"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

lundi 19 août 2024

Série de textes sur l’Holodomor (première partie)

 


        Le Stalinisme

la Collectivisation

et la Grande Famine

 

Andrea Graziosi

 2009

Ukrainian Studies Fund Cambridge, Massachusetts

traduction: Jean-Pierre Laffitte


 

TABLE DES MATIÈRES

Liste des abréviations

Avant-propos de l’Ukrainian Studies Fund

Introduction par Andrea Graziosi

I  La Grande guerre soviétique paysanne : les bolcheviks et les paysans 1918-1933

II  Les famines soviétiques 1931-1933 et l’Holodomor ukrainien : une nouvelle interprétation est-elle possible, et quelles seraient ses conséquences ?


 LISTE DES ABRÉVIATIONS

d. delo [unité de stockage (comme dans la citation d'un document d'archives)]

f. fond [groupe de documents, groupe d'archives, collections]

GARF Gosudarstvennyi arkhiv Rossiiskoi Federatsii [Archives d’État de la Fédération de Russie]

GPU Gosudarstvennoie politicheskoie upravlenie pri Narodnom komissariate vnutrennikh del RSFSR [Administration Politique d’État du Soviet des Commissaires du Peuple de la RSFSR]

GULAG Glavnoe upravlenie ispravitel´no-trudovykh lagerei [Administration Principale des Camps de Travaux Forcés]

ITL Ispravitel´no-trudovoi lager´ [Camp de Travaux Forcés 

KP(b)U Komunistychna partiia (bil´shovykiv) Ukrainy [Parti Communiste (bolchevik) d’Ukraine]

KPSS Kommunisticheskaia partiia Sovet´skogo Soiuza [Parti Communiste de l’Union Soviétique]

l. liste [folio (comme dans la citation d'un document d'archives)]

MGU Moscovskii Gosudarstvennyi Universitet [Université d’État de Moscou]

NEP Novaia ekonomicheskaia politika [Nouvelle Politique Économique]

NKVD Narodnyi komissariat vnutrennix del [Commissariat du Peuple pour les Affaires Internes] 

OGPU Obiedinennoie gosudarstvennoie politicheskoie upravlenie pri Narodnom komissariate vnutrennikh del SSSR [Administration Politique d’État Unie du Soviet des Commissaires du Peuple de l’URSS]

op. opis´ [inventaire, registre, subdivision de recherche hiérarchique] 

PSR Partiia sotsialistov-revoliustionerov [Parti Socialiste-Révolutionnaire 

RGASPI Rossiiskii gosudarstvennyi arkhiv sotsial´no-politicheskoi istorii [Archives d’État Russes d’Histoire Socio-politique], avant mars 1999 – RTsKhIDN 

RGVA Rossiiskii gosudarstvennyi voennyi arkhiv [Archives Militaires d’État Russes], auparavant TsGASA

RKP Rossiiskaia kommunisticheskaia partiia [Parti Communiste Russe]

RTsKhIDNI Rossiiskii tsentr khraneniia i izucheniia dokumentov noveishei istorii [Centre Russe pour la Préservation et l’Étude des Documents de l’Histoire Moderne], auparavant les Archives Centrales du Parti, depuis 1999 – RGASPI

RSFSR Rossiiskaia Sovetskaia Federativnaia Sotsialisticheskaia Respublika Federatsii [République Socialiste Fédérative Soviétique Russe]

RVS Revoliutsionnyi voennyi sovet [Soviet Révolutionnaire-militaire]

SR Sotsialisty-revoliutsionery [Socialistes-Révolutionnaires]

TsA FSB RF Tsentral´nyi arkhiv Federal´noi sluzhby bezopasnosti Rossiiskoi Federatsii [Archives Centrales du Service de Sécurité Fédérale de la Fédération Russe]

TsGASA Tsentral´nyi gosudarstvennyi arkhiv Sovetskoi Armii [Archives d’État Centrales de l’Armée Soviétique], après 1992 – RGVA

TsIK Tsentral´nyi ispolnitel´nyi komitet SSSR [Comité Central Exécutif de l’URSS]

TsK KPSS Tsentral´nyi komitet Kommunisticheskoi partii Sovet´skogo Soiuza [Comité Central du Parti Communiste de l’Union Soviétique]

TsSU Tsentral´noe statisticheskoe upravlenie [Administration Statistique Centrale]

VChK Vse-rossiiskaia chrezvychinaia komissiia po bor´be s kontrrevoliutsiei i sabotazhem [Commission Extraordinaire Panrusse pour la Lutte contre la Contre-révolution et le Sabotage]

  

AVANT-PROPOS

 

La famine de masse qui a eu lieu en 1932-1933 en Ukraine et dans les régions du Kouban peuplées d’Ukrainiens est devenue un événement déterminant dans l’histoire européenne du XX° siècle. La tentative du régime de Staline pour mettre en œuvre ses politiques draconiennes et pour affirmer son autorité sur les territoires ukrainiens, en employant la nourriture comme arme, a eu de profondes conséquences démographiques, sociales et politiques, qui restent encore visibles aujourd'hui. Dans la langue ukrainienne, il existe un terme spécial pour décrire ces événements : Holodomor. Il signifie littéralement : “mort généralisée par la faim”. Il est impossible de comprendre l’histoire soviétique et l’usage du pouvoir par les Soviétiques sans prendre en considération l’Holodomor.

Plus de 75 ans se sont écoulés depuis ces événements tragiques, mais on n'en sait pas encore assez à leur sujet. Afin de proposer au public des études spécialisées portant sur l’Holodomor et les périodes de l’histoire soviétique et de l’Europe de l’Est qui lui sont liées, l’Ukrainian Studies Fund [Fonds d'études ukrainiennes] avec l’aide de l’Ukrainian Research Institute [Institut de recherche ukrainienne] de l’Université d’Harvard, a lancé cette série sur l’Holodomor. Nous espérons que cette série sensibilisera le public et lui permettra de mieux comprendre cette tragédie du XX° siècle.

 

Ukrainian Studies Fund Cambridge, Massachusetts

 

INTRODUCTION

 

L’idée selon laquelle l’État soviétique et le socialisme soviétique étaient tous deux bâtis sur une guerre prolongée avec les paysans et en sont le résultat est désormais largement acceptée. Ceci n’était pas entièrement nouveau en 1995 – quelques auteurs avaient utilisé ce concept dans le passé. Cependant, la thèse selon laquelle c’était là une composante essentielle, et peut-être la composante essentielle, de la “fabrication” du système soviétique n’a pas été bien accueillie, pas plus que les relations intimes entre ses deux actes (1918-1922 et 1928-1933), et ses liens avec la question nationale, n’ont pas été pleinement compris. Par exemple, l’introduction que j’ai rédigée pour le premier volume de Sovetskaia derevnia glazami VChK-OGPU-NKVD, 1918-1939 [La campagne soviétique aux yeux de la police politique] de        V. Danilov a été refusée – une décision que je n’ai pas contestée parce que je devais beaucoup aux éditeurs (les documents qu’ils m’avaient procurés étaient cruciaux pour me faire comprendre l’histoire), et par ce que j’étais convaincu que le temps donnerait raison à mon interprétation[1].

C'est ce qui s’est effectivement produit : la plupart de chercheurs, y compris ceux qui ont travaillé avec Danilov, emploient maintenant normalement le terme de “guerre” pour décrire les relations du régime soviétique avec la paysannerie de 1918 à 1933, à l’exception de la pause pendant la période de la NEP. Et nombreux sont ceux qui acceptent l’idée que cette “guerre” a pris fin avec les famines de 1931-1933.

L’interprétation de ces famines reste cependant sujette à controverse. À la suite de la publication de documents cruciaux, comme les lettres de Staline à Kaganovitch et les décisions du Politburo de décembre 1932, et de l’apparition de nouvelles hypothèses, comme celles qui sont liées à l’“interprétation nationale” stalinienne de la famine, avancée par Terry Martin, moi aussi j’ai changé d’avis. Non pas que la relation étroite entre la famine et la question nationale ait échappé à mon attention jusque là : les rapports consulaires italiens étaient trop lucides sur la question. Pourtant, je n’avais pas compris pleinement ; et c’est pourquoi le lecteur trouvera également ici l’essai de 2005 dans lequel j’ai proposé ma nouvelle lecture des famines.

Au vu des éléments dont nous disposons, je suis sûr que – comme dans le cas de la “guerre paysanne” – la plupart des étudiants en histoire soviétique parviendront aux mêmes conclusions, même si, pour le moment, le débat scientifique est freiné par des polémiques différentes de celles qui ont fait rage dans les années 1980, et pourtant d’une certaine manière similaires.

