« Les langues populaires nous sont
devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris
leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des
écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon “Donnez de l’argent”, on
le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les
maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il
faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. »
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues
« Pour
la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s’en remettait
uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait
nécessairement résulter de l’action et de la discussion […]. Et Marx avait
raison » (Engels, in Préface pour l’édition allemande de 1890 du Manifeste).
Il n’existe pratiquement plus de lieux où discuter
librement. Les lieux officiels des médias sont réservés aux élites vendues (TV
et presse). L’apparente liberté du web ets un foutoir généralisé et les
commentaires au bas des articles de la presse numérique ne sont qu’une litanie
de récriminations et de propos poubelle. Le tweet est comme les autres
« réseaux sociaux » un réservoir à pensée impulsive, épileptique et
émotive. Ce n’est ni à l’école ni chez les parents que les jeunes peuvent
échanger des conversations qui s’élèvent au-dessus des intérêts personnels, de
clans ou de catégories d’âge.
Les réunions publiques des partis officiels de gouvernement
jusqu’aux cénacles gauchistes et anarchistes n’attirent plus que les soldats du
bulletin de vote ad hoc. Les quelques réunions des groupes maximalistes
révolutionnaires ont quasiment disparu de l’agenda. Le lieu des grèves est
propice à brûler des pneus, disputailler sur les chances de reprise de
l’entreprise par tel ou tel patron, sur le choix d’obéir à tel ou tel syndicat
mais il est impossible d’y discuter de la société en général et surtout de
l’avenir de l’humanité. C’est hors sujet dans la politique de l’autruche
trade-unioniste.
Le grand bazar des indignés a pu laisser croire à
une renaissance de la parole publique mais s’est vite dissous en bavardages et
singeries gestuelles d’étudiants ignares. A l’avenir renaîtront de véritables
lieux de discussion publique et politique, mais pour l’heure bernique.
Café-philo :
Le café-philo, né en 1992 à Paris, a fait des
émules un peu partout dans le monde ; il s’est surtout développé au cours
des années 1990. Il connait actuellement un honorable rythme de croisière sans
bouleverser la bonne conscience dominante. Alors Agora libertaire ou angora
démocrate hypocrite ? En tout cas il y a du monde lors des réunions de
café-philo ; une bonne cinquantaine de personnes ce soir-là au fond de la
librairie, plusieurs jeunes étudiants, des hommes âgés et une majorité de
femmes de tout âge.
L’ex-prof de philo qui présente l’exposé à Calais,
au fameux lieu culturel Le Channel, avait agréé à la demande d’un participant
de traiter de l’aride question de la « propriété privée » ;
icelui reprécisait d’entrée « l’opposition entre travail et
propriété », angle de vue qui aurait pu être intéressant mais ne fût pas
vraiment traité.
La conférencière commença par les lieux les plus
communs enseignés à l’école bourgeoise. La propriété dit-elle est ce qui est
propre à quelqu’un, « qui n’appartient qu’à soi ». La notion de privé
s’inscrit naturellement dans celle de propriété.
Or en fait, ajouta-t-elle, rien n’est à personne.
La notion de propriété est un objet de conflit et de polémique, car elle
signifie « être maître de quelque chose », « posséder un
avantage sur les autres ». Ambivalence du terme : possédants possédés
ou possédés possédants ?
Elle se livra ensuite à une analyse à partir des
affirmations de Rousseau utilisant à plusieurs reprises deux de ses célèbres
formules :
-
« que l’homme est né égal et bon, et que c’est la société qui le
corrompt».
-
« Le
premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire,
fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables:
Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les
fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ».
Après
avoir évoqué la célèbre formule de Proudhon (« La propriété c’est le
vol »), elle revint aux temps primitifs de l’humanité pour décrire la spoliation
des terres, en fonction des besoins des hommes (culture, élevage, etc.).
L’appropriation de la terre découla de son exploitation. Dans la nature la
propriété est légitime mais la propriété peut empiéter sur la part du voisin.
L’invention,
l’apparition de la monnaie change tout. Avec l’argent la propriété va se
libérer de ses limites naturelles :
-
Appât du gain
-
Moyen de s’enrichir.
Dans la
nature on avait tous la même chose ( ?), il y avait égalité ( ?) mais
ce n’est plus le cas avec l’argent, nous assure la dame. La propriété est un
mode raisonnable en soi (sic ?)sauf pour ceux qui s’enrichissent au-delà
de leurs besoins.
Un homme
aux cheveux blancs posa la question de la propriété comme rétribution d’un
travail, bien qu’il ait vécu ses dernières années au boulot considéré comme
« improductif » pour son travail dématérialisé ! Il polémiqua
brièvement avec un autre lui disant qu’il préférait mettre le feu à sa maison
que d’en faire profiter quiconque ou l’Etat. Je remarquai alors :
« voyez ce monsieur est l’illustration parfaite de l’autodestruction de la
propriété » !
Personne ne rit. Les visages restaient tendus.
Peu participèrent. Notre philosophe en retraite philosopha ensuite quelque peu
sur les besoins naturels des hommes mais pour considérer que la propriété
privée avait été « actée » dans l’histoire. Puis elle cita à nouveau
Rousseau expliquant les inégalités : « La famille est donc si l'on veut le premier
modèle des sociétés politiques; le chef est l'image du père, le peuple est
l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté
que pour leur utilité ». (Du contrat social)
Evidemment
lorsque j’intervins ce fut pour commencer par l’adage : « on n’a
jamais vu un corbillard avec un coffre-fort » et j’ai félicité la conférencière
d’avoir commencé son exposé en soulignant la notion de pouvoir qu’implique la
propriété, et de pouvoir prévalant sur les autres humains. La propriété c’est
de la foutaise, le prolétaire possédant comme le capitaliste paye des traites
de toutes sortes pour ce qu’il possède en plus ou moins grande quantité. J’ai
proposé que la réunion traite la question sous l’angle « propriété et
violence » car selon les meilleurs anthropologues modernes (quoique je
n’aie pas la culture anthropologique d’un Paul Bastos) la violence interhumaine
apparaît surtout au moment de l’institution de la propriété privée, et Rousseau
a plutôt raison lorsqu’il constate que naturellement l’homme éprouve de
l’empathie pour l’homme. Question importante face à la bourgeoisie moderne qui
a réinventé la notion de propriété comme un « droit naturel »,
presque instinctif et qui serait inscrit dans nos gênes. Question importante
contre tous ces philosophes de merde qui ont prétendu qu’il existait une nature humaine bien définie ; et j’ai
rappelé au passage que Engels, dans « L’origine de la propriété
privée… » signalait que la jalousie par exemple n’avait pas toujours
existé. (j’ai encouragé mes auditeurs à lire Engels mais aussi la contribution
de Darmangeat).
