« Il n’est pas douteux qu’un système d’idées dont seules les grandes lignes sont tracées à une action beaucoup plus féconde qu’une construction achevée et symétrique, où il n’y a rien à ajouter, où un esprit audacieux ne peut trouver à déployer son originalité. Serait-ce la raison pour laquelle nous voyons les théories de Marx marquer un tel arrêt depuis des années ? Car, en fait, si l’on excepte une ou deux productions originales pouvant être considérées comme des progrès au point de vue théorique, nous avons bien eu, depuis la parution du dernier volume du Capital et les derniers travaux d’Engels, quelques belles popularisations, des explications de la théorie marxiste, mais, au fond, nous en sommes encore en théorie à peu près au point où nous ont laissés les deux créateurs du socialisme scientifique ».
Rosa Luxemburg (1903)
UNE REVOLUTION NECESSAIRE
Voici par après cet édito de la Revue REVISION un étonnant texte de cette revue oubliée (classée arbitrairement sur le web dans la catégorie anarchiste, mais qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de « conseilliste »), publiée à la veille de la deuxième boucherie capitaliste mondiale, qui ne se penche pas sur le prolétariat comme une catégorie abstraite, sans ce culte d'un prolétariat unifié dans l'imaginaire de nos sectes modernes, et qui remet en cause radicalement à la fois le « productivisme socialiste infini » et le religieux « messianisme prolétarien » dont je vous conterai les heurts et malheurs dans mon prochain ouvrage. Et surtout vous verrez que la contribution de Coffinet est non seulement géniale mais si actuelle...sauf qu'il n'a pas venu venir la Seconde Guerre mondiale comme conséquence de la défaite politique du prolétariat (il n'y croit plus à celui-ci comme la plupart des militants en 1940), alors qu'en effet il y avait un tassement des forces productives mais que la sale guerre mondiale permettra de relancer le capitalisme pour 70 ans encore... quoique pas forcément éternellement.
Il faut se demander combien d'expériences seront encore nécessaires pour tuer l'idée du parti-messie chez les militants révolutionnaires. La décomposition et la trahison des partis existants s'étalent tous les jours, et les dupés d'hier ne songent qu'à une seule chose : en rebâtir un nouveau qui, cette fois, échappera à toutes les tares des précédents.
Cette conception pourrait se défendre si ses partisans se montraient réservés et prudents, mais il semble, au contraire, que plus les faillites s'accumulent, plus ils idéalisent leur mythe. Un psychanalyste pourrait expliquer ce curieux phénomène, mais il ne faut pas fouiller longtemps pour s'apercevoir que le patriotisme d'organisation pourrit les rares groupes ou individus qui conservaient la tête froide.
Il n'est pas un parti, ligue ou tendance qui ne cache en son sein les tares dénoncées chez les adversaires. Partout, les oligarchies et les bureaucraties agissent au nom des adhérents trompés, en bafouant les principes dont la défense et la propagation leur assurèrent le pouvoir. Semblable situation n'aurait rien de bizarre si les cocus d'en bas ne s'en faisaient les apôtres et les laudateurs. Profiteurs et dupés font le front unique pour déclarer qu'il y a des vérités pour initiés, les dupés prenant une hypothèque sur leur ascension au grade d'initié. Au total, les luttes sociales se mènent suivant une tactique qui nécessite une clef ou un code pour devenir compréhensible.
En fin de quoi les stratèges politiques et syndicaux s'étonnent un beau jour de la disparition des effectifs ou se trouvent atterrés par une réalité plus forte que leurs calculs à la petite semaine. Le révolutionnaire qui appelle les choses par leur nom et essaie de retrouver ses yeux de débutant devient suspect. La question : « Par qui est-il payé ? » fait aujourd'hui partie de l'arsenal des arguments socialistes. Il serait temps pour le mouvement ouvrier, de se prêter à un traitement de désintoxication.
