Le feuilleton de la lutte syndicale contre la prolongation de l'âge de la retraite commence déjà à suer
l'ennui. On n'assiste pas à une division syndicale comme à l'ordinaire lorsqu'il faut saboter toute lutte d'envergure de la classe ouvrière. On finasse en prétendant prendre en compte le malaise des consommateurs ou des transportés. On ne peut plus recourir systématiquement à la grève, chose qui coûte cher en un temps où la bourgeoisie nous « appauvrit », en plus « on risque de ne pas être suivi », ajoute notre syndicaliste de base, ce qui, miracle de la dialectique syndicrate, suppose à la fois que le gréviste potentiel n'est pas complètement con mais que s'il ne suit pas alors il oblige le syndicat à inventer d'autres trucs. « On va donc faire grève deux jours à la SNCF », puis voir si d'autres secteurs suivent ». Plus statique tu meurs. « C'est très compliqué pour les OS (organisations syndicales) tout le monde ne suit que deux ou trois jours ». Donc ne rêvez pas, on ne va pas vous vendre un mouvement massif, rentrez chez vous ! On s'occupe du reste. « Dans la durée c'est pas évident »... pourtant en décembre ils nous promettaient tous
Dans l'attente des prochains épisodes, voici encore des extraits de mon « Missionnarisme » qui nous interroge aussi sur notre époque et son absence d'homme providentiel, pouvons-nous nous attendre à un moment gravissime de la crise et de la guerre capitaliste en cours à un homme (ou une femme) providentiel ?
LE MESSIANISME FASCISTE
On a souvent prétendu que le fascisme avait été un copieur du communisme, en particulier via sa mission millénaire et sa brève contestation initiale de la propriété privée. Dans le film de Dino Risi en 1962 – La marche sur Rome – on nous conte comment deux ploucs, Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi se sont fait rouler par le fascisme1. Le moment le plus drôle est probablement l'épisode où les deux lascars, après avoir dérobé une limousine à un riche noble, rapportent celle-ci à leur chef fasciste en criant « c'est la propriété du peuple », et se font gifler avec un hurlement de colère de leur officier.
Autre sociologue mieux connu de l'Ecole de Francfort, Marcuse associait non pas le fascisme italien mais le nazisme au devenir technologique du capitalisme qui impulse une compétition impitoyable entre les individus, annule toute distinction entre l’économie et le politique de telle façon que « les forces économiques deviennent des forces politiques directes ».
La « souveraineté » du Parti n’est pas incompatible avec la « souveraineté » des entreprises industrielles ni avec celle de l’armée. La transcendance des conflits et antagonismes sociaux qui est une des composantes de l’idéologie nazie se métamorphose dans la guerre d’expansion qui se pose comme but suprême d'élévation. Le nazisme a besoin cependant de l'antique croyance. Hitler jouait sur plusieurs registres de la religion – aryanisme, nordisme, déisme, christianisme. Mussolini félicitait publiquement le Vatican qui « poursuit la tradition latine et impériale de Rome ». Bien qu’athées, le Führer et le Duce prirent soin de ménager leurs Eglises.
Le nazisme fût une mystique politique, du même ordre que la mystique patriotique en 1914 et que l'engagement djihadiste, qui est un mouvement de jeunesse comme le furent les deux formes du fascisme, néo-patriotique et décolonisé d'aujourd'hui. Plus lucide que nos marxistes d'avant-guerre c'est un jeune juriste, futur gaulliste qui en fût le principal alerteur d'incendie2.
En qualifiant de « mystique » cette idéologie nationale-socialiste et en déroulant certaines des conséquences qui s’y attachent, René Capitant n’est pas complètement original ; il l’est davantage en caractérisant, « à chaud » en quelque sorte, le nazisme comme religion sécularisée, ayant à sa tête Adolf Hitler, « Le dictateur allemand, grand-prêtre d’une idéologie qui s’empare de la nation et lui impose une mobilisation totale, politique, économique, intellectuelle, et morale ».
La démarche de René Capitant diffère totalement de son contemporain, Franz Neumann, juriste lui aussi, et membre de l'école de Francfort, qui considérait l’idéologie nazie comme une doctrine purement opportuniste sur laquelle on ne peut fonder aucune analyse sérieuse du régime et sous-estimait comme nombre de marxistes des années 1930 le potentiel de durée du nazisme, comme nos gauchistes avec l'arrivée au pouvoir de Khomeini en 1979.
