par Julien Coffinet (1907-1977)
Ce texte de Julien Coffinet est écrit en 1938, pour l'essentiel il vous paraîtra très actuel, pertinent sur la composition moderne de la classe ouvrière, ses contradictions et ses jalousies et inégalités corporatives, sur la faillite du « progrès capitaliste ». La plupart des discours qui se veulent marxistes de nos jours affichent leur conviction d'une sainteté de la classe ouvrière unie les mains jointes à la fin des temps (capitalistes) pour une prière finale communiste ; ils idéalisent le chômeur qui n'est de plus en plus ni prolétaire ni étranger à une rédemption nationaliste de la société. Coffinet nous dit que la « mission » du prolétariat est finie dès 1938, alors qu'il n'y a en fait jamais été question de mission chez Marx mais d'un projet, d'une alternative au capitalisme « possible » mais peut-être un jour finalement impossible.
Les classes ouvrières des différents pays, devrait-on dire plutôt, n'ont pas été fichues d'empêcher deux guerres mondiales, malgré la fin provisoire de la première, sous la poussée d'une situation révolutionnaire (aléatoire) à partir de la Russie. Coffinet, en particulier à la fin de son raisonnement assez brouillon ne croit plus à une « mission » du prolétariat sans doute parce que, un peu artiste sur les bords, il y a cru lui aussi à cette soit disant mission. Ses doutes et sa remise en cause de la classe ouvrière sont compréhensibles. Un an avant la guerre mondiale, inconsciemment il est le reflet du cours à la défaite programmée du prolétariat, en plein désarroi et qui n'a plus ni confiance en soi ni vigueur pour relever la tête face à l'abîme qui s'annonce.
Mais hormis cette inconscience de la gravité de l'heure, Coffinet creuse bien sur la nature de la classe ouvrière moderne. Elle n'est pas homogène structurellement. Il a travaillé avec Mattick et Lucien Laurat, qui étaient tout sauf léninistes. Or, comme lui ces théoriciens du mouvement ouvrier, économistes plus que politiques se sont interrogés sur un sujet qui fâche léninistes et trotskiens, et même le CCI qui a toujours plus ou moins évité le sujet : la hiérarchie dans la production. Coffinet est le premier à faire le parallèle et le lien entre hiérarchie syndicale et hiérarchie à l'usine ; il y a un aller et retour et équivalence. A la fin de ma carrière dans le service public, la CGT et les autres mafias syndicales s'affaiblissant, les permanents ne perdirent pas leur emploi hiérarchique, les bonzes en chef étaient nommés contremaîtres... sans connaître le travail.
Il y aurait beaucoup de choses à écrire sur les méfaits du corporatisme, l'orgueil des conducteurs de train, le mépris des commerciaux pour les bleus, l'indifférence pour les esclaves d'UBER, des grèves où des prolétaires d'une même « boite » restèrent compartimentés, la longue exclusion des prolétaires immigrés des boites « nationales ». Coffinet ne va pas jusqu'au bout de ce constat, sinon il en tirerait une autre conclusion, la véritable : la révolution ne viendra jamais d'un empilement de luttes corporatives ou pour la simple défense de l'emploi. Les révolutions ont toujours un aspect soudain, pour des causes parfois inattendues, une répression féroce, une explosion massive de colère... Les gilets jaunes au début donne une idée du symptôme de l'explosion, pas toujours capable de s'imprégner de l'esprit de lutte collective pour un avenir autre qui a toujours été porté plus ou moins par les meilleurs défenseurs du prolétariat. Ce qui se passe en Colombie en ce moment est important, surtout quand les journalistes s'obstinent à parler de « révolte des couches moyennes », ce qui ne veut plus rien dire au moment où fondent les couches dites intermédiaires et où elles se révoltent massivement à la manière du prolétariat mais sans son fort sentiment de classe basé sur la solidarité et la volonté de décider collectivement. En Algérie aussi, la révolte gronde même avec pour misérable bouclier contre les futures balles, le fanion national vert.
