(...) traduction Jean-Pierre Laffitte
À la fin du mois
de février, quand 60 pour cent des dvory
paysans ont été collectivisés, les dirigeants soviétiques se sont illusionnés
en pensant que le succès était proche. Or, à ce moment-là, sous la stimulation
des réquisitions répétées et des réclamations d’arriérés d’impôts, les villages
s’étaient unis, surmontant leurs divisions initiales[108]. À partir de la
mi-février, ils s’opposaient activement
aux attaques lancées par l’État.
La vague
croissante de résistance paysanne est bien documentée par les données que
l’OGPU a rédigées pour la haute direction du parti, et qui ont été récemment
publiées par V. P. Danilov et A. Berelowitch[109]. Selon ces données, des
chiffres parfois ridiculement précis, mais qui sont cohérents avec ce que nous
savons déjà par le biais de nombreuses autres sources, y compris des rapports
diplomatiques, des mémoires personnels, et des témoignages laissés par des
participants et des victimes, il y a eu en 1930 13 754 émeutes paysannes (soit
10 fois le chiffre de l’année précédente) avec 2,5 millions de participants dans
les 10 000 émeutes pour lesquelles des données ont été recueillies. 402
d’entre elles, avec quatre révoltes réelles, ont eu lieu en janvier : 1 048,
y compris 37 révoltes, en février ; 6 258, avec 80 révoltes, en
mars ; et 1 992, avec 24 révoltes, en avril. Nous devons ajouter à
ces actions collectives environ 4 000 actes de “terrorisme” individuel,
dont 1 200 meurtres.
Plus de 7 380
de ces troubles ont été dirigés contre la collectivisation, 2 339 contre
l’arrestation ou la déportation d’“éléments antisoviétiques”, et 1487 contre la
fermeture d’églises (la religion, une fois de plus, a joué un rôle crucial,
ainsi qu’Ordjonikidze l’a déclaré dans un de ses discours)[110]. Le manque de nourriture
(1 220), la saisie de semences de céréales (544) et la livraison forcée de
céréales et d’autres denrées alimentaires (456), ont été les autres causes les
plus importantes des actions paysannes.
La “région” la
plus touchée a été l’Ukraine, avec 4 098 manifestations, auxquelles plus
d’un million de paysans ont participé (29,7 pour cent et 38,7 pour cent des
totaux respectifs). La région centrale des Terres Noires, qui incluait l’okrug de Tambov, suivait avec 1 373
troubles auxquels ont participé plus de 300 000 personnes, tandis que le Caucase
du Nord a totalisé 1 061 manifestations et 250 000 émeutiers. La
Moyenne Volga, la région de Moscou, la
Sibérie occidentale et la République tatare, avec plus de 500 manifestations de
masse chacune, venaient ensuite.
Pour beaucoup de
raisons, le rôle des femmes et de leurs émeutes, que l’OGPU évaluait à
3 712, a été crucial[111]. Les actions des foules
armées de fourches, de haches et d’autres outils de travail, ont été également
nombreuses. Comme dans le cas des supplices à la Robin des Bois, nous avons
affaire ici à des scènes médiévales au milieu du XX° siècle. Il faut rappeler
cependant que seulement dix années auparavant, ces mêmes foules maniaient des
fusils et des mitrailleuses Maxim.
Les continuités,
jusqu’au niveau géographique, de la résistance avec celle de la décennie précédente
– et parfois même avec celle de 1905 – sont frappantes. En fait, elles ont également
frappé les responsables de l’OGPU. Dans les rapports ukrainiens, par exemple,
nous lisons que les villages rebelles étaient souvent les mêmes que ceux que la
cavalerie de Boudienny avait “réduits” de 50 pour cent en 1920.
Le programme des
révoltes est lui aussi similaire de manière frappante à celui qui était avancé
dix ans auparavant, même si la nouvelle situation poussait les paysans à
ajouter de nouvelles revendications à la liste de celles de 1918-21. Une fois
encore, les rapports de l’OGPU nous présentent un tableau clair et sans
équivoque : les paysans réclamaient la restitution des biens collectivisés
et réquisitionnés ainsi que le retour des familles déportées, la dissolution de
la Jeunesse communiste (qui était considérée unanimement comme une organisation
d’espionnage et de provocation), le respect de leurs sentiments religieux et des
pratiques correspondantes, des élections libres des soviets de village, l’arrêt
des réquisitions, et le commerce libre. “Non” au retour du servage, car c’était
là pour les paysans l’essence de la collectivisation (le fait indéniable qu’ils
l’aient considéré comme tel ne devait cependant pas occulter à nos yeux les
nombreuses différences existant entre les deux phénomènes).
En Ukraine, comme
dans d’autres régions non-russes, des slogans nationalistes se sont fait entendre
dans les bastions de la résistance. Il est donc raisonnable de supposer que
Staline et son entourage se voyaient confirmés dans leur théorie selon laquelle
la campagne et les paysans étaient le réservoir naturel et le sol nourricier du
nationalisme (une hypothèse dont nous savons qu’elle n’est qu’en partie
correcte).
C’est aussi à
cause de la nature de ces troubles, qui étaient souvent pacifiques,
relativement non armés, et dirigés par des femmes, que leur répression sur le
terrain était rude, mais non comparable à celle de 1918-22. Les personnes tuées
se comptaient par centaines, peut-être par milliers (en particulier dans le
Caucase du Nord). Celles qui étaient arrêtées et déportées ont été beaucoup
plus nombreuses. La déportation a été par la suite étendue à tous les opposants,
sans distinction de leur origine sociale, et elle a coûté la vie à des
centaines de milliers de personnes.
Malgré cette
différence fondamentale, il y avait en matière de répression de forts éléments
de continuité avec 1918-22. Ceux qui avaient dirigé les opérations étaient
encore en fonction en 1930 – Balitski en Ukraine, comme Evdokimov dans le
Caucase du Nord avec la division de Djerzinski. Ainsi que ce dernier cas le
montre, des unités spéciales ont été encore employées pour réprimer les
révoltes. Le gouvernement ne faisait appel aux troupes régulières qu’en de
rares occasions[112].
Pour faire face au
défi paysan, Staline a eu aussi recours à une retraite tactique d’une
efficacité incontestable et qui visait à ralentir la croissance de la
rébellion. Ce revirement a été provoqué par l’ampleur réelle des troubles
paysans ; mais, il est possible que le souvenir de 1919-21 et la crainte
d’avoir à faire face à nouveau à des campagnes unies et rebelles aient joué un
rôle encore plus grand.
Comme c’est bien connu, au début du mois de
mars, Staline a publié un article dans la Pravda
qui ordonnait la suspension immédiate des “excès” dans les campagnes et qui
affirmait que c’étaient les cadres locaux qui en étaient responsables.
Naturellement, beaucoup de ces fonctionnaires n’on pas apprécié cette démarche,
tandis que de nombreux membres des organes centraux du parti ont été irrités
par le fait que cet article ait porté la seule signature de Staline. Staline se
présentait ainsi aux villages comme la réincarnation des “bons tsars”
d’autrefois.
La manœuvre a été
exécutée – je crois – de manière parfaitement consciente (lors des années
précédentes, Staline avait déjà affirmé qu’il était le seul homme capable de
mettre le moujik dan sa poche)[113] et elle a donné les
résultats escomptés. Les
processions paysannes ont permis aux kolkhoziens de brandir des exemplaires de
la Pravda comme des icônes, en louant
Staline et en maudissant les communistes locaux. Surtout, les villages ont
commencé à libérer la vapeur accumulée au cours des mois précédents.
Au début, cela a
conduit à une augmentation des manifestations paysannes. Mais il s’agissait
désormais d’un symptôme d’un refroidissement général plutôt que d’un signe d’une
pression croissante. En l’espace de quelques mois, neuf millions de familles
paysannes ont quitté les kolkhozes et, à l’été, la campagne était pratiquement
pacifiée. Dans le même temps, le régime avait à son actif l’élimination
pratique de l’élite paysanne et la
collectivisation de plus que cinq millions de familles sur un total d’approximativement
23 à 24 millions (à l’été de 1928, les dvory
collectivisés comptaient moins d’un demi-million de familles)[114].
