Par Paul Lafargue
La fin du XIXème siècle est sans âme, pèse encore le
désarroi de l'échec sanglant de la Commune de Paris. En littérature
et en peinture vont poindre le naturalisme et l'impressionnisme,
créations plus attachées à la forme qu'au contenu, un désarroi
qui sera encore plus marqué avec l'apparition de l'expressionnisme,
par Munch et son « cri », comme une prescience du chaos
de 14 après la fin de dieu. L'ancien ministre des Affaires
étrangères, Douste-Blazy raconte un échange avec le président
iranien Ahmadinejad lors de l'émission « Quai d'Orsay » :
« Il me demande qu'est-ce qu'il y a après Dieu ?
Décontenancé je ne sais quoi lui répondre et je lui retourne la
question. Il me répond : après Dieu il y a le chaos ».
Ce n'est pas faux, mais maintenant il y a vraiment le chaos et non
seulement plus de dieu (sauf pour ceux qui s'accroche aux fétiches
religieux) mais plus de parti messianique. La politique officielle
est chaque jour un peu plus ridicule et ennuyeuse ; un Président
en exercice organise des funérailles d'accidentés de la route comme
une étape de campagne électorale quand son principal adversaire, un
blaireau incorrigible, va ridiculiser, tout aussi électoralement,
le Quai d'Orsay à Moscou en se prenant pour le prochain
récipiendaire. En face, le prolétariat ne peut plus se soucier de
ces milliers de petits arrivistes concurrents pour des postes
régionaux où ils paradent complètement inutiles aux besoins des
populations ; ces parachutés de partis oligarchiques dissolvent
toute conception de démocratie réelle, comme contrôle permanent et
activité non de prestige mais humble.
Le texte du génial Lafargue que je reproduis ici ne prend pas
en compte cette phase de « décadence » qui marque la fin
du XIXe siècle en Europe, à quelques encablures de la Première
grande boucherie mondiale, mais, sur les plans littéraire, de la
spéculation et de la mesquinerie du personnel politique et
journalistique, il est très très actuel.
L'éditeur à Montréal de la correspondance de Zola, Alain
Pagès, décrit assez bien l'ambiguïté sociale de la fin du XIXème
pour les écrivains élèves de Zola :
« Quelle situation historiques trouvent-ils devant eux.
Ils n'ont connu politiquement ni le Second Empire, ni la Commune. La
République est pour eux désormais un régime bien installé, malgré
la fronde royaliste et les rivalités qui déchirent les factions au
pouvoir. Comme le note Madeleine Rebérioux, les années 1884-1886
marquent « la fin de l'ère des fondateurs » (Gambetta
étant mort et Ferry disparaissant de la scène politique) et le
début de la « fracture républicaine », avec la montée
en puissance de Clemenceau. Rien de bien exaltant, donc, pour un
esprit avide d'idéal, d'autant plus qu'une crise économique et
sociale s'installe pour plusieurs années. Aux incertitudes que
connaissent les institutions financières s'ajoute la multiplication
des grèves. « Ce sont des arrêts de travail, écrit Madeleine
Rebérioux, qui, plus que tout, ont frappé, parfois ému l'opinion.
Or la houle gréviste la plus puissante – par le nombre diversifié
des différentes branches professionnelles et la vigueur des
revendications – s'est déployée de 1878 à 1882. Dès 1883 la
décrue a commencé ; 1884-1885: c'est l'étiage. Mais un étiage
qui témoigne de l'acclimatation à la grève du monde ouvrier :
en 1884, grèves et grévistes sont plus nombreux qu'en 1867-1869,
lors de la vague du Second Empire finissant. Le public s'est-il lui
aussi habitué ? Il ne semble pas. A la différence des grèves
offensives du bon Kondratieff(x), les grèves de récession en effet
s'engagent le plus souvent pour défendre un salaire, très bas, une
journée de travail, très longue, contre des patrons qui, non sans
remords parfois, tentent de maintenir le profit. Voilà qui explique
(au moins en partie) ce sentiment de peur sociale, cette angoisse de
la catastrophe que l'on perçoit dans « Germinal ».
Mentionnons parallèlement un fait qui est loin de relever de
l'anecdote : la France subit au cours des étés 1884 et 1885
deux épidémies fort sérieuses, de choléra, qui font plusieurs
milliers de victimes. A feuilleter les journaux de l'époque qui
consacrent à ce problème de fréquentes chroniques, on mesure
l'importance du phénomène et l'impression de malaise ou
d'insécurité qui s'empare des esprits. L'heure est donc à
l'inquiétude. De ces sentiments diffus à l'idée littéraire de la
« décadence », il n'y a qu'un pas qui sera aisément
franchi » (cf. La bataille littéraire, 1989, ed Librairie
Séguier).
Toute littérature est le produit de son époque.Nul mieux que
Georges Lukacs, comme principal intellectuel marxiste de la fin du XX
ème siècle n'a mieux analysé les rapports de la politique et de la
littérature (lire : Lectures de Zola:
https://dea.lib.unideb.hu/dea/bitstream/handle/2437/168762/SRSLT_21_titkositott.pdf;jsessionid=370F9E3D412A7440E09EBF4E9661BD1B).
Lukacs est beaucoup plus critique de Zola que Lafargue, qui lui
concède un certain talent. Pour toute l'époque stalinienne Zola
était devenu l'écrivain « prolétarien » de référence,
il est donc intéressant de lire l'exception Lukacs, bien qu'il ait
fini par céder à la fin de sa vie au rouleau compresseur du
marxisme de caserne. Mais la force de Lafargue est de situer le petit
bourgeois Zola au cœur de la pourriture de la bourgeoisie française.
Rien que de très actuel.
JLR
- Cet auteur fait
référence humoristiquement à un vieil conomiste sur la sellette à
la fin des années 80, et qui semble hélas bien oublié.
L'économiste russe Kondratieff proposait la thématique dès les
années 20 d'une analyse des «cycles longs» ou «ondes longues»
du capitalisme. A l'onde longue impérialiste de la fin du XIX ème
siècle et du début du XX ème aurait succédé l'onde longue
fordiste, puis la suivante lancée par la Seconde Guerre mondiale,
après laquelle nous avons vécu dans une «onde » de
croissance . Le ralentissement mondial actuel serait donc une
« onde » de décroissance plutôt inquiétante. La
théorie des cycles, de type marxisante, pren en compte comme
thermomètre l'ampleur des grèves et des adhésions syndicales pour
expliquer les « tournants » d'une période à une autre.
CE QUE LE ROMAN DOIT A ZOLA
Une charmante et innocente manie sévit dans le clan des écrivains
parisiens : chacun d'eux se considère comme le créateur d'un
nouveau genre littéraire, l'un dans le domaine du lyrisme, l'autre
dans celui du roman ; chacun s'intitule chef d'école ; chacun passe
à ses propres yeux pour si original qu'il se situe lui-même aux
antipodes de tous ses honorables collègues. Pourtant ces messieurs
sont étroitement unis par le mépris dont ils honorent
réciproquement leurs œuvres géniales et par la crainte de voir
contester leur prétention à l'originalité. Quand ils s'adressent
les uns aux autres, ils ne manquent pas de se qualifier
réciproquement de " maîtres ", avec la plus grande
politesse et le plus grand sérieux. Les frères Goncourt, si habiles
dans l'art d'écrire ennuyeusement, estiment que l'Académie
officielle est trop petite pour contenir tous les génies à la
poursuite de l'esprit qui court les rues, et ils ont fondé à côté
du " Théâtre libre " de Monsieur Antoine, et à son
image, une fabrique libre d' " immortels " ; ils l'ont
dotée d'une somme qui, il est vrai, ne doit être payée qu'après
leur mort !
Pour gagner les lauriers dont ils ceignent eux-mêmes leur tête –
les meilleurs compliments sont ceux qu'on s'adresse à soi-même, –
les lyriques et les romanciers ne se sont pas embarrassés d'un
bagage incommode de pensées et de réflexions originales, ils n'ont
même pas pris la peine de créer une nouvelle forme littéraire. Le
grand public, dont ces messieurs convoitaient les applaudissements et
la monnaie sonnante et trébuchante, ne devait pas être déconcerté
et surpris par l'originalité : on se contentait de cultiver les
formes utilisées et usées par les prédécesseurs. L'histoire verra
dans le manque absolu d'imagination la particularité la plus
remarquable des " chefs " des différentes " écoles "
contemporaines. Tous leurs efforts et leurs aspirations se sont borné
à enlever au vers et au roman – pour ce qui est du drame ils
avaient été chassés des théâtres à coups de sifflets par le
public – l'élan juvénile et la fantaisie débordante qui
faisaient le charme du romantisme de 1830 : à leur place, ils ont
offert des échantillons de leurs patients et pénibles efforts. Ils
nous ont donné une littérature de magisters ennuyeux et orduriers.
L'observation la plus superficielle, qui ne remonte jamais des
conséquences aux causes, qui ne va jamais de l'effet immédiat au
résultat final, voilà le triomphe des " réalistes " ;
leur psychologie atteint son point culminant dans l'analyse
indiciblement banale de leur " moi " niais et peu
intéressant. A ce qui leur manque, ils essaient de suppléer par la
langue : toute la virtuosité de ces maîtres s'exprime dans une
langue extrêmement maniérée, tourmentée et qui tourmente le
lecteur. L'un d'eux, maître éminent, a donné sous le titre de
Contes sans qui ni que un volume de récits d'où les
innocents pronoms
qui et
que sont sévèrement bannis
[1].
Quand ils écrivent, les poètes et les écrivains modernes prêtent
plus d'attention aux mots qu'aux choses que ces mots représentent,
ils sont perpétuellement à la recherche de nouvelles tournures de
style ; il leur importe moins de voir juste et de décrire juste que
de mettre sur pied quelque tournure inédite ou de jeter " des
feux étincelants ". Pour eux, les mots en soi ont leur valeur
propre, indépendante des idées qu'ils expriment. Peu leur importe
donc que les mots revêtent une idée juste ou fausse ou ne
contiennent pas d'idée du tout, pourvu que leur place et leur
disposition dans la phrase soient nouvelles, inattendues,
surprenantes, stupéfiantes. Les maîtres de la poésie et du roman
martyrisent leur pauvre cervelle pour en tirer des titres qui
suppléent dignement à leur manque d'imagination. Ainsi, il y a
quelques mois, un nouveau venu sur le marché littéraire publia un
récit sentimental à la manière de George Sand et, naturellement,
il s'empressa de s'attribuer un titre : chef de l'école du "
roman romanesque " ! Beaucoup de titres et aucune réalisation,
tel est, en fin de compte, le bilan des " maîtres " de la
littérature moderne.
Zola est, lui aussi, tombé jadis dans les fautes que nous venons
d'indiquer : il s'est donné pour le créateur du roman expérimental,
du roman naturaliste, et cela, après Sorel, l'abbé Prévost et
Balzac
[2]
en France, Fielding et Smollet en Angleterre, Quévédo, Cervantès
et Mendoza, l'auteur de
Lazarillo de Tormès, en Espagne. Zola
lui même n'attribuait aucune signification au titre qu'il se
donnait, ce n'était qu'une cocarde mise à son chapeau pour attirer
les regards. Alors qu'aujourd'hui il a victorieusement surmonté
toutes les difficultés rencontrées à ses débuts, que sa renommée,
répandue sur tout le globe, lui assigne une place unique parmi les
écrivains actuels, il se contente d'écrire des romans assurés du
plus grand succès et du plus gros rapport ; il ne pense à son école
que lorsqu'il s'agit de soutenir les écrivains qui s'agrippent à
ses basques.
Zola a aussi peu fait école que les autres " maîtres "
– la particularité des maîtres modernes est de ne pas avoir de
disciples ; pourtant il se distingue de la foule de nos chefs
d'écoles littéraires, car il a introduit dans le roman un élément
nouveau.
Les romanciers voudraient nous faire croire à la réalité des
personnages qu'ils décrivent, aussi leur donnent-ils des noms
empruntés au Bottin, ils leur mettent dans la bouche des mots, ils
leur attribuent des actes qu'ils ont cueillis à droite et à gauche
dans leur entourage et surtout dans les journaux, conservés,
rassemblés, comparés et catalogués avec soin. Malgré cela, leurs
personnages ne donnent pas l'impression de la vie, d'êtres réels de
chair et de sang. Ils sont étrangers à notre existence, ne parlent
pas des intérêts qui nous agitent, ne sont pas soutenus par nos
illusions ni tourmentés par nos appétits. Ils semblent des
marionnettes bourrées de son, dont l'auteur tire les ficelles pour
les manœuvrer selon le cours de l'action et l'effet désiré.
Les Victor et les Julien, nés dans les romans, vivent, aiment et
meurent, mais ils n'agissent jamais qu'à leur guise, sans obéir aux
besoins impérieux de leur propre organisme, ni à l'influence de
leur milieu social ; ce sont des créatures extraordinaires qui
s'élèvent au-dessus de la nature humaine et dirigent les événements
sociaux.