Il serait temps pour les militants des J.E.U.N.E.S , de dire publiquement que leur leader Jean Nocher1 est un dangereux rigolo. Ce qu'ils pensent tous. Il serait temps pour les socialistes révolutionnaires, de dénoncer dans leurs propres rangs les tares qui furent à l'origine de la dégénérescence de la S.F.I.O. La social-démocratie n'est pas que dans les programmes. Il serait temps pour les trotskystes de tous les pays, de parler du Trotsky de Crontadt, et pas seulement du Trotsky créateur de l'Armée rouge. Il serait temps pour les anarchistes de montrer la même sévérité envers leurs politiciens qu'envers les politiciens avoués.
Il serait temps de dire ce que l'on pense et de penser ce que l'on dit. Première révolution à accomplir chez les révolutionnaires.
REVISION
LA MISSION DU PROLETARIAT
par Julien Coffinet2
C'est Marx qui a donné vie à la conception d'une mission du prolétariat, conception un peu mystique mais à laquelle il sut attacher une application rationnelle qui parut longtemps incontestable. La société actuelle étant divisée en deux classes principales, violemment opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, le développement de la première a pour résultat l'augmentation du nombre et de la cohésion des prolétaires.
« A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes... on voit augmenter la misère, l'oppression? l'esclavage, la dégénérescence, l'exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste ». Dans le même temps le monopole du capital gêne de plus en plus le mode de production qui s'est développé avec lui et devient l'entrave du progrès technique. Hégélien, Mars déduit hardiment de ces différentes constatations que le prolétariat est l'antithèse du capital et que de sa révolte sortira la nouvelle synthèse sociale, autrement dit que le prolétariat est chargé par le mouvement de la société de délivrer les forces productives arrêtées dans leur progrès, « d'exproprier les expropriateurs ». Comme le régime féodal le fit autrefois la bourgeoisie aujourd'hui arrête le développement des forces productive ; comme la bourgeoisie les libéra par la subversion du régime féodal, le prolétariat, à son tour, servira le progrès par la subversion du régime capitaliste.
Cette conception suppose d'abord une foi implicite mais profonde en un progrès technique continu et illimité et la croyance à l'unité des intérêts du mouvement ouvrier et de ceux de la culture humaine. Le progrès technique doit s'entendre des modifications techniques qui améliorent le rendement humain, celles qui permettent, avec moins de travail, de produire autant et plus d'objets utiles. En ce sens il n'est pas douteux qu'ils servent les intérêts de la culture puisque celle- ci ne s'améliorera d'une manière décisive que dans la mesure où les possibilités pour chacun d'utiliser et de développer ses aptitudes personnelles seront augmentées. Accepter la conception d'une mission historique du prolétariat c'est donc juger que le prolétariat, de par sa fonction sociale, son nombre, sa conscience, non seulement s'emparera du mode de production capitaliste mais aussi qu'après l'avoir débarrassé de l'hypothèque capitaliste et de ses résidus, il pourra l'utiliser pour favoriser la liberté et par conséquent la culture humaine.
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Marx s'appuyait sur le fait constaté que les anciennes classes moyennes ruinées par la centralisation du capital, augmentaient le nombre des prolétaires en même temps que ceux-ci subissaient une aggravation de leurs conditions de vie. Si l'on entend par prolétaires les travailleurs libres politiquement mais entièrement dépouillés, ne possédant que leur force de travail, qu'ils doivent vendre pour obtenir des moyens de subsistance, il est bien exact que les prévisions de Marx ont été entièrement justifiées par le temps. Le nombre des salariés va augmentant. Les moyens de production sont la propriété de monopoles de moins en moins nombreux. Mais si l'on entend par prolétaires les seuls ouvriers industriels, comme c'est le cas le plus fréquent, alors il faut reconnaître que la prévision marxiste a cessé d'être juste depuis pas mal d'années et que le nombre des prolétaires n'augmente plus ou diminue.