En plus de
résister, les paysans ont répondu aux attaques de l’État en fuyant, à l‘étranger
chaque fois que c’était possible (et c’était possible aussi bien le long des frontières
que pour ceux qui, comme le mennonites, avaient une nationalité étrangère)[115], vers les villes, ou
vers les nombreux nouveaux chantiers industriels (stroiki) s’il n’y avait pas d’autres choix. Des millions de
personnes ont fui, souvent avec de faux papiers. L’on a estimé par exemple que,
pour les seules années 1930-31, au moins 200 000 familles se sont “auto-dékoulakisées”
en vendant leurs biens et en fuyant les villages avant d’être frappées.
400 000 autres personnes se sont enfuies en 1932-323 des camps spéciaux où
elles avaient été déportées. D’ailleurs, pendant l’été de 1931, des révoltes
ont aussi éclaté dans ces camps, avec des slogans que nous connaissons
déjà : retour au pays, à bas les communes, commerce libre, et même vive
l’Assemblée constituante[116].
Ces évasions de
masse ont contribué à alimenter la croissance d’un vaste monde illégal dans les
villes en expansion rapide. Un seul exemple peut suffire : quand, en 1933,
les habitants des grands centres urbains ont été “passeportés”, les autorités pensaient
que Magnitogorsk comptait environ 250 000 résidents. Or, seuls 75 000
d’entre eux ont été recensés, ce qui démontre non seulement le manque de
fiabilité des statistiques soviétiques – y compris celles qui étaient secrètes
–, mais aussi l’ampleur de la fuite massive de la population illégale provoquée
par cette mesure. On a calculé plus tard qu’au moins 35 000 personnes avaient
décidé de partir pour ne pas révéler leur situation illégale[117].
Mais revenons à
l’été de 1930, où une météo exceptionnellement favorable a permis à produire
une très bonne récolte, en particulier au vu de ce qui venait de se passer dans
les campagnes.
Satisfaits par les
résultats obtenus malgré le recul qui avait été effectué au mois de mars, les dirigeants
soviétiques se sont cette fois-ci illusionnés en pensant que la guerre contre
les paysans avait été gagnée pour l’essentiel. Cette croyance erronée a été
contredite par la nouvelle vague de protestations provoquée par les
réquisitions et la collectivisation, qui ont été lancées immédiatement après la
récolte[118]. Mais, bercé par cette
illusion, Moscou a sous-estimé la gravité de l’effondrement monétaire imminent
et d’une crise économique enracinée dans les déséquilibres qui sont implicites
dans les choix de 1928-1929 (comme ceux en matière de transport, qui se sont
exprimés à la fin de 1930 par environ deux millions de tonnes de céréales non
expédiées – les céréales mêmes pour lesquelles la bataille contre le village
avait été menée – pourrissant dans diverses gares). Au début de 1931, de
nouveaux grands plans d’investissement ont été ainsi lancés sur la base de
l’ouverture de nouvelles et massives lignes de crédit pour les exportations
allemandes vers l’URSS garanties par le gouvernement allemand[119].
Les dirigeants
soviétiques pensaient que les réformes qu’ils avaient introduites dans
l’orientation industrielle donneraient bientôt de bons résultats et que bon
nombre des nouvelles usines géantes en construction commenceraient à
fonctionner dans quelques mois sans problèmes majeurs. Entre temps, la victoire
dans les campagnes allait permettre de grandes exportations de céréales et
d’autres matières premières, comme le bois produit par l’exploitation de
différentes formes de travail forcé des paysans. Les recettes de ces
exportations, ainsi que celles de la chasse à l’or et aux objets de valeur
lancée à travers tout le pays[120], devait garantir le
paiement des traites allemandes et permettre ainsi de nouvelles grandes importations
de métaux et de machines. C’est donc sous plus d’un angle qu’une version
primitive, grotesque et extrême, du système dit de Witte a bien été adoptée.
Les années 1931 et
1932 ont été marquées par la répétition du cycle d’événements qui avait
caractérisé 1930 : des achats et des réquisitions toujours plus importants
(que les choix opérés en 1930 rendaient impératifs) allaient de pair avec de
vagues répétées de répression, de déportation, et de collectivisation. Mais,
une fois passées les conditions climatiques exceptionnelles de 1930, les
dommages infligés à l’agriculture depuis 1928 se sont fait sentir. Parmi eux,
il y avait la liquidation de la couche la plus compétente des paysans, la perte
d’une grande partie du cheptel et des réserves des campagnes, ainsi que la
non-viabilité de nombreux nouveaux kolkhozes (souvenons-nous comment et pour
quels objectifs ils ont été organisés).
Contraints
d’accepter la plupart des erreurs et des illusions de la fin des années 1930 et
du début des années 1931, et obsédés par les besoins d’exportation[121], les dirigeants
staliniens ont répondu à la chute de la production agricole en augmentant les
quotas d’achat. En 1928, les achats avaient grignoté environ 15 pour cent de la
récolte. En 1930, ce pourcentage grimpait à 25,6 pour cent. Il a encore
augmenté dans les années suivantes pour atteindre 33 pour cent en 1931 et 34,1 pour cent en
1933. Ce ne sont là que des moyennes. Dans les zones céréalières, comme certaines
régions ukrainiennes ou le Caucase du Nord, l’État a confisqué à peu près la
moitié de la récolte en 1931-32[122].
Les paysans, qui
détestaient le nouveau système, mais qui avaient appris à craindre le
traitement sans pitié réservé à la défiance ouverte, ont eu recours à la
“résistance” passive dans des proportions sans précédent[123]. Les guillemets sont
nécessaires car le terme est incontestablement ambigu et recouvre une réalité
dans laquelle la faim, la peur, le désespoir, la désorganisation, et les
nombreux facteurs entravant la production agricole, ont joué un rôle majeur. Pourtant,
plusieurs sources différentes établissent sans ambigüité l’importance
grandissante de l’opposition passive des campagnes, souvent dissimulée ou du
moins tolérée par des milliers de fonctionnaires locaux qui seront
ultérieurement purgés en 1932-33[124].
Le phénomène s’est
manifesté pour la première fois avec les graves difficultés des
approvisionnements de 1931. Celles-ci sont survenues après une récolte plutôt
médiocre et elles ont été le signe avant-coureur de la terrible crise qui
s’annonçait. Au printemps 1932, il était clair que les paysans ukrainiens ne
faisaient pas ce que l’on attendait d’eux. Quelques mois plus tard, au début de
1933, comme à son habitude, un Staline furieux “personnalisait” tout. Il a
ensuite dénoncé « le sabotage silencieux et apparemment inoffensif (sans
effusion de sang) des paysans », le qualifiant de “guerre” contre le
régime.
Dans les pages qui
suivent, je vais citer principalement des matériaux relatifs au “front Sud”.
C'est en raison de son rôle important dans la production céréalière et de sa
diversité nationale que tout y a été – comme dix années auparavant – plus
extrême et plus tragique. Ceci est vrai aussi bien pour les comportements
paysans que pour la famine utilisée ultérieurement dans le but de les
“réformer”. Pourtant, l’essence des relations entre la résistance des paysans,
sa punition, et le succès de l’État, était partout la même. Si, en Sibérie et
dans l’Oural, c’était une “simple” faim plutôt qu’une famine exterminatrice,
l’on devrait se souvenir que la première a elle aussi fait des dizaines, voire
des centaines de milliers de victimes. Et il suffit de lire les pages de
nombreux mémoires de l’époque, comme celui de Victor Serge à Orenbourg en 1933,
pour comprendre ce qui se passait au-delà le la région frappée par la famine.
C’est la raison
pour laquelle je ne crois pas que le fait de se focaliser sur le front Sud soit
fallacieux. Au contraire, ses caractéristiques extrêmes nous permettent de
saisir plus précisément l’essence des événements cruciaux de 1931-33 et les
relations entre eux. Mais l’on devrait toujours garder à l’esprit qu’en Ukraine
et dans le Caucase du Nord, de même qu’au Kazakhstan et en Asie centrale, tout
a été effectivement beaucoup plus tragique[125].
