UNE DEFAITE DE LA LUTTE… SYNDICALE MAIS PAS DE LA CLASSE OUVRIERE
Les caisses de solidarité ne valent pas mieux |
« ...Ce
n'est plus le travailleur en fonction de son statut qui doit être
protégé, mais chacun d'entre nous (…) Afin d'encourager les
transitions, le système de retraite doit être plus simple et plus
lisible (…) Je ne crois pas un instant que nous pourrons construire
la prospérité de demain en réduisant de manière unilatérale les
droits de tous les salariés ».
Macron
(« Révolution », édité en 2016).
« Sans
théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ».
Lénine
Bien
visible sur le site démosphère d'appel à tout ce qui manife,
proteste ou projète, la convocation à la réunion publique du CCI
(Révolution Internationale en France) pouvait laisser augurer un
certain afflux de prolétaires soit encore enthousiasmés, soit
déboussolés par le cours à la défaite des deux corporations des
transports relativement isolées en fin de compte par ce qui s'avère
être la plus longue grève (corporative) dans l'histoire sociale de
la France. Dans ce genre de réunion on peut regretter que la
majorité des présents soit constituée surtout par les militants et
sympathisants proches.
Néanmoins,
la présence incongrue d'au moins cinq étrangers au milieu
maximaliste parmi la vingtaine de présents, allait permettre le
déroulement d'une réunion très vivante et très sérieusement
préoccupée par la défaite en cours d'une lutte plus interclassiste
que réellement de classe ouvrière (selon moi)1.
Il y eu surtout la présence et l'intervention impressionnante de ce
conducteur (en grève) de la RATP qui fît honneur au mouvement
gréviste dans ce qu'il a eu de plus prolétarien et de plus
sincèrement révolté contre les attaques du gouvernement
bourgeois ; et qui fît aussi honneur à un groupe qui, contre
vent et marées, se targue de défendre encore et toujours le point
de vue de la classe ouvrière.
Mes
néophytes amazones venues pour la première fois, je le sais,
s'imaginaient que ce genre de réunion se déroulait comme dans un
champ de foire, où ça braille, ça criaille, ça menace et ça
jacasse. Nullement, le débat permet la prise de parole de chacun, et
à chacun de s'exprimer sans être interrompu et sans s'étendre en
long monologue. Le niveau politique est évidemment bien supérieur
aux hystériques meetings gauchistes et syndicaux. Ici on réfléchit
ensemble, on ne vient pas pour brailler « à bas Macron ».
On y entend une critique du système, sans haine ni excitation
disproportionnée que l'on n'entend pas ailleurs.
Je
coupe là les lauriers. Recommençons par le début. L'exposé est lu
mais, chose nouvelle et intéressante, son contenu est distribué à
tous les présents ; ce qui est d'ailleurs la façon de
fonctionner en interne dans les réunions générales ou congrès.
C'est très honnête, cela permet à chacun et chacune de bien suivre
les détails, d'annoter exactement ce qui est bien ou pas. Le titre
est bien celui de l'appel à la réunion que j'avais trouvé très
critiquable : « Le mouvement contre la réforme des
retraites n'est qu'un premier pas pour retrouver le chemin des luttes
massives ».
Le
groupe a loupé l'aspect hypercorporatif du « mouvement »2
, transcendé au moment de son déclin en « premier pas pour
retrouver le chemin des luttes massives ». Aïe !
Très
vite, je coche ce qui m'apparaît confus et opportuniste :
« Il
y a un an, tout le terrain social était occupé par le mouvement
interclassiste des gilets jaunes. Aujourd'hui, profitant des journées
d'action organisées par les syndicats, les exploités de tous les
secteurs et de toutes les générations sont descendus dans la rue,
déterminés à lutter sur leur propre terrain de classe contre cette
attaque frontale et massive du gouvernement. C'est là une nouvelle
confirmation que la classe ouvrière existe et « qu'elle est
bien là ».
