« Le
plagiat est nécessaire, le progrès l'implique ». Lautréamont
« Althusser
à rien » Graffiti en mai 68
ELOGE CAUSTIQUE D'UN ENTREPRENEUR DE FILM PLUS DU TOUT "REDOUTABLE"
Jean-Luc
Godard n'a pas de chance dans un sens. Le biopic qui est consacré à
une partie de sa vie privée et publique est un foutage de gueule
plutôt réussi. Le réalisateur Michel Hazanavicius est un maître
du genre. On se souvient de ses superbes OSS117 avec Dujardin et The
Artist. Il confirme ses capacités de pasticheur utilisant des
acteurs au talent exceptionnel1.
Au
plan technique, il s'agit bien d'une réappropriation des inventions
de Godard, qui avait en commun avec Debord de se réapproprier les
films des autres ; avec cette différence que Debord n'a pas
produit grand chose comparé à l'oeuvre de Godard et a eu la
prétention d'avoir été plagié2.
Peu importe les querelles d'ego de ces deux personnages caractériels,
comme nombre de grands auteurs et cinéastes3.
Le spectateur peu branché sur la relation de la politique et de
l'art s'ennuiera au déroulé des aventures picrocholines d'un
Godard, marcheur parmi les marcheurs de 68 et criant comme eux les
plus stupides slogans, exhibé comme très antipathique, colérique
et toujours en décalage avec le public.
Or
l'intérêt du film réside justement dans cette coupure entre
l'oeuvre, en effet considérable et novatrice de Godard avant 68 –
comme nombre de créateurs, chanteurs ou peintres, il annonce le
bouleversement structurel de la domination sociale, d'un
chambardement surprenant et en décalé par rapport à la réelle
crise économique de 1975 – et un créateur qui perd son
inspiration au moment de l'événement jusqu'à devenir une sorte de
beauf manifestant, aussi naze que la plupart des manifestants. Je
rappelle ici pour l'avoir vécu que l'antifascisme était autrement
plus « vert » que de nos jours. La fin de la guerre
d'Algérie n'était pas loin et la période de décolonisation au
niveau mondial était loin d'être terminée. Chacun, chacune voyait
venir à tout bout de champ un fascisme aussi imaginaire
qu'aujourd'hui, alors que, comme il le dit lui-même, De Gaulle était
trop vieux pour devenir « fasciste ».
Peut-on
dire que Godard y perd son latin ? Si son latin était d'avoir
été un des meneurs de la « nouvelle vague », sans
conteste car il se laisse happer dans un marxisme-léninisme des plus
dogmatiques, le maoïste, qui reste le dernier avatar du stalinisme.
On a eu trop tendance à dire que mai 68 signait l'enterrement du
stalinisme. Ce n'est pas vrai, ce n'était que le début de son
agonie. Ce qui signifie qu'il avait encore pignon sur rue. D'une part
le terrorisme intellectuel des petits bourgeois estudiantins qui
régentaient universités et lycées coulait de sa source
stalinienne. La plupart avaient été éduqués et baladés par le
PCF et ses satellites. La révolte de la rue d'Ulm avait donc produit
ce bâtard de maoïsme et donné une nouvelle bonne conscience en
effet à de véritables progénitures de bourgeois, aussi
autoritaires que leurs paternels dans le gaullisme, mais sans cette
autorité politique fraternelle et consciente des rares héritiers de
la Gauche communiste et même du trotskisme d'avant-guerre.
Les
bordiguistes eurent profondément raison de dénoncer l'aspect
dominant petit bourgeois de l'événement. Le petit bourgeois
lorsqu'il se pavane sur la voie publique à une fâcheuse tendance à
être totalitaire. Mais il a toujours besoin d'un gourou lorsque les
choses ne tournent pas à son avantage. Déboussolé Godard se jette
dans les bras de Gorin, un stupide maoïste, comme Coluche se fiera
au crétin Goupil.
Cela
entraîne une autre réflexion. Comment de grands créateurs, qui
souvent ont été capables de devancer des bouleversements sociaux et
même des explosions de masse du prolétariat, sombrent-ils face à
l'événement qu'ils avaient peu ou prou (inconsciemment) contribué
à préparer ? Mais c'est justement parce que l'intellectuel
bourgeois, aussi brillant soit-il, a fonctionné à l'instinct qu'il
ne peut pas vraiment adhérer ni comprendre ce qu'il pressentait. On
pourrait prendre plusieurs exemples à l'étranger. Tolstoï en
Russie, qui a tant fait pour dénoncer la misère et l'injustice sous
le tsarisme, et qui était aimé littéralement par les bolcheviques,
conchie la révolution lorsqu'elle est là. Gorki aussi, etc.
L'intellectuel
bourgeois ne peut pas passer de son rêve à la réalité. C'est
pourquoi, plus imbibé de leurs études bourgeoises que d'une
connaissance du mode de vie de la conscience de classe et des
rapports de classes, nombre d'intellectuels brillants par ailleurs,
tombent dans le dogmatisme le plus plat. C'est cela que montre le
film, et pas simplement la mauvaise humeur de Godard ou sa méchanceté.