L’une des
descriptions les plus saisissantes du comportement passif des paysans peut être
trouvée dans un rapport du vice-consul italien à Novorossisk, Leone Sircana. En
avril 1933, il résumait ainsi la situation dans les campagnes à l’intention de
Mussolini, lequel était un lecteur passionné des dépêches en provenance
d’URSS :
Les lignes de front
demeurent les mêmes : les masses rurales résistent passivement, mais
efficacement, le parti et le gouvernement plus déterminés que jamais à résoudre
la situation… Les paysans n’ont pas affronté l’armée, qui est résolue et armée
jusqu’aux dents, avec une armée qui leur est propre, pas même sous la forme de
bandes armées et de brigandages qui vont habituellement de pair avec les soulèvements de serfs. C’est
peut-être là que réside le véritable pouvoir des paysans ou, disons, la raison
du manque de succès de leurs adversaires. L’appareil soviétique, qui est
exceptionnellement puissant et bien armé, est tout à fait incapable de trouver
une solution ou une victoire dans une ou plusieurs batailles ouvertes :
l’ennemi ne se rassemble pas, il est largement dispersé, et les batailles sont
recherchées et provoquées en vain, toutes doivent suivre leur cours dans une
interminable série d’opérations minuscules, voire insignifiantes : un
champ non travaillé ici, quelques quintaux de céréales dissimulés là…
Le
fait était, continue Sircana, que :
Une fois que les
koulaks ont été liquidés plutôt facilement avec la destruction (pour des
raisons pratiques, il ne pouvait pas s’agir d’une expropriation) de leurs
richesses, [dans les villages, A. G.] l’antagonisme a disparu (il n’avait plus
de raison d’être(*)), et Moscou s’est retrouvé face à une
unique masse paysanne hostile, ayant le même état d’esprit et se situant au même
niveau de misère… Le paysan ne fait confiance à rien, il travaille aussi peu et
aussi mal que possible ; il vole, il cache ou il détruit ses propres
produits chaque fois qu’il le peut, plutôt que de les céder[126].
Avec peu ou rien à
exporter, une perspective concrète de faillite (évitée seulement grâce aux
concessions d’Hitler au début de 1933), ainsi qu’une agitation urbaine
croissante engendrée par les “difficultés” d’approvisionnement alimentaire, la
chute du régime semblait très probable à la fin de 1932. Mais exactement de la
même façon que la faim de 1921-22 avait finalement mis un terme à la situation
de confortation ouverte avec les campagnes, la famine de 1932-33, après avoir
menacé la survie même du régime, l’a assurée en brisant le cercle vicieux du
conflit susmentionné.
De nouveau, comme
en 1921-22, les signes avant-coureurs du cycle – famines locales, détérioration
générale des conditions dans les campagnes, etc. – sont déjà devenus évidents.
Au printemps de 1932, comme à celui de 1919,
les dirigeants ukrainiens étaient, par exemple, confrontés à des famines
locales provoquées par des réquisitions excessives. Le commissaire à
l’Éducation Mykola Skrypnyk, par exemple, en a parlé après une tournée qu’il a effectuée
dans les campagnes au début de l’année. En avril-mai, alors que le président du
Conseil des commissaires du peuple Vles Choubar informait Moscou des
difficultés grandissantes de l’approvisionnement en pain, des rumeurs à propos
de la vente de chair humaine sur les marchés de la ville se répandaient déjà
parmi les soldats de la garnison de Kiev[127].
À l’été, la
situation était si mauvaise qu’elle a poussé le parti ukrainien désespéré à
contester les choix de Moscou : en juillet, c’est un Staline très inquiet
qui écrivait à Kaganovitch qu’il y avait un réel danger de « perdre
l’Ukraine », où plus de 50 comités locaux du parti des régions de Kiev et
de Dniepropetrovsk avaient déclaré que les plans d’approvisionnement du centre étaient
« irréalistes ». Kaganovitch devait se rendre immédiatement sur place
et redresser la situation[128].
Le KP(b)U a donc
été contraint d’accepter ce qu’il savait être, malgré quelques révisions
mineures, des objectifs mortels. Au cours des mois suivants, les plus sombres
prédictions se sont révélées exactes. Les achats de 1932 ont déclenché une
énorme tragédie qui s’est déroulée entre novembre 1932 et juin 1933, avec un
pic en mars-avril[129]. Près de sept millions
de personnes sont mortes, et peut-être même davantage selon les estimations
récentes de démographes ukrainiens, russes et occidentaux. L’Ukraine, le
Kazakhstan et le Caucase du Nord, ont
été les régions les plus touchées, mais des régions russes, telles que la Basse
Volga, ont également été sévèrement affectées et, dans tout le pays, les décès
dues à la faim sont devenus monnaie courante[130].
Même les grandes
villes et les centres industriels importants n’ont pas été épargnés. Seules les
villes de Moscou et de Leningrad n’ont été touchées que de façon marginale, étant
donné que le régime craignait des réactions possibles de leurs habitants :
au cours des trois premiers mois de 1933, par exemple, 165 000 tonnes de
céréales ont été réservées à la ville de Moscou et 86 000 à sa région (oblast’), contre les 280 000
allouées à toute l’Ukraine, dont la population était bien plus nombreuse[131].
Curieusement,
cette famine est le seul cas dans lequel les estimations des victimes par les
opposants du régime – qui, en URSS comme ailleurs, avaient généralement un
penchant pour la surestimation – ont souvent été en deçà de la réalité. C’est
triste à dire, mais il faut se souvenir que, pendant des décennies, personne
n’a ressenti le besoin d’étudier l’événement qui est probablement le plus
important des années 1930, et en outre celui qui est le plus lourd de
conséquences majeures. Pendant des années, beaucoup ont cru qu’il était
possible de nier ou d’ignorer l’existence même et le rôle crucial de cette
tragédie[132].
Ensuite, sont venues les polémiques encore plus décourageantes sur le nombre
des victimes, comme si un ou deux millions de morts de plus, ou de moins, pouvaient
changer l’évaluation globale du fait et de sa signification[133]. Heureusement, les
dernières années ont modifié cette situation et ont apporté des cas bienvenus
d’autocritique[134].
Davantage qu’en
1921-22, les causes de ce qui reste la dernière famine importante en Europe en temps
de paix sont à chercher dans les réquisitions croissantes et dans la tentative
de réorganisation du monde rural autour des
kolkhozes et des sovkhozes. Dire cela ne signifie pas que nous sommes
confrontés à une famine consciemment arrangée à l’avance. Mais il est certain
que, une fois que la famine a été là, Staline – tout en craignant ses
conséquences possibles et en s’y préparant[135] – a décidé de l’utiliser
pour donner une leçon aux « estimés céréaliers » appelés à payer le
prix de « leur guerre “tranquille” contre le pouvoir soviétique » (je
cite la fameuse réponse de Staline à Cholokhov en 1933)[136]. Contrairement à 1931 et
au début de 1932 – lorsqu’une certaine aide avait été apportée aux régions en
souffrance, y compris à l’Ukraine[137] –, de l’été de 1932 au
début du printemps de 1933 aucune aide n’est parvenue aux paysans affamés
(comme nous le verrons, l’aide a ensuite été reprise de manière sélective afin
d’encourager la production).
En Ukraine et dans
d’autres importantes régions céréalières non-russes, où, pour des raisons nationales,
les conflits entre l’État et les paysans avaient atteint leur paroxysme,
Staline a utilisé la famine non seulement pour enseigner la leçon susmentionnée
aux « estimés céréaliers », mais également pour déraciner ce qu’il
croyait être le terrain nourricier naturel du nationalisme. Cela permet de
comprendre pourquoi l’Ukraine, le Caucase du Nord et le Kazakhstan, arrivaient en
tête de liste des régions les plus durement touchées. Dans certaines de ces
régions, telles que le Kouban, des dirigeants comme Kaganovitch punissaient les
cosaques et les paysans locaux en enlevant tous les marchandises disponibles,
tout en interdisant en même temps l’importation de nouvelles fournitures. C’est
ainsi que de véritables famines artificiels ont été crées.
Dans ces cas-là,
il est aussi possible d’établir un lien direct avec 1919-1922. En fait, c’est
Kaganovitch lui-même qui l’a créé. Dès son arrivée au Kouban, par exemple, il a
déclaré lors d'une réunion des cadres locaux :
L’on devrait se
souvenir que, en 1921, nous avons déporté les Cosaques qui s’opposaient au
pouvoir soviétique… Vous n’aimez pas travailler ici, alors nous vous déportons.