C'est que le même mouvement de centralisation du capital, en augmentant le nombre des salariés, développait aussi la division du travail et augmentait la spécialisation des travailleurs. Le développement des moyens de transport, des entreprises commerciales, du crédit, des assurances, des entreprises publiques, etc..., a suivi les progrès de l'industrie. Pendant que diminuait le nombre des entrepreneurs individuels, celui des employas, des techniciens, fonctionnaires de toutes sortes se multipliait. Par opposition aux propriétaires des moyens de production il peut être parlé d'un prolétariat en faux-col ou d'un prolétariat agricole. Ce serait une erreur de les confondre avec le prolétariat industriel qui n'a ni les mêmes conditions de vie ni les mêmes réactions.
C'est ce qu'a fort bien montré Henri de Man en baptisant de « nouvelles classes moyennes » ces groupes de nouveaux salariés. Il en fait néanmoins des classes anticapitalistes. Peut-être. Mais l'erreur commune est de confondre anticapitalisme et socialisme. Le socialisme n'est pas la qualité de n'importe quelle organisation collective. Le socialisme, il est grand temps de le rappeler, c'est une revendication de justice sociale et un espoir de libération humaine.
Marx avait aperçu les premières conséquences de la division du travail purement technique. « A côté des classes principales (d'ouvriers) il y a un personnel peu nombreux, chargé du contrôle et de la préparation de toute la machinerie, ingénieurs, mécaniciens, menuisiers, etc. Ceux-ci constituent une classe supérieure, composée de savants et d'hommes de métiers... ». Il avait aussi insisté à plusieurs reprises dans Le Capital, sur la séparation de la fonction et de la propriété du capital. Mais ce n'est que longtemps après lui qu'il a été possible de se rendre compte de ce que se développait un esprit technicien tout à fait différent de l'esprit prolétaire. Dans ses « Réflexions sur l'économie dirigée », H. de Man écrit que « l'homme dont la fonction est d'organiser la production, est naturellement porté à exalter cette activité par rapport au rôle qu'il considère volontiers comme subordonné ou même comme parasitaire, du détenteur de capitaux ou du spéculateur ». Il est même porté à vouloir étendre cette activité à l'extérieur de la fabrique. Le congrès de la Taylor Society, décembre 1930, dans son nouveau programme de revendications demande « l'application des principes d'organisation scientifique développés et expérimentés dans l'entreprise individuelle à l'économie comme telle, considérée comme une grande entreprise dans laquelle tous les membres du monde économique sont ensemble ouvriers et actionnaires ». Mais ces techniciens ne se séparent pas seulement des propriétaires de capitaux ; chargés de travaux d'organisation ou de direction ils ont une tendance naturelle, fonctionnelle, à considérer les ouvriers comme des manœuvres qu'il est possible et même moral, « dans l'intérêt de tous, de manier et d'utiliser rationnellement, le seul critère de leur travail se trouvant être l'efficiency. Ils subissent la déformation de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir. Dans leurs bureaux d'étude ou de direction, ils jouent avec la matière humaine aussi abstraitement aussi inhumainement que l'officier qui dirige de son P.C. Les opérations militaires sur un front éloigné. Par la force des choses, Toute autre considération que celle du rendement leur devient étrangère. Ils sont même prêts à concéder que chacun, l'ouvrier et le manœuvre comme le technicien joue un rôle utile dans la société mais ils tiennent à ce que chacun ne joue que ce rôle et reste à sa place. Personne n'est plus antidémocratique qu'un technicien. « Comment permette qu'un manœuvre vienne se mêler de choses qu'il n'entend pas, qu'il ne peut pas entendre, faute des études, des longues études nécessaires ? ». Et il faut reconnaître que dans la division du travail telle que le mode de production l'a développée, la séparation des travaux intellectuels et manuels s'est faite de plus profonde.
Les fonctionnaires participent à cet état d'esprit dans la mesure où ils prennent conscience de leur rôle d'organisation et de direction dans l'Etat moderne et de la supériorité que leur donne leur savoir – je ne dis pas leur culture – sur la masse primaire des manœuvres.
Les employés de commerce et les ouvriers agricoles nécessiteraient une étude plus détaillée et fouillée ; il suffit ici de constater que ces nouveaux salariés se séparent nettement par leurs goûts, leurs besoins, leur mentalité, du prolétariat industriel.
