De nouveaux
prolétaires pas si nouveaux…
Les nouveaux
prolétaires de Sarah Abdelnour
(ed textuel, petite encyclopédie critique, 140
pages,
janvier 2012) 9 ;90 euros.
Un petit livre
rare, intelligent et frais qui restaure la nature et la pérennité du
prolétaire, bien qu’il y manque la dimension politique et historique « messianique ».
« Le terme
prolétaire semble incarner une réalité d’un autre temps. Il désigne dans l’Antiquité
romaine le citoyen de la dernière des six classes du peuple, sans droit ni
propriété, et exclu des charges politiques. Plus tard chez Marx, il se confond
avec l’ouvrier de la grande industrie du
XIXe siècle, exploité, aliéné, et en lutte contre les capitalistes ».
Bon début et la suite est encore meilleure et autrement plus précise que le
bla-bla ouvriériste des gauchistes ou des maximalistes ringards d’orgas
hyper-hiérarchisées : « Les prolétaires, ce sont donc avant tout des
travailleurs dominés par la hiérarchie, vivant dans une forte insécurité
matérielle et dans une position sociale vulnérable, loin du prestige social et
du pouvoir politique » Plus brillant encore : « La notion de
prolétariat permet alors d’être attentif au renouvellement des formes
historiques de l’oppression, de ne pas céder à une vision enchantée de la
modernité vue comme marche linéaire vers le progrès social, et de continuer à
voir le travail comme un univers de rapports de force ».
De bonnes
questions vont se succéder : éternels prolétaires ? Les prolétaires
sont-ils toujours des ouvriers ? Des travailleurs ? Pour cerner au
plus près les nouveaux habits de la domination du travail :
L’auteure affine
son propos en commençant par traiter des notions de salariat et de précariat,
confondues pourtant aux origines, pour comprendre les conditions ou raisons du
décrochage des deux notions à la fin des années 1970. Elle revient sur l’arsenal
de répression de la mendicité et du vagabondage mis en place au temps de la
féodalité sous la férule de la bourgeoisie montante. Au 18ème siècle
des travailleurs étaient enchainés par des colliers de fer dans les mines de
Newcastle. Le paupérisme est une théorie bourgeoise qui, mêlant commisération
et condamnation morale, vise à soumettre les prolétaires nouveaux en les
plaçant sous la tutelle des élites riches.
L’auteure saute
un peu rapidement aux années 1930, esquivant la faille révolutionnaire des
années 1920, pour considérer (un peu tardivement) une intégration des « barbares »
à la structure sociale bourgeoise, et s’appesantir sur la protection sociale,
facteur non négligeable de paix sociale et d’absence d’émeutes contrairement au
siècle écoulé. Elle fait tomber un peu rapidement la « barrière infâmante
du lumpenprolétariat » (selon Marx) pour réintégrer toutes les catégories
de chômeurs à la classe prolétarienne ; ce qui reste discutable pour une
part des « assistés professionnels » naturellement racistes et réacs.
Concernant le statut de la femme, les analyses lumineuses d’Engels restent
valables : « dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la
femme joue le rôle du prolétariat ». Même carence pour les immigrés en
général que pour les chômeurs. Tous les immigrés ne sont pas des prolétaires,
ils comportent nombre d’exploiteurs en tout genre comme la classe bourgeoise
autochtone ; dès lors il eût été nécessaire de démontrer en quoi ils sont
en général « doublement prolétaires » (« dominés dans le travail
comme dans la citoyenneté »).
Contre les vieux
machins anars décadents dits communisateurs (les Gorz, Negri et autres crétins)
Sarah Abdelnour dévoile calmement leur idéalisme : « … tout en
critiquant Marx, leurs travaux présentent eux-mêmes davantage un prédiction et
un souhait qu’ils ne décrivent une réalité sociale. Les travaux de ces
philosophes manquent également parfois d’assise empirique ».
