Présentation
Chapitre
1 : Une petite boutique au Caire – Le génocide
en Arménie – Diyarbakir – Mon oncle Hagop – L'émigration –
Une bousculade dans la rue au Caire – Bergman et les militants du
parti communiste égyptien – Notre activité clandestine – La
famille du cocher.
Chapitre
2 : Rapports entre le parti communiste égyptien
et le Komintern. On m'envoie étudier à Moscou. Un passage à Paris
rue Grange aux Belles. Voyage en train en Europe. Réception à
l'université de Moscou. Mes amis internationalistes. Les premières
purges d'étrangers. Suis-je coupable ? L'université d'Orient.
Chapitre
3 : Premier voyage en Arménie à l'âge adulte.
Khandjian. Le « suicide » de Khandjian. Le meurtrier
Béria. Retour à Moscou et soupçons du Guépéou. Les tâches de la
collectivisation à Erevan. La famine. Les queues devant les
magasins. La ferme d'Aram Kalfayan. Une faveur au kolkhoze de
Nor-Malatya. Les tournées de propagande/agitation ne convainquent
pas. Les fuyards.
Chapitre
4 : La « construction du socialisme ».
Les conceptions des trotskistes et de Boukharine. Les machinations de
Staline. Action de collectivisation à Dourdour. L'oppression de la
paysannerie. Des arguments impossibles pour faire taire les
mécontents. Les élections à main levée. Le cas Aboyev et ce que
signifie être expulsé du parti. L'omnipotence du Guépéou. Une
règle de conduite : obéir. La déformation de l'héritage de
Lénine. Les critiques de Boukharine. La terreur de Staline.
Chapitre
5 : Le plan quinquennal. Le plan des
coopératives agricoles. L'homme le capital le plus précieux.
Déformation par Staline du sens de la dictature du prolétariat. Le
fonctionnarisme et la suppression de l'Etat. Les révélations de
Khrouchtchev . La lettre de Marx à Weydemeyer en 1852. L'Etat ne
peut pas prendre un visage humain.
Chapitre
6 : Le projet de nouvelle constitution de l'URSS
en 1935. Staline avait-il commis des « erreurs » ?
Octobre 17 une expérience inoubliable. Mon université d'Oudelnaia.
Comportement d'un professeur parvenu. Marx expliquait la nature des
individus parasitaires.
Chapitre
7 : Des soviets élus par l'appareil du parti.
Comment Lénine en était venu à se méfier de Staline. L e
témoignage de Chaoumian. Aggravation de la situation mondiale. Le
« grand guide » Staline. La venue de la guerre mondiale.
Les réfugiés antifascistes à la parade. Mes camarades de
l'université de propagande. Ma rencontre avec Staline.
Chapitre
8 : Retour à Moscou. Mon stage d'entraînement
militaire. J'avais perdu ma « sensibilité de classe ».
Les conférences de la femme de Lénine, de Ho Chi Minh et d'une
vieille garde bien humble. Boukharine fait amende honorable sur
Brest-Litovsk. Création de l'ordre des « héros de l'Union
soviétique ». Notre action : encadre les manifestations
contre les trotskistes. La commission des purges. La maladresse de
Zélikmann. L'assassinat de Kirov. Souvenirs des derniers
avertissements de Lénine. Vélikovski a le malheur de douter sur
l'assassinat de Kirov.
Chapitre
9 : Mes liaisons sentimentales. La vérité sur
le « suicide » de la femme de Staline. Ma tâche
d'étudiant activiste dans le secteur de la production. Expliquer aux
ouvriers qu'on était dans « l'antichambre du socialisme ».
Interdit d'arriver en retard au travail. Cotisations obligatoires
pour les syndicats. Stakhanov héros du travail trafiqué.
ANNEXES
INTERVIEW
vérité sur le terrorisme de résistance pendant la guerre
Le
mythe du Colonel Fabien : interview du Dr Boutroy
OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
PRESENTATION
Le
vieil homme vêtu d'un long manteau, à l'allure distinguée, qui me
demandait de l'aider car il était
privé de courant, m'intrigua tout
de suite. J'étais en train de fermer le portail de l'agence EDF de
Vanves en cette fin des années 1980. Je pouvais lui répondre :
non, désolé, ma journée de travail est terminée, appelez le
dépannage. Je préférai le suivre avec ma sacoche à outil jusqu'à
son appartement non loin de là à Issy les Moulineaux. Tout de
suite, je me rendis compte qu'il n'y avait rien de grave. Son
disjoncteur avait déclenché. Je l'actionnai et la lumière fût. Un
détail m'intrigua, près du boîtier à fusibles, un livre de
Trotsky, collection 10-18. Je me retournai vers le bonhomme :- à votre âge vous lisez Trotsky ?
- Je ne lis pas que ce Trotsky que j'aurais pu avoir l'occasion de côtoyer. Je suis un ancien responsable du Komintern et de l'Arménie soviétique.
Puis
il m'invita à passer dans sa chambre où il souleva son oreiller
pour me montrer... le colt qui était dessous. J'ai pensé tout de
suite que je n'avais pas affaire à un homme ordinaire ni à un
intellectuel de salon. Il me donna un aperçu de son itinéraire
impressionnant de Diyarbekir au Caire et de Paris à Moscou.
J'ai
connu Diran à la fin des années 1980. Il est décoré de la Légion
d'honneur par Mitterrand en 1999. Nous avons très vite sympathisé.
Je l'ai reçu une paire de fois à la maison à Fontenay aux roses ;
il venait toujours avec élégance, un bouquet de fleurs pour ma
femme et une bouteille de whisky pour moi. C'était un homme très
élégant et respectueux qui partait en lui comme un trésor caché
l'histoire de son peuple. Il avait eu des fonctions importantes dans
le Komintern et avait même côtoyé Staline. Il fût aussi membre du
groupe Manouchian et soutien discret à la fin de sa vie à l'Asala.
Il fût longtemps une vitrine internationaliste « soviétique »
du PCF, il servait de traducteur en banlieue arabe pour le président
du groupe PCF à l'Assemblée nationale, Guy Ducoloné. Multi-lingue
il savait toucher au cœur les auditoires d'électeurs populaires.
Très critique face à l'attitude du PCF en 68, il rompt avec ce
parti au moment de l'affaire du bulldozer du PCF contre les immigrés
à Vitry en décembre 1980, curieuse affaire où la réaction du PCF
était plus une réaction contre la ghettoïsation de la banlieue
qu'une action raciste mais qui lui coûta très cher politiquement et
dessina déjà un boulevard à la proche élection de Mitterrand.
MEMOIRES
D'UN STALINIEN REPENTI ? (mais pas vraiment)
Diran restera à jamais marqué par le génocide commis par les turcs. Il y avait beaucoup de doigts qui flottaient dans la principale rivière d'Arménie, l'Araxe; et pour cause les malheureuses victimes, femmes, enfants, hommes portaient la main à leur gorge pour tenter d'arrêter l'orgie d'égorgements. La
trajectoire de Diran ets échevelée: fuite de Turquie, puis Le Caire, Moscou, Paris; il rejoint la
MOI/FTP puis le groupe de Manouchian. Après guerre proche des
sommets du PCF, il aurait été avec les contestataires intellos en 68.Il rompt avec le PCF au moment du bulldozer de Vitry. A mon avis il est
resté membre de l'ASALA, voire la soutient financièrement,
probablement diplomate secret, ayant contribué au rapprochement avec
la nouvelle Arménie indépendante en 1991, d'où sa légion d'honneur par
Mitterrand en 1989, comme je l'ai appris bien après sa mort.
Il raisonne
toujours dans kl cadre national, il a dû en avaler des couleuvres. Il ne
connaît pas l'histoire des premières oppositions à Lénine et à
Staline, mais nous décrit bien la montée et le conditionnement à
la guerre . Entre les moments de description, il pontifie, fait
référence à des citations marxistes qu'il avait apprise à l'école
de propagande internationale du stalinisme mais sur lesquelles il
s'asseyait en temps que fonctionnaire d'Etat « soviétique ».
Manière de remord ? En réalité, comme le montre la fin de
notre interview, il finit par croire et défendre le capitalisme libéral en apportant son soutien à Gorbatchev.
Son
témoignage ici est néanmoins passionnant, c'est un excellent
conteur et dialecticien. La langue arménienne mettant, comme
l'allemande, le complément avant le sujet, a ainsi fécondé des
auteurs qui donnent une partie de la fin de l'histoire sans livrer
toutes les prémisses, ce qui crée le suspense. Il nous livre nombre
de faits inconnus des historiens ou même de Soljetnisyne, de
l'intérieur de l'Etat stalinien. Personne n'a jamais raconté à
quoi servait « l'Université de Moscou » ni avec autant
de vérité la misère des masses sous le stalinisme. De son
témoignage, enfant, du moment du génocide à son combat
ininterrompu pour la cause arménienne, l'homme mérite de ne pas
être oublié.
Je
finis de saisir la partie du début de ses mémoires pour lesquelles
il me rétribuait dix francs la page pour les mettre en bon
français ; il n' a jamais été publié en France. Je possédais
son seul ouvrage rédigé en arménien « Itinéraire d'un
franc-tireur » publié en 1974 à Beyrouth ; je ne sais
pas si les mémoires qu'il m'avait confiées recoupaient ce qu'il a
écrit dans ce livre, il les consignait sur cassette audio.
Vous découvrirez en annexe une interview qu'il m'avait accordé.Je prends mes distances avec lui le jour où je le vois à la TV, seul venu soutenir au tribunal de Paris les terroristes arméniens jugés pour l'attentat sanglant à Orly en 1983, ne voulant pas nuire ni au CCI ni à ma famille. Il venait d'être médaillé par Mitterrand ce que j'ignorais.
Vous découvrirez en annexe une interview qu'il m'avait accordé.Je prends mes distances avec lui le jour où je le vois à la TV, seul venu soutenir au tribunal de Paris les terroristes arméniens jugés pour l'attentat sanglant à Orly en 1983, ne voulant pas nuire ni au CCI ni à ma famille. Il venait d'être médaillé par Mitterrand ce que j'ignorais.
Réception à l'Elysée pour la remise de la légion d'honneur. |
En
introduction je peux développer l'idée centrale, que m'inspire la
trajectoire de Diran, à savoir que le stalinisme est le grand-père
du terrorisme un peu partout à la fin du XX e siècle via les
méthodes « impérialistes » russes, pendant la WW II,
puis après le soutien aux diverses libérations nationales, aux
arméniens (pas toujours), aux fedayins, idéologie qui ne déplaît
toujours pas à la majorité des gauchistes armés ou... désarmés.
Mon
seul problème était de trouver un éditeur, mais il faut des
relations et je n'en ai point. Je suis sûr que les milieux
révolutionnaires, ou ce qu'il en reste de pas sectaires, pourraient
être intéressés par cet itinéraire hors du commun.Pour l'instant
c'est le désert et le jemenfichisme généralisé. M'en fous je
publie quand même ici bas. Je raconterai une autre fois une
rencontre extraordinaire significative de la fin du XX e siècle,
chez moi à Fontenay aux Roses, entre deux personnages peu communs,
aux trajectoires si parallèles mais si différentes entre le
national-communiste arménien Diran et le juif marxiste maximaliste
Marc Chirik, toute une histoire... Malgré des accusations mutuelles
terrifiantes, ils avaient fini le repas en s'embrassant à la russe,
sur la bouche.
Jean-Louis
Roche
chapitre
1
Une
petite boutique au Caire – Le génocide en Arménie – Diyarbakir
– Mon oncle Hagop – L'émigration – Une bousculade dans la rue
au Caire – Bergman et les militants du parti communiste égyptien –
Notre activité clandestine – La famille du cocher.
Ma
vie de militant communiste a commencé le jour où j'ai mis les pieds
dans la boutique d'un cordonnier appelé Bergman, un juif polonais.
Cette boutique se trouvait dans le quartier populaire du Caire, Ben
El Sourenne. Bergman était un militant qui avait fait partie du
milieu révolutionnaire en Allemagne. Il me parlait souvent de Rosa
Luxemburg et de Karl Liebknecht. Sa boutique était aussi un atelier
de travail. Ce n'était pas très grand, quatre personnes n'auraient
pas pu s'y tenir debout.