Ses interventions en AG sidèrent les présents, très bien vu. Le
réalisateur semble se contenter de nous faire rire avec des trucs
qui alternent entre le séquençage, comme les lunettes sans cesse
brisées du marcheur de manif Godard. Très bien vu, l'événement
est si bouleversant que l'intellectuel y perd souvent ses chères
lunettes et ne voit plus autour de lui que du flou. Son dogmatisme se
retrouve jusque dans la chambre à coucher, où malgré de belles
scènes du couple nu, tout est désérotisé. L'intellectuel décalé
n'a ni affect ni empathie pour l'autre, même si elle est jeune et belle (comme la vie). S'il se retrouve avec des
amis bourgeois dans un lieu paradisiaque, il ne se joint pas à leurs
baignades mais lit des navets de la collection fleuve noir, tout en
restant jaloux primaire en voyant sa jeune et jolie compagne se
rapprocher d'autres hommes. Elle n'est pas militante dogmatique ni
emballée par l'événement, mais elle veut vivre sa vie4. Cette vie libre qui était si présente dans les films antérieurs de son nouveau mari rassis.
La
tranche de vie que Hazana étale devant nous fait suite au bide du
film « La chinoise » que venait de sortir Godard en 1967.
Conseillé par son crétin gourou mao, Godard a réalisé un film
plat, sans originalité comme peuvent en réaliser tant de coréens
du nord de nos jours. Jean-Pierre Léaud et Anne Wiazemski sont
pourtant géniaux dans leur parodie de militants maoïstes dogmatiques
qui passent leur temps à réciter le livre rouge. Il reste mon film
comique préféré. Je le regarde les jours où je m'ennuie, il me
donne des crises de fou-rire. Le plus comique est que Godard ne s'est
pas aperçu qu'il avait fait un film comique (Hazana le montre
d'ailleurs effondré sur le sofa après avoir été boulé par
l'ambassade de Chine). C'est le sel de l'histoire, un monument
d'incongruité. Godard est allé proposer ce film aux bureaucrates
chinois de Paris en croyant que ceux-ci allaient le remercier comme
exaltation du régime pékinois. Que nenni : mon pied au cul !
Ils ont parfaitement compris que le film les ridiculisaient, comme
les chèvres des sectes maoistes françaises qui se mirent à huer
Godard, lui reprochant de les montrer tels des enfants de bourgeois
préparant la révolution dans de luxueux appartements.
Ainsi,
inconsciemment, Godard participait aux préliminaires des funérailles
du stalinisme et de son petit bâtard le gauchisme en général, mais
pour l'heure surtout l'équipée maoïste qui, on l'oublie, était
l'aspect le plus saillant à l'étranger de l'agitation en France, au
point que certaines thèses d'universitaires en Allemagne n'y virent,
outre la comédie féministe et les momeries estudiantines, ni le
trotskisme ni le maximalisme conseilliste5,
ni une réelle prise de conscience prolétarienne.
Godard
dérape dans le dogmatisme néo-stalinien parce que celui-ci reste
encore dominant à l'époque avec l'antifascisme (pas encore
supplanté par l'antiracisme) et comme prébende étatique en milieu
intellectuel rive gauche depuis la Libération. A revoir films ou mes
propres souvenirs, la plupart des discours politiques des enfants du
stalinisme reconvertis dans le gauchisme diversifié, le langage est
très terroriste, se veut culpabilisant à la manière du recrutement
stalinien des années 1950 et mêmes des 706.
A leur suite Godard s'imagine qu'en parlant au nom de la classe
ouvrière on peut par conséquent l'instrumentaliser. Le film montre
bien comment on se branlait à l'époque avec le terme « pouvoir »,
sans savoir vraiment ce qu'il était ou pire, en croyant qu'il était
ébranlé.
Par
petites touches le film rétablit la vérité d'époque même si
Hazana est trop jeune pour l'avoir vécu. Oui nous avions sifflé
Godard comme tous les mandarins et autres Aragon qui ramenaient leur
fraise. Nous avions senti que Godard flanchait. En 1967 au lycée
Buffon, le prof de français nous lança comme pitance lors d'un
heure de cours « Weekend » de Godard. Ce fût un
déchaînement contre la nouvelle facétie de Godard par la plupart
de nos congénères fils de bourgeois. Pourtant Weekend était plus
debordien que La chinoise, se moquant avec brio et culot de la société de
consumation7.
La
phase prochinoise du cinéaste s'ouvrit juste après 1968 non pour
accompagner le meilleur du mouvement, une restauration de l'idée de
révolution et un référencement à Octobre 17 en Russie, mais pour
chier une guimauve néo-stalinienne avec son gourou politique et le
futur nabab Marin Karmitz. Décadence que note Morgan Sportès dans
son admirable livre sur Pierre Overney qui nous fait mieux pénétrer
au cœur de la débilité maoïste que Bourseiller : « On
retrouvera ce même type de satire lourdingue, visant la complexité
du langage syndical et accusant les syndicats « d'être vendus
au patronat », dans les films militants de Jean-Luc Godard
(Tout va bien) et de Marin Karmitz (Coup pour coup) sortis tous deux
en 19728.