Mais le plus intéressant chez Coffinet c'est le démontage auquel il se livre brillamment contre le progrès qui n'est finalement qu'aliénation, et ce qui se vérifie clairement de nos jours. Ce progrès se retourne contre ce qu'il incarnait : il déshumanise les relations sociales (le portable utilisé à tout bout de champ, surtout aussi chez les ados, l'abêtissement des face book et autres lieux d'effacement pervers de l'autre pour tous les clochards qui sentent le renfermé ou le trotskien décati). Avec le portable vous êtes suivi partout, une appli accessible vous révèle vos trajets quotidiens. Les instruments de cette communication aliénée, comme Free sont injoignables, vous posent tout un tas de questions stupides si vous avez perdu votre pin ou votre puk. L'ennemi principal est le hacker, le monde est parano et tous les chefs d'entreprises aussi. Et surtout sa réflexion sur la pourriture de la hiérarchie va de pair avec sa critique du productivisme en même temps qu'il dépoussière le même genre d'illusionnisme sur le passage à un tranquille socialisme encore empesté de « socialisme national ».
Si focalisé sur la nécessaire « culturation » du prolétariat, et il est le premier à faire primer cette notion, il ne pouvait pas anticiper le rôle délétère de l'islam ni le soutien des islamo-gauchistes (que certains nomment de plus en plus « christiano- gauchistes », du fait de leurs ancêtres guérilleros d'Amérique du sud, où en effet il n'était pas question d'émancipation du prolétariat mais « des pauvres ». La notion de pauvre n'est pas aussi dangereuse que celle de classe (je développerai une autre fois). Coffinet aurait certainement placé comme moi l'abrutissement idéologique de l'islam au rang de cancer du prolétariat. Le capital et ses patrons ont soutenu et défendent une place pour l'islam en entreprise depuis 20 ou 30 ans, et les christiano-gauchistes soutiennent pleinement ; or cette intrusion avec les jérémiades d'un religion arriérée vient désormais comme facteur de division du prolétariat plus nocive que la hiérarchie des salaires ou les sabotages des mafias syndicales qui ajoutent aussi aux revendications immédiates stupides la construction de mini-mosquées en entreprise. Si j'étais encore au travail je dénoncerai cette intrusion de l'islam sur le lieu de travail, tant prisée par le patronat. Les islamistes sont en mission partout et surtout contre les grèves et pour inférioriser la femme. Nous on n'est pas des missionnaires et on n'en veut pas à la vie des gens. (cf. Religion en entreprise : les comportements conflictuels en hausse (lefigaro.fr) .
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C'est Marx qui a donné la vie à la conception d'une mission du prolétariat, conception un peu mystique mais à laquelle il sut attacher une application rationnelle qui parut longtemps incontestable. La société actuelle étant divisée en deux classes principales, violemment opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, le développement de la première a pur résultat l'augmentation du nombre et de la cohésion des prolétaires.
« A mesure que diminue le nombre de grands capitalistes... on voit augmenter la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégénérescence, l'exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée, par le mécanisme même du procès de production capitaliste ». Dans le même temps le monopole du capital gêne de plus en plus le mode de production qui s'est développé avec lui et par lui et devient l'entrave du progrès technique. Hégélien, Marx déduit hardiment de ces différentes constatations que le prolétariat est l'antithèse du capital et que de sa révolte sortira la nouvelle synthèse sociale, autrement dit que le prolétariat est chargé par le mouvement de la société de délivrer les forces productives arrêtées dans leur progrès, « d'exproprier les expropriateurs ». Comme le régime féodal le fît autrefois la bourgeoisie arrête aujourd'hui le développement des forces productives, le prolétariat, à son tour, servira le progrès par la subversion du régime capitaliste.
Cette conception suppose d'abord une foi implicite et la croyance à l'unité des intérêts du mouvement ouvrier et de ceux de la culture humaine. Le progrès technique doit s'entendre des modifications techniques qui améliorent le rendement humain, celles qui permettent, avec moins de travail, de permettre de produire autant ou plus d'objets utiles. En ce sens il n'est pas douteux qu'il serve les intérêts de la culture puisque celle-ci ne s'améliorera d'une manière décisive que dans la mesure où les possibilités pour chacun d'utiliser et de développer ses aptitudes personnelles, seront augmentées. Accepter la conception d'une mission historique du prolétariat c'est donc juger que le prolétariat, de par sa fonction sociale, son nombre, sa conscience, non seulement s'emparera du mode de production capitaliste mais aussi qu'après l'avoir débarrassé de l'hypothèque capitaliste et de ses résidus, il pourra l'utiliser pour favoriser la liberté et par conséquent la culture humaine.
