"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

dimanche 28 février 2010

De l'intérêt du témoignage multiple



De l’intérêt du témoignage multiple


Rien n’est jamais acquis en histoire. Vous pouvez avoir lu dix, vingt ouvrages sur un événement du passé, mais si vous restez sur cette simple connaissance ou croyance vous risquez de passer à côté de la palpitation historique et sociale. L’histoire, comme la lutte des classes n’est jamais figée. Elle évolue constamment face aux exigences et présent et de l’avenir. J’ai toujours pesté contre ces militants au cerveau étroit qui vous assénez cet impitoyable « j’ai lu tous les classiques » du marxisme ou « je connais à fond l’histoire de la Commune de 1871 ». Ignorants les mains pleines de radotages des vieux historiens !

En vérité, il faut continuellement être capable de réviser ses classiques, non pour en remettre en cause les fondamentaux lorsqu’il s’agit de théorie politique, mais pour ré-analyser en fonction non seulement des progrès de la connaissance, mais en fonction de l’évolution de la conscience de la classe à laquelle on appartient ; et que l’on ne me dise pas que les bourgeois n’ont pas de conscience, ils ont la leur et elle n’est pas forcément hermétiquement séparée de la conscience douloureuse, défaitiste et révoltée de la masse des exploités. De même que l’histoire ne se nourrit pas de schémas invariants, de même on ne peut mettre tout le monde dans le même sac. Les historiens, par leur travail intellectuel et leurs propres schémas, ne fournissent qu’une vision approximative de l’événement et de la perception de celui-ci par les membres des classes différentes. Il est très rare que l’historien parvienne à une synthèse objective sans dérive partisane ; je ne serai jamais hostile à quiconque choisit son camp et cela ne gêne jamais ma propre compréhension ; je préfère les francs partisans aux faux neutres qui espèrent ne pas « se mouiller ».

On peut déceler actuellement dans des éditions à la marge des trusts bourgeois lyophilisés un effort pour renouveler la recherche et l’approfondissement dans la compréhension de l’histoire – qui n’est, comme je l’ai toujours affirmé, jamais le fait des groupuscules ou fractions politiques. C’est le cas du livre de C.Darmangeat (« Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était »), dont j’aurais l’occasion de dire tout le bien que j’en pense. C’est le cas, pour ce message-blog aujourd’hui de la compilation intelligente de Jean-François Lecaillon : « La Commune de Paris, racontée par les parisiens ».

Sur ce blog je m’adresse aux gros connaisseurs de l’histoire de la Commune qui ont tout lu de Lissagaray à Marx et Louise Michel, mais aussi aux néophytes. Cette compilation de témoignages peut être une utile façon de se plonger dans l’événement communard sans en connaître par cœur les dates-clé, ni sa place historique centrale pour le mouvement révolutionnaire maximaliste. Pour le néophyte comme pour le connaisseur, la confrontation des témoignages est profondément éclairante, permet au lecteur de se passer de la médiation de l’historien et de ses propres clichés partisans. Mieux encore la lecture des « opinions différentes » au milieu d’un massacre sans nom permet d’apprécier l’homme derrière l’uniforme ou sa classe d’appartenance, et de conforter par la même la vérité de classe prolétarienne ! Longtemps militant j’étais régulièrement excédé par tous ces « purs marxistes » qui évoquaient la nécessité de la « guerre civile », sans préciser s’ils seraient les premiers exposés aux balles de l’adversaire, mais arguant que « le prolétariat n’y couperait pas ». La présentation des témoignages divers par l’historien Lecaillon montre qu’une guerre civile au XIXe siècle – la plus importante à Paris avec la guerre civile américaine – n’est jamais une chose simple, est souvent très embrouillée, des théâtres peuvent fonctionner dans un quartier tranquille pendant que l’on s’égorge un pâté de maisons plus loin. Des « bourgeois réactionnaires » peuvent s’émouvoir de l’ampleur de la répression comme de prétendus grands révolutionnaires pour la postérité faire preuve de la plus insigne lâcheté dans la réalité.

