"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 29 avril 2016

SPANISH COCKPIT

Voici la conclusion d'un livre que vous auriez dû avoir lu vous tous, du fait du témoignage rare et pas complaisant  au coeur de cette fausse révolution espagnole qui ne fût qu'une guerre impérialiste où on massacra gaiement civils innocents et où fût envoyé déjà, au casse-pipe une génération de jeunes prolétaires européens. L'analyse ici de l'auteur Franz Borkenau, né le 15 décembre 1900 à Vienne, en Autriche, et mort le 22 mai 1957, est un essayiste et universitaire autrichien, est proche par beaucoup d'aspects des intuitions géniales de Bilan.
"Cette guerre n'occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants: les massacres de l'intérieur sont autrement meurtriers".
Pour une contestation limitée du témoignage de Borkenau, lire celui de Manuel Grossi: http://gimenologues.org/spip.php?article409
qui ne remet pas vraiment en cause l'analyse générale de Borkenau, mais confirme bien que les anarchistes hier ont bien été des embrigadés de la débile "guerre révolutionnaire"(à toutes les sauces) - que le prolétariat n'a jamais gagné et qu'il ne peut pas gagner foncièrement. Cette théorie perpétrée par le stalino-maoïsme, avec la conservation de la vieillerie communarde vague et obsolète - "armement général du prolétariat" - s'imagine que la question centrale de la révolution est comme la guerre bourgeoise une question de puissance armée, ce en quoi tous nos gauchistes modernes ont la même merde dans la tête que les embrigadés islamistes.

Extraits avant la conclusion (à ne pas lire si vous avez peur: très dérangeant pour la victimologie anarchiste et poumiste)

(...) Dans les bureaux du gouverneur, il y a des gardes qui ont servi sous les ordres de Durruti. Avec un sourire qui ne révèle nul sadisme mais plutôt la joie ingénue d’un enfant tout à son amusement du moment, ils me montrent les balles dum-dum qu’ils ont fabriquées eu incisant la pointe de balles ordinaires. «Prisionerosss ...» me dit l’un d’eux, sous-entendant par là que chaque homme pris aura sa balle. Tel est donc le visage de la guerre civile en Espagne. J’incline à penser qu’il en va de même dans le camp de Franco. Mais d’un côté comme
Fraga, nous nous trouvons à proximité immédiate du front. La nourriture est rationnée, les conditions d’hébergement strictement limitées. L’intercession de Farras — très obligeamment proposée — est nécessaire pour nous procurer à chacun un repas et un lit, face à la résistance acharnée de l’aubergiste, qui en a visiblement par-dessus la tête de se retrouver avec des notes impayées. Il se radoucit en voyant que nous sommes tout disposés à acquitter notre écot.
La taverne du village est remplie de paysans. L’apparition de trois étrangers est bien sûr un événement de taille. Chacun s’emploie aussitôt à faire le récit des hauts faits de la révolution. Ce sont pour la plupart des anarchistes. Un homme nous apprend, en se passant d’un geste éloquent les doigts devant la gorge, qu’on a tué trente-huit «fascistes» dans le village. Une véritable partie de plaisir. (La localité ne compte que quelques milliers d’habitants.) Les femmes et les enfants ont été épargnés, on s’en est pris seulement au curé et à ses partisans les plus virulents, au notaire et à son fils, au châtelain et à quelques gros paysans ! J’ai d’abord cru que ce nombre de trente-huit victimes était une fanfaronnade, mais le lendemain, j’ai pu me convaincre de sa réalité en m’entretenant avec d’autres paysans qui n’éprouvaient pas tous le même enthousiasme devant ces massacres. J’ai eu de leur bouche des détails sur la manière dont les choses s’étaient passées. Ce ne sont pas les villageois qui ont organisé les exécutions mais les miliciens de Durruti, lors de leur premier passage. Ils ont arrêté tous les suspects d’activités réactionnaires, les ont conduits en prison à bord des camions et les ont fusillés. Ils ont dit au fils du notaire qu’il pouvait rentrer chez lui, mais le fils a préféré accompagner son père dans la mort. En réponse à ce massacre, les riches et les catholiques du village voisin se sont insurgés. L’alcalde a offert sa médiation, une colonne de miliciens est entrée dans le village et il y a eu vingt-quatre fusillés de plus.
Qu’a-t-on fait des biens des victimes? Les habitations sont naturellement revenues au comité, les réserves de vin et de vivres ont été affectées au ravitaillement des miliciens. Je n’ai pas soulevé la question de l’argent. Mais le grand problème est celui de la terre et des loyers que les anciens propriétaires percevaient de leurs fermiers. A ma grande surprise, je découvre que rien n’a encore été décidé à ce sujet, bien que les exécutions remontent à plus de quinze jours. La seule chose certaine est que la terre des victimes continue à être travaillée comme par le passé par les anciens fermiers ou par les ouvriers agricoles dans le cas des grands domaines non morcelés. La seule différence est que le châtelain a été remplacé par le comité en ce qui concerne l’emploi de la main-d’œuvre nécessaire. Pour le reste, il faut se contenter de on-dit: le comité percevrait en fin de compte cinquante pour cent des anciens loyers, les cinquante restants faisant l’objet d’une remise; la moitié des terres expropriées serait distribuée aux paysans les plus pauvres tandis que l’autre moitié serait gérée par le comité à titre de propriété collective du village. Il est évident
En résumé: à Seriñena comme à Fraga, on trouve une importante masse politiquement indifférente et un actif noyau anarchiste formé principalement d’éléments de la jeune génération. A Fraga, profitant du passage de la colonne de Durruti, ce noyau a mis à mort bon nombre de personnes sans rien réaliser de constructif dans le village. A Seriñena, ce même noyau s’est trouvé livré à sa seule initiative car la colonne qui se trouvait à proximité n’était pas formée d’anarchistes mais de miliciens du P.O.U.M. et les rapports entre les anarchistes du village et les poumistes étaient loin d’être bons. En dépit de cela, le noyau anarchiste a su provoquer un progrès considérable dans la mentalité paysanne en répandant beaucoup moins de sang et en évitant de forcer la main à ceux
L’hôpital avait l’air fort bien tenu pour un établissement improvisé. Il était placé sous la responsabilité du médecin local mais quand je m’y suis rendu, quatre seulement des seize lits disponibles étaient occupés, et par des malades civils. Et il n’y avait qu’un blessé dans la salle spécialisée. Cette guerre n’occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants: les massacres de l’intérieur sont autrement meurtriers
Mais ce que mon compagnon me rapporte sur l’attitude des miliciens de Durruti est plutôt rebutant. Il semble qu’au milieu de l’enthousiasme suscité chez les paysans par la cause républicaine ils aient réussi le tour de force de se faire haïr. Ils ont dû quitter Pina en raison de l’opposition silencieuse de la population, opposition qu’ils se sont montrés impuissants à réduire. Ils se sont apparemment montrés si intransigeants, qu’il s’agisse des réquisitions effectuées au profit de la milice ou des exécutions de fascistes réels ou prétendus tels, qu’ils ont failli provoquer une révolte ouverte dans le village. Mais les exécutions continuent. C’est, paraît-il, une activité qui a pris chez les hommes de Durruti l’allure d’une routine banale. Mon ami a été invité à assister à une de ces séances, comme on convie quelqu’un à un spectacle affriolant.(...)

En Espagne, le fossé qui existe entre l’idéal et la réalité confine parfois au grotesque et les gens sont si ravis de toutes leurs bonnes intentions qu’il ne leur vient pas à l’idée de les mettre en pratique. Les anarchistes qui sont le plus souvent à la tête des comités de village se targuent, entre autres succès acquis, d’avoir aboli le commerce privé pour ce qui est des récoltes. J’apprends que désormais les récoltes sont vendues directement aux syndicats et j’ai tendance à saluer l’exploit que cela représente du point de vue de l’organisation. Mais à un moment, le démon de la curiosité m’a poussé à demander un entretien avec le responsable de la commercialisation de la récolte — du blé en l’occurrence. Et c’est là que j’ai dû déchanter. Le responsable n’existait pas et un désarroi réel s’est peint sur le visage de tout le monde quand j’ai demandé à voir cet homme qui n’existait pas. Au bout de quelques instants, ils ont fini par convenir que les récoltes étaient traitées exactement comme dans le passé, c’est-àdire laissées aux initiatives marchandes des particuliers. En fait, maîtriser des problèmes comme celui de l’exportation des oranges de la région de Valence excède de beaucoup les capacités organisatrices d’un petit village. Mais à défaut de mettre en pratique les idéals du communismo libertario, il est toujours agréable de faire rouler le mot sous le palais.(...)
 