A Rome, les auteurs de comédies avaient recours au "
Deus
ex machina ", au dieu descendu soudain d'en haut pour
dénouer les situations embrouillées. Leur procédé si naïf,
maintes fois ridiculisé, a été repris et perfectionné par les
romanciers qui font jouer à leurs héros et à leurs héroïnes le
rôle de ces dieux. Zola s'est efforcé, et il faut l'en louer, de
bannir du roman cette sorcellerie ; il a au moins essayé d'enlever à
ses personnages une part de leur toute-puissance et de lier leurs
actes à des causes déterminées ; souvent même, il va jusqu'à les
priver de leur libre arbitre, à les plier sous une double
dépendance, l'une intérieure et physiologique, l'autre extérieure
et sociale.
Zola nous présente ses personnages comme atteints de tares
héréditaires ; cela pour expliquer leur conduite. Quelques-uns de
ses héros sont des alcooliques
[3],
d'autres sont atteints de folie héréditaire, dans certains cas ils
sont désaxés par quelque accident. Plusieurs de ses héroïnes
deviennent anormales pour toute leur vie parce qu'elles ont été
brutalement déflorées. Les événements de chacun de ses romans
sont groupés et classés de telle sorte qu'ils facilitent le
développement du phénomène morbide
[4].
La nécessité pathologique à laquelle sont soumis les
personnages de Zola ne détermine pas seulement leur caractère et
leurs actes, elle influence l'auteur lui-même. Elle le rend aveugle
et l'empêche de voir comment les choses se passent dans la vie
réelle, comment les qualités héréditaires les plus profondément
enracinées sont modifiées sans cesse par le milieu dans lequel se
développe l'individu. Il ne manque pas d'exemples de pareilles
transformations. L'ordre et l'économie qui caractérisent depuis des
générations le philistin tant qu'il vit dans des conditions
modestes et petites-bourgeoises se transforment en l'espace d'une
génération et tournent subitement à la licence et à la
prodigalité dès que ce même philistin s'est taillé une place dans
les milieux du grand commerce et de la haute finance.
Comme les sciences naturelles sont devenues à la mode
aujourd'hui, Zola les a invoquées pour donner un aspect scientifique
aux nouveautés introduites par lui dans le roman. Il s'est déclaré
disciple de Claude Bernard et a rendu le grand physiologue
responsable de ses propres fantaisies pathologiques et littéraires.
L'excuse que peut invoquer Zola, c'est son ignorance absolue des
théories de Claude Bernard qui attribuait au milieu organique une
influence décisive sur la vie des éléments physiologiques. La
théorie que suit inconsciemment Zola n'est pas celle de Claude
Bernard, mais celle de Lombroso, théorie que ce dernier n'a
d'ailleurs pas trouvée lui-même, mais qu'il exploite pour se créer
une renommée européenne grâce à l'ignorance des gens soi-disant
cultivés.
La théorie de 1' " homme criminel " de Lombroso n'est
que du fatalisme vulgaire. Comme le héros de l'Assommoir qui devait
forcément succomber à l'alcoolisme par suite de sa lourde hérédité,
tous les criminels sont prédestinés au crime par leur organisme.
Ils ont beau vivre dans les conditions et les circonstances les plus
diverses, ils accompliront nécessairement, qu'ils le veuillent ou
non, des crimes ; la société doit donc chercher à s'en débarrasser
comme de serpents venimeux ou de bêtes féroces. Cette théorie
fataliste nous conduit à la même conclusion que la théorie des
déistes sur le libre arbitre ; l'une et l'autre rendent l'individu
seul responsable de ses actes ; elles donnent toutes deux à la
société le droit de frapper l'individu, sans aucun remords et sans
chercher si la société elle-même ne porte pas une part de
responsabilité pour chaque acte criminel. Comme on sait, le grand
statisticien Quételet imputait à la société les crimes qui se
répètent d'année en année avec une régularité quasi
mathématique. La théorie de la criminalité de Lombroso a été
tirée de l'enseignement de Darwin, inexactement exposé par Haeckel,
Spencer, Galton et compagnie, qui réussissent, en l'invoquant, à
expliquer la situation sociale des capitalistes par leurs
remarquables vertus individuelles héréditairement transmises.
Zola a su utiliser à merveille la théorie de l'homme criminel,
elle simplifie extrêmement sa tâche de chroniqueur des mœurs ;
elle lui permet de recourir à des effets nouveaux et lui évite
d'étudier l'action et les réactions du milieu social dans lequel
vivent ses héros, puisque ceux-ci sont soumis à une fatalité
organique qui devient une sorte de "
Deus ex machina "
; elle lui permet d'esquiver l'analyse psychologique pour laquelle il
témoigne un dédain évident.
Faire de la psychologie, dit-il quelque part, c'est se
livrer à des expériences sur le cerveau de l'homme,
et lui-même émet la prétention de se "
livrer à des
expériences sur l'homme entier ". Les idées de Zola sur ce
qu'il entend par expérience et par rôle du cerveau dans l'organisme
humain sont extrêmement embrouillées et obscures.
[5]
Dans les romans de Balzac nous retrouvons aussi une nécessité
physiologique, mais d'une tout autre nature que chez Zola. Balzac se
réclame de Geoffroy Saint-Hilaire, l'élève et le successeur de
Lamarck, le représentant génial de la théorie du milieu, théorie
qui met en lumière l'action du monde extérieur sur les êtres qui
se développent dans son sein ; il est partisan de la loi de
corrélation des organes, à laquelle se ralliait également Goethe.
Chaque changement du monde extérieur trouve pour ainsi dire un écho
dans une modification correspondante chez les animaux et les plantes
et toute modification survenue dans l'organe d'un animal agit
nécessairement sur ses autres organes. S'il était possible, par
exemple, de modifier la forme des dents du lion, cela entraînerait
un changement dans la forme de ses mâchoires, en même temps que se
modifieraient ses autres organes et les particularités de son
caractère, comme le courage, la cruauté, etc. Les mêmes phénomènes
se reproduisent quand on transporte des animaux de leur milieu
naturel dans un milieu artificiel, comme cela se produit, par
exemple, pour les animaux domestiques. Le changement entraîne
nécessairement une modification des organes, de l'esprit et du
caractère de l'animal.
Balzac, qui était pénétré de la justesse de cette théorie,
s'est appliqué, avec un soin infini, à décrire les conditions dans
lesquelles vivaient et agissaient ses personnages.
Il n'a pas esquivé l'analyse des "
mille causes complexes
" qui effraient Zola, et qui pourtant déterminent les actes des
hommes et influent sur leurs passions. Bien plus, Balzac les a
analysées avec tant de plaisir qu'il semble parfois ennuyeux au
lecteur qui cherche dans la lecture du roman une distraction et non
un enseignement. Flaubert, Zola, les Goncourt, la plupart des
romanciers qui prétendent jouer un rôle important dans la
littérature, se plaisent à des descriptions brillantes qui
rappellent les prouesses des virtuoses au piano. Ce sont la plupart
du temps des tableaux de genre, travaillés souvent à l'avance et
conservés soigneusement dans un tiroir pour un usage éventuel. Ces
descriptions sont introduites dans le roman comme des images ou des
vignettes à la fin des chapitres. Elles prouvent le grand art
d'exposition de l'auteur, elles ne sont en elles-mêmes qu'un
accessoire laborieux et inutile qui nuit à l'intérêt du livre. Si
l'on saute ces descriptions, les œuvres n'en souffrent pas, au
contraire, souvent elles y gagnent.
Par contre, les descriptions magistrales et profondes de Balzac
nous font mieux comprendre le caractère et l'action qu'il décrit ;
parce que ses héros et ses héroïnes vivent dans telles ou telles
conditions, ils doivent développer en eux des passions déterminées,
qui correspondent à ces conditions, et agir en conséquence.
Les personnages de Balzac sont, sans exception, dominés par une
passion qui devient pour eux un destin physiologique. Même quand ils
ont apporté en venant au monde le germe de cette passion, elle ne se
développe que lentement, sous l'influence du milieu. Mais sitôt
qu'elle a atteint son apogée, comme l'amour chez Goriot, l'avarice
chez Grandet, la recherche scientifique chez Balthazar Claës, la
vanité chez Crevel, la sexualité chez le baron Hulot, elle devient
souveraine, elle écrase et étouffe, tour à tour, les autres
sentiments et fait de sa victime un monomane. Les romans de Balzac
sont des épopées de la passion triomphante : l'homme y est le jouet
d'une passion qui le domine et le martyrise comme il était, dans la
tragédie grecque, le jouet d'une divinité qui le poussait tantôt
au crime, tantôt à l'action héroïque. Depuis Eschyle et
Shakespeare, – ce dernier fait aussi de ses héros les victimes
d'une passion et les laisse déchirer par elle, – aucun écrivain
n'a montré, comme Balzac, avec cette rigueur inexorable et cette
puissance dans la description, les passions poussées jusqu'à leur
paroxysme, jusqu'à la folie.
Zola prétend continuer Balzac, mais il diffère de lui en tout :
par sa philosophie, sa langue, la manière dont il fait ses
observations, travaille ses romans, introduit et fait agir ses héros,
décrit leurs passions. Il en diffère encore par un trait nouveau,
caractéristique pour son œuvre et qu'il a le premier introduit dans
le roman, ce qui lui donne une indéniable supériorité sur les
autres romanciers modernes, bien qu'il le cède parfois à
quelques-uns, à Daudet dans l'art de la description et à Halévy
pour l'esprit et la finesse. L'originalité de Zola réside en ce
qu'il montre comment l'homme est jeté à terre et broyé par une
force sociale. Balzac avait eu, pour parler comme Zola,
la grande originalité de donner à l'argent en
littérature son terrible rôle moderne [6];
mais Zola est le seul écrivain moderne qui ait osé consciemment
montrer comment l'homme est dominé et anéanti par une nécessité
sociale.
Du temps de Balzac (il mourut en 1850), la colossale concentration
des capitaux qui caractérise notre époque n'en était encore en
France qu'à ses débuts. On ne connaissait pas les magasins géants
dont les couloirs se prolongent sur des kilomètres, dont les
vendeurs et les vendeuses se chiffrent par milliers, ces magasins
géants où les marchandises les plus diverses sont centralisées et
exposées, par rayons, de sorte qu'on y trouve des garnitures de
bureau et de la parfumerie, des ustensiles de ménage, des chapeaux,
des costumes, des gants, des bottines, du linge et des articles de
sellerie. Il n'y avait pas de filatures, de tissages, d'usines
métallurgiques, de hauts fourneaux occupant un peuple entier
d'ouvriers et d'ouvrières. On ne connaissait pas ces sociétés
financières qui manipulent des dizaines et des centaines de
millions. Certes, la lutte pour la vie existait alors comme elle a
toujours existé, – bien qu'elle n'eût pas encore ni sa théorie
ni son nom, – mais cette lutte présentait d'autres formes,
d'autres aspects que de nos jours, où les organismes économiques
géants dont il vient d'être question l'ont essentiellement
modifiée. La lutte pour la vie n'était pas démoralisante, elle ne
dégradait pas l'homme, mais développait en lui certaines qualités,
le courage, la ténacité, l'intelligence, l'attention et la
prévoyance, l'esprit d'ordre, etc. Balzac observait et par
conséquent décrivait des hommes qui luttaient les uns contre les
autres, n'ayant recours qu'à leurs forces, physiques ou
spirituelles. La lutte pour la vie que les hommes menaient alors
ressemblait beaucoup à la lutte pour la vie entre les fauves qui
cherchent à vaincre avec leurs griffes et leurs dents, par agilité
et par ruse.
De nos jours, la lutte pour la vie a pris un autre caractère,
plus âpre et plus accusé à mesure que la civilisation capitaliste
se développait. La lutte des individus entre eux est remplacée par
la lutte des organismes économiques (banques, usines, mines,
magasins géants). La force et l'intelligence de l'individu
disparaissent devant leur puissance irrésistible, aveugle comme une
force de la nature. L'homme est pris dans leur engrenage, projeté,
secoué, lancé de tous côtés comme une balle, aujourd'hui au
sommet du bonheur, demain au fond de l'abîme, emporté comme un fétu
de paille, sans qu'il puisse offrir la moindre résistance, malgré
son intelligence et son énergie. La nécessité économique
l'écrase. Les efforts qui permettaient aux hommes, du temps de
Balzac, de parvenir – en grimpant sur les épaules de leurs
concurrents et en enjambant leurs cadavres, – ne leur servent qu'à
végéter misérablement. L'ancien caractère de la lutte pour la vie
a changé, et avec lui s'est modifiée la nature humaine, elle est
devenue plus vile, plus mesquine.
