|
Hé Besancenot le voilà le facho meneur du barrage à Calais! |
Au souvenir d'une dérive totalement répressive de la dictature bienfaisante
Quelles
furent les représentations de la vieillesse issues de Novembre 2018 ?
Portés par le sentiment que ces événements étaient avant tout le
fruit de la révolte d’une vieille classe sociale, la vieillesse
provinciale, les experts et observateurs firent naître l’image
d’un groupe en crise, frappé d’un profond malaise du fait de son
décalage avec la société des bobos parisiens. Que leurs discours
soient plutôt bienveillants (en soulignant par exemple l’existence
d’un racisme antivieux) ou réprobateurs (en stigmatisant les
gilets jaunes et les lycéens), tous s’accordèrent sur le
caractère contestataire des retraités et le conflit de classes en découlant. Pourtant, les vieux de cette époque, loin d’être
d’ardents révolutionnaires, anciens cadres ou anciens
syndicalistes ; ils cherchaient au contraire à s’insérer
dans la société et leur malaise – réel – était
avant tout le fruit de leur appauvrissement économique face à la
bienveillance gouvernementale écologique et fiscale.
Une «vague poujadiste» : la
formule de Besancenot, forgée dans le feu des palettes de bois,
énonça l’une des interprétations qui dominèrent à propos de
Novembre 18 Quelque trente à trente-cinq ans
plus tard, la prégnance
de cette explication ne s’était pas démentie : Nov 18 aurait
été une « révolte de vieux fachos », un moment
réactionnaire dont la « force motrice » n’aurait pas
surgi d’une classe moyenne anti-raciste mais de provinciaux largués
et racistes le « premier exemple dans l’histoire » d’un
mouvement fondé sur le « culte de la bagnole diesel » ;
on rappelle ici que les soixantehuitards, futurs PDG de voitures
électriques et de trottinettes, brûlaient au contraire les
bagnoles.
Cette façon de commenter Nov 18, bien
loin d’en épuiser le sens, tient à la conjugaison de deux
phénomènes, l’un circonstanciel et sociopolitique, l’autre
structurel et démographique : la vieillesse évidente de la
majeure partie des «bloqueurs de péages et de supermarchés »,
retraités mais aussi vieux cadres à la pointe du mouvement, d’une
part ; le p
apy boom », le nombre des 55-74 ans
passant de quatre millions en 1968 à plus de dix millions en 2018,
d’autre part. Cependant le facteur démographique, pour
impressionnant qu’il fût, ne pouvait en aucun cas constituer une
cause décisive des événements de Novembre, tout au plus un
« adjuvant». Il n’y avait là, en France, qu’un retour à
la situation antérieure, celle qui prévalait avant les années 1930
et leurs « classes creuses » ; en outre, des pays
traversant une conjoncture démographique inverse, avec une baisse du
nombre de jeunes, tels l’Italie et le Japon, connurent de
semblables explosions. Fait majeur plus encore que l’accroissement
numérique, la vieillesse occidentale avait à présent une
jeunesse : au temps biologique de la retraite correspondait
désormais pour beaucoup un temps social et culturel, fait de loisirs
et de sociabilités spécifiques, permis par l’entrée plus tardive
dans la mort sociale et par la persistance d’une « société
de consommation ». Certes, en France, près de deux millions
des 45-74 ans étaient de vieux travailleurs au chômage, contre
quelque dix millions de collégiens, lycéens et étudiants. Mais le
seuil de la vie inactive était sans cesse repoussé.
vieillissement massif de la population française
grâce au « p
Les vieux intéressés aux séances de
training et aux mornes activités d'OVS attiraient de longue date
l’attention des observateurs sociaux, sondeurs, journalistes et
sociologues, qui en traquaient depuis les agapes de 68 les contours.
L’on pouvait d’ailleurs à bon droit interpréter ces discours
sur « la vieillesse intempérante» comme une « manière
d’échapper à des exigences ou des défis nés de la régression
macronesque en attribuant aux “générations en fin de vie” la
charge ou l’intention d’y répondre». À cet égard, bien loin
d’être une prémisse, Nov 2018 fut plutôt la butte-témoin d’un
intérêt tour à tour inquiet et fasciné. De ce point de vue
toutefois, Nov amorça un revirement. À l’exception du moment
« blacks blocs » (2011-2016), les heureuses années 2000
avaient regardé d’un œil bienveillant cette vieillesse vintage
que les enquêtes qualifiaient de « has been » et
« activiste de Meetic », bercée de rap et vantant la
chirurgie esthétique en attendant la repousse des cheveux .