On ne peut nier
l’importance numérique du groupe ouvrier « qui contraste avec sa relative invisibilité ».
« Louis Chauvel estime ainsi que les employés sont d’un point de vue structurel
des ouvriers des services, c'est-à-dire des travailleurs routiniers du
tertiaire dont le travail est tout aussi peu valorisé économiquement que celui
des ouvriers ».
Dans le renouvellement
des habits de la domination bourgeoise, à côtés des constantes historiques
(exclusion des charges politiques et domination hiérarchique), la souffrance et
la précarisation sont le lot des prolétaires modernes, de façon plus visible
que naguère : « La nouveauté réside dans le fait que les tensions sur
l’emploi ont tendance désormais à masquer les souffrances au travail, pour les
travailleurs comme pour les observateurs de la réalité sociale. Et cela alors
même qu’emploi précaire et travail difficile sont très liés. Finalement, plutôt
que de parler de fin du travail et de dégradation de l’emploi, nous pouvons
presque conclure sur une formule inverse, celle de la fin de l’emploi salarié
stable qu’accompagne une accentuation de la dégradation du travail ».
Les travailleurs
sous-employés, avec « une image sociale dégradée » : « …
forment donc un rouage de la société capitaliste, rouage fortement dominé, et
semblent en cela avoir toute leur place dans la constellation actuelle du
prolétariat. Nous pouvons d’ailleurs emprunter à Marx le concept d’armée
industrielle de réserve pour saisir le rôle central joué par ces travailleurs
en marge ». Rôle central ? Cela n’est pas démontré pour autant.
Les contours de
la précarité restent flous, mais concernent, interrogent et terrorisent tous
les prolétaires. Ce qui est nouveau dans le capitalisme n’est pas un
amoindrissement, une disparition ou un changement de place du prolétariat mais
les « divisions introduites par les formes nouvelles d’emploi comme reflet
de discriminations entre activités centrales et périphériques, ainsi qu’entre
salariés protégés et salariés précaires.
La notion de précarité n’apparait pas cependant comme une condition
favorisant l’unification internationale du prolétariat ; en partie juste,
cette affirmation aurait demandée à être mieux démontrée.
La focalisation
bourgeoise et médiatique sur la
précarité, évacue bien sûr la notion de prolétariat, au niveau d’un
concept nouveau de la classique pauvreté, et déplace le regard du centre vers
la périphérie du prolétariat : « En focalisant notre attention sur
les exclus, les marginaux, comme on le faisait auparavant sur les vagabonds, on
regarde un résultat mais sans saisir la dynamique qui l’entraine ». Le
concept de précarité n’est-il donc pas,
par conséquent, une arme au service du capitalisme ? : « … il
semble en effet que ce recours à la flexibilité
constitue un moyen de « reporter sur les salariés, mais aussi sur
les sous-traitants et autres prestataires de services, le poids de l’incertitude
marchande ». « Dans les deux
cas, on observe une individuation des travailleurs, soit par des politiques de
carrière et de rémunération de plus en plus axées sur l’individu, et non sur
des garanties collectives, soit par un déficit d’intégration plus général »
(qui génère un « fatalisme dominant »).
Dans les
nouveautés, le capital a su de plus intégrer les dénonciations anti-hiérarchiques
gauchistes et le bla bla des anarchistes sur l’autonomie ; les textes des
radicaux en peau de lapin ont été pleinement intégrés à la littérature du
management, et révèle ainsi « la mise en place d’une exploitation
volontaire, dans la même logique que la servitude volontaire de La Boétie »
(NB, évident pour comprendre les suicides à la Poste et à France Télécon).
L’Etat est
seulement complice de la précarisation par son laissez-faire ultra-libéral,
dont seule la conséquence négative soulève notre colère : « La
solidarité est sérieusement ébranlée, laissant place à des formes de jalousie
sociale, de sentiments d’injustice que l’on peut qualifier d’horizontaux puisqu’ils
ne sont pas tant dirigés vers les riches que vers des alter ego sociaux
supposés profiter davantage des aides sociales »…
Les nouveaux
prolétaires une nouvelle classe sociale ?