A l'intérieur du prolétariat industriel lui-même, un autre phénomène a introduit une différenciation profonde : le chômage permanent. Tant que l'armée industrielle de réserve n'a été constituée que de chômeurs momentanés, comme sa qualification l'indique bien, car une réserve est faite pour y puiser à mesure des besoins, le chômage n'en a eu d'autre résultat que d'abaisser le niveau des salaires par la concurrence sur le marché du travail. Mais dès l'instant que les chômeurs deviennent pour une large part des sans-travail permanents et sans espoir, il se forme à côté de la mentalité de l'ouvrier une mentalité fort différente, voire même opposée. Et plus les années passent et moins les chômeurs sont composés d'anciens ouvriers. Les membres ruinés des anciennes classes moyennes, ou les sans-travail des classes libérales, intellectuels ou artistes, ou les techniciens sans emploi, ne se prolétarisent plus : ils viennent directement grossir la masse des chômeurs. Les jeunes gens sortant de l'école demeurent souvent inactifs. Le capitaliste qui, il y a un siècle, faisait travailler des enfants au sortir du berceau ne sait plus aujourd'hui leur assurer du travail quand ils arrivent à l'âge adulte. Ainsi est créée peu à peu une masse de déshérités, coupés du travail et de l'action, que le désespoir fataliste mettre à la merci du premier mirage démagogique venu mais rendra incapable de parvenir à une conscience sociale progressive.
Une autre différence se marque entre ouvriers des grands monopoles et ouvriers des moyennes et petites entreprises, incapables dans la plupart des cas d'assurer les respect des lois sociales sans travailler à perte. Les grands monopoles étant les principaux fournisseurs de la défense nationale, la formidable accélération des fabrications de guerre accentuera encore cette différence, en assurant des surprofits qui permettront des sursalaires.
Loin d'égaliser la condition ouvrière, comme le prévoyait Marx, la marche en avant du capitalisme n'a cessé de développer une division du travail social organique, c'est à dire augmentant les différences individuelles par la spécialisation.
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Si le prolétariat n'augmente plus, s'il se divise en groupes discordants, il semblerait qu'au contraire la foi en un progrès technique continu et illimité ait pu être renforcée par les prodigieuses acquisitions de la science moderne. Il suffit d'évoquer les immenses réalisations industrielles des deux mondes pour être convaincu de la puissance du génie constructif de l'homme et de considérer le rythme accéléré des découvertes et de leurs applications pour être persuadé qu'il n'y a pas de raison apparente de prévoir un arrêt, sinon celui qu'apporterait les crises périodiques provoquées par les désordres capitalistes. Ainsi, il est tout naturel de penser que Marx avait raison de prévoir un conflit entre le développement des forces productives et le capitalisme. « A un certain degré de maturité la forme historique du procès de travail déterminée fait place à une forme plus élevée. On s'aperçoit que le moment d'une telle crise est venu dès que s'accentuent la contradiction et l'opposition entre les conditions de répartition et par suite la forme historique déterminée des conditions correspondantes de production d'une part, et d'autre part les forces productives, la capacité de production et le développement de leurs agents. Il s'établit alors un conflit entre le développement matériel de la production et sa forme sociale ». Mais des doutes sont venus sur l'exactitude de cette conception.
Le développement des forces productives tend, en augmentant la productivité du travail, à augmenter la quantité d'objets utiles produits dans un même temps de travail. D'où est venue la revendication de la diminution de la durée du travail. Pourtant un examen plus attentif montre qu'on s'est souvent trompé sur les économies de travail apportées par l'introduction des machines automatiques, puis de l'énergie électrique : on ne regardait que la diminution des ouvriers au sein de l'usine transformatrice, on ne voyait pas l'augmentation correspondante de techniciens, d'employés, de fonctionnaires, d'intermédiaires à tous les échelons, que nous montrent si bien les statistiques d'ensemble.