Ce
mouvement était aussi interclassiste, même si l'aspect gréviste
supplantait l'occupation des ronds-points. Alors que j'ai
l'impression encore que la classe ouvrière « est bien lasse »,
tout en étant en effet toujours là et une grosse épine dans le
pied pachydermique du système dominant, je n'y vois aucune
affirmation de cette classe en tant que telle, mais une caricaturale
somme de corporations « privilégiées », catégories
exhibées comme « non universelles » - ni émanation
déléguée par procuration par tous les non bénéficiaires de
statuts particuliers - puisque composée de catégories différenciées
et dans les transports voire pas du tout concernées dans
l'industrie ; catégories fières qui se battent non pour tous
les enfants de France, ni tous les enfants d'immigrés, mais pour les
enfants des papas de la corporation. Je suis probablement victime de
la propagande des journalistes bourgeois puisque les cris diversifiés
autour de la vieille fable du « tous ensemble »3
et pour je ne sais quel monde meilleur, ne m'ont absolument pas ému
ni fait changer d'avis. Je ne goûte pas les chansons syndicalistes
rasoirs et égalitaires ni les discours romantiques et échevelés à
la gloire du mythe de la grève générale ni à une Commune de 1871
nullement emblématique de ce qui est encore concevable pour une
dictature du prolétariat au XXIe siècle.
La
présentation écrite et lue continue en insistant sur la nouveauté
de l'atmosphère dans la société civile face à une grève que tout
destinait à être brève et impopulaire. Elle note immédiatement
cette évidence qu'il n'a pas été possible de faire reculer le
gouvernement, avec en face : syndicats pourris, journalistes
pourris et flics ultra-violents. Oubliant au passage, deux éléments
clés dans la parade du gouvernement : la dénonciation du
corporatisme et un projet présenté comme « interclassiste »4.
Suit ensuite une description de la réelle poussée antérieure de la
classe ouvrière malgré les habituelles stratégies syndicales
d'épuisement.
Je
coche faux à la phrase qui dit que c'est une « attaque contre
toute la classe ouvrière ». C'est en partie vrai, mais c'est
faux dans la façon dont le gouvernement le présente ; il
s'agit d'une réforme « qui nous concerne tous », dans le
sabir du Macron. Ainsi la protestation sera « populaire »
mais pas de classe, de la classe qui produit et fabrique l'essentiel,
donc d'un « effort demandé à tout le monde ». Passez
muscade !
La
provocation gouvernementale « ne pouvait que déclencher une
réaction d'indignation et de colère spontanée dans un secteur
particulièrement combatif et affecté par la mesure celui des
transports ». Prise de risque de la part du gouvernement, croit
la présentation, risque d'extension... Or cette provocation est bien
plus subtile qu'il n'y paraît. Comme son clone « Révolution
guerre » le CCI imagine encore des secteurs « fer de
lance » ou « exemplaires », mais exemplaires de
quoi ? De l'opportunisme du CCI? De leur nombre ? De leurs avantages corporatifs ?
De leur combativité parce qu'ils sont dans des secteurs
stratégiques ? Sur ce plan il y a incontestablement une
victoire des grévistes, même empapaoutés par les mafias
syndicales, le gouvernement a failli à monter la population contre
eux. Mais « exemplaires », pas du tout. Ils se sont
battus pour leur pomme, pas pour tous les petits enfants de France ou
du monde. Je n'ai entendu aucun gréviste dire : « même
retraite que nous pour le privé » ni « vous voulez
brader notre mort sociale et notre fin de vie mais nous savons nous
qu'il faudra en finir avec le capitalisme » ! Ils auraient
pu ajouter des revendications plus globales ou plus urgentes contre
la précarisation des emplois au moment même où la SNCF se
privatisait au nez et à la barbe des robustes syndicalistes criards.
Exemplarité poil au nez !
On
trouve ensuite cette phrase ubique et orbique : « C'est
donc de concert avec les syndicats, ses « partenaires sociaux »
que le gouvernement avait dès le début orchestré une stratégie
pour faire passer l'attaque sur les retraites pour saboter une
inévitable explosion de colère de l'ensemble des travailleurs ».