La controverse principale porte sur la question de savoir si la famine a pris, en Ukraine, et au Kazakhstan, un caractère génocidaire pour des raisons nationales. De nombreux chercheurs s’opposent à cette position parce qu’ils raisonnent dans le sens suivant :

 

1.       La famine a été un résultat non planifié de la politique anti-paysanne du régime stalinien, qui a causé la ruine de l’agriculture ;

2.       Le régime l’a utilisée pour forcer les paysans à travailler pour les kolkhozes ;

3.       La famine a eu des particularités régionales, qui ont déterminé son ampleur et ses conséquences. La situation en Ukraine a été définie par son rôle de fournisseur de céréales, par la densité de la population vivant dans les zones de collectivisation totale, par l’importance de l’opposition paysanne, et par les mesures prises pour éradiquer cette opposition et empêcher l’effondrement du système des kolkhozes ;

4.       La famine et la crise ukrainienne ont fourni à Staline un prétexte pour s’attaquer également aux problèmes nationaux. Cependant, la tragédie n’a pas été provoquée par la question nationale, mais par la crise du système kolkhozien à laquelle les staliniens ont fait face avec des méthodes déterminées par la nature du régime et la personnalité de leur chef ;

5.       La famine n’a pas fait de distinction entre les personnes de différentes nationalités. Il n’y a pas eu de génocide. Il s’est agi d’une tragédie de la campagne soviétique, y compris de Ukraine et de la Russie.

 

Dans mon essai, j’ai essayé de répondre à ces thèses, en reconnaissant qu'elles étaient partiellement vraies. Pourtant, il suffit de prêter une plus grande attention à ce que Saline lui-même devait dire pour comprendre que, dans son esprit, la question paysanne et la question nationale constituaient un seul et même nœud :

 

« La question nationale est, par essence, une question paysanne. Non pas une question agraire, mais une question paysanne, car ce sont deux choses différentes. Il est tout à fait vrai que la question nationale ne doit pas être identifiée à la question paysanne étant donné que, outre les questions paysannes, la question nationale comprend des questions telles que la culture nationale, la souveraineté nationale, etc. Mais il ne fait absolument aucun doute que, après tout, la question paysanne est la base, la quintessence, de la question nationale. Cela explique le fait que la paysannerie constitue l’armée principale du mouvement national, qu’il n’existe pas et ne peut pas exister de mouvement national puissant sans armée paysanne.  C'est ce que l'on entend quand on dit que, par essence, la question nationale est une question paysanne. »[2].

 

Séparer ce qui était si intriqué aussi bien dans l’esprit de Staline que dans la réalité est à la fois impossible et erroné : les révoltes ukrainiennes de 1930 contre la collectivisation ont rappelé aux bolcheviks, et à Staline, la défaite de 1919, et les hésitations des communistes ukrainiens en 1932 ont poussé le despote à développer son interprétation nationale de la famine, et à décider d’employer la faim pour résoudre à la fois la question paysanne et la question nationale, en particulier en Ukraine où les deux étaient les plus intimement liées. Une famine indésirable a été ainsi transformée en un Holodomor, non pas pour détruire, mais pour émasculer la nation ukrainienne, en lui brisant la colonne vertébrale et en liquidant son élite intellectuelle et politique.

Une telle émasculation, bien sûr différente d’une extermination complète, peut-elle être qualifiée de génocide ? Je crois que même une connaissance minimale de l’histoire et de la signification du terme, y compris juridique, suffit à prouver que l’Holodomor remplit plus que pleinement les conditions pour entrer dans cette catégorie, comme l’a affirmé à plusieurs reprises son créateur, Raphael Lemkin[3]. En fait, l’histoire soviétique nous présente plus d’un cas de génocide défini par Lemkin (l’Holodomor, la tragédie kazakhe, la déportation tchétchène, etc.), chacun possédant des caractéristiques spécifiques et soulevant des problèmes spécifiques.

Le temps est venu de repenser l’expérience soviétique, ainsi que celle du XXe siècle, qui nous confronte peut-être à une douzaine d’événements, ou à peu près, au cours desquels plus de 15 à 20 % d’une population spécifique sont morts ou ont été anéantis sur une courte période de temps en raison de mesures adoptées par l’État.

 

Andrea Graziosi

Septembre 2009

Rome, Italie

 

La Grande guerre soviétique paysanne :

les bolcheviks et les paysans

1918-1933(*)(**)

 

ANDREA GRAZIOSI

 

Cet essai va tenter de brosser le tableau d’une importante partie de ce que l’on a appelé la “Guerre de Trente ans” de notre siècle. En réalité, l’on devrait de préférence parler de la Guerre de Quarante ans étant donné que, comme je le crois, les limites chronologiques correctes sont 1912 et 19561. C’est l’événement qui a marqué l’époque, du moins pour ceux qui l’ont vécu, car il est possible que dans deux ou trois cents ans, les gens considèreront plutôt comme les événements véritablement cruciaux ce qui s’est passé en Inde ou en Chine.

La partie de cette guerre que je vais aborder est représentée par le grand conflit en deux actes – 1918-22 et 1928-33 – qui a opposé le nouvel État soviétique contre la majorité écrasante de sa propre population (en 1926, les paysans et les nomades de nombreuses nationalités constituaient encore 82 pour cent des habitants du pays). Comme nous le verrons, l’on pourrait soutenir que cette guerre était la continuation de la confrontation entre la paysannerie de l’Empire et l’État russe. Mais, au printemps 1918, cette confrontation a pris des formes complètement nouvelles et elle est entrée dans une phase différente qui allait déterminer les événements des décennies suivantes.

Je crois que ce conflit a peut-être été le facteur le plus important qui était en jeu dans l’histoire soviétique de l’avant-guerre. Il s’est agi en effet de la plus grande guerre paysanne européenne (la catégorie peut bien sûr être critiquée, mais je crois que, dans notre cas, la signification du terme est claire2) de l’ère moderne, et peut-être de la plus grande guerre paysanne de l’histoire européenne.

Afin de prouver cela, nous pouvons adopter un critère plutôt triste et rude, mais efficace : le nombre de ses victimes. Elles ont été au nombre de près de 15 millions si nous limitons notre décompte à celles qui ont perdu la vie en combattant dans le conflit ainsi que dans les répressions et les famines qui ont conclu les deux épisodes majeurs de cette guerre (j’espère que, à la fin de cet essai, la raison pour laquelle les famines doivent être incluses sera claire). Le nombre est encore plus élevé si nous prenons en compte toutes les épidémies, et pas seulement les maladies liées à la faim. Sur ces victimes, grosso modo quelques centaines de milliers sont mortes dans les combats et les répressions de 1918-22 ; 5 millions au cours de la famine de 1921-22 ; plus d’un millions lors des déportations et des répressions du début des années 1930 ; plus d’un millions durant la dénomadisation de l’Asie centrale (où au moins un autre million de personnes avait péri entre 1917 et 1920) ; et près de 7 millions lors de la famine de 1932-33 (voir tables 3 et 4 plus loin dans le texte).

Même s’il existe de nombreuses études consacrées à certains aspects et périodes spécifiques de cette guerre – personne à ma connaissance ne l’a étudiée dan son intégralité. En réalité, personne ne semble l’avoir considérée comme une entité historique autonome. Cela a donné lieu à un certain nombre de graves erreurs d’interprétation. Elles sont particulièrement évidentes dans les études qui ont analysé la NEP et la collectivisation, lesquelles ont souvent été dévoyées par l’ignorance ou la mauvaise compréhension du premier acte du conflit3.

Naturellement, un événement ayant l’ampleur de cette guerre ne pouvait qu’être extrêmement complexe. En réalité, nombre de pièces qui le composaient et nombre de problèmes qu’il soulève sont d’un grand intérêt et d’une grande complexité en soi. Cela s’applique, par exemple, aux relations de ce conflit avec la question nationale ou à ses répercussions sur l’évolution psychologique et idéologique de la direction bolchevique.

C’est la raison pour laquelle cet essai ne peut être qu’un aperçu rapide qui tiendra beaucoup de choses pour acquises – notamment parce que de nombreux épisodes isolés ont été étudiés – et qui ignorera plusieurs développements importants, et plus particulièrement ceux qui ses sont déroulés en Asie centrale. Là, le régime a mené une guerre contre les paysans et les nomades musulmans similaire à celle sur laquelle je vais me concentrer, mais le conflit différait en ce qu’il a pris immédiatement des traits coloniaux indéniables (le fait que, à l’automne 1917, « s’emparer de la terre » a signifié, dans ce régions-là, l’appropriation de la propriété indigène par la minorité russe peut servir d’illustration concernant cette question)4.

Cet article est une vue d’ensemble(*) et non pas une reconstruction complète, notamment parce que cette guerre n’a pas été le centre de mes recherches. Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé sur une biographie de G. K. Piatakov, le véritable organisateur de l’effort d’industrialisation soviétique5. Mais cela a été précisément mon travail relatif à une vie couvrant les années entre 1890 et 1937 qui m’a permis  de parcourir cette période avec une certaine aisance et qui m’a aidé à la considérer comme un tout ainsi qu’à saisir – je l’espère – ses problèmes cruciaux.

Par surcroît, une bonne dose de chance archivistique – j’ai été béni par une sérendipité répétée – m’a mis, plus d’une fois, en présence de documents qui ont clarifié des parties importantes de cette guerre et qui ont signalé son rôle décisif. Ceci s’est produit dans les Archives du Ministère Italien des Affaires Étrangères pour la famine de 1932-33, dans les Archives d’État Russes (GARF) pour l’Ukraine de 1919, et dans les anciennes archives du parti (maintenant RTsKhIDNI) pour la collectivisation6.

De plus, ma participation à la nouvelle période extraordinaire dans laquelle notre profession est entrée avec l’ouverture des anciennes archives soviétiques m’a donné le privilège de voir les résultats des travaux de nombreux collègues, qui ont discuté avec moi de leurs découvertes ainsi que des leurs conclusion provisoires7.