Le soulèvement de Franco est généralement décrit comme une révolte fasciste. Cette appréciation provient en partie du fait que Franco s’est lui-même identifié au fascisme international. D’un point de vue scientifique, le terme pourrait être accepté à condition d’appeler «fasciste» toute dictature et d’utiliser le mot «fascisme» au sens de «régime non démocratique». Mais ce faisant on élimine la nature individuelle concrète des dictatures de notre temps, qui diffèrent largement les unes des autres à de nombreux égards. Le fascisme, classiquement représenté par les régimes allemand et italien actuels, désigne quelque chose de bien précis. C’est d’abord l’existence d’un dictateur reconnu. comme «leader», comme «guide»; en second lieu, le terme implique un système de parti unique; en troisième lieu, un « État totalitaire », en ce sens que, par-delà les questions proprement politiques, la dictature s’étend à tous les aspects de la vie publique et privée; quatrièmement, le fait qu’aucune force indépendante du parti central n’est tolérée en quelque domaine que ce soit; c’est ensuite le fait que le parti tente, en recourant alternativement à la persuasion et à la violence, d’obtenir l’assentiment, unanime de la nation et réussit assez largement dans cette tentative. Enfin, on constate que le pouvoir totalitaire est utilisé pour parvenir à un haut degré d’efficacité et de coordination dans chaque branche de la vie publique. Le fascisme est le plus puissant agent politique de «modernisation» qu’il nous soit donné de connaître.
On ne retrouve presque aucun de ces traits dans le régime franquiste. Franco lui-même, le chef, ne doit pas son rôle dirigeant à un réel ascendant, lentement conquis et solidement assis, sur ses ennemis et ses concurrents, mais à un fait fortuit — la mort de tous les autres prétendants au pouvoir suprême: Calvo Sotelo, Sanjurjo, Goded, José Antonio Primo de Rivera. Ce n’est pas là une différence mineure et elle s’accroît encore quand on constate que, pas plus qu’avant lui Primo de Rivera, Franco ne dispose d’un parti «totalitaire» pour faire triompher ses visées. Les deux principaux partis du camp franquiste, la Phalange et les carlistes, sont très loin d’être «les partis» de Franco. Les carlistes, qui souhaitent le rétablissement d’une monarchie absolue légitime, s’opposent à la fois à la Phalange et à Franco. Il y a encore, bien que bénéficiant de très faibles forces, la Rénovación Española, le parti d’Alphonse XIII en exil. Une fraction notable du mouvement conduit par Franco n’est donc pas fasciste mais monarchiste. Et cette divergence de vues sur un point important, divergence qui n’est pas moins préjudiciable au camp franquiste que ne l’est la controverse entre anarchistes et communistes dans le camp républicain, exclut pour le moment toute idée de système de parti unique. Pis encore, il existe un désaccord notoire entre Franco et la Phalange, le parti fasciste proprement dit. La presse phalangiste évite soigneusement d’utiliser à propos de Franco les mots de «chef», «leader» ou tout autre vocable voisin. Pour elle, Franco est seulement le «generalísimo», le commandant en chef, dont la dictature provisoire ne s’exerce qu’à titre de mesure de guerre. Les phalangistes revendiquent pour eux-mêmes la direction politique et tentent, non sans succès, de mettre en place un parti formé d’éléments issus de toutes les classes du pays; ils prennent bien soin de regrouper sous leur bannière des éléments ouvriers et reprochent indirectement à Franco de n’être pas — comme ils s’y essaient quant à eux — le représentant d’un mouvement populaire de résurrection nationale mais simplement le chef d’une clique militaire, ce qui, après tout, est la stricte vérité. Il ne peut donc y avoir de véritable fascisme dans le camp de Franco puisque le parti fasciste s’oppose au général-leader qui, de son côté, n’a pas de parti politique à ses ordres. Et cette situation n’est en aucune façon modifiée par l’unification superficielle des carlistes et des phalangistes récemment réussie par Franco.
Ces deux groupes n’ont cessé de se combattre avec un acharnement qui ne le cède en rien à celui dont font preuve anarchistes et communistes dans le camp adverse. Aucun d’eux n’a renoncé à ses vues politiques particulières et les états-majors anciens demeurent en place à l’intérieur du parti unifié, chacun ayant ses fidèles. C’est une bien piètre copie, par un dictateur militaire, du système fasciste de parti unique appliqué dans d’autres pays, Il y a un abîme entre une dictature exclusivement militaire, non politique, et une dictature fasciste s’appuyant sur un ample mouvement politique, Le régime de Franco appartient au premier type, non au second. L’Espagne a déjà assisté à l’échec de Primo de Rivera, incapable de susciter, comme il l’espérait, cet ample mouvement politique capable de soutenir sa dictature militaire. Le régime de Franco trouve peu d’appui parmi les masses populaires; c’est sa principale faiblesse et en même temps ce qui en fait un phénomène radicalement différent du véritable fascisme. De longs mois durant, Franco a reculé devant la mobilisation de l’arrière. Il s’y est finalement décidé, contraint et forcé par l’insuffisance flagrante des effectifs dont il disposait, avec le résultat qu’on a vu: les conscrits ont déserté en masse à la première occasion (Guadalajara). Si l’on excepte la Navarre (qui est carliste), une partie de la Galice (plus ou moins alphonsiste) et Majorque (domaine réservé du roi du tabac Juan March), franco ne dispose d’aucun soutien populaire. En définitive, Franco incarne tout ce que l’on veut, sauf l’avant-garde: on ne saurait l’espérer d’un régime s’appuyant principalement sur l’armée et l’Église espagnole. Malgré tous les efforts pour démontrer le contraire, le régime franquiste n’est que la répétition, avec des méthodes plus violentes, du régime de Robles, qui n’était lui-même qu’une nouvelle mouture du régime de Cànovas, dont on a pu constater le lamentable échec à la fin du 19e siècle, La droite espagnole se rend compte que la vieille clique est à bout de souffle, qu’il faut apporter quelque chose de neuf, et elle tente d’imiter le fascisme conçu comme forme moderne de la réaction. Mais la première chose que ferait un véritable fascisme, ce serait de soumettre l’armée et l’Église au pouvoir d’un parti totalitaire — comme cela s’est produit en Allemagne et en Italie — et de rayer d’un trait les modes de vie si chers au coeur de la classe supérieure espagnole à mentalité précapitaliste et traditionaliste. En un mot, pour devenir véritablement fasciste, le régime de Franco devrait commencer par se détruire lui-même. Tel qu’il est aujourd’hui, il ne représente qu’une dictature réactionnaire comme l’Espagne en a tant connu, avec pour seule innovation le soutien apporté par des puissances étrangères. Le déroulement de la guerre civile a amplement montré que sans cet appui, tout limité qu’il soit, Franco aurait cessé d’exister. La faiblesse intrinsèque de la rébellion réduite à elle-même indique assez qu’il s’agit d’un phénomène profondément différent des mouvements, réputés parallèles, allemand et italien, lesquels sont l’un comme l’autre profondément enracinés dans les masses et le sentiment populaire.
Chaque parti, gouvernement ou mouvement espagnol s’est invariablement trouvé écrasé entre la pression des circonstances qui poussent le pays vers l’européanisation et la résistance profonde du pays a ce type de changement. Mais de toutes les classes existant en Espagne, la vieille classe supérieure est la moins susceptible de s’européaniser et d’européaniser le pays. Franco n’a pu être autre chose que l’interprète de cette classe incapable de réussir la modernisation et tout aussi incapable de s’unir aux masses populaires. Les expériences de 1707 et de 1808 se sont répétées en 1936, Le peuple espagnol s’est dressé contre une classe dirigeante qui a montré à quel point elle était démunie sans le soutien de ce peuple. Tel est jusqu’ici le principal enseignement politique de neuf mois de guerre civile.
S’il n’y avait que cela, l’affaire serait bientôt réglée. Une fois la défaite de Franco assurée, les masses, après quelques soubresauts, retomberaient vraisemblablement dans leur apathie et rien ne serait changé. Mais il y a les étrangers. La révolution espagnole n’aurait certainement abouti ni à la démocratie, ni au socialisme, ni à quoi que ce soit et aurait échoué dans sa tentative de réorganisation du pays si l’étranger n’était intervenu, poussant le peuple à des actions radicales. L’histoire de la guerre civile espagnole, vue du camp de la gauche, est l’histoire de la résistance spontanée des masses face à deux phénomènes: la révolte du clergé et de l’armée d’une part, et d’autre part la nécessité d’écraser cette révolte avec les moyens de la guerre et de l’organisation modernes. Les masses voulaient se battre, et elles se sont battues avec héroïsme, mais elles voulaient que ce soit un combat à la manière de 1707 et 1808, avec guérilla et soulèvements, de village en village et de ville en ville, contre la menace de la tyrannie. Mais cela n’a pas été possible.
Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut avoir présent à l’esprit que, d’une manière générale, les révolutions sont mues moins par les idéaux que par les nécessités. Ceci vaut pour la révolution française, la révolution russe et bien d’autres encore à un degré dont on n’a pas toujours pleinement conscience. Si par exemple les bolcheviks sont parvenus à leurs fins, ce n’est pas tant parce que quelques milliers de travailleurs et d’intellectuels ont été séduits par le programme politique bolchevik et l’ont diffusé jusqu’à un certain point dans certaines couches limitées du prolétariat urbain de Russie. Les bolcheviks ont gagné parce que l’effondrement de la nation en guerre a mis au premier rang des urgences la question d’une paix immédiate, paix que les bolcheviks étaient préparés à négocier. De même, en Espagne, la suprématie du prolétariat ne’s’est pas inscrite dans les faits parce qu’un nombre restreint d’anarchistes et un nombre encore plus restreint de trotskystes en rêvaient (les communistes avaient déjà cessé de nourrir de tels rêves), mais parce que, lorsque l’armée tout entière a fait rébellion, seuls les travailleurs se trouvaient à même de défendre la grande majorité de la population contre l’armée, l’Église et les gros propriétaires fonciers. Chaque pas en avant de la révolution n’a donc pas été provoqué par le succès d’une quelconque forme de propagande ou la diffusion de convictions abstraites, mais bien par les nécessités pressantes du moment. D’une manière générale, ce sont les revers — et non, comme on le croit trop souvent, les victoires — qui entraînent une révolution vers la gauche. Ce sont les défaites qui provoquent le recours à des mesures de défense extrêmes et qui portent au pouvoir les fractions les plus avancées du mouvement, parce que celles-là seules sont prêtes à appliquer des mesures extrêmes. Ainsi, lors de la révolution anglaise, les indépendants l’ont emporté sur les presbytériens à la suite des victoires du roi sur le Parlement. Ainsi, à Paris, les jacobins ont éliminé les girondins à la suite des victoires remportées par les Autrichiens et les Prussiens en mars 1793. C’est ainsi que les bolcheviks virent leur heure arriver quand la Russie s’enfonçait dans le chaos. C’est ainsi qu’en Espagne les comités révolutionnaires accédèrent au pouvoir le jour où la république chancelait sous le coup que lui avait porté Franco. Les nécessités du combat impliquaient l’abandon des demi-mesures jusqu’ici appliquées et la mise en oeuvre de méthodes plus radicales. Et, ravalant leur amertume, les éléments modérés - républicains, catalanistes, socialistes de l’aile droite - contribuèrent à l’organisation de ce pouvoir révolutionnaire qui les menaçait dans leur existence même, mais sans lequel Franco était en mesure de les écraser instantanément. Ce ralliement - effectif à défaut d’être enthousiaste - des éléments modérés aux mesures révolutionnaires extrêmes dans les moments où la contre-révolution semble devoir l’emporter est un trait commun à toutes les crises révolutionnaires. Sans lui, il serait impossible à une minorité avancée d’exercer le rôle dirigeant. Moyennant quoi, une fois le danger écarté, les éléments modérés tentent invariablement - et ils y réussissent le plus souvent — de se débarrasser de la section avancée du mouvement, dont ils ont dù solliciter l’aide pour faire échec à la contre-révolution ouverte.
C’est ainsi que s’est opéré le passage de la démocratie parlementaire au « double régime » du 19 juillet. Après cette date, il y a eu d’un côté le vieux gouvernement légal de Madrid et de Barcelone, qui ne comptait pas d’anarchistes ni de socialistes et qui détenait, très peu de pouvoir réel, et, de l’autre les comités. Au début, ce système s’est affirmé comme une brillante réussite. Dans presque toutes les principales villes, l’insurrection avait été matée. Puis, soudain, ce fut l’impasse. Il y a une double explication à cet état de choses. D’une part, au bout d’une quinzaine de jours, lés insurgés se sont trouvés en possession d’armes modernes tandis que les forces populaires des milices faisaient la preuve de leur incapacité à résister aux raids aériens et aux bombardements d’artillerie. D’autre part, ces hommes et ces femmes qui avaient héroïquement combattu selon l’ancien système de la guérilla dans leur rue, leur ville ou leur village ne surent pas s’adapter au combat de type moderne en rase campagne. Les héros des rues de Madrid donnèrent naissance aux couards de Talaviera et Santa Eulalia. En d’autres termes, on n’a pas su franchir le pas entre la guerre de guérilla traditionnelle et la guerre moderne. La mise sur pied d’unités modernes a eu pour seul effet de faire perdre aux miliciens l’instinct qui les guidait dans la guérilla, sans pour autant les doter en contrepartie des capacités du combattant moderne.