La
conférencière abonda dans mon sens sur le phénomène de la violence qui
accompagne l’institution de la propriété mais sans plus, se servant surtout de
quelques remarques secondaires des présents pour revenir à son chouchou
Rousseau dont elle lisait d’autres passages, au bord des larmes, avec des
hochements de tête compatissants des dames du premier rang.
Je
jugeai bon de relativiser le génie de Rousseau. Il n’y a pas que Rousseau pour
identifier les diverses sources des inégalités, Diderot, Voltaire et même le
marquis de Sade ont eu des traits de génie pour dénoncer les mensonges
historiques des classes dominantes. La notion d’égalité définie par Rousseau
est elle-même une supercherie de plus qui au fronton de tous nos édifices
publics depuis 200 ans. Egalité de qui et de quoi ? Nous ne sommes pas
égaux en soi, nous n’avons pas les mêmes besoins en nourriture et vêtements,
etc. L’égalité à l’école ? Foutaise. Sur les mêmes bancs sont assis les
favorisés et les défavorisés. Une rousseauiste m’interrompit : « …
mais c’est la révolution française, le droit de vote ! ».
Je
répondis laconique : « oui et quels droits ? Il n’y a plus
d’ouvrier au Parlement ». J’ajoutai que je préfère la formule de
Saint-Simon reprise par Marx : « de chacun selon ses capacités à
chacun selon ses besoins » (ma langue a fourché j’avais dit l’inverse) ce
qui n’est pas la même chose que la théorie khmer rouge de l’égalité (un même
col mao pour tous = socialisme de caserne). Marx a été très critique sur la
notion fumeuse d’égalité. Rousseau est un naïf il est daté. Il ne peut pas nous
être utile aujourd’hui politiquement. Les émeutes des jeunes prolétaires à La
Réunion sont la meilleure réponse à la fumisterie de l’égalité républicaine…
« Vous
faites de la politique, attention… », m’interrompit la conférencière.
-
Non rassurez-vous, si je continue à philosopher
avec vous, si je faisais de la politique ici je dirais : « l’humanité
ne sera heureuse que lorsque le dernier propriétaire terrien aura été pendu
avec les tripes du dernier syndicaliste et du dernier politicien ».
L’homme
aux cheveux blancs revint à son dada la défense de ses biens personnels pour
s’indigner de ceux qui « ont trop », leurs yachts et châteaux. Je lui
dis qu’on s’en fout des riches : un riche ne va pas manger cinq assiettes
de caviar quand une lui suffit. Une participante qui argumentait en faveur de
Rousseau se joignit à moi pour dire que la minorité des riches n’est pas le
problème, même au niveau de la répartition des besoins car ce ne sont pas eux
qui consomment le plus. J’ajoutai, provoquant un certain émoi, que le vrai
problème, depuis le début du siècle dernier ce sont ces immenses « couches
moyennes » qui possèdent tant de belles maisons, roulent et polluent en
4X4 et votent écolos…
La
conférencière objecta : « ce sont tout de même les financiers qui
dominent le monde » !
-
Non madame vous oubliez les gouvernements et leurs
partis politiques et les syndicats !
Notre
papy soucieux de détruire sa propriété privée avant sa mort ramena sa fraise
pour se plaindre encore du fait que le travail de l’un profite à l’autre. Et je
dus une nouvelle fois rappeler les règles de base du marxisme : il n’est
pas question de lutte d’individu à individu mais de comprendre le conflit entre
des classes sociales dans un mode de production donné ». (Ils me
regardaient toutes et tous avec un air abruti comme si j’avais été un martien).
J’ai dû
laisser échapper à un moment le mot scandaleux et obscur de révolution, et j’ai
fait un effort comme vous le voyez pour rester au ras des pâquerettes
philosophiques, mais j’attendais le final de la dame philosophe, après avoir
sussuré qu’on n’allait pas tarder à nous servir le discours écologique
réformiste, ce pet de souris. Et il sortit de sa poche le pet de souris. Je
m’étais demandé sur cette dame et l’engeance culturelle
« autogestionnaire » environnante n’étaient pas des sous-marins
trotskiens. L’ouvrage extrait de sa poche d’un certain Zarka a pour
titre : « L’inapropriabilité de la terre ». Je remarquai
aussitôt que le titre était un peu barbare, pourquoi ne pas avoir repris la
phrase de Rousseau « la terre n’est à personne ».
Eh oui
je n’avais pas compris m’expliqua la petite dame : c’est pas le problème
de la propriété mais sa notion ! Il faut intérioriser cette idée et pas
remettre en cause la propriété existante ! La terre est un bien à récurer
nettoyer, entretenir….
Bah
j’étais pas mécontent d’avoir pu participer à ce débat « citoyen »,
pourtant presque aussi sourd que la pauvre Lara Fabian en ce moment. Mais
voyant les participants s’éloigner à la fin du café-bobo, je me suis pris à
imaginer JJR se retournant dans sa tombe à Ermenonville.
N’étant
ni militant ni petit commerçant de mes livres, et ne voyant que conciliabules
de copains et copines, je m’éclipsai en pensant avoir donné un coup d’épée dans
l’eau. Face à une intervention brutale pour tenter de m’interrompre, j’avais
défendu la liberté de parole, même face à des muets, mais il m’avait échappé
une phrase sereine et historique : « je sais le combat est long pour
notre part » ; et je pensais à toutes ces camarades et camarades de
combat qui sont morts, qui restent en mon cœur, comme à tous ceux qui
continuent à vivre et qui gardent mon affection même dans la solitude ou l’adversité.