A
l'époque, j'étais encore un jeune adolescent. Physiquement, je
paraissais plus que mon âge, j'étais vigoureux. Ces jeunes années
furent pour moi la vie d'un damné de la terre. Je suis né à
Diyarbakir1
en Asie Mineure, actuellement territoire de la Turquie. Je n'ai
jamais su ma date exacte de naissance, probablement entre 1912 ou
1913. J'ai longtemps gardé pour moi ces souvenirs lancinants qui
vous rattachent au pays natal. J'ai longtemps gardé le souvenir de
mon pays, l'ARMENIE.
Pendant
des siècles, les turcs ont dirigé des massacres contre les
arméniens : pillages, assassinats, viols. Ils ont perpétré
l'oppression contre ce que je considère être mon peuple. Bien que
subissant la domination turque, les arméniens développaient leur
culture nationale. Ils travaillaient la terre. Ils étaient artisans.
Ils étaient ouvriers. Les turcs eux étaient les fonctionnaires, les
militaires, les policiers, les propriétaires.
Les
turcs savaient que rien ne pourrait arrêter la marche de l'histoire.
Tôt ou tard, le peuple arménien obtiendrait sa liberté et son
indépendance. Dès cette prise de conscience, les dirigeants du
pays, les turcs, décidèrent d'exterminer physiquement tous les
arméniens. Ainsi, sans arméniens, l'Arménie n'était plus
possible. Dans la situation créée par la Première Guerre mondiale
de 1914-1918, ils allaient pouvoir se livrer à l'extermination des
arméniens, au premier génocide de notre siècle. Mais, déjà, bien
avant, la domination turque en Arménie avait eu toujours un
caractère féroce et sanguinaire ; elle était tout ce qu'il y
a de plus nuisible dans un système de colonisation féodale et
moyenâgeux. Des massacres avaient été organisés périodiquement
et systématiquement par leurs autorités gouvernementales. Les
arméniens le payaient à chaque fois par centaines de milliers de
tués.
Le
sultan Abdul Hamid organisa en 1895 le massacre de trois cent mille
arméniens dans l'indifférence des puissances européennes. Les
arméniens pataugeaient dans le sang. Cela révoltait tout le monde
du progrès. Jaurès déclarait en 1912 : « L'humanité ne
peut continuer à vivre en ayant dans sa cage le cadavre d'un peuple
assassiné ». Mais tout cela n'était pas encore le génocide
et restait minime si l'on peut dire en comparaison de ce qui allait
se passer en 1915 quand le gouvernement turc – l'Autorité
gouvernementale turque – préparerait minutieusement l'assassinat,
l'extermination et le déracinement de tous les arméniens qui
habitaient sur ce territoire depuis des millions d'années.
L'événement
qui se produisit en 1915 fût un GENOCIDE. Le gouvernement turc avait
donné des directives à ses préfectures, à toutes ses forces de
police et militaires d'exterminer physiquement tous les arméniens
résidant en « Turquie » : « sans égards pour
les femmes les enfants et les infirmes , quelques tragiques que
puissent être les moyens d'extermination, sans écouter les
sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence »
(cf. Télégramme du ministre de l'Intérieur turc, Talaat).
La
différence entre un massacre et un génocide est énorme. Le
massacre est un événement nuisible que les autorités étatiques
organisent contre différentes minorités, mais cela a un caractère
passager. Quant au génocide, il s'agit d'un phénomène tout à fait
différent. Quand un gouvernement prépare avec toutes ses forces de
répression le programme d'extermination de toute une nation, nous
avons affaire à un génocide. C'était le cas en ce qui concerne ces
événements de 1915 et cela prend des dimensions d'apocalypse sans
fin.
Près
de deux millions d'arméniens furent arrachés à leur patrie
ancestrale. Une partie fût massacrée dans les régions d'origine et
le reste déporté dans le désert de Mésopotamie pour y mourir de
soif, de famine, d'épidémies et d'épuisement. Les rares survivants
durent leur vie à la bonté des différentes ethnies locales comme
les Kurdes et les Arabes, qui en sauvèrent beaucoup en les cachant.
Notre
ville, Diyarbakir, était devenue un abattoir. On y amenait des
arméniens d'autres régions pour les y massacrer. Les enfants
étaient séparés et dirigés vers la rivière Tigre où des équipes
d'assassins les dépeçaient en les écartelant par les pieds. Dans
les régions côtières on remplissait les bateaux d'enfants
d'Arménie, pour les « vider » en pleine mer. Une mort
encore plus atroce était réservée aux vieux, aux adultes et aux
femmes. Tous les jeunes mobilisés étaient séparés par numéros
d'identité et massacrés séparément, par petits groupes. La plus
grande partie de ma famille devait à son tour subir le même sort
que tous les autres arméniens. Une autre partie doit sa vie à la
bravoure d'un cousine. Cette cousine était très jolie. Elle avait
été enlevée et prise comme femme par un notable turc. Celui-ci
consentit à nous cacher dans une cave pendant que, partout, nuit et
jour, étaient arrêtés et parqués les autres arméniens.
Mon
père confia, en le rétribuant, à un de ses proches amis turc, deux
de mes frères et deux de mes sœurs, pour qu'il les protège en les
cachant. Qu'en est-il advenu ? Nous ne les avons jamais revus.
Beaucoup d'enfants arméniens en bas âge avaient été ramassés par
les Kurdes. Au moment de la fin de la guerre, ils étaient rendus à
leurs parents si ceux-ci étaient encore vivants, en échange d'une
récompense. Parmi ces enfants « rendus », je me souviens
de ma cousine Marie et de son frère Aram. Un jour, un brave kurde
les amena à leur domicile. Ces pauvres enfants pleuraient, ils ne
voulaient pas lâche rle brave kurde considérant que c'était leur
père. Ils ne voulaient absolument pas se séparer de lui. Ils
s'accrochaient de leurs petites mains au brave homme. Ils criaient et
pleuraient. Ils criaient en kurde : « Notre père, ne nous
abandonne pas... ne nous abandonne pas ! ».
Longtemps
ils restèrent inconsolables. Ils demandaient qu'on les ramène chez
leurs parents... kurdes. Ils gardaient l'espoir de les revoir. Nous,
par contre, nous gardions l'espoir du retour de nos frères et sœurs.
Peut-être, cet ami turc de mon père, bien qu'il soit turc, ne les
avait-il pas tué lui-même ? Peut-être les avait-il gardés ?
Peut-être les avait-il élevés avec ses propres enfants pour qu'ils
grandissent, et, qui sait, une jour il les ramènerait chez ma
mère... Hélas ils ne revinrent jamais.
Notre
ville, Diyarbakir, était entourée de hautes murailles et de
fortifications construites autrefois par les rois d'Arménie pour se
défendre contre les envahisseurs. A la sortie de la ville, tous les
champs étaient couverts d'ossements et de crânes humains. En
quelques endroits, des amas de déchets humains formaient comme des
pyramides.
Après
1918-1920, ma famille et moi, comme tant d'autres arméniens qui
avaient vécu cachés pendant la période du génocide, nous sommes
revenus dans notre maison natale à Diarbékir. Elle avait été
complètement pillée et saccagée. Nous l'avions remise en état,
mais la vie n'y était plus comme avant. Nous restions hanté par le
génocide. A la nuit tombée, des amis et des voisins venaient chez
nous. Ils évoquaient ces années d'épouvante. Comment, par exemple,
avait été torturé un professeur de leur école ou tel ou tel ami,
membre de la famille, une sœur, un frère, un père, une mère. Ou
aussi comment avait été torturé le curé de leur paroisse. Tous ne
pouvaient rien oublier. L'évêque de Diyarbakir avait été ferré
comme un cheval et brûlé sur la place publique avec d'autres
prêtres arméniens.
Chaque
jour, c'étaient des scènes de lamentations permanentes. L'évocation
de cet événement d'épouvante et d'horreur m'empêchait de fermer
les yeux la nuit ou m'importunait l'esprit pendant le sommeil. Tous
ces gens qui passaient chez nous évoquaient le souvenir des chers
disparus et tous pleuraient. Mon père, lui, était un homme sombre
pourtant. Je n'avais jamais aperçu un sourire sur son visage ni ne
l'avais vu verser une larme. Le pire criminel après de tels forfaits
contre des vies innocentes pourrait avoir quelques remords, mais pas
l'oppresseur turc. Celui-ci continuait à persécuter les quelques
survivants qui n'avaient pour seul tort que d'être arméniens et
d'être simplement les vrais habitants de ce pays depuis des milliers
d'années.
Les
arméniens eux-mêmes, quoique meurtris, ensanglantés, subissant
quotidiennement toutes sortes d'affronts et d'iniquités, restaient
fiers malgré leur misère et la douleur du souvenir. N'avaient-ils
pas su mourir pour leur foi, pour leur idéal arménien, pour leur
nation, pour ce qu'ils sont ? Mon oncle Hagop était un grand
artisan maçon. Il travaillait à la construction de ponts. Les
autorités turques lui avaient collé un nom turc : Oussta
Chefik, prénom turc précédé du qualificatif « maître
Chefik ». En réalité, pour nous, « maître Chefik »
restait toujours Oncle Hagop. Ils l'obligeaint à porter un ruban
autour de sa tête comme tous les autres maçons turcs. Mon oncle
Hagop buvait trop. Il avait toujours la bouteille de Raki dans sa
poche. Mon père lui disait : « Hgop ! Tu bois
trop ! ». Et lui répondait :
- quel salaud à ma place pourrait ne pas boire à se saoûler : ma fille ? Enlevée par un officier. Mes deux fils ? Massacrés. Ma femme aussi... des frères, des sœurs. Comment pourrais-je oublier tout ça ?
Un
jour, mon père rentre à la maison couvert de sang. Sur le chemin de
retour du travail, quelques turcs – sans qu'on sache pourquoi –
l'avaient lapidé à coups de pierres et de bâtons. On ne put
stopper l'hémorragie, le pauvre homme ne pût survivre et mourut des
suites des graves blessures qui lui avaient été infligées.
En
1922-1923, les autorités turques permirent aux arméniens d'émigrer
à l'étranger, sachant que n'importe comment ceux-ci ne voulaient
plus et ne pouvaient plus rester. En prévision du départ, les
arméniens vendaient ou essayaient de vendre tout ce qu'ils
possédaient : leur maison ancestrale, leurs terres, leurs
biens. Les turcs n'achetaient pas, sachant que les arméniens
partiraient de toute façon sans avoir réussi à tout vendre.
En
1923, notre convoi se prépara à quitter Diyarbakir. Quand nos
charrettes s'éloignèrent, ma mère pleurait. Tous pleuraient. En
réalité notre ville ancestrale, par la faute des turcs, était
devenue une ville maudite. Toute notre existence n'était plus qu'un
cauchemar, un calvaire. Notre voyage de Diyarbakir jusqu'à Tchavouch
à la frontière de la Syrie dura plus d'une semaine. Alors que nous
approchions de la zone frontière de la Syrie... pourquoi ?
Soudainement ! Cet officier turc envoya-t-il une gifle à l'un
d'entre nous ? Comme celui-ci protestait deux soldats turcs
intervinrent à leur tour pour commencer à le frapper et à le
bourrer de coups de pieds. On m'expliqua par la suite que notre
compagnon, un homme âgé de cinquante ans, était complètement
saoul, qu'il s'était mis à chanter des chansons de révolutionnaires
arméniens, les fédaïs (terme qui signifie « dévoués à la
cause »). Les soldats turcs n'avaient pas compris au début,
mais l'officier lui, avait bien discerné chez notre bonhomme un
possible partisan arménien, un fédaï. Il avait perçu cette
attitude comme une provocation d'autant que le bonhomme lui demandait
à lui et à ses soldats de reprendre en cœur à sa suite des
chansons... d'Antranik Pacha, un des plus grands fédaïs arméniens
et héros national.
Enfin,
nous avons atteint la Syrie. Puis, grâce à l'aide de parents qui se
trouvaient déjà en Egypte, nous avons pu gagner Le Caire. Là, je
me suis senti comme dans un paradis, non par la richesse et
l'abondance – sur ce plan-là nous étions totalement démunis et
ma mère ne possédait que ses enfants pour toute fortune – mais
pour les rapports humains avec ceux qui nous accueillaient. Un jour,
alors que je jouais dans la rue avec de petits camarades, je buttai
violemment contre un passant arabe. Je savais que je lui avais fait
très mal. Cependant, sans manifester d'animosité, l'homme se pencha
vers moi et m'expliqua quelque chose que je ne compris pas. Je
demandai aussitôt à mes petits copains arabes de me traduire. Ils
me répétèrent : « Mahghleche ha allaya », ce qui
signifie : « ça ne fait rien, c'est de ma faute ».