Pendant deux mois, ensuite, la révolution espagnole s’est effectuée sous le signe d’une équivoque volontairement entretenue. Il était évident qu’un au moins des deux leviers du «double régime» était défectueux: le gouvernement légal. Les catalanistes se comportèrent honorablement, mais les républicains madrilènes, dans ces premières semaines décisives, firent preuve d’une monstrueuse apathie. Les destituer, puis mettre fin au double régime, créer un gouvernement formé avec les partis révolutionnaires agissant en communauté d’esprit et d’action avec les masses, tel était le but visé. C’est ainsi que Giral fut remplacé par Caballero et que par la suite les anarchistes furent amenés à se rapprocher du gouvernement. A la surprise de tout le monde, l’effet d’une telle politique se révéla nul. Bien qu’on ne puisse mettre en doute le radicalisme de ses convictions politiques, le nouveau gouvernement a échoué sur toute la ligne. Il a failli à sa tâche de réorganisation; Tolède a conduit à une défaite aussi lamentable que Talavera. Et l’on n’a même pas assisté à la naissance d’une politique sociale révolutionnaire.
En réalité, les villes n’avaient nul besoin d’un surcroît d’élan révolutionnaire. Dans les principaux centres industriels (avec une exception pour Bilbao) la confiscation de la propriété industrielle s’était faite sur une large échelle, en partie du fait des idéaux socialistes, mais surtout parce que les propriétaires des usines s’étaient enfuis ou avaient été exécutés. Les travailleurs avaient entre leurs mains beaucoup plus d’usines qu’ils ne pouvaient raisonnablement espérer en gérer, par eux-mêmes ou par l’entremise de l’administration centrale. En outre, une socialisation totale risquait d’entraîner un conflit ouvert entre l’Espagne et les grandes puissances démocratiques.
La situation était tout autre dans les villages. Là, la révolution a été très lente. Dans certaines provinces, telle la Manche, l’expropriation des grands domaines par les paysans et travailleurs agricoles s’est faite de manière spontanée, mais dans la majeure partie du pays la révolution agraire a été imposée aux villages par les milices. Si le gouvernement avait voulu créer un vaste mouvement de révolte, une véritable guerre populaire, qui était la seule manière sûre d’abattre rapidement Franco, au lieu de jouer avec l’industrie «socialiste» dans les villes, il eût été mieux inspiré de favoriser la naissance d’un vaste mouvement paysan. qui aurait submergé Franco dans la houle des villages insurgés. Pour cela, il fallait donner aux paysans des gages tangibles, et en premier lieu de la terre. Une bonne partie du journal qui précède montre assez les raisons pour lesquelles cet objectif n’a pas été atteint. Caballero et son équipe n’avaient jamais envisagé les problèmes techniques et politiques que pose une révolution. Ils étaient devenus, sur le tard, communistes par dépit, après un long passé de réformisme strict. Les communistes, obéissant aux ordres de Moscou, avaient renoncé à toute idée de révolution, je ne dirai pas prolétarienne, mais simplement villageoise, telle que la France en avait fourni le modèle. Les trotskystes ressassaient des formules vides du type «assemblée constituante» puisées dans les ouvrages consacrés aux révolutions russes de 1905 et 1917. Les anarchistes jouaient avec l’idée d’un paradis terrestre prenant la forme de l’abolition de la monnaie et de la collectivisation complète dans chaque village conçu comme une unité autarcique. En bref, toutes les sections du mouvement s’étaient préparées a riposter par les armes à une agression armée. C’est ce fait qui a si fortement impressionné la gauche européenne, une gauche qui, dans d’autres pays, avait si lamentablement fait la preuve de son impuissance à parvenir à cet objectif relativement simple. Mais aucun parti n’a été capable d’organiser la résistance face à l’intervention étrangère, aussi limitée soit-elle, et aucun n’avait en réserve la moindre idée constructive sur le plan politique. La floraison d’idées neuves à laquelle ont donné lieu les révolutions française et russe brille singulièrement par son absence en Espagne. Si le camp de Franco a fait la preuve, à travers ses différentes composantes politiques, de son incapacité ou de son refus d’apporter quelque chose de vraiment novateur, il en va de même pour ce qui est de la gauche et du mouvement ouvrier, des communistes aux anarchistes.
C’est ainsi que, le gouvernement Caballero s’étant révélé un échec complet tant sur le plan politique que sur le plan administratif, les insurgés, moins du fait de leur valeur propre que grâce aux avions italiens et aux canons allemands, ont pu arriver le 7 novembre aux portes de Madrid. On a cru alors que c’était la fin de la république espagnole. Mais c’est le moment que la Russie a choisi pour faire effectuer nue volte-face complète à sa politique étrangère. Au début, la Russie n’avait guère apprécié les convulsions qui secouaient l’Espagne et s’était pendant des mois refusée à apporter une aide de quelque nature que ce soit, au grand désappointement des Espagnols. Mais Moscou avait fini par se rendre compte, après avoir tant hésité à se mêler de l’affaire, qu’une défaite de la gauche à Madrid serait aussi lourde de conséquences pour la Russie que l’avait été Addis-Abeba pour la Société des Nations. Moscou offrit son aide, qui fut acceptée avec enthousiasme.
Par lui-même, le fait de l’intervention étrangère n’est pas particulier à la guerre d’Espagne. La révolution française a dû se battre contre des ennemis infiniment plus puissants — ou, à tout le moins, des ennemis qui jetaient dans la lutte des forces infiniment plus puissantes. Tout compte fait, le niveau de l’aide fournie à Franco par les États fascistes était assez peu élevé; mais c’était encore trop pour l’Espagne. Trop, en premier lieu, eu égard à l’inexpérience des milices populaires et du gouvernement révolutionnaire. Mais la période de juillet à novembre a montré que l’effort d’adaptation à la guerre moderne et aux nécessités militaires modernes d’une manière générale a été infime, pour ne pas dire nul, dans le camp gouvernemental. Les anarchistes, en tant que représentants les plus authentiques de la résistance à l’européanisation dans le camp ouvrier, étaient les moins susceptibles de s’adapter. Mais il serait erroné de voir dans les principes fondamentaux de l’anarchisme la raison première de cet état de choses. En réalité, les anarchistes ont voulu s’en tenir strictement à leur idéal d’une milice livrant une guerre de guérilla, d’un gouvernement des travailleurs dans les usines et d’une administration exercée par des comités locaux plus ou moins autonomes. Mais les autres partis, républicains et socialistes, qui affichaient des idéaux empruntés à l’Europe, se sont montrés tout aussi incapables d’effectuer l’effort d’adaptation nécessaire. On se renvoyait la responsabilité de l’échec d’une section a l’autre du mouvement, mais en fait chacun avait une part égale de responsabilité dans l’échec global.
En novembre, il est devenu patent que tout cela ne menait à rien et que la république allait s’effondrer d’ici quelques semaines si elle ne recevait pas d’aide de l’extérieur. Les étrangers — Russes et volontaires du Komintern — sont venus à la rescousse et ont apporté une contribution efficace à la lutte. Ils ont sauvé Madrid; ils ont réussi, jusqu’ici du moins, à inverser le cours des événements. Mais en même temps, ils ont imprimé une orientation nouvelle au mouvement.
D’où l’apparition d’un phénomène significatif. Les révolutions précédentes, en Angleterre, en France ou en Russie, avaient trouvé à leur tête des groupes modérés, qui avaient été remplacés par des groupes plus avancés, gagnant continuellement en efficacité dans ce processus. La révolution espagnole a elle aussi commencé par emprunter ce chemin: des formes modérées à des formes plus violentes, de l’autorité des républicains à celle des comités révolutionnaires, puis du cabinet Caballero. Mais ce glissement vers la gauche n’a pas produit les résultats qu’on pouvait escompter. A présent, avec l’arrivée des communistes au premier plan de la scène espagnole, c’est une formation beaucoup moins en pointe qui a pris la barre en main. Et curieusement, un tel changement d’orientation a valu à la révolution espagnole de gagner en efficacité. Deux facteurs ont de toute évidence contribué à ce résultat. Le premier a été l’échec flagrant de la gauche radicale sous tous ses aspects. A l’épreuve des événements, socialistes de gauche, anarchistes et trotskystes ont montré qu’ils n’avaient l’étoffe ni de jacobins ni de bolcheviks. Ils se sont montrés incapables de créer une dictature révolutionnaire de fer, sur le modèle russe ou français. De même que Franco n’a fait que reprendre à son compte les formes superficielles du fascisme, les groupes avancés de la gauche n’ont fait que copier la tradition révolutionnaire des autres pays, sans parvenir à réaliser le modèle qu’ils s’étaient euxmêmes proposés. Dans chaque camp, il s’est trouvé une faction pour refuser catégoriquement de reprendre ne serait-ce que les apparences formelles du modèle étranger — les carlistes chez Franco, les anarchistes chez les républicains. Les autres factions se sont révélées incapables d’adapter le modèle officiellement déclaré aux conditions locales. Le mouvement ouvrier espagnol, et d’une manière générale l’ensemble des forces de gauche espagnoles, a montré qu’il était capable de se battre, mais incapable de se battre efficacement. A travers toutes ses formations et partis antagonistes, l’Espagne a fait la preuve qu’elle était fondamentalement différente de l’Europe et peu apte — moitié par incapacité, moitié par absence de désir de le faire — à copier les modèles européens.
C’est là un des aspects de la déroute de la gauche, non devant Franco mais devant les avions, les tanks et l’artillerie allemandes et italiennes; une aide cependant si limitée qu’il aurait suffi d’un mouvement un tant soit peu organisé pour en venir à bout. Il va de soi que ce ne sont pas les communistes espagnols qui ont surmonté la difficulté, mais les spécialistes russes, les conseillers techniques étrangers et les brigades internationales. Jusqu’ici, si le gouvernement a échappé à l’anéantissement, c’est grâce aux communistes, non pas en vertu de leur qualité de communistes mais en tant qu’étrangers, mieux entraînés et plus efficaces. Mais il y a peut-être un autre aspect de cette réalité, où le communisme en tant que tel revêt une plus grande importance. Après tout, d’autres révolutions ont eu à lutter contre des adversaires de valeur inférieure. Les Côtes de fer de Cromwell constituaient une troupe plus efficace que la cavalerie du prince Rupert, les «colonnes» de la révolution française étaient supérieures à la «ligne» prussienne. A chaque fois il a fallu un certain temps pour que cette supériorité intrinsèque devienne manifeste, mais jamais le rapport des forces n’est apparu aussi favorable à la contre-révolution que dans le cas de l’Espagne d’aujourd’hui. Si la révolution espagnole avait trouvé en face d’elle le seul Franco, elle aurait sans doute fait preuve d’une supériorité comparable à celle manifestée par les révolutionnaires de France et d’Angleterre, Mais ici la révolution s’est heurtée, en plus de ses adversaires traditionnels de la réaction, aux deux plus redoutables puissances militaires du globe, même si leur intervention s’est bornée jusqu’ici à l’envoi d’un contingent réduit et loin d’être composé de troupes d’élite. Un pays aussi réactionnaire que l’Espagne pouvait-il s’adapter rapidement à une telle situation? Il est bien certain que non. Il est vrai qu’il aurait pu faire plus, infiniment plus que ce qu’il a fait, et cela aurait entraîné une différence considérable. Cela n’aurait pas empêché le gouvernement de devoir solliciter l’aide étrangère, mais l’urgence de ce secours se serait trouvée diminuée, plaçant le gouvernement en position de négocier au lieu de se trouver complètement tributaire de l’étranger. On ne pouvait néanmoins éviter d’en arriver là. Et il fallait un partenaire étranger doté d’une organisation bien rodée, capable de se mesurer aux Allemands et aux Italiens. Cette organisation, seuls l’État bureaucratique russe et son Internationale communiste étaient à même de la fournir. En un mot, pour combattre non pas la contre-révolution dans le pays mais le fascisme international, la révolution espagnole devait faire appel à une force déjà prête et bien organisée, une force qui ne soit pas elle-même en situation de révolution : c’est-à-dire une force non révolutionnaire.
Un fait ressort de cet extraordinaire contraste avec toutes les révolutions précédentes. Jusqu’à ces dernières années, la contrerévolution était d’ordinaire liée au soutien apporté par les puissances réactionnaires, qui étaient techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. Cela a changé avec l’avènement du fascisme. Aujourd’hui, toute révolution peut s’attendre à devoir affronter l’assaut de la machine la plus moderne, la plus efficace, la plus impitoyable qui soit au monde. Ce qui veut dire que l’ère des révolutions susceptibles de s’effectuer conformément à leur propre logique interne est révolue.
Dans ces conditions, la gauche ayant fait la preuve de son échec au moment même où se déclenchait l’intervention fasciste, l’Espagne républicaine était à la merci de la force militaire qui lui portait secours. Les communistes se sont trouvés à même d’imposer leurs diktats, et ils l’ont fait de la manière évoquée dans les chapitres précédents. Car c’est une puissance dotée d’un passé — et non d’un présent — révolutionnaire qui s’est portée au secours des Espagnols. Les communistes ont bloqué toute activité sociale révolutionnaire et fait prévaloir leur point de vue selon lequel, dans les circonstances présentes, il ne saurait être question de faire la révolution mais uniquement de défendre un gouvernement légalement élu.