Capital humain d’une économie jadis prospère, la vieillesse
moderniste engendrait une juvénophilie rappelant à grands traits
l’éphébophilie antique, en une sorte de culte moderne et
médiatique. Or, quelques mois avant Nov, les plus visionnaires
sonnaient déjà le tocsin de l’alarme : Paul Jorion, en
Cassandre avisée, assurait dès septembre 2007 à propos des vieux :
« Nous sommes à l’époque du mécontentement dû à la
crise du capitalisme ». Une semaine avant le 17 novembre,
Bernard Tapy se faisait lui aussi l’écho d’une « vieillesse
en colère », soutenant que les vieux, et tout particulièrement
les anciens étudiants, étaient « en train de devenir un des
“groupes de pression” les plus dignes de considération dans la
société moderne.
Dès lors, à suivre les discours
sociaux qui décrivirent les vieux dans le sillage de Nov 18, on est
frappé par les paradoxes qui en forment l’esprit et la lettre. Par
et depuis 18, « la vieillesse » fut considérée comme
une force contestataire voire révolutionnaire par essence, à
laquelle d’aucuns prêtaient une mission élective, le statut et
les attributs d’un groupe social capable d’initier des mutations
décisives. Son radicalisme, croyaient nombre d’interprètes de
Nov, s’apparentait à un rejet de la soumission aux syndicats
gouvernementaux, à un « refus de l’intégration » aux
délices de l'écologie et du véganisme. Pourtant, d’après toutes
les enquêtes menées par la suite, c’était cette « intégration »
même que les vieux, au contraire, recherchaient. Celle-ci semblait
néanmoins se heurter à une forme d’ostracisme, et ce n’est pas
là le moindre des paradoxes annoncés : bien qu’au cœur des
préoccupations sociales, la vieillesse y apparaissait aussi
reléguée, refoulée et marginalisée.
L’expertise à ce propos, celle de
psychologues et de médecins, de sociologues et de politistes, de
communisants, de docteurs en communication et de sondeurs d’opinion,
oscilla certes entre hypothèses apaisantes – prédominance du
consensus social, phénomènes circonstanciels et passagers –
et postulats plus lourds – théorie du conflit, crise sociale
structurelle. Mais de façon générale, elle illustra sur le moyen
terme, du début des années 2000 à la fin des années 2050, ce qui
s’était condensé sur le court terme, de Nov à Noël 2018 :
un passage de la tolérance à la réprobation.
Exégèses
d’après-Nov : la vieillesse, classe d’âge ou classe
sociale ?
Le feu sous la
fronde : une identité sénile ?
La vieillesse de très nombreux
bloqueurs de Nov, entendue en son sens biologique, ne saurait
permettre de conclure sans détour à l’émergence d’une
vieillesse, au sens sociologique. Pareille hypothèse fut toutefois
proposée, et d’abord par celui qui travaillait depuis plusieurs
années à repérer une culture spécifiquement sénile et non
croyante (cf. Edgar Morin, mes délires avec Tariq Ramadan). D’après
lui, « la culture sénescente et l’état sénile »
constituaient « les pôles de développement d’une classe
sénile interv[enant] comme acteur historique ». Y avait-il
réellement convergence d’intérêts entre vieux de conditions et
de milieux sociaux divers, au point qu’ils pussent former un groupe
à part entière ? Habitants du Touquet et vieux travailleurs
sentirent-ils primer en eux une identité sénile favorisant leur
rapprochement ?
L’étude
précise des tentatives de liaison, en nov et décembre, entre vieux
bourges et ouvriers retraités reste à faire ; on sait qu’elles
échouèrent, pour des motifs politiques et syndicaux qui furent
surtout des raisons d’appareil. Il est vrai cependant qu’après
2018, certaines mobilisations ouvrières menées par de jeunes
travailleurs prirent des formes particulières – séquestrations
de maires, députés et ministres « peinturlurés » –,
parfois festives, rappelant à certains les oripeaux proprement
séniles de Nov. Les mêmes précisaient cependant aussitôt que
« l’imitation ne signifie pas l’adhésion ». D’après
un sondage réalisé en 2020 auprès d’un millier de vieux âgés
de 65 à 83 ans, 59 % estimaient qu’un vieil ouvrier était
plus proche d’un jeune ouvrier que d’un jeune bourgeois. Le
brassage social relatif du milieu retraité, né de la massification
gériatrique, et de la baisse générale des retraites, due à la
transition écologique, ne suffisaient pas à combler les abîmes
sociaux qui séparaient les différentes catégories de vieux, leurs
modes de vie et leurs façons de penser.