Quelqu’un peut s’y opposer et dire que c’est illégal. Eh bien, ce n'est pas
vrai, c’est parfaitement légal. Vous êtes contre le pouvoir soviétique, vous ne
voulez pas semer, par conséquent, au nom des intérêts de l’État, le pouvoir
soviétique a le droit de combattre votre comportement… Nous atteindrons nos
objectifs, camarades secrétaires, et si ce n’est pas avec vous, alors ce sera
malgré vous. »[138].
Au cours de
semaines suivantes, Toukhatchevski a été une fois de plus impliqué dans la
“pacification” des campagnes, en participant à la déportation de stanitsy cosaques (unités territoriales
et administratives) et à leur remplacement par des colonies agricoles
militaires comme Krasnoarmeysk[139].
Dans tout le pays,
la leçon a été enseignée en appliquant un principe très simple – si tu ne
travailles pas, et si tu ne produis pas, tu ne mangeras pas – incarné par les troudovni. Il s’agissait une sorte de
travail quotidien aux pièces selon laquelle le pain n’était distribué aux
membres du kolkhoze qu’en fonction des journées réellement travaillées. Pendant
ce temps, dans les villages, les gens mouraient de faim, et le système de
passeport, nouvellement introduit, déniait légalement aux paysans la
possibilité de se sauver en fuyant (l’on peut rappeler que les passeports ont
été réintroduits à la fin de 1932 précisément dans le but de faire face à la fuite
massive des paysans des zones frappées par la famine, et plus
généralement, des campagnes, ce qui avait débuté au printemps de
1932).
Un rapport rédigé
en mai 1933 par un haut responsable du TsIK à l’issue d’une tournée dans la
région du Don, résumait les conséquences, et le succès, de ce mécanisme
quasi-pavlovien :
Dans la plupart des
villages, la “conspiration du silence” [les paysans avaient complètement cessé
de parler aux autorités, A. G.] a été brisée. Les gens parlent à nouveau dans
les réunions même si, pour le moment, ils le font dans le but de demander du
pain, ou pour promettre que, s’ils sont nourris, ils travailleront correctement[140].
Trois mois plus
tard, un spécialiste de l’ambassade allemande, le Dr. Schiller, est parvenu à
des conclusions similaires après un voyage en Ukraine et dans le Caucase du
Nord :
Isolés dans leur
village… et privés de toute aide, les paysans ukrainiens n’avaient pas d’autre
choix que de travailler pour le gouvernement, et ainsi survivre, ou bien mourir
littéralement de faim. C'est la que réside… le secret de la restauration
de l’agriculture ukrainienne… »[141].
Au moment où ces
mots ont été écrits, c'est-à-dire à l’été de 1933, la victoire des staliniens
sur les paysans était complète. Dans les campagnes, un système avait été établi
qui faisait des paysans – qui représentaient encore près de 70 pour cent de la
population à la fin de la décennie – un groupe juridiquement discriminé et
subordonné, dont le sort était entre les mains de l’État[142]. Malgré des conflits
mineurs qui, naturellement, ont continué, le gouvernement soviétique avait
finalement accompli son rêve de 1920. Il pouvait désormais prendre ce qu’il
jugeait nécessaire sans donner aux paysans l’équivalent de leur travail.
En septembre 1935,
quand les approvisionnements atteignaient presque 40 pour cent de la récolte
sans problème, contre les 15 pour cent pendant les années de la NEP, un Lazar
Kaganovitch exultant décrivait ainsi le miracle dans une lettre à Ordjonikidze :
Ce qui se passe par
exemple avec les approvisionnements en céréales pour l’année est une victoire
absolument fantastique, stupéfiante, une victoire du stalinisme[143].
C’était aussi une
victoire personnelle de Staline. Beaucoup de paysans le “reconnaissaient”
désormais comme un “père” sévère, autoritaire, auquel il était impossible de
désobéir (même si on pouvait encore le “voler” d’une petite partie de la
récolte). C’est
là, je crois, l’une des racines de l’emprise indubitable du culte de Staline à
partir du milieu des années 1930, y compris dans les campagnes. Lorsque la
famine a frappé à nouveau en 1946, l’on a même entendu des expressions de
gratitude envers un père qui, contrairement à 13 ans auparavant, n’avait pas
complètement refusé d’aider ses enfants souffrants[144].
QUELQUES REMARQUES POUR CONCLURE
Je voudrais
conclure avec quelques remarques qui sont loin d’être définitives. La première
concerne la signification intrinsèque de cette guerre contre
la paysannerie. Dans l’introduction, j’ai dit qu’elle était une partie
importante d’un conflit qui a duré des décennies et de la régression sociale,
économique et politique, engendrée par la Première Guerre mondiale en Europe.
En réalité, le fait même qu’une grande guerre paysanne, dotée de tous les
attributs qui accompagnent habituellement ce genre d’événement, ait pu avoir
lieu au milieu du XX° siècle européen, est l’un des ces symboles les plus
visibles de cette régression.
Mais, loin d’être
seulement un symptôme et une conséquence de la régression, du bouleversement
géologique qui était en train de se manifester, et qui redonnait vie aux
elements les plus primitifs et archaïques de la société européenne, la guerre
contre la paysannerie a été également une source
indépendante de régression. Si, par exemple, l’on ne la prend pas en
considération, il semble difficile de rendre compte de certains des traits
fondamentaux de l’époque stalinienne.
Celle-ci se présente
comme une variété particulièrement féroce de despotisme qui employait les moyens modernes à sa disposition pour
essayer de contrôler et de régenter une société que ses propres initiatives
avaient déracinée et jetée dans une situation chaotique (l’exemple de la
massive anarchie créé par la collectivisation suffit, je cois, à expliquer ce
que ces mots veulent dire)[145].
Que le régime de
Staline ait ressemblé à cela, plutôt qu’à un régime totalitaire moderne et “ordonné”,
est indiqué par un certain nombre d’éléments : la collecte d'un tribut et ses
méthodes ; la réimposition d'un type particulier de servage dans les campagnes
(Boukharine l'appelait « l'exploitation militaro-féodale de la paysannerie ») ;
l'apparition de vastes zones de travail quasi-esclavagiste dans l'industrie et
le bâtiment ; et, enfin et surtout, de nombreux traits de la psyché du despote
lui-même. Cela ne signifie pas pour autant nier ou sous-estimer les rêves et
les aspirations totalitaires du régime, ni le vernis de modernité qu’il aimait
tant (mais nous ne nous laisserons pas aveugler par eux). Il ne s’git pas non
plus d’expliquer, d’une façon ou d’une autre, le système politique qui a émergé
en 1917, et qui a été ensuite “perfectionné” par Staline, par l’“arriération”
et la nature rurale du pays. En réalité, ce système était, en lui-même, le
produit d’un mouvement en arrière dont les idéologies, les cultures politiques
et les activités, bolcheviques ont été des facteurs importants[146].
Ces idéologies, et
le bolchevisme lui-même, n’ont pas été des phénomènes statiques – quelque
chose, bien sûr, inconnu en histoire. Le grand conflit entre l’État et la
paysannerie nous offre une perspective intéressante sur leur nature et leur
évolution.
J’ai dit que
presque immédiatement, ou du moins très tôt, le parti, et surtout sa direction,
se sont sentis, et ont été, antipopulaires,
car menant une guerre contre la grande majorité de la population, contre
laquelle ils se défendaient, en partie, en renouant avec les méthodes de la konspiraciia.
Les événements de
1928-1933 ont approfondi et étendu ces sentiments et cette réalité qui, pendant
la NEP, étaient limités au noyau dur du parti, façonné par la “guerre civile”.
Je crois qu’il n’est pas exagéré – si l’on garde à l’esprit ce qui s’est passé
à cette époque – de parler d’une criminalisation
à la fois du parti et de son noyau militant[147].
Ce noyau a subi
une autre “sélection” négative. Il n’est pas nécessaire de faire un effort
intense pour se rendre compte de ce qui s’est passé. En fait, il suffit de
relire ce que Victor Kravchenko a écrit sur ses expériences dans les campagnes
au début des années 1930 – un témoignage qui, aujourd'hui, est confirmé par
d’innombrables sources d’archives – pour comprendre ce que de nombreux cadres
du parti ont vu et ont fait, ainsi que le sort de ceux d’entre eux qui n’ont
pas aimé cela (d’ailleurs, ces deniers étaient loin d’être une petite
minorité).