J'ai
regretté de ne pas avoir demandé une explication sur cette
affirmation bizarre qui défie même la stratégie suiviste du CCI
par rapport à ce mouvement de grève. Il était inévitable qu'il
fallait y participer comme toujours, sinon on n'aurait jamais
l'occasion de faire grève ni d'imaginer déborder les organisateurs
professionnels. Essayons tout de même de comprendre ce gouvernement
qui a « orchestré une stratégie pour faire passer l'attaque
sur les retraites (notez bien : les retraites!) » et
« pour saboter une inévitable explosion de colère de
l'ensemble des travailleurs ». Mais le mouvement de grève ne
fut-il pas déjà une « explosion de colère » qui a duré
plus longtemps que ne le souhaitaient gouvernement et mafias
syndicales ?
Et si
l'attaque sur les retraites n'avait été qu'un contre-feu, prématuré
à dessein par les collabos gouvernementaux, et dans un cadre bien
délimité corporativement, pour très précisément empêcher non la
venue d'une quelconque « guerre civile » mais une
explosion sociale d'une dimension réellement « de classe »
et sans concessions d'âge ou de cotisations face à la crise
économique, au chômage permanent et à la précarisation
généralisée ?
Suit
une remarque très pertinente, c'est vrai que, pour l'heure, la
bourgeoisie ne peut déchaîner une violence aussi odieuse que celle
subie par les vestes jaunes (yeux crevés et centaines d'emprisonnés)
contre la classe ouvrière en lutte. Il eût fallu préciser que les
gilets jaunes étaient majoritairement composés de précaires, de
chômeurs et de vieux retraités pauvres (qui auraient mérité de ne
pas être méprisés au début) et pas de méchants fachos selon le
politiquement correct de la gauche et de l'extrême gauche
bourgeoises. Par leur action désordonnée, certes sans conscience de
classe claire ni perspective socialiste, ils ont un temps plus
déstabilisé l'Etat que la lutte confuse pour la défense « des »
retraites. Le "peuple" des vestes jaunes va désormais figurer en permanence la contestation impuissante, vecteur de divers mécontentements incapables de dégager une réelle alternative politique.
Mais
les bavures et les coups policiers restent au programme de la terreur
d'Etat. Partout où les flics syndicaux perdent le contrôle, la
flicaille est toujours prête à commettre ses exactions autorisées.
Parvenu
à la moitié de l'exposé lu, même si j'ai déjà fini de le lire
et de le digérer, on saute dans LA recette vénérable, antique,
érotique et transcendante : « il suffit que les
travailleurs s'organisent eux-mêmes » ! Tout ce que
débitent les divers clans syndicaux radicaux de la phrase tout en
servant de rabatteurs syndicalistes sous telle ou telle étiquette.
On
raisonne comme en 1995 en constatant que, en effet, les syndicats
appellent à l'extension, COMME TOUJOURS, au moment où la lutte
(bigarrée et hétéroclite) s'essouffle malgré les cris mensongers
des jusqu'auboutistes.
Le
CCI a bien compris que c'était fichu et ne va pas appeler comme tous
les sous-fifres ministres « à cesser une grève foutue »,
aussi le formule-t-il subtilement mais honnêtement, les
cheminots : »... ne peuvent pas poursuivre leur grève
seuls sans que les autres secteurs n'engagent eux-mêmes la lutte
avec eux (…) ils ne peuvent pas lutter « à la place »
de toute la classe ouvrière ».
Mais
personne ne s'est attendu, ni Macron ni moi, à ce qu'ils luttent à
la place de toute la classe ouvrière ! Il n'y a que la CGT et
les gauchistes pour avoir sorti cette imbécillité. Le raisonnement
du discours lu et bien léché ne nous explique que très très
vaguement pourquoi L'EXTENSION NE POUVAIT AVOIR LIEU DANS LE CADRE
D'UNE GREVE POUR CE FRAUDULEUX « DROIT A LA RETRAITE ».
Bien sûr on convient qu'il y avait des travailleurs (dispersés) de
tous les secteurs notamment dans le gros des troupes sans banderoles
syndicales en tête des cortèges, mais la mayonnaise n'a pas pris et
ne pouvait pas prendre parce que la stratégie gouvernementale et
syndicale a placé dès le départ et conditionné sur les rails
tordus d'une lutte corporative et interclassiste pour « des »
retraites en tout genre. Il est donc erroné de se contenter de dire
« la classe ouvrière n'était pas prête », mais vrai et
urgent « de ne pas s'épuiser et de déboucher sur
l'amertume ».