Cette attitude comporte plusieurs volets qui doivent être clairement différenciés si l’on veut comprendre la très complexe évolution qui a suivi. En premier lieu, il ne faut jamais oublier que la politique suivie en Espagne par les communistes n’a jamais été dictée, pour l’essentiel, par les exigences du combat en cours, mais bien par les intérêts de la Russie, qui ne s’est intéressée aux particularités de la situation que dans la mesure où cela était nécessaire pour gagner la guerre. Il serait caricatural de dire que le cours de la révolution espagnole a été interrompu par l’intervention russe, mais il est indéniable qu’il a été déforme et infléchi — tout comme a été dévié celui de la contre-révolution du fait de l’intervention allemande et italienne dans le camp de Franco. Les éléments constitutifs des affaires espagnoles ne trouvent qu’un reflet indirect dans la politique actuelle des communistes espagnols (dont les véritables chefs, au cours de la période décisive, n’étaient pas des Espagnols mais des étrangers — Antonov-Ovseenko, Rosenberg, Kléber, «Carlos», André Marty, etc.). Les besoins espagnols sont brisés, déformés en traversant le prisme des intérêts russes. Ce fait ne constitue pas par lui-même un reproche. Il serait utopique d’attendre d’une puissance quelconque qu’elle fasse passer l’intérêt de ses alliés avant ses intérêts propres. Mais l’originalité de la situation réside en ceci que la Russie a dans chaque pays un parti à ses ordres qui se proclame le parti du prolétariat national mais qui est en fait complètement inféodé à Moscou. Il est vrai que par ailleurs Moscou affirme l’identité métaphysique et préétablie des intérêts du prolétariat, quel qu’il soit, avec ceux du gouvernement de Moscou — mais c’est là une proposition qu’il n’est plus possible de prendre au sérieux.
Le cours des événements espagnols a donc été détourné par l’intervention d’une puissance dont l’aide a été sollicitée en raison de son niveau de développement technique supérieur, tant du point de vue militaire que du point de vue administratif. En contrepartie, cette puissance a exige, et obtenu, en plus du règlement comptant des armes et matériels fournis, un droit de regard prépondérant sur la politique suivie par le gouvernement espagnol. L’incapacité des Espagnols des deux camps rivaux à livrer un combat efficace, incapacité due en partie aux traits généraux du caractère national et en partie à la profonde aversion des Espagnols pour les méthodes modernes, a conduit, des deux côtés, à un infléchissement du cours des événements selon la direction tracée par des forces étrangères plus modernes. La vieille tragédie de l’Espagne, refusant obstinément de se moderniser malgré la pression de l’étranger, a pris cette forme nouvelle à l’occasion de la guerre civile.
Quelles ont été les conséquences dans le camp gouvernemental ?
Si l’on considère les changements introduits par les communistes pris comme une entité séparée, on trouvera des appréciations très différentes. Il me semble, personnellement, qu’un grand nombre de ces mesures étaient raisonnables et nécessaires. Les officiers russes et les volontaires communistes de tous les pays ont apporté un redressement de la situation militaire. Un redressement qui n’est sans doute pas éclatant, mais suffisant pour sauver la république. Par ailleurs, les communistes ont réclamé et obtenu en partie la transformation de l’ancienne milice en quelque chose qui se rapproche d’une armée moderne, et là encore je crois qu’ils ont eu raison. Les communistes ont demandé la création d’un pouvoir administratif centralisé s’opposant au régime chaotique des comités locaux; c’était sans nul doute un impératif découlant des nécessités de la guerre. Ils ont protesté contre la collectivisation des lopins paysans: c’était faire preuve d’une sagesse un peu tardive, chèrement payée lors du désastre qu’a été la collectivisation agraire en Russie, mais c’était après tout un sage comportement. Ils ont donné un coup d’arrêt à la socialisation effrénée de l’industrie, qui représentait un danger à plus d’un titre. Sur tous ces points, les communistes n’ont fait que se conformer aux exigences les plus pressantes du moment en faisant porter toutes les forces disponibles sur les points essentiels, comme l’avaient fait toutes les révolutions précédentes. Il n’est pas d’exemple d’une grande révolution qui n’ait commencé par un relâchement du pouvoir central pour aboutir, dans le combat mené afin d’assurer sa propre survie, à une hypertrophie de l’autorité centralisée. Le Parlement long a brisé l’administration centralisée des Stuarts mais a dû, au bout de quelques années de guerre civile, subir la dictature militaire des généraux de Cromwell. La révolution française a commencé par confier de larges responsabilités aux auto­rités locales et départementales, responsabilités qui ont été quasiment réduites à néant, lors de la lutte contre l’ennemi intérieur et extérieur, par la dictature de fer du régime de Robespierre. La révolution russe a commencé sous le signe chaotique du pouvoir des soviets et s’est achevée par la dictature de fer d’un parti communiste centralisé. Centralisation et discipline sont des éléments constitutifs de la vie moderne, d’autant plus nécessaires qu’on se trouve en état de crise aiguë. C’est la faiblesse fondamentale des anarchistes que de ne pas avoir compris cela; faiblesse qu’il leur eût fallu surmonter pour se mettre en position de prendre le pouvoir. Mais dans cette hypothèse, ils n’auraient pas été des anarchistes espagnols, c’est-à-dire des représentants spécifiques de la répugnance des masses à accepter le centralisme et la discipline. Le passage du système des comités à la prépondérance des communistes correspond exactement, en ce sens, à la transition qui s’est effectuée sous la révolution française entre la gironde et les jacobins, et à l’époque de la révolution russe entre les soviets et la dictature de parti. En ce sens, la tendance globale de la ligne communiste a été dictée par les nécessités de l’heure et la caractéristique particulière réside en ceci qu’il ne s’est pas présenté en Espagne de force capable de faire entrer dans les faits le changement inéluctable, et que l’étranger a dû fournir non seulement des armes et des cadres militaires, mais aussi une nouvelle politique.
Mais les changements précités n’épuisent pas la question de l’influence du communisme en Espagne. Les communistes ne se sont pas contentés de protester contre la socialisation à outrance: ils se sont élevés contre la socialisation en général, sous quelque forme que ce soit. Ils ne se sont pas seulement opposés à la collectivisation des lopins paysans, ils ont réussi à faire obstacle à toute politique de redistribution des grandes propriétés terriennes. lis ne se sont pas seulement élevés, à juste titre, contre l’idée puérile de l’abolition locale de l’argent, mais ils se sont opposés au contrôle par l’État des marchés, y compris de marchés aussi faciles a contrôler que celui de l’orange. Ils ne se sont pas contentés d’essayer de mettre sur pied une organisation policière efficace, ils ont marqué une préférence sans équivoque pour les forces de police de l’ancien régime tant haïes par les masses. Ils ne se sont pas bornés à briser le pouvoir des comités: ils ont manifesté leur méfiance vis-à-vis de tout mouvement de masse spontané, « incontrôlable ». En bref, toutes leurs actions ont été dictées non par le souci de canaliser un enthousiasme chaotique mais par la volonté de substituer une action disciplinée, administrative et militaire, à l’action des masses, en attendant de se débarrasser définitivement de cet encombrant interlocuteur. Avant l’entrée en scène de la Russie, les communistes disaient: «Ce n’est pas une révolution prolétarienne, c’est une révolution bourgeoise.» Appréciation tout droit sortie d’une scolastique livresque qui a peut-être son utilité dans l’analyse sociologique a posteriori, mais sans valeur dans le cadre de la pratique politique. Mais dès que les Russes sont intervenus, le slogan est devenu: «Qui parle de révolution? Il n’y a pas de révolution, il s’agit simplement de défendre le gouvernement légal.» Ce qui impliquait le refus catégorique de tout soutien aux forces de la révolution.
Pareille attitude comportait sa conséquence implicite. La politique du Parti communiste va directement à l’encontre des intérêts et des aspirations des masses. Le paysan ne se voit pas garantir formellement de nouvelles terres, mais il a droit à des réquisitions. Comment voulez-vous qu’il réagisse? L’ouvrier n’obtient ni socialisations, ni augmentations de salaire. En revanche, les prix sont en hausse. Comment voulez-vous qu’il réagisse ? Le porte-monnaie de la ménagère n’est pas plus rempli qu’avant mais les marchés sont livrés à leur bon vouloir et aucun système de cartes de rationnement n’est prévu. Les prix grimpent et la nourriture se fait rare. Comment voulez-vous que ces gens réagissent ? On ne peut le nier Franco et, d’une manière générale, les forces de l’ordre ancien sont si haïes que personne parmi ces gens-là ne reniera sa fidélité au gouvernement. Mais ils lui retireront leur soutien actif. Il n’y a pas de résistance à la conscription, mais il y a très peu de volontariat. Il n’y a pas beaucoup de paysans en révolte; mais il y a visiblement, dans les villages, une perte d’intérêt pour le mouvement. Il y a eu quelques révoltes pour le pain, peu nombreuses; mais il règne un sentiment de malaise dans les foyers et l’on entend les femmes qui font la queue devant les magasins s’exclamer: «On souffre pour quoi? Qu’est-ce qu’on en a à faire de toutes leurs affaires?» Ou quelque chose qui revient à peu près au même.
Et ce déséquilibrage de la balance d’un côté a sa contrepartie de l’autre. Ce qui est perdu en crédit auprès des masses populaires doit être compensé par la création d’autres forces pro-gouvernementales. Le vieux, service civil, la vieille police, certains éléments de la vieille armée, de larges groupes de boutiquiers, de commerçants, de paysans aisés, d’intellectuels manifestent un intérêt accru vis-à-vis de la cause gouvernementale tandis que le paysan pauvre et le travailleur de l’industrie s’en détournent, écoeurés par une administration aux tendances totalitaires marquées. S’ils devaient encore supporter tout le poids du combat, ils échoueraient encore plus lamentablement que les comités et la milice de juillet. Car si les forces agissant en juillet avaient tous les défauts, mais aussi toutes les qualités du peuple espagnol — c’est-à-dire l’enthousiasme et la volonté de sacrifice alliés à une incapacité congénitale pour ce qui est de mener une guerre moderne —les nouveaux groupes projetés au premier plan de l’actualité ne sont pas plus capables, mais moins enthousiastes et bien moins disposés à se sacrifier. Ils vivent, politiquement, sous la protection de l’étranger.
Un exemple historique fameux peut aider à comprendre ce qui se passe actuellement en Espagne. La première moitié du programme des communistes espagnols fut appliquée, lors de la révolution française, par les jacobins, par Robespierre. Ce fut le régime de fer de la centralisation révolutionnaire. Les jacobins mirent un terme à cette aberration dictée par l’enthousiasme qu’était l’abolition de la monnaie et la confiscation des biens des gens aisés. Mais en même temps, ils abandonnèrent l’attitude hésitante et ambiguë de leurs prédécesseurs et donnèrent au paysan la terre de l’aristocrate. En échange, le soldat-paysan leur donna la victoire sur les champs de bataille de Belgique. Dès lors, la révolution était sauve. Les éléments les plus vigoureux étaient satisfaits. Le paysan avait obtenu ce qu’il souhaitait. La dictature révolutionnaire n’était plus nécessaire. Les classes qui avaient été soit persécutées, soit simplement malmenées par la dictature, s’unirent pour la renverser. Ce fut le mois de Thermidor, en 1794. Puis vint le regime de ceux qui avaient fait Thermidor, le régime des thermidoriens. Ils abolirent tout ce qui ne devait être que des mesures transitoires dans le cours du régime révolutionnaire: ils abolirent la dictature de fer, les tribunaux d’urgence et les pouvoirs exorbitants qu’ils détenaient, la censure de la presse, l’inquisition concernant les opinions politiques de l’individu. En même temps, ils supprimèrent les mesures d’urgence prises en faveur des classes qui avaient fait la révolution, abolirent le contrôle des marchés, les mesures d’expropriation (à l’exception de la mesure principale, visant les terres de la noblesse et du clergé). Ils revinrent aux principes du libéralisme, tant sur le plan de la vie économique que sur celui de la vie politique. Et comme on pouvait s’y attendre, ils emportèrent l’adhésion des classes qui n’avaient jamais soutenu les jacobins, des classes qui n’avaient pris aucune part au combat révolutionnaire mais entendaient s’en partager les fruits. Et ils réussirent jusqu’à un certain point, parce que le danger était passé pour le nouvel ordre en place.