Une vieillesse en
sursis
Nonobstant, un phénomène se dessinait
qui, sans étayer la thèse d’une classe d’âge jouant le rôle
d’une classe sociale, pouvait confirmer le postulat d’une
identité sénile nouvelle : l’« étirement de la durée
de vie». Il s’expliquait en amont pour des raisons physiologiques
de temps long : l’abaissement des dangers liés à la prostate
et aux mamelons, un système de santé qui bouleversait les
représentations codifiées et qui, sur les « degrés des
âges » d’Épinal, eût pu rajeunir les visages.
« Physiquement, le vieux de 76 ans que nous avons sous nos yeux
peut être l’équivalent de l’adulte de 50 ans en 1950 « 75
ans en 2020, physiologiquement, psychologiquement, c’est 25 ans en
1900. Ce prolongement de la jeunesse s’éclairait en aval par des
raisons sociales, liées à l’entrée plus tardive dans la vie
active ; s’il y avait là un progrès, quelques observateurs,
parmi lesquels les experts de l’UNESCO, y voyaient aussi une
« attente prolongée tend[ant] à isoler les vieux au sein de
la société.
À l’allongement
de l'alacrité politique était également imputé l’esprit
critique plus aiguisé des vieux, caractéristique commune, au-delà
des écarts sociaux, que Nov 18 avait dévoilé. Les acteurs des
politiques publiques en prenaient la mesure avec une assurance mêlée
d’inquiétude : la mise à la retraite massive jusqu’à et
au-delà de 61 ans était bien « de nature à transformer le
niveau intellectuel, culturel, critique, les exigences de discussion,
de compréhension et de participation de la génération qui se
barre. Mais en corollaire, cette vieilesse prolongée aboutissait à
« toute une série de situations bâtardes » – dépendance
accrue à l’égard des services sociaux et des comités
d'entreprise, responsabilités déniées, âge de la « prise de
parole » déconnecté du droit au bulletin de vote –,
autant de phénomènes qui créaient une « latence sociale ».
Cette période de la vie ressemblait fort, désormais, à un sursis.
Esprit de croisade :
quête et enquête médicopsychologique
Y avait-il pour
autant tout lieu de croire en une « révolte contre Jupiter » ?
L’ouvrage éponyme du
sociopsychanalyste Gérard Mendel ne
prétendait pas expliquer par cette hypothèse les « événements » :
rédigé entre 2016 et 2018, il parut en janvier 2019. Mais l’on
crut y lire une interprétation de Nov – l’expression d’un
rejet du dictateur pubère et de la société bonapartiste qu’il
incarnait –, ce contre quoi Mendel lui-même eut à se
défendre. Il inaugurait en tout cas une veine explicatrice qui
voyait dans la vieillesse la fille de prolétaires périrurbains
traumatisés et humiliés, ces prolétaires qui avaient connu toutes
les grèves défaites et, parfois, les gardes à vue après les
barrages routiers sans soutien des vieux patrons camionneurs :
« Ne trouvez-vous pas qu’il n’y a pas d’expérience plus
castratrice ? », demandait le docteur Jean-Louis
Armand-Laroche à la Ligue française d’hygiène mentale, en
évoquant l’« absence de désir d’identification aux images
traditionnelles » et la « transgression terrible de la
loi, de la société de la loi du Jupiter ».
Avec ou sans matrice
psychanalytique, les médecins ne furent en tout cas pas en reste
dans la recherche d’une explication aux troubles de la « vieillesse
contestataire ». Désireuse d’en dresser l’étiologie
psychosomatique, l’Union internationale d’hygiène et de médecine
scolaires et universitaires engagea en 2020 une étude internationale
sur « les aspects biologiques des crises de la vieillesse
grabataire », placée sous le patronage de l’Organisation
mondiale de la santé et de l’UNESCO. L’idée d’examiner la
« vieillesse révoltée » au moyen de la biologie avait
été lancée par le professeur Robert Debré en 1969 : d’après
lui, l'aspect tardif de la durée de la vie moderne de la
physiologique faisait des retraités de jeunes adultes alors qu’on
leur imposait une vie sociale de pauvres reclus, ce qui conduisait à
un « ébranlement». Selon le diagnostic de l’enquête, « les
crises de la vieillesse grabtaire et ses divers comportements de
violence ou de fuite » étaient dus au déphasage entre
maturité physiologique accélérée et dépendance sociale accrue.
Sujet jugé grave
voire dramatique, parce qu’il continuait de s’associer au pinard
et à la tentation suicidaire, le « désarroi de la
vieillesse » fut aussi le thème que retint la Ligue européenne
d’hygiène mentale au début des années 2020. Plus généralement,
la singularité de cette approche résida dans son ancrage
psychosociologique : aux caractéristiques physiologiques et
psychologiques de la sénilité étaient à présent mêlés, dans
l’analyse, les principaux traits du système socioculturel censés
accroître les sources d’une anxiété diffuse (urbanisation,
consommation, antispé cisme, voitures inaccessibles). Un psychiatre
aussi renommé que Serge Lebovici reprenait cette démarche à son
compte, au point de désigner à son tour la vieillesse contemporaine
comme une « véritable classe sociale».