POUR
RIRE DES ESTHETES ; VOICI L’EXTRAIT D’APPEL « RADICAL »DES
CONFERENCES DE ZARKA :
« L'appropriation de la Terre relève de trois
catégories : la propriété, la conquête et la surexploitation. Ce sont ces
trois catégories que nous devons élucider pour rendre compte de ce qu'est
l'appropriation de la Terre. La question devient alors : devant toutes ces
stratégies d'appropriation, l'idée d'inappropriabilité ne relève-t-elle pas de
l'utopie ? Utopie d'un âge primitif, totalement perdu de l'humanité, ou d'un
âge ultime, sans cesse reculé ? Comment penser l'inappropriabilité de la
Terre ? Pour cela il faudra changer de niveau, prendre le virage radical
d'une perspective purement philosophique et existentielle, donc d'un retour non
au primitif mais à l'originaire et, même, au pré-originaire, c'est-à-dire à la
corrélation fondamentale entre l'homme et la Terre. En venir tout d'abord à une
considération phénoménologique de la Terre originaire, la Terre comme horizon
préalable à partir duquel et dans lequel seul peuvent apparaître et se déployer
la perception, le désir, la volonté, la pensée. Mais il conviendra de franchir
également ce seuil de la phénoménologie qui est celui de la constitution
rapportée à un ego. Malgré les apports de la perspective phénoménologique sur
la Terre et le corps, il faudra rompre la prééminence de l'ego, donc
transgresser les limites de la phénoménologie, sans tomber dans une théorie
existentiale dangereuse de l'enracinement, du lieu ou de la contrée. En deçà de
l'expérience rapportée à un ego,
il y a la Terre pré-originaire avant la représentation et la synthèse des
représentations, avant tout partage, toute appropriation, Terre vivante des
vivants qui fait le tissu même de notre être et de nos manières
d'être comme être désirant, parlant, pensant et rêvant. C'est à ce niveau
que l'inappropriabilité de la Terre pourra être pleinement pensée et
corrélativement ce que nous sommes nous-mêmes dans un ensemble plus grand,
celui du monde vivant ».
Une
réunion quelle qu’elle soit pose toujours des problèmes ultérieurs si elle ne
les a pas résolu pendant, et quand de plus elle n’est que divagation superficielle
et écolo chic d’une petite prof provinciale…. Voici les questions et les
réponses.
ROUSSEAU PRECURSEUR DE MARX ?
Je me
reprochais de ne pas avoir sérieusement préparé cette réunion, comme je le
faisais lorsque j’étais militant ; j’avais survolé simplement des passages
de « L’origine de la propriété… » d’Engels. Je décidai de me remettre
les pendules personnelles à l’heure et de réviser mes oublis. A cet égard
Internet est un formidable outil de référence, de synthèse et de retrouvailles
des données essentielles et d’apprentissage renouvelé, carences gutembergoises
de jadis qui me valaient des heures de recherche dans mes bibliothèques naguère
sans compter les nombreux coups de fil aux camarades mieux équipés
historiquement.
Il est
intéressant de rappeler une citation de Rousseau faite par Marx dans Le Capital (vol. I, livre I, t. 2,
chap. 24, note 232) : « Je permettrai que vous ayez l’honneur de me
servir [dit le capitaliste] à condition que vous me donnerez le peu qui vous
reste, pour la peine que je prendrai de vous commander » (Rousseau, Discours sur l’économie politique, Genève,
1760).
Marx
face aux philosophes des Lumières est une fusée comparée à un attelage de
bestiaux. Pour Marx l’Etat est la simple agence de police des propriétaires. A
l’origine propriété et Etat sont inextricablement liés. Pour Marx la propriété
est un fait nécessaire à un stade donné de l’évolution de la société. Pour
Rousseau la problématique est aussi idéaliste que celle de Proudhon (cf. « la
propriété c’est le vol »). Certes Rousseau est probablement le premier à
percevoir les origines douteuses de la propriété (rapine, vol, conquête), mais
il ne remet pas en cause l’Etat. Rousseau, avec sa pensée embryonnaire, est d’accord
avec Marx pour la mise en commun de tous les biens de la nature et de la
production mais croit possible un pacte social.
Rousseau et Marx sont ensemble contre les philosophes conservateurs
anglais Locke et Hobbes. Pour Hobbes et Locke la raison d'être de l'Etat est de
protéger la propriété privé des citoyens. Si Marx est d’accord que telle est
l’origine de l’Etat, il en conteste la finalité quand pour Rousseau le
caractère commun de la propriété est assuré par l'Etat. Marx a lui rejoint les
anarchistes conséquents du 19ème siècle pour affirmer la nécessité
de détruire l’Etat bourgeois pour en finir avec la propriété et les inégalités.
Conceptuellement
Marx explique clairement que la propriété est fonction du mode de production, une
idée qui n'apparaît pas chez le Rousseau « primitif » et "promeneur solitaire":
« La première forme de la propriété est la propriété de la tribu. Elle
correspond à ce stade rudimentaire de la production, où un peuple se nourrit de
la chasse et de la pêche, de l'élevage de bétail ou, à la rigueur, de
l'agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres
incultes. A ce stade, la division du travail est encore très peu développée et
se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l'offre
à la famille. La structure sociale se borne, de ce fait à une extension de la
famille: chefs de la tribu patriarcale, avec au dessous d'eux les membres de la
tribu et enfin les esclaves. L'esclavage latent dans la famille ne se développe
que peu à peu avec l'accroissement de la population et des besoins, et aussi
avec l'extension des relations extérieurs, de la guerre tout autant que du
troc. La seconde forme de la propriété est la propriété communale et
propriété d'Etat qu'on rencontre dans l'antiquité et qui provient surtout de la
réunion de plusieurs tribus en une seule ville, par contrat ou par conquête, et
dans laquelle l'esclavage subsiste. A côté de la propriété communale, la
propriété privée, mobilière, et plus tard immobilière, se développe déjà. Avec
le développement de la propriété privée, on voit apparaître pour la première
fois des rapports que nous retrouverons dans la propriété privée
moderne...D'une part, la concentration de la propriété privée...d'autre part,
en correspondant...la transformation des petits paysans plébéiens en prolétariat...La
troisième forme est la propriété féodale... »
idéologie allemande)
L’origine
des inégalités
(où les recherches contemporaines infirment la plupart des
thèses de Rousseau)
Religion et innovation à l’âge du
cuivre (Pascal Barbe, Stéphan
Callens
Centre
EREIA, Université d’Artoisereia@univ-artois.fr)
« … L’archéologue ou
l’anthropologue associe le constat de l’apparition de biens luxueux pour une
élite avec un ensemble de faits tels que le passage de la tribu à la chefferie,
du clan à la classe, un début de centralisation géographique avec parfois une
petite bureaucratie, une justification par la religion d’une hiérarchie
cléricale, tandis que la production agricole s’intensifie, ainsi que la
division du travail. De Rousseau à Diamond, la méthodologie utilisée pour
répondre à la question de l’origine des inégalités a été d’abord
anthropologique. Les approches privilégiées peuvent être celles d’une
anthropologie normative, comme celle du Bon Sauvage de Rousseau, ou
d’observation, comme Jared Diamond, spécialiste de la Nouvelle-Guinée.