On ne considérait pas non plus que le mode de production d'aujourd'hui a entrainé le besoin de la vitesse dans les relations entre groupements humains. Rien de plus coûteux en travail humain, que la vitesse. Pour doubler une vitesse donnée, ce n'est pas deux mais quatre, ou huit fois plus de travail qu'il faut. Des questions de prestige personnel ou national s'en mêlent. L'accélération de la vitesse est préférée à l'augmentation du matériel, moins gaspilleuse des forces humaines quand elle est possible.
Sans compter que le même progrès technique, en mettant entre les mains d'hommes de moins en moins nombreux la propriété d'entreprises de plus en plus gigantesques, de plus en plus hors de proportion avec les capacités humaines, a provoqué de nouveaux gaspillages, par impossibilité d'assumer des charges réellement écrasantes, et par la prodigalité qui accompagne toujours une certaine grandeur dans les entreprises humaines. On a trop oublié que tout achat représente le résultat d'un travail quelque part dans la société et que toute dépense inutile est du travail exécuté en pure perte, du travail qu'il aurait mieux valu économiser, dans une société mieux organisée, parce que du travail inutile, c'est des loisirs perdus. Il faudrait écrire un éloge de l'avarice.
Julius Dickmann a signalé dans ses intéressantes études sur la production capitaliste que l'introduction imprudente des inventions nouvelles dans la production pouvait avoir pour conséquence une perte et non une économie de travail pour la société. Il suffit que la quantité de travail incorporée aux moyens de production de l'ancien outillage dépasse la quantité de travail épargné par les nouvelles machines pendant le temps que les moyens de production devenus inutiles et sans valeur auraient pu fonctionner. « Plus on part d'une technique avancée, autrement dit plus les investissements consacrés à la production des machines de l'ancien type sont importants, et plus il faut du temps, bien entendu, avant que le fonctionnement plus économique du nouvel outillage puisse, une fois compensée la perte causée par l'introduction de cet outillage, être considéré comme un gain pour l'ensemble de la production. Et si, dans l'intervalle, on fait une nouvelle invention qui remplace le type de machine nouvellement introduit par un autre encore plus productif, alors la première invention n'arrive même jamais à jouer son rôle en épargnant du travail pour l'ensemble de la société ». Comme le dit Dickmann, ces remarques sont en tout cas bonnes à rafraîchir l'enthousiasme que l'on éprouve en général pour le progrès technique et rappellent utilement que le progrès ne signifie pas par lui-même un progrès économique et ne conduit pas nécessairement à une extension de nos possibilités d'existence. Beaucoup de difficultés qui paraissent venir du régime capitaliste lui-même appartiennent en fait aux innovations de la technique moderne et reparaîtraient aussitôt dans un régime socialiste.
La possibilité d'un accroissement continu de la productivité du travail est elle-même en question. A mesure que la productivité du travail augmente, s'accumulent les travailleurs occupés à entretenir, réparer et reproduire les moyens de production et de subsistance et diminuent les travailleurs qui peuvent être employés à produire des moyens de production et de subsistance « en excédent » qui permettront un élargissement futur de la production, inséparable d'une amélioration nouvelle de la productivité. Chaque nouveau progrès diminue la possibilité, dans l'état actuel des choses, d'un progrès futur. IL ne peut pas être question d'un progrès continu et illimité mais au contraire d'un progrès de plus en plus difficile, de plus en plus limité pour finalement devenir une régression. Le progrès technique n'a pas visé à produire le même nombre d'objets avec moins de travail mais à produire plus d'objets avec le même travail. Ce qui me fait dire que l'amélioration de la productivité est inséparable de l'élargissement de la production. D'où la nécessité des marchés extérieurs. La production d'objets simplifiés et unifiés dépasse la capacité réelle d'absorption du marché national. Il y a, certes, des causes venant du capitalisme lui-même, mais il y aussi des causes techniques. Le socialisme s'il prenait la suite technique du capitalisme, se trouverait devant la même nécessité impérialiste de lutter pour la possession des marchés extérieurs. Marx dit bien qu'à mesure que la force productive se développe, elle entre en conflit plus aigu avec les fondements étroites des rapports de consommation. Mais il est évident qu'il pense que ce conflit n'aurait pas lieu si la consommation n'était pas limitée par la nécessité implacable des lois du capitalisme. Or il est non moins évident aujourd'hui qu'entre forces productives et consommation il y a un conflit qui n'est pas de source capitaliste mais technique. Il vient de ce qu'on n'a pas cherché à travailler moins, mais à produire plus.