Structures idéologiques et politiques, système économique, organisation de la nouvelle société enfin, l'auteur croyait démonter un par un les rouages d'un régime qui lui apparaissait, à l'image du Béhémoth de l'eschatologie juive, comme le règne du chaos et de l'anarchie. Loin d'être l'incarnation d'un Etat autoritaire, le IIIe Reich aurait été un non-Etat, Le charisme de Hitler était réduit à un stratagème de domination et son discours à une manipulation cynique destinée à occulter le fonctionnement du pouvoir. Or, par contre, le grand mérite de René Capitant, c’est d’avoir aperçu très tôt toute l’importance de la mystique de la contre-révolution culturelle nazie, qui fait penser rétroactivement à la contre-révolution cultuelle islamique.
Cette dimension religieuse, mystique ou messianique se reflète pour Capitant notamment dans l’art de gouverner qui est à des kilomètres du gouvernement libéral classique. Il note par exemple que « le national-socialisme […] sous-estime systématiquement le risque d’erreur » dans l’exécution de sa politique. En revanche, « quant aux buts et quant à la méthode de l’action, quant aux lignes générales de son programme, il est bien trop pénétré de mystique et de messianisme pour ne pas affirmer être en possession de la vérité. Il procède par dogmes, il apporte à l’Allemagne une révélation, une religion et le dogme exclut l’erreur » .
Il n'a de cesse de souligner chez Hitler la dimension d’un nouveau prophète politique qui, mêlant la politique et la religion (la mystique), est capable d’enflammer les foules et donc de provoquer l’adhésion ou la communion populaire. « Hitler est sincère, comme un prophète. Il ne peut plus renier son idéologie qui s’est emparée de lui à tel point qu’il ne peut plus penser que par elle, et qu’elle est devenue sa vraie substance mentale ». On pense à l'ayatollah Khomeini et à ces foules électrisées.
À l’inverse de la démarche de certains des soi-disant marxistes qui pensaient relativiser l’idéologie nazie au profit de l’analyse des rapports sociaux, le jeune juriste français jugait primordial de prendre conscience de leur cohérence doctrinale mystique. Dès 1935, témoin attentif des premiers succès d’Hitler il avertissait tous les intellectuels inspirés par la seule philosophie matérialiste qu’ils ne devaient pas balayer d’un revers de la main toute cette « mystique » nazie. Il s’était aperçu « qu’une analyse de l’État ne saurait suffire à rendre compte du nouveau régime. Il faut d’abord prendre pleinement conscience d’une authentique révolution intellectuelle, puis étudier l’impact de cette révolution sur l’organisation de la société par l’intermédiaire du pouvoir politique »
Hitler, disait Capitant, croit à la puissance de dieu, de ce dieu dont la grâce l’a si puissamment aidé dans l’accomplissement de sa mission allemande. Aussi ne craint-il pas d’invoquer le droit à la vie, le Lebensrecht de l’Allemagne […] pour fonder sur elle la restitution des colonies qui ont été indûment et injustement confisquées à l’Allemagne ». [
« Ne croyons pas trop vite à la victoire de la réalité. […] Semblable à Mahomet soulevant l’Islam, Hitler prêche la religion du germanisme et s’apprête à fonder un nouvel et prodigieux empire. Le matérialisme historique nous enseigna longtemps que les intérêts mènent le monde. Nous voudrions que l’esprit le domine, mais craignons que la passion et le fanatisme puissent encore le bouleverser ».
Mein Kampf est le fruit des lectures chaotiques d’Hitler : « Ce jeune homme déclassé et nerveux, paresseux mais intelligent, dont l’orgueil est blessé, se verrait bien révolutionnaire. Il faudrait pour cela glaner des idées moins éculées que celles que la presse droitière peut offrir, puis les synthétiser. Il va s’y employer et il va y réussir. », écrivit bien plus tard Jean-Louis Vullierme et cette idéologie n'est pas seulement le fruit de la folie. Hitler a puisé aussi chez les penseurs américains et européens.