L’archéologue a l’avantage d’avoir accès aux archives des toutes premières
formations de l’inégalité, bien que l’interprétation des relevés obtenus soulève
de grandes difficultés. Cependant, une modification importante de ce
désavantage des méthodes archéologiques est issue de la découverte fortuite en
1991 de la dépouille et des outils d’un homme de l’âge du cuivre dans un état
de conservation exceptionnel : le « maitre du feu » Ötzi.(…)
Le
corps momifié d’Ötzi a été daté de l’âge du cuivre 1, vers -3300 av. J.C. Il
s’agit d’un homme du chalcolithique doté d’une hache de cuivre, d’un petit
couteau de silex, d’un arc en cours de fabrication, de petits outils, ainsi
qu’un porte-braises. Le Cuivre constitue la première métallurgie véritable,
avec un côté magique de la transformation d’une roche mélangée à du charbon de
bois, qui devient un métal rouge. Ötzi a une hache composée d’un cuivre presque
pur avec des traces d’arsenic, élément chimique qui se retrouve dans sa
chevelure, signe d’une activité métallurgique. Son habillement et ses
chaussures lui ont permis de circuler à plus de 3200 m d’altitude. Sa mort a
été causée par une flèche dans l’omoplate amenant une hémorragie fatale. Ötzi
maîtrise des savoirs efficaces. Il porte des séquelles de travaux
métallurgiques, la métallurgie du cuivre à l’arsenic étant spécifique au début
des âges métalliques. Il porte sur lui des champignons, des polypores du
bouleau, qui ont des vertus thérapeutiques adaptés à la pathologie dont il
souffrait. Des scarifications faites sur certaines parties du corps ont servi à
lutter contre la douleur. Il s’agit d’une personne de haut rang, doté d’un
équipement sophistiqué et d’une hache de cuivre. Une compétition politique
locale l’a sans doute amené à être pourchassé et abattu d’une flèche dans le
dos. L’âge du Cuivre 1 est l’époque d’une transition d’une société égalitaire
néolithique à une inégalité des statuts sociaux. Ötzi le puissant est
assassiné ; la société du début de l’âge du Cuivre a une structure
égalitaire qui résiste, en incorporant sans doute les notables dans son
économie sacrificielle ».
Violence et inégalité
« Les réponses à la question de
l’origine de l’inégalité s’appuient généralement sur une histoire de la
violence. Deux principaux schémas d’évolution sont utilisés. Dans la tradition
de Rousseau, une phase de non-violence s’achève par un péché originel
institutionnel, comme la propriété dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité de 1755. Dans la tradition de Hobbes, la violence est
première, si bien qu’une explication de l’inégalité s’appuie sur une logique du
plus fort. Pour Diamond qui se situe dans cette perspective, le niveau
technologique de l’armement est décisif. Si les conquistadores battent les
Aztèques, ce serait, selon Diamond, à cause des canons et d’une métallurgie
sophistiquée, d’un système immunitaire renforcé par des domestications plus
nombreuses et plus anciennes (Diamond, 1997) ».
Effet Hobbes, effet Rousseau
« Dans l’ouvrage de Rousseau, le
« fer » vient avant « le blé », c’est-à-dire que l’humanité
est souffrante depuis les premiers métallurgistes apportant une définitive
corruption des mœurs par leur technologie. Une inégalité économique injuste est
issue de cette révolution technologique, se substituant à une égalité
naturelle, selon le schéma de Rousseau. La période finale de sociétés
néolithiques se caractérise par l’impossibilité d’intensifier des ressources
agricoles alors que la population continue à croître : les premiers
agriculteurs défrichent et s’installent sur les meilleurs terrains jusqu’à ce
que tous les terrains soient occupés. Les restrictions à la mobilité
accroissent les tensions. La seconde grappe d’innovations majeures, celles des
premiers métallurgistes, vient soulager ces tensions : perfectionnement
d’un droit privé du contrat, roue, traction animale, navigation à voile,
stabulation, araire, agriculture de montagne et des zones lacustres, écriture,
métallurgie, nouveaux outils, construction en briques, amélioration des
procédés de tissage. D’autre part, de nombreuses preuves existent de conflits
armés dans les différentes phases de la protohistoire, et par conséquent, cela
invalide en grande partie les tentatives de faire revivre une conception du Bon
Sauvage ».
« La thèse de Diamond semble être
moins délicate à soutenir dans le cas de l’Europe chalcolithique. Une conquête
de l’Europe par des envahisseurs Pontiques aurait remplacé les sociétés
égalitaires par des sociétés guerrières inégalitaires. Les premiers
agriculteurs défrichent, les premiers métallurgistes prospectent. La
progression des installations des métallurgistes dans les Alpes peut
s’expliquer par la recherche du minerai à la source de leur activité. Raids et
razzias sont cependant fréquents et interviennent sans aucun doute dans cette
période de l’âge du Cuivre. La mort d’Ötzi témoigne cependant directement de la
faible valeur au combat des armes de cuivre, et même d’un alliage supposant une
bonne maîtrise de cette métallurgie. Elle témoigne aussi contre les approches
modérant l’aspect violent des temps protohistoriques, et directement contre
Rousseau, puisque la guerre totale dans les sociétés protohistoriques se
déroule dans des espaces non appropriés comme la haute montagne ».
« Les schémas d’évolution du Bon
Sauvage ou de la Conquête ne peuvent rendre compte que d’une tendance générale.
Ceci rend difficilement compte du caractère contagieux et brusque de la
propagation de la violence collective, et de l’allure générale non linéaire des
courbes établies sur longues périodes. Les études sur la fréquence des guerres
dans des sociétés premières selon le type d’organisation politique et le type
d’activité économique indiquent que la transition métallurgique améliore
fortement la stabilité des sociétés de type néolithique (un effet Hobbes :
un pacte social qui fait passer de la plus mauvaise situation à la meilleure)
mais qu’elle ne parvient pas à rétablir un état de paix antérieur à la
révolution néolithique. Pour le type d’organisation politique, le maximum de
guerres se situe avant la transition métallurgique, le maximum de paix, après ».
Du prestige de
la lignée à la hiérarchie
« Le fond protohistorique n’apparaît
pas dans le vocabulaire de la guerre et de l’armement, ni dans les
caractéristiques des croyances religieuses favorables à la guerre et
l’homicide : tous ces apports proviennent des sociétés historiques
(Vennemann, 2003 ; Jensen, 2006). En fait, l’âge de Cuivre est un âge de
prêtre, et ses plus grands trésors, comme celui de Nahal Mishmar, sont des
objets cérémoniels. Ötzi n’est pas un guerrier, il a cherché à se fabriquer un
arc, mais a été abattu avant d’avoir une arme équivalente à celle de son ou ses
agresseurs. Mircea Eliade avait dressé un profil du Forgeron, qui s’intercale
entre le Shaman et le Prêtre, dans l’histoire de la fonction religieuse, profil
qui correspond bien au cas d’Ötzi (Eliade, 1977) ».