L'homme n'est plus qu'un estropié et tin nain, et cela se reflète
dans le roman moderne. Le roman n'est plus rempli de folles aventures
dans lesquelles le héros se précipite, comme un animal furieux dans
l'arène, pour affronter en vainqueur les événements les plus
merveilleux et les plus extraordinaires ; le lecteur ravi admire
alors le courage audacieux, l'ardeur passionnée des personnages
magiquement évoqués devant lui : rien ne les effraie, aucune des
difficultés en apparence insurmontables, semées à dessein sur leur
route. Quand les romanciers modernes veulent satisfaire l'intérêt
que les lecteurs de certaines classes portent aux péripéties de la
lutte d'un individu, ils choisissent leurs héros dans le monde des
escrocs et des filous, où, par les conditions du milieu, l'homme
civilisé est obligé de lutter pour sa vie avec toute la ruse, le
courage et la cruauté du sauvage. Ailleurs, la lutte est à ce point
grise et uniforme qu'elle manque de tout intérêt. Les romanciers
qui écrivent pour les classes soi-disant supérieures et cultivées,
sont obligés de bannir de leurs œuvres toute situation dramatique ;
le dernier mot de l'art pour la nouvelle école est de renoncer à
l'action, et comme ses représentants n'ont ni sens critique, ni sens
philosophique, leurs œuvres ne sont que des exercices d'acrobatie
verbale et eux-mêmes ne sont que des élèves de rhétorique
[7].
Lorsque Zola atteignit l'apogée de son talent, il eut le courage
d'aborder les grands phénomènes sociaux et les événements de la
vie moderne ; il tenta de décrire l'action exercée par les
organismes économiques sur la société. Dans son livre :
Au
Bonheur des dames, l'auteur nous fait connaître la vie d'un de
ces monstres économiques qu'est un grand magasin de Paris. II nous
montre le Minotaure qui dévore les petites boutiques du voisinage,
engloutit leur clientèle, asservit leurs propriétaires, en fait ses
employés et ses salariés ; il nous montre comment il éveille et
développe parmi ses sujets, – les commis, les vendeurs et les
vendeuses, – des intérêts, des passions et des rivalités
inconnus ailleurs ; comment il allume en eux, lors des expositions,
le désir fiévreux de vendre à tout prix, de même que le signal de
l'attaque stimule sur les navires de guerre l'ardeur du combat.
Dans
Germinal, nous voyons la mine, le monstre tapi sous la
terre, engloutir les hommes, les chevaux, les machines et cracher du
charbon ; il transforme la nature, épaissit et empoisonne
l'atmosphère, tue la végétation tout autour de sa gueule béante ;
il réunit en armées les hommes qui auparavant vivaient isolés en
petits propriétaires paysans ; il leur vole leur lopin de terre, les
condamne à ne plus voir la lumière du jour, à peiner à la pâle
et vacillante lueur d'une petite lampe, au milieu des dangers
auxquels ils s'exposent chaque jour, sans avoir conscience de leur
héroïsme ; nous voyons le monstre tapi sous la terre unir ces
hommes par la souffrance et la misère communes, par les tortures
endurées sous le joug du capitaliste qui, comme le Dieu de Pascal,
est partout et n'est nulle part et les pousse à la grève, aux
luttes sanglantes, au crime.
Tracer au roman une voie nouvelle en décrivant et en analysant
les organismes économiques géants de l'époque moderne et leur
influence sur le caractère et le destin des hommes était une
entreprise hardie ; l'avoir tenté suffit à faire de Zola un
novateur et lui assigne une place de choix, une situation
exceptionnelle dans la littérature contemporaine.
Un roman de ce genre impose à l'auteur une tâche bien plus
difficile que les histoires habituelles d'amour et d'adultère de nos
littérateurs du jour, stylistes sans doute accomplis, niais d'une
ignorance extraordinaire quant aux phénomènes et aux événements
de la vie quotidienne qu'ils prétendent décrire : abstraction faite
de leur grammaire, de leur vocabulaire et de quelques ragots
colportés sur les grands boulevards ou de salon en salon, et aussi
des nouveautés et des communiqués de police publiés dans les
journaux sous la rubrique des faits divers, ils savent si peu qu'on
pourrait les croire tombés de la lune. Pour écrire un tel roman, et
pour l'écrire comme il le faudrait, l'auteur devrait avoir vécu
dans le voisinage immédiat d'un de ces colosses économiques,
pénétré son être intime, senti dans sa propre chair les griffes
et les morsures du monstre, il devrait avoir frémi de colère à la
vue des horreurs dont il est la cause. Un pareil auteur n'a pas
existé jusqu'ici, il nous semble même impossible qu'il existe. Les
hommes pris dans l'engrenage et le mécanisme de la production sont
tombés, par suite de l'excès du travail et de la misère, à un
degré si bas, ils sont tellement abrutis qu'ils ont seulement la
force de souffrir, mais non pas la faculté de raconter leurs
souffrances. Les hommes primitifs qui ont créé l'
Iliade et
les autres poèmes épiques qui appartiennent aux plus belles
productions de l'esprit humain, étaient ignorants et incultes, plus
ignorants et plus incultes que les prolétaires de nos jours qui
savent lire et parfois écrire, mais ils possédaient le génie
poétique : ils chantaient leurs joies et leurs souffrances, leurs
amours et leurs haines, leurs fêtes et leurs combats. Au prolétaire
devenu un appendice de la grande industrie, le don étincelant de
l'expression poétique est refusé, ce don que possèdent le sauvage
et le barbare et même le paysan à demi civilisé de la Bretagne. La
langue des salariés modernes est malheureusement si appauvrie
qu'elle ne contient plus aujourd'hui que quelques centaines de mots
qui servent à exprimer les besoins les plus urgents et les
sentiments les plus élémentaires. Depuis le XVI
e siècle,
la langue française, populaire aussi bien que littéraire, s'anémie
de plus en plus ; ce fait est le symptôme d'un dépérissement
croissant.
Le roman social, tel que nous l'avons défini plus haut, est
forcément écrit par des gens qui ne participent pas à la vie des
ouvriers salariés, et ne la voient que de l'extérieur. Un savant
qui a longuement étudié les rouages de l'organisation économique
moderne et observé quelles épouvantables conséquences elle
entraîne pour la classe ouvrière, pourrait sans doute aborder cette
tâche, si aujourd'hui les savants n'étaient pas murés dans leurs
spécialités, s'ils étaient capables de s'arracher pour un temps à
leurs recherches afin de donner une forme artistique aux phénomènes
sociaux de leur temps. Voilà pourquoi la mission en revient à des
hommes de lettres qui, par suite de la faiblesse de leurs
connaissances pratiques, de leur genre de vie et de pensée, n'y sont
généralement pas du tout préparés. Il leur manque l'expérience
et ils n'observent que superficiellement les hommes et les choses du
monde qu'ils veulent décrire. Bien qu'ils se targuent de peindre la
vie réelle, leur regard s'arrête exclusivement à la surface des
choses, ils ne saisissent le drame de la vie quotidienne qui se joue
sous leurs yeux que dans ses aspects extérieurs et les plus
superficiels. Brunetière, le critique de la
Revue des Deux
Mondes, dit avec raison :
Leur œil et leur main sont ainsi faits qu'ils ne voient,
n'observent et ne reproduisent que ce qu'ils considèrent comme
particulièrement propre à éveiller la curiosité du public auquel
ils s'adressent.
Il faut malheureusement constater que Zola, sous ce rapport, ne
constitue pas une exception.
Zola (né en 1840) a commencé sa carrière comme employé dans
une grande librairie parisienne, qu'il abandonna bientôt pour se
consacrer au journalisme : il écrivit d'abord dans le quotidien
la
Cloche, qui, sous l'Empire, s'efforçait de devenir le "
Figaro républicain ". Après la chute de Napoléon III, Zola
suivit Gambetta à Tours et à Bordeaux, et lorsque commença la
chasse furieuse des bourgeois républicains aux places et aux
honneurs, lorsque retentit le grand hallali du butin à partager
entre eux, il réclama pour sa part une sous-préfecture. Sa demande
fut repoussée, et la conséquence en fut qu'il tourna le dos à la
politique et se consacra exclusivement à l'activité littéraire, à
la composition de ses romans. Il ressent pour la politique la colère
d'un homme blessé dans sa vanité ; comme le rapporte Vallé, il en
parle avec mépris comme d'un "
métier malpropre ".
Il vit très retiré, tel "
un ours ", selon sa
propre expression. Depuis peu, sa vanité s'est de nouveau réveillée
; il est sorti de sa solitude, s'est fait élire président de la
Société des gens de lettres, et il rêve d'entrer à l'Académie et
au Sénat, ces deux maisons de retraite pour les écrivains et les
hommes politiques réformés, affaiblis par l'âge, racornis.
Pour donner à son œuvre littéraire une apparence d'unité,
Zola, à l'instar de Balzac, l'a intitulée :
Histoire naturelle
et sociale d'une famille sous le second Empire. Il a fait en
sorte que, dans chacun de ses romans, un membre de cette famille joue
un rôle prépondérant. L'unité qui devait être ainsi obtenue est
plus conventionnelle que réelle. Elle réside moins dans cette
histoire de toute une famille que dans le plan d'étudier les
organismes sociaux qui constituent le squelette de la société
capitaliste.
Il est regrettable qu'un homme qui possède le talent
incontestable et incontesté de Zola mène la vie d'un ermite, ce qui
ne lui permet pas de décrire avec exactitude ce qu'il veut
représenter. Le naturaliste et le chimiste se retirent du inonde,
mais ils s'enferment dans leurs laboratoires pour pouvoir examiner de
plus près les êtres et les choses qui les intéressent et qu'ils
désirent connaître. Par contre, quand Zola vit et crée au fond de
sa retraite d'ermite, il s'éloigne des êtres et des choses qui sont
l'objet de ses études ; il est ainsi obligé de " peindre de
chic ", pour me servir de cette locution des peintres.
Il croit pallier aux inconvénients de cette méthode par un coup
d'œil rapide sur la réalité qu'il veut décrire. Ainsi, il fait un
parcours de 50 ou 100 kilomètres sur une locomotive pour éprouver
les sensations d'un mécanicien ; il visite les grands magasins, il
observe, les jours d'exposition et de soldes, les allées et venues
pour surprendre les sentiments qui agitent le commerçant et son
personnel ; il passe huit jours dans une région minière ou dans la
Beauce pour peindre les conditions de vie des mineurs et des paysans
d'après ses propres observations, et ces observations hâtives, il
les complète par une documentation tirée de livres, de journaux et
de conversations particulières. En somme, Zola agit comme les
reporters des journaux. Dès qu'un événement se produit, ils
accourent, sans préparation aucune, ne perdent pas de temps à
étudier leur sujet, doivent tout embrasser d'un regard ; c'est
pourquoi ils ne voient que les apparences des phénomènes qui ne
peuvent échapper à personne. Ils sont incapables de suivre les
faits dans leur développement essentiel, de remonter à leurs
causes, de saisir la complexité de leurs actions et de leurs
réactions. Il ne faut pas s'étonner de ne trouver dans leurs
remarques, comme dans celles de Zola, que peu d'observations
originales.
Zola voit en passant, avec l'œil de l'artiste, l'extérieur des
choses qu'il retient, et, comme il possède un grand talent
d'exposition, il cache la banalité de ses observations derrière des
tableaux d'un coloris romantique qui empoignent et captivent le
lecteur, mais ne le transportent pas sur le lieu de l'action et ne
lui en donnent pas une représentation exacte. Un peintre peut sans
peine brosser un tableau d'après les récits d'un voyageur qui
raconte simplement et sobrement, sans prétention littéraire, ce
qu'il a vu ; par contre, il est difficile, sinon impossible, de
dessiner d'après la description d'un romancier qui ne songe qu'à
éblouir par le coloris de sa langue et la richesse de ses images.
Zola cherche le succès pour le succès ; il estime le talent d'un
écrivain par le nombre de ses éditions. Comme le public bourgeois a
horreur du nouveau, il se garde bien de lui en offrir. Scribe, qui
connaissait parfaitement cette faiblesse de l'esprit bourgeois,
répondit à un ami qui lui citait un bon mot :
– Répétez-le, imprimez-le, faites-le circuler, et
quand il aura fait son chemin, et qu'il sera dans la bouche de
chacun, je l'introduirai dans une de mes pièces. Tous ceux qui
l'auront entendu et répété l'applaudiront.
Les lecteurs qui trouvent Balzac ennuyeux – et ils forment la
grande majorité du public qui lit – ne goûteront jamais une œuvre
profonde, une étude sérieuse et véritablement
documentée,
pour employer l'expression qu'aiment tant Zola et ses amis. Ils
désirent que les scènes et les personnages défilent rapidement
sous leurs yeux comme les figures d'une lanterne magique et n'exigent
aucun effort d'attention ; toute pensée est pour eux un casse-tête
inutile.
