"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

samedi 18 mars 2023

C'est la lutte finâââle ou comment Macron a joué à qui perd gagne

 

LA GOUVERNANCE DE" L'EXECUTIF" PAR LE CHAOS

« Les syndicats avaient mis en garde l'exécutif contre le risque d'embrasement social : c'est, en substance, le message qu'a tenu le patron de la CGT ce samedi matin. Invité sur Europe 1, Philippe Martinez a rappelé que les organisations opposées à la réforme des retraites avaient «alerté le président» de la République : dans son communiqué du 7 mars, l'intersyndicale avait ainsi écrit que «le silence du président de la République constitue un grave problème démocratique qui conduit immanquablement à une situation qui pourrait devenir explosive». «Personne ne pourra nous dire que nous n'avons pas alerté le président de la République», a souligné le syndicaliste. «En marge des manifestations, il y a des problèmes», a reconnu Philippe Martinez, tout en soulignant le bon déroulement général des mobilisations de l'intersyndicale, depuis le début du mouvement social. Face au «coup de force» d'Emmanuel Macron, l'intersyndicale promet de rester mobilisée, dans les jours prochains, estimant que les grèves et manifestations ont déjà permis d'empêcher l'exécutif d'obtenir une majorité pour son texte. «C'est le fruit de la mobilisation du monde du travail et de la population», s'est félicité Philippe Martinez. Ce week-end, des «rassemblements» et des «manifestations» sont attendus, avant la neuvième journée nationale, jeudi prochain. «Nous appelons à renforcer les grèves reconductibles», a martelé le représentant de la centrale »


Tout est dit, tout exsude la forfaiture classique des mafias syndicales, pacifistes et aux côtés de la police anti-émeute. Et pourtant que les images étaient belles hier soir, place de la Concorde, prometteuses de futures cartes postales comme on n'avait pas pu en faire en Mai 68 : flics et émeutiers, pardon zadistes urbains (nouvelle invention médiatique en référence à la théorie clocharde hippie-gauchiste, marginale, éclose à ND des Landes) , avec comme arrière plan le parle-ment et la tour Eiffel girouettant sa lumière comme un rayon de la foire du trône. Des cagoulés, y inclus les flics habituels déguisés en émeutiers, déplaçaient tranquillement des barrières de chantier devant des rangées de camions de CRS immobiles pendant plus de cinq heures, avec pour consigne de ne surtout pas intervenir dans la nasse que constitue cette place historique, et laisser libre cours au spectacle tant attendu d'une violence à vocation plus spectaculaire que dangereuse pour l'Etat, exhibition, tant attendue et en vain depuis le 7 mars, par des médias non seulement avides du sensationnel mais payés par l'Etat pour ridiculiser la sourde protestation, majoritaire, contre l'allongement de l'exploitation salariée. Un feu (de joie?) était allumé pour distraire la masse des bobos étudiants gauchistes qui dansaient et reprenaient les slogans syndicalistes les plus bêtes ; on nous précisait que d'antiques gilets jaunes étaient présents comme la veille. En résumé le « chaos » prenait bonne tournure, contribuant à donner du sel au suspense entretenu par les larbins médiatiques et nous soulageant de la persécution de l'ami de Sarkozy, Palmade. Les masses télévisées de « l'opinion poublique » allaient pouvoir s'indigner en pantoufles face à cette exhibition télévisée en direct, mettant surtout en gros plan les CRS comme victimes, contre « les casseurs » qui « souillent la Répoublique », et les mafias syndicales se réjouir « d'avoir alerté M1CRON », « certains redoutent de la violence », « Plusieurs responsables syndicaux dans les secteurs du transport et de l'énergie ont par ailleurs mis en garde contre de possibles «débordements» ou «actions individuelles» de salariés de la base ».

. Chacun son rôle : aux généraux syndicaux la reconductibilité de longues marches inutiles vers la...résignation et, en fin de parcours et de 49.3, aux agités du bonnet les bobos gauchistes pour ridiculiser l'indignation ouvrière avec de petits soirs enflammés par pétards de carnaval et haine anti-flics simplette, comme alternative aux enterrements syndicaux successifs, marches pépères + cet inexistant « bloquer tout le 7 », dite de façon ampoulée « journée historique » après le fameux « mettre l'économie française à genoux ».

Il faut reconnaître que le mode de trahison syndicale a modifié sa stratégie classique pour empêcher toute grève de masse et contrôler un immense mouvement de protestation : tenir un langage jusqu'auboutiste jusqu'au...bout. Laissant le temps au temps, en amusant le bon peuple par des défilés assez espacés dans le temps, couplés avec le cirque parlementaire, afin finalement que celui-ci soit aussi revalorisé comme « garant de la démocratie ».

Je reste très dubitatif sur l'orchestration en premier temps de la grève des éboueurs, qui n'est pas une gêne ni pour le gouvernement ni pour les cliques politiques bourgeoises aux ordres des industriels pour allonger la durée d'exploitation (aussi dans un secteur où on décède avant tout le monde), mais où la plupart vont continuer à partie à 57 ans, avec la clause du « grand-père ». Pourquoi avoir poussé cette corporation à s'épuiser dans une longue grève dont ils auront du mal à se remettre ? Et pas EDF ou les transports publics qui peuvent tout bloquer en trois jours ? Comme pour le reste de l'orchestration : monter l'oupinion publique contre les « excès », en l'occurrence la puanteur et à présent l'usage incendiaire par les « ultra-gauches » des pauvres poubelles, plus débordées que les mafias syndicales ou la police anti-émeutes.

La chorégraphie du suspense parlementaire et syndical avait connu, on s'en souvient son épisode féministe gogol avec les « Rosies » collectif féministe, créé en 2019 autre pantalonnade présumée faire plier Macron et encensé par l'organe principal des bobos Libé comme étant « devenu la coqueluche des manifestations. Bleu de travail sur le dos, fichu rouge dans les cheveux et gants de vaisselle jaunes aux mains en référence à Rosie la Riveteuse, icône féministe de la pop culture américaine, les Rosies en ont sous le capot. En cet après-midi dgrève «historique» elles se déhanchent quatre heures durant sur des tubes revisités pour l’occasion. Plutôt synchros, les filles chantent à tue-tête et mettent l’ambiance dans le cortège parisien ». Seul le CCI dénonce dans un excellent article cette féminisation stupide et folklorique de la lutte de classe, comme de faire parler Sardine Ruisseau à la fin des manifs ; Seule la révolution communiste peut mettre fin à l’oppression des femmes


LA FARCE DES MOBILISATIONS INTERPROFESSIONNELLES A REPETITION ET DES ACTIONS DISPERSEES


La succession des « journées noires » n' a finalement impressionné personne. Le nombre importe peu, pour le gouvernement et même du point de vue de la lutte de classe et même le taux de la colère si n'existe d'autre alternative que de conserver ;;; les inégalités existantes et en particulier le caractère privilégié des « régimes spéciaux » (qui indigne pas seulement les couches moyennes). Actions « coups de poings », fable des grèves reconductibles dans des AG inexistantes, barrages filtrants, coupures ciblées, syndicats « pressés par leur base », « journées d'action » invisibles, « journées décisives » à répétition, « attention il ne faut pas opposer la rue au parlement, etc. Au niveau national et social, les syndicats ne font que reproduire ce qu'il font en général dans touter grève : isoler, disperser, voire « radicaliser » en guérillas aussi ridicules qu'inutiles à renforcer une lutte de classe véritablement contrôlée et organisée par de véritables AG.