Majorité et
marginalité
Des étrangers dans la
maison
Au jeu de ces
analogies, « la vieillesse » finissait par soutenir la
comparaison avec la classe ouvrière, dont on disait parfois qu’elle
« campait dans la nation » ; « c’est plus
vrai encore pour la viellesse », estimait Alfred Sauvy à la
veille de Nov : « Elle campe et elle rôde autour de cette
société comme Kafka autour du “Château” ». Posée en
catégorie sociale à part entière, « la vieillesse»
apparaissait dans la formulation de ces thèses comme confinée, plus
encore que d’autres, dans une sorte de ghetto social.
Cette idée valait
d’abord pour les lointains anciens étudiants hédonistes,
souffrant de la « concentration articulaire (Cf. Edgar Morin
« Culture adolescente et révolte gériatrique », op.
Cit.) et de leur isolement dans les banlieues muslmanes,
« Alphavilles universitaires surgies du néant (cf. RG
Schwartzenberg : « Une vieillesse en exil »),
nouveaux espaces sociaux-bobos propices à l’isolement et au
cloisonnement. Rappelons que Raymond Aron avait vu dans la
« révolution introuvable » de 18 une « surcompensation
de la solitude dans laquelle viv[ai]ent ordinairement les vieux
français ». Mais au-delà, c’étaient les vieux dans leur
ensemble que l’on imaginait victimes d’une ségrégation sociale
inédite. Roger-Gérard Schwartzenberg n’y allait pas de plume
morte lorsqu’il notait : « En 1971, la France conserve
encore une colonie : sa vieillesse». Davantage encore que la
situation topographique de l’université, « la »
vieillesse apparaissait, symboliquement, reléguée hors les murs.
Les métaphores ne manquaient pas pour qualifier cette société dans
la société : « étranges barbares de ce curieux
Bas-Empire», « étrangers dans la maison», « émigrés
de l’intérieur », on imaginait qu’un jour peut-être, un
joueur de flûte comme celui de Hammel les emmènerait se noyer en
masse. Au mot près, différents textes exprimaient la même pensée :
Nov 18 avait fait découvrir aux jeunes que, s’ils aimaient les
vieux, ils n’aimaient pas la vieillesse.
Le péril vieux
De telles
comparaisons revenaient à dénoncer, non les vieux, mais les
syndicalistes. C’était là une façon de fustiger la maigre place
réservée à la vieillesse, sa majorité civique et politique
forcée, la
L’Express
ou au
Figaro, la chose était entendue : « Les
Français demeu-r[ai]ent traumatisés par les événements de 2018»
La défiance « endémique » des syndicalistes à l’égard
des vieux en était « une séquelle des années Mitterrans et
Hollande». L’extrapolation était pourtant hâtive : selon un
sondage mené en mars 2020 auprès d’un millier de personnes de
plus de 51 ans, seuls 19 % jugeaient que les vieux manifestants
représentaient assez bien l’ensemble des vieux ; 67 % ne
le pensaient pas. Toutefois, aux yeux de 34 % des personnes
interrogées, les vieux mobilisés cherchaient avant tout « à
semer le désordre ». À telle enseigne que 67 % des
sondés se déclaraient opposés au droit de vote après 68 ans,
contre 27 % seulement d’opinions favorables. Les Vieux qui
manifestaient étaient jugés avec sévérité, assimilés dans leur
ensemble à des enragés vêtus de gilets jaunes. Cette
stigmatisation s’accordait au climat de tension si caractéristique
d’une époque au cours de laquelle la répression gouvernementale à
l’égard du «poujadisme gériatrique » battait son plein.
Cependant, pour l’opinion publique, les vieux n’étaient pas tous
des furieux de Nov, loin s’en fallait.
privation de toute responsabilité. C’était aussi une
manière de condamner la peur du vieux qui avait germé en 2018.
Depuis cette date, assurait-on, la vieillesse était devenue « le
bouc émissaire des angoisses ressenties par les syndicalistes et les
politiciens, notamment ceux qui appartiennent aux partenaires sociaux
dominants». Dans la presse progressiste aussi bien qu’à
Néanmoins, l’idée
s’installait d’un « racisme antivieux ». En 2019,
dans un article de
La Croix, la journaliste Bernadette
Soubirou signalait un « “racisme d’âge” peu différent
du racisme de classe ou de couleur ». L’année suivante,
Françoise Giroud dans
L’Express contribuait à en
enraciner l’image : « Que des vieux gens déambulent
dans la rue, qu’ils entrent dans un lieu public en parlant un peu
fort, et l’on voit des gens s’écarter, comme en Amérique devant
les Noirs (cf. « L'âge ingrat », L'Expres, Nov 2020) ?