Marx s'appuyait sur le fait constaté que les anciennes classes moyennes, ruinées par la centralisation du capital, augmentaient le nombre des prolétaires en même temps que ceux-ci subissaient une aggravation de leurs conditions de vie. Si l'on entend par prolétaires les travailleurs libres politiquement mais entièrement dépouillés, ne possédant que leur force de travail, qu'ils doivent vendre pour obtenir des moyens de subsistance, il est bien exact que les prévisions de Marx ont été entièrement justifiées par le temps. Le nombre des salariés va augmentant.Les moyens de production sont la propriété de monopoles de moins en moins nombreux. Mais si l'on entend par prolétaires les seuls ouvriers industriels, comme c'est le cas le plus fréquent, alors il faut reconnaître que la prévision marxiste a cessé d'être juste depuis pas mal d'années et que le nombre de prolétaires n'augmente plus ou diminue.
C'est que le même mouvement de centralisation du capital, en augmentant le nombre de salariés, développait aussi la division du travail et augmentait la spécialisation des travailleurs. Le développement des moyens de transport, des entreprises commerciales, du crédit, des assurances, des entreprises publiques, etc. a suivi les progrès de l'industrie. Pendant que diminuait le nombre des entrepreneurs individuels, celui des employés, techniciens, fonctionnaires de toute sorte se multipliait. Par rapport aux propriétaires des moyens de production, il peut être parlé de prolétariat en faux-col ou d'un prolétariat agricole. Ce serait une erreur de les confondre avec le prolétariat industriel qui n'a ni les mêmes conditions de vie ni les mêmes réactions.
C'est ce qu'a fort bien montré Henri de Man en baptisant de « nouvelles classes moyennes » ces groupes de nouveaux salariés. Il en fait néanmoins des classes anticapitalistes. Peut-être. Mais l'erreur commune est de confondre anticapitalisme et socialisme. Le socialisme n'est pas la qualité de n'importe quelle organisation collective. Le socialisme, il est grand temps de le rappeler, c'est une revendication de justice sociale et un espoir de libération humaine.
Marx avait perçu les premières conséquences de la division du travail purement technique. « A côté de ces classes principales (d'ouvriers) il y a un personnel peu nombreux, chargé du contrôle et de la préparation de toute la machinerie, ingénieurs, mécaniciens, menuisiers, etc. Ceux-ci constituent une classe supérieure, composée de savants et d'hommes de métier... ». Il avait insisté aussi à plusieurs reprises dans Le Capital, sur la séparation de la fonction et de la propriété du capital. Mais ce n'est que longtemps après lui qu'il a été possible de se rendre compte que se développait un esprit technicien tout à fait différent de l'esprit prolétaire. Dans ses « Réflexions sur l'économie dirigée », H. de Man écrit que « l'homme dont la fonction est d'organiser la production est naturellement porté à exalter cette activité par rapport au rôle qu'il considère volontiers comme subordonné ou même parasitaire, du détenteur de capitaux ou du spéculateur ». Il est même porté à vouloir étendre cette activité à l'extérieur de la fabrique. Le congrès de la Taylor Society, décembre 1930, dans son nouveau programme de revendications demande « l'application des principes d'organisation scientifique développées et expérimentées dans l'entreprise individuelle à l'économie comme telle, considérée comme une grande entreprise, dans laquelle tous les membres du monde économique sont ensemble ouvriers et actionnaires ». Mais ces techniciens ne se séparent pas seulement des propriétaires de capitaux ; chargés de travaux d'organisation ou de direction ils ont une tendance naturelle à considérer les ouvriers comme des manœuvres qu'il est possible et même moral « dans l'intérêt de tous », de manier et d'utiliser rationnellement, le seul critère de leur travail se trouvant être l'efficiency. Ils subissent la déformation de tous ceux qui détiennent une parcelle du pouvoir. Dans leurs bureaux d'étude ou de direction ils jouent avec la matière humaine aussi inhumainement que l'officier qui dirige de son P.C. Les opérations militaires sur un front éloigné. Par la force des choses toute autre considération que celle du rendement leur devient étrangère. Ils sont même prêts à concéder que chacun, l'ouvrier et le manœuvre comme le technicien, joue un rôle utile dans la société mais ils tiennent à ce que chacun ne joue que ce rôle et reste à sa place. Personne n'est plus antidémocratique qu'un technicien. « Comment permettre qu'un manœuvre viennent se mêler de choses qu'il n'entend pas, qu'il ne peut pas entendre, faute des études, des longues études nécessaires ? ». Et, il faut reconnaître, que dans la division du travail telle que le mode de production l'a développée, la séparation des travaux intellectuels et manuels s'est faite de plus en plus profonde.