Je m'interroge aussi sur la dite bêtise des députés de droite qui auraient obligé le gouvernement à se rabattre sur le 49.3. En effet s'ils avaient joué les godillots de « l'exécutif »; ils mettaient à mal ... les complices syndicaux qui, comme à chaque fois auraient plaidé l'àquoibonisme : « la loi est votée donc légale, on ne peut que jeter l'éponge », comme leurs généraux nous avaient fait le coup par le passé. En soit disant poussant le gouverne-mentt au 49.3, ce « bras d'honneur » (dixit moustache en partance) suscita un tel tollé général permettant à la clique à Mélenchon, en plus de s'être ridiculisée au parle-ment avec son tollé de potaches, de protester pour atteinte à la démocratie alors que ce 49.3 fait partie des règles de la démocratie bourgeoise et est régulièrement utilisé sans protestations de la députaille. Permettant aux syndicats de ne pas apparaître comme se couchant devant leurs maîtres, en rajoutant une nouvelle couche d'enterrement planifié (le 9 ème) forcément en baisse et destiné à favoriser la neurasthénie ouvrière, si aliénée depuis le début du cirque protestataire ou les prolétaires ont le tort de s'être laissés mener en bateau pour ne pas dire en péniche syndicale.


Le parle-ment n'a visiblement aucun intérêt à laisser nuire un quarteron de « droite sociale » pour faire tomber le gouvernement lundi. Toutes les cliques politiques de la bourgeoisie auraient toutes à y perdre. La Nupes avec sa masse hétéroclite de bobos irresponsables ; Sarkozy sarcophage a justement rappelé comment ils avaient pris en otage Hollande sur le nucléaire, et leurs diverses dérives d'écologie punitive, va en faire sauter plusieurs en cas d'élections anticipées. Le parti macroniste Renaissance décéderait, la droite plus rien mais La Pen pourrait en profiter et en route pour une troisième cohabitation avec Martine la galeuse à Matignon. La répression, sans crever les yeux comme aux gilets jaunes, par réquisition ou expulsions manu-militari devrait parachever le suspense politique et le scénario syndicrate afin de faire barrage à tout ce qui menace l'ordre bourgeois et "sa démocratie"


La suite au prochain numéro.



jeudi 16 mars 2023

RETRAITES A GOGO: forme et méforme des mafias syndicales, une parodie aliénée de la lutte de classe?

 


Réforme DES RETRAITES : C’est plié et on a evité de parler vraiment du travail

 Plus que la fin de non-recevoir du gouvernement, « les méchants », ce sont « les gentils », les mafias syndicales et le principal parti à bobos éclectiques, la Nupes, qui ont séquencé une colère « organisée » pour finir en eau de boudin, et comme je l’avais prédit avec une variante d’antiparlementarisme populiste (parle et ment) qui confine à un à quoi bon ! Et où, pour la première fois, les généraux syndicaux auront gardé jusqu’au bout chaotique un langage « radical », « sans concession » et menaçant des foudres d’une revanche sociale ultérieure. Scénario bien conduit avec masses moutonnières. Il n’est pas sûr que la gauche bourgeoise et ses syndicats en sortiront requinqués, contrairement à l’OBS qui titre « le printemps des syndicats » face à une manip d’ampleur par les généraux syndicrates couplant les 8 défilés des traînes savates avec les actes des assemblées bourgeoises, et de curieuses grèves (comme celle des éboueurs) destinées à mettre en colère « l’opinion, publique. Je gloserai par après sur les étapes de cette manœuvre d’ampleur lancée à grands sons de tromperies, et finissant en guérillas corporatives, superbes pour exciter l’ire de « l’opinion ,publique ». Le plus important, sur le fond n’a été effleuré que superficiellement par nos rigolos sociologues, considérant que « au fond » la colère était surtout causée par le fait que la majorité des gens pensent faire « un travail de merde » et en plus « interminable » ; ces minables n’ont même pas abordé, du simple point de vue réformiste, que le travail pourrait être redéfini, réorganisé, évidemment du fait de sa pénibilité et débilité, par exemple de façon dégressive au cours des dernières années de la vie, voire en éliminant cette retraite qui confine dans la solitude et surtout la coupure avec la vie sociale. Mais ici on va se placer du point de vue marxiste, le travail comme aliénation qui détruit toute communauté humaine. Cette compréhension, à la suite de Marx, est clairement démontré dans un des livres les plus importants du XXème siècle, celui Fritz Pappenheim en 1959, de multiples fois réédité aux Etats-Unis, mais quasi inconnu en Europe et pas traduit. Scandaleux. Je trouvé ce livre dans un énorme container poubelle de la Brooklyn Public Library lors de mon séjour à New York en 1984. Jean-Pierre Laffitte a bien voulu en traduire le chapitre 4, et je l’en remercie vivement. Pappenheim était un


marxiste vivant, pas un ringard orthodoxe ; et il l’a payé cher pendant la période maccarthyste. Il est profond, conforme aux plus géniales analyses de Marx, si actuelles, et que lui actualiste encore plus, ce qui nous apparaît incontestablement encore plus lumineux en ce début de XXI siècle déstabilisant, inquiétant et…profondément aliéné !

Vous ne lirez ici que des extraits, le texte peut être fourni sur simple demande. Bonne lecture. JLR

 

L’aliénation de l’homme moderne

Une interprétation fondée sur Marx et Tönnies

Fritz Pappenheim

(1959)

 

Chapitre IV

Structure sociale et aliénation


Bien que Tönnies ait fermement rejeté l’idée d’un changement soudain et révolutionnaire du
système social existant, il reconnaissait clairement que l’institution de la propriété privée était une institution historique. L’ordre  juridique et social fondé sur la propriété privée, croyait-il, avait largement contribué à l’énorme croissance du progrès technologique et à la richesse économique dont beaucoup de pays ont joui au cours des siècles récents. Pourtant, fort de sa connaissance du caractère historique de la propriété privée, il contestait sa défense sans réserve par ceux qui la considèrent comme « naturelle et nécessaire et donc sacrée et inviolable »[1].

Tandis que les points de vue de Tönnies qui ont déjà été énumérés révèlent sa proximité avec la position marxiste, nous croyons que la plus forte similarité entre les deux auteurs réside dans leur traitement de la structure de la société moderne. Le cadre social des nations industrialisées modernes décrit par Marx est à bien des égards l’archétype de la Gesellschaft de Tönnies. Ce fait a souvent été passé sous silence à cause de l’interprétation étroite généralement donnée au concept de “société capitaliste” de Marx. Ce terme, c’est vrai, est employé par Marx dans un sens polémique dans le but d’exprimer sa condamnation d’un système social avec son exploitation et ses injustices inhérentes. Mais il l’utilise également pour décrire la structure d’un ordre social dans lequel la forte organisation collective des sociétés précédentes – par exemple, des communautés tribales ou des cités médiévales – n’existe plus. Dans ces sociétés-là, les individus sont devenus si séparés et isolés qu’ils n’établissent des contacts que quand ils peuvent se servir mutuellement de moyens en vue de fins particulières : les liens entre les êtres humains sont supplantés par des associations utiles, constituées non pas de personnes entières, mais d'individus particularisés  

 

Marx décrit ces tendances à l’atomisation sociale en particulier, mais non pas  exclusivement, dans ses premiers ouvrages – La question juive, La Sainte famille, L’idéologie allemande, L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Manuscrits économico-philosophiques, Études économiques, Manifeste du Parti communiste, etc. Nous sélectionnons quelques affirmations tirées des Manuscrits économico-philosophiques et des Études économiques[2].  Dans ces passages, sa pensée se concentre sur la théorie d’Adam Smith selon laquelle la société humaine doit être considérée comme une compagnie commerciale et chacun de ses membres comme un marchand. Bien qu’il rejette la validité universelle de la vision de Smith, il trouve qu’elle est une description révélatrice de la société industrielle contemporaine. Marx la désigne comme étant une caricature de la véritable communauté humaine, étant donné que l’homme est devenu si isolé que sa séparation d’avec les autres hommes est acceptée comme sa forme naturelle d’existence et que le lien humain qui est l’essence de l’humanité semble être non-essentiel. Dans cette situation, « le lien social que j’ai avec vous…. est une simple illusion… le fait de nous compléter mutuellement est aussi un faux-semblant ». À la façon dont Marx pose la question dans un autre ouvrage de cette période, pour lui la réalité est un état dans lequel l'homme considère son prochain comme un moyen, se dégrade lui-même en moyen et devient ainsi le jouet de forces étrangères[3].