L'homme s'était pratiquement excusé, pourtant il n'y était pour
rien. C'était moi l'enfant turbulent qui avait été fautif.
Mon
univers était transformé. Les arabes m'apparurent comme de braves
gens, gentils, humains, hospitaliers. Je n'avais jamais éprouvé une
telle bienveillance de la part des turcs. J'ai été si surpris et si
bouleversé par cette réaction de ce passant que ces mots sont
restés gravés dans mes souvenirs d'enfance. Avec ces quelques mots
si tendres et si doux, je découvrais la noblesse de ce peuple chez
qui bonté et hospitalité sont une profonde tradition. Chaque jour
qui passait m'attachait davantage à ce peuple qui supportait les
mêmes souffrances que nous : l'oppression coloniale, la
privation et la pauvreté.
Pendant
mes années de scolarité à l'école arménienne du Caire,
Kalousstian, ma mère me donna une demi-piastre tous les midis pour
payer mon manger. Le midi je ne pouvais pas m'asseoir à la même
table que les autres écoliers. Avec quelques autres élèves de même
condition économique que moi, nous ne pouvions nous offrir qu'un
demi-pain avec un peu de foule, fève égyptienne et principale
nourriture là-bas, accompagnée de maïs grillé. Il y avait
d'ailleurs deux sortes de maïs. L'un qui était tendre et doux, et
l'autre avec des grains durs comme un caillou et toujours rassis.
Comme les pauvres arabes, nous étions obligés de manger la plus
mauvaise qualité, celle avec des grains durs, difficiles à digérer,
mais qui coupait la faim pour le reste de la journée.
Avant
de rencontrer Bergman, par l'entremise d'un oncle qui appartenait au
parti social-démocrate Hintchag, j'avais connaissance de ce qui se
passait au pays des Soviets. Je recevais toutes sortes de
littérature d'Arménie soviétique que me passait mon oncle. Pendant
mes nuits, je lisais ces brochures et ces journaux que je dévorais
avec ravissement. Je découvrais des événements incroyables, un
nouveau pays où il n'y avait plus de haine raciale, ni exploitation
de l'homme par l'homme. Un pays où la classe ouvrière était le
maître et où toutes les nations étaient libres, égales et
fraternelles, sans divisions de classes. Même sans avoir rencontré
Bergman, je serais tout de même devenu communiste. Je sentais que je
le devenais. J'allais devenir un militant très actif. Au début,
j'étais enfermé dans la communauté arménienne du Caire comme mes
autres camarades. Cette communauté arménienne vivait repliée sur
son église, ses cafés, ses journaux, son école, ses partis. Elle
n'entrait en rapport avec les autres communautés que pour les
questions du travail, du commerce ou tout autre raison majeure
exceptionnelle. Les soirs où je me rendais chez Bergman, on savait
qu'on pouvait m'y retrouver toujours assis sur un petit tabouret en
face de lui. Je l'écoutais. Je restais accroché pendant des heures
à ses paroles, à ses récits. Je me sentais transféré dans le
monde de mes rêves : le socialisme !
Bergman
me présenta un jour le camarade Mohammed Abdellaziz. Il me présenta
aussi un autre égyptien, Chaaban Haffeze, qui venait de passer deux
ans en prison, condamné pour ses activités syndicales et de parti.
Bergman me présenta aussi d'autres militants comme Chihata et une
femme, Charlotte Rosenthal, militante d'Alexandrie. Elle fût arrêtée
par la suite, emprisonnée et expulsée d'Egypte. Je la retrouverai à
Moscou en 1931 alors que je serai devenu étudiant avec Chaaban
Haffeze qui me rejoignit à l'époque pour être admis lui aussi à
« l'école de Lénine ».
Mohammed
Abdellaziz était le premier secrétaire du parti communiste
d'Egypte. Il avait déjà fait des études à Moscou. C'était un
gars très maigre avec une petite moustache. Il paraissait âgé de
trente cinq ans environ. Quand Mohammed Abdellaziz et Bergman me
proposèrent d'aller à une réunion du parti, j'acceptai volontiers
et avec beaucoup de fierté. C'était pourtant risquer la répression
policière ; on pouvait écoper de deux à six ans de prison
pour la seule appartenance au parti communiste égyptien, ou pour
propagande communiste. Les propagandistes « étrangers »
arrêtés, après quelque temps en prison, étaient expulsés
d'Egypte. Mais, comme ils n'étaient acceptés par aucun pays, on les
plaçait sur un bateau soviétique qui les emmenait au pays des
Soviets.
De
1928 à 1931, je participais presque chaque jour aux différentes
réunions du parti communiste égyptien. Les différentes activités
se développaient dans différents secteurs. Dans le quartier
populaire du Caire, Ben El Sourenne, nous disposions d'un cercle de
travailleurs qui groupait fraternellement environ une centaine de
jeunes : l'Union Fraternelle des Travailleurs. Preque chaque
soir, nous tenions des conférences sur les différents sujets du
mouvement ouvrier. J'étais responsable de l'imprimerie clandestine
du parti. Ma tâche consistait à imprimer, expédier et distribuer
les différentes publications et les tracts du parti communiste. Les
textes étaient écrits, préparés et composés par les camarades
qui connaissaient très bien la littérature et la langue arabe.
L'imprimerie se trouvait dans une cave très humide et sombre. Une
petite lampe à pétrole était accrochée au mur pour me permettre
de travailler de nuit.
Je
rentrais très tard dans la nuit chez moi. Je trouvais ma mère
somnolente et ma sœur en train de confectionner des boutonnières de
chemise à la lueur d'une bougie. Parfois c'est mon frère aîné qui
venait m'ouvrir la porte. Il me grondait et me frappait quelques fois
parce qu'il savait que ce que je faisais était très dangereux, et
aurait pu compliquer notre vie qui était déjà très difficile.
J'étais souvent malade. Les grippes succédaient à une bronchite
chronique. Nous n'étions plus que trois frères et trois sœurs, ma
grand-mère, une sœur aînée avec ses deux enfants et sa propre
mère. Le mari de cette sœur aînée avait été emprisonné pour
appartenance au parti communiste égyptien. Elle fût arrêtée elle
aussi, incarcérée et, après avoir purgé deux ans de prison, fût
expulsée d'Egypte, donc emmenée par bateau jusqu'à Odessa en
Russie. De là, elle ira s'installer en Arménie soviétique.
Notre
vie dans le quartier Ben El Sourenne se fondait dans celle de la
population. Notre habitation, qui était composée de trois pièces
et d'une cuisine, était bien exiguë pour abriter onze personnes.
Nous étions cependant mieux lotis que certaines familles arabes.
Nous résidions au deuxième étage d'un vieil immeuble. Plus bas que
le rez de chaussée vivait une très nombreuse famille égyptienne,
comparée à nous ce n'était pas peu dire ! A vrai dire, ils
vivaient dans la cave de l'immeuble ! Le chef de famille était
cocher. Il faisait des transports en tout genre. Les jours fériés,
une quinzaine de jeunes et joyeux fêtards grimpaient sur sa
charrette et lui faisaient faire le tour de Ben El Sourenne. Ils
dansaient et chantaient sur la cariole en passant dans les
principales artères du Caire. A l'occasion des noces ou de décès,
le cocher avait du travail et de « bons rendements ».
Dans la cave de l'immeuble, trois femmes et une armada d'enfants
l'attendaient tous les soirs. Mais nous, dès six heures du matin,
nous entendions le début des chamailleries des femmes entre elles où
se mêlaient les cris et les pleurs des enfants. Cela durait toute la
journée. La première femme du cocher était très amie avec ma
mère. Elle montait souvent chez nous pour parler de ses misères et
de ses soucis, ou d'une fixation sur une rivale. La nouvelle femme,
la dernière en date, n'était-elle pas sans moralité ? N'était-elle
pas au surplus trop jeune ? (Elle n'avait que seize ans!). Et
dire qu'elle ne savait même pas encore faire le ménage... La
première femme du cocher se prévalait d'être la plus fidèle à
son mari, la plus sérieuse finalement, n'est-ce pas ? Pourquoi
lui, un homme d'âge mûr, avait-il introduit une écervelée à la
maison ? Une bouche de plus à nourrir, en plus ! Quand les
pauvres enfants eux avaient à peine de quoi se nourrir...
Chapitre
2
Rapports
entre le parti communiste égyptien et le Komintern. On m'envoie
étudier à Moscou. Un passage à Paris rue Grange aux Belles. Voyage
en train en Europe. Réception à l'université de Moscou. Mes amis
internationalistes. Les premières purges d'étrangers. Suis-je
coupable ? L'université d'Orient.
La
politique du parti était dans les faits très sectaire. Bien que
notre activité dans différentes organisations de masse se
développât normalement, la vie générale du parti ne tenait pas
compte des décisions de l'Internationale concernant les pays
coloniaux. La lutte principale aurait dû être dirigée contre
l'impérialisme en pleine solidarité avec toutes les forces
patriotiques et nationalistes du pays, mais le PC égyptien
concentrait l'essentiel de sa lutte contre le parti bourgeois local
Vaffte.
Le
secrétariat de l'Internationale nous avait envoyé à deux reprises
ses délégués pour nous aider et nous conseiller. Je connus ainsi
deux camarades du PC de Palestine, qui avaient été envoyés pour
nous épauler et un parlementaire communiste du Reichstag, Dietrich
avec qui j'eus des rencontres politiques fréquentes – non pas
parce que j'aurais été déjà mieux formé politiquement et que
j'aurais pu assimiler ses conseils et les défendre – mais surtout
à cause de ma parfaite connaissance des rues du Caire, mais aussi de
ma sympathie pour ce très important dirigeant communiste.
Le
camarade Berger, lui qui venait de Palestine, je le retrouverai par
la suite à Moscou où il sera au Secrétariat de l'Internationale
communiste. J'y rencontrerai aussi encore Dietrich qui résidait non
loin de l'Université d'Orient, rue Gorki, près de la place
Strassnoï, actuelle place Pouchkine. Je perdrai de vue Dietrich vers
l'année 1933 ; il aurait été renvoyé dans son pays pour la
lutte anti-nazie.
En
1930-1931, la répression contre les communistes s'intensifie en
Egypte. Mon activité avait déjà attiré l'attention de la police
qui me suivait sans relâche. L'objectif, ce n'était pas moi, mais
par mon intermédiaire, la découverte de responsables plus
importants. Je devais me méfier de leurs mouchards. Il fût décidé
de m'envoyer à Moscou pour faire un rapport au comité exécutif de
l'Internationale sur la situation en Egypte et pour me former par des
études. On me fît dire à mes amis que je partais en Europe pour
continuer des études terminales. Le responsable du parti me confia
une recommandation écrite sur un chiffon, que je devais remettre aux
responsables de la CGTU en France, à Paris. Sur le chiffon étaient
inscrits en quelques mots ma qualité et ma mission comme membre du
comité central, délégué du parti d'Egypte.
Je
suivis soigneusement les recommandations jusqu'à mon arrivée à la
rue Grange aux Belles, siège de la CGTU. Pour moi, à l'époque,
rencontrer Jacques Duclos, André Marty l'animateur de la révolte de
la mer noire et Marcel Gitton, c'était rencontrer des figures
légendaires. Dans les jours qui suivirent mon arrivée en France, je
participais à des banquets en l'honneur de camarades français tout
juste sortis de prison. Mais j'étais étonné de me trouver dans un
pays où le parti communiste n'était pas dans l'illégalité. Quand
j'assistais aux meetings, j'avais affaire à des ouvriers français
très chaleureux qui me questionnaient avec intérêt sur l'Egypte.
Je connaissais la joie d'entrer dans un kiosque pour acheter, sans me
cacher, pour lire « L'Humanité » en pleine rue sans être
arrêté. On m 'hébergeait à l'hôtel. On me nourrissait. On
me donnait de l'argent à ne pas savoir qu'en faire. Moi qui était
habitué à la pauvreté ! Je vécus ainsi en France presque
deux mois, puis je partis pour Berlin.
Je
gagnai ensuite Hambourg où je suis monté illégalement dans un
bateau soviétique, d'apparence commerciale, qui allait me débarquer
à Leningrad. De Leningrad, un train de nuit nous amena à Moscou.
Dans le wagon il n'y avait que des étrangers venant de tous les
coins du monde. Parmi eux il était rare de trouver de simples
voyageurs. Presque tous étaient des militants communistes ou des
délégués internationaux envoyés pour « faire des études ».