Il est possible de supposer une meilleure utilisation du génie humain ? Peut-être, mais il n'en reste pas moins que nous nous trouvons devant un énorme appareil producteur aussi pesant qu'inutile et qu'il n'est plus possible d'améliorer la condition humaine qu'au prix d'un changement radical des conceptions et des méthodes utilisées pour le renouvellement de l'appereil producteur, au contraire de ce qui était prévu par Marx. Ce qui a fait illusion c'est qu'une avance considérable a permis aux vieux pays capitalistes de vivre aux dépens des pays moins évolués. Nos masses travailleuses ont bénéficié, pour une certaine part, de l'exploitation des peuples coloniaux ou en retard. Toute la technique moderne est basée sur cette exploitation. Mais, maintenant que l'avance de certains pays est perdue, maintenant que les exploités d'hier se dressent en concurrents, que va-t-il se passer ?
Le schéma marxiste d'une progression continue des forces productives, arrêtée aujourd'hui par le capitalisme, libérée demain par le socialisme ne résiste pas à l'examen de l'observateur non prévenu. La technique dont le socialisme s'est montré si jaloux pendant cinquante ans et si pressé d'en avoir la direction, a dilapidé les ressources naturelles de la terre (sic ! Lu en 2021) et gaspillé le travail humain. Du point de vue humain qui devrait être toujours le point de vue socialiste, l'appareil producteur capitaliste ne peut plus servir de base à un nouveau progrès : pour aller de l'avant il faudrait trouver une technique de production radicalement différente.
La progression du prolétariat en nombre et en cohésion a été arrêtée et remise en question par l'évolution des méthodes de production ; le progrès technique continu et illimié qui devait libérer la révolte du prolétariat grandissant se révèle lui-même comme illusoire et comme menant à l'appauvrissement de la communauté humaine ; pour justifier la mission du prolétariat il ne reste que la notion plus intuitive de l'identité des revendications ouvrières et de la cause de la culture.
Beaucoup de camarades, et des meilleurs, gardent un attachement sentimental aux ouvriers, en raison du passé héroïque du prolétariat ndustriel, par sympathie naturelle pour les exploités et par mépris pour le bourgeois, par révolte pour tout ce qu'il représente de conformisme repu, de sottise cruelle et d'inhumanité intéressée. La question est de savoir si les ouvriers sont demeurés ce qu'ils étaient, c'est à dire s'ils représentent encore le non -conformisme, l'élément critique dans la société. D'autres, après Jaurès et De Man, pensent que les ouvriers n'ayant aucun privilège social, leur unique privilège est de n'avoir jamais besoin du mensonge, et que par conséquent la cause de la classe ouvrière est celle même de sa culture. Mais des catégories d'ouvriers sont privilégiées par rapport à d'autres, toute la classe ouvrière des vieux pays capitalistes est privilégiée par rapport aux travailleurs des pays en retard et des colonies et le mensonge n'a jamais été si employé, si massivement et systématiquement utilisé par une des organisations les plus influentes de la classe ouvrière.
Moins les hommes auront besoin de travail nécessaire pour vivre et se reproduire normalement, moins ils auront besoin du mensonge et plus ils auront de loisirs, de liberté et de goût pour les recherches désintéressées, les études sans préjugés et les travaux personnels pour cimenter la vie sociale. La cause de la culture et de la liberté physique et morale de l'homme sont liées. La cause de la culture est entièrement séparée et opposée de celles des pouvoirs quels qu'ils soient. Il y a une opposition irréductible entre le pouvoir et la culture. L'un ne cherche qu'à gouverner l'autre qu'à libérer les hommes. Il y a une malédiction réelle sur les fonctions de gouvernement de par la fonction même. Comment des marxistes ne le voient-ils pas ?