Il est difficile pour nous, selon Marx, de percevoir cette condition réelle, parce qu’elle est dissimulée derrière le voile de l’apparence et de la construction idéologique. Un fossé sépare notre existence publique et notre existence privée, nos rôles de citoyens et nos rôles de membres privés de la société. Il existe un contraste prononcé entre le ciel des doctrines politiques et de la loi constitutionnelle, d’une part, et la réalité terrestre de la société dans laquelle nous vivons et agissons en tant qu’individus privés et nous continuons à effectuer nos tâches quotidiennes, d’autre part. Le premier exprime la communauté de l’homme ; tandis que  cette dernière est indifférente à la relation d’homme à homme et elle est fondée sur des relations fragmentaires, telles que celles qui s’établissent entre un propriétaire foncier et un fermier, un capitaliste et un ouvrier. Et donc la société capitaliste n’incarne pas la Gemeinschaft, mais un état de séparation et de discorde, d’égotisme illimité, d’où naît la bellum omnium contra omnes[4].

Nous avons sélectionné seulement quelques-unes des nombreuses déclarations de Marx qui montrent, comme Tönnies après lui, qu’il envisageait l’homme contemporain comme vivant dans une société sans communauté humaine, dans un monde dans lequel il était privé d’épanouissement humain. Il s’agit là de la situation désespérée de « l’être humain déshumanisé », de l’homme aliéné, qui a été la préoccupation majeure de Marx et qui était devenue le thème central même de ceux de ses écrits qui semblent superficiellement traiter exclusivement des problèmes de l’histoire économique ou de la théorie économique. C’est ainsi qu’il a été dit à juste titre (par un auteur récent profondément opposé à la pensée marxiste) que Marx interprétait l'histoire de son temps, et, dans un sens plus large, l'histoire du capitalisme, comme étant l'histoire de l'aliénation de l'homme[5].   

Marx n’était pas le premier à présenter l’idée d’aliénation. Depuis ses jeunes années, sa pensée avait été captivée par la conception de Hegel selon laquelle la séparation et l’aliénation sont au cœur de toute forme de réalité. Même son opposition furieuse à la Phénoménologie de l’esprit, dans laquelle Hegel avait développé sa vision des choses, n’a pas empêché Marx de voir la “grandeur” de la pensée centrale de cette œuvre. Il était particulièrement touché par l’idée que la séparation est une phase du processus dialectique, et que c’est en la ressentant  et en se révoltant contre elle que l’homme se crée lui-même et par conséquent se réalise en tant que tel. Pourtant Marx s'est séparé de Hegel. Il n’a pas été fondamentalement intéressé par l’aliénation en tant que principe universel, mais il s’est concentré sur son rôle dans la période contemporaine. Contrairement à Hegel, il n’a pas vu la période où il vivait comme la période dans laquelle la séparation avait fait place à la réconciliation et à la tranquillité, et dans laquelle l’humanité, après être parvenue à un état de paix intérieure avec elle-même, prenait finalement tout son sens. Il y voyait plutôt des forces de conflit et d'agitation, des tendances opposées visant à se dépasser et à pousser le processus actuel de l'histoire à se transcender. En outre, Marx s'opposait à la tendance de Hegel à envisager l'aliénation comme « l'esprit étranger à lui-même », comme un événement à l’intérieur du domaine de l'esprit. À cet égard, son orientation avait beaucoup de points communs avec celle de Kierkegaard, son contemporain, qui, en se retournant contre le système de Hegel, insistait sur le fait que la pensée pure est une invention récente, un « postulat démentiel ». C'est dans une veine similaire que Marx a ridiculisé toutes les tentatives destinées à hypostasier la pensée pure et en particulier ce qu’il comprenait de la vision hégélienne selon laquelle « mon existence humaine réelle [est] mon existence philosophique »[6]. Sa préoccupation ne concernait pas l’aliénation en tant que processus à l’intérieur d’un système conceptuel abstrait, mais les conditions réelles et concrètes de la vie qui, selon lui, produisent l’aliénation de l’homme.

Quelles sont les forces qui façonnent l’existence de l’homme moderne ? Pour comprendre la réponse de Marx à cette question, il nous faut rappeler l’accent qu’il met sur la déclaration d’Adam Smith selon laquelle la société est une compagnie de commerce et que chacun de ses membres est un marchand. Appliquant cette idée, non pas à la société en tant que telle, mais à la phase actuelle de développement, Marx décrit l’existence de l’homme contemporain comme étant largement modelée par l’expansion et l’influence dominante de l’échange de marchandises[7].

Marx considérait la marchandise comme étant la forme la plus élémentaire de la richesse moderne et il lui donnait une position centrale dans son analyse des caracté-ristiques économiques et sociales du capitalisme. Le Capital et la Contribution à la critique d’économie politique commencent tous deux avec des chapitres qui sont intitulés “Marchandises”. Nous ne pouvons pas présenter en détail la théorie de la marchandise de Marx, mais nous pouvons seulement souligner sont point principal. Marx considère que l’essence de la marchandise, c’est la séparation de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Aucun article, c’est vrai, ne peut devenir une marchandise s’il n’a pas de valeur d’usage, c'est-à-dire s’il n’a pas des propriétés spécifiques qui le rendent capable de servir certains besoins du consommateur. Bien que cette valeur d’usage soit la condition préalable pour que l’objet soit converti en marchandise, en tant que marchandise cet objet n’a qu’une valeur d’échange, et il « ne contient pas le moindre atome de valeur d’usage »[8].

La description par Marx de la production marchande en tant que base de la vie économique de la société moderne a rencontré nombre d’objections. La critique la plus fréquente déclare que l’échange de biens économiques a été connu dans les formes antérieures de société et qu’il n’a pas commencé avec la montée du capitalisme. L’argument est certainement correct dans la mesure où le commerce a précédé le développement des institutions capitalistes, un fait que Marx a non seulement noté, mais souligné. Or une distinction doit être faite entre des sociétés dans lesquelles l’échange de biens est un phénomène plus ou moins sporadique et les sociétés qui sont essentiellement orientées vers la production et la vente de marchandises. Cette différence est davantage qu’une différence de degré : elle prend une importance qualitative. Une fois que la production de marchandises est devenue le mode universel, toutes les activités et les processus économiques de l’homme vont être centrés autour d’elle. Sa caractéristique principale, la valeur d’échange, va déborder le domaine simplement économique et pénétrer l’existence humaine tout entière[9].

Cette tendance, c’est ce que Marx pense, a triomphé à l’époque moderne. La valeur d’échange a cessé depuis longtemps d’être une simple catégorie économique ; elle est devenue la valeur suprême, la force qui façonne nos vies. Elle exerce un pouvoir si puissant sur nos esprits qu'elle s'interpose entre nous et le monde qui nous entoure, nous empêchant d'être directement liés aux personnes et aux choses. Marx décrit la façon dont la domination de la marchandise nous a amenés à nous ressentir toujours comme des acheteurs ou des vendeurs potentiels, et dont le fait de posséder est devenu notre lien le plus fort avec le monde. « La propriété privée nous a rendus si stupides et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous le possédons… À la place de tous les sens physiques, intellectuels et spirituels, est apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l’avoir ». Marx insiste sur le fait que l’individu, qui est réduit à un tel « état de pauvreté absolue », à un simple fragment d’être humain, est devenu incapable d'aborder le monde avec sa liberté intérieure et qu’il ne peut donc pas expérimenter la plénitude et la richesse de celui-ci. La personne qui affronte le monde avec l'esprit d'acquisition, avec l'unilatéralité émanant de sa focalisation sur la valeur d'échange, verra que les objets ont tendance à reculer, l'éloignant de la véritable possession. Comme exemple, Marx cite le négociant en pierres précieuses qui peut voir seulement leur valeur commerciale, mais non leur qualité et leur beauté magnifiques. Il ne trouve pas qu’un tel individu soit mieux loti que l'homme frappé par la pauvreté qui, plongé dans la misère, est incapable de réagir devant une scène d'une grande beauté. Il a été dit que la richesse non partagée est la pire sorte de pauvreté. Dans la même veine, Marx affirme : « Nous sommes exclus de la véritable propriété parce que notre propriété exclut autrui »[10]

 Il est facile de voir ici le parallèle entre l’analyse de la production marchande de Marx et la théorie de la Gesellschaft de Tönnies. Les deux penseurs en viennent à reconnaître que la séparation entre l’homme et l’homme est la caractéristique fondamentale de la société moderne. Marx trouve que deux relations sont particulièrement dominées par la tendance à la séparation : celle entre le vendeur et l’acheteur de marchandise ; et celle entre l’employeur et l’ouvrier. Nous nous occupons d’abord de la description des manières avec lesquelles le vendeur et l’acheteur s’associent entre eux.