Godard
n'a jamais retrouvé la qualité et subversivité de ses films
antérieurs, même après avoir compris qu'il s'était fait rouler
dans la farine prochinoise. Il restera un monument du cinéma,
gentiment brocardé malgré son grand âge par un admirateur
talentueux.
NOTES
1J'ai
eu la chance l'an passé, à Denfert Rochereau, d'assister aux
scènes extérieures du film de manifs et de bagarres avec les CRS
(préparation de plusieurs jours, enlèvement de dizaines de
voitures modernes puis arrivée de deuches et tractions avant
destinées à être brûlées, scénographie gigantesque qui dure
moins de dix minutes au final du film). Bluffant. Toutes les
signalisations actuelles (panneaux et revêtements pour aveugles)
avaient été enlevées ou dessoudées par un staff technique
impressionnant comportant autant de femmes techniciennes que
d'hommes. Réglé comme du papier à musique, cette foule de
techniciens préparait avec application la reconversion des rues à
la façon des années 60, costumiers et vigiles réglant le ballet.
Dans une symbiose parfaite d'autant que, aux dires de ces
prolétaires de l'industrie du ciné, « le patron est un mec
bien »... pas un Clouzot ni un Godard.
2Il
avait déclaré que le plus con des cinéastes suisses ne disait pas
où il avait piqué sa radicalité.
3Ford,
Kubrik, Clouzot étaient des monstres en la matière, abaissant et
humiliant leurs acteurs au dernier degré. On oublie que tout
metteur en scène est un patron pire que le patron industriel ou
municipal puisqu'il trône dans la profession du paraître et de
l'ego surdimentionné, tous prêts à se laisser abaisser pourvu que
leur nom soit en haut de l'affiche. Ayant eu l'occasion de figurer
dans deux films pour TF1 et Arte, j'ai pu constater qu'un ouvrier
n'accepterait jamais qu'un contremaître de la façon dont les
cinéastes traitent leur « bétail » sans leur mettre
son poing dans la gueule. Mon ami et camarade Marc Chirik, pour
gagner son pain comme nombre de réfugiés venus de l'Est, a ainsi
été figirant dans les années 1930 aux studios de Boulogne
Billancourt.
4Le
roman d'Anne Wiasemski, sur un plan plus intime, moins moqueur, est
un beau souvenir qui correspond plus à ce que nous les autres
marcheurs de l'époque avons vécu.
5Une
ravissante créature blonde teutonne, aussi grande que moi, est
venue m'interviewer il y a quelques années porte d'Orléans pour sa
thèse sur mai 68 (à la différence de l'universitaire américaine
qui a repris la thèse de mon livre (Mai 68 et la question de la
révolution) dans son Mai 68 et ses vies ultérieures). J'eus toutes
les peines du monde pour lui expliquer que le maoïsme n'était que
l'aspect le plus farceur de mai 68, vraiment secondaire en milieu
ouvrier et dans les facs. Apparemment les July, BHL, Sollers et
tutti quanti, de par leur pouvoir médiatique ultérieur avaient
fait écran.
6
Les militants « du parti » venaient systématiquement
frapper aux portes des appartements ouvriers le dimanche pour
« conscientiser » en période électorale ; ce que
LO a poursuivi dans les 70. Lorsque j'habitais à Fontenay aux
Roses, on en vit défiler quelques-uns ; comme pour les Témoins
de Jéhovah, je ne tardais pas à les ficher à la porte. Aux
Témoins de Jéhovah je fichais la trouile en criant « je suis
communiste » ; aux staliniens je criais : « je
suis Témoin de Jéhovah ».
7Avec
feu Jean-Pierre Hébert nous l'avions ardemment défendu. Hébert
était un monstre de culture littéraire et marxiste qui fréquentait la bande
des anciens de S ou B puis de Pouvoir ouvrier. D'une plume assassine
et percutante je l'imaginais comme le futur successeur de notre
idole Jean-Patrick Manchette. Hélas c'est un trotskien qui reprit
le rôle, nommé Verdier à LO, pour des romans bcbg pas du tout
subversifs mais convenables pour le lectorat gauchiste.
8Cf.
« Ils ont tué Pierre Overney » de Morgan Sportès, ed
Pluriel 2008 (10 euros seulement). Génial bouquin de plus de 350
pages que vous devriez tous avoir lu, non seulement parce qu'il fait
soigneusement témoigner chaque camp, du flic au syndicaliste, du
mao à l'ouvrier, mais parce qu'il donne une appréciation assez
réaliste de comment cela se passait dans la vraie classe ouvrière
et comment les maos se comportaient en véritables apaches, dirigés
par des salauds comme le nommé Pierre Victor, qui en envoya tant au
casse-pipe. Il permet de comprendre que, véritablement, à leur
insu de leur plein gré, le pouvoir patron et syndicrates se sont
servis surtout des frasques maoïstes pour saboter la réelle lutte
de classe. Et quand la peur d'un nouveau mai 68 s'est éclipsée, il
y avait assez d'infiltrés parmi eux pour que le maoïsme soit
dégonflé comme baudruche bien avant les fins des 70.