Dans l’Espagne d’aujourd’hui, les communistes allient la centralisation révolutionnaire de Robespierre à la politique thermidorienne de ses successeurs. Ils mettent en place une dictature, mais cette dictature n’est pas au service des classes révolutionnaires. Une telle politique n’aurait pas duré quarante-huit heures si l’Espagne républicaine avait dû s’en remettre pour sa survie à l’enthousiasme populaire. Elle dure et, selon toute vraisemblance, se renforcera, parce que le peuple espagnol n’a pas su rendre efficace la révolution qu’il avait mise en route. Les trotskystes, qui ne cachent pas leur amertume devant ce résultat, devraient commencer par faire leur propre examen de conscience. En répétant mécaniquement un catéchisme à base de marxisme et de révolution russe, ils n’ont pas réussi à créer la moindre ébauche de mouvement de masse. A cet égard, les anarchistes et les socialistes se sont montrés plus heureux. Mais il serait sans doute vain, dans ce cas comme dans bien d’autres, de rejeter tout le blâme sur les dirigeants ou sur tel ou tel groupe organisé. Si, en Espagne, les trotskystes n’avaient pas été des marxistes dogmatiques d’inspiration étrangère, ils auraient été plus proches des réalités espagnoles. Mais dans ce cas, ils auraient constitué un mouvement authentiquement espagnol, ce qui revient à dire qu’ils ne se seraient pas mieux comportés que les socialistes et les anarchistes, dont l’échec a été si flagrant. Par quelque bout qu’on prenne les problèmes soulevés par la révolution espagnole, quelque point de vue qu’on adopte, on aboutit toujours à cette constatation que le cours des événements aurait pu être différent — si l’Espagne n’avait pas été l’Espagne. Si les Espagnols avaient su créer un mouvement révolutionnaire assez fort pour triompher d’une contre-révolution armée par des puissances européennes, alors l’aide russe aurait été superflue, le cours de l’histoire aurait pris une autre physionomie, socialistes et anarchistes auraient fini par former un unique parti révolutionnaire entraîné par l’enthousiasme spontané des ouvriers et des paysans. Ils auraient gagné la guerre et instauré un nouvel ordre des choses, moins dictatorial, plus humain et plus progressiste que l’actuel régime russe. Mais tout ceci n’est qu’Utopie. En réalité, la force motrice qui a provoqué la mobilisation des masses contre Franco n’était pas le désir de créer un régime moderne inspiré du modèle européen — libéral, démocrate-républicain ou socialiste. Comme en 1707 et 1808, les masses se sont soulevées uniquement pour riposter à une agression.
La différence est qu’en 1707 et 1808, cette agression venait du dehors, avec la collaboration mitigée des classes supérieures du dedans. Alors qu’en 1936, l’attaque est venue de l’intérieur, avec un puissant appui prêté de l’extérieur. Mais à chaque fois l’événement a été ressenti comme une tentative d’instauration d’une «tyrannie». Le combat livré était un combat pour la «liberté»; et la motivation profonde de la résistance, la volonté de chacun de vivre sa vie cornme il l’entend.
Cela ne s’inscrit pas dans les mots — les journaux sont faits par des rédactions européanisées et le mouvement populaire répugne à donner une expression verbale à ses motivations les plus profondes — mais les actes parlent d’eux-mêmes. On l’a vu en 1808, quand les paysans ont gagné leur guerre de guérilla alors que les officiers se montraient incapables d’aider efficacement Wellington. On l’a vu en juillet 1936, quand les masses, après avoir gagné la bataille de la rue à Barcelone et à Madrid, ont refusé d’assimiler les rudiments du combat moderne en terrain ouvert. On l’a vu en novembre 1936, quand l’entrée en action des brigades internationales n’a pas suscité le moindre mouvement d’émulation pour rivaliser avec l’étranger du point de vue de l’efficacité. L’Espagnol n’est pas un Européen moderne. L’étranger est plus efficace; il introduit les méthodes nouvelles qui jusqu’ici faisaient cruellement défaut. L’étranger est donc toléré, tout en étant cordialement détesté. Mais l’Espagnol n’a pas ce réflexe, qui serait instinctif chez un Yankee, un Britannique ou un Allemand, et que Staline tente actuellement d’inculquer au Russe: faire aussi bien ou mieux que l’étranger pour pouvoir ensuite s’en débarrasser. Rien de tel ne se produit en Espagne.
On trouve dans les brigades internationales quelques volontaires qui ont combattu lors de la Grande Guerre, mais ils sont loin d’être la majorité. D’un autre côté, la milice espagnole a maintenant derrière elle plusieurs mois d’expérience du combat alors que les volontaires n’ont eu que quatre à cinq mois pour s’adapter aux conditions spécifiques de la lutte en Espagne. Pourtant, la supériorité des brigades internationales est un fait avère (si l’on excepte quelques unités basques et asturiennes). Et cela sans autre motif visible que le peu d’empressement des Espagnols à rivaliser sur ce terrain avec leurs alliés. On peut en dire autant pour l’industrie de guerre. Ni l’arrivée de techniciens spécialistes étrangers, ni la fourniture sur une large échelle de matériel de guerre étranger n’ont provoqué le sursaut capable de donner vigueur à une industrie qui ne connaît que des progrès très lents, accompagnés de sévères rechutes. Les Espagnols semblent considérer, jusqu’à un certain point, que du moment qu’il y a du matériel de guerre étranger, les choses peuvent bien rester en l’état. Qu’on pense en revanche aux immenses progrès réalisés par les armements français durant les deux années de dictature révolutionnaire, avec le concours actif des meilleurs chimistes et physiciens de l’époque! L’Espagnol refuse de s’européaniser; bien au contraire, voyant battu en brèche son penchant naturel pour l’action indépendante et sentant qu’on cherche à lui imposer une discipline, il se détourne ostensiblement des tâches prioritaires du moment. Ces étrangers sont un mal inévitable; alors qu’ils se chargent du travail, et qu’ils nous fichent la paix! Ce sentiment n’est pas directement formulé (l’Espagnol est trop fier pour admettre qu’un étranger puisse faire le travail mieux que lui-même), mais le peu de sympathie qu’inspirent les étrangers venus apporter leur aide s’exprime au grand jour, comme on a pu s’en rendre compte à la lecture du journal qui précède. Il ne s’agit pas d’un nationalisme au sens européen du terme. Notre nationalisme sourcilleux est un phénomène spécifiquement moderne, un phénomène du 20e siècle ayant sa racine dans le désir d’être plus puissant, économiquement et politiquement, que le voisin. Un tel sentiment est inconcevable chez un Espagnol. Son nationalisme ne s’exprime pas dans la volonté de surpasser les autres, ou d’avoir l’impression de les surpasser, mais simplement dans le désir de pouvoir vivre à sa guise. Ce sentiment a trouvé une expression dramatique dans la crise Kléber-Rosenberg. La république s’est alors trouvée sérieusement en péril, mais qu’importe! Les dirigeants politiques eux-mêmes ont été entraînés dans l’orbite du sentiment populaire. Il fallait d’abord se débarrasser de la tutelle militaire étrangère.
On peut maintenant tirer un certain nombre de conclusions, qui ne concernent pas l’issue finale de la lutte entre Franco et la république. Cette lutte est devenue une affaire très largement non espagnole, mettant en jeu des forces étrangères qui rendent impossible tout pronostic basé sur une analyse de la tendance générale espagnole. Le centre de l’Espagne est aujourd’hui le champ de bataille où le Komintern et le Fascintern se livrent leur premier affrontement armé. Le cours de l’histoire a voulu que les Espagnols soient impliqués dans cette affaire, mais ils n’y figurent qu’à titre accessoire. Il est toutefois à peu près certain, au vu des événements des derniers mois, que l’Espagne ne deviendra ni véritablement fasciste, ni véritablement communiste (ceci non pas au sens du communisme léniniste de 1917, qui est hors de question, mais au sens du communisme de 1937). Elle ne deviendra pas davantage la «république démocratique et parlementaire» que les communistes prétendent vouloir instaurer. Si ces derniers parvenaient à leurs fins — écraser la droite, écraser les trotskystes et fusionner avec les socialistes et les républicains — il ne resterait plus que les anarchistes présents dans l’arène politique. Mais les anarchistes sont anti-parlementaristes par principe. On obtiendrait donc une république démocratique dotée d’un parti unique. La Russie est, on le sait, depuis la nouvelle constitution, une république démocratique dotée d’un seul parti. Étrange type de démocratie. Mais la crise déclenchée autour de Kléber a eu pour effet de rendre très improbable un tel aboutissement. En résumé: quelle que soit l’issue finale de la lutte armée, l’Espagne n’en sortira pas transformée en un pays véritablement «européen», que ce soit dans le sens fasciste, communiste ou libéral-démocrate, Elle demeurera ce qu’elle a toujours été, un pays dont l’évolution a été stoppée à la fin du 17e siècle, un pays qui, depuis, a fait preuve d’une gigantesque capacité de résistance vis-à-vis de la pénétration étrangère mais d’une totale impuissance à se régénérer. Il y aura peut-être, au bout du compte, un régime qui se déclarera libéral-démocrate ou fasciste. Mais ces termes recouvriront une réalité profondément différente de ce qui a cours en Europe.
On ne peut non plus accorder aux factions spécifiquement espagnoles que sont les carlistes et les anarchistes la moindre chance de l’emporter. Le carlisme est un phénomène plus ou moins limité à la seule Navarre. Les anarchistes représentent un mouvement utopique d’inspiration semi-religieuse qui a échoué dans son ambition et qui était voué à l’échec dès le départ. Il a d’énormes capacités de combat mais, par définition, aucune vocation organisatrice. Il a dû renoncer à toutes les panacées qu’il préconisait: la lutte contre la discipline, contre la politique, contre l’existence de l’État et du gouvernement. Il a dû fournir des ministres à un cabinet, instaurer la discipline militaire et le commandement exercé par des officiers dans ses propres unités. L’anarchisme traverse aujourd’hui une crise profonde. C’est une tout autre affaire pour un mouvement organisé que d’être en contact avec les éléments du lumpenprolétariat aux jours de la révolte, et continuer à entretenir des relations avec ces éléments quand on participe à un gouvernement. Il y a là un facteur de désagrégation qui exclut toute chance de victoire du mouvement anarchiste. Comment tout cela se terminera-t-il? On ne peut encore le dire. Mais il n’est peut-être pas inutile de souligner un aspect de la situation. Avant le mouvement révolutionnaire de 1930-1931, le pouvoir véritable était entre les mains des généraux. Si l’Espagne ne veut pas ou ne peut pas s’arracher à son être actuel, si la révolution doit échouer, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le régime qui dénouera la crise soit celui-là même qui lui a donné naissance: le pouvoir de l’armée. Pas nécessairement l’armée de Franco: une armée républicaine est en formation. Et s’il est une chose qu’on peut dire au vu de la situation politique actuelle en Espagne, c’est qu’un général républicain victorieux aurait de sérieuses chances. Les dirigeants politiques ont déjà eu des raisons de s’inquiéter du prestige de Kléber, mais Kléber était un étranger. Il aurait eu beaucoup de mal — et telle n’était sans doute pas son intention — à s’assurer l’allégeance politique du pays. Et aucun général républicain n’a jusqu’ici remporté le moindre succès dont il puisse s’attribuer entièrement le mérite. Il reste à voir si un général victorieux se détachera du lot dans le camp de la gauche. Si ce n’est pas le cas, l’armée en tant que telle se trouvera dans une position de force, à condition que la victoire aille aux républicains. Si au contraire Franco l’emporte, il y aura une dictature militaire, sous quelque appellation qu’elle se présente pour les besoins de la propagande. L’enseignement essentiel à tirer est à mon sens le suivant: Komintern et Fascintern auront disputé en Espagne une reprise capitale mais pour les Espagnols, les choses resteront globalement inchangées, avec cette différence que la pénétration étrangère sera beaucoup plus sensible qu’auparavant et qu’elle agira non comme un modèle mais comme une force de désagrégation vis-à-vis de la civilisation espagnole.
Cette civilisation n’a pas été abordée en détail dans ce livre, consacré aux seules questions de la guerre civile espagnole. Mais au terme de cette enquête, il n’est pas inutile de dire un mot de cette conception espagnole de la vie, si imperméable aux influences européennes. L’Européen qui, instinctivement, ne jure que par le «progrès», le changement, se récrie devant la stagnation de la vie espagnole, devant ce qu’il appelle l’inefficacité espagnole. Cette inefficacité, clé du cours actuel des événements, a été abondamment commentée dans ces pages. Mais le lecteur se tromperait s’il en tirait la conclusion que l’Espagne est un « pays perdu ». Le fait est que presque tous les observateurs étrangers, qu’ils aient observé les événements dans le camp de la gauche ou dans celui de la droite, ont subi l’emprise d’une fascination quasi magique. Les exemples ne manquent pas de spécialistes ou conseillers techniques étrangers ayant décidé un jour dans un accès de rage et de désespoir, de tout plaquer et de «laisser se débrouiller entre eux ces maudits Espagnols», — et incapables pourtant de s’en détacher. Ceux qui communient dans une foi politique attribuent d’ordinaire ce phénomène à l’importance suprême que revêt pour l’avenir de l’humanité le combat qui se déroule en Espagne. Aussi importante que soit la guerre civile espagnole, je persiste à croire qu’on en exagère parfois la portée; mais ce n’est pas là le point essentiel. La fascination exercée par l’Espagne tient moins, à mon sens, à son «importance» qu’au caractère national. En Espagne, la vie n’est pas encore efficace, c’est-à-dire pas encore mécanisée; pour l’Espagnol, la beauté est plus importante que l’utilité pratique; le sentiment plus important que la réussite; l’amour et l’amitié plus importants que le travail. En bref, ce que l’on ressent c’est l’attrait d’une civilisation proche de nous, étroitement liée au passé politique de l’Europe mais ayant refusé de s’engager dans la voie qui est la nôtre, celle de la mécanique, de la religion de la quantité et de l’aspect utilitaire des choses. Cette fascination qu’exerce l’Espagne sur nombre d’étrangers — au premier rang desquels avoue se placer l’auteur de ces lignes — implique la reconnaissance, souvent inconsciente, de ce fait qu’après tout notre civilisation européenne n’est peut-être pas si bien lotie que ça et que l’Espagne « arriérée », immobiliste et inefficace pourrait en remontrer, dans le domaine des valeurs humaines, à l’Européen efficace, pragmatiste et progressiste.
L’un semble prédestiné à se perpétuer, immobile, à travers les cataclysmes du monde qui l’entoure et à survivre aux usurpateurs nationaux comme aux conquérants étrangers; l’autre, l’homme de progrès, pourrait bien ne progresser que vers son propre anéantissement.