Zola connaît les goûts du public, il multiplie les descriptions
; par contre, il ne crayonne qu'à la hâte et à grands traits ses
personnages qui, observés et étudiés en passant, s'adaptent mal
d'habitude aux situations. La plupart du temps, ce sont des produits
de seconde main, ils ne sont pas peints d'après nature. Ainsi, on
raconte que Zola fit dessiner un mineur, grandeur naturelle, dans
toutes les positions qu'il prend pendant son travail, pour pouvoir le
décrire dans
Germinal. Le premier chapitre du roman
la
Terre ne relate pas une scène réelle, il n'est qu'une
transposition poétique du célèbre tableau de Millet,
le Semeur,
agrémenté d'un épisode qui y a été introduit – la saillie
d'une vache, qu'avant Zola, Rollinat, avec force détails, avait
racontée en vers.
Paul Alexis, le biographe de Zola, nous révèle, en nous disant
comment fut confectionnée Nana, la méthode de travail du maître.
Zola entasse des notes, qu'il tire de livres, de journaux, de
conversations, les trie soigneusement et les classe, les met en
fiches et les enregistre dans un catalogue ; puis il introduit une
action dramatique dans ces notes, il les relie entre elles, et voilà
son roman terminé. Brunetière croyait embarrasser Zola en prouvant
qu'il avait plagié l'écrivain anglais Otway
[8].
Zola aurait pu lui répondre : " Si vous connaissiez les
journaux et les livres d'où je tire ma documentation, vous pourriez
trouver dans mes romans des centaines de plagiats semblables. Comment
puis-je éviter les plagiats quand je veux décrire des milieux que
je ne connais pas et que je ne peux les traverser qu'à la vitesse
d'un train express ? "
Cervantès, d'Aubigné, Smollett, Rousseau et Balzac n'ont écrit
qu'après avoir vécu et appris à connaître la société, en
frayant avec les milieux les plus divers, en observant la vie et la
conduite des hommes dans la réalité. Par contre, les romanciers de
notre temps, qui s'intitulent naturalistes et réalistes, et
prétendent peindre d'après nature, s'enferment dans leur cabinet de
travail, entassent de véritables montagnes de papier imprimé et
couvert de gribouillages, où ils croient sentir battre les
pulsations de la vie réelle ; ils ne quittent leurs confortables
demeures que de temps à autre pour des investigations de
dilettantes, afin de rapporter de leurs excursions les sensations les
plus nécessaires et les plus superficielles. Les Goncourt et
Flaubert ont poussé à son point culminant cette étrange méthode
de l'observation réaliste : ils prétendent qu'un écrivain doit,
non seulement se tenir à l'écart des luttes politiques de son
temps, mais encore demeurer étranger aux passions humaines pour
pouvoir d'autant mieux les décrire, être de marbre pour bien
apprécier la vie !
Peut-on imaginer que Dante eût écrit la
Divine Comédie
si, en bon philistin, il s'était enfermé entre quatre murs,
indifférent à la vie publique, et s'il n'avait pris passionnément
parti dans les luttes politiques de l'époque
[9]
?
La méthode des réalistes est plus commode pour les écrivains
qu'avantageuse pour leurs œuvres. Leurs romans " documentaires
" fourmillent d'inexactitudes, aussi fréquentes que fâcheuses.
Aurélien Scholl, qui a traîné dans tous les lieux mal famés de
Paris, s'est amusé à relever les nombreuses erreurs qu'on trouve
dans
Nana. Si le jeune provincial, foulant pour la première
fois le pavé de Paris, peut ajouter foi aux descriptions qui
retracent l'existence des filles de joie de toutes catégories, ces
peintures ne provoquent qu'un haussement d'épaules chez le véritable
Parisien, au courant de cette vie.
Pourtant le talent de Zola est si puissant que, malgré les
défauts de sa méthode d'observation, malgré les nombreuses erreurs
de sa documentation, ses romans demeurent les événements
littéraires les plus importants de notre époque. Leur immense
succès est mérité, et s'ils ne sont pas, tels
Monsieur et
Madame Cardinal et certains romans de moindre envergure, des
chefs-d'œuvre, cela s'explique par le fait que la matière à
dominer était immense et qu'il aurait fallu la force d'un titan pour
la soulever, la pétrir, la retourner et jouer avec elle. En vérité,
Zola, en comparaison avec les pygmées qui l'entourent, est un géant.
L'
Argent, son dernier roman, et peut-être le plus
significatif, fait apparaître en pleine lumière toutes ses qualités
et tous ses défauts.
II
" L'ARGENT "
L'
Argent peut être considéré comme la réplique et le
complément de
Pot-Bouille, où Zola, avec une acuité et une
sévérité impitoyables, a décrit la petite bourgeoisie. Ce qui la
caractérisait jadis, c'était une vie réglée, sage et tranquille,
une stricte honnêteté, un esprit borné de philistin, et ces vertus
ont fourni aux écrivains du passé des modèles pour leurs types
comiques. Aujourd'hui, elle nous apparaît telle qu'elle est
représentée dans
Pot-Bouille, entièrement dégradée et
corrompue. Ce n'est pas la soif de l'or qui a modifié la physionomie
du petit bourgeois, mais le besoin d'argent qui le talonne et le
broie ; ce n'est pas la poursuite des plaisirs et des voluptés, mais
la lutte pour une existence misérable, pleine de soucis et de
chagrins. Le petit bourgeois doit calculer, économiser
parcimonieusement, avant de pouvoir acheter un colifichet à sa
femme, un joujou à son enfant ; il est contraint, sous peine de
mort, de compter par centime.
Dans son roman l'
Argent, Zola nous introduit dans un monde
différent, en opposition complète avec les milieux
petits-bourgeois, un monde où l'on calcule non par centime, mais par
billets de mille. Ici, nous voyons l'or liquide et mobile rouler en
vagues plus rapides, plus précipitées, plus bouillonnantes que dans
les eaux aurifères du Pérou ; ici, l'or est devenu le sens et le
but de toute vie, de toute pensée, de toute action. Cet or, on le
pourchasse, non pour assurer son existence ni celle de sa famille, ni
pour donner une réponse à l'éternelle question : " Comment
réussir à manger et à se vêtir ? " On travaille et l'on
souffre non par nécessité, mais pour entasser millions sur
millions, par amour de l'or, pour l'or. Le millionnaire juif
Gundermann, que Zola a présenté dans l'
Argent, n'a aucun
besoin. Un étudiant, joyeux drille, qui apparaît, dans une des
œuvres de Balzac, aussi pauvre d'écus que riche d'esprit, se
console de son impécuniosité en remarquant philosophiquement que ni
Napoléon, ni l'homme le plus riche du monde ne sauraient déjeuner
deux fois par jour, ni avoir plus de maîtresses qu'un simple
étudiant en médecine. Gundermann n'arrive même pas à ingurgiter
un déjeuner par jour, la femme n'existe pas pour lui. Son
estomac détraqué ne supporte que le lait, et quand il veut mener
joyeuse vie, il savoure du jus de raisin ; son cœur ne bat que pour
la hausse et la baisse des valeurs de Bourse.
Mais l'amour de l'or, qui caractérise les personnages du monde
dépeint par Zola, n'est pas du tout l'amour de l'or métallique, de
l'or solide, de l'or qui brille et resplendit, qui réjouit et séduit
les yeux par son éclat rayonnant, les oreilles par son tintement
harmonieux. Grandet, l'avare de Balzac, aime tendrement l'or pour ses
qualités physiques, pour sa couleur, pour son bruit ; il entasse les
brillantes pièces d'or en lieu sûr, joue avec elles, les fait
glisser entre ses doigts, il éprouve une volupté incomparable à
plonger ses mains dans le trésor, à le sentir, à le palper ; il
parle de son or avec des mots tendres, l'ivresse d'un poète brûlé
du feu de la passion.
Allons, va le chercher, le mignon, dit-il à sa fille. Tu
devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des
mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent
et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça
produit.
Pendant des heures, il jouit du spectacle des louis d'or empilés
les uns sur les autres, dont l'éclat chatoyant l'hypnotise
véritablement, de sorte qu'il s'écrie, enthousiasmé : "
Ça
me réchauffe ! "
Les boursiers ne connaissent plus l'or, " cette larme dérobée
au soleil " ; ce qui glisse dans leurs mains, ce sont seulement
des bouts de papier qu'ils froissent et chiffonnent avec des gestes
fiévreux. Pour eux, la fortune n'est pas quelque chose de visible,
de tangible, de palpable, c'est une suite de chiffres abstraits, de
valeurs métaphysiques. Quand on parle d'actions de compagnies de
gaz, d'actions de chemins de fer, d'actions de mines de charbon, ils
ne se représentent pas quelque gazomètre géant pareil à une
cloche qui reçoit et emprisonne le gaz fluide, extrait du charbon ;
ils ne voient pas, avec les yeux de l'imagination, des locomotives
fumantes, des voies ferrées s'étendant à l'infini, des galeries
souterraines et des wagonnets remplis de charbon... Non, devant leurs
regards, danse la cotation abstraite de ces chiffons de papier,
appelés actions, que l'homme de Bourse considère comme des valeurs
incorporelles et supraterrestres : il lui est absolument égal que
les choses représentées par elles existent ou non.
Zola aurait dû intituler son roman non pas l'
Argent, mais
la Bourse, car il nous peint des milieux que la spéculation
boursière maintient dans une tension fiévreuse et une excitation
perpétuelle, des hommes dont elle détraque le système nerveux.
Dans son circuit, l'argent reflète tous les processus et les
phénomènes de la société capitaliste. Pour quelques francs,
l'ouvrier se vend à la journée, à la semaine, au mois, il livre sa
femme et son enfant au capitaliste, il les condamne aux travaux
forcés à l'usine ; pour l'argent, les fabricants de rails
contrefont le poinçon de garantie et mettent ainsi en danger
l'existence de milliers de voyageurs ; pour l'argent, le président
Grévy, dans de sales trafics, usa de l'influence politique que lui
conférait sa situation de plus haut dignitaire de l'Etat ; pour
l'argent, l'officier risque sa vie, le caissier demeure honnête, le
poète et l'écrivain composent leurs œuvres. Le développement
capitaliste a fait descendre l'humanité à un niveau si bas qu'elle
ne connaît plus et ne peut plus connaître qu'un
seul mobile
: l'
argent. L'argent est devenu le moteur principal, l'alpha
et l'oméga de toutes les actions humaines. Balzac l'appelle "
l'ultima ratio mundi "
[10].
Zola n'a jamais essayé de représenter, dans le cadre de son roman,
les vertus et les vices engendrés par l'argent roi.
Tous les personnages de son dernier livre gravitent autour d'une
spéculation financière ; la Bourse est le champ de bataille où ils
engagent une lutte à mort. La Bourse n'est pas un laboratoire
magique où se créent des richesses, elle est une caverne de
brigands où les financiers, qui rivalisent de ruses, de duplicité,
de mensonges et de perfidie, se partagent le butin : les millions et
les milliards créés par le travail des champs, dans les mines, les
fabriques et les usines de l'univers. Les agioteurs, qui concentrent
dans leurs coffres-forts et leurs portefeuilles d'immenses quantités
de richesses, n'ont eux-mêmes jamais rien produit de leur vie. Leur
seul travail intellectuel consiste à tendre insidieusement des
pièges et des filets dans lesquels doivent se prendre les millions
créés n'importe où et par n'importe qui – où et par qui, de
cela, ces messieurs n'en ont cure !!
Saccard, le héros du roman de Zola, incarne ce monde étrange. Au
moment où il paraît, il ne possède plus rien, les gens qu'il
connaît l'accueillent froidement ou font semblant de ne pas le voir
; c'est un homme ruiné, et, dans ce milieu, il n'y a pas d'amis.
Objet du dédain général, il parvient cependant à se tirer
d'affaire et il triomphe soudain, adulé et encensé par ceux-là
même qui lui avaient naguère tourné le dos et s'étaient écartés
de sa route. La cause de ce brusque revirement ? Saccard dirige une
opération financière favorisée par la chance et couronnée de
succès : ses actions montent et, malgré les craintes les plus
justifiées, malgré les intrigues et la trahison de ses associés,
malgré les combinaisons astucieuses de ses concurrents, elles
atteignent des cours fabuleux. La paternité de l'opération
n'appartient pas à Saccard ; il ne s'est pas occupé du côté
technique de l'affaire. C'est un modeste ingénieur, à l'âme
mystique, tombé dans cette bande d'aigrefins, qui a tout inventé,
tout organisé ; Saccard n'est que le " fondateur ",
l'homme aux formules magiques qui ouvrent le porte-monnaie des
actionnaires, l'homme qui possède l'art merveilleux de duper les
gens ; et ceux-ci lui donnent leur bel or, leur or tintant, en
échange de chiffons de papier, bien que cet or leur soit plus cher
que leur honneur, leur femme, leur enfant et leur chien favori !
