Affiche de 68 |
Pouvons-nous
formuler une théorie sur les Conseils ouvriers ne sachant nous-mêmes
exactement quelle forme prendront les organismes formés par les
exploités de demain, spontanément ? Il n'est pas question de
prendre les organismes que nous avons connu jusqu'à maintenant sous
quelque dénomination que ce soit. Tous, ils reflètent plus ou moins
la société que nous subissons : hiérarchie, leaders, etc. Ces
organes ne sortent pas des systèmes qui, jusqu'à maintenant, ont
réussi à dominer la société, ont réussi à exploiter la plus
grande partie de la société au profit d'une minorité.
Les
exemples que nous citons sont loin d'être probants pour déterminer
et envisager les formes de l'avenir. Nous n'avons pas encore vu des
Conseils, des Soviets ou autres formes, dépasser les organisations
sociales traditionnelles d'exploitation. Les Conseils de soldats
ont-ils vraiment dépassé un moment, réellement les formes
d'organisation bourgeoise des syndicats ? Ils semblent n'avoir
été que de simples groupements revendicatifs, mettant en avant
surtout leurs propres revendications de soldats fatigués de la
guerre, fatigués de la misère, fatigués de la faim, fatigués de
cette boucherie inutile où ils se faisaient tuer, « tuer pour
rien », fatigués de l'inutilité de ce qu'on leur demandait.
Le soldat, comme le chômeur, lorsqu'il quitte sa position au sein de
la production ne peut plus avoir les mêmes réactions : il ne
peut plus avoir les réactions d'un producteur, il ne peut attendre
quelque amélioration de sa situation que d'un organisme supérieur,
il est dépendant. Il a sans doute un avantage sur le simple
producteur puisqu'il possède des armes, mais ses désirs sont
devenus très différents, le conflit prend sans doute un caractère
plus dur, plus violent, mais la base, le fond reste le même au
niveau des simples revendications immédiates. Le soldat aspire
uniquement à reprendre une vie considérée comme « normale »
et, dès qu'il pense être arrivé à ce but, ses revendications qui
paraissent si violentes, baissent immédiatement. Les Conseils de
soldats ne peuvent avoir aucune valeur d'exemple pour un système
d'avenir sans classes ; nous devons l'abandonner sans crainte,
il ne peut apporter rien de bon. Les immenses concentrations
d'hommes, surtout au cours de la guerre 1914-1918 et de ses suites,
ont permis l'apparition de ces Conseils dans les pays où
l'exploiteur national, officiellement « patenté » avait
été vaincu par l'exploiteur « étranger » de même
nature mais mieux placé. Si, dans certains endroits ces Conseils
ouvriers ont pu jouer un rôle très bref, c'est uniquement en
attendant qu'une nouvelle direction des exploiteurs puisse être
installée confortablement par les plus forts. Les Conseils ouvriers
ont en quelque sorte joué un rôle de bouche-trou : l'exemple
de la Commune hongroise de 1919 paraît le meilleur dans ce sens.
Une
société sans exploitation, donc sans classes, ne peut exister après
un conflit armé général comme nous en avons connu en 1914-1918 et
en 1939-1945. Après les tensions obligatoires dûes à ces périodes,
les participants ne désirent que retourner chez eux et retrouver,
petit à petit, le calme auquel ils aspirent. Si les hommes ayant
subi la guerre et tout ce qui s'ensuit, ayant accepté et participé
à la tuerie, peuvent être d'excellents révoltés, il leur est
impossible d'être des révolutionnaires. Les conditions d'un
changement complet au sein de la société ne peuvent sortir d'une
guerre ; les participants ne demandent que le repos, la
stabilisation, la paix, ils ne peuvent soutenir l'effort nécessaire
pour une transformation de la société.
Les
Conseils ouvriers pourraient sans doute offrir d'autres perspectives.
Les exemples classiques connus n'existent également qu'avec la
guerre et, comme les Conseils de soldats, lorsque l'impérialisme
dominant sur un pays a été vaincu par un plus fort (Russie et
Allemagne, exemples les plus importants et les plus connus). Déjà,
dans l'exemple de la Commune de Paris, l'élément défaite joue un
rôle énorme, les « révolutionnaires » de l'époque
pensaient que la guerre pouvait résoudre de nombreux problèmes
alors qu'elle ne résout absolument rien et ne fait que déplacer le
problème pour ceux, naturellement, qui cherchent la constitution
d'une société sans classes. Il faut également voir la Commune de
Kronstadt sous un angle semblable. C'est la réaction d'une masse de
soldats ayant subi la guerre, la famine, durant de longues années et
qui réagit uniquement pour sa survie physique. Elle a sans doute été
un avertissement sérieux pour la Russie entière, puisque les
exploiteurs du moment sont aussitôt revenus à une économie plus
favorable afin de permettre à la population de « souffler un
peu ».
