Réponses à
certaines questions (Daniel Mothé à Tempus Fugit)
Bien que nous
n’étions pas nombreux dans les groupes d’extrême gauche, je devais être un rare
militant de base. Nous avions proportionnellement beaucoup de chefs. De plus
nous étions cloisonnés et clandestins, c'est-à-dire n’ayant aucune connaissance
des débats des décideurs. J’étais un ouvrier sans culture, pas d’études
secondaires, autodidacte qui ne comprenait pas une grande partie de ce qui
était écrit dans les journaux que je diffusais. J’ai suivi les scissions par
affinité et par une logique très rudimentaire. Les problèmes stratégiques qui
justifiaient la défense de l’URSS me paraissaient très sophistiqués, c’est
pourquoi j’adhérais à ce qui apparaissait le plus simple pour un ouvrier qui
avait lu Trotsky et Victor Serge. Pas de congrès démocratique et seulement les
journaux et les directives qui nous arrivaient de bouche à oreille. C’est la
raison pour laquelle je suis très mal à l’aise quand on m’interroge sur cette
période comme si les choix que je faisais étaient profondément réfléchis et
l’issue de longs débats. De plus je travaillais et n’avais pas beaucoup de
temps à consacrer aux réunions. Quand j’étais communiste révolutionnaire,
j’étais salarié aux Mines d’Albi avec des semaines de travail de 50 heures. Le
samedi soir, je partais en bicyclette à
Castres ou Mazamet à 50 km pour rejoindre mon groupe composé d’un couple
de deux ans plus âgés que moi et qui me donnaient les consignes. J’étais un
militant, soldat de 2e classe.
Je ne
connaissais pas le parcours de Pagès. La première fois que j’ai eu rendez-vous
avec lui à Toulouse, une fois que je lui ai dit le mot de passe, il a pris son
vélo et est parti à toute vitesse… Plus tard, après avoir rompu avec les
trotskystes, je me suis aperçu qu’il était mon leader régional. C’était un
intellectuel et j’étais absolument subjugué par l’intelligence et le savoir des
intellectuels. Ma propre réflexion était façonnée par eux et le couple
d’étudiants qui constituaient ma cellule de base.
Tout le monde
avait un pseudo. Le mien c’est Marcel Beaufrère qui me l’a donné car c’est lui qui
l’avait bolchevisé à Bordeaux. Je n’ai jamais su ce que voulait dire Mothé.
Je
ne me souviens pas de l’affaire Perrone. Mais j’ai rencontré les bordiguistes
quand j’ai travaillé comme docker à Marseille. Piccino en effet était un
militant bordiguiste qui, comme tous les militants bordiguistes parisiens que
j’ai rencontrés étaient des personnages totalement différents des
intellectuels. C’étaient d’authentiques ouvriers simples, avec beaucoup
d’humour, très chaleureux et sympathiques. Je me souviens du prestige qu’avait
Piccino sur Suzanne Voute et de l’admiration que j’avais à mon tour pour elle.
Le fait qu’une intellectuelle ait autant de respect pour un ouvrier qui parlait
mal le français, m’encourageai à le trouver sympathique, bien que j’étais assez
critique pour les gens de mon milieu que je trouvais inculte et primaire. Je
découvrais que l’on peut être primaire mais avoir du prestige si on adhère à
une idéologie révolutionnaire ; ce qui sans doute pouvais me faire espérer
qu’un jour je me distinguerai de ma classe sociale pour laquelle je n’avais pas
beaucoup de considération. Je rappelle que le sentiment révolutionnaire qui
m’animait était motivé essentiellement par le mépris et le dégoût des gens de
mon entourage qui bien qu’appartenant au peuple étaient passés d’un patriotisme
va-t-en-guerre à la soumission la plus servile devant l’occupant. Eté
révolutionnaire pour moi venait du mépris de mon milieu c'est-à-dire de ma
classe sociale. Les militants italiens eux ne s’étaient pas couchés et cela me
les rendait bien sympathiques.
« L’Internationaliste »
était lu par les militants qui le distribuaient qui en étaient aussi les
co-rédacteurs. Quant aux ouvriers à qui on le distribuait, ils ne devaient rien
y comprendre tellement cette littérature était pleine de sous-entendu aux
débats dans l’extrême-gauche et où les accusations de trahison fleurissaient
dans chaque article. On devenait traître, renégat, bourgeois pour un oui pour
un non. Comment imaginer que des salariés qui sortaient de la guerre étaient
plutôt soulagés et espéraient des jours meilleurs. Les perspectives qu’on leur
offrait : celle de faire la révolution ne les séduisait pas beaucoup. Ils
aspiraient à la paix. Les seuls qui nous prenaient au sérieux étaient les
militants communistes qui venaient nous chasser de la porte des usines où nous
distribuions nos journaux, mais il va sans dire qu’ils ne les lisaient pas
eux non plus. Nous ne recrutions pas de
nouveaux adeptes. Les groupes trotskystes ne faisaient que se piquer les
militants entre eux, le stock de militants d’extrême-gauche restait à peu près
stable.
Les
thèses de Rome me plaisaient par leur radicalité idéologique et manichéenne.