Le roman de Zola a été inspiré par des faits réels qu'il a
poétiquement arrangés : c'est l'histoire de l'Union générale,
société financière dirigée par Messieurs Bontoux et Fœder, qui
mettait au pillage la France, l'Autriche, la Serbie et la Roumanie,
en y créant des banques, des mines, des voies ferrées et des
usines. L'Union générale a été un certain temps une miraculeuse
caisse d'épargne, protégée par la bénédiction papale ; elle
versait aux bons catholiques des intérêts fabuleusement élevés,
même pour l'usurier juif le plus avide ; elle allait devenir la
banque du pape et de tous les catholiques ; et son krach – l'un des
plus grands qu'on ait vus jusqu'ici – ébranla le monde de la
finance et affecta les milieux les plus divers.
Saccard est un financier retors, rompu à tous les stratagèmes,
un animateur d'affaires véreuses. Il sait fort bien qu'une
spéculation réussit quand elle est menée, non par des gens
honnêtes et avertis, mais par des filous qui jouent un rôle
important à la Bourse ou qui, par leur antique blason, leur titre de
député ou même une simple décoration, en imposent aux imbéciles,
dotés de plus d'écus que de cervelle. Il choisit, en conséquence,
les membres du conseil d'administration pour la société véreuse
qu'il a fondée. Saccard sait aussi que la réussite d'une affaire
dépend de sa publicité.
On pouvait croire que Zola, qui veut passer pour un écrivain
ultra-réaliste et qui se plaît aux descriptions les plus
répugnantes, que Zola, qui, par défi et sans hésiter, emploie les
locutions les plus ordurières, aurait ce courage : révéler toute
la vérité, qu'il connaît bien, sur la publicité financière,
cette escroquerie perpétuelle, et sur le rôle que la presse y joue.
Mais le courage lui a manqué dans l'
Argent comme dans
Germinal. Dans le premier de ces romans, il a ménagé la
presse, cet "
entrepôt de venin ", selon
l'expression de Balzac
[11].
Il n'a pas eu le courage de montrer comment toute la presse
bourgeoise est vendue à la haute finance, comment elle s'efforce,
pareille à une prostituée, de mériter ses faveurs par des
supplications et des menaces. Maupassant est le seul écrivain
moderne qui ait osé, dans
Bel Ami, soulever un coin du voile
et révéler la vénalité et les hontes de la presse bourgeoise de
Paris
[12].
Zola a bien représenté un journaliste, perdu de dettes et de vices
: il écrit des articles de commande où aujourd'hui le blanc est
noir et demain le noir est blanc ; ce qui lui attire quelques
mésaventures. Mais ce journaliste appartient à la bohème
littéraire, il ne jouit d'aucune considération, ne possède aucune
influence, sa bassesse morale apparaît comme exceptionnelle et
l'honnêteté la règle de la presse bourgeoise. Quand Zola passe
sous silence la profonde corruption des journaux, ce n'est point par
ignorance. Il connaît bien la presse, il a été lui-même
journaliste, il entretient encore des rapports constants avec elle.
Ce milieu, qu'il a observé, où il a vécu, sur lequel il possède
une documentation exacte, puisée aux sources, il craint de le
montrer tel qu'il est. Zola, qui, comme tous ses chers collègues de
la plume, est un bon commerçant, veut ménager les journalistes qui
peuvent, par leur réclame, influer sur la vente de ses livres.
D'abord, les affaires ; ensuite, quand on le peut, l'art ! Voilà
pourquoi il s'est gardé de montrer comment les feuilles les plus
respectables et les plus respectées, les plus sérieuses et les plus
ennuyeuses, mettent à la disposition des magnats de la finance leur
première page, afin qu'ils puissent tromper et détrousser les
bourgeois, dont ces journaux sont la lecture préférée
[13].
Par contre, il raconte deux fois, en y trouvant du plaisir, un cas,
qui, s'il s'est vraiment produit, est plutôt une farce qu'une
réclame
[14].
Rien n'est plus digne, rien n'est plus moral que les prospectus des
spéculateurs ; ces messieurs pourraient donner aux jésuites des
leçons de jésuitisme.
A la Bourse, la banque catholique de Saccard et la banque
israélite de Gundermann – pseudonyme de Rothschild – sont aux
prises. Retiré tranquillement dans son antre, plein de confiance
dans la force miraculeuse de ses millions
–
" Dieu est toujours pour les plus gros bataillons ",
disait déjà Turenne – le Juif froid et flegmatique laisse le
chrétien nerveux et fiévreux user ses forces dans une série de
spéculations qui font monter les actions de l'Universelle du cours
initial de 500 francs à 3.000 francs. Quand Saccard est épuisé par
sa victoire à la Pyrrhus, Gundermann jette brusquement ses millions
sur le marché, ruine et écrase son concurrent. Du sommet du
bonheur, celui-ci roule jusqu'à la prison, et de nouveau tous ceux
qu'il a enrichis l'abandonnent et le trahissent. Saccard est battu,
mais non vaincu ; dans sa cellule de la Conciergerie, il forge des
plans pour de nouvelles entreprises, pour de nouvelles spéculations.
Il rêve qu'il est riche, il se voit à nouveau maître et seigneur
de la Bourse, avec des centaines de millions entre les mains.
Au cours de la seconde moitié du siècle, il y a eu souvent des
batailles acharnées entre la maison Rothschild et les banques qui
lui avaient déclaré la guerre et qui s'attaquaient à son
hégémonie. Dans les premières années du règne de Napoléon III,
Rothschild, enrichi par le placement des emprunts d'Etat, s'en tenait
à l'ancienne manière de spéculer ; il n'entreprenait que des
opérations sûres et manipulait exclusivement des millions qui lui
appartenaient ou dont répondait sa banque. Mais les Péreire et
autres, imbus des théories de Saint-Simon, dirigeaient la
spéculation dans d'autres voies. Ne possédant pas de fortune, ils
se faisaient verser par le public les capitaux dont ils avaient
besoin, et, comme ils spéculaient avec l'argent des autres, ne
couraient aucun risque et n'avaient rien à perdre, ils se jetèrent
à corps perdu dans les aventures financières les plus osées. C'est
de cette époque que date la fièvre de spéculation qui tient depuis
la nation française dans une agitation perpétuelle. Les
spéculateurs de la nouvelle école essayèrent de ruiner Rothschild,
mais celui-ci les abattit les uns après les autres, Péreire, Mirès,
Philippart, Bontoux. Le vieux Juif avait une foi si inébranlable
dans sa victoire finale qu'il laissa inoccupée, dit-on, la table où
son plus terrible ennemi, Péreire, avait travaillé du temps où il
était employé dans sa banque ; à une remarque qu'on lui fit,
Rothschild répondit froidement : "
Il reprendra un jour sa
place ".
Les vaincus des Rothschild étaient des novateurs dans le domaine
de la spéculation. Les idées, les combinaisons et les méthodes
qu'ils appliquèrent pour se procurer de l'argent ont révolutionné
le monde des affaires et la Bourse. Ils ont centralisé dans leurs
mains l'épargne des bourgeois et des masses populaires, pour en
diriger les flots tumultueux vers l'industrie et le commerce. Ils
sont devenus les pompes aspirantes et foulantes de la fortune
nationale. L'appel à l'
association des petits capitaux est
une formule empruntée à Saint-Simon : sa réalisation était
devenue une nécessité pour le développement du capitalisme. Les
chemins de fer et les organismes économiques modernes sont des
entreprises si vastes qu'il est impossible de les construire et de
les faire marcher à l'aide de capitaux individuels. Il fallait les
capitaux de la masse, leur concentration gigantesque. Les Péreire et
les Mirès ont entrepris cette tâche, et ils peuvent se vanter
d'avoir accompli un plus grand miracle que la résurrection de Lazare
: ils ont réussi à persuader les petits bourgeois et les paysans de
se séparer de leur argent bien-aimé, et de le leur confier. Ainsi,
ils ont pu trouver les capitaux dont avait besoin à ses débuts la
grande industrie en plein essor. Péreire et Mirès ont précipité
le développement industriel et commercial qui se heurtait à
certaines difficultés sous l'Empire ; ils ont surtout, contre leur
gré, travaillé pour la maison Rothschild, qui, après avoir
longtemps contemplé d'un œil placide leur ascension et leur succès,
les abattit et s'empara des organismes financiers et industriels
qu'ils avaient créés.
Zola ne connaît pas l'histoire de la finance et de la Bourse
parisiennes ; en véritable reporter, il s'est contenté de passer
quelques heures à la Bourse, d'étudier les lieux – et de noter
les bavardages de quelques boursiers aussi peu au courant que
lui-même de l'histoire de la Bourse et de leur propre histoire : en
effet, du moment que cette histoire n'affecte pas la montée et la
chute des cours, elle ne les intéresse que médiocrement. Pour Zola,
la lutte entre Saccard et Gundermann est seulement le duel entre le
capital de spéculation catholique et juif. Mais les Péreire et les
Mirès étaient d'aussi bons Juifs que les Salomon et les Nathan de
la famille Rothschild ; ils accusaient ces derniers d'être des Juifs
du Nord, des
Askenazis, tandis qu'ils s'attribuaient l'honneur
de représenter les Juifs du Sud, les
Séphardins, qui, selon
eux, se distinguaient par des idées plus généreuses.
La maison Rothschild avait résisté à tous les orages, elle
était sortie victorieuse et plus puissante que jamais de la
Révolution de 1848, qui avait pourtant voulu sa perte ; elle avait
fait front contre tous ses ennemis, protégés et favorisés par
l'Empire et par les opportunistes, et elle les avait tous vaincus.
Cette guerre et la lutte entre les tenants des anciennes et des
nouvelles méthodes de spéculation auraient pu servir d'arrière-fond
au roman et lui donner une grandeur épique.
Il est difficile de décrire de façon intéressante les gens de
Bourse et leurs trafics ; Zola a pourtant su dramatiser la matière
ingrate qu'il avait devant lui. Si l'on considère les difficultés
surmontées, la richesse des détails, l'habileté au plan, le relief
des caractères dont quelques-uns sont remarquablement observés, on
doit reconnaître que l'
Argent est un chef-d'œuvre.
L'exposition est très réussie. Zola, cette fois, ne fait pas un
travail d'écolier, il ne copie pas un tableau, comme dans
la
Terre, il dessine d'après nature.
Dès la première page, le lecteur plonge au sein de cette vie
tumultueuse ; Zola le mène dans un restaurant où ceux qui vivent de
la Bourse déjeunent et attendent l'heure bénie où ils pourront
adorer le Veau d'or. Là, dans le tohu-bohu, des spéculateurs
mangent, boivent, fument, vont et viennent, se saluent mutuellement,
s'interpellent à voix haute ou échangent à voix basse leurs avis,
leurs impressions et leurs pensées sur le seul objet qui les
intéresse, la seule question qui les passionne : les cours de la
Bourse, et les événements politiques qui peuvent les influencer. De
cet univers bruyant, où chacun s'isole dans ses calculs et ses
combinaisons, se mure dans son égoïsme, la figure de Saccard se
détache en traits vigoureux : infatigable et dédaigné, il roule et
prépare dans sa tête le plan d'une nouvelle, d'une vaste
spéculation, et il note déjà les personnes dont il se servira et
qui peuvent lui être utiles. Bien qu'il soit ruiné, sans crédit et
sans protection, que son frère le ministre veuille s'en débarrasser
en lui donnant une place de sous-préfet en province, il dresse
hardiment le plan qui lui permettra de conquérir Paris.
Zola a voulu donner au lecteur une idée des personnages étranges
et spéciaux qui gesticulent à la Bourse comme des possédés,
hurlent jusqu'à l'enrouement et qu'on rencontre à chaque pas dans
le quartier. Son roman nous présente une foule de silhouettes
vivement enlevées. Busch et la Méchain avec son sac de cuir rempli
de papiers, représentent des types de bas chiffonniers des valeurs
tombées au ruisseau : ils achètent des actions de sociétés en
faillite, des reconnaissances de dettes impayées, des billets
protestés, classent et cataloguent tous ces papiers sans valeur,
puis attendent patiemment quatre, cinq, dix ans l'occasion de s'en
défaire avec profit, un profit si minime qu'il ne paie ni le temps,
ni les efforts dépensés par ces oiseaux carnassiers des champs de
massacre de la finance. A côté du bâtiment de la Bourse, à
l'intérieur de l'enceinte qui entoure l'esplanade, plantée de
marronniers rabougris, où s'élève le temple du Veau d'or, il y a
une autre Bourse, appelée la Bourse des " Pieds humides ".