Quelques techniciens venaient aussi avec un contrat de travailleurs
en Union soviétique. A la gare de Moscou, je me séparai des autres
car on m'attendait. Quelle surprise pour un modeste militant comme
moi ! On me fît monter dans une sorte d'énorme limousine
noire. La voiture luxueuse m'amena au siège du Komintern. A l'entrée
de l'établissement, je reconnus le camarade Berger qui me fît
grimper au troisième étage où les autres m'attendaient. Je sentis
tout de suite que le camarade responsable du comité exécutif de
l'Internationale, qui trônait dans la salle, était quelque peu déçu
et affligé en me voyant. Il s'attendait à l'évidence à recevoir
un leader mieux informé ou un arabe, et non pas un aussi jeune
émigré arménien. Sans le laisser décontenancer, je lui donnai mon
rapport écrit d'avance et je répondis à ses différentes
questions du mieux que je pouvais. Etaient présents dans la salle
Saffarov, Madiar et Berger, trois hommes avec qui je continuerai
d'entretenir des rapports permanents. Plus tard, vers les années
1934-1935, Saffarov sera arrêté et je ne saurai jamais ce qu'il est
devenu. Berger et Madiar seront déportés en Sibérie. Madiar avait
une santé fragile et mourut rapidement, d'après ce que je parvint à
savoir plus tard. Berger, par contre, était encore parmi les rares
survivants ; il était professeur d'université en Israël.
Je
n'ai jamais su ce qui était reproché à Saffarov et à Madiar.
Quant à Berger, on m'apprit qu'il recevait soi-disant des sommes
d'argent et finançait le mouvement trotskiste. Je ne pus moi-même
subir l'influence du trotskisme dans le milieu où l'on m'avait
placé. Ma culture politique était alors très primitive. C'est à
ma demande qu'on m'avait envoyé faire des études dans une sorte de
lycée pour adultes : « L'Université communistes des
travailleurs d'Orient » au nom du « camarade Staline ».
J'avais
une grande sympathie pour ces trois camarades, en particulier pour
Madiar qui m'invitait de temps à autre dans son petit appartement
moscovite, composé d'une seule pièce et d'une toute petite cuisine.
Sa femme était très souvent malade, elle restait au lit longtemps,
les pieds gonflés. Comme elle, Madiar avait le cœur malade. Pour
monter au troisième étage où se trouvait leur logement, il
s'arrêtait toutes les quatre marches. Ce grand bonhomme maigre aux
yeux bleus, aux cheveux grisâtres, soufflait en se tenant la rampe.
Madiar appartenait à la génération révolutionnaire hongroise. Il
avait participé à tous les événements révolutionnaires qui
s'étaient déroulés en Europe Centrale au moment de la révolution
d'Octobre.
Berger
lui, était de petite taille, portait une petite barbe dorée et des
lunettes. Son caractère humain, très aimable apparaissait
immédiatement. Il m'arrivait d'avoir de longues conversations avec
lui. Il m'écoutait avec beaucoup d'intérêt et faisait tout son
possible pour faire aboutir mes requêtes concernant les émigrés
politiques égyptiens. Après la liquidation de tous les anciens
cadres, surtout d'origine étrangère, on les remplaçait par des
russes. Tous ces proches camarades étaient systématiquement
remplacés par un cadre du parti russe. Ceci se produisait en vertu
de la nouvelle politique de « bolchevisation » des partis
dépendant du Komintern. Cette bolchévisation des partis communistes
d'Europe devait modifier leur forme et leur contenu. Je pouvais
continuer d'avoir des rapports avec les nouveaux dirigeants, mais
sans aucune familiarité, pas même avec l'un des secrétaires,
pourtant arménien, Khandjian2,
ni surtout avec Katelnikoff, sorte de défroqué, véritable ours mal
léché.
J'étais
avant tout préoccupé par la répression policière en Egypte, qui
s'accentuait contre les communistes. En Egypte même, beaucoup
d'émigrés étaient arrêtés et expulsés, puis embarqués sur les
bateaux soviétiques qui les amenaient ou à Odessa ou à Bakou.
Leurs ennuis ne cessaient pas pour autant car, en Russie, commençait
l'époque des purges et de la répression massive. Les émigrés
politiques étaient mis sous surveillance par la police politique,
puis arrêtés à nouveau et déportés avec toute leur famille. J'ai
essayé plusieurs fois d'intervenir mais sans succès, auprès de
l'ours Katelnikoff et du Secours Rouge, pour modifier les mesures de
déportation contre les émigrés politique d'Egypte. La plupart de
ces déportés avait déjà jeté en prison pour leur appartenance à
« L'Union Fraternelle des Travailleurs ». Ils étaient
tous jeunes, pleins de vie et prêts à mourir pour leur idéal. Tous
furent déportés. Tous en sont morts. Je n'ai jamais pu savoir dans
quelles conditions précises ni s'il y avait eu quelques survivants.
Un
seul exemple me revient en mémoire. Un seul avait réchappé de la
déportation au « pays des Soviets », après de multiples
démarches auprès du Secrétariat de l'Internationale et auprès du
premier secrétaire du PC d'Arménie Aghasi Khandjian. Ce seul
exemple est Haïg Thirian qui a pu revenir en France et continuer de
militer dans la CGTU et le parti communiste français, mais pour être
en fin de compte fusillé par les allemands pendant la Seconde Guerre
mondiale. Comment ne pas se souvenir de ces autres camarades déportés
au même moment : Abdellah Azziz, Mohamed Tantavi, Abraham
Matossian, Albert Guiragossian, Tigran Arakelian, Gamssar Vartanian.
IL m'eszt encore possible de citer une poignée des cinquante et un
réfugiés qui, en Russie, ont pu échapper à la déportation :
Gérard Achdjian, Ahmed Hossni, Mihran Mazmanian, Gérard Yeganian et
Aram Sarafian.
Ma
sœur et son mari qui, après avoir subi des années de prison avec
leur enfant en Egypte et qui, après leur expulsion étaient venus
s'installer à Erevan, alors en territoire « soviétique »,
renouèrent à nouveau avec la prison. Lui fût arrêté à nouveau
et déporté. Il fût malgré tout aussi un des rares à survivre et
à revenir – non pas parce que son premier fils avait été tué
sur le front de Leningrad – mais du fait de la libéralisation de
Khrouchtchev et du XX ème congrès du parti russe.
Depuis,
pendant mes multiples voyages en Union soviétique, j'ai cherché et
tenté de retrouver mes anciens camarades. Je n'en ai pas rettrouvé
un seul. Ni ceux qui s'étaient échappés de prison, ni ceux qui
vivaient à Moscou avec leurs femmes et leurs enfants. Pas un seul
survivant. Que sont-ils devenus ? Personne n'en savait rien !
C'était bien leur ancienne adresse mais leurs noms étaient
inconnus. Personne ne pouvait me renseigner à leur sujet, ni les
voisins, ni les bureaux de renseignement. Pendant les années de 1931
à 1939, le PC d'Egypte avait reçu des coups mortels soit par la
terreur policière dans le pays soit par le stalinisme qui, tel un
monstre, dévorait ses enfants.
Pourquoi
n'ai-je rien dit quand, il y a déjà plus de quarante ans, en
1936-1937, je suis revenu en France, et que j'avais toutes les
possibilités d'écrire et de dénoncer les crimes perpétrés contre
des communistes et des êtres innocents. Je me pose la question. Je
cherche à y répondre moi-même.
C'est
peut-être ma formation qui m'a aveuglé. Pour moi, l'Union
Soviétique et Staline étaient infaillibles et, même si différents
constats me paraissaient anormaux, tout ce qui était « bâti »
me semblait juste. Avec le temps, j'ai trouvé l'explication. Combien
de fois ne m'arrivait-il pas d'être bouleversé en apprenant qu'un
de mes camarades ou de mes professeurs était arrêté. Mais je
trouvais aussitôt une explication consolante. Les gars du Guépéou
n'étaient-ils pas des figures héroïques qui se battaient
résolument sur les premières lignes de défense du socialisme ?
Etais-je le seul à m'illusionner sur leur compte ? A ce grand
meeting organisé en 1938 par le PCF au Cirque d'Hiver, le
« dirigeant » Marcel Cachin, de retour de voyage en Union
soviétique – n'avait-il pas conclu son discours en criant :
« Vive le Guépéou ! » ? Alors qu'on était en
pleine époque de purges sanglantes, de procès truqués,
d'arrestations et de répression massive !
Pourquoi
dénoncer cela aujourd'hui3,
après tant d'autres, alors que le crime a été commis depuis si
longtemps, quand presque un demi-siècle s'est écoulé ?
Mes
raisons sont multiples. Bien sûr le PC de Russie a affirmé dans ses
XX ème et XXII ème Congrès que l'époque stalinienne avait eu un
caractère criminel, avait été dépourvue de toute lutte de classe,
avait discrédité l'Etat soviétique envers les masses laborieuses
et fait reculer dans le pays la cause du socialisme pour plusieurs
dizaines d'années. Certainement face à tous ceux qui ont vécu
cette époque, les générations d'avenir seront les seules à
pouvoir en tirer des conclusions et à juger de toute la gravité des
erreurs commises.
Le
stalinisme prétendait que son option était le seul exemple pour
parvenir au socialisme, et ainsi de nombreux pays, en Afrique et en
Asie, et ailleurs où tout groupe d'individus qui parvenait par un
coup d'Etat militaire à s'accaparer le pouvoir d'Etat, pouvait se
proclamer aussitôt « socialiste » ou « populaire »
en commençant par parodier les pires méthodes staliniennes. Ainsi
procéda le régime khmer « rouge » au Cambodge, même
longtemps après le pic de la terreur stalinienne. En Albanie, le
stalinien Enver Hodja fît fusiller quatre vingt dix pour cent du
Comité central de son parti pour « déviation politique »,
sans parler des milliers d'autres victimes innocentes pour soit
disant sauvegarder le « monolithisme » de parti et « le
pays », comme disait aussi Staline.
Moi
qui ai vécu cette sinistre époque, j'ai toujours évité de parler
ou d'en faire une analyse. Peut-être est-ce parce que je ne voulais
pas discréditer un Etat qui avait voulu bâtir le socialisme ?
Comment ne pas me sentir fautif moi aussi en témoignant des bizarres
phénomènes qui s'étaient produits sous l'égide du stalinisme ?
Tout ce que je peux affirmer est qu'il faut absolument que les
générations nouvelles de militants tirent des conclusions de nos
échecs pour ne pas commettre les mêmes erreurs.
A
l'université communiste de Moscou, « Mon Université »,
je reçus donc ma formation de « militant communiste ».
« Mon Université » était un énorme bâtiment de cinq
étages, édifice d'une ancienne administration tsariste. On ne
savait pas à quoi il avait servi exactement a vant la révolution
mais on pouvait considérer que ce bâtiment avait toutes commodités
d'un établissement scolaire. Il se trouvait place Krassnoï. Au
numéro deux de la rue Malei Poutinkovsky se trouvait une dépendance
qui était notre cantine, notre restaurant, qui n'était autre que
l'ancien monastère Krassnoïmonastir.
En
1964, poussé par le désir irrépressible de revoir ces lieux et
pouvant voyager sans crainte en Union soviétique, je me rendis place
Krassnoï pour tenter de revivre des moments agréables de ma
jeunesse. L'endroit était méconnaissable. L'édifice de
l'université est toujours planté là, mais ce n'est plus qu'une
vague administration. La dépendance Krassnoïmonastir a été rasée
pour céder la place à un des plus grands cinéma de Moscou. Même
la statue de Pouchkine a changé de place. Elle a traversé cette
ancienne place Krassnoï pour s'installer en face du boulevard
Tversky. Le chemin de la vie laisse peu de traces derrière lui. La
nouveauté des lieux a effacé ainsi une bonne partie des bons et des
mauvais souvenirs.
Les
événements qui ont caractérisés les années 1930 sont restés
gravés chez ceux qui les ont vécus. On ne peut pas oublier cette
époque de purges sanglantes dans le parti, ces années de
collectivisation forcée et de planification tout aussi forcée.
Mais, bien que le stalinisme fasse alors ses ravages, l'idée de
communisme était toujours présente dans l'esprit et les consciences
des ouvriers, des paysans, des intellectuels. Bien que l'idéal
communiste subisse des secousses, dans l'ensemble, ouvriers et
paysans continuaient à avoir confiance en un radieux proche avenir
que la « construction du socialisme et la
collectivisation » promettaient de leur offrir. Notre
université devait nous éduquer à exalter cette « construction
du socialisme ».