La
défaite déguisée en « pause » avec coupures de courant CGT pour épater la galerie gauchiste jusqu'auboutiste et réinventer une "résistance de gauche"? Il faut
comprendre le souci de cette présentation, malgré des carences dans
l'analyse : en soi la colère a bien été massive, réelle et
vraiment populaire. On peut dire qu'elle a fait du bien face à des
années de renoncement apparent, de soumission à des attaques
répétées, indirectes, voilées, mais constantes car c'est toujours
une « lutte des classes ».
Il
manque une vision réelle de ce qui s'est déroulé. En voyant tout
en noir et blanc et monochrome, le groupe met en scène « la
classe ouvrière » alors qu'il s'agissait d'une somme, même
pas entière, de corporations et de corporations dirigées comme
masse de manœuvre par des généraux syndicaux peu scrupuleux qui,
eux, prétendaient parler au nom de la classe ouvrière, corporations
jaugées et calculées dans le même sac de couches petits
bourgeoises (avocats, médecins, paysans, commerçants, etc.) où
chacun et chacune défendait son bout de gras mais pas la classe
ouvrière ni les chômeurs ni les femmes prolétaires (les
islamo-gauchistes n'ont pas osé parler de la retraite des sans
papiers). Ce foutoir généralisé, voulu par le gouvernement ne peut
donc pas être représenté comme une défaite de la classe ouvrière
puisqu'elle n'y est apparue que comme des corporations diverses mais
pas majoritaires et dans une problématique de sauver l'Etat national
de la faillite.
Mais
le plus grave outre l'incapacité à dénoncer l'enfermement
corporatif – et cette inconséquence de s'aligner sur le gauchisme
syndical qui paraît ces corporatismes des vertus d'une (fausse)
lutte d'ensemble – comme le leur dira dans le débat une de mes
amazones : « il n'y a même pas eu un débat d'idées dans
ce mouvement ». Seule alternative selon les médias : se
soumettre à la « retraite universelle » gouvernementale
ou la guerre civile ! Rien entre les deux !
Le
discours lu comporte 50 fois le mot lutte, et nous n'avons assisté
qu'à une lutte économique de milieux corporatifs et à des joutes
vaseuses entre commis d'Etat et commis syndicaux. Ils peuvent
conclure par ce triste : « ce mouvement social est déjà
une première victoire ». Ils ne s'étaient pas prononcés sur
leur site jusque là de façon plus nuancée et critique, poussant et
soufflant dans le sens du vent gauchiste, mais là sans attendre même
que les prolétaires concernés, (pas les avocats ou cadres dont je
me fous), réfléchisse, tirent eux-mêmes le bilan, ils décrètent
une « victoire » plutôt de mauvais goût où la classe
ouvrière a pourtant été incapable de s'affirmer comme telle, sauf
à considérer que certaines aristocraties ouvrières5
ont maintenues des garanties, quand sur le fond les mêmes inégalités
de retraites qu'avant sont maintenues et même aggravées pour la
plus grande partie de la classe ouvrière.
Enfin
j'ai souligné, toujours avec mon feutre sur le papier du discours,
cette incongruité d'une classe ouvrière (mise dans un seul paquet »
qui par ce mouvement complètement téléguidé et ficelé par les
mafias syndicales, aurait « fait l'expérience des manœuvres
de la bourgeoisie pour faire passer cette attaque ». Dans le
débat un vieux stalinien badgé de pied en casquette confirmera le
niveau de compréhension des manœuvres de la bourgeoise en disant
que « heureusement Martinez a appelé à la généralisation ».
La leçon pour l'instant est magnifique : « sus à la CFDT
qui a trahi » ! La dénonciation de tous les syndicats
comme étrangers à la lutte de classe est effacée par la
confrontation entre syndicat « traître » et syndicat
« jusqu'auboutiste ».