Ce nom bizarre lui a été donné parce qu'elle se tient à ciel
ouvert, comme autrefois le marché des valeurs avant la construction
de l'édifice. Les " Pieds humides " sont des individus
dont on ne sait pas toujours d'où ils viennent et dont le passé, la
plupart du temps, est loin d'être irréprochable. Dans leurs
paletots usés et minables, leurs chapeaux roussis, crasseux, leurs
bottines éculées qui absorbent, les jours de pluie, plus d'eau que
leurs propriétaires, ils agiotent sur des valeurs dépréciées,
tombées de 1.000 et de 500 francs à 50 francs, et même à cinq
centimes – ainsi que les rois de la finance spéculent sur les
rentes d'Etat, les actions de chemins de fer, les actions
d'entreprises à gros dividendes. Les " Pieds humides "
vendent des titres de sociétés en faillite à des âmes simples qui
espèrent, contre toute vraisemblance, qu'ils remonteront un jour ;
plus souvent encore, ils les cèdent à des filous qui désirent
posséder un capital fictif pour éblouir les parents d'une héritière
dont ils veulent épouser la dot, ou pour échapper aux rigueurs de
la loi et masquer une banqueroute frauduleuse. Dans ce dernier cas,
ils se présentent comme les victimes innocentes d'une spéculation
qui a échoué. S'ils n'ont, au moment où il faut payer, pas un sou
en caisse pour satisfaire leurs créanciers, la faute en incombe à
cette opération financière manquée : ils ont acheté 500 francs
des actions – ils les ont en mains – qui ne valent plus que cinq
centimes. On ne trouve pas dans l'
Argent une description de
cette basse spéculation si intéressante et si caractéristique, qui
est pour ainsi dire le revers de la Bourse véritable ; nous ne
pouvons que le regretter, car la Bourse des " Pieds humides "
est une satire cinglante des rois de l'or. Mais Zola n'a pas la veine
satirique.
Les figures épisodiques du roman sont nombreuses et
intéressantes. Dejoie est le type du travailleur honnête qui a
épargné durant des années sou par sou pour amasser une dot à sa
fille ; après avoir obtenu un petit emploi grâce à Saccard, il le
sert avec dévouement, se sacrifie pour lui et lui demeure fidèle
alors que tous lui tournent le dos après sa chute : le krach de la
banque engloutit ses économies, fruit de toute une vie de peine et
de labeur. – La comtesse de Beauvilliers, qui affirme descendre des
Croisés, connaît les pires privations, aussi pauvre de santé que
d'argent ; elle confie à Saccard les derniers restes de sa fortune,
la dot de sa fille, et met dans la spéculation son dernier espoir de
redorer le blason de ses ancêtres. – Maugendre représente le
petit bourgeois retiré des affaires qui jouit d'une modeste aisance,
possède toutes les vertus petites-bourgeoises et une forte dose de
bon sens, hait l'engeance des spéculateurs, méprise le jeu et
cependant se laisse circonvenir et dépouiller complètement par
Saccard. – La noble et orgueilleuse baronne Sandorff, la femme d'un
conseiller d'ambassade, est prise dans les tenailles de la
spéculation auxquelles on n'échappe pas. Pour couvrir ses pertes à
la Bourse, elle se vend à un procureur général en voie de devenir
ministre ; elle devient la maîtresse de Saccard afin d'en tirer
d'utiles renseignements et jouer à coup sûr, finalement elle le
trompe lui aussi, fouille ses poches pendant son sommeil, court
rejoindre Gundermann pour lui révéler le secret qu'elle a
découvert. Elle espère obtenir une récompense convenable, car le
Juif lui a promis de lui donner un bon conseil au cas où elle lui
serait utile. Ce bon conseil ne se fait pas attendre :
Ecoutez-moi bien, lui dit Gundermann. Ne jouez pas, ne
jouez jamais. Ça vous rendra laide, c'est très vilain, une femme
qui joue.
Ces mots sont toute la récompense qu'elle obtient pour avoir
causé la perte de son amant, Toujours à l'affût de renseignements
boursiers, en proie à sa passion, elle tombe de plus en plus bas et
devient finalement la maîtresse de Jantrou, le journaliste de Bourse
corrompu et taré, qui la gifle et la bat comme une fille publique,
elle, la noble et très orgueilleuse baronne Sandorff. – Le
capitaine Chave joue à la Bourse avec la prudence d'un tacticien
consommé pour arrondir sa pension et pouvoir satisfaire ses vices de
vieux débauché. – Maxime, le fils aîné de Saccard, est un type
fin de siècle " très réussi ; il est élégant et soigné
comme une courtisane prodigue ; bien qu'il n'ait que vingt-six ans,
la vie l'a déjà épuisé, il est égoïste et avare dès qu'il
s'agit d'autrui, par contre il ne recule devant aucune dépense quand
sa précieuse personne est en jeu ; c'est un homme ennuyeux qui
regarde et observe sa vie ennuyeuse et n'est absorbé que par cette
contemplation. Il juge bien son père :
Voyez-vous, dit-il à madame Caroline, il faut comprendre
papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses
enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour
lui qu'après l'argent... Oh ! entendons-nous, il n'aime pas l'argent
en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non
! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe
quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents,
c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir,
de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang. Il nous
vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque
marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est
vraiment le poète du million, tellement l'argent le rend fou et
canaille, oh ! canaille dans le très grand !
J'omets toute une série de figures intéressantes, car je ne puis
ici suivre le roman page par page et l'analyser. Tous les personnages
sans exception sont pleins de vie et de mouvement. Zola les a
habilement liés à l'action principale, la spéculation de Saccard.
L'
Argent est un roman solidement charpenté.
Nous y trouvons, à côté de Saccard, une femme pleine de vigueur
et de placidité, madame Caroline. Elle vit dans un monde de filous
et d'escrocs, comme un lys grandi sur le fumier, sans perdre rien de
sa pureté originelle ; sa candeur la préserve, à chaque contact
malpropre, de toute souillure. Elle a été l'ange gardien et
l'intelligente amie de son frère, l'ingénieur Hamelin, un savant
mystique, qui a de grandes idées, mais a besoin d'un financier pour
les réaliser ; elle est la conseillère lucide, l'excellente
maîtresse de maison de Saccard, avec qui elle vit maritalement et
qu'elle admire pour sa flamme, son énergie, son talent
d'organisation, mais dont elle redoute les faiblesses morales et
surtout les emballements. Madame Caroline aide et défend tous ceux
qu'elle rencontre ; en même temps elle n'est ni ennuyeuse ni sotte,
elle se distingue ainsi très avantageusement de la multitude des
personnages bons et vertueux affligés d'habitude de ces deux défauts
dans les romans, en particulier ceux de notre auteur. Zola n'y a pas
manqué cette fois-ci encore en nous présentant le jeune ménage des
Jordan et il a su le rendre aussi insignifiant et niais que possible.
L'homme est un romancier vertueux qui, sans éprouver ni honte ni
dégoût, écrit dans le journal de Saccard ; on le paie pour cela et
sa vertu se déclare satisfaite. Quand le manque d'argent se fait
sentir, la femme, qui est d'une incroyable naïveté, s'exclame :
– Oui, va, ça marchera très bien !... Tu remontes
avec moi, n'est-ce pas ? Ce sera gentil, et nous achèterons, pour
demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j'en
ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard.
Ce merveilleux hareng saur et ces pommes de terre au lard ! Que
demander de plus comme réalisme et comme détail documentaire ?
Le monde décrit dans l'
Argent n'est pas beau ; on ne peut
pas cependant faire à Zola le même reproche qu'à Balzac, à savoir
d'avoir " rendu le laid plus laid encore ". La réalité,
ici, est beaucoup plus répugnante que toutes les descriptions faites
par Zola avec leurs détails scatologiques et leurs fautes de goût.
La réalité dépasse en horreur les plus horribles tableaux. Est-ce
le désir de se faire accepter par l'Académie ou le caractère
spécial du thème traité qui a influencé l'auteur? L'
Argent
ne contient aucun de ces passages inutilement orduriers que Zola
introduit avec tant de plaisir dans son œuvre. La scène où le
procureur général Delcambre surprend sa maîtresse, la baronne
Sandorff, en flagrant délit avec Saccard, est, certes, osée, mais
elle est vraie, et il était nécessaire de l'esquisser à grands
traits pour faire pleinement ressortir le caractère des trois
personnages. Balzac et Zola n'ont pas essayé d'éviter la
représentation du laid qui se trouve dans la vie, mais Zola se plaît
vraiment aux descriptions superflues et détaillées de choses
dégoûtantes et ignobles, et ces descriptions ont contribué au
succès de ses romans. Sans doute, il le cède sous ce rapport à
Henry Monnier qui, pour rendre toute l'ignominie de la réalité, a
eu recours non pas au roman, mais à de courtes scènes dialoguées.
Le lecteur n'aurait pas supporté de descriptions plus longues !
Ce qu'on peut, ce qu'on doit reprocher à Zola, c'est qu'il
dépeint sans esprit, sans satire et sans humour ce qu'il prétend
être la réalité. Il écrit ennuyeusement, il n'est pas emporté
par son œuvre, c'est plutôt un artisan consciencieux attelé à une
tâche qui ne l'intéresse pas spécialement.
Le rire et l'ironie n'égaient jamais les pages de Zola ; pourtant
l'homme civilisé rit, même quand il vit dans la pourriture et dans
la douleur. La sottise humaine a beau être incommensurable, la
bouche de l'imbécile le plus complet laisse échapper parfois
quelques traits brillants qui révèlent l'esprit. Le monde de la
Bourse est composé d'un ramassis d'individus venus de toutes les
classes sociales, de tous les coins de la terre. Parmi eux se
rencontrent des gens spirituels, des sceptiques – des sceptiques il
est vrai très superstitieux, – qui sont plus rusés que des
renards, savent se tirer avec humour des situations les plus
difficiles et qu'on appelle des " débrouillards ". Zola ne
connaît pas ces gens-là : lui qui, pourtant, veut être très
documenté, ne se sert pas une fois du mot si expressif de "
débrouillard ".
Parmi eux se rencontrent souvent des personnalités intelligentes
et très cultivées que leur vie désordonnée – à laquelle
correspond souvent un extérieur bohème – a dégradées
moralement. Dans leurs rangs se recrutent des écrivains qui écrivent
sur la Bourse et pour la Bourse. Il suffit de lire les bulletins de
Bourse et les revues financières pour reconnaître et apprécier
leur brio et leur talent ; ils savent animer leur sujet et lui donner
des couleurs poétiques. Comme l'a déjà remarqué Charles Fourier,
la langue de la Bourse est poétique et très imagée, elle insuffle
la vie aux valeurs boursières, elle les dote de tous les sentiments
que les variations des cours font naître dans l'âme du spéculateur.
Les valeurs (le Bourse sont plus sensibles que le mimosa ; dès
l'apparition du moindre nuage, elles se recroquevillent, elles
languissent, elles s'étiolent, se flétrissent, se cachent effrayées
et tombent ; mais dès le premier rayon de soleil, elles se raniment,
s'épanouissent, prêtes à la lutte, se redressent, pour recevoir le
prix de la victoire.
Zola n'a rien remarqué de tout cela et ses personnages sont
monotones
[15].
La philosophie est le propre de l'homme et la joie de son esprit.
L'écrivain qui ne philosophe pas n'est qu'un artisan. Le naturalisme
qui correspond, en littérature, à l'impressionnisme en peinture,
interdit les raisonnements et les généralisations. Selon cette
théorie, l'écrivain doit demeurer complètement passif, enregistrer
la sensation et la rendre, sans aller au delà, il ne doit pas
analyser la cause du phénomène, de l'événement, ni en annoncer
les conséquences ; son idéal est (le ressembler à une plaque
photographique. Cette méthode purement mécanique de reproduire la
vie dans l'art est très facile ; elle n'exige aucune étude
préalable et ne demande qu'une faible dépense d'énergie
intellectuelle. Mais si le cerveau, qui joue le rôle de plaque
photographique, n'est ni très sensible ni très vaste, on risque de
n'obtenir qu'une image imparfaite, incomplète, plus éloignée de la
réalité que le tableau créé par la fantaisie la plus effrénée.
Leur méthode prouve seulement que les écrivains naturalistes ont
peu de facultés intellectuelles.
Balzac philosophait à tout propos et à propos de tout ; il
allait parfois si loin qu'il bourrait ses œuvres de considérations
générales et les rendait ainsi indigestes. C'était un penseur
profond, qui prêtait son esprit et sa richesse de pensée à ses
personnages.
La Peau de chagrin, qui ne compte pas pourtant
parmi ses meilleures œuvres, contient une suite de conversations
endiablées entre journalistes, politiciens, artistes et courtisanes,
où il expose sur la société, les mœurs et la politique des idées
plus profondes que n'en contient toute notre presse moderne. Zola
philosophe habituellement assez peu. Dans l'Argent, il a
exceptionnellement mis dans la bouche de deux personnages, Saccard et
Sigismond Busch, des considérations générales, – le sujet l'y
obligeait, – mais ni l'un ni l'autre ne nous en imposent par leur
philosophie.