« Les historiens de la Rome Antique ont
décrit les Celtes avec un fonctionnement du druide lui permettant de retirer un
droit de sacrifier à une personne. L’apparition de cette forme d’incapacité
juridique est importante pour la question de l’origine de l’inégalité.
L’économie de ces sociétés est d’abord sacrificielle : qu’une personne
puisse perdre son statut trahit l’existence d’une hiérarchie et institue de
fait des classes différentes de personnes. Les sociétés néolithiques premières
sont d’abord construites autour d’un exercice domestique de la religion. Chaque
maison a son culte des ancêtres, généralement sous la responsabilité de la
maîtresse de maison. Ces cultes domestiques persisteront jusqu’au Moyen-Âge,
affaiblis progressivement par la hiérarchie – au sens premier du mot,
l’existence d’un commandement sacré ».
La création de la monnaie n’est qu’une étape
ultérieure dans l’apparition des inégalités
« ….L'autre
inégalité serait ce que les hommes ont créé par une sorte d'accord comme la
monnaie, la propriété en remplaçant des relations naturelles par des relations
culturelles réglementées par des lois. Cette inégalité en quelque sorte
historiquement créée est ajoutée à la nature et ne semble donc pas venir d'elle ».
ROUSSEAU PERE DE LA REVOLUTION FRANCAISE ET DES KHMERS
ROUGES ?
La
Déclaration des Droits de 1789 est, pour une large part, une synthèse de la
pensée philosophique des principaux écrivains du XVIIIe siècle et
notamment de Rousseau et de son "Contrat Social". Or
Rousseau avait écrit dans une époque où l’inégalité politique constituait
un obstacle à la démocratie, laquelle selon lui, serait réalisée par la
suppression des barrières politiques entre la noblesse, le clergé et le Tiers
Etat. L’idéal pour le siècle de Rousseau, c’était une démocratie politique qui
pouvait être atteinte par la suppression des cloisons politiques entre les
classes sociales, c’était l’égalité politique par le pacte social. Mais cette égalité
politique ne signifie plus rien au XXIe siècle. Il faudrait plutôt,
d’un point de vue réformiste, parler de nécessité d’une "démocratie
économique" ou d’une "égalité économique". A la place de
l’égalité de droit, une égalité juridique avait suffi à la société occidentale
tout en étant contesté par le mouvement ouvrier et ses formes politiques. Le
XVIIIe siècle s’est borné à supprimer une classe, la noblesse
permettre la prise de pouvoir par une autre, la bourgeoisie qui a instauré un
régime déjà pervers dès le départ, la démocratie.
Quelle était
la nature de l’égalité revendiquée s’agit-il ? Le mouvement socialiste et
anarchiste s’est toujours plus revendiqué de Rousseau que de Voltaire. Voltaire
pique toutes ses idées d’émancipation politique bourgeoise à l’Angleterre
libérale. Rousseau fustigeait non seulement l’inégalité politique mais aussi
l’inégalité économique inscrite dans le principe même du droit à la propriété.
Dans La Grande Révolution de
Kropotkine – (lecture de chevet des Khmers rouges)– , Rousseau était
décrit comme un des penseurs qui avait le plus influencé les révolutionnaires
français, derrière le curé rouge Mably. Rousseau était
conçu comme un inspirateur de Babeuf, le premier théoricien du communisme en
1796 lors de sa Conspiration dite des Egaux. L’historien stalinien Albert
Soboul dans ses livres et dans ses cours
délivré à l’Université Nouvelle (PCF), les jeunes étudiants annamites et autres
colonisés apprenaient que Babeuf s’était inspiré de l’œuvre des Jacobins et
s’était nourri des écrits de Rousseau, Mably et Morelly – qui, dans Le Code de la nature entendait « couper racine à la propriété ».
Le but de la société devait être le « bonheur commun » et le seul
moyen d’arriver à l’égalité de fait était « d’établir l’administration
commune », puisque le partage égal des propriétés ne pouvait durer qu’une
journée.
D’après Emile Durkheim, l’enthousiasme de
Rousseau pour Sparte, son intérêt pour les œuvres de Mably, de More, et de
Morelly, son idéal d’égalité économique ainsi que son rejet des arts et de
l’industrie, permettait de classer sa théorie dans le « communisme moderne
». Son fameux Discours sur l’origine de
l’inégalité parmi les hommes (1754) était un ouvrage de référence pour les
communistes (surtout staliniens), notamment le commencement de la seconde
partie où la propriété privée est présentée comme la source de toutes les
guerres, de toutes les misères et de tous les meurtres du genre humain, alors
que naturellement il faudrait convenir que « les fruits sont à tous et [que] la
terre n’est à personne », mais en laissant de côté toute mise en cause de l’Etat.
Engels, dans
Socialisme utopique et socialisme scientifique mettait un
bémol à cet engouement pour le Rousseau primitif, il mentionnait qu’il n’y
avait eu que deux « chefs d’œuvres de dialectique » au XVIIIe
siècle : le Neveu de Rameau de Diderot
et le Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Profond savant Engels n’ignorait
pas l’influence originelle décisive de Diderot sur Rousseau et sa plus grande
capacité politique quand le dernier était quand même un grave névrosé.
La formation idéologique
rousseauiste des khmers rouges est confirmée par leur passage à l’école…
stalinienne du « socialisme réellement existant » bien avant la chute
du Mur de Berlin comme le rapporte très bien un auteur :
« Loin de l’atmosphère de corruption de la
capitale cambodgienne ou française, Pol Pot partit deux étés consécutifs en
Yougoslavie pour servir dans une brigade de travail à Belgrade, ville détruite
par la guerre. L’air du temps n’y était visiblement pas le même que dans les
autres capitales cossues. Sar, qui travaillait le matin et observait les choses
l’après-midi, a probablement été marqué par la volonté d’indépendance du pays,
l’accent mis sur le volontarisme, la mobilisation de masse pour les travaux
publics, et peut-être a-t-il retenu de son voyage, sous l’influence idéaliste
ou non de Rousseau, l’image que la frugalité accroissait l’hospitalité et la
solidarité entre les hommes. Des années après, en 1978, Pol Pot ne choisit sans
doute pas par hasard d’accueillir pour la première fois dans son pays une
équipe de journalistes yougoslaves.