jeudi 28 avril 2016

L'aire bolchévico-asiatique


par Lucien Laugier



1ère partie. Chap IV

II) L’échec des deux ultimes atouts.

B) La vague afro-asiatique

3°) caractérisation des aires du mouvement.


b) L’aire bolchevico-asiatique.

III) La terrible épopée du Vietnam.

Micro-généralités.

Par rapport à notre survol rapide des événements survenus dans l’aire extrême-orientale de la révolution afro-asiatique, nous consacrerons une place relativement grande à l’atroce guerre qui ensanglanta, pendant presque vingt ans, l’entière péninsule indochinoise. Par sa position stratégique de charnière entre la Chine et l’Asie du sud-est, par l’étendue dans le temps du conflit qui éclata tout au début des luttes des peuples de couleur pour leur indépendance et se poursuivit alors qu’il était presque partout achevé, par son effet de déclanchement du séisme qui devait faire éclater l’empire colonial français, l’ex-Indochine joua un rôle décisif dans l’orientation de la colossale secousse dont l’issue fut déterminante pour la survie du système du Capital.
A l’échelle des dimensions plus modestes de cette étude, le reflet de cette série d’événements dans la presse du PCI est aussi des plus significatifs pour caractériser la courbe évolutive de notre ex-organisation. Bien que moins volumineuse que celle qui fut provoquée par la guerre d’Algérie, la critique du mouvement d’indépendance indochinois se développa au moment où les grandes questions qui s’interpénétraient concernant les possibilités de crise du système à la dimension mondiale, étaient encore ouvertes. Et il est intéressant de constater que les termes de cette critique, pour avoir été essentiellement ponctuels, n’en étaient pas moins percutants parce que portant sur le point central auquel était suspendu toute la perspective révolutionnaire : la fracture idéo-politique pouvant survenir dans l’Occident capitaliste à la suite de la rébellion de ses plus lointaines bases d’influence et de domination.

L’accent que le PCI mettait alors sur l’hypothétique « réveil » des classes exploitées des « métropoles impérialistes », d’une indignation et d’une révolte qu’auraient dû provoquer, tout autant que la répression cynique exercée par la forces colonialistes, la décomposition interne, contre-révolutionnaire, de celles qui prétendaient dénoncer et résister à cette répression, ne fut finalement pas sans écho ; mais la « réponse » survint là où on ne l’attendait pas.1 Et si nous accordons encore bien du temps et de la place à expliquer la teneur et les conditions de cette méprise- c’est parce qu’on a un certain droit de penser, dans sa réalité – se ressentit indirectement, dans sa faiblesse et ses limites, de l’erreur essentiellement imputable au PCI.
Ce dernier aspect relève de considérations ultérieures qui doivent être précédées d’une identification claire des insuffisances existant déjà, il y a une vingtaine d’années, dans la façon la plus correcte alors d’aborder l’ensemble du phénomène afro-asiatique et, plus particulièrement, sa séquence extrême-orientale. A qui disposerait du temps et de la patience nécessaire pour vérifier l’exactitude de notre commentaire dans le matériel produit par le PCI lors des premiers ébranlements du colonialisme français, apparaîtrait clairement ce qui constituait à la fois les forces et la faiblesse de ce matériel : l’aptitude à stigmatiser efficacement la position honteuse des « partis ouvriers », mais au détriment d’une étude plus profonde de la genèse des composantes et du devenir des mouvements anti-colonialistes2.
Il était bien clair, dans une perspective générale entièrement reprise de la position classique de la IIIème Internationale, que la révolte des peuples colonisés et la lutte de classe du prolétariat métropolitain devaient étroitement s’épauler l’un l’autre. Mais en ce qui concerne les lieux et moments où étaient attendus d’abord les premiers indices témoignant de tendances du cours classiste à vouloir l’emporter sur celui de la conservation mondiale, on chercherait vainement quelque chose de précis et de solide dans toute la presse du PCI, lors de l’essor de la phase afro-asiatique comme au moment de son déclin. Il est vrai que lorsque le mouvement était déjà largement engagé dans les ornières qui devaient faire de lui un appui de l’expansion capitaliste, et non son obstacle, le PCI en était encore à glaner les indipsensables éléments d’information, et à démêler la façon d’y appliquer les lignes de principe qu’il défendait.

Caractère petit-bourgeois du mouvement.