Il a été souvent dit que le capitalisme a fait d’énormes enjambées vers la satisfaction des besoins humains. Marx aurait été le dernier à nier cette assertion. Même lorsqu’il ne présentait pas ses idées avec le calme de l’érudit, mais avec la passion vibrante du révolutionnaire, il soulignait le grand apport du système économique actuel. Celui-ci a créé, dit-il dans Le manifeste communiste, « des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble ». Et il achève sa description des réalisations de la bourgeoisie avec cette question : « Quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? ». Il nous met cependant en garde contre une fausse conclusion.  Déclarer que la vie de l’humanité n’aurait pas atteint sa phase actuelle de développement sans la production de marchandises n’est pas la même chose que d’affirmer que la satisfaction des besoins humains est le but de la production marchande. Marx fait valoir son point de vue en nous rappelant le lieu commun selon lequel les producteurs et les vendeurs de marchandises, bien qu’établissant des contacts avec de nombreux individus et subvenant à leurs besoins, n’ont pas de liens humains réels avec eux. Ils sont exclusivement intéressés par l’équivalent de la marchandise qu’ils fournissent. Ce qui donne à votre besoin de mon article un prix, une valeur et une importance pour moi, c'est uniquement l'article que vous avez à offrir en échange du mien. Votre besoin et la portion de votre propriété que vous donnerez sont par conséquent synonymes et d’égale valeur pour moi. Votre offre n'a de sens ou de résultat que dans la mesure où elle a un sens ou un résultat par rapport à moi. En tant que simple personne sans biens, votre demande restera pour vous une aspiration insatisfaite, une fantaisie sans fondement pour moi. Ainsi, en tant qu'être humain, vous n'avez aucune relation avec mon objet puisque je n'ai moi-même aucune relation humaine avec lui[11].

Tous les nombreux efforts destinés à développer une technique de vente personnalisée, d’injecter la prétendue touche humaine dans les transactions qui mènent à la vente de marchandises, servent uniquement à rendre évident le fait que la relation entre les vendeurs et les acheteurs est une relation fondée sur les moyens et les fins. La production marchande est décrite par Marx comme constituant un système élaboré destiné à pourvoir aux désirs du consommateur, tandis qu’il demeure parfaitement étranger au besoin humain. Aussi important que ces désirs soient pour le fonctionnement du système économique, le producteur de marchandise ne les voit que comme des objets, que comme des données sur lesquelles fonder ses calculs et ses activités, que comme des moyens sans lesquels il ne pourrait pas poursuivre son but. Ainsi que Marx le dit, pour le producteur de marchandise, tout besoin réel ou potentiel apparaît comme une faiblesse qui peut être utilisée pour attirer la mouche vers le papier tue-mouches. Pour lui, toute détresse offre une opportunité pour aller voir son voisin et pour lui dire avec un semblant de cordialité : ami, je te donnerai tout ce dont tu as envie ; mais rappelle-toi qu’il y a une condition, à savoir que tu devras t'engager envers moi à l'encre indélébile[12]. 

Le vendeur de marchandise, qui considère les besoins humains comme un moyen pour parvenir à ses fins, ne sera pas souvent satisfait de subvenir aux besoins existants. Pour les augmenter et pour en éveiller de nouveaux, il emploiera des techniques habiles, pas toujours scrupuleuses. Elles sont décrites par Marx dans des paroles caustiques qui n’ont pas perdu leur actualité et qui s’appliquent encore aujourd'hui aux efforts pour rendre même les enfants et les adolescents victimes du trafic de narcotiques et d’autres stimulants. Il fait notamment référence aux techniques utilisées par le vendeur insensible pour susciter une folle envie de plaisirs morbides et pervers afin de s'emparer sournoisement de l'argent et d'attirer l'or de son “voisin” malgré l'amour chrétien avoué pour lui[13].

La séparation entre le producteur de marchandise et l’ouvrier est encore plus profonde que la scission entre le vendeur et le consommateur. La relation entre eux façonne un monde qui a été décrit de manière succincte dans Le Capital. Sur son seuil, dit Marx, il est écrit :       « No admitance except on business(*)La seule force qui les réunisse et les mette en rapport est celle de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre… ». C’est ainsi que l’association entre l’employeur et le travailleur est dominée par une indifférence fondamentale à l’égard des êtres humains, par une attitude qui considère l’homme comme rien et le produit comme quelque chose[14].

Cette dépersonnalisation a une profonde influence sur le caractère du processus de travail. Il transforme l’ouvrier, selon les termes de Marx, « en un handicapé, un monstre, en le forçant à développer une [certaine] dextérité hautement spécialisée aux dépens d’un monde de réflexes et de facultés de production… Ce ne sont pas seulement les différentes opérations partielles qui sont attribuées aux différents individus ; mais l’individu lui-même est scindé, il est transformé en un moteur automatique d’une certaine opération partielle. »[15]. Tandis que dans les phases précédentes du développement économique « l’ouvrier utilise un outil, dans l’usine, c’est la machine qui l’utilise. Là les mouvements de l’instrument de travail procèdent de lui, ici ce sont les mouvements de la machine qu’il doit suivre. Dans la manufacture [c’est ainsi que Marx nomme la première phase de l’économie capitaliste], les ouvriers sont des parties d’un mécanisme vivant. Dans l’usine, nous avons un mécanisme sans vie qui est indépendant de l’ouvrier, lequel devient son simple appendice ». « Le travail d’usine », affirme Marx, « confisque tout atome de liberté, à la fois dans l’activité physique et intellectuelle ». Pour souligner ce problème, Marx cite A. Ferguson, un contemporain d’Adam Smith, qui s’exclamait en décrivant la vie économique moderne : « Nous faisons une nation d’ilotes, et il n’y a pas de citoyens libres parmi nous »[16].

C’est cette perte de liberté – et non pas, comme cela a été souvent déclaré, l’inégalité des salaires ou le faible revenu du travailleur – qui est la préoccupation la plus profonde de Marx. « Certes », dit-il dans les Manuscrits économico-philosophiques, « l’animal lui aussi produit. Il se construit un nid, il bâtit un abri pour lui-même, comme le font par exemple les abeilles, les castors, les fourmis, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit… L’animal ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même libéré du besoin physique et il ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré. »[17].

Mais le caractère du travail a changé avec la montée de l’usine moderne. Marx constate que maintenant « le travail est extérieur à l’ouvrier, c'est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie… En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans son travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire les besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste… L’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer… tandis que dans ses fonctions humaines il se sent de plus en plus comme un animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. »[18].

Bien que Marx souligne les dangers du travail aliéné et la menace qu’il représente pour la liberté humaine, il est loin de ne noter que les aspects négatifs et destructeurs de l’aliénation. Comme nous l'avons déjà dit, il partage avec Hegel la conviction que l'humanité prend tout son sens en traversant les douleurs de l’aliénation et en luttant pour la surmonter. C’est, d’après Marx, ce qui donne au processus de travail sa véritable signification. L’homme projette ses énergies dans le monde extérieur, sa vie sombre dans le produit ; il devient “chosifié”, c'est-à-dire matérialisé, dans un objet qui semble avoir une existence par lui-même. L’écart qui se crée ainsi entre le produit et les forces qui l'ont créé n'est pas nécessairement durable. Il se comble lorsque le produit ne reste plus en dehors de la vie mais s'y réintègre.