Nous
avons des exemples plus récents. Nous ne parlerons pas évidemment
des Conseils institués par en haut en Yougoslavie pour permettre,
justement comme dans l'exemple précédent, à l'économie yougoslave
de souffler un peu, après une expérience désastreuse d'économie
planifiée basée tout entière sur l'économie russe ; en
accordant quelques miettes aux exploités, l'économie yougoslave a
pu repartir, les Conseils ouvriers n'ont été que les organes
permettant cette conversion indispensable pour l'économie yougoslave
elle-même.
Les
deux expériences qui peuvent être également considérées sont
celles de l'Espagne et, plus proche de nous encore, celle de Hongrie.
Il est difficile d'avoir des renseignements sérieux sur la première
expérience. Les anarchistes qui tenaient la plupart des
collectivités les ont déformées ; ils ont voulu prouver
qu'elles étaient des collectivités idéales pour la société
d'avenir à laquelle nous aspirons tous, des exemples purs pour une
société future. Il faut être plus sérieux. Devant l'abandon du
pouvoir par les dirigeants traditionnels, les producteurs eux-mêmes
ont dû parer au plus pressé. Ils ont dû s'organiser, ne serait-ce
que pour continuer à vivre ; c'est de là en général que sont
nées les collectivités. Lorsqu'elles se trouvaient dans les régions
à prédominance anarchiste, elles avaient des contacts avec le
centre anarchiste de la région, c'est à dire avec la CNT, et des
relations s'établissaient entre les collectivités et les dirigeants
régionaux de la CNT. Les collectivités ayant des surplus les
échangeaient par l'intermédiaire des dirigeants de la CNT, dans les
conditions semblables à celles des pays capitalistes. Les
collectivités n'ayant pas de surplus avaient une vie misérable, une
vie repliée et quasi autarcique. Il n'y a pas eu d'économie
collective au sens propre du mot ; il en était exactement de
même lorsque ces collectivités dépendaient d'une autre « famille »
politique. L'économie réalisée ainsi, selon les circonstances,
était très fragmentaire, sans ensemble ; il n'y avait pas de
relations directes entre les collectivités elles-mêmes. Il est
impossible de se baser sur cet exemple pour envisager une économie
nouvelle. Pratiquement, il n' y a rien eu de fait, les organismes se
sont formés selon les nécessités, les militants politiques de
l'endroit ont mis leur couleur dessus. Le problème a été résolu
selon un plan uniquement individuel, sans aucun système préétabli,
si l'on veut, chacun a défendu au mieux de ses intérêts les
conditions de sa survie à ce moment.
Des
Conseils ouvriers ont également vu le jour dans la Hongrie de 1956.
Ont-ils réellement eu une
autre attitude que celle des syndicats
classiques comme nous les connaissons partout en Europe ? Depuis
plus de dix ans, les ouvriers hongrois subissaient une exploitation
forcenée, cadrant avec les besoins économiques de la Russie. Il n'y
avait pas pour la Hongrie de possibilité géographique de se dégager
du bloc oriental comme cela a été possible pour la Yougoslavie.
D'autre part, les syndicats, complètement asservis à l'Etat, ne
pouvaient pas jouer le rôle de soupape de sûreté et ne pouvaient
faire part des revendications ouvrières les plus criantes. Les
Conseils ouvriers ont explosé partout, ils se sont manifestés avec
fracas durant plusieurs semaines, s'appuyant sur la lutte armée. Y
a-t-il eu une grande différence avec les explosions que nous avons
pu si souvent constater au cours de l'histoire du mouvement ouvrier
dans les différents pays ? Comme sur le plan international en
Espagne en 1936-37, il était difficile qu'un véritable mouvement de
libération existe et se développe. Les Russes ne pouvaient laisser
échapper cette marche au cœur de l'Europe et, de leur côté, les
« occidentaux » n'avaient aucun intérêt à mettre en
cause les accords de Yalta et de Postdam : ils désiraient
également conserver le statu-quo sur les zones d'influence. Si
vraiment ces Conseils ouvriers voulaient aller plus loin que le but
assigné à de vulgaires syndicats, ils ne pouvaient dans les
conditions de l'époque, que pourrir sur place. Les tentatives
d'expression des exploités que nous avons connues en Allemagne
orientale ou en Hongrie, restent une résistance à l'exploitation et
à l'oppression mais sans aucune perspective réellement socialiste.