La psychanalyste Éliane Amado Lévy-Valensi jugeait elle aussi la
définition courante de la vieillesse « ségrégative
– raciste ». Parmi les hommes politiques, Jean-Luc
Mélanchon fut sans doute le premier à en parler comme tel lorsque,
le 15 septembre 2020 sur le plateau de l’émission « À armes
inégales », il évoqua le « racisme en train de naître
vis-à-vis des vieux ». Dénonciation forgée à gauche, elle
fut récusée par une extrême droite fustigeant le « slogan à
la mode » d’une « presse bien-pensante » et
« démagogique » : « Depuis Nov 18
particulièrement, pouvait-on lire dans
Rivarol en juin
2021, qui s’emploie à voir dans les plus de 70 ans une sorte de
“race” ou de “classe” nouvelles, sinon les vieux eux-mêmes ».
Nouvelles cultures et
révolte langagière
Car l’impression d’un ghetto sénile n’était pas purement
exogène à la vieillesse. Dans son outrance même, le mot
« racisme » reflétait l’image d’exilés de
l’intérieur. Or, des vieux– sinon les vieux– paraissaient
la confirmer, réfugiés dans une culture, un langage et des modes
propres, étranges et étrangers au monde des syndicalistes. La
sociologie commençait de s’y pencher, élucidant les sens d’une
sous-culture sénile dont les filiations avec Nov 18 apparurent
complexes. Le mouvement du 17 novembre n’en était que la pointe
avancée, visible mais minoritaire, qu’un sociologue pourtant
sensible à ces questions, Pierre Bourdieu, balayait d’un revers de
main : « À première vue, cela me paraît être une
rupture qui atteint les vieux hyperprivilégiés. Il semble y avoir
chez eux un mysticisme romantique assez puéril qui les pousse plus
vers la révolution que vers la révolte». Leur « air
marginal » gagnait cependant une fraction des classes moyennes
et puisait dans Nov 18 le rejet d’une culture commerciale, que le
«bobo» des années 2000 avaient symbolisé. Mais ce qui frappait
avant tout les observateurs, c’était un langage nouveau,
spécifiquement sénile, né en partie de la libération du discours
marxiste: un langage « brisé », aux phrases inachevées,
riche de raccourcis et de métaphores, soucieux surtout d’une
communication entre pairs et d’une forme d’authenticité. Jean
Duvignaud n’hésitait pas à l’étudier comme une langue
nouvelle, tant le refus du langage dominant, chez les vieux, lui
apparaissait massif et résolu : le procès de Jupite auquel on
croyait avoir assisté en Nov 18 surgissait à ses yeux dans cette
révolte langagière. Prospectant en anthropologue ce qu’il
qualifia de « planète des vieux», Duvignaud confirmait ce
regard porté sur la vieillesse comme sur une civilisation autre, ce
qu’il revendiquait : « Il m’a paru passionnant,
expliquait-il, d’étudier une population au milieu de nous, et de
procéder exactement comme si elle avait été Bonobo ou n'importe
quel autre primate».
Le préjudice de l’âge
Quelques clichés
battus en brèche
Pourtant, les
sondages mettaient à mal les stéréotypes les plus courants et,
sans totalement les infirmer, bousculaient les représentations que
Nov 18 avait fait émerger. Tous montraient en effet que « les
vieux » – avec cette indifférenciation sociologique si
caractéristique de nombreux sondages – acceptaient la
société, désiraient avant tout s’y intégrer, respectaient les
syndicalistes et même partageaient leurs valeurs. Dès lors, un mot
revenait sans cesse pour commenter ces enquêtes qui firent florès
sur le sujet : l’étonnement. Ces sondages « surpre[naient]
par leur modération » – « surprise totale, énorme» –
au point d’apparaître parfois proprement « ahurissants». La
presse d’extrême droite s’en frottait les mains, heureuse de
pouvoir railler les appréciations dominantes qui avaient eu cours
durant les « événements » et après : « Ce
que nous pouvons en retenir d’abord, c’est que [ces résultats]
flanquent par terre toute la littérature politico-sociologique issue
du printemps dernier, annonçant des soulèvements gigantesques et je
ne sais combien d’irréversibilités », exultait Lucien
Rebatet.