Pour illustrer ce point, prenons un exemple extérieur au domaine de l’économie. Considérons l’artiste qui passe par une phase d’aliénation quand il essaie d’exprimer et d’exposer clairement une image. Il est initialement si identifié avec lui et imbriqué en lui qu’il doit supporter la douleur, lutter pour la relâcher et lui donner une vie propre. Une telle séparation est cependant nécessaire pour libérer l’idée de l’obscurité dans laquelle elle baigne tant qu’elle demeure encore dans l’âme de l’artiste. La rupture devient encore plus poignante lorsque l'artiste, dans le processus de sa création, se trouve soumis à des lois qui ne viennent pas de l'intérieur, mais qui lui sont imposées de l'extérieur, par exemple, par la nature du matériau et les outils avec lesquels il doit travailler ou par les règles qu'il doit suivre. Pourtant, de cette aliénation peut naître une œuvre d'art animée par la vie que l'artiste lui a insufflé. À ce moment-là, il découvre que sa production n'est plus séparée de lui, mais qu'elle est revenue dans sa vie, en l'enrichissant et en l'enflammant.

Nous nous sommes attardés sur l’expérience de l’artiste parce qu’elle fait la lumière sur la nature du processus de travail en tant que tel : dans le domaine de l’économie aussi, l’aliénation peut mener à la réintégration. Elle le fera par exemple quand la production n’est pas une fin en soi, mais qu’elle est essentiellement orientée vers les besoins humains, quand l’homme utilise ce qu’il produit dans l’acte de consommation ou au cours de la mise en œuvre d'une nouvelle production. Dans ces deux cas, l’aliénation, avec toutes les souffrances qu’elle engendre, n’a pas été inutile. En la supportant et en luttant pour la surmonter, l'homme a réussi à atteindre une vie plus pleine et il a fait un pas de plus vers l'épanouissement.

Il serait faux de conclure de cette présentation qu’il existe une transition aisée ou automatique de l’aliénation à l’autoréalisation. Particulièrement dans la société actuelle, l’homme trouve que c’est impossible de revenir de sa condition d’aliénation à une intégration avec le monde et avec lui-même. L’exposition de cette condition et la révélation de ses causes ont été l’une des préoccupations principales de la critique du capitalisme par Marx. Ainsi que nous le verrons ultérieurement, il ne considérait pas l’aliénation de l’homme comme devant être limitée à la société capitaliste. Mais il croyait que, dans un système fondé sur la production capitaliste de marchandises, les efforts de l'homme pour lutter contre son aliénation et pour se réinsérer risquent fort d'être contrecarrés et voués à l'échec.

Dans la société capitaliste, la tendance à isoler la valeur d’échange d’un objet de ses qualités inhérentes façonne nos relations, non seulement avec les choses, mais aussi avec les activités humaines. Marx voyait ce développement atteindre son point culminant dans le domaine du travail de l’homme, une idée qui l’a conduit à sa thèse centrale selon laquelle, dans la société actuelle, la force de travail de l’homme est devenue une marchandise. Il trouvait révélateur que l’école classique d’économie politique, qui, d’après lui, était un véritable reflet de la structure économique existante, ait traité le travail simplement comme l’un des composants de la production, qui figurait dans les calculs du capitaliste avec les autres coûts de production, tels que les matières premières, les machines, l’outillage, les bâtiments, etc. Une fois que la main d’œuvre a pris le caractère de marchandise, le travail perd sa signification humaine. Le produit – en tant que  marchandise et que sujet de la loi du marché – demeure en dehors de la vie du travailleur. « L’ouvrier », dit Marx, « met sa vie dans l’objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet… Il n’est pas ce qu’est le produit de son travail ». « L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet … mais que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère ». Lorsque cette condition prévaut, le travail perd sa véritable signification qui est de permettre à l’homme de se réaliser. Il n’est plus un moyen donnant l’occasion d’exprimer et d’accomplir sa vie, mais seulement un outil contribuant à assurer ses moyens d’existence[19]. Même si cet objectif est rempli et qu’un prix élevé est atteint pour la vente de la marchandise, c'est-à-dire de la force de travail, ce prix reste un succédané, un “ersatz”. Il ne peut jamais prendre la place de la satisfaction qu’un homme éprouve quand il peut se retrouver dans les produits qu’il a créés.

Le travail ne peut fonctionner comme une marchandise que quand les aptitudes manuelles de l’homme, ses facultés intellectuelles et ses capacités créatives – en un mot, les qualités humaines sur lesquelles le travail est fondé – sont détachées de sa personne. Elles doivent être traitées de la même manière que le capital, c'est-à-dire comme un fonds qui, par une bonne gestion et un bon investissement, produira de la valeur. L’ouvrier doit exister comme capital afin d’exister comme ouvrier. Pour expliquer la pleine conséquence de cette condition, Marx ajoute : l’ouvrier ne peut exister comme capital que tant que le capital existe pour l’employer. L’existence du capital est son existence ; elle façonne le contenu de sa vie, bien qu’il reste indifférent à elle[20]. Le travailleur qui subit ce sort ne peut guère être autre chose qu’une marchandise sous une forme humaine, un individu qui ne s’appartient pas, mais qui est étranger à lui-même.

La thèse de Marx selon laquelle le travail de l’ouvrier est devenu une marchandise a suscité des critiques sévères et elle est souvent considérée comme clairement scandaleuse. Il n’est pas difficile de comprendre l’intensité de cette protestation. Les sociétés, de même que les individus, tendent à se raccrocher à des illusions à propos des forces qui déterminent leur vie. La réalité qui se situe sous ces illusions ne peut pas être dévoilée sans douleur.

Ceux qui s’opposent à l’opinion selon laquelle le travail est aujourd'hui traité comme une marchandise peuvent se référer au langage solennel de la loi. À la section 6 du Clayton Act (1914), le Congrès décrétait : « Que le travail de l’être humain n'est pas une marchandise ou un article de commerce ». Il nous semble cependant que ce langage ne décrit pas une condition existante, mais qu’il formule un but souhaitable. Cela est confirmé par le choix des mots dans le Traité de Versailles qui, à l’article 427, insiste sur le fait que « le travail ne devrait pas être considéré uniquement comme une marchandise ou un article de commerce ». À l’évidence, cette formulation n’est pas destinée à décrire une situation factuelle, mais à fixer un objectif vers lequel nos efforts devraient être dirigés[21].

Si nous passons de la terminologie juridique au langage de tous les jours, nous trouvons de nombreuses expressions qui révèlent les conditions qui déterminent la position du travail. Ce n’est pas par hasard si nous parlons d’un marché du travail, ou de l’offre de travail, ainsi que de demande de travail, d’importation de main d’œuvre, d’excédent de main d’œuvre, etc. Tous ces termes seraient dénués de sens si le travail n’était pas une marchandise.

Cette caractérisation du travail n'est pas confinée au langage utilisé dans la vie quotidienne et dans les articles de journaux. L’école classique d’économie n‘a jamais caché sa tendance à traiter le travail comme une marchandise. Des économistes contemporains se sont occupés en général du travail de la même façon.

Dans l’ouvrage de référence : Grundrisse der Sozialökonomik [Précis d’économie sociale], qui comprend des contributions d’éminents spécialistes en économie et en sociologie – tels que Max Weber, Friedrich von Wieser, Joseph Schumpeter et Werner Sombart –, nous lisons l’affirmation suivante dans la section relative à l’économie du travail : « Du point de vue de l’économie, l’ouvrier fait face à l’entrepreneur en tant que vendeur de sa force de travail ». Un ouvrage américain plus récent, Labor Problems [Problèmes du travail] du professer W. V. Owen, déclare : « Le traitement du travail comme une marchandise par les employeurs est inhérent au système capitaliste, lequel est fondé sur l’échange qui est mené à bien par l’intermédiaire du mécanisme des prix »[22]

Parmi les critiques de Marx, il y en a beaucoup qui concèdent que le travail de l’ouvrier a été transformé en marchandise et que sa vie est devenue aliénée. Aussi déplorable que ce fait puisse être, nous devrions être prudents afin de ne pas en exagérer son effet ; les travailleurs ne représentent après tout qu’un segment d’une société industrialisée. Et par conséquent nous ne devrions pas négliger l’importance des divers autres groupes qui accomplissent des opérations de travail d’une nature entièrement différente. Marx lui-même – la polémique continue – a fourni la description la plus saisissante du contraste existant entre les conditions de vie de la bourgeoisie et celles de la classe ouvrière. Nous sommes évidemment d’accord avec l’affirmation selon laquelle Marx met l’accent sur la grande disparité qui existe dans les situations des classes opposées de la société contemporaine. Mais il faut signaler que son analyse de cette différence était éloignée de la simplification qu’à la fois les partisans et les adversaires de ses idées sont enclins à attribuer à sa pensée. Il serait totalement incorrect de déclarer que, dans l’opinion de Marx, seuls les prolétaires sont victimes des tendances qui mènent à l’aliénation de l’homme. « La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine », affirme-t-il dans un de ses premiers ouvrages. Cette assertion ne nous surprendra guère si nous nous souvenons qu’il considère la structure marchande comme un phénomène universel qui possède une influence dominante sur toute la société capitaliste, sur les vies à la fois des travailleurs et des capitalistes, et également sur les vies de tous les autres groupes de la société[23].