Comment
ne pas me rappeler avec une grande fierté de « mon »
université. Sans toutes ces années d'étude, je serais resté comme
beaucoup de camarades, enfermé dans un milieu égyptien étroit, un
militant ouvrier faiblement instruit et à l'existence banale.
Quoique toutes ces années d'étude ne m'aient point enseigné une
spécialité professionnelle permettant de m'assurer un emploi ou de
me procurer un quelconque avantage. Je fus fier de recevoir au bout
de six années un diplôme avec de très bonnes mentions et le grade
de commandant de bataillon. Dans une université classique un diplôme
de fin d'études n'est qu'un bout de papier qui vous ouvre plus ou
moins des portes sur la vie professionnelle. Mon diplôme, ce qu'on
m'avait enseigné là, faisait de moi au contraire un homme très
dangereux. Tous les gars de l'université d'Orient étaient envoyés
dans les pays capitalistes après la fin de leurs études, pour aller
combattre dans les pays se trouvant sous la double oppression
impérialiste et nationale, là où sévissaient terreur et
répression policière.
Tout
ce que j'avais appris pendant ces années, je le devais à « mon »
université, à mes professeurs et à ces centaines de
révolutionnaires qui ont donné par la suite leur vie pour la cause
de mon idéal : le socialisme. Là-bas, place Krassnoï, je
m'étais instruit en écoutant les lectures et les conférences de
Boukharine, de Karl Radek, de Kroupskaïa, de Rakovsky, de
Velikovsky, d'Haroutiounian Hamazazp, de Pochnakian, de Gaïk, de
Zelikmann. Là-bas, j'avais connu les élèves Ho Chi Minh, Djou-Dé
– qui sera commandant de l'armée rouge chinoise – Sao-Ké, Nazim
Hikmet, Zouktu et tant d'autres militants révolutionnaires morts
pour la victoire du socialisme, exceptés ceux qui, happés par la
contre révolution stalinienne, sont devenus des boulons dans la
machine de l'Etat ou des apparatchiks couronnés. Comment pourrais-je
oublier mes « frères de classe » massacrés en Chine
dans les rudes combats du Sud-Est asiatique, tués en Espagne, et
combien d'autres torturés à mort dans les prisons coloniales, dans
les camps de concentration de Hitler ou dans les camps de la mort de
Suharto en Indonésie ?
Notre
université était divisée en deux secteurs : le secteur
« fondamental » et le secteur étranger. Le premier
secteur dépendait directement du Komintern avec classes normales et
programme d'études comme dans toute université classique mais avec
la particularité que les candidats n'étaient pas ceux qui ont
généralement des facilités d'étude ou de fortune, mais des
militants qui avaient fait un stage dans le parti communiste d'Union
soviétique ou qui pouvaient se prévaloir des recommandations d'un
comité central d'une des Républiques composant l'Union soviétique.
Le second secteur était destiné aux étudiants des autres pays
sélectionnés par le Komintern. Les étudiants des deux secteurs
étaient d'âges différents. On y trouvait quelques jeunes gens mais
surtout des militants d'âge mûr. Dans le secteur fondamental,
l'étude avait lieu uniquement en langue russe, tandis que dans le
secteur étranger toutes les langues étaient pratiquées.
Au
début, on m'avait placé avec des turcs, puis ensuite je fus mêlé
à toutes sortes de nationalités. J'étais en classe avec Henver
Hodja, Effendiev, Zouktu et bien d'autres avec des noms d'emprunt
dont, par hasard, j'ai connu la véritable identité au cours des
années suivantes. Si j'avais su que j'écrirai ce livre, j'aurais
noté les détails parce que tous les élèves ont tenu une place
importante dans le mouvement révolutionnaire. L'histoire de chacun
d'entre eux mériterait un récit détaillé.
Ensuite
j'ai continué mes études dans les classes de chinois où
l'enseignement était dispensé en langue française et russe. Tous
ces élèves étaient d'excellents camarades. Ils étaient d'une
éducation révolutionnaire exemplaire. Aux heures de détente, ils
m'avaient appris « L'Internationale » en langue
française, « La Jeune Garde » et d'autres chants
révolutionnaires. Ils m'avaient aidé fraternellement au cours des
études et pour compléter ma formation politique.
Nous
partions ensemble en excursion dans les régions minières de
l'Ukraine, du bassin du Donetz et ailleurs, pour aller aussi
participer aux différents meetings de propagande/agitation. Les
responsables locaux du parti nous présentaient comme délégués
étrangers du parti. En conséquence, les ouvriers des localités
nous écoutaient avec un grand intérêt. Alors que nous connaissions
et pratiquions la langue russe, on nous demandait de nous exprimer
dans nos langues respectives d'origine. Un discours fait en langue
annamite par exemple, était évidemment aussitôt traduit en russe
par l'un d'entre nous, mais cette façon de procéder avait surtout
pour but de créer une ambiance à tonalité internationaliste dans
la salle.
Dans
le secteur fondamental on trouvait beaucoup d'étudiants envoyés
d'Arménie et de Géorgie. J'avais lié d'excellents rapports
d'amitié avec eux. Quand ils me firent savoir que le secrétaire
général du comité central du parti communiste d'Arménie, Aghasi
Khandjian, allait incessamment venir faire une conférence sur les
résultats de la collectivisation en Arménie, je demandai à y
assister.
A
la fin de la conférence, ces camarades et moi, nous fûmes présentés
au secrétaire général. Je le connaissais déjà et éprouvais une
forte sympathie pour ce dirigeant bolchevique de grande valeur, de
l'époque légendaire. Grand intellectuel, Khandjian avait dirigé
autrefois le comité régional du parti de Leningrad. Il m'invita à
venir visiter l'Arménie. J'acceptai avec plaisir. Je pus
entreprendre le voyage seulement l'année suivante sur recommandation
du parti.
Chapitre
3
Premier
voyage en Arménie à l'âge adulte. Khandjian. Le « suicide »
de Khandjian. Le meurtrier Béria. Retour à Moscou et soupçons du
Guépéou. Les tâches de la collectivisation à Erevan. La famine.
Les queues devant les magasins. La ferme d'Aram Kalfayan. Une faveur
au kolkhoze de Nor-Malatya. Les tournées de propagande/agitation ne
convainquent pas. Les fuyards.
Il
me fût possible d'accomplir plusieurs voyages de Moscou à Erevan
entre 1932 et 1936, mais mon premier départ pour l'Arménie reste le
plus marquant. En cette année 1932, je m'impatientais à l'idée de
découvrir « mon Arménie » dont je ne connaissais, mais
en imagination seulement, que le Mont Ararat. Comment allais-je
retrouver ce pays pour lequel des millions d'êtres avaient perdu
leur vie, pour qu'il reste la terre de tous les arméniens ?
Tant d'êtres qui avaient consenti à tant de sacrifices, qui avaient
été exécutés sommairement, brûlés vifs sans renoncer à leur
amour pour ce pays, pour que la langue arménienne soit perpétuée.
Combien de conquérants sanguinaires n'avaient-ils pas ravagé cette
terre, ruinant, broyant, massacrant, réduisant en cendres à
plusieurs reprises des populations entières ?
Le
peuple arménien avait su soigner ses terribles blessures. Il avait
su se relever des hécatombes et il s'avérait être capable de
produire et d'offrir à l'humanité sa richesse particulière sans
désespérer qu'on lui octroie un jour un peu de justice. Le train
dans lequel je montai en direction d'Erevan était un convoi habituel
avec ses wagons de première, deuxième et troisième classe. Mais
quand nous avons atteint Tibilissi (Tiflis) nous fûmes une partie
des voyageurs conviés à descendre pour monter dans un train
spécial. Le convoi ne comprenait que deux wagons pour les voyageurs,
deux wagons de troisième classe, les autres wagons étaient emplis
de marchandises pour l'Arménie. CE nouveau train ne quitta la petite
ville étape que tard dans la soirée. Et moi qui avait hâte
d'arriver le plus tôt possible !
Je
demandai au chef de train de me réveiller lorsque le train
franchirait la frontière de l'Arménie. Il me répondit qu'au pays
des Soviets il n'y avait plus de frontières et que la Géorgie et
l'Arménie étaient désormais identiques. Je lui demandai de me
prévenir quand même. Je m'endormis et ne me réveillai que tard le
lendemain matin alors que le train était déjà arrêté dans une
petite station en Arménie. Je m'extirpai du wagon pour aller faire
quelques pas dehors. Une petite source d'eau s'écoulait devant moi.
Je me penchai pour y puiser de quoi me rafraîchir. Je bus
abondamment. Est-ce cette eau qui me rétablit physiquement alors que
je traînais une méchante grippe depuis Moscou ? C'est en tout
cas ce que j'écrivis à mon camarade de classe Effendiev en lui
faisant part de mon arrivée au pays et de mon bonheur. IL me
répondit que c'était là l'expression de sentiments nationalistes.
Une
fois installé à Erevan, je me rendis aux différentes conférences
des activistes du parti où le camarade Khandjian était en général
le rapporteur principal. A Moscou il avait fait une intervention
orale en langue russe devant un auditoire de quelques dizaines de
cadres à peine, tandis qu'ici il s'exprimait en arménien devant des
milliers de personnes. Il faisait jaillir son talent de grand tribun
prolétarien. Pendant ses discours, on suivait le développement des
idées avec enthousiasme. C'était un véritable communiste. Il ne
craignait pas de dire la vérité même si elle devait choquer. Il
n'était pas de ceux qui ne savent que ramper et courber l'échine
devant les plus forts ou les tyrans. Le peuple arménien pouvait lui
donner toute sa confiance. Pendant une époque aussi ingrate que la
collectivisation, peu d'hommes auraient pu se vanter d'une telle
popularité. Les ouvriers et les paysans arméniens le nommaient
« notre bien-aimé Khandjian ».
Quelques
années plus tard, un jour de l'été 1936, alors que je déjeunais
dans notre cantine du Krassnoïmonastir à Moscou, avec un membre du
secrétariat du Komintern, je parcourais la Pravda et je tombai sur
quelques lignes qui m'épouvantèrent et me bouleversèrent. Dans une
colone du journal, un communiqué annonçait que « notre
bien-aimé Khandjian » s'était « suicidé » !
Le communiqué ajoutait que c'était par suite d'une longue maladie,
mais qu'il était indigne de la part d'un bolchevique d'avoir commis
un tel acte contre soi-même. L'année d'étude étant terminée, je
pouvais décider illico de partir pour l'Arménie. Nous entrions dans
la période vacancière. Je pouvais disposer de tout mon temps. Les
responsables de l'université et l'ours Katelnikoff me dirent que je
pouvais aller où je voulais, par exemple en Crimée. Mais surtout
pas en Arménie !
J'acquiesçai,
mais intérieurement ma décision était prise, je ferai le détour
par l'Arménie et cette déviation passerait inaperçue !
Toute
l'Arménie était en deuil. Tous disaient que c'était Béria qui
l'avait « suicidé ». Khandjian aurait sévèrement
critiqué Béria, l'accusant de défendre une politique nuisible.
Béria n'était pas encore le chef suprême du Guépéou, qu'il
allait devenir, mais secrétaire général des partis de
Transcaucasie, c'est à dire de Géorgie, d'Azerbaïdjan et
d'Arménie.
Rue
d'Hapovian, au siège du parti communiste d'Arménie à Erevan, on me
fît lire une lettre écrite soit disant par Khandjian avant son
« suicide » où il s'excusait d'avoir à commettre un tel
acte. Longtemps après mes doutes ont été confirmés. La lettre
avait été écrite directement par les services de Béria. Khandjian
n'avait pas pu se suicider comme le montrait l'autopsie du docteur
Kanzandjian. Celui-ci avait constaté que la balle avait frappé en
pleine nuque ! Même en voulant provoquer sa propre mort,
Khandjian n'aurait pas pu se tirer une balle dans la tête dans ce
sens. Il avait donc bien été froidement exécuté. Béria n'en
resta pas à ce seul vil forfait. Il lui fallait continuer à
persécuter Khandjian même mort, avilir sa mémoire, quand tout le
peuple arménien défilait derrière son cercueil et quand son propre
père avait eu l'autorisation de tenir un discours exaltant le combat
de ce grand communiste disparu. Quelques semaines plus tard
cependant, Béria fît paraître un article dans la Pravda révélant
déjà plus clairement les raisons de son antagonisme avec Khandjian
et le peuple arménien. L'article, titré « Anéantir en
miettes les restes de nationalisme trotskiste : »,
accusait Khandjian d'avoir eu des rapports avec certains milieux
nationalistes à l'étranger. Comme exemple, il faisait état de ses
liaisons avec Tchobanian, le grand écrivain arménien, ami de
toujours de l'Union soviétique et de l'Arménie.