Cette relation rousseauiste du renouveau et de
la vie frugale ou de la vie paysanne se poursuit dans les années soixante. Hou
Yuon, un progressiste alors proche de Pol Pot et de Khieu Samphan, enseignait
comme ce dernier l’économie politique à l’université. Et un de leurs anciens
étudiants devenu docteur en 1965 se souvient que ces
« progressistes » admirés par les étudiants, qui abordaient les
œuvres inscrites au programme, émettaient fréquemment le souhait d’éduquer les
paysans et se référaient à la Révolution Française et à Rousseau. Cet étudiant
avait fait un récit similaire à Wilfred Burchett en 1980 :
« Dans les conversations privées [Samphan
et Yuon] insistaient tous les deux sur le fait que la future société doit
être basée sur les masses paysannes et que toutes les autres classes doivent
être éliminées. J’ai eu beaucoup de conversations avec Khieu Samphan, en dehors
des cours de la faculté. Il était plus catégorique que Hou Yuon sur le besoin
de démarrer une nouvelle société à partir de zéro, en la basant sur les masses
paysannes. "Elles sont pures" répétait-il sans cesse. "Tout dans
l’ancienne société doit partir. Nous devons retourner à la nature, basée sur la
paysannerie" De telles idées étaient des constantes [...]. Mais il croyait
aussi au rôle d’intellectuels sélectionnés, disant qu’ils étaient les mieux
qualifiés pour diriger le pays et organiser rapidement le progrès économique et
social » .
Vandy Kaonn,
né en 1942 et étudiant en sociologie à la Sorbonne, a peut-être également suivi
les cours de Khieu Samphan. Il exposait à Wilfred Burchett qu’au moment de la
lutte anti-Lon Nol, Samphan intégra de nouvelles notions à « son idée de base
que l’homme est bon mais a été corrompu par la civilisation, que plus la
"civilisation" se présente sous la forme d’une société
industrialisée, plus l’homme est corrompu » :
« Il considérait aussi l’éducation comme une source de
corruption des masses. Seul un système social très simple était nécessaire afin
de rester "pur" et préserver son bon sens. "Plus l’homme est
éduqué plus il devient fourbe" devint une de ses formules favorites [...].
Dans un sens Khieu Samphan a mis en pratique ce qu’il prêchait. Il mena
une vie très simple et travaillait dans les champs quand il était député de
l’Assemblée Nationale » .
Toutes ces
notions empruntées à Jean-Jacques Rousseau, bien que Samphan fût en définitive
un partisan mesuré de l’industrialisation, trouvaient sans doute leur
confirmation dans le goût immodéré que cultivaient les citadins pour
l’opulence, les distractions et le pouvoir.
Une dizaine d’années après les premiers contacts de
Pol Pot avec le peuple travailleur yougoslave, les dirigeants révolutionnaires
eurent, au contact de leurs gardes du corps Jaraï dans les maquis du Nord-Est,
une idée plus assurée de ce que pouvait être le bon peuple ou le « bon
sauvage » rousseauiste, moins corrompu et désordonné dans l’âme que les
citadins à la vie facile, car élevé dans un cadre modeste. Ceux-ci étaient en
effet parfaitement loyaux et purs au point de consentir à « donner leur
vie sans réfléchir
Avant cette
rencontre, les révolutionnaires s’étaient inspirés d’un certain nombre
d’habitudes paysannes (entraide, troc) tout en ayant pour projet de les
rééduquer vers moins d’individualisme. De même, la page n’était pas si blanche
qu’ils l’avaient cru dans ce havre éloigné du Nord-Est. Ieng Sary semble
s’être heurté au rude caractère de certaines des tribus qui y vivaient. On
était loin du mythe rousseauiste du « bon sauvage » qui avait bercé ces anciens
militants communistes. En 1974, Ieng Sary disait à un diplomate français de ses
amis : « Au contact des paysans, nous avons dû réapprendre tout ce que
nous avions appris à Paris »[19].
Comme des révolutionnaires l’ont signalé à Charles Meyer, ils durent tout
réapprendre « sur ce que pensait et souhaitait le paysan cambodgien »[20].
On peut penser que les changements introduits dans les schémas élaborés à Paris
proviennent du constat que la docilité des paysans n’était que relative, et que
les méthodes « hardies » de ralliement des paysans (voir la thèse de Khieu
Samphan) ne pouvaient être maintenues sans provoquer le rejet du Parti du
Peuple. Il ne
fallait pas brusquer le vivier de la révolution, comme le laissait entendre un
principe matérialiste classique rappelé dans le Récapitulatif
d’une histoire commentée du parti rédigé dans
la région Est : « La théorie suit la pratique ».
Les Cambodgiens nourris au mythe de la « guerre
révolutionnaire »
« Les Cambodgiens, nourris par les bas-reliefs
des temples d’Angkor, ont conscience d’appartenir à une race de guerriers (Khmaer Pouch
neak Chambang), ou, comme
le disait Pol Pot, d’être un peuple « courageux, digne, avec une longue
tradition de lutte », ou encore, selon un texte de Drapeau
Révolutionnaire en juillet
1978, d’avoir « de grands ascendants guerriers ». Mais cela n’était pas
suffisant, il fallait une préparation. D’où l’importance de la conscience et de
l’investissement politiques dans la victoire, qui rejoignait l’accent mis par
les Bolcheviks et Mao sur l’instruction politique des troupes (unité interne et
ardeur au combat) avant toute instruction militaire, pendant un an. En fait,
Pol Pot aurait sans doute été d’accord avec cet impératif militaire des
Spartiates rappelé par Rousseau : bâtir « de bonnes citadelles dans les
cœurs des citoyens » . Avant cette rencontre, les révolutionnaires s’étaient
inspirés d’un certain nombre d’habitudes paysannes (entraide, troc) tout en
ayant pour projet de les rééduquer vers moins d’individualisme. De même, la
page n’était pas si blanche qu’ils l’avaient cru dans ce havre éloigné du
Nord-Est. Ieng Sary semble s’être heurté au rude caractère de certaines
des tribus qui y vivaient. On était loin du mythe rousseauiste du « bon sauvage
» qui avait bercé ces anciens militants communistes. En 1974, Ieng Sary disait
à un diplomate français de ses amis : « Au contact des paysans, nous avons
dû réapprendre tout ce que nous avions appris à Paris ». Comme des
révolutionnaires l’ont signalé à Charles Meyer, ils durent tout réapprendre «
sur ce que pensait et souhaitait le paysan cambodgien ». On peut penser que les
changements introduits dans les schémas élaborés à Paris proviennent du constat
que la docilité des paysans n’était que relative, et que les méthodes
« hardies » de ralliement des paysans (voir la thèse de Khieu Samphan) ne
pouvaient être maintenues sans provoquer le rejet du Parti du
Peuple. Il ne
fallait pas brusquer le vivier de la révolution, comme le laissait entendre un
principe matérialiste classique rappelé
dans le Récapitulatif d’une histoire commentée du parti rédigé dans la région Est : « La théorie suit la
pratique ».