Les fonctionnaires participent à cet état d'esprit dans la mesure où ils prennent conscience de leur rôle d'organisation et de direction dans l'Etat moderne et de la supériorité que leur donne leur savoir – je ne dis pas leur culture – sua la masse primaire des manœuvres.
Les employés de commerce et les ouvriers agricoles nécessiteraient une étude plus détaillée et fouillée ; il suffit ici de constater que ces nouveaux salariés se séparent nettement par leurs goûts, leurs besoins, leur mentalité, du prolétariat industriel.
A l'intérieur de prolétariat industriel lui-même, un autre phénomène a introduit une différentiation profonde: le chômage permanent. Tant que l'armée industrielle de réserve n'a été constituée que de chômeurs momentanés, comme sa qualification l'indique bien, car une réserve est faite pour y puiser à mesure des besoins, le chômage n'a eu d'autre résultat que d'abaisser le niveau des salaires par la concurrence sur le marché du travail. Mais dès l'instant que les chômeurs deviennent pour une large part des sans-travail permanents et sans espoir, il se forme à côté de la mentalité de l'ouvrier une mentalité fort différente, voire même opposée. Et plus les années passent moins les chômeurs sont composés d'anciens ouvriers. Les membres ruinés des anciennes classes moyennes, où les sans-travail des classes libérales, intellectuels ou artistes, ou les techniciens sans emploi, ne se prolétarisent plus : ils viennent directement grossir la masse des chômeurs. Les jeunes gens sortant de l'école demeurent souvent inactifs. Le capitaliste qui, il y a un siècle, faisait travailler les enfants au sortir du berceau ne sait plus aujourd'hui leur assurer du travail quand ils arrivent à l'âge adulte. Ainsi est créée peu à peu une masse de déshérités, coupés de travail et de l'action, que le désespoir fataliste mettra à la merci du premier mirage démagogique mais rendra incapable de parvenir à une conscience sociale progressive.
Une autre différence se marque entre ouvriers des grands monopoles et ouvriers des moyennes et petites entreprises, incapables dans la plupart des cas d'assurer le respect des lois sociales sans travailler à perte. Les grands monopoles étant les principaux fournisseurs de la défense nationale, la formidable accélération des fabrications de guerre accentuera encore cette différence, en assurant des surprofits qui permettront des sursalaires.
Loin d'égaliser la condition ouvrière, comme le prévoyait Marx, la marche en avant du capitalisme n'a cessé de développer une division du travail social « organique », c'est à dire augmentant les différences individuelles par la spécialisation.
Si le prolétariat n'augmente plus, s'il se divise en groupes discordants, il semblerait qu'au contraire, la foi en un progrès technique continu et illimité ait pu être renforcée par les prodigieuses acquisitions de la science moderne. Il suffit d'évoquer les immenses réalisations industrielles des deux mondes pour être convaincu par la puissance du génie constructif de l'homme et de considérer le rythme accéléré des découvertes et de leurs applications pour être persuadé qu'il n'y a pas de raison apparent de prévoir un arrêt, sinon celui qu'apportent les crises périodiques provoquées par les désordres capitalistes. Ainsi, il est tout naturel de penser que Marx avait raison de prévoir un conflit entre le développement des forces productives et le capitalisme. « A un certain degré de maturité la forme historique du procès de travail déterminée fait place à une forme plus élevée. On s'aperçoit que le moment d'une telle crise est venu dès que s'accentuent la contradiction et l'opposition entre les conditions de répartition et par la suite la forme historique déterminée des conditions correspondantes de production d'une part, et d'autre part les forces productives, la capacité de production et le développement de leurs agents. Il s'établit alors un conflit entre le développement matériel de la production et sa forme sociale ». Mais des doutes sont venus sur l'exactitude de cette conception.