Dans
le fond, l'objectif recherché était plus terrible qu'on ne pouvait
l'imaginer à l'époque. Béria et Staline mettait au point un
nouveau plan de destruction de l'Arménie avec de nouvelles
déportations. Nous savons aujourd'hui que le système de la
déportation fût appliqué périodiquement à toute une partie de
la population d'Union soviétique. Il s'agissait là encore de
diviser l'Arménie soviétique qui comptait alors environ un million
deux cent mille habitants, de façon à ce qu'il n'en reste plus que
six cent mille. Ainsi l'Arménie serait devenue une sorte de pays
arriéré, une dépendance subordonnée à la Géorgie. Tel était le
plan qui ne pût être réalisé dans les faits.
Peu
importe ce projet en lui-même, qui pouvait être dirigé contre
toute minorité nationale qui résistait, l'essentiel est de
comprendre comment Staline et ses sous-fifres ont pu se servir de
l'Etat dans des conditions où l'intérêt de tous était invoqué,
pour déporter des centaines de milliers d'hommes sans en être
empêchés, sans aucune opposition des autres simples exécutants.
Que s'était-il passé en ce qui concerne l'assassinat de Khandjian ?
Il ne s'agissait pas de l'exécution d'un simple gêneur mais de la
liquidation d'une question touchant à la gestion de l'Etat
soviétique. Toutes les lignes de chemin de fer qui reliaient
l'Arménie aux autres Républiques d'Union soviétique, passaient par
la Géorgie. Toutes les matières premières indispensables pour le
secteur de la construction, le carburant ainsi que le ravitaillement
(le peu de ravitaillement) devaient être livrés en Arménie par le
Sud. Sur ordre de Béria, une grande partie de ces fournitures
avaient été emmagasinées en Géorgie. Pour résoudre sans conflit
cette inconvenance, Khandjian avait proposé de faire construire un
chemin de fer. Cette voie ferrée aurait suivi un parcours moins long
en passant par l'AZerbaïdjian. Khandjian croyait ainsi par cette
proposition régler l'affaire à l'amiable alors que de toute façon
les détournements de marchandises destinées à l'Arménie étaient
décidés volontairement par Béria et Staline. Khandjian avait payé
de sa vie ses illusions sur le compte des deux apparatchiks.
Quand
je suis retourné à Moscou, ma profonde et avérée sympathie pour
Khandjian faillit me coûter très cher. Je partageais ma chambre à
l'université avec un nouveau camarade, le précédent, ayant terminé
ses études, était retourné à l'étranger. Ce nouveau camarade
était un cadre du parti qui parlait correctement l'arménien et
assurait venir lui aussi d'Arménie. Nous étions devenus plus
proches depuis quelques jours lorsqu'il commença à me parler de
Béria et de Khandjian. Je l'écoutais sans rien dire. J'avais
l'habitude de mordre ma langue en certaines circonstances. Cepnadnt,
mis en confiance malgré moi, je ne tardais pas à dévider ma
tristesse et mes doutes sur le « suicide » de Khandjian.
Le lendemain, je fus convoqué au bureau spécial de l'université.
J'y trouvai mon camarade de cohabitation en tenue de colonel du
Guépéou, ainsi que le chef et l'adjoint du bureau spécial. Je
sentis que je risquais beaucoup et que tout dépendrait de ma faculté
de maîtriser mes paroles. Mon faux-frère me reprocha mes propos de
la veille comme étant de nature nationaliste. Je répondis que ma
sympathie pour Khandjian reposait sur le fait que je considérais que
c'était un excellent communiste. Le colonel du Guépéou rétorqua
qu'on ne pouvait pas avoir de l'amitié pour un traître et que cela
révélait que j'avais perdu ma sensibilité de classe. Le chef du
bureau spécial, que je connaissais depuis six ans, un vieux
bolchevique estonien, prît subitement ma défense en amoindrissant
la « gravité » de mon cas. Sans l'intervention d'un ami
arabe du Komintern dont je ne sais plus le nom, sauf qu'il est
fonctionnaire dans son pays aujourd'hui, j'aurais été un déporté
de plus dans le grand nord.
Tout
cela nous dépassait à l'époque. Malgré les dures privations que
nous endurions tous, les militants et les cadres du parti comme le
peuple, nous combattions fougueusement pour un socialisme à
l'horizon qui promettait un âge d'or à brève échéance. J'avais
dû apprendre les méthodes de travail du parti pour la campagne de
collectivisation. Le parti communiste d'Union soviétique devait être
considéré comme un exemple et modèle unique pour les partis
« frères ». Il n'était plus ni éblouissant ni un
modèle à suivre, mais une complète déformation des enseignements
de Marx et de Lénine. On me plaça à la disposition du comité de
parti de la ville d'Erevan, dont le secrétaire était Bedik
Bedrossian et l'adjoint Hovanness Mogatzian. Avec ce dernier, je
menais des tournées de propagande/agitation dans différentes
entreprises, jusqu'à ce qu'on me subordonne à la section agricole
du comité central. Pendant ces rudes années de campagne de
collectivisation, je dûs assumer un difficile travail de propagande.
Comme la plupart de mes camarades de l'Université, je devais assumer
la réussite de cette collectivisation là où on m'avait désigné.
Il était plus efficace de charger de cette tâche un arménien du
parti dans la région d'Erevan. Par contre, mes camarades étrangers
expédiés en Ukraine ou au Kazakhstan, ne connaissant ni les langues
ni les traditions et rencontrant une misère noire, revinrent à
Moscou complètement démoralisés. Les campagnes d'Union soviétique
n'étaient pas belles à voir. Il y régnait la famine et des
injustices sans nom. La « Construction du socialisme »
arrachait de pauvres travailleurs à leur localité, de petits
paysans à leurs terres pour qu'ils se retrouvent finalement
agglutinés dans les différents centres d'exil en Sibérie. En
quelques années de collectivisation, dix millions de petits paysans
allaient être expédiés avec toute leur famille dans les glaciers
du Nord de la Russie, au lieu de pouvoir rester vivre sur les lieux
de naissance et d'habitation.
Dans
le nord de l'Arménie, en Ossétie, deux autres militants et moi,
nous sacrifions toute notre énergie et tout notre enthousiasme pour
tenter de parvenir à mettre en œuvre les directives qui nous
venaient du parti. J'avais pour mission d'organiser des réunions
dans différents secteurs, des meetings ayant pour but de susciter
l'enthousiasme pour la collectivisation dans les kolkhozes, dans les
sovkhozes et dans les artels. Il fallait en plus organiser des
centres de liquidation de l'analphabétisme. Quel idéal de
participer à une aussi grande œuvre sous l'égide de l'Etat
« soviétique » ! Mais dans la pratique de la mise
en œuvre, mes illusions n'ont pas eu la vie dure. Terrible époque
où des centaines de milliers de jeunes acceptant les privations,
acceptant toute la difficulté de leur vie, fournissaient un maximum
de travail pour assurer la production, les « batailles
décisives ». Hélas, « l'émulation du travail »,
le mouvement stakhanoviste n'était pas simplement la taylorisation
de la production, mais une nouvelle forme d'exploitation où le
travail gratuit n'était ni compensé ni rétribué. La situation
était semblable dans toutes les régions à la campagne. Partout
régnait la famine. Le minimum nécessaire faisait défaut. Je
continuais pourtant mes tournées de propagande/agitation dans la
région d'Erevan avec Hovaness Mogatzian. Lorsque nous arrivions dans
un kolkhoze de village, toute la population entourait notre voiture.
La première chose qu'ils nous demandaient était « du pain ! »
et ils se plaignaient d'avoir froid. L'ouvrier qui faisait un travail
de force recevait de quatre cent à cinq cent grammes de pain par
jour. Un ouvrier au travail moins pénible se voyait octroyer de deux
cent à deux cent cinquante grammes par jour, pour toute nourriture.
Il n'y avait que du pain, et rien d'autre. Encore fallait-il que ce
pain arrive normalement. Quand il parvenait à destination il était
toujours de médiocre qualité ; on ne réussissait pa sà le
faire sécher. Même en le plaçant sur le poêle il restait humide à
l'intérieur. Quand j'entrais dans les magasins de nourriture, je
constatais qu'il n'y avait rien de consistant à vendre. On trouvait
en abondance par contre de grands portraits de Staline, parfois de
Lénine, des tonneaux absolument vides et des rayonnages couverts de
poussière.
Il
suffisait qu'on annonce dans une quelconque coopérative l'arrivage
de denrées pour que des queues se forment immédiatement à
l'entrée. Les possibles acheteurs, tout en ne sachant aucunement de
quelle marchandise il s'agissait, attendaient invariablement toute la
journée, et même pendant la nuit qui s'ensuivait. Très souvent,
lorsqu'il se vérifiait que l'information avait été bonne, le
produit arrivé pouvait satisfaire à peine une dizaine de personnes
quand la file d'attente en comptait une centaine. La nourriture
minimum commune, le pain, coûtait de dix à vingt cinq roubles le
kilogramme. Le salaire moyen de l'ouvrier s'élevait à peine à 100
roubles par mois.
Pr
contre, il existait déjà des magasins d'Etat, nommés Tozgsinne, où
il était possible de s'approvisionner correctement mais avec de
l'or, des pierres précieuses ou bien des devises étrangères. On
peut imaginer que la majeure partie de la population n'avait pas
accès à ces magasins privilégiés et coûteux.
Je
pris conscience que plus que tout débat d'idées, prédominait dans
tous les foyers un souci principal : la nourriture. Je le
vérifiais à chaque fois ce souci lancinant en me rendant dans la
famille d'Aram Kalfayan, un exilé égyptien, émigré politique à
Erevan. Chaque fois que je me rendais chez lui, j'emportais avec moi
ma ration de pain. Ils m'accueillaient avec une grande sans gêne
dans le regard, ne pouvant honorer la coutume de réception d'un
invité, n'ayant strictement rien à offrir, ni à boire, ni à
manger. J'assistais impuissant aux diverses scènes et querelles que
la femme d'Aram faisait éclater :
- Qu'est-ce que tu avais besoin de faire de la politique ?
- Où est-ce que cela a mené ta famille ?
- A quoi cela t'as-t-il servi d'être communiste ?
Ces
scènes étaient terrifiantes. Elle lui criait que les enfants
avaient faim et que :
- L'âme passe avant tout par la gorge !
Quand
Aram est rentré chez lui une fois avec un bon poulet sous le bras,
ce fût un souvenir mémorable. Je le vis pour une fois souriant et
fier d'offrir le poulet à sa femme qui le mit immédiatement dans la
marmite sans mot dire. Pourtant le sort d'Arama Kalfayan était
relativement meilleur que celui de bien d'autres émigrés qui
avaient été déportés dans différentes régions de l'Est de la
Russie, surtout dans les mines du Tchim-Kentte. Plus tard, le pauvre
Aram sera aussi arrêté en tant qu'exilé politique d'Egypte et
expédié en Sibérie. Sa femme trouvera néanmoins un emploi dans
une usine de farine. Elle avait cinquante ans et son enfant le plus
âgé n'avait que douze ans. Avant de quitter l'usine, sans doute
comme nombre de compagnons de misère, elle trouvait le moyen de
subtiliser quelques poignées de farine pour les cacher dans la
pochette de son tablier.
Les
contrôles d'entrées et de sorties d'usine étaient très sévères
et sous surveillance militaire. Un soir, sortant de l'usine, la
pochette pleine de farine, la peur la fît trembler alors qu'elle
passait devant la guérite de contrôle. Après quelques pas rapides,
elle se mit à courir. Le gardien en faction, un soldat, comprit
aussitôt l'anomalie de ce comportement et couru rattraper l'ouvrière
« voleuse » du produit de « l'Etat prolétarien ».
Les années de privations et de souffrances avaient enlevé à la
pauvre femme ses capacités de courir aussi lestement qu'une jeune
fille. Son pied, ayant buté contre une pierre, elle trébucha et
roula au sol. Le soldat, ne parlant pas l'arménien, ne comprenait
pas ce que balbutiait la femme d'Aram, mais il finit par en saisir le
sens. La femme pleurait et parlait de plusieurs enfants. Le soldat,
enfant du peuple lui aussi, s'apitoya sur le sort de cette pauvre
femme. Lui aussi avait certainement une mère, des frères ou des
sœurs dans les mêmes conditions de vie. Il l'aida à se relever et
lui indiqua de retourner vers la petite guérite. Là, il lui offrit
un grand morceau de pain, la totalité de sa ration.