C'est une révolte due à des conditions imposées par les économies
planifiées par en haut et ne dépassant pas le désir de mieux
profiter des richesses produites. La plupart des Conseils ouvriers de
Hongrie demandaient surtout une libération du système existant plus
qu'un changement complet du système lui-même.
Une statue qui méritait d'être déboulonnée... |
Les
Conseils ouvriers qui ont pu exister jusqu'à maintenant et sur
lesquels nombreux sont les camarades qui voudraient étayer leur
théorie, ne peuvent en aucun cas nous servir. Ils ont toutes les
tares des organisations revendicatrices traditionnelles, tout leurs
élans, tout leurs contenus flous et sans caractère. Il est
impossible d'envisager une société d'avenir à travers les Conseils
de soldats tels qu'ils se sont présentés en Russie et en
Allemagne : ces Conseils n'exprimaient que les revendications
primaires de ces soldats en vue, uniquement, de leur conservation en
tant qu'êtres vivants. Ils refusaient de participer davantage à ce
massacre inutile et n'allaient pas au-delà de cette conception.
Envisager une société future ayant pour base un système de
Conseils, c'est envisager tous les problèmes qui se posent à cette
société. Des soldats qui ont accepté pendant des années de se
faire massacrer et qui, à un certain moment, deviennent fatigués,
sont-ils réellement capables de dégager les voies pour une nouvelle
société ?
Les
Conseils ouvriers réels, c'est à dire les organismes établis par
les ouvriers eux-mêmes, sur la base de leur travail, ne peuvent
avoir valeur d'exemple que si, dès le départ, ils prennent des
bases toutes nouvelles que nous sommes dans l'impossibilité
d'imaginer aujourd'hui. Le changement de la société actuelle veut
un changement complet de tous les rapports économiques et humains
actuels. Il est impossible de se référer aux bases de la société
actuelle, à une base quelconque de la société présente, même si
elles nous paraissent différentes, ces bases existent au sein de la
société actuelle. Elles ne peuvent donc servir comme point de
départ pour une société socialiste d'avenir. En aucun cas une
société socialiste ne peut prendre pour modèle les organisations
qui ont existé précédemment et qui, toutes, ont existé uniquement
dans le but d'exploiter l'ensemble de la population au profit de
quelques privilégiés. Toutes les organisations qui peuvent exister
dans la société d'aujourd'hui ont un rôle à jouer dans cette
société même, au sein du système d'exploitation subi, tous ces
modèles ne peuvent donc être un exemple pour nous. La préparation
et l'élargissement de cette vue du socialisme ne peut se faire
quotidiennement par l'exemple et par la critique négative de tout ce
qui nous environne. Il n'y a pas de possibilité d'élaborer une
théorie qui sera caduque dès qu'elle aura fait ses premiers pas ;
il n'y a pas de possibilité pour imaginer au sein de la société
actuelle ce que pourrait être une véritable société sans
exploitation.
Les
utopies mise en avant autrefois par de nombreux penseurs, les utopies
d'aujourd'hui, ne peuvent nous aider. Elles ont décrit des sociétés
idéales, par rapport à ce qui existait à l'époque, à ce qui se
voyait, mais elles ont été dépassées rapidement par les faits
eux-mêmes. Elles ont également constaté des faits comme
l'industrialisation, la concentration qui ne pouvaient nous entraîner
que le plus loin possible des conceptions socialistes et même, tout
simplement, de conceptions humaines. C'est insuffisant ; elles
n'ont pas pu dépasser le cadre actuel, le cadre de la société de
leur époque.
Tous
les exemples connus ou étudiés ne peuvent apporter une solution
pour une société nouvelles sans classes. Ils ne peuvent servir de
base, ils n'ont pas brisé le cadre du système que nous subissons
tous les jours. Le socialisme peut-il être réellement conçu au
sein de cette société d'exploitation pour pouvoir envisager une
utopie réelle de ce que nous sentons si nous ne pouvons l'exprimer
concrètement ? Notre socialisme nécessite un changement
profond, de fond en comble de tous les éléments de la vie et sur
tous les plans. Il ne peut être envisagé une société sans
exploitation avec les formes et les moyens actuels de produire, avec
les rapports entre les producteurs et avec les rapports humains tels
que nous les connaissons dans la société d'aujourd'hui. La
difficulté est là, naturellement ; il faut quelque chose de
neuf, de différent, d'inédit. Sommes-nous capables de l'envisager,
de le concevoir ? Seul un mouvement de la base, un mouvement
réel des exploités eux-mêmes peut apporter des solutions. Ce n'est
pas une poignée d'individus, ce ne sont pas des « penseurs »,
ce n'est pas un parti, qui peuvent mener à bien ce travail. Il est
nécessaire d'obtenir le concours de tous, d'envisager les besoins et
les avis de tous. Les minorités qui « pensent », qui
proposent et qui luttent ne font ce travail que pour leur profit en
tant que minorité et ne peuvent que mener à un nouveau système
d'exploitation. Une société sans exploitation ne pourra être
réalisée qu'avec le concours de tous.