Par conséquent, cet essai s’appuie largement sur de nouveaux documents, publiés et inédits, et sur les travaux de nombreux collègues, pour la plupart jeunes. Je considère cependant qu’il est de mon devoir de souligner que, compte tenu des innombrables sources imprimées du XX° siècle et des millions de personnes instruites concernées, il a été évidemment possible de connaître beaucoup de choses – du moins dans leurs termes généraux –  avant l’ouverture récente des anciennes archives soviétiques. Cela est particulièrement vrai concernant les années de la “guerre civile”, mais il y a eu aussi beaucoup à la fois de témoignages et de documents de première main sur la collectivisation et sur la famine de 1932-33 en Ukraine et au Kouban. À quelques admirables exceptions près, notre profession n’a cependant pas exploité ces possibilités. En particulier, les victimes n’ont pas été écoutées et les documents officiels ont été, pour le dire crûment, vénérés. De la même façon, aujourd'hui, nous risquons d’étendre ce traitement acritique aux sources d’archives nouvel-lement disponibles, lesquelles sont prises souvent au pied de la lettre – comme si les historiens n’avaient pas accumulé au fil des siècles un vaste ensemble d’expériences sur la manière d’aborder les archives et leurs fonds.

Pour toutes ces raisons, cet essai n’a pas la prétention de dire un mot définitif. J’espère plutôt que mes collègues seront incités, peut-être de manière polémique, à reprendre les questions que je n’ai pas traitées correctement et à proposer leurs propres réflexions sur les significations et les conséquences de cette guerre et sur les problèmes qu’elle soulève.

 

LE CONTEXTE


Le contexte général de notre histoire est constitué, d’une part, par la solidité et les traditions de l’État impérial russe et, d’autre part, par la solidité et la conduite autonome du monde rural de l’Empire, en particulier après 1861.

La brièveté de cet essai ne permet pas une discussion sur le premier élément. Il est cependant nécessaire de dire quelques mots à propos du second, car, au cours des deux décennies passées, un certain nombre d’études sur la grande réforme et sur ses conséquences ont considérablement modifié l’interprétation traditionnelle (avec ses paysans de plus en plus appauvris, opprimés par les impôts et par les projets industriels de Witte)8.

Même si les aspects négatifs à la fois de la réforme et de l’industrialisation “d’en haut”, ainsi que les ressentiments et les souffrances réelles qu’ils ont engendrés à la campagne, n’ont pas été niés et ne devraient pas être sous-estimés, nous avons désormais une image beaucoup plus claire de la vigueur er de l’élan de la paysannerie libérée.

Tous les indicateurs pertinents pointent dans la même direction. D’une part, nous avons un boom démographique, l’achat massif des terres qui appartenaient aux nobles9, la productivité agricole qui augmente, le niveau de vie qui s’accroît, et le revenu par habitant de la plupart des paysans qui s’élève.

D’autre part, nous avons la participation active des paysans – à leurs propres conditions – au processus de modernisation. Ceci est attesté par leur attitude positive à l’égard de l’alphabétisation, par l’énorme développement des coopératives, dont le  nombre est passé de 1 600 en 1902 à plus de 35 000 en 1915, par l’origine rurale de la majorité des nouvelles couches urbaines – des ouvriers bien sûr, mais aussi des commerçants et des marchands (en 1910, à Saint-Pétersbourg par exemple, les paysans et les anciens paysans étaient 1 310 000 sur les 1 900 000 habitants, alors que, à Moscou en 1914, ils constituaient 82 pour cent de la population). Ces nouveaux habitants urbanisés gardaient des liens étroits avec leurs villages : la Russie impériale avait des bidonvilles urbains relativement petits et stables, des “allers-retours” ville-village extrêmement fréquents, etc.

En somme, à la veille de la révolution, alors que près de 83 pour cent de la population de l’Empire vivait encore dans des villages ruraux, la campagne avait accumulé une énorme énergie, incarnée par la structure démographique traditionnelle, de forme pyramidale, de l’Empire, avec ses millions de jeunes gens d’origine très majoritairement rurale.

Mais cette accumulation portait, du moins partiellement, les marques des limites juridiques, normatives et culturelles, de ce qui a été appelé « les conditions particulières de la structure sociale paysanne ».

En particulier depuis les années 1880, ces particularités ont été renforcées par la tentative du gouvernement « d’isoler et  de séparer la paysannerie russe à la fois de la société civile et du corps politique… en tant que garantie contre l’instabilité politique »10.

Ces efforts, qui n’ont pas pu empêcher la participation active des paysans aux processus sociaux, ont eu pour résultat paradoxal de renforcer l’autonomie des campagnes. Ils ont également renforcé, malgré l’influence grandissante du Parti socialiste-révolutionnaire (PSR) et grâce à elle, le sentiment d’“altérité” des paysans dans l’espace politique. Michael Confino a considéré la méfiance mutuelle et l’inimitié entre les paysans et l’État comme l’une des caractéristiques distinctives de l’histoire russe. Et, s’il est vrai que les réformes de Stolypine ont provoqué certaines avancées dans les campagnes (de nombreux paysans ont rapidement appris à les utiliser à leur avantage), avant la guerre, la paysannerie identifiait encore l’État aux impôts et au service militaire et elle le considérait comme étant « une entité étrangère, insensible à leurs idées du droit et de la justice »11.

En fait, comme je l’ai dit précédemment, l’histoire de la confrontation entre l’État et la paysannerie a pu commencer au début du siècle, avec la grande vague de révoltes paysannes violentes et inattendues de 1902 dans la ceinture des terres noires russes et ukrainiennes. De nombreux grands leaders des révoltes de 1918-21 – de Makhno à Antonov – ont fait leur apparition entre 1905 et 1907. Et en 1930, le GPU ukrainien a remarqué que les villages qui menaient la résistance contre la collectivisation étaient souvent les mêmes qui s’étaient distingués en 1905 ou  qui avaient produit une proportion anormalement élevée de cadres socialistes avant 191712. 

Les liens entre ce que le professeur V. Danilov a appelé la révolution agraire russe, 1902-1922, et ce que je propose d’appeler la guerre paysanne soviétique, 1918-1933, constituent par conséquent un champ de recherches prometteur13.

Et il sera d’autant plus prometteur qu’il semble probable que ceux qui ont été laissés en marge du progrès social et économique indiscutable provoqué par les réformes, les centaines de milliers d’anciens paysans sans terre et en colère qui se déplaçaient à travers l’Empire, ont fourni – ainsi que Danilov l’écrit –  quelques recrues pour « l’armée de la nouvelle explosion sociale » précipitée par la guerre.

La marginalisation antérieure de ces personnes contribue à expliquer la violence “plébéienne” de cette explosion. Mais les racines étaient bien plus profondes. En effet, bien que l’on ne puisse pas nier que le monde rural d’avant 1914 était en train de connaître une évolution rapide, l’on doit ajouter que, dans les campagnes, il subsistait encore un fort noyau d’archaïsme et de brutalité, que Bounine a dépeint de manière réaliste dans ses romans. Rappelons-nous par exemple ses Soukhodoliens, « qui écorchèrent vif le taureau du châtelain pour plaisanter »14. Évidemment, de forts bouleversements sociaux pouvaient déclencher de tels “archaïsmes”, et de nombreux paysans se comportaient alors comme leurs ancêtres qui avaient suivi Razine ou Boulavine(*).

C’est dans ce contexte général qu’il faut situer la Première Guerre mondiale, qui, dans la mesure où elle a été la genèse de la Guerre de Quarante ans mentionnée ci-dessus, peut être considérée comme l’événement le plus important du siècle. Cette guerre a été immédiatement interprétée par certains des meilleurs penseurs européens – Croce ou Meinecke me viennent à l’esprit, mais l’on pourrait en citer beaucoup d’autres, parmi lesquels pas mal de Russes – comme la cause d’une “régression15 catastrophique de l’économie et de la société européennes. Les sombres pressentiments de Spencer – concernant les possibles retours de l’histoire vers ce qu’il appelait des États et des sociétés “militaires” en cas de conflits violents prolongés – ont semblé se réaliser pour beaucoup de gens16.

Je voudrais souligner la barbarisation générale du comportement des “masses” comme des élites ainsi que le recul économique que cette régression a entraîné. Ce dernier phénomène s’est produit à la fois au niveau macroéconomique et au niveau microéconomique. Par exemple, le renforcement général du rôle de l’État s’est accompagné, en particulier en Europe orientale, du retour à de vastes zones rurales à des pratiques isolées d’autosuffisance.

Des mouvements de recul ont également eu lieu au niveau idéologique. La croyance en la supériorité de l’État – c'est-à-dire en celle de la force – dans le domaine aussi bien économique que social a été largement partagée et elle s’est profondément infiltrée, bien qu’à différents degrés et selon des caractéristiques différentes, bien au-delà des cercles socialistes et traditionnellement bureaucratiques, menant à ce qu’Élie Halévy a appelé en 1936 l’étatisation de la pensée(*). Dans ce cas également, les exemples et les citations pourraient être facilement multipliés et des noms comme ceux de Rathenau et de Mosley, de Keynes et des nombreux Américains qui ont participé à l’organisation de l’effort de guerre et qui sont ensuite devenus des dirigeants importants du New Deal, viennent à l’esprit. L’on peut ajouter que, souvent, la croyance en l’État et en la force allait de pair avec le culte d’individus particuliers qui étaient considérés, ou qui se présentaient, comme étant l’incarnation de ces deux principes.