Résumé
des courses en forme de coup de clairon : « Ce n'est
que par la lutte et dans la lutte que le prolétariat pourra prendre
conscience qu'il est la seule force de la société capable d'abolir
l'exploitation capitaliste pour construire un monde nouveau ».
Quelle lutte ? Certes ils on raison d'en appeler à la formation
de comités de lutte pour tirer le bilan mais j'ai mis un gros point
d'interrogation. La lutte écroulée au bout d'un mois et demi, la
plus longue grève corporative de l'histoire de France n'a pas
dérangé la conscience des manifestants dans leur croyance à l'Etat
nounou et dans l'idée pépère qu'on peut faire durer le plaisir en
attendant un éventuel monde nouveau ou nouveau monde.
Après
avoir rédigé et expliqué ces annotations post festum, je
m'aperçois que j'ai été bien gentil finalement avec la section
provinciale du CCI. Certes le débat a été courtois. Il n'y avait
pas une milice pour surveiller l'entrée. Le tour de parole fût
respecté. J'ai initié la discussion par ma position dubitative sur
l'organisation de la grève par la « radicalité syndicale »,
sur l'appel des factions gauchistes à élargir une lutte
hétéroclite, sans mot d'ordre unitaire (avant il y avait eu la
retraite à 60 ans pour tous, ce qui n'était déjà pas
révolutionnaire du tout) mais dans un combat en ordre dispersé pour
des retraites à la carte. Cette grève défaite n'est pas, selon
votre formule, une voie ouverte vers la lutte de masse, ni non plus
vers la guerre civile comme le menacent les journalistes bourgeois.
En
gros j'ai reproché au groupe d'avoir suivi les jusqu'auboutistes
gauchistes sans se prononcer plus tôt sur la nécessité de limiter
les dégâts, sans voir que cela était ridicule de prétendre en
appeler au privé, et sans moquer la fumisterie du slogan « grève
générale », enfin sans être capable de poser les problèmes
plus politiques plus loin que la simple question des retraites6.
Peter,
un des principaux fondateurs du courant, toujours aussi brillant dans
ses démonstrations oratoires, expliqua longuement la différence
d'ambiance qui est apparue au sein de ce mouvement. Malgré le
contrôle syndical et des défauts évidents, de nombreux témoignages
montraient qu'il existait un questionnement plus large. On
redemandait des tracts distribués par les militants. On posait les
questions concernant la solidarité... Il s'attacha surtout à
démontrer qu'un mouvement, même initié par les syndicats, même
avec un caractère prématuré pouvait être une expérience
intéressante pour la classe ouvrière. Ne pas lutter quand on est
resté longtemps sans bouger pourrait être une défaite pire encore.
Il prit pour exemple la Commune de Paris, qui, considérée comme
prématurée par Marx ne l'empêcha pas d'en souligner l'importance
politique et historique. La grève se termine et les réformes contre
les retraites passeront mais cela n'empêchera pas qu'une période
réflexion s'ouvre pour la classe ouvrière. Il conclut son
intervention par : « La question est « pourquoi cela
a eu lieu maintenant ? ». Question qui ne fut pas relevée
outre mesure, il me semble, dans la suite de la discussion.
Sa
démonstration des « nouveautés » sociologiques dans la
classe ouvrière où l'infirmière représente en quelque sorte
l'ancien ouvrier tourneur, mais sans être immédiatement consciente
de faire partie de la classe ouvrière, fît mouche du côté de mes
deux amazones, cadre au chômage et infirmière ; en aparté
l'une me dit : « c'est vrai on fait partie de cette même
classe, et on nous a fait trop longtemps croire que les cadres n'en
faisaient pas partie, que la notion de classe cela était réservé
au XIX e siècle ».
Plusieurs
interventions sont allées dans le sens de l'expression très visible
de la solidarité interprofessionnelle (même si certains militants
avaient le ton sentencieux et rébarbatif qui est un défaut de
jeunesse), soit pour rappeler l'existence de grèves dès avant le
mois de décembre, soit pour témoigner des discussions dans les
manifestations tout en soulignant que les appareils syndicaux n'ont
nulle part favorisé des AG en collusion avec la police qui avait
pour fonction de les empêcher dans la rue.