Cette vision apparaîtra à beaucoup de lecteurs comme une généralisation abusive. Ils soutiendront qu’écrivains et artistes, pasteurs et enseignants, et les membres d’autres professions, accomplissent un travail qui est essentiellement créatif et en aucun façon soumis aux forces d’aliénation qui dominent le travail de l’ouvrier. Cette impression selon laquelle l’intellectuel remplit une fonction très spécifique et distinctive est largement répandue. Elle est soulignée dans de nombreuses études qui traitent de sociologie de la connaissance, en particulier dans Ideology and Utopia de Karl Mannheim, un ouvrage qui a profondément influencé la pensée de la génération d’entre les deux guerres mondiales.

L’une des principales préoccupations du livre de Mannheim est de trouver la réponse au problème dérangeant qui est soulevé par les enquêtes qui se penchent sur la relation entre l’esprit et la société. Si nos pensées et même nos façons de penser sont déterminées par notre position sociale particulière, si chacun des segments de la société – ouvriers, industriels, financiers, agriculteurs, aristocratie rurale et métayers – voient la même réalité de manières différentes et souvent contradictoires, comment peuvent-ils encore croire en une vérité universelle contraignante pour toutes les strates de la société ? Mannheim envisageait la tâche consistant à unifier les opinions partielles et limitées qu’avaient les différentes classes et il croyait qu’une telle synthèse pouvait être accomplie par des personnes qui n’étaient pas liées à des groupes particuliers et qui n’étaient pas entraînées dans leurs luttes. Il avait en tète l’intelligentsia, les intellectuels socialement sans attaches, dont le détachement précisément leur permettrait de relever le défi d’intégrer les vues unilatérales et conflictuelles des différentes composantes de la société. Il espérait que grâce à la contribution de l’intellectuel, la société parviendrait à une compréhension plus complète de la réalité, à un discernement plus objectif de la vérité.

Nous sommes bien conscients de la contribution que Mannheim a apportée à l’œuvre de la sociologie contemporaine ; mais nous ne pouvons pas ne pas voir l’illusion que reflète sa foi optimiste dans le rôle de l’intellectuel et que les événements du quart de siècle qui a suivi la publication d’Ideology and Utopia a si implacablement détruite. Nous n’avons qu’à rappeler les actions des chercheurs et des médecins allemands dans les camps de concentration nazis, ou à remarquer la capitulation de nombreux écrivains ou universitaires américains devant les tendances actuelles à la conformité, et nous nous rendrons compte du caractère chimérique de la thèse de Mannheim selon laquelle l’intelligentsia est une classe à laquelle notre époque doit sa compréhension de la vérité objective. Comment pouvons-nous expliquer qu’un érudit de l’envergure de Mannheim, qui a tant fait pour dissiper les illusions qui dominent la pensée des individus et des groupes sociaux, ait pu maintenir une vision aussi peu réaliste du rôle des intellectuels ? L’une des raisons principales, croyons-nous, a été sa réticence à reconnaître le fait douloureux que, dans notre société, le travail de l’intellectuel est devenu une marchandise. Nous pouvons parfaitement comprendre la réticence de Mannheim et de beaucoup d’autres à reconnaître ce développement. Son effet est dérangeant même pour Marx. Bien qu'il admette comme allant de soi que la structure marchande règne sur tous les domaines de la vie moderne, il a du mal à empêcher qu'un sentiment de désespoir ne s'immisce dans le détachement de son analyse lorsqu'il considère la tendance de l'époque à transformer les créations des l'esprit en articles de commerce. Dans un de ses premiers essais qui portait sur la liberté de la presse, il exprimait son indignation à l’égard de tout auteur qui était essentiellement préoccupé par la valeur marchande de ses écrits. Il demande : « La presse est-elle fidèle à elle-même, doit-elle agir en accord avec la noblesse de sa vocation, est-elle libre quand elle s’abaisse à une fonction commerciale ? ». Voici comment il répond à sa question : « Il est vrai que l'écrivain doit gagner sa vie pour exister et écrire, mais il ne doit pas exister et écrire pour gagner sa vie. Un véritable écrivain ne considère nullement ses œuvres comme un moyen. Ses œuvres sont des fins en soi. Elles sont si peu un moyen pour lui ou pour les autres que, le cas échéant, l'écrivain sacrifie son existence à la leur. ... La liberté de la presse consiste avant tout à ne pas être un commerce. »[24]

Bien que cette inquiétude au sujet de l’abaissement du rôle de l’écrivain ait été exprimée il y a presque cent-vingt ans, elle ne semble pas manquer d’actualité aujourd'hui. Au cours de la dernière décennie, nous avons vu plus d’un auteur qui, face à des pressions politiques, a cédé à la crainte d’être considéré comme un contestataire et a choisi de suivre un mode de pensée reconnu et sûr. Le conformisme politique, parfois camouflé par une tendance à se retirer de la politique, à se soustraire à la vie publique pour s’appesantir sur la vie privée, n’est qu’une expression de la volonté de l’écrivain à considérer son travail davantage comme un commerce que comme une vocation. Un autre cas peut être vu dans les tentatives de nombreux écrivains de développer des techniques conçues pour plaire au marché littéraire. Un récent éditorial de la “Saturday Review”, intitulé Fear as a Weapon [La peur comme arme], tente de trouver la raison de la propagation actuelle de la peur et donne cette réponse : « La presse américaine est dans une certaine mesure responsable. Les mauvaises nouvelles vendent plus de journaux que les bonnes nouvelles. Le chroniqueur doit asséner ses chocs quotidiens ou hebdomadaires. ». Cette affirmation semble s'appliquer à de nombreux auteurs de nouvelles et de romans qui ne sont pas moins préoccupés par la question : qu'est-ce qui se vend ?[25]

 Peut-être que la conséquence la plus sérieuse de l’orientation commerciale prise par l’écrivain est qu’elle le conduit à gérer sa vie d’un point de vue littéraire. Il semble devenir incapable de voir ses expériences comme significatives en elles-mêmes et il est obsédé par un désir de considérer même la plus intime et personnelle d’entre elles comme matière à usage littéraire. Ceci peut avoir parfois un aspect amusant, comme Arthur Schnitzler l’a montré dans sa pièce Literatur [Littérature]. Un auteur et son amie, qui est également une écrivaine, décident de mettre fin à leur idylle. Chacun découvre que l’autre a écrit un roman qui tourne autour de leur liaison. Tous deux sont consternés lorsqu'ils découvrent que chacun de leurs livres comprend la collection complète de la correspondance amoureuse qui avait été échangée entre eux. Une dispute furieuse révèle que la dame avait écrit un brouillon pour chacune de ses lettres et qu'elle avait rassemblé tous ces brouillons pour un usage littéraire ultérieur. Son ami avait fait une copie de chacun de ses billets passionnés et il avait sauvegardé les doubles avec le même objectif en tête[26]. 