Saccard est un homme ordinaire. Il a eu une vie très agitée,
pleine de vicissitudes ; il a vu beaucoup d'hommes et beaucoup de
choses, traversé les situations les plus diverses, il a été tour à
tour riche et pauvre ; il a éprouvé les sensations les plus
contradictoires, l'ivresse du combat et de la victoire, le
découragement momentané de la défaite, l'aiguillon de l'orgueil
condamné à l'impuissance ; il a été divinisé et méprisé. Son
cerveau aurait dû emmagasiner une foule d'observations et de
pensées, son cœur aurait dû déborder de mépris et de sarcasmes
pour l'humanité.
Sigismond Busch est une intelligence, un homme surexcité par la
maladie, un socialiste imbu, Zola nous l'affirme, de la savante et
puissante théorie de Karl Marx. On pourrait donc supposer qu'il
connaît à fond le monde de la finance et l'économie capitaliste,
qu'il comprend le développement de la société et la nécessité de
sa transformation. Lui et Saccard auraient pu jouer à merveille,
étant donné la trame du roman, le rôle de penseurs : l'un
envisageant la société moderne du point de vue capitaliste, l'autre
du point de vue socialiste. Mais au lieu d'exprimer des pensées
profondes, ils ne se livrent qu'à un vain bavardage. Cela ne suffit
pas à Zola qui fait répéter par madame Caroline ce qu'a déjà dit
Saccard. Madame Caroline est une femme
d'une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps,
autrefois, à brûler de connaître le vaste monde et à prendre
parti dans les querelles des philosophes.
S'efforcer de connaître le monde signifie donc pour Zola perdre
son temps ! L'écrivain ne voit pas qu'avec une pareille conception
il met l'ignorance au-dessus de la science et donne à la sottise le
pas sur la raison.
Saccard parle beaucoup et longuement : cela répond non seulement
à son tempérament méridional, mais encore à la manière de Zola
qui préfère le monologue au dialogue. Saccard se plaît de temps à
temps à proférer des axiomes : ainsi, quand il s'agit de publicité,
il déclare sentencieusement que "
tout bruit était bon, en
tant que bruit ". Il veut qu'on amuse le public et conseille
à Jantrou d'égayer son bulletin de Bourse par des calembours. Zola
aurait pu rendre plus intéressante la nullité intellectuelle de ces
boursiers en leur mettant dans la bouche les sentences et les idées
qui leur sont habituelles. Leur nullité serait alors devenue une
particularité caractéristique, et le lecteur aurait pu apprécier
ainsi l'intelligence des capitalistes. Il n'y pense pas. Saccard
développe seulement une théorie, la théorie du jeu, de la
spéculation :
Il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de
loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas.
C'est ce qui enflamme la cupidité du bourgeois et fait qu'il se
sépare de son cher argent et le confie aux aigrefins et aux escrocs
de la finance. De même que les enfants ne seraient pas créés sans
la luxure, il serait impossible de réunir les capitaux gigantesques,
nécessaires au développement économique et culturel, sans la
spéculation et les passions qu'elle allume, passions qui s'emparent
des hommes et les grisent. L'argent, cette ordure, devient le fumier
où poussent les fleurs de la civilisation ; s'il corrompt tout, il
donne au vice un parfum agréable, les coquettes et leurs pitoyables
amis sont les créatures les plus odorantes du monde ; l'argent
permet aux bonnes âmes, comme la princesse d'Orviedo, dont le mari
s'est enrichi par des spéculations honteuses, d'accomplir des actes
charitables, de placer des enfants pauvres et malades dans de
magnifiques maisons et de leur donner des chemises et des douceurs.
Telles sont, brièvement résumées, les pensées profondes
qu'exprime le héros de Zola, pensées répétées par Caroline et
que Zola ressasse plusieurs fois à plaisir, comme pour souligner la
pauvreté d'idées de son œuvre.
Sigismond Busch est encore plus bavard que Saccard. Il peut donc
dire plus de bêtises et il n'y manque pas. Zola a sans doute voulu
le représenter comme un homme extraordinaire :
Outre le français, sa langue maternelle, il parlait
l'anglais, l'allemand et le russe.
En effet, pour le Français qui ne connaît que sa langue
maternelle, on est un homme extraordinaire dès qu'on en comprend
plusieurs.
En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était
devenu le rédacteur le plus aimé de sa "Nouvelle Gazette
rhénane" ; et, dès ce moment, sa religion s'était fixée, il
professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de
sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation sociale,
qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles.
Sigismond Busch correspond régulièrement avec son maître dont
il étudie avec une ardeur passionnée les œuvres, surtout le
Capital qu'il appelle sa bible. Relevons ici une erreur
amusante de Zola. Pour paraître documenté à tout prix, il assure
le lecteur que le
Capital est imprimé en lettres gothiques,
alors que les quatre éditions allemandes sont toutes en caractères
latins.
Sigismond Busch, le disciple de Marx, a évidemment aussi peu lu
le
Capital que Zola l'a feuilleté. Si pourtant, contre toute
vraisemblance, il l'a lu, il n'a profité que fort peu de sa lecture.
Il exprime bien quelques idées sur la concentration des richesses et
le rôle des spéculateurs de Bourse,
car l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce que vous
faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié en
détail les petits.
Il dit que l'argent cessera de servir à la répartition des
produits, comme cela se passe déjà dans l'économie familiale. Mais
aujourd'hui ce sont là des lieux communs du socialisme, à ce point
rebattus depuis dix ans qu'ils ont fait leur chemin dans les cerveaux
obtus des philistins et qu'ils sont répétés même par les
anarchistes.
Ces idées sont raisonnables ; elles ne pouvaient donc suffire à
Zola pour faire de Sigismond Busch un socialiste. Il a trouvé
nécessaire de mettre dans la bouche de ce prétendu disciple de Marx
les erreurs de Proudhon que Marx a précisément combattues ; ce
lecteur assidu du
Capital voit, de même que Proudhon, le
signe de la disparition de l'argent dans la baisse du taux de
l'intérêt, ce qui prouve seulement l'augmentation de la masse
d'argent en circulation. Ce socialiste scientifique est rempli de
contradictions dont son papa Zola n'a aucune idée. Il explique
comment Marx et Engels ont démontré péremptoirement que la société
contemporaine crée dans son sein les éléments matériels et
spirituels pour l'édification de la société communiste de
l'avenir. En même temps, il passe ses nuits et use ses forces à
imaginer comment sera organisée la société future et comment elle
fonctionnera ; il s'efforce de découvrir dans le cœur humain les
mobiles qui remplaceront l'égoïsme, créé et développé par la
concurrence, ce moteur du progrès dans la société capitaliste.
Busch est un idéaliste typique qui ne se doute même pas que
Marx, disciple de Hegel, était convaincu du développement
dialectique des principes prétendus immuables, qu'il avait dépassé
son maître et montré comment l'apparition et la transformation de
ces principes dans le cerveau humain étaient étroitement liées au
développement des rapports économiques. Mais Busch affirme que la
nouvelle organisation sociale reposera sur les principes immuables de
la justice et des droits reconnus et rendus à chacun ! Prenant pour
modèle Karl Marx
avec lequel il était en continuelle correspondance, il
épuisait ses jours à étudier cette organisation, modifiant,
améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant
de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'échafaudage
compliqué de l'universel bonheur.
En un mot, Busch est un cerveau confus et embrouillé, qui se
raccroche aux utopies phalanstériennes et icariennes de 1848 ; Zola
le représente comme un penseur scientifique, le disciple préféré
de Marx. Or, Marx était fermement convaincu qu'il est vain de
vouloir monter de toutes pièces une société, de même qu'il est
impossible de créer un animal : ce sont les rapports économiques
qui créent et développent les formes sociales qui y correspondent.
Zola semble croire que Marx est un inventeur de romans. Le "
socialiste e Sigismond Busch gâte le roman de Zola, il est le
produit d'une fantaisie brumeuse.
Une œuvre comme l'
Argent, qui s'élève tellement
au-dessus des romans habituels et qui se propose de représenter et
d'analyser les phénomènes sociaux, aurait dû exprimer une certaine
conception de la société. Il n'en est rien.
L'
Argent n'aura pas le même succès que
Nana et que
l'
Assommoir, car l'œuvre n'attirera que les lecteurs qui
veulent connaître le monde de la Bourse. Tant pis pour le grand
public s'il ne sait pas apprécier ce roman à sa valeur !
De nos jours on parle tant d'un renouveau de la littérature que
quiconque se met en tête d'écrire des romans ou des vers s'imagine
naïvement fonder une nouvelle tendance, une nouvelle école. Aussi
peut-on poser les questions suivantes :
Le roman à la manière de Zola
[16]
constitue-t-il la suprême tentative faite par des écrivains
bourgeois (le renouveler et de rajeunir le roman ? Ou bien ces
écrivains sont-ils condamnés à fouler encore la voie tracée par
leurs prédécesseurs, à reprendre les vieilles formules avec
quelques changements de détail, en les adaptant aux exigences (lu
temps, et à s'en servir ainsi, jusqu'à ce que le roman, comme
genre, s'épuise, qu'il ait fait son temps et disparaisse, comme ont
disparu la tragédie classique et l'épopée ?
Dans un prochain article (*) j'essaierai de répondre à ces
questions.
LAFARGUE : " L'Argent " de Zola. Die Neue Zeit,
1891-92. T. I
(*) Cet article n'a pas été retrouvé.
|
Laura (Marx) et Paul Lafargue |
Notes
[1]
L'entortillement du style est allé si loin que Goncourt lui-même
s'est vu obligé de protester. " C'est mal écrit ",
dit-i1, " quand on emploie deux de qui se régissent ; exemple,
la fameuse phrase faisant le désespoir de Flaubert : une couronne de
fleurs d'orangers. C'est mal écrit lorsqu'on place assez près de
l'autre, dans une phrase, deux mots commençant par la même syllabe.
On a été plus loin, on a déclaré qu'on ne pouvait pas commencer
une phrase par un monosyllabe : ces deux pauvres petites lettres ne
pouvant servir de fondation à une grande phrase, à une période ".
Journal des Goncourt, tome V.
[2]
Balzac, qui était un élève du grand naturaliste Geoffroy
Saint-Hilaire, et s'appelait lui-même " simple docteur en
médecine sociale ", dit, dans 1' " Avant-propos " de
la Comédie humaine, qu'il se propose d'écrire unie histoire
naturelle de la société. A la fin du siècle dernier, le fécond
romancier Restif de la Bretonne voulait donner " un utile
supplément à l'Histoire naturelle de Buffon ". Il ne parlait
pas seulement du roman expérimental, mais se livrait réellement à
des expériences. " Ainsi ", écrivait-il, " quelque
amusement que je prisse, quelques licences que je me donnasse, je ne
perdais jamais mon temps : ma consolation, après une sottise, une
école, c'était : " Cela m'instruit ; j'en profiterai, puisque
j'écris pour instruire les autres à mes dépens ". [Monsieur
Nicolas, t. I]
Restif de la Bretonne poussait le réalisme si loin qu'il insérait
dans ses romans des lettres d'amour, réponses à de tendres épîtres
écrites par lui pour obtenir des " documents humains ",
selon l'expression de la nouvelle école. Déjà, au XVIIIe siècle,
Crébillon a formulé la théorie du roman expérimental et
naturaliste que Zola croit avoir inventée. Il dit dans les
Egarements du cœur et de l'esprit :
" Le Roman, si méprisé des personnes sensées, et
souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres
qu'on pourrait rendre le plus utile, s'il était bien manié, si, au
lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros
dont les caractères et les aventures sont toujours hors du
vraisemblable, on le rendait, comme la Comédie, le tableau de la vie
humaine... L'homme, enfin, verrait l'homme tel qu'il est ; on
l'éblouirait moins, mais on l'instruirait davantage. " [Œuvres,
1772, t. I]
[3]
L'Assommoir traite de l'alcoolisme héréditaire. Le héros du roman,
couvreur de son métier, est un excellent ouvrier, honnête homme,
bon époux et bon père, mais le besoin de la boisson couve en lui.
Il le sait et il évite avec le plus grand soin toute occasion qui
pourrait développer ce penchant funeste ; il ne fréquente jamais
les marchands de vin, sa vie est exemplaire. Mais voici qu'il lui
arrive un de ces accidents, si fréquents dans son métier : en
voulant regarder sa petite fille, il glisse d'un toit et se casse la
jambe. Pendant le loisir forcé qui est la conséquence de sa chute,
il commence, pour tuer le temps, à fréquenter les marchands de vin
; la passion qui dormait en lui se développe soudain avec une
violence brutale et irrésistible ; il devient un ivrogne de la plus
basse espèce. C'est un peu tiré par les cheveux, mais non
impossible.