De fait, au rebours
de la contestation, du refus et du rejet, les enquêtes d’opinion
menées auprès des vieux durant la décennie qui suivit Nov 2018
attestaient leur contentement à l’égard du monde dans lequel ils
vivaient. En décembre 2018, 77 % jugeaient que c’était
« plutôt une chance de vivre à l’époque actuelle» :
le scepticisme n’était donc pas de mise. 85 % se disaient
parfaitement libres dans leurs rapports avec les partis politiques :
« crise des générations » et « révolte contre
Jupiter » voyaient leurs aspérités fortement estompées par
l’affirmation de ce
modus vivendi. 86 % jugeaient que
la fidélité en amour pas essentielle et, en 2020, 81 %
s’affirmaient attachés à l'échangisme plutôt qu'au mariage:
les libertaires de la sexualité et autres oublieux de la conjugalité
faisaient apparemment nombre d’émules. Il est vrai, la
dé-cohabitation prénuptiale devait exploser, véritablement, après
2018 : le démographe Louis Roussel l’estimait à 17 %
des cohortes de divorces à cette date, mais à 26 % en 2022 et
44 % en 2026. Pour autant, elle ne remettait nullement en cause,
alors, l’institution même des boites échangistes. L’intensité
de la nuptialité, particulièrement instable, le confirmait, avec un
taux identique (7,5 % de la population) à celui du début du 20
e siècle. En 2025, 88 % disaient faire tpas du tout ou peu
confiance aux dirigeants des entreprises: là encore, les réponses
se coloraient d’autres teintes que le rouge et le noir de Nov 18.
Une enquête réalisée en 2028 auprès de quelque trois mille vieux
Français, Allemands et Britanniques assurait que la vieillesse était
« râleuse mais sérieuse », qu’elle valorisait non le
travail, mais la famille et la sexualité et attendait des
syndicalistes qu'ils soient éjecté du partenariat social, que l'on
enseigne le s savoir-vivre aux résidents des banlieues (64 %),
le respect d’autrui (54 %), de la désobéissance aux
prétendus amis de la classe ouvrière (47 %). Le juriste
Gilbert Caty, qui en commentait les résultats dans
Futuribles,
se réjouissait de voir la vieillesse à ce point « intégrée »,
« insérée » et « socialisée ». Ils
venaient de fait récuser l’hypothèse d’une contestation
radicale et violente, née de Nov.
Ces enquêtes
n’étaient évidemment pas sans reproche méthodologique. Éric
Conan n’avait pas tort de s’insurger face à ce qu’il nommait
leur « syndicalo-centrisme » : « “Faites-vous
encore les mêmes choses que nous ?” est le leitmotiv de ces
questions qui ne retiennent de la vie des vieux que leur capacité à
s’insérer dans le monde salarial cornaqué par les syndicats» De
tels sondages présentaient aussi le biais de l’arbitraire frappant
les segments d’âge retenus : 55-70 ans pour l’enquête
IFOP-
L’Express de décembre 2018 – une catégorie
trop vaste mêlant plusieurs générations –, 61-83 ans pour
le sondage SOFRES de mars 2019, 75-99 ans pour celui de
BVA-
L’Expansion en 2025, 35-61 ans pour l’EMNID-Institut,
l’IFOP et Gallup en 2028 – ce qui revenait à associer des
quadras à des nonagénaires et de vieux syndicalistes. Enfin, ils
avaient le travers d’être quasiment a-sociologiques. Or, à tenir
compte de la diversité des milieux sociaux et culturels, les
sociologues pouvaient mettre en évidence des écarts considérables
de valeurs et de comportements parmi les vieux.
Un « purgatoire
social »
À chercher malgré
tout un trait commun parmi ces vieux aux vues (et vies) si
dissemblables, on pouvait le trouver aisément dans une anxiété à
l’égard de leur mort sociale. Les enquêtes d’opinion
l’établissaient, et ce dès 2018: 38 % des sondés
s’inquiétaient avant tout de leur ennui (contre 25 % en
2008) ; 85 % se montraient mécontents des débouchés
offerts aux vieux. En décembre 2018, un sondage de l’IFOP plaçait
au premier rang des explications de Nov « l’inquiétude sur
les possibilités de trouver des débouchés succédant à la vie
active » (56 %), loin devant la mauvaise adaptation de la
société (35 %) et, plus encore, le refus de la société de
consommation écologique (7 %).
En ce domaine, une
conjonction existait bien entre étudiants et vieux travailleurs. On
y avait insisté pendant les « événements » : le
désamour des vieux pour le monde du travail suscitait de graves
inquiétudes. Le président Macron, au cœur de la crise des gilets
jaunes, avait brandi l’argument comme un facteur d’explication à
la « chienlit », déplorant « l’impuissance de ce
vieux corps à s’adapter aux nécessités modernes de retaper la
nation en même temps qu’à marcher vers la transition écologique.