Concernant ce dernier aspect, il n’est pas nécessaire de rappeler ici que, derrière les dimensions ultra-réduites et l’influence nulle qui constituaient les raisons les plus visibles de ces faiblesses du PCI, se profilaient toutes les limitations découlant de la sujétion au schéma léniniste dans la question nationale-coloniale. Il est utile par contre de montrer de quelle façon ce qui était exact dans la critique que permettait ce schéma ne parvenait pas à éclaircir et aérer la perspective générale. La caractérisation du mouvement indochinois comme « petit bourgeois » et, à ce titre, incapable d’atteindre les dimensions d’un mouvement prolétarien, soulève déjà la question des différences essentielles entre les deux types d’action. On verra mieux, à la faveur des positions prises par le PCI lors de la rébellion algérienne, combien, dans l’optique de ce parti, l’invocation des obstacles s’opposant à la transmutation d’un mouvement révolutionnaire, mais petit bourgeois, en mouvement prolétarien, relevait davantage de facteurs qualitatifs, c'est-à-dire conditionnés par la vision globale du communisme. Ce qui, par contre, apparaît déjà comme sous-estimé dans l’analyse des événements d’Indochine, c’est le caractère idéologique des liens qui, par l’intermédiaire de la Russie et de la Chine prétendument « socialistes », maintenaient la révolte du Vietminh3 dans le champ de forces de l’impérialisme. Il était admis par le PCI qu’en l’absence d’un cours prolétarien mondial, l’énorme levée en masse des peuples de couleur, par ailleurs motivée par des objectifs nationaux, ne pouvait espérer réaliser sa première étape qu’à la faveur des rivalités qui divisaient les puissances impérialistes. Mais la gageure que contenait implicitement cette perspective consistait à opposer théoriquement à cette limitation forcée des moyens, imposée au mouvement, la notion d’un contenu radical qu’aurait permis une sensibilisation active du prolétariat européen à la révolte en cours. Par là même, comme nous le verrons mieux dans notre troisième partie, l’organisation de Bordiga payait son tribut ultime à l’idéologie de la IIIe Internationale, et même à se version trotskyste. La leçon générale en est aujourd’hui facile à tirer : même à la faveur d’une extrême radicalisation, d’un jusqu’auboutisme imposé à l’insurrection vietnamienne - et qui, selon l’optique du PCI, relevait d’une dynamique susceptible de faire éclater l’équilibre impérialiste mondial – c’est un nouveau stade, à un niveau supérieur de puissance et de conciliation des antagonismes, que cet équilibre a atteint.
De ce point de vue, l’histoire de la guerre d’Indochine est particulièrement édifiante : les forces politico-sociales qui disputaient au colonialisme la domination du territoire, soit en se heurtant à l’ordre ancien, soit en s’appuyant sur lui et qui s’inféodaient à de nouvelles influences extérieures variant au gré des fluctuations de primauté entre grandes puissances, ont réalisé un quadrillage historique du terrain qui rendait impossible de « débordement » social sur lequel le PCI fondait quelques espoirs. La pointe du mouvement « le plus avancé », du point de vue de la revendication nationale, fit son entrée en scène dans une posture de soumission à l’égard de l’idéologie et de l’alignement politique qui, au plan mondial, exprimaient la consolidation de la contre-révolution. Son passage à la forme extrême de la lutte armée lui fut littéralement imposé par la sotte stratégie de son premier et archaïque adversaire et sous le patronage de puissances entendant s’en partager les dépouilles coloniales. La « relance » - également subie – de l’action violente contre le nouveau maître – allié objectif et discret de la veille – n’aboutit à son tour qu’au résultat le plus effroyable en matière de destruction systématique des existences humaines et de leur cadre de vie, d’un « Etat souverain » enjeu des rivalités nouvelles entre les grandes puissances. En bref, un colossale amas de cadavres, une ruine économique totale, un esclavagisme halluciné d’organisation de termitière, voilà la prix payé par les peuples d’Indochine pour passer d’une sujétion à une autre. Et encore, les explosions de bombes et es mitraillades s’étant finalement tues, l’impérialisme le plus puissant ne perd-il sa base territoriale et politique d’influence directe qu’après avoir mené à terme un processus de dévitalisation qui, même du point de vue qui considère follement toute création de nouveau centre d’accumulation du capital comme étape utile sur la route du socialisme futur, ajourne pour des décennies tout espoir de ce type : dans la péninsule « unifiée », la Cochinchine, zone historiquement la plus développée sur le triple plan de la prospérité du sol, de la concentration sociale et de la tradition culturelle, perd toute vocation de rayonnement moderne lorsque les Américains consentent enfin à l’abandonner en tant que tête de pont qui fut commune à tous les impérialismes successifs qui y ont appuyé leur domination4. Il n’y a probablement guère d’exemple plus éloquent d’une procédure qui, au prix de sacrifices humains et matériels exorbitants, parvient à réaliser de la façon la plus systématique tout ce que les « indépendances » bourgeoises comportent de hideux et de misérable sans y laisser subsister aucun de ces contenus sur la valeur proto-révolutionnaire sur laquelle le bolchevisme s’abusait déjà lorsqu’il calculait que des « réussites » aussi coûteuses pouvaient, à la longue, servir aussi les intérêts à long terme du prolétariat.
Le fait que le calvaire du peuple vietnamien soit désormais terminé – du moins sur le chapitre des sacrifices sanglants massifs – ne retranche rien à l’utilité de la rétrospective entreprise ici dans le cadre de notre récit. Au contraire, l’amer résultat de « l’indépendance » acquise par ce peuple à prix exorbitant, ne fait que davantage ressortir la logique implacable de la débauche de morts et de misères avec lesquels il a fallu la payer. L’étroite filiation d’événements qui se concluent aujourd’hui – un simple changement de garde remplace la vétuste domination française par celle, autrement astucieuse, des condominium implicites que constitue l’impérialisme moderne – remonte en effet jusqu’aux premiers balbutiements du mouvement d’indépendance en Indochine. D’une façon beaucoup plus suggestive que dans les autres cas semblables, il semble que ce mouvement n’ait pris une dimension hallucinante que pour rendre plus dérisoires encore toutes les « voies de libération » emprisonnées dans la problématique classiste traditionnelle ; on croirait qu’il n’a démontré d’extraordinaires capacités de martyres et d’endurance que pour faire apparaître comme destin irrécusable ce qu’une analyse attentive révèle comme enchaînement cohérent, à l’échelle historique et internationale, de capitulations et de trahisons parfaitement identifiables. De 1945 à 1976, au Vietnam, l’espoir d’une radicalisation révolutionnaire du type de celle que théorisait le PCI, s’amenuise au rythme même de l’intensification des combats et des destructions : chaque relance de la révolte, après bradage autour de la table ronde diplomatique des avantages précédemment acquis sur le terrain, ne fait que préparer un étranglement de la subversivité encore plus sévère et payé de plus de sang encore ; chaque contre-coup des « contradictions internes » du système mondial ne se solde, avec rétrogradation de la radicalité contenue dans la révolte et attendue d’elle, que par un réajustement à un stade supérieur de l’unité de ce système.

« L’astuce » diplomatique d’Ho Chi Minh en 1946 fait perdre à la cause de l’indépendance les gains territoriaux et politiques obtenus l’année précédente à la suite de la défaite japonaise ; la guérilla déclanchée en riposte au bombardement français de Haïphong, s’enlise dans une longue guerre d’usure qui consacre le sud du Vietnam comme base inamovible de tous les impérialismes successifs ; la victoire du Vietminh à Dien-Bien-Phu est annulée par la paix de Genève qui coupe la péninsule en deux, livrant objectivement le nord aux Chinois et aux Russes, le sud aux Américains. La révolte des paysans contre le régime pourri de Diem dégénère en conflit d’extermination qui laisse finalement à la disposition du plus authentique des stalinismes un pays ruiné, exsangue sans autre espoir que la survie ; et ce, sans qu’on puisse seulement assurer qu’est définitivement terminé le tragique ballet qui se poursuit en zone périphérique : Laos, Cambodge, Thaïlande…
Une telle « fatalité » n’a pourtant rien d’énigmatique. Pour en percer le secret, il suffit d’examiner la genèse du mouvement d’indépendance indochinois, de considérer ses conditions de départ, étroitement imbriquées au contexte de contre-révolution agissante de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il est facile de constater que cette contre-révolution, même à des milliers de kilomètres de son épicentre européen, exerçait sa logique tyrannique, même en des lieux où il semblait que des masses misérables, secouant impérieusement leur joug, tendaient à aller à contre-courant. A la source même du « nationalisme révolutionnaire » du Vietminh, il y a les mêmes aberrations idéologiques, la même stratégie d’imposture, le même arrière-décor de liquidation de toute radicalité qu’on trouve déjà dans la grande démission du communisme international sous l’égide de la clique sanguinaire de Moscou. Avant même d’être une force agissante, le mouvement d’indépendance indochinois présente des stigmates inter-classistes et inter-impérialistes5 de même sens que ceux qui caractérisent le ralliement de l’URSS à la croisade anti-fasciste des « démocraties occidentales ». A qui va se révolter contre celle-ci, leur virus idéologique est déjà inculqué.
Le PC indochinois, chez qui on ne sait pas qui l’emporte de la rouerie stalinienne ou du patriotisme paysan6, s’était réfugié en Chine après l’offensive japonaise dans le Pacifique ; il y participa à la constitution d’un gouvernement provisoire pour la future Indochine indépendante, dans lequel il n’avait qu’un seul représentant. Sa dominante idéologique est un mélange de patriotisme et d’antifascisme dans le style de la seconde union sacrée. Les initiatives subversives de son propre mouvement, il les subira plus qu’il ne les aura voulues, et seulement lorsque les ruptures survenues au niveau des Etats au cœur de la coalition des Alliés, davantage que l’éclatement des contrastes sociaux dans la péninsule, lui ouvriront une perspective. La « synthèse » opérée par Ho Chi Minh entre les tendances divergentes et les tactiques contradictoires de ce mouvement, et que Bordiga aurait classé dans sa catégorie « d’opportunisme à des fins nationales », est une sorte de position intermédiaire entre « l’associationnisme » mystificateur de type Union française et l’autonomie assortie d’étroites sujétions économiques genre Commonwealth. Si ni l’une ni l’autre issue ne se réalisèrent, c’est, en fin de compte, d’une part à cause de l’attitude irréductible de l’impérialisme français, d’autre part en raison de la position stratégique de l’Indochine dans la zone critique de l’Extrême-orient : tout comme l’aveuglement du capitalisme français le fait évincer pour avoir vu en toute réforme du statut colonial un « abandon », la stratégie obtuse des USA, après avoir tardé à normaliser leurs rapports avec l’URSS durant la guerre de Corée, mettra plus de temps encore à se convaincre que la péninsule n’est pas une base d’assaut contre la Chine de Mao. Avec la lutte de l’Indochine pour son indépendance, il s’agit donc véritablement d’un mouvement enclavé, plus encore sur le plan des alignements idéologiques que sur celui des contingences militaires, dans le jeu politique des trois puis des quatre « grands ». Si la perspective léniniste de renforcement de la révolution prolétarienne par la lutte anticolonialiste des peuples assujettis apparaît aujourd’hui avoir été une construction théorique arbitraire et décevante, il faut reconnaître que le mouvement d’indépendance extrême-oriental ne répondait même pas aux conditions élémentaires que posait une telle stratégie ; ce qui, déjà, permet de comprendre l’importance du corollaire indispensable à la voie prise par la révolution afro-asiatique : la falsification stalinienne du léninisme.
Que, dans la stratégie du Viet-Minh, tout ce qui s’avère radical et positif soit objectivement dû à l’apparition de circonstances politiques et militaires exceptionnellement favorables, tandis que tout ce qui concerne l’orientation volontairement imposée au mouvement transpire d’inspiration anti-prolétarienne, c’est ce que démontre sans interruption la suite des événements depuis le coup de force japonais de 1945 qui élimine d’Indochine l’administration et l’armée française. En contrepartie de l’avantage pris par les maquisards de Vô Nguyen Giap7 qui, au début de la même année, s’assurent le contrôle des régions montagneuses frontalières de la Chine, se profile la sujétion du Vietminh à l’idéologie du camp des « démocraties occidentales »8 ; l’empereur Bao Daï ayant pactisé avec le nouvel occupant japonais, le groupement d’Ho Chi Minh endosse le prestige d’incarner la « résistance nationale ». Lors de l’effondrement militiare du japon, l’influence du Vietminh s’étend à toute la péninsule : ses troupes se transforment en « armée de libération nationale », lancent l’ordre d’insurrection générale, installent à Hanoï et à Saïgon un « Comité de libération nationale » présidé par Ho Chi Minh. Il n’est pas inutile de mentionner, comme trait de conformisme du Vietminh que c’est des mains même de Bao Daï, démissionnaire, que le Vietminh reçoit les sceaux de l’Etat, c'est-à-dire du « traître » de la veille, le symbole suprême du pouvoir. Autre preuve de sujétion, celle-là nullement symbolique, aux forces de conservation sociale : la république indépendante du Vietnam, proclamée à Hanoï en septembre 1945, doit, sous la pression de Tchang Kaï Tchek, admettre dans son gouvernement d’union nationale les vietnamiens du Dong Minh Hoi qui sont parachutés en Indochine par le bourreau de Canton en vue de rétablir une influence durable de la Chine sur le Tonkin.