 

L’OUVERTURE, 1917

Mais revenons à la Russie à la fin de l’année 1917. Ce sont les mois au cours desquels la crise déclenchée par la guerre a abouti à une solution paradoxale dans l’ancien Empire russe : une révolution populaire, certains ont dit une révolution plébéienne17, avec de fortes caractéristiques antiautoritaires et antiétatiques, qui s’est soldée par la prise du pouvoir par le groupe politique le plus étatique du pays. Les raisons de cette situation sont un sujet de spéculation fascinant. Certainement, ce que Plekhanov appelait le « rôle de la personnalité dans l’histoire », celui de Lénine en l’occurrence, y a été pour beaucoup.

Ce paradoxe est incarné par les deux bolchevismes de la fin de 1917 et du début de 1918. D’un côté, il y avait le bolchevisme des paysans et des soldats, souvent des paysans-soldats, mais aussi des paysans-ouvriers (et beaucoup d’ouvriers urbains, un problème que je ne peux pas traiter dans cet essai)18. Trois années de guerre ont renforcé la perception des villages selon laquelle l’État et les classes dirigeantes étaient des forces étrangères. Peu après le début de la guerre, le crédit agricole avait pratiquement disparu. Avec aussi l’incorporation de nombreux spécialistes agricoles dans l’armée, cela a mis un terme aux améliorations de la terre dans les campagnes, et par conséquent à l’évolution que les réformes de Stolypine avaient accélérés. Dans le même temps, les campagnes devaient supporter un fardeau croissant en termes d’enrôlements d’hommes (en Russie européenne, près de 40 pour cent des paysans mâles en âge de travailler avaient été mobilisés en 1917), de pertes humines, de réquisitions (introduites en 1916-17), d’inflation et d’impôts19. Tout ceci, alors que les défaites répétées sur le champ de bataille détruisaient le prestige de l’État impérial russe et révélaient ses énormes faiblesses.

Lorsque l’État est entré dans la phase finale de son effondrement, les paysans ont rapidement pris l’initiative en main. Leur programme était simple : le moins d’oppression et de présence de l’État que possible, la paix et la terre – le partage noir (chernyi peredel) dont des générations de paysans avaient rêvé.

Les paysans ont presque cessé de payer les impôts et de livrer les quotas aux agents des approvisionnements de l’État. De plus en plus de jeunes hommes ne se présentaient pas au recrutement et nombreux soldats ont commencé à déserter. Par-dessus tout, en quelques mois, les paysans ont détruit ce qui restait des domaines nobles et ont anéanti les propriétés bourgeoises, ainsi que la plupart des fermes créées par les réformes de Stolypine.

La superficie des terres que les paysans se sont distribués entre eux n’était pas très grande, en particulier si on la comparait à celle qu’ils possédaient déjà. Pourtant, elle représentait en moyenne une desiatina (environ 1,1 hectare ou 2,7 acres) par ferme (dvor). De plus, les familles pauvres avaient été favorisées dans la répartition. Cela marquait le début de ce qui devait être bientôt appelé la seredniakizatsiia de la campagne, c'est-à-dire la tendance à une homogénéisation relative de sa structure sociale, une tendance renforcée par l’accélération contemporaine et connexe du processus de désintégration de la famille paysanne multinucléaire traditionelle20.

Les méthodes employées pour mener à bien ce programme ont souvent été brutales. Grâce aussi à la guerre, le noyau archaïque mentionné ci-dessus a alors réémergé, il s’est renforcé et il a été revitalisé ; ce n'est pas un hasard si la violence a été plus féroce et si elle s’est manifestée d’abord à proximité de la ligne de front. Les domaines des nobles et des officiers ont été partout les premiers à être touchés, ainsi que ceux appartenant à des veuves ou à des femmes célibataires, à des prêtres de religions “étrangères”, et à des propriétaires possédant des noms étrangers. Naturellement, les propriétés urbaines juives n’ont pas été épargnées.

Dans les périphéries non-russes de l’Empire, et en particulier dans celles qui étaient les plus proches du front, ces caractéristiques ont été encore plus extrêmes. Si l’on suit certains observateurs contemporains, l’on peut en effet soutenir que ce “bolchevisme plébéien” a  ici manifesté immédiatement des traits “nationaux-bolcheviks”21. Le chef du Bund ukrainien, par exemple, a noté qu’en Ukraine, là où « le seigneur (pomeshchik) était russe ou polonais, et où le banquier, l’industriel et le commerçant, étaient très souvent juifs », le fait de dire « dehors les seigneurs » pouvait être facilement compris comme « dehors les Polonais, les Moscovites et les juifs », même si cela ne se produisait pas de manière automatique et si l’écrasante majorité de la population juive était en réalité très pauvre22.  

Ces régions constituaient donc un terreau idéal pour les variétés spontanées de “national-socialisme” s’appuyant sur la ruralité. Cela ne devrait cependant pas nous faire perdre de vue les contradictions majeures qui entachent les relations entre les paysans et le nationalisme. Depuis Herder, ces relations ont été considérées à juste titre comme fondamentales. Pourtant, dans notre cas, elles n’ont pas tardé à montrer – par exemple, une fois de plus en Ukraine –  toutes leurs faiblesses23.

Le second bolchevisme était le “véritable” bolchevisme, c'est-à-dire celui d’une petite mais très efficace élite politique, composée de quelques intellectuels et d’un fort noyau de praktiki – comme Staline l’a dit plus tard avec fierté – d’origine populaire et avec peu ou pas d’éducation formelle.

Parmi les traits marquants de cette élite, il y avait sa formidable agressivité et ses talents indéniables, notamment en matière de construction de l’État24. Ces talents qui ne peuvent pas être dérivés automatiquement de l’étatisme radical de l’idéologie bolchevique originelle, ont été parmi les surprises majeures de la période post-1917. Afin de saisir leur ampleur, nous pouvons rappeler l’extrême “ouverture d’esprit” idéologique dont les bolcheviks ont fait preuve dans la construction et la défense de leur nouvel État. Contrairement à leurs antagonistes, ils étaient prêts à utiliser la plupart des matériaux disponibles et à saisir la plupart des opportunités pertinentes.

Les exemples classiques sont l’appropriation par Lénine du programme agraire “réactionnaire” des socialistes-révolutionnaires pour s’emparer du pouvoir, et l’utilisation par Trotski d’anciens officiers tsaristes qui, comme on le sait, ont fini par être bien plus nombreux dans les armées rouges que dans les armées blanches25.

Mais ce qui est encore le plus important, c’était la promotion de masse d’éléments d’origine populaire, cette exploitation des ressources des masses de l’Empire que les Blancs ne voulaient, ni ne pouvaient pratiquer. C’est ainsi que la révolution plébéienne, le premier bolchevisme dont j’ai parlé, s’est glissée dans le régime et a laissé des traces sur lui. Il faut ajouter que, étant donné les conditions dans lesquelles elle s’est produite, cette influence des élites naturelles populaires a été régulée par des mécanismes qui favorisaient les éléments les plus agressifs et les plus résolus (voir plus loin ce qui s’est passé dans les campagnes).

L’utilisation empressée et sans scrupules des contradictions nationales et du principe du divide et impera a été presque aussi impressionnante. Le recours massif aux Lettons et aux prisonniers de guerre des anciens Empires centraux dans la répression des révoltes locales illustre ce point. Encore plus impressionnant, en février 1918, des détachements arméniens (l’on devrait se souvenir de l’expérience tragique qu’ils venaient de vivre) étaient déjà employés pour réprimer la ville musulmane de Kokand et son gouvernement anti-bolchevik26. Peu de temps après, les bolcheviks collaboreraient avec certains des responsables du grand massacre arménien de 1915.

Les relations entre le véritable bolchevisme et le bolchevisme plébéien ont connu une évolution rapide. Très bientôt, le nouvel État “soviétique” (les guillemets doivent être utilisés parce que, comme nous le verrons, du moins en Russie, les soviets libres ont été rapidement éradiqués) est entré dans un violent conflit avec les masses qui étaient censées le soutenir et desquelles il continuait à extraire ses cadres.

L’attitude de Gorki à l’égard des bolcheviks est un bon indicateur de cette évolution, et nous parlerons de cela plus en détail dans les conclusions. Comme nous le savons, Gorki a, dans un premier temps, condamné sévèrement le nouveau régime précisément pour la raison qu’il avait libéré le noyau “asiatique” primitif de l’Empire russe contre la mince couche de civilisation occidentale si péniblement créée au cours des décennies précédentes. Au bout de quelques mois, cependant, bien que continuant à critiquer le nouveau gouvernement quand il le jugeait opportun, Gorki a commencé à changer d’avis précisément parce qu’il a remarqué que le parti avait la ferme intention de contenir ces “hordes asiatiques” et qu’il était en fait la seule force capable et suffisamment impitoyable pour le faire (le problème de Gorki est alors devenu celui d’“influencer” le nouveau pouvoir en facilitant ses relations avec la culture et les intellectuels “occidentaux”)27.

ACTE I, 1918-1922

Le premier acte de la guerre entre le nouveau régime et la paysannerie présentait des traits remarquablement communs, bien que des chronologies différentes et des particularités dans chacun de ses principaux “fronts” : la Russie européenne, l’Ukraine, la Sibérie, les terres cosaques et l’Asie centrale.