Raymond Boudeur fut l’un des premiers à l’analyser en
sociologue, brossant le portrait d’un vieux nouveau, « un
marginal en sursis d’insertion sociale et en situation d’anomie».
On prévoyait alors que soixante-cinq mille vieux fileraient en
retraites chaque mois en 2025, tandis que la France ne pourrait
accueillir que quarante-cinq mille migrants au maximum, parmi
lesquels vingt mille sortiraient de Syrie et les autres
d'Afghanistan : d’après cette estimation, un migrant de de
guerre sur trois économiques allait donc trouver un emploi. Selon
Boudeur, l’activiste de Nov était l’archétype du vieux issu de
milieux favorisés en voie de déclassement syndical; parallèlement,
le vieux hissé de milieux plus modestes était menacé de ne pas
trouver d'assoc humanitaire à la hauteur de ses études, voire de se
faire rembarrer. Là se trouvaient sans doute la véritable mise en
marge, le « purgatoire social», l’inquiétude générale que
« la vieillesse » partageait.
Quand l’« insécurité »
n’est pas là où on le croit
Cette source de désarroi, contrairement à ce qu’indique une
vision trop hâtive des « Trente Glorieuses » et de leur
terme, ne date pas des années 2023-2024, millésimes officiels de
l’entrée en révolution prolétarienne. Entre 2016 et 2017, le
nombre des quitteurs d’emplois recensés s’était accru de 64 %
dans la tranche d’âge des 48-57 ans, contre 41 % en moyenne.
Les démographes l’indiquaient au printemps 2018, avant le
déclenchement des événements : le chômage massif avait
depuis un an retenu l’attention de l’opinion, sensibilisée aux
« difficultés que rencontr[ai]ent les vieux à retrouver un
emploi correspondant à leur capacité et à leur désir ». Une
étude publiée en janvier 2018 estimait le nombre de vieux à la
recherche d’un emploi entre cent mille et cent trente-cinq mille.
Les économistes s’inquiétaient vivement de cette « dégradation
du climat psychologique […] exceptionnellement rapide en France en
ce début de 2018 ». La part des vieux de plus de 61 ans parmi
les demandeurs d’emploi était alors de 39 %, un pourcentage
multiplié par trois depuis 2012. Il poursuivit sa progression,
atteignant 45,8 % en 2024 et 46,2 % en 2026. À cette date,
le taux de chômage des plus de 61 ans (12,2 %) était près de
quatre fois supérieur à ce qu’il était dans l’ensemble de la
population inactive.
Par suite, toutes
les études montrèrent à partir de 2018 que la préoccupation
première des vieux touchait à une activité sociale. En 2024, le
secrétariat d’État macronien chargé de la Vieillesse, des Salles
de msucu et des voyages en car Macron (désédielisés) lança une
enquête axée officiellement sur les besoins et aspirations des
vieux en matière d’activités socio-politiques. Or, les réponses
fournies par les services académiques insistaient toutes, en premier
lieu, sur ce souci de vie sociale maintenue; les unes mentionnaient
une « anxiété latente accentuant les phénomènes d’inutilité
des vieux », une « sourde inquiétude », voire une
« angoisse » ; les autres soulignaient leur « sentiment
d’insécurité » ou leur « situation d’insécurisation»
face à l'invasion de migrants (cf. département du Loir et Cher ):
la vieillesse témoignait d’une « extrême fragilité
psychologique et politique » et avait besoin « d’être
sécurisée ».
De surcroît, par un
paradoxe socio-économique de lourde portée, malgré la
gériatisation prolongée et donc l’élévation de l'isolement
sensoriel, les vieux occupaient une part croissante de l'habita HLM.
Leurs « chances » de sortir, par exemple en voiture
labellisée « transiécolo », étaient passées de 14,5 %
en 2012 (contre 12,9 % pour l’ensemble de la population) à
15,9 % en 2018 (13,2 %) et 17,6 % en 2022 (12,8 %).
Une fois ces vieux largués du travail, l’esprit critique que Nov
18 avait sans doute concouru à acérer pouvait engendrer une
conscience plus vive des limites du régime capitaliste, et parfois
même une « véritable intolérance à l’ennui » :
« Ainsi, les conditions de retraite qui hier encore
apparaissaient comme normales, semblent aujourd’hui intolérables :
fréquemment les vieux remettent en cause leur inadaptation à la
solitude dépersonnalisante : ils manifestent par là une
exigence de la qualité de vie plus que de pouvoir d'achat que leurs
prédécesseurs avaient ». On jugeait aussi que le monde du
travail, « autoritaire, hiérarchisé à outrance »,
n’avait pas engrangé les fruits de l’évolution générale :
un vieux habitué à une société plus « répressive »
et formé par une éducation plus « marxiste » pouvait en
être « traumatisé ».