Pour
ma part j'intervins à nouveau pour dire que de toute façon, avec ou
contre mon avis, ou l'avis des syndicats, prématurée ou pas, la
grève aurait eu lieu, et dans le cadre voulu par les envoyés
spéciaux de la bourgeoisie. Qu'une grève prématurée ou piégée
par les bonzes syndicaux n'ait pas lieu ne signifie pas une défaite
pire encore puisque les enjeux peuvent être refoulés mais exploser
plus tard plus violemment. Si la Commune de 1871 n'avait pas eu lieu,
Octobre 1917 aurait quand même eu lieu. Le problème est lorsqu'une
grève se met à piétiner et qu'on est à une retombée de la
dynamique d'extension, d'arrêter les frais et de pousser à tirer
les leçons politiques. Mais personne n'a eu ce genre d'initiative.
On suivait. On restait spectateur. Comme en 95, les travailleurs des
transports n'étaient visibles qu'en rang serré de corporations dans
les manifs. Depuis la fin décembre le mouvement ou plutôt la
pression derrière les mafias syndicales se relâchait et le
découragement montait sans que personne ne dise « ça
suffit ».
L'intervention
la plus marquante fût celle du conducteur de la RATP qui, après
avoir dit sa satisfaction du niveau du débat et des questions
sociales posées, témoigna de la réelle fraternité et solidarité
avec ses collègues. Il dit aussi sa conviction : « on va
continuer », et ne semblait pas du tout gêné par la perte
énorme de salaire que représente un mois et demi de grève.
L'absence
de la moindre illusion sur le rôle et la fonction des syndicats
ainsi que sur la démocratie bourgeoise, qui transparaissaient dans
chaque prise de parole, et qui n'a rien à voir avec les critiques
pâlichonnes et néanmoins complices et concurrentes des cliques
syndicales radicales, ni avec les appels à l'action militaire ou
émeutière des demeurés black blocs, tout cela le jeune employé de
la RATP l'a pris dans la figure, mais comme une caresse. Il ne
s'attendait pas à une telle tenue, à un tel respect pour
l'expérience du mouvement ouvrier, à une telle volonté de
comprendre avant de déblatérer ou de cracher à la figure du
moindre policier. Il l'a dit. Il a dit sa surprise d'un tel calme,
d'une telle détermination à réfléchir sans s'emporter. Avant il
ne pensait pas à ces mots : capitalisme, exploitation, conflit
des classes, syndicats collaborationnistes... Bien sûr il a entendu
ces mots pendant la grève, mais les entendre à nouveau dans ce
cadre, sans s'agiter outre mesure, sans rouler des mécaniques, mais
quelle heureuse surprise ! Il a montré les limites de la
réflexion dans sa corporation en se demandant pourquoi le privé ne
les avait pas rejoint.
Tout
en saluant sa présence et son enthousiasme je lui ai dit qu'il se
trompait en pensant pouvoir continuer, et qu'il faut se méfier du
jusqu'auboutisme syndical ou gauchiste, qui sert la soupe aux fins de
grève difficiles. J'ai insisté sur la stratégie de pourrissement
voulue par le gouvernement, et enfin sur les retenues sur salaire
qui, monnayées pour être étalées sur plusieurs serviront aux
syndicats (réformistes ou dits radicaux) de vade-mecum pour garder
la main sur les grévistes les plus outrés par un final en eau de
boudin et désespérant.
La
discussion a continué à se dérouler dans l'esprit de « victoire »
de ce nouveau « réveil de classe » selon le CCI. Elle ne
s'est pas élevée comme je le souhaitais au niveau historique :
pourquoi aussi peu de discussions voire pas du tout sur le plan
politique, risque que cette défaite indirecte d'une partie de la
classe ouvrière paralyse à nouveau pour 25 ans la lutte des
classes, pourquoi aucune analyse sur le rôle et l'action de la
petite bourgeoisie, n'y avait-il pas des Conseils d'avocats, des
Conseils de paysans dans les deux révolutions russes, y-a-t-il une
véritable simultanéité internationale en ce moment, pourquoi la
Commune de Paris ne peut pas être un exemple, qu'est-ce qu'une
guerre civile, pourquoi les organisations révolutionnaires ont-elles
un rôle de « mémoire », pourquoi n'est jamais évoqué
la nécessité d'un parti révolutionnaire face à la pourriture
incontestable et incontestée de tous les partis de droite à gauche,
etc.