Le développement des forces productives tend, en augmentant la productivité du travail, à augmenter la quantité d'objets utiles produits dans un même temps de travail. D'où est venue la revendication de la diminution de la durée du travail. Pourtant un examen plus attentif montre qu'on s'est souvent trompé sur les économies de travail apportées par l'introduction des machines automatiques, puis de l'énergie électrique : on ne regardait que la diminution des ouvriers au sein de l'usine transformatrice, on ne voyait pas l'augmentation correspondante de techniciens, d'employés, de fonctionnaires, d'intermédiaires à tous les échelons, que nous montrent si bien les statistiques d'ensemble.
On ne considérait pas non plus que le mode de production d'aujourd'hui a entraîné le besoin de la vitesse dans les relations entre les groupements humains. Rien de plus coûteux, en travail humain, que la vitesse. Pour doubler une vitesse donnée, ce n'est pas deux mains mais quatre, ou huit fois plus de travail qu'il faut. Des questions de prestige personnel ou national s'en mêlent. L'accélération de la vitesse est préférée à l'augmentation du matériel, moisn gaspilleuses des forces humaines quand elle est possible.
Sans compter que le même progrès technique, en mettant entre les mains d'hommes de moins en moins nombreux, la propriété d'entreprises de plus en plus gigantesques, de plus en plus hors de proportion avec les capacités humaines, a provoqué de nouveaux gaspillages, par impossibilité d'assumer des charges réellement écrasantes, et par la prodigalité qui accompagne toujours une certaine grandeur dans les entreprises humaines. On a trop oublié que tout achat représente le résultat d'un travail quelque part dans la société et que toute dépense inutile est du travail exécuté en pure perte, du travail qu'il aurait mieux valu économiser, dans une société mieux organisée, parce que du travail inutile c'est des loisirs perdus. Il faudrait écrire un éloge de l'avarice.
Julius Dickmann a signalé dans ses intéressantes études sur la production capitaliste que l'introduction imprudente des inventions nouvelles dans la production pouvait avoir pour conséquence une perte et non une économie de travail pour la société. Il suffit que la quantité de travail incorporée aux moyens de production de l'ancien outillage, dépasse la quantité de travail épargné par les nouvelles machines pendant le temps que les moyens de production devenus inutiles et sans valeur auraient pu fonctionner. « Plus on part d'une technique avancée, autrement dit plus les investissements consacrés à la production des machines de l'ancien type sont importants, et plus il faut de temps, bien entendu, avant que le fonctionnement plus économique du nouvel outillage puisse, une fois compensée la perte causée par l'introduction de cet outillage, être considéré comme un gain pour l'ensemble de la production. Et si, dans l'intervalle, on fait une nouvelle invention qui remplace le type de machine nouvellement introduit par un autre encore plus productif, alors la nouvelle invention n'arrive même jamais à jouer son rôle en épargnant du travail pour l'ensemble de la société ». Comme le dit Dickmann, ces remarques sont en tout cas bonnes à rafraîchir l'enthousiasme que l'on éprouve en général pour le progrès technique et rappellent utilement que le progrès ne signifie pas par lui-même un progrès économique et ne conduit pas nécessairement à une extension de nos possibilités d'existence. Beaucoup de difficultés qui paraissent venir du régime capitaliste lui-même appartiennent en fait aux innovations de la technique moderne et reparaîtraient aussitôt dans un régime socialiste.