Malheureusement, nous n’avons pas une image claire des mois cruciaux entre la fin de 1917 et celle de 1918 dans la campagne russe28. Ceci est particulièrement regrettable étant donné qu’il s’est agi de la période durant laquelle, en réimposant l’autorité et le fardeau d’un État centralisé dans les régions centrales de la Russie, le nouveau régime a assuré sa survie future.

L’interprétation traditionnelle, selon laquelle le nouveau conflit entre l’État et les paysans a débuté en Russie même au printemps de 1918 avec le lancement d’une grande campagne de réquisitions de céréales, accompagnée de tortures, qui allaient bientôt devenir des procédures standard (nous les retrouvons également dans les rapports de l’OGPU de 1930), me semble toujours valable.

Mais les céréales n’étaient pas l’unique but de la guerre : elle avait pour objectif principal la tentative bolchevique mentionnée plus haut de réimposer la présence de l’État à une paysannerie qui venait tout juste de se libérer. Cela ne veut pas dire que les paysans étaient, par principe, contre toute sorte d’autorité de l’État. Mais comme l’ont montré les nouveaux efforts de réquisition et de centralisation, dans certains domaines cruciaux, le nouvel État était prêt à marcher sur les traces de son prédécesseur avec des ambitions et une énergie bien supérieures. Dans le même temps, l’État bolchevik montrait aux paysans – par exemple avec ses programmes de collectivisation et antireligieux – sa volonté de défier les espoirs et les aspirations des campagnes avec de nouveaux moyens. En fait, il allait bientôt devenir, selon les termes de Pasternak, un “super-État” d’un genre particulier et primitif29.

Parmi les instruments de cette réaffirmation du pouvoir de l’État, il y avait les comités des paysans pauvres (kombedy). Les bolcheviks les ont utilisés pour briser l’unité du monde rural en exploitant les divisions internes, qui, bien que n’étant pas d’origine de classe, étaient certainement présentes. Le retour, après le traité de Brest-Litovsk, d’une nouvelle vague d’anciens soldats intéressés à rediscuter de la répartition effectuée en leur absence a été également mis à profit.

Les kombedy ont également été utilisés pour mettre en œuvre l’effort de collectivisation forcée de 1918 et pour liquider les soviets locaux élus en 1917, lesquels étaient généralement d’orientation socialiste-révolutionnaire et sous le contrôle de l’élite paysanne qui s’était développée à l’époque tsariste. Naturellement, cette élite n’a pas cédé sans combattre : avec le soutien de la masse de la paysannerie, qui était exaspérée par les réquisitions, elle a mené une série de révoltes qui ont pris parfois des dimensions considérables et qui ont culminé à l’automne 191830.

Je crois que Frenkin a correctement défini la politique agraire des bolcheviks en 1918 comme étant la première opération contre-révolutionnaire accomplie avec succès après 1917. L’on peut ajouter que, grâce à cette politique, les bolcheviks, qui n’avaient pas de points d’appui dans les campagnes, ont pu commencer à constituer une couche de “fidèles” dans les villages. Cela a été fait en renvoyant chez eux un certain nombre d’éléments récemment urbanisés, que le parti avait examinés avec soin au cours des mois précédents, pour occuper des postes importants.

Étant donné les tâches que ces militants étaient appelés à exécuter (souvenons-nous des réquisitions et de leurs méthodes), et étant donné certains des leviers psychologiques employés pour les mobiliser (tels que le pouvoir, l’envie, et une part dans le partage du butin), il n’y avait pas lieu de s’étonner de découvrir que cette nouvelle couche de “dirigeants ruraux” allait bientôt présenter des caractéristiques bien particulières. Pour  reprendre les mots que l’on peut trouver dans de nombreux rapports bolcheviks, le dévouement à la cause (ou, mieux, au nouvel État) et des capacités opérationnelles indéniables allaient souvent de pair avec une conscience politique ou culturelle négligeable, le carriérisme, et de forts comportements “traditionnels”, comme la brutalité envers les subordonnés, l’alcoolisme, le favoritisme, les camarillas, les cliques familiales, etc. Ces cadres étaient l’un des principaux canaux de la pénétration susmentionnée de la révolution plébéienne, et de son “esprit”, dans le nouveau régime.

La présence d’un important contingent criminel a été constatée avec une fréquence surprenante : dans ces mêmes rapports, nous pouvons lire que des fonctionnaires provinciaux étaient convaincus que le parti, « comme une mère attentionnée », aurait fermé les yeux sur « leurs délits, y compris certains qui étaient criminels », et que des représentants locaux, en particulier des membres des kombedy, « acceptaient des pots-de-vin, buvaient du samogon, jouaient aux cartes, pratiquaient des réquisitions pour eux-mêmes » et, plus généralement, « considéraient les biens des citoyens comme ceux d’un ennemi vaincu »31.

Tandis que ces événements étaient en train de se dérouler en Russie d’Europe, la Sibérie était encore aux mains des socialistes-révolutionnaires, et, par conséquent, encore relati-vement épargnée par le conflit entre l’État et les paysans. Dans le même temps, en Asie centrale, la lutte entre la très petite minorité russe, soutenue par l’armée, et le monde musulman faisait rage.

En Ukraine, d’autre part, quelques semaines après l’invasion allemande, c’est le régime Skoropadski qui est arrivé au pouvoir. Ce gouvernement bénéficiait du soutien des élites traditionnelles et possédantes, et il était soumis à une forte pression allemande et austro-hongroise en vue de l’extraction maximale de matières premières et de denrées alimentaires. Il a donc suivi une politique anti-paysanne sévère32. La question de la possession des terres saisies par les paysans au cours des mois précédents a été rouverte. Pendant ce temps, les réquisitions de nourriture et les expéditions punitives menées par des troupes étrangères – cosaques, russes, allemandes, hongroises, etc. – exacerbaient l’hostilité et la résistance des paysans33.

Le renforcement à l’époque de ce que Trotsky appelait le caractère “colonial” des villes ukrainiennes a consolidé ces sentiments d’inimitié. Contrairement à la Russie, la population urbaine ukrainienne a augmenté jusqu’en 1919 en raison de l’arrivée de Russes fuyant les zones occupées par les bolcheviks et de pomeshchiki locaux abandonnant les domaines liquidés par les paysans. Ces derniers ont été suivis par un certain nombre de familles juives qui gagnaient traditionnellement leur vie autour de ces domaines.

C’est dans ce contexte que, à la fin du printemps 1918, tandis que les campagnes russes commençaient à faire l’expérience des politiques du nouveau régime, un phénomène social d’un intérêt extraordinaire s’est déroulé en Ukraine. À l’exception peut-être de la révolution mexicaine contemporaine, ce qui s’est développé, c’était le premier mouvement de libération national-socialiste s’appuyant sur les paysans dans un siècle qui allait en connaître beaucoup. Naturellement, c’est précisément parce qu’il était le premier, et en raison des particularités ukrainiennes, que ses caractéristiques ont été parfois ambiguës, bien que facilement reconnaissables.

Ni la majorité des partis nationaux ukrainiens, qui, à la fin de l’année, ont porté ce mouvement au pouvoir34, ni les bolcheviks locaux, n’ont saisi la nature de ce phénomène. Ces derniers, en particulier, étaient pour la plupart des Russes et des juifs, et en raison de considérations nationales et idéologiques, ils avaient une position anti-paysanne beaucoup plus forte que celle de Lénine. Paradoxalement, une série de nouvelles réalités allaient faire d’eux les dirigeants possibles du mouvement de libération nationale et sociale ukrainien s’appuyant sur les paysans. Parmi ces réalités, l’on peut citer les décrets de Lénine sur la terre et sur la paix, ainsi que le prestige acquis par les soviets au début de 1918 et la résistance antiallemande menée par les bolcheviks en mars. En outre, protégée comme elle l’était par l’occupation allemande, la campagne ukrainienne ne savait rien des réquisitions et des kombedy bolcheviks. Elle ne savait pas non plus que, tandis que la KP(b)U appelait à une insurrection générale contre les détachements de réquisition dirigés par les Allemands, Moscou avait proposé à Berlin que les Allemands procèdent à exactement ces mêmes réquisitions en échange d’une part du butin.

Et par conséquent, en Ukraine, loin de s’effondrer comme elle l’a fait en Russie, l’équivoque(*) de la fin de 1917 (c'est-à-dire la coïncidence apparente des intérêts et des objectifs des deux bolchevismes de cette année-là) non seulement a survécu à l’année 1918, mais elle s’est en réalité renforcée grâce à elle35.

L’année 1919 a débuté avec la pénétration bolchevique dans la région du Don, que, en raison du soulèvement victorieux de l’année précédente qui avait rétabli le pouvoir de l’élite cosaque traditionnelle, Moscou considérait comme la Vendée russe. Pour éviter de futurs problèmes, les bolcheviks ont lancé ce que l’un de leurs dirigeants, Isaac Reingold, dans une lettre au Comité central, a appelé « une politique d’extermination de masse indiscriminée ». Il semble que l’armée de Sokolnikov ait à elle seule abattu environ 8 000 personnes en quelques semaines, et Sokolnikov était le chef le plus détesté des “modérés”, contre l’orientation “pro-cosaque” desquels les radicaux du parti Donbjuro menaient alors une lutte acharnée.