Où veut donc en
venir l’auteure en constatant, sans s’en réjouir, que le marxisme a perdu de sa
prégnance depuis les années 1979 ? D’abord elle a constaté la faille du
potentiel contestataire du prolétariat moderne du fait de l’affaiblissement de
la critique (elle aurait du ajouter de la critique… politique, et de l’effacement
de toute visibilité des fractions politiques marxistes du prolétariat… comme
rançon du maintien de la domination bourgeoise) ; et elle souligne à
nouveau le fatalisme, le sentiment d’échec qui domine encore largement en
milieu prolétaire. Certes mais son propos n’est pas tout à fait clair
concernant le rôle d’encadrement des syndicats, jadis « instruments de
savoir-faire militant et d’unification des luttes dans le monde ouvrier en
formation »… très très lointain ! Elle frôle pourtant les raisons de
la démoralisation face aux trahisons successives des partis de gauche et des
syndicats « institutionnalisés », avec ce qu’elle nomme « la
perte de sens du clivage droite/gauche », avec cette belle formule de
Roger Cornu : « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais
été ». Pourtant la classe ouvrière est encore… ce qu’elle a toujours été !
Notamment cette « détérioration profonde du rapport des ouvriers à l’espace
politique », donc ce qui caractérise les prolétaires depuis l’Antiquité :
l’exclusion des charges politiques ! Et de nous détruire avec précision le
mensonge bourgeois le plus répandu en France : « le premier parti des
électeurs populaires n’est pas le FN mais l’abstention ». Merci Sarah
Abdelnour.
Autres causes du
fatalisme, temporaire, une absence de « socialisation politique » :
« Les dynamiques de fragmentation mais aussi de précarisation des travailleurs
permettent alors de mieux saisir le refus d’identification au monde ouvrier,
surtout chez les jeunes, et le manque d’unité du groupe ».
Peut-il encore
lutter le prolétariat ?
« Les
classes populaires voient donc leur conscience de classe confrontée à un
obstacle de taille : celui du fatalisme issu du discours des classes
dominantes. En l’occurrence, les nouveaux prolétaires pourront incorporer les
discours les renvoyant à leur échec scolaire, à leur manque de motivation ou
encore à leur position d’assistés. Si l’on peut dans cette perspective mieux
comprendre la difficulté d’émergence des luttes sociales, difficile ne signifie
pas impossible et les conditions demeurent régulièrement réunies pour que des
mobilisations collectives se mettent en place, et que se jouent ponctuellement
des épisodes de la lutte des classes ».
Il ne faut pas
déflorer toutes les analyses pertinentes de ce petit ouvrage, qui en contient
des tonnes (et fort pertinentes comme par ex sur les tristes coordinations
maquées par les « virtuoses du militantisme », le sens réel des
émeutes ou la « plasticité » négative de la notion de précaire).
L’auteure n’est
pas une représentante politique d’un parti, ni déterminée à argumenter en
faveur de la création d’un parti de classe pour la révolution, et nécessaire
pour l’homogénéité du prolétariat, on ne la couvrira pas de reproches car elle
avance tout doucement en conclusion vers le chemin qui y mène du fait de son
constat, anti-fataliste : « … si des luttes sociales se
maintiennent, dans l’univers du travail
comme à ses marges, elles manquent toutefois nettement de groupe central comme
de mots d’ordre fédérateurs ». Et, en toute honnêteté, qu’elle soit
remerciée encore pour les banalités de base si réconfortantes et si vraies de
la permanence du mouvement ouvrier, et pour avoir traité avec intelligence des
possibles sorties de l’ornière dominante… en rappelant les formes classiques de
l’union grandissante des prolétaires, sous-jacentes, masquées encore par l’individuation
dominante : la solidarité et la capacité d’agir ensemble, toutes
catégories confondues.