Pourtant, lorsqu'on se donne pour un observateur, on devrait faire
d'autres observations. L'alcool est devenu pour la classe ouvrière
moderne une nécessité ; dans les centres industriels, sa
consommation croît parallèlement au développement industriel. La
production capitaliste contraint l'ouvrier à rechercher dans
l'alcool une excitation artificielle et temporaire et un fortifiant.
La nature de certains travaux rend nécessaire l'absorption de
l'alcool par les ouvriers qui s'y adonnent. D'autres circonstances
poussent diverses catégories de travailleurs à la boisson. Ainsi,
les couvreurs, les typographes, les peintres en bâtiment sont
embauchés chez nous, non pas à la semaine, mais à la journée, à
la demi-journée et même à l'heure. La plupart du temps, c'est un
heureux hasard qui leur apporte du travail, et cet heureux hasard,
ils l'attendent forcément dans certains débits de boissons : on les
y a retape s, c'est-à-dire qu'on leur donne à crédit des aliments
et des boissons ; on leur avance même de l'argent. Les visites
involontaires que les ouvriers de ces catégories doivent rendre aux
gargotiers expliquent si bien pourquoi le goût de la boisson se
développe chez eux qu'il n'est vraiment pas nécessaire d'avoir
recours à un accident. Si Zola avait dépeint les circonstances dans
lesquelles les couvreurs et d'autres ouvriers doivent chercher du
travail et sont embauchés, s'il avait montré les causes extérieure
qui poussent son héros à boire, il aurait donné à l'Assommoir une
portée sociale que cette œuvre n'a pas.
Bien plus, l'Assommoir doit être considéré comme une mauvaise
action. Publié quelques années après la Commune, à l'époque de
la pire réaction, alors que la forme républicaine de l'Etat était
encore mise en question, ce roman fut très favorablement accueilli
par les réactionnaires. II leur plut d'assurer son succès, car ils
étaient très heureux de voir représenter la classe ouvrière,
devant laquelle ils avaient tremblé, sous l aspect de dégoûtants
ivrognes. Quand Zola, dans Pot-Bouille, étala toute la boue de la
société bourgeoise, les mêmes éléments qui avaient salué avec
enthousiasme l'Assommoir furent saisis d'une indignation morale et
esthétique, ils hurlèrent sur tous les tons que ce roman était une
profanation de l'art. Ils s'étaient profondément réjouis quand la
classe ouvrière avait été couverte de boue, mais ils ne voulaient
naturellement rien savoir d'une description fidèle des mœurs de la
bourgeoisie.
[4]
On peut voir clairement dans l'Assommoir comment Zola compose ses
romans. L'auteur a ramassé dans des journaux et des œuvres diverses
les locutions employées par les couches les plus basses de la
population ; pour les mettre en valeur, il arrange des scènes
entières. L'Assommoir n'est pas le fruit d'observations directes ;
le roman est bien plutôt écrit pour pouvoir longuement reproduire
le parler des ouvriers parisiens.
[5]
Zola dit, dans son livre sur le "Roman expérimental",
" que les romanciers naturalistes observent et
expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se
placent en face des vérités mal connues, des phénomènes
inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille
brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une
expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres ".
Cette phrase contient un triple galimatias. Comment peut-on se
trouver en face d'une vérité qui n'a ni queue ni tête, ni face ni
derrière ? Que peut bien être une idée expérimentale ? Peut-être
l'idée de faire une expérience ? Et quel est le romancier qui n'a
jamais institué une expérience sur un être humain ? Tout au plus
Restif de la Bretonne qui instituait des expériences sur sa propre
personne, ce dont s'est bien gardé Zola, qui mène la vie
petite-bourgeoise la plus tranquille et la plus plate qu'on puisse
imaginer.
Dans son roman l'Argent, Zola critique avec raison
"ces
récréations psychologiques qui tendent à remplacer le piano et la
tapisserie ", et que l'élégant Bourget, le psychologue
favori des dames de la bourgeoisie, a mises à la mode.
Madame Caroline, lit-on au même endroit,
" était
femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans
s'épuiser à tâcher de s'en expliquer les mille causes complexes.
Pour elle, dans ce dévidage du cœur et de la cervelle, dans cette
analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n'y avait qu'une
distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans
enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des
excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l'âme les
appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge
". [T. I]
Zola met ici sa propre philosophie dans la bouche de Madame
Caroline. Comme lui, elle confond le bavardage sentimental des
mondaines sur leurs agréables faiblesses, bavardage qui se donne
pour de la psychologie, avec l'étude des causes complexes des
phénomènes.
[6]
[Le Roman expérimental]
[7]
Un romancier belge, Camille Lemonnier, qui, avec une virtuosité
particulière, maltraite, disloque et estropie la langue française,
vient de tirer un drame en quatre actes de son roman, Un Mâle, qui
avait obtenu un grand succès. Ce roman relate l'histoire des amours
d'un braconnier ; il a dû être pénible à l'auteur de prendre pour
héros un outlaw, un hors-la-loi, qui, poussé par une passion
violente, mène une lutte acharnée contre les autorités et contre
la propriété. Le braconnier symbolise l'homme de la nature. Pour
animer son drame et lui donner un ton plus joyeux – les écrivains
modernes sont tristes comme des pleureuses orientales – l'auteur a
introduit une scène d'Henry Monnier dans laquelle deux paysans
discutent sur le prix d'une vache et essaient de se tromper
mutuellement. La scène fit rire. Lemonnier regretta de l'avoir
introduite dans son drame. Il s'éleva contre l'accueil que lui avait
réservé le public et écrivit ces lignes, caractéristiques pour la
nouvelle école littéraire :
" C'est une concession à la mode actuelle, au goût du
public pour ce qui est matériel, pour l'action pleine de mouvement
et de bruit... Cette action demeure, à mon sens, le point faible de
la pièce, car elle trouble l'harmonie entre la terre et la créature.
Il a fallu pourtant se résigner à l'action, dans l'espoir de temps
meilleurs où il sera possible d'écrire une pièce sans action,
faite uniquement de nuances, de tableaux, du déroulement rapide des
sentiments et des pensées, une pièce qui représente la vie simple
et une, sans toutes les complications que nous jugeons indispensable
d'apporter. "
[8]
Nous citons ici le plagiat découvert par Brunetière, parce qu'il
est caractéristique. On lit dans Nana :
D'autres fois, il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir
parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec
les dents, en se traînant sur les mains et les genoux.
Rapporte,
César !... Attends, je vais te régaler, si tu flânes !... Très
bien, César ! Obéissant ! Gentil !... Fais le beau !
Et lui
aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d'être une brute. Il
aspirait encore à descendre, il criait:
Tape plus fort... Hou !
hou ! je suis enragé, tape donc ! "
Dans l'ouvrage célèbre
de Thomas Otway : Venise sauvée, le sénateur Antonio est l'amant
d'une courtisane appelée Aquilina.
Et il gamine ; elle le chasse,
elle l'appelle idiot, brute ; elle lui dit qu'il n'y a rien de bon en
lui que son argent...
Alors, je serai un chien ?
Un chien,
Monseigneur !...
Là-dessus, il se met sous la table et aboie.
Ah
! vous mordez, eh bien vous aurez des coups de pied.
Va, de tout
mon cœur. Des coups de pied, des coups de pied, maintenant que je
suis sous la table. Encore des coups de pied. Plus tort, encore plus
fort. Ouah, ouah, rro, rro. "
Zola n'a pas trouvé ce trait de soumission canine dans la lecture
de l'œuvre d'Otway, mais dans l'Histoire de la littérature
anglaise, de Taine. [Tome III]
[9]
Les Goncourt rapportent dans leur Journal cet aveu de Tourgueniev,
qui caractérise admirablement ce représentant littéraire d'une
époque d'énergie :
" Et comme, Flaubert et moi, contestons pour des lettrés
l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, dans un geste
qui laisse tomber ses bras à terre :
" Moi, ma vie est
saturée de féminité. Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit au
monde qui ait pu me tenir lieu et place de la femme... Comment
exprimer cela ? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un
certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein ?...
Tenez, j'ai eu, tout jeune homme, une maîtresse, une meunière des
environs de Saint-Pétersbourg, que je voyais dans mes chasses. Elle
était charmante, toute blanche, avec un trait dans l'œil, ce qui
est assez commun chez nous. Elle ne voulait rien accepter de moi.
Cependant, un jour, elle me dit :
– Il faut que vous me fassiez
un cadeau.
– Qu'est-ce que vous voulez ?
– Rapportez-moi de
Saint-Pétersbourg un savon parfumé.
Je lui apporte le savon.
Elle le prend, disparaît, revient les joues roses d'émotion, et
murmure, en me tendant ses mains, gentiment odorantes :
–
Embrassez-moi les mains, comme vous embrassez, dans les talons, les
mains des dames de Saint-Pétersbourg.
Je me jetai à ses
genoux... et, vous savez, il n'y a pas un instant dans ma vie qui
vaille celui-là. "
[GONCOURT : Journal, tome V]
[10]
[" Il vit le monde comme il est : les lois et la morale
impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l'ultima ratio
mundi. " BALZAC : le Père Goriot, Œuvres, t. IX]
[11]
[BALZAC : Illusions perdues, Œuvres t. VIII]
[12]
Il n'y a pas longtemps, Portalis, rédacteur en chef du XIXe Siècle,
journal parisien sérieux, qui compte parmi ses collaborateurs des
députés et des conseillers municipaux, Marinoni, l'administrateur
du Petit Journal, et Charles Laurent, conseiller municipal de Paris
et rédacteur en chef du Jour, ont lavé leur linge sale en public.
Dans leurs journaux et sur des affiches apposées à Paris et en
province, ils se sont mutuellement traités de voleurs, de
fripouilles, de valets à gages de la finance. Cette boue, lancée à
pleines mains, n'a suscité aucune indignation parmi les autres
journalistes ; ils tremblaient à la pensée d'être impliqués dans
la dispute des trois énergumènes, car ils craignaient des
révélations du même genre sur leur propre compte. Le Petit
Journal, qui, preuves à l'appui, avait montré que Portalis avait
escroqué et extorqué plusieurs centaines de milliers de francs à
Secrétan, hommes d'affaires du trust du cuivre, réclama son
exclusion du syndicat des journalistes. " Je parie qu'ils ne le
feront pas ", répondit seulement Portalis. Bien qu'il ait été
stigmatisé et démasqué publiquement, il appartient aujourd'hui
encore à la noble confrérie susnommée et entretient des rapports
confraternels et amicaux avec les autres journalistes parisiens. "
Qui se ressemble s'assemble ", dit un proverbe.
[13]
Au mois de mai dernier, le gouvernement se vit obligé de faire une
légère concession à l'opinion publique et consentit à intenter
des poursuites judiciaires aux administrateurs de Panama qui avaient
soutiré aux petits épargnants un milliard cinq cents millions de
francs. Le député Delahaye, qui avait attaqué la compagnie au
Palais-Bourbon en l'accusant de ne pouvoir justifier ses dépenses
que pour six cents millions de francs seulement, les neuf cents
autres millions ayant été dilapidés ou volés, déclara à un
reporter de l'Eclair : " Monsieur Ferdinand de Lesseps a si bien
fait du Parlement, de la presse et de l'Académie ses complices qu'il
s'est assuré contre toute poursuite judiciaire. Personne ne se
risquera à lui mettre la main au collet ". Lesseps avait acheté
tout le monde, aussi l'a-t-on surnommé le " grand Français ".
L'instruction, ouverte par le Parquet, traîna en longueur. Lesseps,
ses fils et ses complices jouissent, dans une paix bien méritée,
des millions qu'ils ont si péniblement et si honorablement gagnés.
[14]
Jantrou, le journaliste au service de la finance qui apparaît dans
l'Argent,
" avait fait tatouer ces mots : Achetez de
l'Universelle
, aux petits coins les plus secrets et les plus
délicats des dames aimables, en les lançant dans la circulation ".
[T. II]
[15]
Paul Alexis est un ami dangereux. Comme on reprochait à Zola d'avoir
privé de tout esprit les artistes qu'il mettait en scène dans son
roman
l'Œuvre, Paul Alexis, qui écrivait dans le
Cri du
peuple sous le pseudonyme de Trublot, voulut venger l'honneur de
son idole et fit cette réponse :
" Croit-on vraiment que les
artistes et les écrivains aient tant d'esprit et d'humour ?
Prenez-moi comme exemple. Je ne suis pas amusant ni spirituel tous
les jours ! " L'élève fait penser à son maître...
[16]
Zola ne sait pas à quel genre appartiennent ses meilleurs romans :
Germinal, la Terre, Au Bonheur des dames, Pot-Bouille, l'Argent.
Il emploie tour à tour les termes : " naturaliste ", "
réaliste ", " expérimental " et " documentaire
". Ces désignations ne sont pas suffisamment précises, elles
peuvent s'appliquer à des romans qui ne ressemblent en rien à ceux
de Zola.