À la mi-mars, ce que l’on a appelé la décosaquisation avait déclenché une grande révolte dont la nature était sensiblement différente de celle de 1918 (même si la révolte de 1918 comportait également des éléments qu’il serait difficile de caractériser comme étant “de droite”). Cette fois-ci, le soulèvement a débuté dans le Don supérieur, la région dont la cosaquerie traditionnellement plus prosoviétique s'était ouverte à l'Armée rouge deux mois plus tôt. Elle avait un programme soviétique, mais évidemment anti-comuniste36, et elle bénéficiait du soutien d’une partie des paysans non-cosaques. Les mesures répressives ont été particulièrement brutales et les terres cosaques, y compris le Kouban, sont devenues l’un des théâtres ainsi plus importants et les plus féroces du conflit entre l’État et les campagnes. Et il en sera ainsi jusqu’à la famine de 193337.

En Russie, où les kombedy avaient été liquidés à la fin 1918 en raison du ressentiment qu’ils suscitaient dans les villages et parce que, alors qu’ils atteignaient certains des objectifs de Moscou, leurs pratiques avaient provoqué de craintes quant au degré réel de contrôle que le parti exerçait sur eux38, l’année 1919 a débuté avec la décision de Lénine de rechercher un apaisement avec les “paysans moyens”.

Cela a semblé à beaucoup une volte-face soudaine, survenant après des mois de rumeurs, portant sur les regrets de Lénine pour ses choix “pro-paysans” de la fin de 1917, qui circulaient largement dans le parti. De nombreux dirigeants du parti avaient ouvertement déclaré que le soutien de Lénine à la répartition des terres était la cause principale de la nécessité des réquisitions et, par conséquent, des luttes contre les paysans. Seul un large secteur collectivisé – ajoutaient-ils, tout en poussant à la collectivisation – aurait pu garantir l’indépendance du nouvel État vis-à-vis des petites exploitations paysannes en matière d’approvisionnement39.

Les réflexions sur les processus sociaux alimentés par la répartition des terres dans les campagnes (la seredniakizatsiia déjà mentionnée) et les incertitudes de longue date, mais pas encore ouvertement exprimées, sur la nature à la fois de la Révolution de 1917 et du régime qu’elle a créé, étaient parmi les racines idéologiques de la nouvelle politique de Lénine. La politique découlait cependant de considérations très pratiques.

D’une part, la fin de la guerre et la “révolution” allemande de Novembre semblaient ouvrir la voie à une révolution européenne dont les dirigeants bolcheviks attendaient avec anxiété la validation a posteriori de leur initiative d’Octobre. Mais, comme Radek ne cessait de le répéter, « le pont vers la révolution européenne » était une révolution paysanne en Ukraine, en Roumanie, en Bulgarie et en Hongrie. Cela rendait impérative une politique d’apaisement avec les campagnes40.

D’autre part, la décision récente d’instaurer la conscription de masse afin de déployer une armée forte de plusieurs millions d’hommes, et par conséquent essentiellement paysanne, contre les Blancs rendait impératif de gagner la sympathie, ou du moins la neutralité bienveillante, des nouveaux paysans-soldats

Le VIII° Congrès du Parti, en mars 1919, a finalement approuvé la ligne de Lénine qui favorisait un rapprochement(*) avec la moyenne paysannerie (seredniak)41. Malgré cela, les réquisitions – dont la poursuite était indispensable pour la survie du régime – et l’instauration de la conscription de masse ont provoqué un certain nombre de nouvelles révoltes au cours des mois suivants. Elles ont aussi nourri l’apparence d’un “brigandage” plus ou moins politique et/ou criminel, dont l’explosion a été alimentée par les conditions régnant dans le pays.

La réponse des paysans à la conscription, c'est-à-dire une désertion de masse, a alimenté ces deux phénomènes. L’on estime que près de 1,5 million de déserteurs erraient dans les campagnes en 1919, et qu’environ 200 000 hommes désertaient chaque mois durant le second semestre de cette année-là. Et cela ne prend en compte que les zones contrôlées par les bolcheviks. Souvent identifiées comme étant les “Verts” (mais le mouvement Vert était un phénomène beaucoup plus complexe), les déserteurs étaient en fait le réservoir naturel des bandes d’insurgés. Celles-ci étaient concentrées dans les régions situées entre la Volga et l’Oural, là où les révoltes du début de 1919 ont ouvert la voie à la progression de Koltchak. Au cours du second semestre, au contraire, la défaite des Blancs a ouvert la voie aux détachements de réquisition (prodotriady) de Moscou vers la Sibérie Occidentale. Jusque-là épargnées par les réquisitions bolcheviques, ces zones-là avaient été, après le coup d’État de Novembre 1918, le théâtre de révoltes anti-Koltchak et de puissants mouvements partisans d’inspiration “socialiste-révolutionnaire” (c'est-à-dire plébéienne-bolchevique)42.

En Ukraine, 1919 a été l’année de l’explosion retardée de l’équivoque de 1917. C’est précisément parce qu’elle a été retardée que cette explosion a été particulièrement violente. Et c’est en raison de facteurs nationaux qu’elle a pris des caractéristiques très spécifiques et souvent désagréables. La conflagration a été encore confortée par la force et les armes accumulées par les paysans dans la guerre de partisans de 1918 contre les armées d’occupation et par la politique du gouvernement bolchevik. En fait, Piatakov et Rakovski étaient tous deux favorables à une russification grossière et ils ont essayé de mener à bien l'effort de collectivisation, alors que la Russie l’avait abandonné.

Au printemps et à l’été 1919, le mouvement de libération nationale s’appuyant sur la paysannerie, que nous avons mentionné précédemment, s’est opposé violemment à ces mêmes bolcheviks qu’il avait placés au pouvoir en janvier en les aidant à battre Petlioura (comme Khrystiouk l’a remarqué avec justesse, l’Ukraine avait été alors le théâtre de la guerre civile ukrainienne, laquelle s’est combinée aux conflits russes, les compliquant et étant compliquée à sont tour par eux).

à suivre... 



[1] L’on peut trouver cette introduction maintenant dans A New, Peculiar State : Explorations in Soviet History, 1917-1953 [Un État nouveau et particulier : Explorations dans l’histoire soviétique 1917-1953] (Westport,      CT, 2000).

[2] “Concerning the National Question in Yugoslavia” [À propos de la question nationale en Yougoslavie], Bolshevik, no. 7, 15 avril 1925, dans J. V. Stalin Works, vol. 7 (Moscou, 1952) : 69–76.

[3] Voir “Why and in What Sense was the Holodomor a Genocide ?” [Pourquoi et dans quel sens l’Holodomor était-il un génocide ?], dans. Luciuk, ed., Holodomor (Kingston, 2008): 139–58. Et aussi R. Serbyn, “Lemkin on the Ukrainian Genocide” [Lemkin et le génocide ukrainien], Holodomor Studies, 1 (2009): 1–8.

(*)  Réimprimé à partir de : Andrea Graziosi, The Great Soviet Peasant War : Bolsheviks and Peasants, 1918–1933 (Cambridge, MA, 1996).

(**)  Cet essai est la version révisée d’une conférence donnée à l’Université Harvard en mars 1995. Je remercie le Département d’histoire de Harvard pour son invitation et Paul Bouchkovitch, Marco Buttino, Michael Confino, Ettore Cinnella, Luca de Capraris, Vincenzo Giura, Jim Heinzen, David Shearer et Alessandro Stanziani, pour leurs critiques amicales. Je remercie également les amis et archivistes russes qui m’ont aidé au cours de ces années passionnantes, l’Istituto Italiano per gli Studi Filosofici pour son généreux soutien et le Harvard Ukrainian Research Institute, qui m’a offert l’opportunité de publier ces pages.

1 Je préfère ces dates plutôt que celles plus évidentes de 1914-1945 parce que, comme Élie Halévy l’a déjà montré en 1929 dans son magnifique : Une interprétation de la crise mondiale, 1914–1918 – aujourd'hui dans  É. Halévy, L’ère des tyrannies (Paris, 1990) – la Première Guerre mondiale est venue de l’Est et a été déclenchée par l’effondrement de l’Empire Ottoman, sanctionné par les guerres balkaniques de 1912-1913. Et parce que je crois que le tournant crucial pour l’Europe orientale et centrale a été 1956, année qui a mis fin à la période dominée par la guerre et les régimes belliqueux.

2 Voir par exemple Michael Khodarkovsky, “The Stepan Razin Uprising : Was it a ‘Peasant War?’”                 [Le soulèvement de Stepan Razine : était-ce une “guerre des paysans ” ?], Jahrbücher für Geschichte Osteuropas 42 (1994): 1–19.

 

 

3 Je discute cette question dans “Collectivisation, révoltes paysannes et politiques gouvernementales à travers les rapports du GPU d’Ukraine de février-mars 1930”, Cahiers du monde russe 35, n° 3 (1994) : 437–631. Les interprétations des grandes purges ont également été souvent affectées par l’ignorance de cette guerre.