Combien
n'ai-je pas vu de jeunes adolescents, de jeunes étudiants, enjambant
des cloîtres de vergers et dérobant des fruits, des raisins encore
verts. C'était la famine. Mais moi je continuais ma mission, me
déplaçant d'un village à l'autre pour organiser des meetings, des
réunions spéciales dans un « coin rouge » de chaque
village ou kolkhoze. Ces « coins rouges » étaient des
endroits où l'on réunissait les gens, sortes de cercles de
discussion et de lecture. On pouvait y trouver des bibliothèques et
des journaux. C'était en même temps des centres de liquidation de
l'analphabétisme.
Au
cours d'une de mes visites dans le kolkhoze Nor-Malatya, qui
disposait d'un artel, je trouvai une fois au retour de ma tournée,
mon sac empli d'un grand morceau de pain, d'un bout de lard, de
quelques saucisses et de deux boites de conserve. Le chef magasinier
du village m'avait ainsi approvisionné subrepticement. J'exigeai une
explication dans l'heure. Baghdassarian, le magasinier, expliqua que,
sachant que je n'étais pas du pays et que j'aurais éprouvé des
difficultés à m'approvisionner, il avait pensé me faire plaisir en
aplanissant ce genre de problème. Au lieu de le remercier, je le
critiquai sévèrement le soir même au cours de la réunion de
cellule. Il n'avait pas le droit de disposer des biens de la
collectivité qui appartenaient au kolkhoze. En conséquence je n'eus
même plus un grand morceau de pain comme supplément gracieux.
Nor-Malatya
était un kolkhoze relativement plus aisé que les autres. Un bel
atelier de tricotage y fonctionnait. Les machines avaient été
envoyées par des compatriotes des Etats-Unis. Un peu plus loin, on
pouvait trouver le collectif de Nor-Sebastiar. Celui-ci était plus
pauvre et se situait à peine à deux kilomètres du kolkhoze de
Nor-Dikranaguerde. Tous ces hameaux étaient peuplés d'arméniens
venus de Grèce, de Syrie, du Liban, d'Egypte, de France et
d'Amérique. Dans toute la région d'Erevan, de nouvelles villes
poussaient comme des champignons. Le nom de chaque nouvelle ville
était précédé du terme Nor (= nouveau). Le nom de telle ou telle
ville n'était que la reprise des noms de cités détruites par les
turcs lors du génocide de 1915. Au fur et à mesure que l'Etat
soviétique fournissait les autorisations, les nouveaux arrivants
bâtissaient et reconstituaient une nouvelle agglomération sur le
territoire de la nouvelle Arménie, souvent avec l'apport de l'argent
collecté chez les arméniens restés à l'étranger.
Mes
tournées de propagande/agitation se poursuivaient en compagnie de
Mogatzian mais confrontaient toujours la même lamentation :
« du pain d'abord ! ». Nos efforts pour convaincre
étaient vains, aussi avons-nous décidé d'organiser un grand
meeting populaire en présence du premier secrétaire du comité de
la ville d'Erevan : Bedik Bedrossian. Cet homme d'une
quarantaine d'années, faisait l'objet de mon admiration. Brun et de
petite taille, lorsqu'il discourait il se pliait en deux et cela le
rendait plus petit encore. On aurait dit un nain. La soirée eût
lieu à Nor-Malatya. La présence de Bedrossian et son discours
firent grande impression. La foule l'écoutait en silence. Bedrossian
expliquait avec beaucoup de sagesse que les difficultés du moment
étaient passagères, que l'accomplissement du premier plan
quinquennal allait sous peu apporter bien-être et abondance. Ce
n'était pas vains mots car, du militant de base jusqu'au plus haut
responsable, nous étions tous convaincus sincèrement dans nos
consciences de la justesse de la politique du parti et de ce que la
collectivisation était la meilleure voie vers l'abondance et le
socialisme. Nous rassasions la population non pas avec de la bonne
nourriture mais avec de belles paroles.
Je
ne connaissais pas dans l'intimité l'orateur Bedrossian, mais
Hovaness avec qui j'étais très lié, tout autant qu'avec Aharon
Mogatzian, membre du comité central et également issu de notre
université de Moscou. Tous ces cadres que je cotoyais, ont tous été
arrêtés par la suite et ont disparu à jamais en 1936 dans les
glaciers de Sibérie. Bedrossian survécut à la déportation et
revint à Erevan après la guerre. Il y réside toujours.
Comment
dans les conditions imposées par le stalinisme nombre de militants
et d'ouvriers n'auraient-ils pas perdu confiance dans l'espérance du
socialisme ? Beaucoup de jeunes n'eurent qu'une idée en tête :
quitter le pays, tenter de passer en Iran ou même en Turquie. Les
frontières étaient étroitement surveillées par les mercenaires du
Guépéou. Après la première sommation d'usage, ils tiraient. La
tentative de s'expatrier était donc extrêmement risquée. Il
fallait connaître précisément les petits sentiers frontaliers qui
échappaient à la surveillance policière. Différentes équipes de
passeurs s'étaient formées. Un bon passeur pouvait contre forte
rétribution, vous faire passer de l'autre côté de la frontière.
L'ennui était que la plupart des passeurs n'étaient autre que les
propres agents du Guépéou. Après avoir déniché une dizaine de
clients et encaissé l'argent, ces faux passeurs vous conduisaient
directement là où les gardes-frontières du Guépéou étaient en
embuscade dans l'attente. Les fuyards grugés étaient arrêtés et
déportés à leur tour. Leur sort était dans l'immédiat moins
graves que les fuyards sans passeurs qui se perdaient dans la zone
frontalière pour se faire finalement abattre par les patrouilles..
Pour
nous, fuir revenait à démissionner devant nos immenses tâches,
aussi je fus désagréablement surpris quand on m'apprit que
Bedrosse, que j'estimais, membre actif du kolkhoze de Nor-Malatya, se
trouvait parmi des fuyards arrêtés. Celui-là ne connaîtra pas la
destinée de Arpen Tavitian, plus connu sous le nom d'Armenak
Manoukian. Manoukian qui avait été déporté au camp de Varkhouda,
réussira le double exploit de s'évader et de venir s'engager dans
les groupes armés de la résistance à Paris. Il sera fusillé par
les soldats allemands au Mont Valérien.
Chapitre
4
La
« construction du socialisme ». Les conceptions des
trotskistes et de Boukharine. Les machinations de Staline. Action de
collectivisation à Dourdour. L'oppression de la paysannerie. Des
arguments impossibles pour faire taire les mécontents. Les élections
à main levée. Le cas Aboyev et ce que signifie être expulsé du
parti. L'omnipotence du Guépéou. Une règle de conduite :
obéir. La déformation de l'héritage de Lénine. Les critiques de
Boukharine. La terreur de Staline.
La
construction du socialisme « en marche » primait tout.
Dans toutes les villes et les campagnes où je passais avec ma
voiture de fonction, je pouvais constater que le pays était devenu
un énorme chantier de construction. Dans les régions éloignées de
la Russie, autrefois très arriérées, il sautait aux yeux que les
constructions d'usines et de toutes sortes d'entreprises
s'accroissaient. Théoriquement, tout était merveilleux, mais au
prix de quels gaspillages et de souffrances alors que les
travailleurs des villes et des campagnes n'avaient plus leur mot à
dire. N'aurait-il pas été possible d'obtenir de meilleurs résultats
par le moyen de l'intéressement des travailleurs ? Lénine
n'avait-il pas dit un jour qu'il était possible de s'assurer la
participation des dizaines de milliers de gens dans la construction
du socialisme en s'appuyant sur leur intéressement personnel ?
Dans une société en marche vers le socialisme, une compensation
pour la classe ouvrière et la paysannerie aurait pu aboutir à un
résultat beaucoup plus rapide et tangible que ces mesures de
contrainte inhumaines et dont souffraient des millions de citoyens
« soviétiques ».
La
paysannerie était divisée en trois couches sociales, pour ne pas
dire en classes. Ceux qui employaient des ouvriers étaient
considérés comme paysans riches exploiteurs, les koulaks. Le tout
petit propriétaire qui travaillait sur son terrain sans employer
d'ouvrier, était considéré comme paysan moyen, ceredniak. Celui
qui travaillait chez les autres était le paysan pauvre, bedniak.
Aussitôt après l'application du nouveau plan économique de Lénine,
la NEP, la production de la Russie soviétique était parvenue en
1925 au niveau d'avant-guerre. Elle avait commencé à progresser
chaque année en moyenne de vingt à trente pour cent de produits
industriels et économiques, induisant une certaine prospérité et
un mieux être pour la population. Les difficultés n'avaient pas
pour autant disparu. Le courant de gauche du parti bolchevique,
représenté par Trotsky, Zinoviev, Kamenev et Preobrajensky, avait
considéré que les difficultés économiques de la Russie
découlaient de son état d'arriération et non des destructions
temporaires de la guerre civile. Pour ce courant, la vraie solution
résidait dans une industrialisation poussée, la nécessité d'une
période d'accumulation forcée sur le front de la paysannerie et le
transfert de tout l'excédent de production dans le secteur
industriel.
Dès
le début, Boukharine s'était élevé contre ces conceptions et
avait proposé un plan de construction économique socialiste
différent. Il stipulait que du fait que la paysannerie représentait
la plus grande partie de la population et donc une grande force
économique et sociale, on ne pouvait pas la pressurer n'importe
comment. Selon lui, l'industrialisation socialiste ne devait pas
imiter l'accumulation capitaliste qui est basée sur l'oppression de
la paysannerie et qui conduit à l'effondrement de l'agriculture.
Dans la pratique, les vues de Boukharine concordaient avec celles de
Lénine disparu. Lénine avait affirmé que la NEP devait être basée
sur deux principes : celui de la coopération par le lien entre
paysannerie et prolétariat, et, dans le domaine de l'économie, par
la coexistence du secteur nationalisé et du secteur privé. Dans son
dernier article, sur l'impôt en nature et sur la coopération,
Lénine s'efforcer de montrer un chemin évolutif vers le socialisme
dans la paix et le bien-être.
La
position de Staline était dépourvue de toute continuité de
principe. S'il s'était allié avec Boukharine au début, c'était
pour écraser l'Opposition de gauche, puis en éliminant cette
dernière faire cavalier seul et accaparer tous les postes de
commande. Il mettra en application le programme ultra-gauche qu'il
avait combattu. Il dirigera ses attaques pour éliminer Boukharine en
s'appuyant sur les idées conçues par Trotsky et les trotskistes.
Staline mettre en pratique des idées mettant fin à la Nouvelle
Politique Economique. Dès lors, machinations et provocations seront
devenues des méthodes courantes de gouvernement pour Staline. Le
premier procès ouvertement truqué sera celui des socialistes
ingénieurs du bassin du Donetz, procès de Chkhti. Ce procès aura
pour objectif dans le fond de mettre fin au plan léniniste de
coopération et d'utilisation des cadres de l'ancienne société
capitaliste, au profit du socialisme. Ce procès aura pour objectif
affiché une intensification de la « guerre de classe »,
en vérité guerre tout court contre la paysannerie entière et pas
simplement contre les koulaks.
De
passage en Ossétie du Nord, à Dourdour, un petit village, nous
fûmes avisés, le camarade Karginov et moi, que des paysans tuaient
leur bétail. Le comité du parti nous enjoignit de nous rendre sur
place pour constater les faits. On nous indiqua précisément
l'endroit à quelques kilomètres de là. Nous partîmes à cheval
dans l'intention de confondre dans sa ferme un des « saboteurs »
en question. Après nous avoir salué, le paysan nous invita à
entrer prendre le thé. En aucun cas nous ne devions accepter une
faveur de la part d'unkoulak. On nous disait :
- Celui qui mange le gâteau d'un koulak, joue de son violon !
Mais
c'était l'hiver et il faisait froid. J'observai le camarade
Karginov. Nos regards se croisèrent, conciliants. Nous acceptâmes
et le paysan nous fît entrer. Il n'avait rien d'un koulak. Il nous
servit le thé puis nous apporta un tas de paperasses pour nous
prouver que lui n'était pas du tout contre le régime soviétique.