Lorsque l’écrivain devient indiscret à propos de sa propre vie, il n’est pas surprenant qu’il fasse preuve d’une insensibilité de plus en plus grande en ce qui concerne la vie privée des autres. Romano Guardini, le philosophe catholique, a décrit cette tendance et il l‘a illustrée avec l’exemple suivant. Le magazine allemand “Die Zeit” a rapporté dans son édition du 6 septembre 1951 qu’un scénariste de radio avait fait descendre secrètement un microphone depuis son appartement jusqu’à la fenêtre ouverte de la chambre à coucher d'un couple âgé vivant à un étage inférieur. La conversation très personnelle qui a eu lieu a été diffusée dans une émission présentant des soi-disant “instantanés”. Il est vrai que la Nordwestdeutscher Rundfunk, la société de radiodiffusion qui a produit ce programme indiscret, a eu certains doutes à son sujet. Mais elle a laissé tomber les hésitations, qui étaient fondées sur des considérations plus juridiques qu’éthiques, quand l’astucieux auteur a fourni la preuve que les personnes dont les conversations avaient été surprises et dont les expériences intimes avaient été enregistrées sous forme d'illustrations documentaires avaient consenti par écrit à ce qu'elles soient rendues publiques à la radio. Le journaliste qui a écrit à propos de cet incident dans “Die Zeit” voyait l’aspect le plus décourageant de cette affaire dans le fait que le public acceptait la “plaisanterie” sans aucun signe de protestation ou d’indignation[27].  

Nous ajoutons une autre illustration, que nous prenons dans l’article intéressant, quoique décourageant, de William Faulkner : On Privacy ; the American Dream : What happened to it ? [Sur la vie privée ; le rêve américain : que lui est-il arrivé ?]. Faulkner soutient que l'atteinte à la vie privée des individus est quelque chose de mauvais goût qui       « s'est transformé en une marchandise… facilement vendable par les associations marchandes qui créent le marché et en même temps le produit pour le servir ». Faulkner raconte sa propre persécution par un journaliste de magazine qui, malgré sa supplication, n’a pas pu être dissuadé d’écrire un article portant sur sa vie privée. Il décrit comment il s’est trouvé pris dans une situation d’impuissance complète, comment il s’est vu condamné quelle que soit la mesure qu'il prendrait, alors que l'éditeur était susceptible de gagner quoi qu'il arrive. « Et même s'il y avait eu des motifs de recours, l'affaire aurait encore rapporté de l’argent puisque l'éditeur pourrait imputer le jugement et ses frais à la perte d'exploitation et l'augmentation des ventes due à la publicité à l'investissement en capital ». Nous avons mentionné l’article de Faulkner parce qu’il montre comment un auteur, dont la pensée a peu en commun avec celle  de Marx, est devenu conscient du fait de sa propre expérience qu’il n’était pas respecté en tant qu’écrivain. Selon les propres paroles de Faulkner, il a été traité « comme une marchandise : un produit à vendre afin d’accroître la diffusion, de faire un peu d’argent ». Il en est venu à considérer cette orientation commerciale qui domine tant les écrits modernes comme « détruisant les derniers vestiges de l’intimité sans laquelle l’homme ne peut pas être un individu »[28].

Les tendances que nous venons de décrire ne se limitent pas à l’écrivain : elles ont également de fortes conséquences sur le travail de l’enseignant, de l’avocat, du pasteur et du médecin. Les idéalistes dans ces professions font souvent l’expérience de conflits qui résultent du fait que la société tend à transformer leurs services en produits. Comparant les affaires et ces professions, A. T. Hadley, qui, à une époque, a été président de l’Université de Yale, écrivait en 1923 : « La frontière entre les deux est quelque peu mal définie et je crains que la tendance ces dernières années n'ait été d'aller dans la mauvaise direction – c'est-à-dire de commercialiser notre médecine, notre droit et notre science, plutôt que de professionnaliser nos affaires »[29]. Les faits qui appuient la thèse de Hadley sont nombreux et viendront facilement à l'esprit du lecteur. Nous ne jugeons pas nécessaire de présenter des exemples, puisque l'aliénation du travail de l'homme professionnel est l'un des thèmes majeurs du livre bien connu de C. Wright Mills, White Collar(*), et puisque nous évoquons certains aspects de ce sujet dans la deuxième partie du chapitre suivant.

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[1] Tönnies, Das Eigentmn [La propriété], p. 12. Tönnies a écrit cette étude dans le contexte du plébiscite tenu en Allemagne pendant la République de Weimar pour trancher la question de l'expropriation des princes allemands, détrônés en novembre 1918. Tönnies s'est exprimé sur la base historique et sociale de la propriété privée dans nombre de ses écrits. Voir par exemple : Einführung in die Soziologie, pp. 156-165 ; et Entwicklung der Soziologie in Deutschland im 19. Jahrhundert [Le développement de la sociologie en Allemagne au XIX° siècle]  en particulier pp. 95 sqq.

[2]  Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 ont été publiés pour la première fois en 1932 dans “Marx-Engels Gesamtausgabe” ; et au cours de la même année dans un recueil des premiers écrits de Marx et d’Engels sur le matérialisme historique compilés par S. Landshut et J. P. Mayer. En 1950, une autre édition des Manuscrits est parue sous le titre : Nationalökonomie und Philosophie avec un essai introductif rédigé par Erich Tier. Jusqu’à récemment, seules des parties des Manuscrits économico-philosophiques ont été traduites en anglais. Voir la brochure ronéotypée : “Éssais choisis des Ökonomisch-Philosophische Manuskripte” traduits par Ria Stone, New York, 1947. Voir aussi Karl Marx : Selected Writings in Sociology and Social Philosophy  [Écrits choisis en sociologie et philosophie sociale] édités par T. B. Bottomore et Maximilien Rubel, en particulier la partie III, la section 4 et la partie V.

     Les Études économiques de 1844 et 1845 ont été publiées pour la première fois en 1932 dans “Marx-Engels Gesamtausgabe”. Elles consistent principalement en des extraits annotés d'un grand nombre d'écrits d'économistes britanniques, français et allemands, et elles n'ont pas encore été traduites.

[3]  Marx, Oekonomische Studien, pp. 536, 544 ; Marx, Zur Judenfrage, p. 584 (Landshut, p. 182, traduction de Stenning, p. 56).

[4]  Marx, Zur Judenfrage, pp. 584-586, 594 (traduction de Stenning, pp. 57-59, 74). Voir également Marx, Kritik des Hegelschen Staatsrechts, pp. 436, 497 ; Marx, The Poverty of Philosophy [Misère de la philosophie], p. 84 ; Marx à Ruge, mai 1843, p. 561. L’emploi par Marx des termes Gemeinschaft et Gesellschaft dans sa lettre à Ruge anticipe la distinction que Tönnies fera plus tard.

[5]  F. H. Heinemann, Existentialism and the Modern Predicament [L’existentialisme et le malheur moderne],     p. 12. Dans son article récent : Alienation and Community [Aliénation et communauté], Charles Taylor a montré l’importance centrale du concept d’aliénation dans l’œuvre de Marx et l’incapacité de nombre de ses partisans à reconnaître la portée de cette idée. De nombreux points de vue de Taylor sont corroborés et illustrés dans l’essai de Stuart Hall : A Sense of Classlessness [Un sentiment d’absence de classe]. Nous  désirons renvoyer le lecteur à ces contributions précieuses qui sont parues après l’achèvement de notre manuscrit.

[6] Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, pp. 156, 165 ; Kierkegaard, Concluding Unscientific Postscript [Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques], pp. 278-279.

[7]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, p. 141 ; Marx, Oekonomische Studien, p.536. Dans les pages suivantes, nous ne discuterons que d’un aspect cardinal de la théorie de l’aliénation de Marx – à savoir l’influence de la structure marchande. Il retrouve cependant aussi la trace de l’aliénation dans la division du travail et dans le pouvoir d’État, deux forces dans la société qu’il voyait aussi étroitement liées à la production marchande, en particulier dans le monde moderne. Voir le résumé exhaustif du concept d’aliénation de Marx que Stanley W. Moore donne dans son livre The Critique of Capitalist Democracy [La critique de la démocratie capitaliste], en particulier. pp. 124 sqq.