Or, le mouvement ouvrier s'intègre de plus en plus, par son mouvement normal, son évolution naturelle, dans l'Etat moderne. Le corporatisme mérite mieux que les réfutations de propagande ; il vient de plus loin qu'on ne croit généralement et il serait utile enfin de chercher un jour, objectivement, quelle communauté l'unit aux besoins de la technique que nous a donnée le capitalisme et quel rapport exite entre l'organisation militarisée de la production et l'asservissement de la révolte ouvrière.
Marx disait que la manufacture estropie l'ouvrier et fait de lui une espèce de monstre en favorisant à la manière d'une serre, le développement de son habileté de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de capacités. « Un certain rabougrissement intellectuel et physique est inséparable même de la division du travail dans la société en général ». Avec l'introduction des machines automatiques cette évolution s'exagère. « La séparation des puissances intellectuelles du groupe de travail d'avec le travail manuel et leur transformation en moyens par lesquels le capital s'assujettit le travail, s'opère dans la grande industrie basée sur le machinisme. L'habileté particuli-re individuelle de l'ouvrier ainsi dépouillé n'est plus qu'un accessoire infime et disparaît devant la science, les forces naturelles énormes et la masse de travail social qui, incorporées au système mécanique, constituent la puissance du Maître ». La subordination technique des ouvriers crée une discipline toute militaire et supprime l'initiative individuelle.
Cette séparation entre activité intellectuelle et activité manuelle dans le procès de production s'est e
étendue à l'extérieur, dans les organisations politiques et économiques du prolétariat. Il s'est formé une sélection entre cotisants de la base et techniciens de l'action militante, et les méthodes se sont modifiées en conséquence. Le manœuvre de l'usine est devenu le manœuvre du parti et du syndicat et, en fait, ne participe pas plus à la direction ici que là. La démocratie meurt dans les organisations ouvrières comme elle meurt dans la société bourgeoise. Les organisations sont dirigées par des militants dont les intérêts coïncident avec ceux des technocrates de la production. On pouvait espérer, avant 1936, qu'un mouvement de révolte puissant balayerait les bureaucraties parasitaires. Ce n'est plus permis aujourd'hui. Nous sommes loin d'une classe ouvrière agissant par erreurs redressées et surmontées, sans préjugé et sans dogme, rejoignant la production culturelle du savant désintéressé, uniquement passionné de vérité.
La cause du mouvement ouvrier ne rejoint plus que celle, par l'intermédiaire de ses bureaucraties dirigeantes, d'une sélection de techniciens de toutes espèces, épris d'ordre et d'organisation scientifique, mais aussi de subordination hiérarchisée de la société sur le modèle de la production. La classe ouvrière se révèle non comme l'héritière culturelle du passé et l'accoucheuse de l'avenir, mais comme l'appendice manuel d'une société dégénérescente et condamnée avec elle. Sa « mission » disparaît, et il ne peut rester d'espoir que dans l'éternel besoin instinctif de justice, d'égalité et de vérité que seront seuls à représenter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la décourageante et complexe situation actuelle à l'imparable critique de l'esprit objectif, pour préparer l'avenir, en attendant les catastrophes inévitables.
1NOCHER Jean [CHARON Gaston dit] - Maitron
2Julien Coffinet . Son père, Louis Coffinet, était serrurier au moment de sa naissance.
Militant du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, Julien Coffinet fut signataire de deux textes, de novembre 1930 et d’avril 1931, en faveur de l’unité syndicale, écrits par des militants syndiqués du Cercle. Il adhéra ensuite au Parti socialiste SFIO en 1932, ainsi qu’aux Jeunesses socialistes du XIIIe arrondissement de Paris. Il était, en 1933 et 1934, collaborateur de la revue Le Combat marxiste, dirigée par Lucien Laurat. Il participa au Cercle d’études marxistes, notamment aux lectures collectives du Capital de Marx, puis il y donna lui-même des cours, notamment sur « L’économie marxiste ». la suite sur COFFINET Julien - Maitron