La Commune de Paris, n’en déplaise à Engels et à Lénine, n’est plus exemplaire, et, moi qui l’écris au XXIe siècle, je ne cache toujours pas que j’aurais combattu jusqu’au bout avec les Fédérés si j’avais été de leur temps. L’appel à la « guerre civile » est le credo de tous les apôtres inconscients de la « guerre révolutionnaire ». J’ai assez écrit et démontré que je ne serai jamais un indécrottable pacifiste, mais je n’ai rien inventé en rappelant souvent que les révolutions n’ont jamais vaincu une fois plongées dans des guerres civiles. J’ai même osé affirmer que dès que la « guerre civile » pointe son nez la révolution est perdue. Cela n’excuse en rien la bourgeoisie qui, comme le montrera encore le long extrait du livre de Lecaillon, n’hésite pas à massacrer sans vergogne ; la question que je continue à soulever est que la révolution ne doit pas faciliter la tâche sanglante de la bourgeoisie, en tout cas, sans naïveté pacifiste de ma part, qu’elle doit disposer d’orientations politiques qui évite à la révolution de commettre elle aussi des crimes au sein des classes intermédiaires qu’elle a tout intérêt à rallier, et qu’elle peut gagner de toute façon autrement que par les armes face à la faillite du capitalisme et à ses horreurs. Je ne joue ni au novateur ni au rénovateur, de grands noms du socialisme, à commencer par Rosa Luxemburg et d’autres (cf. mon livre le plus vendu : « Dans quel Etat est la révolution ? », 2008) mais aussi hors du marxisme qui n’est pas à considérer comme le seul sas étanche dans la décomposition des valeurs universelles du genre humain. Mes lecteurs connaissent mon estime pour l’ouvrage novateur de William Serman sur la Commune et mon éloge des critiques rétroactives du grand libertaire Elysée Reclus, tout comme mes critiques des appréciations erronées ou des inventions de Marx sur le déroulement réel de la Commune (+ mon interview du « spécialiste » centenaire Marcel Cerf dans les premiers numéros de PU papier).

Il ne faudrait pas que la Commune, en n’étant plus la sainte Bible montmartroise pour anarchiste éculé ou marxiste bègue, bien que ramenée à ses justes proportions, soit oubliée parce que trop lointaine, anarchique et dégoulinante d’hémoglobine, elle reste un événement moderne qui montre :


  1. la capacité du prolétariat (presqu’aussi diffus qu’aujourd’hui dans cette grande ville bobo) à prendre le pouvoir,

  2. la quasi inutilité de penser que la révolution pourrait l’emporter sous forme de « guerre (de tranchée) révolutionnaire » ; à ce compte la Commune ressemble plus à Verdun 1916 qu’à Petrograd 1917,

  3. le déchaînement automatique de la pire des barbaries de la part de la bourgeoisie si elle dispose encore des moyens de conserver ses biens, ses banques et ses soudards.


Le lecteur lira avec grand intérêt les commentaires parcimonieux de Lecaillon à l’entrée de chaque partie. Cette parcimonie me plaît bien. Les intellectuels adorent étaler leurs connaissances rébarbatives et noyer sous leurs langues de bois, citations et annotations, le ressenti historique dont nous avons besoin nous les simples prolétaires du « grand public ». Le lecteur pourra comprendre mieux que dans tant de catéchismes révolutionnaires qu’une révolution met en jeu des classes et qu’il ne s’agit pas de se dire « j’appartiens à la bonne classe donc j’en suis » ; l’événement est révolutionnaire justement en ce qu’il brise les classes, et inévitablement en faveur à terme de la classe la plus exploitée : « Ainsi, le 17 mars, les ressentiments accumulés contre Thiers s’avérèrent-ils plus forts que les différences de classe » (p.28). La révolution n’est pas folie furieuse ni guerre civile aveugle : « Les témoignages font apparaître une troisième explication, moins visible mais peut-être plus décisive : la persistance d’un esprit de modération dans une partie étendue de la population. Malgré les affirmations de quelques-uns, la terreur ne règne pas vraiment et les Parisiens étonnés « flânent » dans Paris ! Ils vont aux remparts comme au spectacle ! En toute civilité, ils se joignent « aux groupes qui discutent » sur les boulevards ; les plus réactionnaires reconnaissent eux-mêmes que les fédérés « ne sont pas tous des canailles ». Il ne faut pas croire les racontars qui circulent en province, ces rumeurs qui ne peuvent profiter qu’aux extrêmes (…) Au final, l’analyse attentive des témoignages montre qu’il n’y a pas d’un côté les ouvriers émeutiers et de l’autre les bourgeois réactionnaires. Entre Belleville et Versailles la réalité sociale est tout en nuances, faisant apparaître des bourgeois modérés d’une part, des gardes nationaux dont les motivations n’ont rien de révolutionnaires d’autre part ! Dans les rangs des fédérés se rencontrent des hommes, qui n’adhèrent pas aux idées de la Commune ; ceux qui dénoncent les réformes n’applaudissent pas pour autant aux objectifs ou méthodes de Versailles » (p.86).