[8]  Marx, Capital, Vol. I, p. 44. Sur le rôle des marchandises, voir également Marx, Theories of Surplus Value [Théories de la plus-value] p, 170. John R. Commons, l’érudit américain dont le travail a tant contribué à la compréhension de l’importance économique et sociale des institutions juridiques, a affirmé : « …la transition, dans la signification de la propriété, de la valeur d’usage à la valeur d’échange des choses, et par conséquent du pouvoir de production qui augmente les valeurs d’usage au pouvoir de négociation qui accroît les valeurs d’échange, est davantage qu’une transition – c’est un renversement ». Legal Foundations of Capitalism [Les fondements juridiques du capitalisme], p. 21.

[9]  Voir Marx, Capital, Vol. I, p. 100 ; Marx, A Contribution To The Critique Of Political Economy, p. 53. Comparez avec la remarque de Commons : « Le renversement [de la valeur d’usage et de la valeur d’échange] n’a pas été important au début quand les affaires commerciales étaient réduites et faibles – il devient important quand le capitalisme gouverne le monde ». Legal Foundations of Capitalism, p. 21. Un psychologue aussi critique de Marx qu'Erich Fromm a reconnu le grand effet de la marchandise sur les structures émotionnelles de l'homme moderne. Voir la section “The Marketing Orientation” [L’orientation de marché] dans son livre Man For Himself. An Inquiry Into The Psychology of Ethics [L’homme pour lui-même. Une enquête sur la psychologie de l’éthique], pp. 67 sqq. Fromm affirme avec justesse que « l’orientation de marché ne s’est développé comme une orientation dominante qu’à l’ère moderne ». En soulignant ce fait, il fait référence à Karl Polanyi qui a décrit la différence entre l’économie de marché moderne et les actes individuels de troc qui « sont communs dans presque toutes les sociétés primitives, mais qui… sont considérés comme secondaires étant donné qu’ils ne subviennent pas aux nécessités de la vie ». Voir Karl Polanyi, The Great Transformation [La grande transformation], p. 61. Pour la critique des théories de Marx par Fromm, voir son livre : The Sane Society [La société saine], pp. 253-269.

[10] Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, pp. 118, 120 ; Marx, Oekonomische Studien, p. 545.

[11] Marx et Engels, Le manifeste communiste Section I ; Marx, Oekonomische Studien, p. 545.

[12]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, p. 128.

[13]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, pp. 127-128.

(*)  On n’entre pas ici, sauf pour affaires ! (NdT).

[14] Marx, Capital, Vol. I (traduction Moore/Aveling) p. 195 ; Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuscripte  p. 63. Voir aussi Marx, The Poverty of Philosophy p. 47, où il fait remarquer que la seule chose qui est considérée dans le processus du travail capitaliste, c’est le temps, c'est-à-dire le nombre d’heures pour lequel l’ouvrier doit être payé : « Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps ».

[15]  Marx, Capital, Vol. I (traduction d’Eden et de Cedar Paul), p. 381. Nous avons tiré cette citation de cette édition du Capital car la traduction par Moore et Aveling (p. 396) ne semble pas pleinement satisfaisante.

[16] Marx, Capital, Vol. I (traduction de Moore/Aveling) pp. 461-462, 389.

[17]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte p. 88 (traduction de Stone, p. l2).

[18]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte pp. 85-86 (traduction de Stone, pp. l0-11).

[19]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte pp. 83-84, 88 (traduction Stone, pp. 9, l2).

[20]  Marx, Oekonomisch-Philosophische Manuskripte p. 97.

[21]  Le texte du Clayton Act peut être trouvé dans les “Documents of American History”, édités par Henry Steele Commager, Vol. II. Le texte du Traité de Versailles peut être trouvé dans Supplement to the American Journal of International Law, Vol. 13, numéro 3, juillet 1919 : “Official Documents”, p. 375.

[22] Emil Lederer et Jakob Marschak, Die Klassen auf dem Arbeitsmarkt und ihre Organisationen [Les classes sur le marché du travail et leurs organisations] en particulier p. 112 ; W. V. Owen, Labor Problems, p. 31. La protestation à l’encontre de cette attitude a été l’un des thèmes centraux du mouvement évangélique social. Dans un discours prononcé en 1886, le Très révérend Henry C. Potter se retournait contre « le sophisme qui est peut-être assez vrai dans le domaine de l’économie politique, mais qui est fondamentalement faux dans le domaine de la religion, selon lequel le travail et le travailleur sont semblables à une marchandise, puisqu’ils doivent être achetés et vendus, employés ou révoqués, payés ou sous-payés, ainsi que le marché le décrètera », Christian Thought [Pensée chrétienne], “Fourth Series”, édité par Charles T. Deems, pp. 289 sqq. Pour d’autres sources concernant cet aspect de l’évangélisme social, voir Sidney Fine, Laissez Faire and the General Welfare State. A Study of Conflict in American Thought 1865-1901 [Laissez faire et l’État-providence général. Une étude du conflit dans la pensée américaine (1865-1901)] chapitre V, en particulier p. 175 ; Charles Howard Hopkins, The Rise of the Social Gospel in American Protestantism 1865-1915 [La montée de l’évangélisme social dans le protestantisme américain 1865-1915], en particulier chapitre V.

[23]  Marx et Engels, Die Heilige Familie [La Sainte Famille], p. 206. Voir aussi la note de l’éditeur concernant Marx et La liberté de la presse consiste avant tout à ne pas être un commerce Engels, The German Ideology [L’idéologie allemande], édité par R. Pascal, pp. 202-203.

[24]  Marx, Debatten über Pressfreiheit [Débats sur la liberté de la presse] pp. 222-223. La confiance que Mannheim accorde au rôle des intellecteuels est partagée par beaucoup, y compris certains de ses opposants. Charles Frankel, dont le livre : The Case For Modern Man [La défense de l’homme moderne] est extrêmement critique vis-à-vis de Mannheim, affirme que « la seule véritable communauté mondiale qui existe maintenant, c’est la communauté de la science » (p. 143). Ces mots semblent moins décrire la situation réelle que formuler un objectif souhaitable. Nous vivons toujours dans un monde où les clivages entre ceux qui sont engagés dans la poursuite de la vérité sont profonds. Les intellectuels s’élèvent rarement au-dessus de conflits entre nations et entre classes. Ils sont souvent impliqués dans des conflits entre différentes écoles de pensée. La communication entre elles est contrariée par des terminologies construites de manière arbitraire et qui ne sont intelligibles qu’aux initiés. Pour réaliser la communauté dont parle Frankel, les intellectuels devraient atteindre un degré de liberté extérieure et intérieure qui leur manque encore cruellement.

[25]   “Saturday Review”, 28 juillet 1956. Une illustration de cette méthode du choc est l’histoire de Mary McCarthy : Dottie Makes An Honest Woman of Herself [Dottie fait d'elle-même une femme honnête]. « Procurez-vous un pessaire… » sont les mots avec lesquels l’histoire commence ; le jeune homme qui donne ce conseil à sa nouvelle petite amie ajoute en guise d’explication : « Un contraceptif féminin, un bouchon, … ». “Partisan Review”, qui est souvent considérée comme représentative du climat intellectuel de l’écrivain américain, a publié quelques mois plus tard : Pull Down Vanity [Rabattez votre orgueil], une histoire qui surpasse miss McCarthy dans l’emploi de chocs.

[26] Cet exemple est fourni par Georg Lukács dans son livre : Karl Marx und Friedrich Engels als Literaturhistoriker [Karl Marx et Friedrich Engels comme historiens de la littérature] pp. 210-211. Pour une traduction anglaise de la pièce de Schnitzler, voir la Bibliographie.

[27]  Romano Guardini, Die Macht [Le pouvoir], pp. 117-118.

[28]  William Faulkner, On Privacy ; The American Dream: What Happened To It?, pp. 35-37.

[29]  Arthur Twining Hadley, Economic Problems of Democracy [Les problèmes économiques de la démocratie],    pp. 143-144.

(*) Le titre complet est en réalité : White Collar : The American Middle Classes [Les cols blancs : les classes moyennes américaines]. (NdT).