La possibilité d'un accroissement continu de la productivité du travail est elle-même en question. A mesure que la productivité du travail augmente, s'accumulent les travailleurs occupés à entretenir, réparer et reproduire les moyens de production et de subsistance et diminuent les travailleurs qui peuvent être employés à produire des moyens de production et de subsistance « en excédent » qui permettront un élargissement futur de la production, inséparable d'une amélioration nouvelle de la productivité. Chaque nouveau progrès diminue la possibilité, dans l'état actuel des choses, d'un progrès futur. Il ne peut pas être question d'un progrès continu et illimité mais au contraire d'un progrès de plus en plus difficile, de plus en plus limité pour finalement devenir une régression. Le progrès technique n'a pas visé à produire le même nombre d'objets avec moins de travail mais à produire plus d'objets avec le même travail. Ce qui me fait dire que l'amélioration de la productivité est inséparable de l'élargissement de la production. D'où la nécessité des marchés extérieurs. La production d'objets simplifiés et unifiés dépasse la capacité réelle d'absorption du marché national. Il y a certes des causes venant du capitalisme lui-même, mais il y a aussi des causes techniques. Le socialisme, s'il prenait la suite technique du capitalisme, se trouverait devant la même nécessité impérialiste de lutter pour sa possession des marchés extérieurs. Marx dit bien qu'à mesure que la force productive se développe, elle entre en conflit plus aigu avec les fondements étroits des rapports de consommation. Mais il est évident qu'il pense que ce conflit n'aurait pas lieu si la consommation n'était pas limitée par la nécessité implacable des lois capitalistes. Or, il est non moins évident aujourd'hui qu'entre forces productives et consommation, il y a un conflit qui n'est pas de source capitaliste mais technique. Il vient de ce qu'on n'a pas cherché à travailler moins, mais à produire plus.
Il est possible de supposer une meilleure utilisation du génie humain ?
Peut-être, mais il n'en reste pas moins que nous nous trouvons devant un énorme appareil producteur, au contraire de ce qui était prévu par Marx. Ce qui a fait illusion, c'est qu'une avance considérable a permis aux vieux pays capitalistes de vivre aux dépens des pays moins évolués. Nos masses travailleuses ont bénéficié, pour une certaine part, de l'exploitation des peuples coloniaux ou en retard. Toute la technique moderne est basée sur cette exploitation. Mais, maintenant que l'avance de certains pays est perdue, maintenant que les exploités d'hier se dressent en concurrents, que va-t-il se passer ?
Le schéma marxiste d'une progression continue des forces productives, arrêté aujourd'hui par le capitalisme, libérée demain par le socialisme, ne résiste pas à l'examen de l'observateur non prévenu. La technique dont le socialisme s'est montré si jaloux pendant cinquante ans et si pressé d'en avoir la direction, a dilapidé les ressources naturelles de la terre et gaspillé le travail humain. Du point de vue humain qui devrait être toujours le point ed vue socialiste, l'appareil producteur capitaliste ne peut plus servir de base à un nouveau progrès, pour aller de l'avant il faudrait trouver une technique de production radicalement différente.
La progression du prolétariat en nombre et en cohésion a été arrêtée et remise en question par l'évolution des modes de production : le progrès technique continu et illimité que devait libérer la révolte du prolétariat grandissant se révèle lui-même comme illusoire et comme menant à l'appauvrissement de la communauté humaine : pour justifier la mission du prolétariat il ne reste que la notion plus intuitive de l'identité des revendications ouvrières et de la cause de la culture. Beaucoup de camarades, et des meilleurs, gardent un attachement sentimental aux ouvriers, en raison du passé héroïque du prolétariat industriel, par sympathie naturelle pour les exploités et par mépris pour le bourgeois, par révolte contre tout ce qu'il représente de conformisme repu, de sottise cruelle et d'inhumanité intéressée. La question est de savoir si les ouvriers sont demeurés ce qu'ils étaient, c'est à dire s'ils représentent encore le non-conformisme, l'élément critique dans la société. D'autres après Jaurès et de Man, pensent que les ouvriers n'ayant aucun privilège social, leur unique privilège est de n'avoir jamais besoin du mensonge, et que par conséquent la cause de la classe ouvrière est celle même de la culture. Mais des catégories d'ouvriers sont privilégiées par rapport à d'autres ; toute la classe ouvrière des vieux pays capitalistes est privilégiée par rapport aux travailleurs des pays en retard et des colonies, et le mensonge n'a jamais été aussi employé, si massivement et systématiquement utilisé que par une des organisations les plus influentes de la classe ouvrière.