De quelques
idées spécifiques et fondamentales de Rousseau pour notre sujet
« Rappelons quelques traits de l’œuvre de
Rousseau qui ont pu déteindre sur l’idéologie de l’Angkar
Padevat
(« l’Organisation révolutionnaire » cambodgienne). D’abord sa
critique de la propriété, du luxe, du confort, et du superflu – jusqu’à
s’habiller lui-même des vêtements les plus simples. Ensuite ses réflexions sur
un état de nature commun à tous les hommes, avec pour pendant ses dénonciations
de la dépravation des villes, de l’inutilité des arts et des maux engendrés par
les progrès de la science.
Dans son Discours sur
l’origine de l’inégalité,
Rousseau considérait que les progrès de l’esprit humain étaient des
sources d’inégalité extrême dans la manière de vivre, et même de maladies. Ce
qui l’amenait à oser cette formule dialectique renversante: « J’ose presque
assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui
médite est un animal dépravé ». La lecture de cet ouvrage a du être
particulièrement envoûtante pour les jeunes Saloth Sar, Ieng Sary et Khieu
Samphan tant est subtil l’art argumentatif de Rousseau. Le 31 août 1755,
Voltaire répondait à Rousseau en des termes peu élogieux après avoir lu son Discours : « On n’a
jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de
marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ». Ce à quoi Rousseau
semblait répondre indirectement « J’aime encore mieux voir
les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes
». Rousseau prévenait certes que sa tentative d’explication des fondements
de la société partait avant tout de conjectures réflexives, puisqu’il avait
pris le parti d’écarter les « faits », mais ces « faits »
anciens eux-mêmes ne devaient pas faire illusion car ils n’étaient que des
hypothèses formulées par d’autres chercheur . Dans Emile, lu au moins par Mey Mann, Rousseau commençait
par inviter les professeurs à arracher leurs élèves à la société, avant de
tempérer cette idée.
Sur le plan
économique, Rousseau, comme plus tard les utopistes et les marxistes, avait une
conception matérielle de la richesse, à l’inverse d’autres courants qui
admettaient une productivité liée à l’utilité créée par le travail. Dans cette
veine, Samphan recourait dans sa thèse en sciences économiques à la distinction
faite entre travail productif et improductif. Il s’appuyait de façon
ostentatoire sur Adam Smith, peut-être pour plaire à son directeur de thèse
libéral modéré Gaston Leduc – de nos jours, les libéraux ont plutôt tendance à
considérer Smith comme prisonnier des préjugés physiocrates. Dès leurs études,
nos « progressistes » voulaient, comme Mao d’ailleurs qui avait
inscrit Rousseau dans les programmes scolaires, s’appuyer sur les paysans pour
encercler les villes et renverser aisément une bourgeoisie métissée de souche
essentiellement étrangère haïe par ces paysans au teint sombre. Et certains ont
avancé l’hypothèse que Pol Pot, qui avait gardé des contacts avec
l’intellectuel Keng Vannsak jusqu’en 1963, a pu intégrer à son projet les
théories de ce dernier sur la démocratie villageoise primitive pré-hindoue et
pré-urbaine, théories nourries de lectures d’orientalistes français et de
Rousseau. Mais surtout, Rousseau ne se contenta pas de critiquer le statu quo
et d’idéaliser la liberté ou la bonté de l’homme solitaire ou relativement peu
grégaire laissé à l’état de nature – la liberté du sauvage était à ses yeux
primitive et esclave de passions débridées – ; il proposa aussi, dans
son Contrat Social, un pacte qui ferait de tous les hommes des gens libres dans une communion
acceptée par chaque individu du fait de l’identité du citoyen et du sujet, de
l’être actif et passif dans la Cité rousseauiste: « Quiconque refusera
d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne
signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la
condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute
dépendance personnelle ». Enfin, ses Considérations
sur le gouvernement de Pologne, moins
connues, mais où il donne libre cours à son côté législateur, prévoient un
certain nombre de prescriptions radicales et autarciques visant à se soustraire
à l’influence des puissances dont la fortune est amassée grâce au commerce,
Bien que les origines des états, et les justifications des actes étatiques
est très similaire entre Marx et Rousseau, nous avons déjà remarqué que pour
Marx l'Etat est le mécanisme de la domination sociale de la classe dominante,
qui contraste nettement avec la vision de Rousseau qui voit l'Etat, dans un
façon presque Hééelienne, comme la finalité de l'homme. Néanmoins, cela n'empêche
pas que l'Etat soit un fonction, comme la propriété, du mode de production.
Alors, Marx dit:
"L'Etat
et l'organisation de la société ne sont pas, du point de vue politique, deux
choses distinctes. L'Etat est l'organisation de la société.
"L'Etat
bourgeois n'est rien d'autre qu'une assurance mutuelle de la classe bourgeoise
contre...la classe exploitée, une assurance qui doit devenir toujours plus
coûteuse et plus autonome en face de la société bourgeoise, parce que
l'abaissement de la classe exploitée devient sans cesse plus difficile. L'idée
de classe et d'un lutte des classes est marginale à la pensée de Rousseau ».
UNE NECESSAIRE REFLEXION SUR LA FUMISTERIE DE L’EGALITE POUR LES
REVOLUTIONNAIRES MAXIMALISTES
Très intéressant donc ce travail de
Sher sur son blog pour nous démarquer de cette noria d’historiens et de
journalistes bourgeois qui depuis au moins trois décennies crient au danger de résurgence
« khmer rouge » contre le marxisme et son projet de futur
communiste. Où l’on a vu que finalement ce culte de la paysannerie comme « retour
aux sources… archaïques » est bien plutôt le fond de la théorie primitive
et réactionnaire de tous nos anars modernes, jusqu’aux éclectiques Cahiers
Spartacus dont le logo (les Egaux représentant deux solides travailleurs se
tenant par les bras) symbolisent la fausse égalité du présent et de l’avenir.