4 Voir par exemple Gergii Safarov, Kolonial'naia revoliutsiia (Opyt Turkestana) (Moscou, 1921) ; Martha Brill Olcott, The Kazakhs [Les Kazakhs] (Stanford, 1987) ; Richard Pipes, Russia Under the Bolshevik Regime [La Russie sous le régime bolchevik) (New York, 1994) et les études de Marco Buttino fondées sur du matériel d’archives nouvellement disponible comme : “Politics and Social Conflict during a Famine : Turkestan immediately after the Revolution” [Conflit politique et social durant une famine : le Turkestan immédiatement après la Révolution], dans Marco Buttino, ed., In a Collapsing Empire : Underdevelopment, Ethnic Conflicts and Nationalisms in the Soviet Union [Dans un Empire s’effondrant : sous-développement, conflits ethniques et nationalisme, en Union soviétique] (Milan, 1993) : 257–78 ; “Turkestan 1917, la révolution des Russes”, Cahiers du monde russe et soviétique 32, n° 1 (1991) : 61–77 et “Etnicità e politica nella guerra civile: a proposito del basmachestvo in Fergana” (une version française de cet article sera publiée dans Cahiers du monde russe 38,    n° 1–2 (1997) : 195–222).

(*)  En français dans le texte. (NdT).

5 Voir Andrea Graziosi, “‘Building the First System of State Industry in History’. Piatakov’s VSNKh and the Crisis of the NEP, 1923–1926” [La construction du premier système d’industrie d’État dans l’histoire. Le VSNKh de Piatakov et la crise de la NEP, 1923-1926], Cahiers du monde russe et soviétique 32, n° 4 (1991) : 539–80 ; “G. L. Piatakov (1890–1937) : A Mirror of Soviet History” [G. L. Piatakov (1890-1937) : Un miroir de l’histoire soviétique], Harvard Ukrainian Studies 16 (1992) : 102–66 ; “At the Roots of Soviet Industrial Relations and Practices : Piatakov’s Donbass in 1921” [Aux racines des relations et des pratiques industrielles soviétiques : le Donbass de Piatakov en 1921], Cahiers du monde russe 36, n° 1 (1995) : 95–138.

6 A. Graziosi, ed., Lettere da Kharkov (Turin, 1991) ; id., “Collectivisation” ; id., Bolsheviks and Peasants in Ukraine, 1918–1919. A Study in Bolshevisms, National Socialisms and Rural Movements [Bolcheviks et paysans en Ukraine, 1918-1919. Une étude portant sur le bolchevisme, les socialismes nationaux et les mouvements ruraux], qui sera publié en 1997 par Airo-XX (Moscou), Seuil (Paris) and Il Mulino (Bologne).

7 Viktor Petrovitch Danilov et les collègues français collaborant avec lui ont eu la gentillesse de m’inviter à participer au projet franco-russe en plusieurs volumes de publication des selsvodki du VChK-OGPU-NKVD (les rapports de la police secrète sur l’humeur et le comportement des paysans) ; Oleg Khlevniouk, Aleksandr Kvachonkine and Aleksandr Livchine, ont partagé avec moi les résultats préliminaires de leurs recherches, lesquelles sont publiées dans la série en plusieurs volumes : Dokumenty sovetskoj istorii, sponsorisée par le MFU, l’Istituto per gli Studi Filosofici, la Maison des Sciences de l’Homme et l’École des Hautes Études ; Gennadii Bordiougov m’a mis en contact avec les travaux d’un certain nombre de jeunes historiens russes en m’associant à la série Pervaia monografiia, dont il est le directeur ; enfin, au cours des six années, mon engagement dans le Séminaire Européen sur l’Histoire Russe et Soviétique m’a permis de rencontrer et d’écouter un certain nombre de jeunes chercheurs européens.

8 Les travaux de Jeffrey Brooks, Paul Gregory, Steven Hoch, Heinz-Dietrich Löwe, Stefan Plaggenborg, James Simms, Alessandro Stanziani, et Elvyra Wilburg, peuvent être mentionnés. Voir aussi Michael Confino, “Present Events and the Representation of the Past : Some Current Problems in Russian Historical Writing” [Événements actuels et représentation du passé : quelques problèmes courants dans les écrits historiques russes], Cahiers du monde russe 35, n° 4 (1994): 839–68.

9 La terre appartenant aux paysans a presque doublé entre 1877 et 1905. Au cours des 8 années suivantes, les paysans ont acheté de nouveau 9 millions de desiatinas (desiatina 2.7 acres).

10 Francis William Wcislo, “Soslovie or Class? Bureaucratic Reformers and Provincial Gentry in Conflict, 1906-1908” [Soslovie ou classe ? Les réformateurs bureaucratiques et l’aristocratie terrienne provinciale en conflit, 1906-1908], The Russian Review 47, n° 1 (1988) : 1-24.

11 M. Confino, “Traditions, Old and New : Aspects of Protest and Dissent in Modern Russia” [Anciennes et nouvelles traditions : les aspects de la protestation et du désaccord dans la Russie moderne], dans Shmuel Noah Eisenstadt, ed., Patterns of Modernity, vol. II, Beyond the West (London, 1987) : 121-36.

12 Valerii Nikolaïevitch Volkovinskii, Makhno i ego krach (Moscou, 1991) est la biographie la plus récente de Makhno, et elle contient beaucoup d’informations sur sa jeunesse. Voir aussi “Doklad o volynkakh krest´ian v Krivorozhskom okruge (po dannym UChO SO s 1 po 16 marta 30 g.)”, dans Graziosi, “Collectivisation”: 531-48. Chernov et Spiridonova venaient tous deux de Tambov, le siège de la première fraternité paysanne (krest´ianskie bratstva) et un bastion socialiste-révolutionnaire déjà au début du siècle.

13 Voir par exemple son “Agrarnye reformy i agrarnaia revoliutsiia v Rossii,” dans Teodor Shanin, ed. Velikii neznakomets (Moscou, 1992) : 310–2, ou son introduction au magnifique Krest´ianskoe vosstanie v Tambovskoi gubernii v 1919–1921 gg. “Antonovshchina”. Dokumenty i materialy (Tambov, 1994). Naturellement, nos interprétations ne coïncident pas toujours. Je suis par exemple convaincu que, sans la guerre, l’agitation paysanne incontestable ne se serait pas transformée en révolution et qu’elle se serait lentement affaiblie du fait du développement social et économique indéniable. Et cela, malgré les nombreuses victimes et contradictions de ce dernier.

14 Pour des remarques très intelligentes sur ces questions, voir Dioneo (Shklovskii), “The Russian Peasant – What is He?” [Le paysan russe – Qu’est-ce qu’il est ?”], The New Russia 22 (1° juillet, 1920) : 264–69.

(*)  Chefs de révoltes cosaques : Stenka Razine entre 1667 et 1671 sous Alexis I° et Kondrati Boulavine en 1707 sous Pierre I° le Grand. (NdT).

15 Les guillemets sont utilisés ici parce que, naturellement, l’histoire ne revient pas et ne peut pas revenir en arrière. Néanmoins, des conditions plus brutales peuvent “sélectionner” des institutions, des organismes sociaux et des comportements sociaux, qui sont plus simples et par conséquent plus “primitifs” que ceux qui existaient précédemment, bien qu’ils soient beaucoup plus “modernes”.

16 J’ai discuté ce point dans “Alle radici del XX secolo europeo”, mon introduction à l’édition italienne (Turin, 1994) de Ludwig von Mises, Nation, Staat und Wirtschaft (Vienne, 1919).

(*)  En français dans le texte. (NdT).

17 D’après Ettore Cinnella, Michal Reiman a été le premier à employer cette expression, adoptée par Cinnella dans La rivoluzione bolscevica (Lucques, 1994) : 46 sqq. et par Moshe Lewin, Russia, USSR, Russia (New York, 1995) : 5, 155 passim.

18 Voir M. Confino, “Issues and Nonissues in Russian Social History and Historiography” [Questions et non-questions dans l'histoire sociale et l'historiographie russes], KIARS Papers 165 (Wash., DC, 1983) et mon “Stalin’s Antiworker ‘Workerism’” [L’“ouvriérisme” anti-ouvrier de Staline],  International Review of Social History 40 (1995) : 223–59.

19 CSU, Rossiia v mirovoi voine 1914–1918 goda (Moscou, 1925) : 19 sqq. ; Nikolaï Golovine, The Russian Army in the World War [L’armée russe dans la Guerre mondiale], (New Haven, 1931) : 51 ; A. Stanziani, “Spécialistes, bureaucrates et paysans. Les approvisionnements agricoles pendant la Première Guerre mondiale, 1914–1917”, Cahiers du monde russe 36, n° 1 (1995) : 71–94.

20 Les dvory paysannes avaient été de 8,5 millions en 1877 et de 12 millions en 1905. Elles étaient de                16 millions, dont beaucoup d’entre elles étaient mononucléaires, en 1916 et près de 22 millions dix années plus tard.

21 L’on pourrait soutenir que le bolchevisme plébéien russe partageait des traits similaires, discernables dans son idéologie “socialiste-révolutionnaire”. Ils étaient même encore plus évidents chez certains idéologues du PSR, mais ils étaient généralement embrouillés et affaiblis par des facteurs comme la nature impériale et “cosmopolite” de la conscience nationale russe.

22 Volodymyr Petrovitch Zatonskyi, “Oktiabr’ 1917 goda v Kieve,” maintenant dans V zashchitu revoliutsii (Kiev, 1977) : 9–22 ; Pravda (Avril 30, 1918) ; Ocherki istorii Kommunisticheskoi partii Ukrainy (Kiev, 1964) : 257 ; Moisei Grigorievitch Rafes, Dva goda revoliutsii na Ukraine (Moscow, 1920) : 7.