Pour l'historien Mommsen « L'Allemagne est encore le pays 'classique' de l’irrationalisme, le sol où il a évolué de la manière la plus diversifiée et complète et peut donc être étudié pour le plus grand profit, tout comme c’est en Angleterre que Marx a enquêté sur le capitalisme ».
« Mais avec l’irrationalisme quelque chose d’autre, quelque chose de plus est. L'irrationalisme est simplement une forme de réaction (réaction au sens double du secondaire et de rétrograde) au développement dialectique de la pensée humaine. Par conséquent, du côté réactionnaire, toute crise majeure de la pensée philosophique en tant que lutte socialement conditionnée entre des forces naissantes et en décomposition produit des tendances auxquelles nous pourrions appliquer le terme 'irrationalisme'. La question de savoir si l’emploi général de ce terme aurait un but scientifique est, nous l’admettons, discutable. D’une part, il pourrait donner l’impression fausse d’une ligne uniformément irrationaliste dans l’histoire de la philosophie, comme l’irrationalisme moderne a en fait essayé de donner. D’autre part, l’irrationalisme moderne, pour des raisons que nous sommes sur le point d’énoncer, a de telles conditions d’existence spécifiques découlant de la particularité du capitalisme ».
Les religions sont l'irrationalisme par excellence. Elles ont accompagné le développement capitaliste sans jamais le contrarier. Elles sont toujours bousculées, remises en cause ou négligées lors des grandes révoltes sociales. La « révolution conservatrice » n'a pas pu s'en passer, allant toutefois jusqu'à massacrer les tenants de la religion judaïque et les Témoins de Jéhovah. Depuis la fin de la seconde boucherie mondiale le capitalisme s'est bien gardé de se passer des religions. Elles garantissent presque toutes la paix sociale et l'oppression qui va avec. L'historien Mommsen, lui, a raison d'insister pour dire, que en vérité depuis l'Etre suprême mal fagoté et dérisoire de Robespierre, la bourgeoisie a été incapable par elle-même de se débarrasser de l'illusion/aliénation religieuse.
La doctrine nazie inversait toutes les valeurs, à la manière du stalinisme « marxiste » d'ailleurs. Non seulement l’individu était désormais privé d’existence et donc de droits, mais encore, il perdait toute autonomie dans la mesure où cette exaltation de la communauté débouchait sur l’obéissance, prétendument volontaire à un Chef. Le règne du nazisme, c’est celui de la soumission, comme l'islam et de la servitude volontaire.
À plusieurs reprises, Capitant soulignait cette folle prétention des nazis à gouverner les esprits qui se heurte à la conscience qui, dans ses moindres replis, peut toujours refuser cette violence de l’État inscrite dans la politique d’embrigadement des citoyens, comme le croyant musulman peut le faire lui aussi mais dans les régions hors de l'aire de domination de la terreur islamique.
UN PROPHETE ITALIEN
En 1902, âgé de dix-neuf ans, Mussolini dresse un compte rendu enthousiaste du congrès qui a réuni les socialistes italiens à Imola, dans lequel il dénonce les « prophètes en retard » qui annonçaient la scission et la fin du socialisme italien, alors que celui-ci apparaissait dynamisé et vitalisé par l’arrivée d’une nouvelle génération, les Bordiga, Ottorino Peronne, Gramsci, etc. L’emploi du terme prophète dans cette première occurrence était en partie abusif, en ce qu’il renvoyait à des hommes politiques qui ont certes formulé des pronostics jugés erronés, mais qui ne s’étaient pas véritablement posés en prophètes. Le procédé d’argumentation que déploie Mussolini à cette occasion – et qu’il utilise ensuite régulièrement, tout au long de sa carrière – consiste à condamner a posteriori non seulement l’erreur, c’est-à-dire le manque de clairvoyance de ses adversaires politiques, mais aussi l’imposture d’avoir voulu parler en prophètes.
