
problème (…) La gauche (…) s'attache à attribuer aux pauvres
des identités, elle en fait des Noirs, des Latino-Américains ou
des femmes, les considère comme des victimes de la
discrimination... » (p72).
6Les
brigades internationales de 1936 en Espagne n'ont rien à voir avec
les dits « radicalisés islamistes ». C'est une honte
que déjà nombre d'éditorialistes comparent les pauvres mecs de
daech aux militants – qui se réclamaient de la révolution et du
mouvement ouvrier – parti donner leur vie... au service d'une
fraction de la bourgeoisie ; en effet les BI ont été les
principales victimes dans les combats aux ordres des chefs …
anarchistes ! Gare aux commémorations cette année, ai-je déjà
dit !
7Mais
à un socialisme chrétien à la Saint Simon (p.73 de Nivat).
L'auteur note : « Sans doute la fièvre de la société
russe des années 70 du siècle passé lui a-t-elle permis
d'étranges prémonitions ».
8« Vers
la fin du mythe russe, essai sur la culture russe de Gogol à nos
jours » ed L'âge d'homme 1988.
9Huitième
paragraphe du chapitre final consacré à Dostoïevski, après
Balzac et Dickens (« Trois maîtres », livre de poche,
1920, 1949, 2015).Le jugement porté par Victor Serge
sur Zweig à l’occasion de son suicide est exagéré et injuste :
« Zweig ne fut jamais un combattant, rien qu’un grand
intellectuel affiné, artiste – et débile au fond, débile par
ses habitudes de confort, par sa conception de la culture comme
acquis définitif et d’un prix unique, par ses habitudes de succès
littéraire et de bien-vivre. [Il] manquait de vigueur profonde,
humanisme à fleur de peau et de pensée, fondé sur une vie
superficielle de la tragédie du monde actuel. Du refoulement devant
cette tragédie ; laissez-moi vivre avec ma noble pensée, le
psychologue et le poète a droit à cette maison charmante au flanc
de paisibles collines, droit à la musique, droit à une existence
privilégiée, car sa noblesse enrichit le monde ». V.Serge
était jaloux, n'avait pas compris les raisons du suicide de
S.Zweig, qui était un grand écrivain, le plus grand écrivain
allemand de l'époque. Zweig s'est suicidé en 1942 avec sa femme
comme Paul Lafargue et Laura Marx, face aux affres de la vieillesse
(et comme dans le cas de Lafargue, la femme n'était pas vraiment
consentante...).