23 Dans toute l’Europe orientale, la campagne a été un facteur essentiel dans le développement du nationalisme. Pourtant, les paysans eux-mêmes ont toujours fait preuve d’une attitude fondamentalement ambiguë et ils n’ont accordé qu’un soutien instable et précaire aux efforts des nationalistes (du moins jusqu’à l’apparition de mouvements capables d’unir les questions sociale et nationale et d’impliquer ainsi la paysannerie dans « la lutte de libération nationale »). En fait, les paysans partageaient également ce que l’on pourrait appeler une culture “pré-nationale” et ils étaient ainsi, d’une certaine façon, les membres inconscients d’une internationale quasi-“anthropologique” du peuple “obscur”, pour reprendre le terme employé avec mépris par les villes russes (et non russes) pour les désigner. De manière assez paradoxale, le localisme était l’une des caractéristiques distinctives du programme de comportements et de croyances de cette internationale.

24 Moshe Lewin commente ce point dans son “Civil War : Dynamics and Legacy” [Guerre civile : dynamique et héritage] (1988), et maintenant dans Russia, USSR, Russia : 42–71.

25 Aleksandr Georgievich Kavtaradze, Voennye spetsialisty na sluzhbe Respubliki Sovetov, 1917–1920 gg (Moscou, 1988). Beaucoup de ces officiers n'étaient cependant pas des officiers tsaristes réguliers, dont les grades inférieurs avaient été anéantis dans les premiers mois de la guerre. Il s'agissait plutôt de civils plus ou moins instruits, dont les promotions avaient été rendues nécessaires par cette même guerre. Voir “The Civil War in Russia. A Roundtable Discussion” [La guerre civile en Russie. Une table ronde], Russian Studies in History 4 (1994) : 73–95.

26 Buttino, “Etnicità”.

27 Pour 1917-18, voir la nouvelle édition des Untimely Thoughts [Pensées intempestives] de Gorki, Mark D. Steinberg ed. (New Haven, 1995). Je dois la plupart des informations sur l’évolution de Gorki dans les années suivantes à Daniela Steila, qui a présenté une communication sur ce sujet lors d’une séance du séminaire européen sur l’histoire russe et soviétique (Naples, septembre 1994).

28 L’on savait en particulier peu de choses sur les socialistes-révolutionnaires lettons, lesquels ont récemment fait l’objet d’une importante monographie que je n’ai pas pu consulter. Voir aussi E. Cinnella, “La tragédie de la révolution russe. Promesses et défauts des socialistes-révolutionnaires lettons en 1918”, Cahiers du monde russe, 38, n° 1–2 (1997) : 45–82.

29 Boris Pasternak, Il dottor Živago (Milan, 1957) : 292. Milioukov en est arrivé à la conclusion que les bolcheviks ont assuré la survie du gosudarvennost´ russe, mis en danger par le gouvernement provisoire (et par la révolution paysanne). Pour mon évaluation du rôle de l’idéologie, et du marxisme en particulier, dans la naissance de ce nouveau “super-État”, voir mon “G. L. Piatakov” : 106–119.

30 Mikhaïl S. Frenkin, Tragediia krest´ianskikh vosstanii v Rossii, 1918–1921 gg. (Jérusalem, 1987) ;                 S. V. Iarov, “Krest´ianskie volneniia na severo-zapade Sovetskoi Rossii,” dans V. P. Danilov and T. Shanin, eds., Krest´ianovedenie. Ezhegodnik 1996 (Moscou, 1996) : 134–59. Vladimir N. Brovkin, Behind the Front Lines of the Civil War: Political Parties and Social Movements in Russia, 1918–1922 [Derrière les lignes de front de la Guerre civile : partis politiques et mouvements sociaux en Russie, 1918-1922] (Princeton, 1994) est l’ajout le plus récent à la courte liste d’études consacrées à ces problèmes. Cette liste comprend Orlando Figes, Peasant Russia, Civil War : the Volga Countryside in Revolution, 1917–1921 [La Russie paysanne, la Guerre civile : les campagnes de la Volga pendant la Révolution, 1917-1921] (Oxford, 1989), ouvrage dans lequel l’on peut trouver aux pages 61-69 une discussion sur la manière dont les anciennes structures villageoises ont engendré les soviets villageois au début de 1918. Le livre de William Henry Chamberlin, The Russian Revolution 1917-1921 [La Révolution russe, 1917-1921] (New York, 1935) reste le meilleur “vieux” livre.

31 Voir par exemple V. Danilov, T. Shanin, et al., eds., Krest´ianskoe vosstanie v Tambovskoi gubernii v 1919–1921 gg. (Tambov, 1994) : 26, 35-6, 51, mais beaucoup d’autres documents soviétiques contemporains pourraient être cités (j’ai utilisé certains d’entre eux, à propos de la vie dans les villes ukrainiennes en 1919, dans mon ouvrage : Bolsheviks and Peasants in Ukraine, 1918-1919 [Bolcheviks et paysans en Ukraine, 1918-1919]). Ces documents soulèvent ce que je crois être des questions très importantes sur les réalités du pouvoir bolchevik sur place, même au plus fort de ce qui est généralement présumé être la phase la plus tendue idéologiquement, la plus “héroïque”, de ce pouvoir.

32 Avec le recul, il est probable que nombre des paysans qui se sont révoltés contre cette politique se souviendront plus tard de cette politique comme d’une politique relativement modérée, notamment en matière de réquisitions. Voir Oleh S. Fedyshyn, Germany’s Drive to the East and the Ukrainian Revolution [La poussée de l’Allemagne vers l’Est et la révolution ukrainienne] (New Brunswick, 1971).

33 Il convient de noter que, dans l’Ukraine d’avant-guerre, les citadins, c'est-à-dire les non-Ukrainiens, ont acheté un pourcentage de terres nobles bien plus important qu’en Russie. Dans le même temps, les familles paysannes ukrainiennes étaient accablées par un pourcentage proportionnellement beaucoup plus élevé de conscription (dans CSU, Rossiia : 22).

34 Les Borot´bistes sans expérience et faibles ont peut-être été une exception. Voir Iwan Maistrenko, Borot´bism: A Chapter in the History of Ukrainian Communism [Le borot’bisme : un chapitre dans l’histoire du communisme ukrainien] (New York, 1954).

(*)  En français dans le texte. (NdT).

35 Arthur E. Adams, Bolsheviks in the Ukraine. The Second Campaign, 1918–1919 [Les bolcheviks en Ukraine. La seconde campagne, 1918-1919] (New Haven, 1963) et id., “The Great Ukrainian Jacquerie” [La grande Jacquerie ukrainienne], dans Taras Hunczak, ed., The Ukraine, 1917–1921. A Study in Revolution [L’Ukraine, 1917-1921. Une étude sur la révolution] (Cambridge, MA) : 247–70. Voir également mon ouvrage : Bolsheviks and Peasants in Ukraine [Les bolcheviks et les paysans en Ukraine].

36 Selon leurs propres documents, les insurgés étaient partisans de soviets librement élus, contre le communisme, contre la Commune, contre les commissaires, contre les juifs, contre les réquisitions, le pillage et les exécutions. Voir Peter Holquist, “A Russian Vendée : the Practice of Revolutionary Politics in the Don Territory, 1917–1921” [Une Vendée russe : la pratique de la politique révolutionnaire dans le territoire du Don, 1917-1921], (thèse de doctorat, Columbia University, 1994) : 490–91.

37 I. I. Reingold, “Dokladnaia zapiska po voprosu o nashei ‘kazach´ei politike’ na Donu v Tsentral´nyi Komitet RKP, July 6 1919,” maintenant dans O. V. Khlevniuk, A. V. Kvashonkin, L. P. Kosheleva, L. A. Rogovaia, eds., Bol´shevitskoe rukovodstvo. Perepiska, 1912-1927 (Moscou, 1996) : 107 ; A. Kozlov, “Razkazachivanie,” Rodina 6 (1990) : 64–71 et 7 (1990) : 43–47 ; A. V. Denkov, Donskoe kazachestvo v grazhdanskoi voine (Rostov, 1992) ; V. L. Genis, “Razkazachivanie v Sovetskoi Rossii,” Voprosy istorii 1 (1994): 42–55; Holquist, A Russian Vendée.

38 En fait, la promotion massive, déjà mentionnée, d’éléments d’origine populaire, y compris de criminels, a placé Moscou devant de très sérieux problèmes de contrôle et de répression, et il ne pouvait en être autrement.

39 Voir par exemple les déclarations de Iakovlev (Epshtein) dans M. Ravich-Cherkasskii, ed., Pervyi s´´ezd KP(b)U. Protokoly (Kharkiv, 1923) : 69 sqq. 

40 V. P. Zatonskyi, ed., Vtoroi s´´ezd KP(b)U. Protokoly (Kharkiv, 1927) : 96 sqq.

(*)  En français dans le texte. (NdT).

41 “Vos´moj s´´ezd RKP(b). Stenogramma zasedanii voennoi sektsii,” Izvestia TsK KPSS, 9–11 (1989) ; RTsKhIDNI, p. 17 (TsK KPSS), op. 5 (Otdel TsK RKP(b) po rabote v derevne, 1919–20).

42  Voir les travaux de Figes et de Brovkin mentionnés plus haut.

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