Cette question m’habite depuis longtemps. En
2006 je publie « Dans quel Etat est la révolution ? » et j’écris
ceci :
« Marx comme Platon, voit
la société stratifiée en castes différentes. Pour Platon, l’inégalité est
naturelle. Pour Marx l’égalité des êtres est évidente, il faut donc faire
prédominer un droit aux besoins de première nécessité à partir de la valeur
d’égalité. Pour Platon comme pour Marx, les directeurs de la société doivent
renoncer à la propriété privée afin de démontrer leur droit moral à la diriger.».
La vraie justice est définie comme l’égalité accordée en toute occasion
« à des inégaux », suivant la formule des Lois de Platon. La loi
détermine l’égalité, non la nature, génératrice de différences. La
considération du bien général la guide, et non le bien ou l’intérêt
particulier, fauteurs de troubles et de discorde. Elle fait de nous des hommes
à part entière et non des bêtes sauvages. La législation est nécessaire au bon
fonctionnement de la cité. Elle tempère les propensions naturelles à l’égoïsme
et à l’ambition ou à la souveraineté – toujours plus ou moins tyrannique – du
plaisir ou du désir individuel. Les institutions de Clisthène puis de Périclès
ont pour objectif principal de constituer des freins à l’extension de la
puissance, à celle du dêmos (le corps des citoyens) en tout premier lieu »
.
On a pu qualifier le régime de Périclès de « socialisme d’Etat », un
système qui favorisait la discussion publique, la critique, la réflexion partagée,
l’échange d’idées et d’arguments. La parole – logos – est devenue une arme de
combat commune et la politique se transforme en agôn (assemblée, réunion,
lutte, combat).
Il ne
s’agit pas de vouloir un nouveau mode de répartition en conservant les cadres
de l’ancien. L’individualisme égalitaire simpliste de l’anarchiste vient
justifier le culte de la hiérarchie capitaliste en ce qu’il nie les
différences, lesquelles n’ont pas besoin d’être hiérarchisées ni opposées. Sous
le signe de l’égalité on a fait passer les pires turpitudes. Marx conteste
formellement le mythe idéaliste de l’égalité : « Selon lui, le
concept d’égalité appartient à la production marchande : cette dernière
est l’ « égalité » réalisée. Egalité et inégalité sont des termes qui
se définissent et se conditionnent réciproquement : là où il y a égalité,
il y a aussi inégalité, et inversement. L’ « égalité » demeure
toujours comme un mot d’ordre et comme revendication à l’intérieur de l’horizon
de la société bourgeoise. En même temps, l’ « égalité » fait
abstraction du caractère singulier de l’individu ; elle quantifie ce qui
est qualitativement varié. Dans la société qui permet le riche épanouissement
de l’individualité – c'est-à-dire dans la société communiste – ce n’est pas l’ « égalité »
qui est réalisée : l’égalité et l’inégalité, en tant que termes opposés se
définissant l’un l’autre, y deviennent absurdes et sans intérêt »
. La
productivité de la technique mise au service des hommes dépasse de plus la
simple exigence de la satisfaction des besoins vitaux ».
Le rejet du
constat d’une inégalité réelle et nullement conflictuelle (et matière à
jalousie) qui est un des piliers de l’ordre démocratique bourgeoise n’est qu’un
complément de la fabulation démocratique de la loi du nombre vertu perverse
érigée en principe par la démocratie bourgeoise qui le viole impunément chaque
jour. C’est toujours l’appareil anonyme des énarques qui fait fonctionner l’Etat
indépendamment des cliques politiques qui se succèdent à sa tête. Seul le
courant maximaliste de la Gauche communiste (avec son aile bordiguiste en
particulier) récusa toujours la loi du nombre indifférencié non pour se
soumettre à une quelconque élitisme féodal ou fasciste, mais parce que les
élections bourgeoises sont fixées dans un cadre pré-établi qui élimine toute
contestation de l’Etat et de l’ordre bourgeois pour des masses de prolétaires,
noyées dans le peuple, et non placées devant un véritable choix de société et
soumises à des décisions prises par la minorité dominante avant comme après les
festivités électorales. Le vote de l’ensemble de la population, oui disait
Lénine encore en opposition, mais à condition que les règles du jeu ne soient
pas faussées : interdiction du financement des partis politiques,
exclusion de toute propagande unilatérale, parité des programmes en lice et non
pas valorisation des personnes.
La fable de l’égalité, exhibée plus
en politique que dans la réalité économique engendre en outre la violence
contre soi ou contre les autres en laissant croire à une égalité des capacités,
techniques, intellectuelles, culturelles etc. C’est cette égalité fictive qui
engendre la violence sociale dite « incivique »,
« absurde » ou « de racaille » dans le cadre scolaire, qui
produit le ressentiment par l’infériorité sociale du vécu, face aux beaux
parleurs des partis politiques par tous ceux qui n’ont pas appris à argumenter,
les prolétaires en général sans qualification et sans diplôme, spectateurs
figurants face à la noria des intellectuels de parti, jalousés pour leur
capacité à argumenter en public après avoir été brièvement admirés. Où la
politique (dominante) n’est plus que l’affaire de « spécialistes » et
des « intelligents bardés de diplômes ». La véritable égalité
(communiste dans l’Agora) serait la libre parole débarrassée de toutes les
chaires et bastions idéologiques des intellectuels bourgeois.
La fable de l’égalité ravive donc ce
sentiment inhumain, lié à l’histoire de l’appropriation privée, la jalousie,
plus maladie d’une époque de l’humanité passée que constituant véritable d’une
nature humaine préformatée. Et renvoie donc à la soumission et impuissance
collective d’une classe privée de moyens d’expression.
PS:
A voir sur l’excellent WebTV de l’Université
de Nantes
http://webtv.univ-nantes.fr/fiche/4009/eric-leborgne-le-dialogisme-dans-les-oeuvres-de-diderot
Yves Charles Zarka, né le 14 mars 1950 à Tunis (Tunisie), est
philosophe, professeur à la Sorbonne, université Paris-Descartes, titulaire de
la chaire de philosophie politique.Il a été longtemps
directeur de recherche au CNRS, où il dirigeait le Centre d’histoire de la philosophie
moderne et le Centre Thomas-Hobbes. Il
est fondateur et directeur de la revue Cités.
Il dirige actuellement le centre PHILéPOL (philosophie, épistémologie et
politique) de l'université Paris-Descartes (composante du Gepecs) au sein
duquel les recherches s'organisent sur le concept de « monde
émergent ». Ses recherches portent sur la démocratie,
les nouveaux enjeux environnementaux, la nouvelle configuration du pouvoir au
niveau mondial, le cosmopolitisme, etc.