La radicalisation forcée du Vietminh survient à la suite de l’attitude intransigeante du gouvernement de Paris qui veut le retour pur et simple de la péninsule à l’ancienne situation coloniale (séparation en provinces fédérées sous souveraineté française). Le commissaire de la République, à peine débarqué à Saïgon, dissout le Comité de libération de la ville, chasse le Nam-Bô favorable à Hanoï, crée le Conseil consultatif de l’Indochine acquis au maintien du statut colonial. La reprise immédiate de l’agitation populaire est arrêtée par un premier compromis : la déclaration du 24 mars 1946 qui prévoit un protectorat plus libéral pour le Cambodge, le rattachement du Laos à la Fédération indochinoise et à l’Union française. Divers facteurs concourent cependant à rendre le compromis précaire : les ministres VNQDD et Dong Minh Hoi, qui partagent le pouvoir avec le Vietminh, sont pro-chinois ou pro-américains, hostiles à l’accord avec la France qu’Ho Chi Minh au contraire recherche, en partie pour les neutraliser. Les bases de cet accord, déjà signé le 6 mars 1946 entre Sainteny et Ho Chi Minh, étaient d’autre part fragiles en raison de l’hostilité que, du côté français, lui manifestent colons et administrateurs ; lesquels sont soutenus par l’amiral d’Argenlieu, partisan du retour à l’ancien ordre des choses contre le général Leclerc réticent à l’égard de tout projet de reconquête. Bien que les termes du compromis soient extrêmement modérés (le Vietnam est reconnu comme Etat à la Fédération indochinoise et à l’Union française ; rentrée « pacifique » des troupes françaises à Hanoï avec perspective de leur retrait sous cinq ans) d’Argenlieu réussit à cristalliser la réaction colonialiste en créant un Comité d’Indochine lié aux colons et isolant la Cochinchine de l’influence Vietminh ; et il parvient à gagner à ses vues le ministre socialiste Moutet : en juin 1946, la République de Cochinchine est proclamée – ce qui est déjà une grave infraction à l’esprit des accords du 6 mars – tandis que les troupes françaises occupent les plateaux Moï.
Aussi, la conférence de Fontainebleau (juillet-septembre 1946), à laquelle vient participer Ho Chi Minh dans l’espoir de consolider les accords passés avec Sainteny, n’est-elle qu’une formalité toute platonique boudée par le gouvernement français dont la majorité MRP désapprouve la « politique d’abandon » contre laquelle, au même moment, d’Argenlieu déclanche une violente campagne, en s’arrangeant par ailleurs pour faire accepter aux cambodgiens, laotiens et Moï réunis à la deuxième conférence Dalat, un projet de fédération qui exclut le Vietnam.
Ho Chi Minh, étant revenu les mains vides de Fontainebleau, les événements se précipitent en Indochine dès les mois suivants : à la suite d’incidents entre les troupes françaises et vietminh, le croiseur Suffren bombarde Haïphong (6000 morts) le 23 novembre 1946. La riposte vietminh se traduit par le massacre de plusieurs dizaines de français à Hanoï et par le déclanchement de la guérilla dans tout le pays ; le gouvernement Vietminh passe à la clandestinité.
L’élément décisif de cette radicalisation a donc été l’attitude des forces militaires françaises – plus particulièrement navales - qui, créant un précédent à une pratique devenue courante lors de la guerre d’Algérie – met le gouvernement de Paris devant le fait accompli d’une répression brutale qui coupe court à toute « solution négociée ». L’initiative reste d’ailleurs à d’Argenlieu qui, face aux atermoiements d’une équipe gouvernementale divisée9, sollicite l’ex-empereur Bao-Daï en vue d’en faire la caution d’un pouvoir vietnamien fantoche à l’abri duquel le statut colonial pourrait se maintenir. Bao Daï accepte, mais s’avère n’être pas tout à fait l’homme de paille aussi maniable qu’on le croyait ; sur son exigence, les accords de la Baie d’Along (juin 1948) doivent reconnaître, au moins formellement, l’indépendance de l’Indochine dans le cadre de l’Union française. C’est alors au tour de Paris de tergiverser, le gouvernement français étant aux prises avec l’opposition gaulliste qui trouve exorbitante la concession faite, et dont l’attitude n’est pas sans influencer l’astuce jésuitique du MRP. Seulement, le 24 avril 1949, Bao Daï, nanti d’une lettre de V.Auriol qui garantit l’application des accords d’Alon, fait sa rentrée eu Vietnam.
Commence alors la longue « guerre d’Indochine », dont les faits marquant – jusqu’à l’écroulement soudain de Dien-Bien-Phu – concernent moins les événements militaires que les incidences perturbatrices du conflit sur la stabilité de plus en plus éphémère des cabinets successifs et sur le jeu politique des partis, dont les mesquineries, les sottises et les bassesses, caractéristiques indélébiles de la IVe République, n’ont pas à être décrites ici. La stratégie du vieux colonialisme épuise les dernières de ses astuces éculées sans autre résultat que de jeter les germes, au sein même des forces qu’il manipule en Indochine, d’un transfert de souveraineté à l’impérialisme américain. En effet, tandis que la rébellion vietminh, bien loin de « s’écrouler », comme toutes les barbes politiques de Paris en avaient la certitude, remporte des succès militaires. Bao Daï, qui ne voit aucunement se réaliser autour de lui le « ralliement populaire » qu’escomptaient ses protecteurs, ne laisse par contre passer aucune occasion de jeter les bases, dans le Vietnam du sud, d’un pôle d’autonomie dont les USA, après la paix de Genève, s’assureront le contrôle absolu : il obtient la création d’une armée nationale vietnamienne, l’autonomie de mouvement de son gouvernement sur le plan diplomatique, des engagements américains sur le plan de l’aide économique. C’est que la stratégie colonialiste ne produit guère que des résultats contraires à ses intentions. La manœuvre diplomatique visait à diviser la population de la péninsule à l’aide d’un système fédératif affilié à l’Union française ; mais des nouveaux « Etats associés » admis dans la Fédération indochinoise, seul le Laos – parce qu’il est directement menacé par l’encerclement vietminh – joue le jeu qu’on attend de lui. Encore que le traité « d’amitié et d’association » qu’il signe avec la France consacre juridiquement la disparition de l’Union française constitutionnelle10. Le Cambodge exige, lui, un statut de type Commonwealth. Même Bao Daï s’oriente dans une voie identique en rejetant la formule de l’Union française « dans sa forme actuelle » et en déclarant s’en tenir aux traités bi-latéraux ; cependant qu’au sein même de son équipe politique, Ngo Dinh Diem ne cache pas son hostilité aux français et sa sympathie pour les Etats-Unis. A la veille de la déroute du corps expéditionnaire, les conditions mûrissent pour qu’à la faveur de cette défaite, la moitié sud du pays revienne aux américains.
Sur le détail de la débâcle militaire de Dien-Bien-Phu (mars-avril 1954) nous ne nous étendrons pas ici. Une vaste littérature s’est consacrée à stigmatiser l’erreur stratégique consistant à enfermer les troupes françaises dans la cuvette du camp retranché exposé sur tous les côtés au feu meurtrier d’une artillerie abondamment fournie au vietminh par la Chine de Mao. Sans parler des « scandales » qui ont fait couler tant d’encre au sujet des « secrets » militaires communiqués par des généraux français manœuvrés par des agents doubles. Nous soulignerons seulement que la paix de Genève (mai 1954) fit perdre au vietminh le plus clair de sa victoire militaire : alors qu’il s’approchait du contrôle de toute la péninsule – l’unité des « trois Ky » chère à Ho Chi Minh – le compromis réalisé avec les USA sous la pression de l’URSS et de la Chine, son alliée d’alors, imposait à ses forces le retrait au nord du 17e parallèle. Il abandonnait ainsi la partie la plus riche, le sud, en échange d’une promesse de « consultation des populations » qui n’eut jamais lieu.

Comme on le verra plus bas, le PCI sût énergiquement dénoncer cet abandon de l’objectif minimum de la révolution anti-colonialiste, de même que le préjudice porté à la naissance de l’insurrection algérienne par le rapatriement intact, permis par la paix de Genève, du corps expéditionnaire français. La presse du PCI mit à cette époque en évidence le rôle déterminant du stalinisme dans cette issue de la « sale guerre » d’Indochine ; par la collusion ouverte de l’URSS avec les Etats-Unis et par la « discipline nationale » observée par le PCF durant cette guerre et à l’occasion de la paix.
Si on ajoute à ce résultat général des accords de Genève le détail significatif que Diem, le futur chef du gouvernement du sud-Vietnam refusa de les signer – consacrant par là, symboliquement, la naissance d’un nationalisme vietnamien pro-américain – on aura la confirmation de l’enchaînement logique, dont nous parlions au début, des facteurs privant « l’indépendance » indochinoise du minimum de radicalité permettant de justifier les perspectives optimistes d’inspiration léniniste en matière de « lutte nationale-coloniale ».

Avec la paix de Genève s’achève en effet la première phase de la tragédie du Vietnam, la seule phase à propos de laquelle il n’était pas profondément ridicule d’espérer encore l’insertion de cette secousse dans un vaste bouleversement international susceptible de faire retrouver au prolétariat mondial sa « ligne de classe ». Les convulsions de la phase ultérieure appartiennent à une situation dans laquelle attendre de ces événements la contribution la plus minime à la genèse d’une perspective révolutionnaire devenait une spéculation insensée, uniquement propre, comme on le constatera en d’autres occasions, à satisfaire la masturbation intellectuelle qui, chez les gauchistes, tient lieu de « conscience théorique ». De la destruction au Vietnam de toute vie par l’aviation américaine déversant napalm, rockets et défoliants sur une population troglodyte ; de la résistance incroyable dont celle-ci fit preuve, certains – y compris dans le bavardage théorique du nouveau PCI – ont voulu déduire l’éclosion d’une « force morale » capable de réveiller par son exemple la combativité endormie des prolétaires d’Occident. Tardivement mais inexorablement, les circonstances, contenues et portées, de l’évacuation finale du Vietnam par les américains, sont venues faire justice d’un tel délire. En ce qui concerne la plausibilité d’une perspective prolétarienne échafaudée sur les résultats de l’insurrection vietminh, la moins exigeante des visions perd toute raison d’être à l’examen de ce que produisit, en Asie, et en France même, la séquence de Dien-Bien-Phu.
1 La révolte étudiante des campus américains est liée à « l’escalade » militaire US au Vietnam (vf. Notre 3ème partie).
2 Le cas des commentaires de la rébellion algérienne fit, dans une certaine mesure, exception. Nous expliquerons plus loin de quelle façon différente, la même différence les caractérise.
3 Vietminh : étymologie et définition…
4 Hanoï vient de décider, après sa « victoire » encore toute chaude, de ramener à la vie rurale un million des habitants de la supermétropole saïgonnaise (Le Monde, décembre 1976). Il ne s’agit nullement d’un bucolique « retour à la nature », mais d’une quasi déportation dans un paysage ruiné, sans abri, ni subsistance, etc… Il est intéressant de noter la discrétion à cet égard des « révolutionnaires » : l’étape de l’indépendance nationale qui, selon eux, doit renforcer en nombre et concentration le prolétariat, commence, au Vietnam, par « déprolétariser » les anciens centres.
5 « Interclassiste » au sens étroit du terme : le mouvement groupe aux côtés des représentants des classes pauvres, non seulement ceux des classes moyennes mais également ceux des classes riches et présente, au flanc des communistes, des éléments franchement conservateurs, ouvertement réactionnaires et farouchement anti-communistes : le V.N.Q.DD, homologue indochinois du Kuomintang, le Dong Minh Hoi, partisan d’un nationalisme à la Tchang-Kaï-Tchek. Inter-impérialiste au sens large du terme, c’est-à-dire aligné sur les fluctuations des alliances entre grandes puissances.
6 Voir en annexe un aperçu de son histoire.
7 Plus tard commandant en chef des troupes Vietminh ; vainqueur de Dien-Bien-Phu.
8 Ce ralliement idéologique se double naturellement de dispositions pratiques, politiques et militaires : contacts avec les services secrets US ; et avec J.Sainteny, membre du gouvernement provisoire français de la Libération (cf. H.Montal : La décolonisation 1919-1963).
9 Le PCF est partisan de la reprise des négociations ; la SFIO feint de croire un certain temps qu’elles ne sont pas rompues puis se rapproche peu à peu de la position MRP qui « ne veut pas un Etat communiste dans l’Union française ». Finalement, en mai 1947, un ultimatum provoquant est adressé au Vietminh.
10 Il définit cette Union comme celle de « peuples indépendants et souverains, libres et égaux en droits et devoirs ».