C’était simple, il y avait une idéologie bolchevique cohérente qui suffisait à
condamner toutes les autres. Nous sortions de la guerre et la nuance n’était
pas bien venue surtout dans un pays qui s’était couché devant Pétain et les
Nazis et qui était devenu subitement patriotique à outrance. Nous critiquions
les staliniens plus pour leur nuance auprès des autres partis
« bourgeois » que pour leurs crimes que nous connaissions
approximativement. J’avais 22 ans et étais pour l’action révolutionnaire. La
vie civile m’ennuyait tellement profondément que j’ai conservé l’espoir
révolutionnaire jusqu’en 1954. Mais pour moi une chose était sûre : la
évolution était une période instable que j’avais vécue pendant quelques
années : avoir peur, faire des coups, était passionnant. Je ne me suis
jamais imaginé dans l’après révolution car j’avais la conviction que mon éducation
me laisserait toujours dans le camp des dominés.
Ce
qui m’amène à rejoindre S ou B est avant tout la supériorité des analyses
qu’ils font par rapport à celles d’un bolchevisme primaire. Ils traitent de la
société moderne sans se rapporter au passé tandis que les bordiguistes
prétendent qu’il n’y a pas de modernité et d’évolution : tout est toujours
pareil sous le capitalisme. Je me souviens de l’article qui finit par me
convaincre de l’absurdité du bordiguisme. C’était, je crois, dans un bulletin
intérieur et l’auteur devait être Laugier. Le texte défendait l’idée que la
seule façon de comprendre le monde était de regarder ce qui était advenu dans
le passé (l’histoire lue par le matérialisme historique) et, comme le style
était fortement marqué par l’outrance méridionale napolitaine de Bordiga,
l’article insistait en écrivant qu’un bon marxiste devait avancer en regardant
toujours en arrière et se gaussait de ceux qui marchent l’horizon devant soi.
Ce
qui me poussait à rejoindre S ou B était la qualité de ses intellectuels. Au
fond c’était un groupe d’universitaire
et non plus de militants ce qui me permettait d’ouvrir mes connaissances
sur le monde. L’espérance révolutionnaire ne pouvant s’alimenter d’aucun indice
de pénétration de nos idées en France ou dans le monde, j’estimais qu’il
fallait comprendre pourquoi et agir avec les gens avec qui j’étais le plus
proche sur mon lieu de travail. Le syndicalisme plus tard m’a permis d’entre
dans les méandres des problèmes concrets du salariat. Les réunions de S ou B
faisaient office d’université.
Je
m’excuse de donner des éléments personnels dans les raisons pour lesquelles
j’adhérais au bordiguisme, mais il serait incorrect de penser qu’un jeune
ouvrier sans culture comme je l’étais, était capable de fournir des arguments
relevant d’arguments politiques et économiques très élaborés. Je faisais
confiance à des intellectuels comme Suzanne Voute puis plus tard à Castoriadis
dont l’emprise intellectuelle, leur érudition et leur rhétorique me
fascinaient. Mon ancrage dans le travail manuel et la condition ouvrière
m’avait aucune influence sur les idées révolutionnaires que je défendais. En
réalité en analysant avec plus de 50 ans de recul je ne vois aucun rapport
entre mon statut (appartenant à la classe des exploités) et les idées
politiques auxquelles j’adhérais. Ces dernières étaient façonnées par les
intellectuels qui maîtrisaient mieux que moi les connaissances en histoire et
en philosophie. C’est par eux que j’ai appris à penser. Le fait que j’ai pu
émerger dans le débat révolutionnaire venait simplement du fait que j’étais
avide de connaissance philosophique, que j’adorais écrire et que j’avais un
sens de l’observation critique que m’avait donné le marxisme. J’ai donc écrit.
J’estime
que mon rôle dans les débats
idéologiques a été mineur.
Mon
adhésion à S ou B n’était pas une régression mais un pas considérable dans ma
formation intellectuelle. A S ou B (Socialisme ou Barbarie) les leaders étaient
des intellectuels d’une autre facture et m’ouvraient des voies sur des éléments
de connaissance beaucoup plus vastes et me permettaient de rompre avec le
sectarisme des groupes révolutionnaires. J’étais avant tout un autodidacte et
pas un révolutionnaire, j’étais trop imperméable à la violence. Plus tard je me
suis rendu compte que mes seuls champs de compétence était ma capacité à
analyser ce qui se passait autour de moi dans l’univers de l’usine et que le
monde syndical était davantage à ma dimension car j’avais des interlocuteurs
avec qui je pouvais confronter mes analyses et avec qui nous pouvions débattre
en utilisant le même vocabulaire.
Voilà
en gros comment je peux répondre à vos questions en m’excusant de ne pas rester
sur le domaine idéologique et d’expliquer pourquoi je me trouvais incidemment
sur les différents parcours de ces groupes révolutionnaires. C’est aussi pour
que vous compreniez que je n’ai jamais été un acteur important dans les débats
de l’extrême gauche. Je me contentais de suivre les leaders en faisant bon
marché dans les différents groupes et en choisissant les opportunités pour
changer de maison quand les anciennes m’insupportaient.
Réponse
écrite aux questions de François Langlet in Tempus Fugit n°1, 1er
mai 2003.
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