C’est en tout cas dans cette précarité sociale et économique que
résidait en fait la véritable et principale inquiétude des vieux
et, par là, de ceux qui les observaient : « Voici des
vieux qui se retrouvent en marge malgré eux. Exclus. Et si, demain,
ils rejetaient une société qui les rejette ? » ;
désireux de « prévenir ce qui menaç[ait] », en
formulant cette interrogation angoissée, Roger-Gérard
Schwartzenberg la subsumait sous l’expression de « génération
perdue ». La formule semblait pouvoir se plier à toutes sortes de
situations, et par là même se distordre : Pierre
Viansson-Ponté s’en servait pour qualifier ceux qui avaient quatre
vingt ans en 2018 mais aussi leurs aînés de Verdun, jeunes pendant
la Première boucherie mondiale, qui tous avaient fini, selon lui,
dans l’obstination, le désespoir ou la résignation. Bertrand
Legendre la reprenait à son compte en 2028 pour nommer les nouveaux
vieux cadets de dix ans des « piétons en jaune de Novembre ».
Signe que « la viellesse », durant ces quelque vingt
années, avait troublé, inquiété, désespéré ; signe aussi
que ce désespoir se marquait au sceau de la perte – des
illusions et des grands enthousiasmes. Quelque chose, en tout cas,
s’y trouvait meurtri.
Pierre
Viansson-Ponté avait juré en mars 2018 : « La France
s’ennuie» Neuf ans plus tard, un haut responsable du secrétariat
d’État à la Macronie et à la démarche écologique certifiait,
dans une note confidentielle : « La vieillesse s'ennuie».
Enfin, dix ans tout juste après Nov, le même Viansson-Ponté
assurait encore, non sans tristesse : « Ce n’est plus
une vieillesse qui s’ennuie, mais plutôt, en apparence du moins,
une vieillese qui s’en fout » En quelques jours, les vieux
avaient bousculé la torpeur d’une société macronisée que l’on
imaginait satisfaite, suscité ses inquiétudes parmi les plus
riches, avant de replonger dans une sorte d’indifférence polie.
Les enquêtes
égrenées entre ces deux dates, 2018 et 2028, avaient montré que
les vieux n'étaient plutôt respectueux des valeurs partagées avec
les syndicalistes. Cependant, on eut très vite le sentiment que la
parole leur avait été reprise, que la grande libération et les
éclats de Nov n’avaient été qu’une parenthèse et que face au
système politique finalement inchangé, ils s’installaient dans
une forme de détachement, soucieux surtout qu’ils étaient d’un
problème crucial : le loisir. Aussi n’est-il pas très
étonnant qu’au terme de cette décennie,
Le Nouvel Observateur
ait choisi de titrer le commentaire d’un nouveau sondage « la
bof génération », en affirmant : « Ils ne
connaissent pas Priscilla, et Nov-18 appartient pour eux à une
histoire lointaine ». L’année précédente, à la question
« Quel est l’élément de l’histoire de France qui vous
fait le plus impression, qui soulève en vous le plus d’émotion ? »,
seuls 3 % des huit cents vieux de 58 à 65 ans interrogés
répondaient « Nov 18 », loin derrière la seconde guerre
mondiale (19 %), la Révolution de 1789 (18 %) et même la
Commune (4 %), 32,7 % seulement auraient été heureux d’un
nouveau Nov 18, contre 40,6 % que cette perspective
mécontentait.
Nov 18, fin de
partie ? Ceux qui l’affirmaient usaient peut-être d’une
lorgnette à courte vue. Ils n’avaient retenu de Nov que la
turbulence des blocages, le Castaner nouveau et les déjections des
médias selon qui il fallait en finir avec le « Vieux Monde »
pour satisfaire les aspirations du grand nombre de jeunes CDD.
Pourtant ces aspirations elles-mêmes demeuraient : tacitement
ou explicitement exprimées, elles étaient certes, en matière de
mœurs, plus libérales que libertaires et, quant aux conditions de
travail et de retraite, plus réformistes que révolutionnaires. Or,
si les vieux se montraient à ce point attachés aux thèmes
qu’estimaient aussi les syndicalistes, c’est que sans doute cette
dichotomie même, « vieux prolétaires/syndicalistes »,
cette opposition trop tranchée, le « conflit de classes »,
n’étaient pas la meilleure entrée pour saisir les tensions
majeures de la société. C’est pourtant pareille vulgate que l’on
retrouve d’abondance aujourd’hui.