Les idéologies du
parti et de sa direction ont elles aussi effectué un saut en arrière
significatif. J'ai dit que beaucoup sont sortis de la “guerre civile” en
méprisant à la fois la démocratie et les masses. Dans certains milieux, comme
celui de Dzerjinski, sous et derrière la rhétorique officielle, circulaient
dans les années 1920 des idées selon lesquelles, étant donné l'obscurité (temnota) de ces masses, la tâche du
parti était essentiellement une tâche modernisatrice, bien que sur une voie qui
n'était pas capitaliste. Par conséquent, le parti était considéré comme un tsar
modernisateur, moderne et collectif –
un nouveau Pierre le Grand, pour être clair – prêt à mobiliser l’État et ses bureaucraties
pour faire avancer le pays.
En fait, pour de
nombreux dirigeants ayant perdu leurs illusions sur la classe ouvrière
(Djerzinski pensait que les ouvriers soviétiques étaient des « poids
morts » sur la voie du socialisme)[148] et ayant été déçus par
les défaites répétées en Occident, l’État et ses bureaucraties représentaient,
dans les années 1920, la seule force active existant dans le pays (l’on peut se
souvenir des pages pénétrantes de Rakovski concernant ces sentiments et ces
idées à la fin de la décennie).
Aussi, grâce à
Gorki et à son indéniable talent d’“imprésario” culturel à grande échelle,
Staline a pu se présenter, en 1929, comme l’incarnation de ces idées (il suffit
de lire de premier volume de Petr pervyi(*) d’Alexeï Tolstoï, publié précisément
en 1930, pour comprendre ce que l’on entend par là)[149].
Mais comme Gorki
allait le découvrir avec consternation[150], un bagage culturel
primitif et la violence de 1918-22 avaient poussé d’autres dirigeants
soviétiques – Staline, et y compris de nombreux membres de sa droujina – vers d’autres modèles et
références. C’est la raison pour laquelle la nouvelle vague de violence
antipopulaire de 1928-33 et les doutes déchirants quant à la loyauté des “grands
barons” de la vieille garde bolchevique – parmi lesquels quelques amis personnels
– ont pu facilement ressusciter cet Ivan Grozny(**)
duquel le Staline du milieu des années 1930 se sentait si proche.
C’est ainsi qu’a
été scellé le destin paradoxal d’un parti, qui avait débuté sa carrière comme
l’héritier de Stenka Razine[151] et de Pougatchev, mais
qui, très vite, dans son combat contre Pougatchev-Makhno et à l’époque où
Lénine inaugurait encore des monuments pour les dirigeants de grandes révoltes
paysannes du passé, a commencé à trouve ses véritables prédécesseurs dans les
grands tsars et chez leurs serviteurs comme Araktcheiev. En fait, dès mai 1920,
cette “évolution” était si évidente qu’elle a permis à Tchernov d’en dénoncer
son essence dans son célèbre discours non autorisé devant la délégation des
Trade-unions britanniques.
Le lien avec les
révoltes paysannes d’autrefois a cependant survécu ici et là – bien que dans une
position subordonnée et inoffensive – à la fois dans la propagande et dans l’historiographie
d’un système qui chérissait Engels comme un précurseur et qui publiait de
nombreuses éditions de sa Guerre des
paysans en Allemagne, ainsi qu'un certain nombre d'ouvrages consacrés aux insurrections
paysannes passées.
Pour en revenir à
la guerre paysanne soviétique, je pense que ses caractéristiques permettent
d’avoir une meilleure compréhension de certains développements ultérieurs,
depuis les purges jusqu’aux événements de 1939-41. Ceci est vrai de points de
vue très spécifiques – rappelons-nous le rôle de l’“école” d’Evdokimov dans les
aspects les plus sanglants des purges – de même que d’autres, eux plus généraux.
Comme Pasternak l’a si bien noté, par exemple, l’“esprit” de toute la décennie
portait l’empreinte des événements de sa première partie :
Je pense que la collectivisation a été une faute, un échec.
On ne pouvait pas l’avouer. Afin de masquer cet échec, il a fallu recourir à
tous les moyens d’intimidation possibles pour ôter aux gens l’habitude de juge et
de penser, pour les forcer à voir ce qui n’existait pas et à prouver le
contraire de l’évidence. D’où la cruauté sans précédent de l’époque d’Iejov[152].
J’aimerais
cependant attirer l’attention sur la relation existant entre cette guerre et la
question nationale. Sur le long terme,
la faiblesse de l’opinion selon laquelle la liquidation du problème paysan
résoudrait automatiquement la question nationale est apparue assez clairement.
Et le sort paradoxal que l’histoire a réservé à ses défenseurs a fait surface :
ils ont fini par construire – par l’urbanisation et l’industrialisation – de
nouvelles bases, peut-être plus solides, pour la résurgence des aspirations
nationales. Les positions des nationalistes de gauche comme de droite, qui, à
la suite de la “guerre civile”, voyaient dans l’instabilité du soutien paysan à
leurs efforts l’une des principales causes de leur échec partiel, ont été au
contraire, a posteriori, au moins partiellement justifiées.
Plus généralement,
depuis que le monde rural a fini par disparaître partout, l’on pouvait se
demander quelles ont été, et sont encore, les conséquences de la façon très
particulière dont ce problème a été traité et “résolu” en URSS. Celle-ci a consisté, comme nous le savons, dans la
répression maximale possible de la participation autonome des paysans, selon leurs propres conditions, au
processus de modernisation (c'est-à-dire dans leur propre disparition).
L’on pourrait
soutenir que, malgré la “ruralisation” des villes, les années 1930 ont vu un affaiblissement
considérable du lien entre les villes et la campagne, lequel avait été si fort
et si actif avant 1917 quand il s’était avéré être une grande ressource pour
les paysans urbanisés. Les années 1930 ont été celles au cours desquelles de
grands bidonvilles stables ont fait leur apparition : en 1939, environ un
tiers de la population vivait dans des villes et l’immense majorité de ceux qui
avaient pu échapper au nouveau “servage” se demandaient « quel imbécile
resterait dans un sovkhoze » et cessaient de penser à retourner dans les
villages.
Ceux qui sont
demeurés emprisonnés dans les nouvelles fermes collectives ont essayé
naturellement – comme cela a été récemment souligné[153] – de lire en leur faveur
les règles écrites par le régime. Ce faisant, ils ont apporté leur propre
contribution puissante à la stagnation et à l’inefficacité du système agricole
soviétique, lesquelles étaient déjà inscrites dans le code génétique des
principes qui ont inspiré sa construction.
Il s’agissait
cependant d’escarmouches d’arrière-garde, menées sur un terrain que l’État
avait choisi, contrairement à ce qui se passait avant 1917 et dans les années
1920. Cela ne signifie pas, bien sûr, que ce dernier ait atteint tous ses
objectifs, ni même la majorité d’entre eux, ni qu’il ait été à l’abri des
rétroactions provenant de l’environnement qu’il s’efforçait si durement de
transformer[154].
Les événements de
la “guerre civile”, et la “modernisation” impitoyable décidée d’en haut qui s’est
ensuivie, contribuent également à expliquer, je crois, les formes extrêmes
prises en URSS par un phénomène plus ou moins universel, à savoir l’aversion populaire pour la modernité en
général, y compris pour ses traits positifs (auxquels l’association avec le
système soviétique a donné une très mauvaise réputation). Comme Martov l’a
noté, cela été déjà le cas en 1920 mais, comme les slogans paysans l’indiquent,
le phénomène a explosé au début de années 1930[155]. Peut-être sommes-nous là
devant l’une des sources de la persistance en URSS, et dans les pays
postsoviétiques, d’un grand réservoir réactionnaire,
à la fois psychologique et idéologique.