Merci à Jean-François Lecaillon pour ce travail d’exhumation, non pas impartial – l’impartialité est impossible face aux crimes sans nom des « versaillais » - mais pour nous rappeler qu’une révolution se nourrit surtout des débats, des ressentiments et des sentiments dans l’ensemble de la population, et que si elle doit vaincre c’est surtout par l’adhésion consciente de l’ensemble aux orientations politiques qui se fixent la sauvegarde, ou plutôt la restauration de l’humanité. Merci aussi de nous ramener dans les lieux terribles, après vous avoir lu je ne me promène plus de la même façon dans les jardins du Luxembourg en pensant à ce qui remplissait le bassin ni place d’Italie…


« Notre colonel dit au capitaine : « Vous avez que cela (50 hommes) de pris, vous allez les conduire dans le terrain du Luxemburg pour les fusiller ». A ce moment, un des cinquante que nous avions a sauté sur un de chez nous ; nous lui avons donné 3 à 4 coups de crosse dans la poitrine et nous les avons conduits dans le jardin. En y arrivant, on était à fusiller ; comme l’homme ne voulait pas avancer, on lui a tiré un coup dans la tête et après l’avoir fouillé, on lui a trouvé une pièce de 10 francs. Nous sommes arrivés près du bassin où il y avait peut-être de 5000 à 6000 morts, nous les avons fait monter sur les morts et après nous être éloignés nous étions peut-être cent hommes sur 4 rangs pour faire feu sur les 55 communards (…) Ensuite notre compagnie est partie rejoindre le régiment qui était sur un boulevard à 500 mètres de la place d’Italie, on nous a mis là à mener les mitrailleuses, moi j’étais employé à faire partir le coup et nous avons tiré pendant environ deux heures. Il y avait tellement de morts que le sang venait à nous dans le caniveau. Un moment après, ma compagnie est partie à la baïonnette pour affranchir une barricade, je suis arrivé un des premiers et lorsque j’ai voulu par-dessus la barricade, un communard a lancé sa baïonnette sous mon bras gauche, elle a piqué un peu dans ma capote, à ce moment j’ai reculé et je lui ai tiré mon coup de fusil en pleine poitrine, il est tombé sur le dos, j’ai pu ensuite passer par-dessus la barricade mais voyant qu’il essayait de se relever et de se servir de sa baïonnette, je lui ai enfoncé la mienne dans le ventre, je l’ai tellement lancée que je l’ai épointée sur le pavé, j’étais dans une telle colère que mes camarades me disaient que j’étais blanc comme ma chemise. Il y avait à cette barricade huit hommes et trois femmes, mais nous les avons tous tués, ensuite nous sommes sur la place d’Italie et les communards se sont rendus, ils ont brisé leur fusil sur les pavés, nous avons fait 3000 ou 4000 prisonniers et je vous assure qu’il y en avait des morts et des blessés sur cette place, c’était un véritable abattoir ».

Les huit jours d’horreurs se terminent par le spectacle du triomphe de la délation et des crachats sur les prisonniers :

« Si on interroge (les habitants du quartier), tous se donnent comme des petits saints : aucun n’avoue n’avoir pris part à l’insurrection : eux non, mais leurs voisins, oui. A ce sujet, il est bon de dire que, en ce moment, il règne dans la population de Paris une fièvre de délation poussée à tel point qu’elle arrive à vous dégoûter, à tout jamais, des mœurs et du caractère des foules ».

3 commentaires:

  1. Merci pour ce compte-rendu, Jean-Louis.

    Bernard Giovanangeli Editeur avait publié, il y a quelques années, les actes d'un colloque intitulé "Pourquoi réhabiliter le Second Empire ?, ouvrage assez confidentiel dans lequel j'avais lu de mes mises aux points intéressantes sur cette période systématiquement caricaturée à la sauce républicaniste anti-fasciste gnan-gnan de tous ces imbéciles qui, se disant "bons républicains" ou se posant en rebelles "progressistes" ne peuvent pas s'empêcher de juger le XIXe siècle avec un regard du XXe ou du XXIe (non, bande de crétins, Napoléon III n'était pas Hitler, et Victor Hugo n'était pas un saint !)... Je crois aussi savoir que c'est aussi chez cet éditeur qu'à été publié, ces dernières années, un autre ouvrage de Jean-François Lecaillon, intitulé "Les Français et la guerre de 1870" et construit, si je me souviens bien, sur le même principe de mise en avant des témoignages de l'époque que ce nouveau livre consacrée à la Commune de Paris dont tu parles.