PS :
Vous m'avez cru ? Naïfs ! Non ce n'est pas
moi qui ai écrit ce texte (j'aurais pu...). Son vrai titre est :
« Les Conseils ouvriers sont-ils des organes aptes pour une
société socialiste ? ». Il s'agit d'une contribution non
signée d'un débat sur la notion des Conseils ouvriers, et qui fait
l'objet d'une longue réponse qui, à mon avis actuel (juillet 2020)
n'est pas à la hauteur de la leçon de ce texte. (in CAHIERS DE
DISCUSSION POUR LE SOCIALISME DES CONSEILS N°5 – OCTOBRE 1964).
cette revue était animée par le petit littérateur Louis Janover pour son cercle « Front
noir ». Leurs textes sont étonnamment modernes … 4 ans avant
mai 68 ! Je ne reproduis pas ce texte pour répondre à la
dernière contribution de l'utopiste du CCI, Ward, je me réserve de
lui répondre ultérieurement sur ses insuffisances et sa vision
intellectuelle du changement de société. Mais surtout pour enfoncer
le clou dans le pied de ceux qui raisonnent encore avec cette
vieillerie : « la révolution ne peut sortir que d'une
guerre, mondiale si possible » !
La
question de la guerre accoucheuse de révolution, cela fait deux ou
trois décennies que je dis et explique que c'est une vieille lubie
ringarde. Le texte de l'inconnu l'explique mieux que je ne l'ai
jamais fait. N'est-il pas comique que nos deux plus grands
« approfondisseurs » de la question de l'Etat dans la
période de transition au communisme, après Lénine, Vercesi/Perrone
et Marc Chirik, aient commis la même erreur de jugement, même
inversée, erreur d'appréciation dirons-nous. En 1938, le grand pape
de la Gauche italienne en exil en Belgique et théoricien de Bilan,
décrète en 1938 qu'il n'y aura plus de guerre mondiale mais
seulement des guerres locales, et pire, dès 1940, que le prolétariat
disparaît pendant la guerre !
Le
« ponte de Marseille » Chirik, qui a justement fait
tomber Vercesi de son piédestal (du fait de sa participation à la
coalition anti-fasciste en Belgique), est si effaré par la guerre
(locale) de Corée qu'il est persuadé que c'est le retour de la
guerre mondiale et file au Vénézuela sous prétexte de « sauver
les cadres », c'est à dire lui-même... je fournis la citation
ci-après où sa formule « prolétariat catégorie économique
du capital » n'est pas loin de celle de Vercesi niant son
existence pendant la guerre ». Marc n'était pas infaillible,
mais il préférait le dire lui-même en pontifiant.
« Les
éléments d'une perspective révolutionnaire
« Le procès de prise de conscience
révolutionnaire, par le Prolétariat, est directement lié au retour
des conditions objectives à l'intérieur desquelles peut s'effectuer
cette prise de conscience (!??). Ces conditions peuvent se ramener à
une seule, la plus générale, que le Prolétariat soit éjecté de
la Société, que le Capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses
conditions matérielles d'existence. C'est au point culminant de la
crise que cette condition peut être donnée. Et ce point
culminant de la crise au stade du Capitalisme d'Etat se situe dans la
guerre.
Jusqu'à ce point, le Prolétarit ne peut se
manifester en tant que classe historique, ayant sa propre mission. Il
ne peut s'exprimer, bien au contraire, qu'en tant que catégorie
économique du Capital.
Dans les conditions actuelles du Capital, la guerre
généralisée est inévitable. Mais ceci ne veut pas dire que la
Révolution soit inéluctable (sic ! 1945), et moins encore son
triomphe. La Révolution ne représente qu'une des branches de
l'alternative que son développement historique impose aujourd'hui à
l'humanité. Si le Prolétariat ne parvient pas à une conscience
socialiste, c'est l'ouverture d'un cours de Barbarie dont,
aujourd'hui, l'on peut envisager quelques aspects ».
MAI
1952 MARC (Internationalisme n°45).
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