Je voudrais
conclure avec une réflexion concernant un aspect de la nature générale du XX°
siècle. Celui-ci a été défini par une guerre féroce composée de nombreux
conflits féroces. Quiconque a été victime ou même simplement témoin de l’un
d’entre eux, en a souvent porté son empreinte pour le reste de sa vie, à moins
que notre siècle ne l’ait (il ou elle) ensuite frappé au point de prendre la
direction opposée (les cas ne manquent pas, depuis les Ukrainiens de Galice
devenus communistes en luttant contre l’oppression polonaise et entrés plus
tard en contact avec la famine de 1932-1933 et/ou avec l’invasion de 1939,
jusqu’aux communistes allemands livrés à la Gestapo en 1939-1940).
Ceci aide à
comprendre, je crois, la force extraordinaire de la logique de prendre parti qui a dominé le XX° siècle. Et la
violence, la fréquence et le caractère extrême, des courants nous aident à
expliquer pourquoi des personnes très semblables, partageant souvent des
origines identiques, ont pu évoluer selon des voies différentes. Cette question
a été soulevée de manière magnifique dans une lettre écrite dans les années
1920 par un borotbiste(*)
émigré à l’un de ses camarades qui avait décidé de rester et de travailleur
avec les bolcheviks :
Tu n’oseras pas me
qualifier d’antithèse… Et l’histoire te donnera raison. Elle retiendra : K.,
instituteur d’origine paysanne, un SR ukrainien, puis communiste-bolchévik
ukrainien ; H., instituteur d’origine paysanne, SR ukrainien. Tous deux ont
lutté pour la victoire du peuple travailleur, pour son gouvernement, pour un “système
soviétique”, pour l’Ukraine, pour un monde libre… Pourquoi l’un est-il devenu un
“janissaire” et l’autre s’est-il réfugié chez les “libérateurs” ? … Cela aurait
pu être l’inverse. Que ferait l’histoire
de nous ? [les italiques sont de moi][156].
En regardant
soixante-dix ans plus tard les histoires écrites de notre siècle, l’on ne peut
échapper au sentiment que même les meilleures d’entre elles ont été dominées,
comme la vie des borotbistes, par les événements tragiques de 1914-1956. Ce que
même les meilleurs historiens ont écrit a souvent été profondément influencé
par la façon dont ils ont été touchés par les grandes et violentes vagues d’un
siècle qu’ils n’ont souvent pas aimé et certainement pas choisi.
Personnellement, je pense qu’aujourd'hui il est à la fois possible et juste
d’essayer de le regarder en face et dans
son intégralité, sans se laisser dominer par lui.
[108] Il se pourrait
bien que les “opportunités” de dékoulakisation n’aient ébranlé que
temporairement une unité qui existait déjà en 1929. Selon Kamenev, les mesures
extraordinaires décidées par Staline avaient déjà poussé les paysans pauvres
vers les “koulaks” en 1928, quand – malgré les promesses du printemps – l’État
n’avait pas aidé le bedniak, le
forçant à compter sur les paysans aisés pour les semences et autres avances.
Voir Fel´shtinskii, éd., “Konfidentsial´nye” : 202.
[109] Danilov et
Berelowitch, “Documents”: 671–76. Je n’ai pas pu examiner le livre de Lynne
Viola Peasant Rebels under Stalin.
Collectivization and the Culture of Peasant Resistance [Les rebelles
paysans sous Staline. Collectivisation et la culture de la résistance paysanne]
(New York, 1996).
[110] Voir le texte sténographique du discours
d’Ordjonikidze susmentionné. L’on peut remarquer que, à la fin des années 1920,
la religion et l’Église étaient en réalité une affaire paysanne. En fait,
toutes deux avaient été “ruralisées” par la séparation de l’Église et de
l’État, par la répression des hiérarchies religieuses traditionnelles et par la
rupture des relations séculaires de cette dernière avec les élites traditionnelles du pays.
[111]
Danilov et
Berelowitch, “Documents” : 677–80 ; Graziosi, “Collectivisation” : 455 ; L.
Viola, “Bab´y bunty and Peasant Women’s Protest during Collectivization” [Le
Bab’y bunty et la protestation des femmes paysannes durant la collectivisation],
Russian Review 45, n° 1 (1986) :
23–42 ; Victoria E. Bonnell, “The Peasant Woman in the Stalinist Political Art
of the 1930s” [La paysanne dans l’art politique stalinien], American Historical Review 98 (1993) :
55–82
[112]
Andrea
Romano m’a aimablement fourni certains résultats de sa thèse sur le rôle de
l’armée dans la collectivisation. Voir aussi Romano et Tarchova (dir.), Krasnaia armiia i kollektivizatsiia derevni.
[113] En juillet 1928,
par exemple, Boukharine a dit à Kamenev que Staline croyait être le seul homme
capable de faire accepter aux paysans les mesures extraordinaires. Dans
Fel´shtinskii, éd., « Konfidentsial´nye » : 198.
[114] Graziosi,
“Collectivisation”. Selon les données officielles soviétiques, le nombre de dvory collectivisés s’élevait à 0,417
million en juin 1928 ; 1,9 en octobre 1929 ; 4,6 en janvier 1930 ; 14,5 début
mars 1930 ; 6 en mai 1930 ; 5,4 en septembre de la même année ; respectivement
6,6 et 12,8 en janvier et juillet 1931 ; 14,9 en juillet 1932 ; 22,5 en juillet
1933 et 23,5 en juillet 1934.
[115] A. Graziosi, “La conoscenza della realtà sovietica in Occidente : uno
sguardo panoramico”, dans Marcello Flores et Francesca Gori, eds., Il mito dell’ URSS (Milan, 1990) :
157–72 ; Gustav Hig, Incompatible Allies.
A Memoir History of German-Soviet Relationships, 1918–1941 [Des alliés incompatibles. Un rappel de l’histoire des
relations germano-soviétiques, 1918-1941] (New York, 1953) : 162–63 ;
Bundesarchiv, Abteilungen Potsdam, Dirksen Nachlass, 90 Di 1, n° 51.
[116] 116 V. P. Danilov, M. P. Kim, N. V. Tropkina, Sovetskoe krest´ ianstvo, 1917–1969 (Moscou, 1970) : 239 ; Robert
W. Davies, The Socialist Offensive. The Collectivization of Agriculture, 1929–1930 [L’offensive
socialiste. La collectivisation de l’agriculture, 1929-1930] (Londres, 1980):
247 ; David L. Hoffman, Peasant
Metropolis [La métropole paysanne] (Ithaca, 1994) : 33–42 ; Zemskov,
“Spetsposelentsy” ; id. “‘Kulatskaia ssylka’”. Sur les révoltes, voir Werth et
Moullec, Rapports : 357 et S. A.
Krasil´nikov et O. M. Mamkin, “Vosstanie v Parbigskoi komendature. Leto 1931
g.”, Istoricheskii archiv 3 (1994) :
128–38.
[117] Werth et Moullec,
Rapports: 45 ; Stephen Kotkin, Magnetic Mountain [La montagne
magnétique] (Berkeley, 1995) : 99.
[118] Le 8 septembre
1930, par exemple, la Direction Politique de l’armée informait Moscou que
« l’armée était submergée de lettres de nature koulak qui demandaient aux
soldats “de défendre la paysannerie, de retourner leurs fusils contre le
pouvoir soviétique” ». Dans Romano et Tarchova, éd., Krasnaia armiia i kollektivizatsiia derevni.
[119] Kh. Rakovski, “Na
s´´ezde i v strane,” Biulleten´
oppozitsii 25–26 (1930) : 9–32 ; M. Lewin, “The Disappearance of Planning
in the Plan (1973)” [La Disparition de la planification dans le Plan] dans Russia, USSR, Russia : 95–113 ; R. W.
Davies, M. Harrison, S. G. Wheatcrot, eds., The
Economic Transformation of the Soviet Union 1913-1945 [La transformation
économique de l’Union soviétique 1913-1945] (Cambridge, 1994) : 166.
[120] Voir par exemple
E.A. Osokina, “Za zerkal´noi dver´iu Torgsina,” Otechestvennaia istoriia 2 (1995) : 86–104. Le 11 novembre 1931, le
Politburo approuvait la proposition détaillée de Staline de créer un fonds
spécial consacré à l’extraction de l’or dans la région de la Kolyma. Au cours
de ces mêmes mois, Boubnov sélectionnait les trésors artistiques destinés à
être vendus à l’étranger.