Moins les hommes auront besoin de travail nécessaire pour vivre et se reproduire normalement, moins ils auront besoin du mensonge et plus ils auront de loisirs, de liberté et de goût pour les recherchent désintéressées, les études sans préjugé et les travaux personnels pour cimenter la vie sociale. La cause de la culture et de la liberté physique et morale de l'homme sont liées. La cause de la culture est entièrement séparée et opposée de celle des pouvoirs, quel qu'ils soient. IL y a opposition irréductible entre le pouvoir et la culture. L'un ne cherche qu'à gouverner, l'autre qu'à libérer les hommes. Il y a une malédiction réelle sur les fonctions de gouvernement de par la fonction même. Comment des marxistes ne le voient-ils pas ?
Or, le mouvement ouvrier s'intègre de plus en plus, par son mouvement normal, son évolution naturelle, dans l'Etat moderne. Le corporatisme mérite mieux que les réfutations de propagande ; il vient de plus loin qu'on ne le croit généralement et il serait utile de chercher enfin un jour, objectivement, quelle communauté l'unit aux besoins de la technique que nous a donnée le capitalisme et quel rapport existe entre l'organisation militarisée de la production et l'asservissement de la révolte ouvrière.
Marx disait que la manufacture estropie l'ouvrier et fait de lui une espèce de monstre en favorisant, à la manière d'une serre, le développement de son habileté de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de capacités. « Un certain rabougrissement intellectuel et physique est inséparable même de la division du travail dans la société en général ». Avec l'introduction des machines automatiques cette évolution s'exagère. « La séparation des puissances intellectuelles du procès de travail d'avec le travail manuel et leur transformation en moyens par lesquels le capital s'assujettit le travail, s'opère dans la grande industrie basée basée sur le machinisme. L'habileté particulière, individuelle de l'ouvrier ainsi dépouillé n'est plus qu'un accessoire infime et disparaît devant la science, les forces naturelles énormes et la masse de travail social qui, incorporées au système mécanique, constituent la puissance du maître ». La subordination technique des ouvriers crée une discipline toute militaire et supprime l'initiative individuelle.
Cette séparation entre activité intellectuelle et activité manuelle dans le procès de production s'est étendue à l'extérieur, dans les organisations politiques et économiques du prolétariat. Il s'est formé une sélection entre cotisants de la base et techniciens de l'action militante, et les méthodes se sont modifiées en conséquence. Le manœuvre de l'usine est devenu le manœuvre du parti et du syndicat et, en fait ne participe pas plus à la direction ici que là. La démocratie meurt dans les organisations ouvrières comme elle meurt dans la société bourgeoise. Les organisations sont dirigées par des militants dont les intérêts coïncident avec ceux des techniciens de la production. On pouvait espérer, avant 1936, qu'un mouvement de révolte puissant balayerait les bureaucraties parasitaires. Ce n'est plus permis aujourd'hui. Nous sommes loin d'une classe ouvrière agissant par erreurs redressées et surmontées, sans préjugé et sans dogme, rejoignant la production culturelle du savant désintéressé, uniquement passionné de vérité.
La cause du mouvement ouvrier ne rejoint plus celle, par l'intermédiaire de ses bureaucraties dirigeantes, d'une sélection de techniciens de toutes espèces, épris d'ordre et d'organisation scientifique, ou prétendue scientifique, mais aussi de subordination hiérarchisée de la société sur le modèle de la production. La classe ouvrière se révèle non comme l'héritière culturelle du passé et l'accoucheuse de l'avenir mais comme l'appendice manuel d'une société dégénérescente et condamnée avec elle. Sa mission disparaît, et il ne peut rester d'espoir que dans l'éternel besoin instinctif de justice, d'égalité et de vérité que seront seuls à représenter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la décourageante et complexe situation actuelles à l'implacable critique de l'esprit objectif, pour préparer l'avenir, en attendant les catastrophes inévitables.
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