    Tu évoques, cher Jean-Louis, les "appréciations erronées ou des inventions de Marx sur le déroulement réel de la Commune". A juste titre. Mais tu pourrais ajouter aux évènements de la Commune ceux qui ont précédés, pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871. La première fois que j'ai commencé à lire "La guerre civile en France", il y a déjà longtemps maintenant, j'ai constaté, tout néophyte que j'étais à bien des égards, que l'erreur pointait le bout de son nez, chez Marx, dès la première phrase, lorsqu'il évoque le fait que la république (que l'on appellera plus tard IIIe) avait été proclamée en septembre 1870 en étant saluée unanimement partout en France. C'est complètement faux : le plupart des Français, qui avaient voté massivement en faveur de Napoléon III lors du plébiscite de mai 1870 (avec un sincère sentiment d'adhésion au régime du Second Empire, sauf dans les grandes villes), ont accueilli la proclamation de la république dans une totale indifférence, dans le meilleur des cas, comme en témoignent les derniers rapports des préfets de l'Empire, lesquels, vu le contexte de l'époque, n'avaient guère de raisons de ne pas dire la vérité. Je n'incrimine pas Marx en tant qu'acteur politique contemporain d'évènements dont il n'a pas été le témoin direct, mais je m'étonne qu'un écrit comme "La guerre civile en France" puisse être considéré comme une sorte de livre d'histoire immédiate vu la façon dont il peut être présenté aux lecteurs d'aujourd'hui par certains éditeurs...

    Je ne vois pas bien, comme toujours, ce que tu veux dire en parlant, plus haut, de "vérité de classe prolétarienne". Si tu devais sous-entendre que cette "vérité de classe prolétarienne" est la seule Vérité qui vaille, je te répondrais que la Vérité n'existe pas (quant au prolétariat, dont tu dis souvent qu'il se "fout des élections", je ne sais toujours où se trouve ce bloc uniforme d'exploités agissant comme un seul homme dont tu semble parler, mais c'est déjà une vieille histoire entre nous, et je ne sais pas si tu me répondras un jour, mais ce n'est pas grave). Cela dit, plus loin, je constate heureusement que pour toi le marxisme "n’est pas à considérer comme le seul sas étanche dans la décomposition des valeurs universelles du genre humain", et même si je le savais déjà, ça fait toujours plaisir de lire ce genre de choses sur ce blog...

    Amicalement,

    Hyarion.

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  2. P.S.: j'ai lu dernièrement, dans le "Marianne" de cette semaine, des choses assez dégoûtantes. Il faut bien que ce magazine que j'achète depuis plus de dix ans, sans jamais avoir été abonné, et malgré le fait qu'il ait été fondé par l'insupportable Jean-François Kahn (le pire adorateur de Victor Hugo que la Terre ait jamais porté) me serve de temps en temps à quelque-chose... Dans les premières pages, on y parle déjà du succès de librairie que rencontre aux Etats-Unis d'Amérique ce misérable petit manuel de rebellitude qu'est "L'insurrection qui vient", grâce à la publicité qu'en a fait stupidement la chaîne télé ultra-conservatrice Fox News en hurlant au satanisme à propos de cet opuscule bien surfait (dont tu as déjà dit sur ton blog tout ce qu'il y avait à en dire). C'est déjà consternant. Mais le pire, c'est l'un des dossiers principaux du magazine présenté plus loin, et entièrement consacré à... ce prétentieux cornichon pseudo-marxiste qu'est Alain Badiou, que certains présentent quasiment comme l'ultime "philosophe" "marxiste" "radical" de notre temps. Quand je pense que le fantasme N°1 de Badiou est de débattre avec un certain BHL devant les médias de masse... Au secours.
    Aussi, j'avoue que si tu pouvais, à l'occasion, tailler un costard à ce Badiou, comme tu sais si bien le faire, cher Jean-Louis, ça ferait toujours bien plaisir...

    Amicalement,

    Hyarion.

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  3. Je découvre votre critique qui me fait bien plaisir ; pas tant parce qu'elle est élogieuse que parce qu'elle est fidèle aux intentions qui gouvernent tout mon travail de recherche. Le sentiment d'être compris est essentiel pour un auteur. Encore merci.

    cordialement
    Jean-François Lecaillon

    NB (relatif au commentaire d'un de vos lecteurs) : "les Français et la guerre de 1870" n'est pas un livre construit sur le même modèle que "la Commune racontée par les Parisiens". C'est plus un travail de synthèse. Mais on y découvre la même palette de couleurs humaines que dans le drame parisien.

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