[121] Les documents
récemment oubliés de l’osobaia papka du
Politburo de la mi-1931 à 1933 révèlent l’ampleur de cette obsession. Les
dirigeants soviétiques ont alors consacré une part extraordinaire de leur temps
et de leur attention aux plans d’import-export, aux décisions monétaires et à celles
relatives au commerce extérieur, etc.
[122] M. Lewin,
“’Taking Grain’: Soviet Policies of Agricultural Procurements Before the War
[‘Prendre le blé’ : la politique soviétique des approvisionnements agricoles
avant la guerre] (1974) dans Making of
the Soviet System [La création du système soviétique] (New York, 1985) :
142–77 est peut-être encore la meilleure étude disponible. Voir aussi Davies,
Harrison et Wheatcrot, eds., Economic
Transformation [Transformation économique] : 285–91 et Danilov et Ivnicki, Dokumenty : 40.
[123] Naturellement,
les petits soulèvements, les troubles de masse et les vengeances personnelles,
n’ont pas complètement disparu. Leur existence est attestée, entre autres, par
la liste des personnes dont la condamnation à mort a été confirmée par le
Politburo. Les 26 et 31 mars 1932, par exemple, cet organisme a autorisé l’exécution
de plusieurs “bandits koulaks” et dirigeants de “soulèvements koulaks”. La
liste comprenait Michail Vinitchouk, un paysan moyen individuel (seredniak
edinolichnik). Au cours de la révolte qu’il a dirigée, sept communistes ont été
tués, dont deux brûlés vifs. Dans RTsKhIDNI, p. 17, op. 162, d. 12, ll. 69–70.
[124] Dans la région du
Don, 40 000 membres du parti ont été exclus entre novembre 1932 et janvier
1933. Au Kouban, plus de 50 pour cent des secrétaires du parti au niveau des
kolkhozes et 45 pour cent des membres parti ont été purgés. En Ukraine, près de
20 pour cent des administrateurs de kolkhoze avaient été démis de leur fonction
à la fin de 1932. Dans V. P. Danilov (dir.), Ocherki istorii
kollektivizatsii sel´skogo khoziaistva v Soiuznykh respublikakh (Moscou,
1962) : 54–55 ; Ilarion I. Slyn´ko, Sotsialistychna
perebudova sil´s´koho hospodarstva Ukrainy, 1927–1932 (Kiev, 1961) :
289–291.
[125] La Direction
Politique de l’Armée, dans son rapport de 1933 à Vorochilov sur les conditions
politiques-morales de l’Armée rouge, parlait « des difficultés
particulières de la guerre de classe dans le Caucase du Nord, en Ukraine et
dans la Basse Volga ». Dans Romano et Tarkhova (dir.), Krasnaia armiia i kollektivizatsiia derevni.
(*) En français dans le texte. (NdT).
[126] Graziosi, Lettere : 157 sqq. La traduction
anglaise d’une sélection de rapports diplomatiques italiens se trouve à
l’annexe II, dans United States Congress Commission on the Ukraine Famine, Report to Congress (Washington, DC,
1988) : 395–506. Une traduction française se trouve dans Cahiers du monde russe et soviétique 30, n° 1–2 (1989) : 5–106.
Récemment, deux importants recueils de documents ont été publiés en Ukraine :
R. Ia. Pyrih et al. (rédacteurs) Holod 1932–33
rokiv na Ukraini. Ochyma istorykiv, movoiu dokumentiv (Kiev, 1990), et
Mykhailychenko et Shatalina (rédacteurs), Kolektyvizatsiia.
[127] Commission sur la Famine
Ukrainienne, Report : 74–75 ;
RTsKhIDNI, p. 17, op. 162, d. 12, l. 109 ; Spetsdonesenie
Politupravleniia UVO, 29/4–3/5/1932, dans Romano et Tarkhova, eds., Krasnaia armiia i kollektivizatsiia derevni.
[128] RTsKhIDNI, p. 81
(Kaganovitch), op. 3, d. 99, l. 144. C’est l’un des fonds que la RTsKhIDNI a
récemment reçu des archives présidentielles. Il contient entre autres un
certain nombre de lettres de Staline à Kaganovitch, écrites pour la plupart
dans les années 1930, qui complètent celles adressées à Molotov (Pis´ma I. V. Stalina V. M. Molotovu,
1925-1936. Sbornik dokumentov (Moscou, 1995)).
[129] Voir Blum : Naître : 102-03 pour les courbes
des taux de mortalité. Il faut se souvenir que la famine de 1921-22 avait
débuté en mai-juin. Les deux plus grandes famines soviétiques ont par
conséquent des chronologies assez différentes, indépendamment des effets des actions
de l’ARA [American Relief Association (NdT)] sur le développement de la
première. La zasouka (sécheresse) de
1921 a pu être l’une des causes de cette différence qui mériterait cependant
une étude spéciale.
[130]
Rossiiskaia Akademiia Nauk, Institut Rossiiskoi Istorii, Naselenie Rossii v 1920–
1950–e gody (Moscou, 1994) : 59–60 ; E. A. Osokina, “The Victims of the
Famine of 1933 : How Many?” [Les victimes de la famine de 1933 : combien ?], Russian Studies in History 31 (1992) ;
Blum, Naître : 95 sqq. ; Davies,
Harrison et Wheatcrot, eds., Economic
Transformation [Transformation économique] : 57–80, 273–75 ; Natalia A. Aralovets, “Poteri naseleniia
Sovetskogo obshchestva v 1930–e gody : problemy, istochniki, metody izucheniia”, Otechestvennaia istoriia 1 (1995) :
135–46.
[131] RTsKhIDNI, p. 17, op. 162, d. 14, l. 38. Il n’est pas surprenant que la
qualité du pain se soit effondrée. Cela a été particulièrement vrai pour la
variété qui circulait encore dans les campagnes avant le point culminant de la
tragédie. Les paysans ukrainiens désespérés ont alors commencé à envoyer par
courrier aux soldats des échantillons de ce qu’ils étaient obligés de manger
(dans Romano et Tarkhova, eds., Krasnaia
armiia i kollektivizatsiia derevni). Il est assez intéressant de noter
qu’il y a quelques années j’ai trouvé deux de ces échantillons, collectés par
le consul italien à Kharkiv, dans les archives du ministère des Affaires
étrangères italien.
[132] Voir Commission
on the Ukrainian Famine, Report
[Rapport] ; Robert Conquest, The Harvest of Sorrow : Soviet Collectivization
and the Terror Famine [La révolte du chagrin : la collectivisation
soviétique et la famine de la terreur] (Londres, 1986) ; Holodomor 1932-1933 rr
v Ukraini : prychyny i naslidky : Materialy Mizhnar. nauk. konf., Kyiv 9–10
veresnia 1993 r. (Kiev, 1995).
[133] Les démographes
ont conclu que, compte tenu des données disponibles, il faudra continuer à
raisonner en termes de marges d’erreur relativement grandes. Cependant, la
nature et l’ampleur du phénomène sont désormais claires. Voir Massimo Livi-Bacci, “The Human Cost of
Collectivization in the USSR” [Le coût humain de la collectivisation en URSS], Population and Development Review
19, n° 3-4 (1993) : 743-66.
[134] Mais récemment
quelques exemples pitoyables de pratiques et de “styles” du passé ont commencé
à réapparaître. Voir par exemple Stefan Merl, “Golod 1932–33 godov—genotsid
ukraintsev dlia osushchestvleniia politiki rusifikatsii ?,” Otechestvennaia istoriia 1 (1995) :
49–61. Pour une manière digne et érudite de soulever des questions similaires,
voir Iliia E. Zelenine, N. A. Ivnicki, V. V. Kondrachine et Evgeni Oskolkov, «
O golode 1932-33 godov i ego otsenke na Ukraine », Otechestvennaia istoriia 6 (1994) : 256-62. Mon opinion, et
j’espère que cet essai la rendra claire, est que, même si l’on ne peut pas
parler d’une famine créée intentionnellement dans le but d’effacer la nation
ukrainienne, l’on ne peut pas nier que : a) la lutte entre le régime et les
paysans (et d’autres personnages traditionnels comme les nomades) dans
certaines régions de l’URSS depuis au moins 1919 a pris des aspects
particulièrement féroces en raison de facteurs nationaux, ethniques et
religieux ; b) Staline le savait bien, étant donné son expérience directe
et ses théories sur le nationalisme et ses racines ; c) certaines de ces
régions étaient en effet aussi des centres de production céréalière importants,
un fait qui a rendu le conflit encore plus aigu ; d) quand la famine est
survenue, elle a été utilisée pour “punir” les habitants des régions qui
avaient opposé le plus de résistance à la politique du régime ; e) sans
surprise, ces régions ont souvent coïncidé avec les régions non russes
susmentionnées ; f) parmi elles, l’Ukraine a été de loin la plus
importante (même si en termes relatifs, c’est le Kazakhstan – une région non
russe – qui a le plus souffert) : g) l’ampleur et la concentration des
décès dus à la faim en Ukraine, ainsi que la politique adoptée par le régime,
font de la famine de 1932-33 un phénomène qui, du moins en Europe, ne peut être
comparé qu’aux crimes nazis ultérieurs ; h) au moins objectivement, il y
avait l’implication d’éléments de l’impérialisme russe, en particulier aux yeux
des populations non-russes étrangères soumises à la politique meurtrière qui
provenait de Moscou.