Durant la période du Biennio rosso, il accuse les « falsi pastori » (faux pasteurs) socialistes de créer l’« attente messianique d’un paradis à portée de main » auprès des classes prolétaires, en promettant l’avènement imminent d’une révolution sociale qui n’aura pas lieu. Pendant les années du régime fasciste, enfin, il tournera à plusieurs reprises en dérision les « funerei profeti » (funèbres prophètes) qui dès 1923 annonçaient la mort prochaine du fascisme, alors que celui-ci « dure, dure, dure ».. Malgré les contextes et les enjeux extrêmement différents, la posture de Mussolini reste la même : il se présente comme un homme à qui les événements ont donné raison, sans écouter le verbe des faux prophètes. Il ira juqu'à dire, alors qu'il pose lui-même au prophète que « les prophètes n’appartiennent pas à notre race », mais à la « race juive ».
La prophétie était intégrée au discours politique de Mussolini dès le début de la campagne interventionniste à l’automne 1914.3
Sur le modèle de D’Annunzio – et des prophètes islamiques « radicaux » de notre époque - il rythme ses propos de dialogues avec le public auquel il affirme que « dans dix ans l’Europe sera fasciste ou fascistisée », tout en refusant de considérer son propos comme une prophétie : « d’ici dix ans, on peut le dire sans faire les prophètes, l’Europe sera modifiée ». Tout en prétendant le contraire, Mussolini adopte sciemment une attitude de prophète et joue de cette image qu’il renvoie aux Italiens. Mussolini est arrivé au pouvoir dix ans avant Hitler qui a donc pu s'inspirer de son mysticisme. Selon le spécialiste du Vatican, Peter Godman, à l’époque dans un de ses discours, la rhétorique de Mussolini « avait déjà pris un ton mystique et messianique […] Il souhaitait être considéré comme un nouvel Auguste, un second César. […] La tâche réclamait un surhomme. Contre le paradis sur terre que Mussolini cherchait à instaurer, se dressaient les forces démoniaques des libéraux, des démocrates, des socialistes, des communistes et (plus tard) des juifs. Pourtant, il allait triompher de ces ennemis de l’humanité, car il n’était pas seulement César Auguste, il était aussi le Sauveur ».
Bis répétita finalement pour son « élève ». L’historien Ian Kershaw écrit qu’en 1936, « l’autoglorification narcissique [de Hitler] avait enflé de manière incommensurable sous l’impact de la quasi-déification que ses partisans projetaient sur lui. À ce stade, il se pensait infaillible […] Le peuple allemand avait façonné cet extraordinaire orgueil personnel de chef. Il allait bientôt en connaître toute la mesure : le plus grand pari de son histoire nationale, afin d’atteindre une totale domination du continent européen »
Mussolini et Hitler étaient résolus à ravir au déterminisme marxiste mondialiste ce qu’ils estimaient être les enjeux et les opportunités de leur époque : en finir avec la révolution bolchevique par haine et vengeance, les conséquences de la guerre mondiale, et l’instabilité économique et sociale, autrement dit les souhaits désespérés de la bourgeoisie mondiale. Il ne faut pas négliger non plus la soumission des masses, leur attente après-guerre d'un « chef capable de combattre la compromission et la corruption », comme à notre époque d'ailleurs, ce qui est aussi une motivation des tueurs islamistes, pas totalement infondée.
Richard Bosworth, auteur d’une biographie de Mussolini, écrit : « En 1914, de nombreux italiens étaient à la recherche d’un "chef" capable de pourfendre la compromission, la confusion et la corruption qu’ils constataient partout autour d’eux et, même s’il ne s’agissait sans doute encore que d’un groupe restreint, on commençait à reconnaître en Mussolini un candidat potentiel pour ce rôle. »
D’après Kershaw, l'élaboration de Mein Kampf a donné à Hitler « l’absolue conviction de ses qualités et de sa mission quasi-messianiques ». Au même moment où Hitler était en train de rédiger en prison son futur best-seller, en Italie, où....
1Lire : L’embrigadement de la jeunesse italienne sous le régime fasciste | La Ligue de l’Enseignement (ligue-enseignement.be)
2 Si on a entendu parler naguère de René Capitant (1901-1970), ce juriste intransigeant gaulliste de gauche, qui fut deux fois ministre du général de Gaulle ministre de l’Éducation dans le Gouvernement provisoire de la République française (1944-1945) et Garde des Sceaux (1968-1969) , on connaît moins son œuvre constitutionnelle et encore moins son analyse du mysticisme hitlérien.. René Capitant et sa critique de l'idéologie nazie (1933-1939) | Cairn.info
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