Nous
nous sommes retrouvés au café du coin avec mes deux amazones et
avec un jeune sympathisant du CCI très perspicace ; il ira loin
avec sa tête de Gramsci. Tous ravis sans chipoter par le déroulement
de la réunion. J'ai conseillé au jeune homme de continuer à y
assister bien que le groupe n'ait plus une existence formelle à
Paris. Dans une génération les guerres internes et picrocholines au
groupe seront oubliées ; le groupe CCI aura disparu pour se
fondre dans une entité qui sera, il faut l'espérer, un nouveau
parti dépassant la vie de secte. Sauf à végéter éternellement
comme le SPGB britannique qui existe depuis plus d'un siècle et est
à placer dans les flacons de formol des groupuscules morts de
vieillesse. Le CCI n'est pas parfait, mais il a le mérite d'exister.
notes
1Le
CCI s'abuse en se figurant un mouvement touchant tous les secteurs,
alors que la grève est restée minoritaire et centrée dans le
secteur des transports parisiens et ne pouvait pas s'étendre du
fait de la diversité des revendications propres à chaque caisse de
retraite :
« Depuis
début décembre, venant de tous les secteurs et issus de toutes les
générations, des centaines de milliers de manifestants descendent
dans la rue contre la “réforme” des retraites. Dans les
cortèges, la colère et la combativité sont évidentes ».(cf.
appel à la réunion publique)
2V.Serge
du cercle « Matière et révolution » que j'avais invité
à venir à cette réunion du CCI, devait venir. Il a fait cette
prise de position sur FB mais croit qu'on pourra sauter la phase
« corporative » par « l'action directe » !? :
« Si les travailleurs font
le bilan de cette lutte, elle n’aura pas été menée pour rien :
Pas d’action corporative mais une
action directe, à la fois sociale et politique
Programme de revendication et
d’action discuté et décidé à la base
Auto-organisation par des assemblées
générales décisionnelles et interprofessionnelles partout
Election de comités de grève
révocables et réélus par les AG
Liaison entre les comités de grève
et comité central de grève
Aucune obéissance aux
intersyndicales qui ne sont en aucun cas chargées des négociations
Aucune négociation dans le dos des
grévistes
Refus du réformisme en général car
toute réforme en période d’effondrement du capitalisme ne peut
qu’être une contre-réforme
PS : c'est du 2nd degré si
certain-e-s n'avaient pas compris ».
3Un
militant du CCI interviendra dans le débat pour nous assurer que
c'était une lutte « tous secteurs confondus », ou
mélangés ?
4Miracle
de perversion, Macron a donné le la la veille du début : « je
crains que nous allions vers une grève corporative ». Dans la
citation que j'ai placé en exergue, Macron dit « plus de
statut réservé » mais sauver un système « pour chacun
d'entre nous ».
5Même
si le mot déplaît à ces « conseillistes » en AG et en
réunions purement hors syndicat, il a une histoire et une réalité.
Les secteurs les plus déterminants pour l'économie bourgeoise ont
toujours fait l'objet de traitements de faveur... Et lorsque le
privé a vu l'âge de la retraite allongé, personne de
l'aristocratie du public n'a bougé ni songé à l'avenir de « leurs
enfants ».
6Ni
répondre au plan historique sur la menace bourgeoise d'un risque de
guerre civile, caricature du projet de révolution au sens où
celle-ci signifierait le chaos (j'ai cité dans le précédent
article le début du mémoire d'Elysée Reclus sur la Commune de
1871 où il se moque des bourgeois imaginant le chaos dans le
territoire conquis par la révolution, or une véritable révolution
n'entraîne pas le chaos ni la guerre civile dans les espaces
contrôlés par le prolétariat et ses partis.
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