[135] En mars 1933, par
exemple, anticipant clairement les révoltes paysannes, le Politburo décidait
d’envoyer immédiatement en camp (ITL) ceux qui étaient condamnés à plus de deux
ans et qui étaient détenus dans des endroits “dangereux” comme l’Ukraine, le Caucase
du Nord et la région centrale des Terres Noires ; il accordait à la troïka
dirigeante du GPU ukrainien (Balitski-Karlson-Leplevski) le droit « de
lutter contre l’insurrection et la contre-révolution en appliquant la peine de
mort (rassmotreniia del po povstanchestvu i k. -r. s primenenii VMSZ) » et
il acceptait la proposition de l’OGPU d’organiser en Sibérie occidentale et au
Kazakhstan de nouvelles colonies pour un million supplémentaire de
spetspereselentsy. Voir RTsKhIDNI, p. 17, op. 162, d. 14, ll. 89–96.
[136] Dans Nikita S.
Khrouchtchev, “Vysokaia ideinost´ i khudozhestvennoe masterstvo,” Pravda (8 mars 1963).
[137] En mai 1931, le
fonds de réserve de céréales du Sovnarkom a été utilisé pour aider les régions
ukrainiennes frappées par une inondation. Un an plus tard, 35 000 tonnes
de blé, déjà stockées dans les ports locaux et destinées à l’exportation, ont
été données à l’Ukraine du Sud (mais l’on ne sait pas précisément si elles ont
atteint les villages ou bien si elles ont été utilisées pour nourrir la
population urbaine) ; RTsKhIDNI, p.17, op.162, d. 10, l. 43 et d. 12, l.
132. Des données intéressantes sur les stocks de céréales ont été publiées
récemment dans R. W. Davies, Mark B. Tauger et S. G. Wheatcrot, “Stalin, Grain
Stocks and the Famine of 1932-33” [Staline, les stocks de céréales et la famine
de 1932-33], Slavic Review 54, n° 3
(1995) : 642-57, un article malheureusement entaché par une argumentation
spécieuse et par son obsession des polémiques passées - et honteuses –.
[138] L. Marcucci, “Il primato dell’ organizzazione. Biografia politica di
Lazar’ Kaganovich”, PhD Thesis, Scuola Superiore di Studi Storici, Università
di S. Marino (1991–92) : 282–83. Marcucci n’a cependant pas pu utiliser les
documents récemment publiés par les archives présidentielles, lesquels
comprennent – entre autres choses –
plusieurs dela concernant les
missions de Kaganovitch en 1932 en Ukraine et dans le Caucase du Nord (op.
3, d. 214-216).
[139] Andrea Romano et
Nonna Tarkhova publieront les documents concernés dans leur sbornik déjà mentionné. C’est le nom
d’Araktcheiev qui me vient naturellement à l’esprit.
[140] “Rapport de
l’Instructeur du Comité exécutif central Brouk sur la préparation de la
campagne de semailles dans la région du Don”, dans Werth et Moullec, Rapports : 155.
[141] Graziosi, Lettere : 192–94. L’on
possède une médiocre édition des documents diplomatiques allemands avec Dmytro
Zlepko, ed., Die ukrainische
Hunger-Holocaust : Stalins verschwiegener Völkermord 1932/33 an 7 Millionen
ukrainischen Bauern im Spiegel geheimgehaltener Akten des deutschen Auswärtigen
Amtes : eine Dokumentation
(Sonnenbühl, 1988).
[142] Lewin, Taking : 173–77.
[143] Khlevniuk et al., eds., Stalinskoe
Politbiuro : 146.
[144] Werth et Moullec, Rapports :
162–66. Bien
sûr, la victoire dans la guerre a également joué un rôle crucial dans ce
changement d’attitude. Comme dans les années d’avant-guerre, l’emprise du culte
de Staline sur chaque génération successive de jeunes urbains soviétiques a été
forte pour des raisons qui ne dépendaient pas des événements auxquels nous
avons affaire ici. Sur la famine de 1946-47, voir V. F. Zima, “Golod v
Rossii 1946–1947 godov”, Otechestvennaia
istoriia 1 (1994) : 35–52 et id., “Golod i prestupnost´ v SSSR, 1946–47
gg”, Revue des études slaves 66, n° 4
(1994) : 757–76.
[145] Il ne s’agit pas
de nier la réalité de la “modernisation” stalinienne, mais son essence ne peut
pas être comprise sans prendre en considération le contexte dans lequel elle a
eu lieu, à savoir la guerre que j’ai tenté d’esquisser dans cet essai. Si l’on
comprend bien ce contexte, le fait qu’une telle “modernisation” puisse produire
à court terme une régression politique vers un despotisme d’autrefois cesse
d’être surprenant. Il faut également se souvenir que les particularités de la
“modernisation” soviétique en ont fait aussi une entreprise difficile à long
terme (j’examine ce point dans “L. G.
Piatakov” : 162-66).
[146] C’est pour ces
raisons que l’hypothèse du despotisme agraire ne me convainc pas. Le despotisme
de Staline était en réalité le produit d’une décision de mener la guerre contre
la paysannerie afin de bâtir une nouvelle variété particulière de société industrielle.
[147] D’un point de vue
plus général, ce processus peut être considéré comme faisant partie intégrante
de cette “criminalisation” de l’ensemble de la société soviétique à laquelle
j’ai fait référence en évoquant les conséquences de la collectivisation sur de larges
couches de la population.
[148] Dans Werth, “Une
source inédite” : 27.
(*) Pierre le Grand. (NdT).
[149] Graziosi,
“Stalin’s” : 244–45, 253–55. Concernant l’origine du livre de Tolstoï, voir aussi Georges Nivat, “La genèse
d’un roman historique soviétique : Pierre le Grand d’ Alexis Tolstoï”, Cahiers du monde russe et soviétique 2,
n° 1 (1961) : 37–55.
[150] Ses lettres
récemment découvertes datant de 1934-1935 suggèrent qu’à ce moment-là Gorki
était au moins partiellement conscient de son appréciation erronée de la
personnalité et de la politique de Staline.
(**) Ivan le Terrible. (NdT).
[151] Pour témoigner de
la complexité et des paradoxes de la “construction du mythe” de ces années-là,
en 1917-1918, les Cosaques antibolcheviques de droite prétendaient également
être les héritiers des grands chefs rebelles. Kaledine, par exemple, a utilisé un
détachement appelé “Stepan Razine” pour réprimer les révoltes locales contre
son régime. Voir Holquist, A Russian
Vendée [Une Vendée russe] : 145.
[152] Pasternak, Il dottor Živago : 659.
[153] Sheila
Fitzpatrick, Stalin’s Peasants :
Resistance and Survival in the Russian Village after Collectivization [Les
paysans de Staline : résistance et survie dans le village russe après la
collectivisation] (New York, 1994).
[154] M. Lewin, “The Kolkhoz and the Russian Muzhik” (1980), maintenant dans
in The Making [La fabrication] :
178–90.
[155] Graziosi, “Collectivisation”
: 547.
(*) Membre du Parti Communiste
Ukrainien (de borotba = la lutte).
(NdT).
[156] Maistrenko, Borot´bism
: 209–12.
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