Au début de la révolution il avait été partisan rouge. Il avait
donc combattu pour l'actuel régime soviétique. Il nous montrait ses
papiers et des photos le montrant dans un régiment de l'Armée rouge
au milieu de ses autres camarades. Il ajouta pour l'objet de notre
visite, coercitive, qu'il voulait bien entrer dans un kolkhoze, mais
que s'il s'y présentait avec le peu de bétail dont il disposait,
non seulement celui-ci serait immédiatement confisqué mais lui-même
serait mis à l'index en tant que koulak. Et, s'il n'était pas
aussitôt expédié en Sibérie, il serait en tout cas déchu de tous
es droits civils et ses enfants se verraient interdire l'accès à
l'école. Il conclut qu'il eût mieux valu qu'il ne possède rien,
comme tout paysan pauvre (le patrak), alors il lui aurait été
facile d'être admis dans un kolkhoze. Karginov, lui-même paysan
communiste de longue date, se tourna vers moi avec un léger sourire.
Que je lui rendis. Nous avions compris mutuellement que ce paysan
n'avait rien d'un « saboteur ». A l'aller, sur nos
chevaux, nous n'avions cessé de dénigrer les saboteurs, c'est à
dire les capitalistes contre-révolutionnaires. Sur le chemin du
retour, nous étions tous deux pensifs. Nous avions décidé de ne
rien révéler ni d'accuser quiconque.
Friedrich
Engels avait écrit que nous sommes sans réserve du côté des
petits paysans et qu'il faudra faire tout ce qui sera possible pour
rendre le sort du petit paysan plus supportable pour faciliter son
passage dans les coopératives « s'il se décide » ;
s'il compte prendre une décision, alors nous lui laisserons le temps
d'y réfléchir sur sa terre. Tel était l'esprit d'Engels et de
Lénine. Mais Staline rectifiait tout de suite Engels, lequel aurait
formulé cette idée pour la paysan d'Europe et des pays industriels
évolués, mais pas pour le paysan de Russie. Au contraire, dans un
pays arriéré n'avait-on pas besoin d'une politique plus
différenciée ?
La
collectivisation forcée de Staline provoqua une résistance acharnée
de la paysannerie, mais cela n'avait plus rien à voir avec
l'affrontement de convictions différentes ni avec une adhésion
volontaire. Ce fût une sanglante guerre civile. La résistance
dispersée de la paysannerie fût écrasée militairement. On
entendit parler de l'utilisation des plus féroces méthodes de
répression dans les villages et régions rebelles, plus
particulièrement contre les cosaques du Don et du Kouban. La plupart
des régions étaient laissées volontairement incultes, ou bien les
moujiks faisaient brûler leurs récoltes à l'annonce des
réquisitions. Ils tuaient leur bétail avant que les envoyés de
l'Etat ne puissent s'en emparer. Dans les zones frontalières ils
faisaient passer le bétail dans les pays voisins. Le Kazakhstan qui
disposait de quarante cinq millions de têtes de bétail n'en
comptait plus que trois millions et demi après la période de
collectivisation. Staline lui-même fût obligé de le reconnaître
en déclarant approximativement:
- La Russie possédait trente quatre millions de chevaux, il n'en reste que seize millions, dix huit millions ont été massacrés, ainsi que trente trois millions de bêtes de gros bétail et cent millions de chèvres et de moutons, soit les deux tiers du cheptel.
Dans
la région de Moscou et dans les Républiques éloignées d'Union
soviétique, j'assistais aux réunions des comités du parti et aux
assemblées qui étaient nommées encore soviets. La liberté
d'esprit critique allait dans un seul sens, du sommet vers la base.
Les directives provenaient exclusivement des hauteurs du parti. La
vraie liberté de critique était en pratique en prison. Qui aurais
pu protester que le peuple et les ouvriers manquaient de nourriture.
Qui aurait pu oser déplorer la pénurie dev fournitures et de
denrées de première nécessité ? Pour la plupart des
familles, une seule chambre d'habitation était un privilège.
Nourriture dérisoire ? Conditions d'habitation impossibles ?
Qu'importe, il nous fallait trouver les moyens de convaincre les
ouvriers qu'ils étaient plus heureux qu'autrefois. C'est à dire
comme pendant par exemple... l'époque du mouvement chartiste en
Angleterre ou la France contemporaine où, paraît-il, les ouvriers
affamés couchaient sous les ponts parce qu'ils n'avaient même pas
de lieux d'habitation, ou enfin n'importe quoi qui puisse justifier
la situation dramatique que nous subissions. Il ne fallait pas
accepter les moindres critiques ni laisser formuler les moindres
doutes face à notre argumentation. Etait réprimé même le simple
mécontentement en paroles tout comme les éventuels cris de colère
en public contre les difficultés de la vie économique.
Le
processus de décision était devenu une caricature de celui du temps
de Lénine. Les élections dans le parti et les soviets se faisaient
à main levée entérinant une ratification obligatoire. Les
candidats désignés par les hauts sommets du parti devaient toujours
« passer ». Mais, au fur et à mesure que
s'appesantissaient les mesures répressives et que se développait le
culte de la personnalité, il ne fallait plus que le candidat unique
du parti soit élu à main levé, il fallait que son élection soit
suivie d'applaudissements prolongés. Dans les régions agricoles du
parti, il fallait vérifier comment les directives et le plan étaient
remplis et s'il n'y avait pas tout de même un manque d'appréciation
correcte des directives.
Je
dus participer à une réunion, en Ossétie du Nord, pour examiner le
cas d'un camarade qui posait problème. Le camarade Aboyev avait
défendu son oncle qui avait été arrêté. L'oncle était un ancien
curé qui avait pourtant abandonné sa soutane depuis longtemps et
était devenu ouvrier agricole, un patrak. Aboyev soutenait donc que
cet oncle avait cessé depuis longtemps d'être un élément
capitaliste adversaire du régime. Un camarade du comité prit
soudain la parole pour s'en prendre violemment à Aboyev, en le
fixant droit dans les yeux :
- Tu n'as pas encore compris que si tous les éléments de l'ancien régime ont perdu leur pouvoir économique et politique antérieur, ils n'ont pas cessé pour autant d'être les ennemis de la classe ouvrière. Même s'ils sont pauvres aujourd'hui ! Nous devons mener la collectivisation jusqu'au bout sans hésiter à frapper les alliés des éléments capitalistes koulaks que sont le clergé et les curés et tout le reste !
Malgré
cette diatribe, Aboyev continuait à défendre son oncle. Il a donc
été exclu du parti et on ne sait pas ce qu'il est devenu. A
l'époque, quand un homme, militant ou dirigeant dans le parti, en
était expulsé pour une raison ou une autre, il en était réduit à
n'être plus qu'une bête sauvage, un e haute classehors la loi que
les gens croisaient avec méfiance dans la rue et évitaient de
fréquenter. N'étant plus un de ces brillants leaders du parti,
respecté car de haute classe, il ne méritait plus que le mépris et
l'opprobe public. Pendant la collectivisation, la présence et le
pouvoir du Guépéou se firent de plus en plus pesant sur l'ensemble
de la société « soviétique ». Le Guépéou n'hésitait
pas à user des méthodes interdites formellement par la loi
soviétique. Qui aurait pu lui reprocher ses exactions ? Les
prisons étaient pleine de moujiks, de travailleurs, de braves
citoyens soviétiques. Tous étaient plus ou moins accusés de propos
anti-soviétiques. Cela n'était vrai que dans la mesure où toute
expression de mécontentement était considérée comme propos
« anti-soviétique » ! Lorsqu'un individu avait
faim, il pouvait dire n'importe quoi, sauf qu'il avait faim car une
telle déclaration était... anti-soviétique ! Mais si les
bouches pouvaient être closes, la situation de misère ne pouvait
être déguisée. Pour certains dans les prisons l'avenir n'était
plus que d'attendre d'être déportés avec leurs familles. Pour
d'autres ce n'était que le commencement de souffrances inouïes. Le
Guépéou récupérait les bijoux, l'or et les objets précieux
cachés tant bien que mal par les futurs prisonniers. Des tortures
inimaginables étaient pratiquées contre ceux qui résistaient. La
torture morale était probablement la plus efficace, et un classique
des polices russes : on amenait par exemple la femme et les
enfants du prisonnier pour les faire crier dans la cellule mitoyenne
sans que le prisonnier ne puisse voir comment agissaient les
tortionnaires.
Les
meilleurs cadres communistes avaient été limogés, ou bien, en
général, ceux qui étaient en place avaient perdu toute liberté de
jugement et n'étaient plus que d'obscurs fonctionnaires d'Etat,
totalement détachés du peuple, tout comme des conceptions d'origine
du parti bolchevique. La qualité la plus appréciée désormais d'un
militant communiste était l'obéissance absolue ; ne jamais
contredire ou contrarier les directives ou décisions des sommets du
parti. Le contrôle et l'épuration dans le parti étaient des
mesures défendues comme nécessaires par Lénine. Le parti avait par
le passé usé périodiquement de ces mesures normales pour écarter
les éléments nuisibles. Par contre, les « purges »
pratiquées par le stalinisme n'avaient plus rien à voir avec les
règles de sélection du parti selon Lénine. Les purges qui
débutèrent au début des années 1930 avaient uniquement pour but
d'éliminer les dernières tendances oppositionnelles à la
« direction » stalinienne. En isolant ainsi le parti des
forces vives politiques de la classe ouvrière, Staline transformait
le parti en appareil militaire composé de gens qui ne savaient
qu'obéir et exécuter des ordres, c'est à dire ramper.
Avant
d'être « purgé » à son tour, Boukharine n'avait pas
ménagé ses critiques à Staline. Au début de la collectivisation,
il écrivait dans la Pravda : « L'exploitation totale des
Moujiks est la dimension la plus odieuse de l'histoire du tsarisme.
Staline, lui, veut réintroduire en Union soviétique les traditions
de la vieille Russie ». Dans divers articles, il avait présenté
la politique de Staline comme une sorte de nouvelle exploitation
militaro-féodale de la paysannerie, comparable à la conquête
mongole qui avait réduit sans scrupules les paysans au servage. Au
moment même où de nouveaux oppresseurs pratiquaient
systématiquement une politique digne des Khans tartares, Boukharine
les dénonçait comme les adeptes d'un système étatique comparable
au tsarisme dominant despotiquement le peuple dans l'illégalité la
plus intouchable et l'arbitraire le plus total. Quand, plus tard,
Staline a pu centraliser en définitive tous les pouvoirs entre ses
mains, on sait avec quelle cruauté il s'est vengé de celui que
Lénine qualifiait d' « enfant chéri du parti ».
Dans
le parti bolchevique personne n'avait été jusqu'ici contre le
principe d'une certaine collectivisation, mais la brutalité des
méthodes staliniennes de répression et d'outrances finirent par
dresser contre Staline ce qu'il restait de vieux cadres du parti
d'avant la révolution et l'ensemble de la population. Mais il était
trop tard pour réagir, le prolétariat avait été vaincu
idéologiquement et n'était plus en mesure de s'opposer aux
exactions des sbires du Guépéou. L'Etat n'était plus serviteur du
peuple mais au contraire son maître absolu. En 1933, avant
l'achèvement du premier plan quinquennal, Staline pérorait sur la
victoire de sa politique. Pourtant les résultats étaient
désastreux, la récolte de grains avait baissé de cinq millions de
tonnes par rapport à 1928. Le prélèvement de l'Etat avait doublé.
Les grains et autres produits de la collecte agricole faisaient
d'office l'objet de la ponction étatique. Ces produits agricoles
confisqués par l'Etat étaient vendus sur le marché mondial à un
vil prix pour financer l'industrialisation. Une fois que toute
l'économie fût concentrée, centralisée et monopolisée, le talon
de fer de l'Etat s'autorisa un total arbitraire bureaucratique et
volontariste. L'Etat était tout, le peuple rien. Le prolétariat
encore moins. Si le peuple, et surtout la classe ouvrière, avaient
pu réagir et imposer leur autorité, il n'aurait pas été permis,
pendant la famine généralisée dans le pays, que cet Etat vende à
moitié prix les produits agricoles de première nécessité dans le
pays, les prélève et les confisque pour faire du dumping sur le
marché international. Pour Staline la dictature étatique et la
terreur étaient les principaux moyens pour transformer les hommes et
la société. Ses idées dogmatiques n'avaient rien à voir avec la
tradition marxiste. Tous les moyens étaient bons pour légitimer ses
caprices capitalistes. Si le brigand de l'Antiquité, Procuste,
modifiait artificiellement par des méthodes monstrueuses le cors de
ses prisonniers, Staline, lui, en faisait autant dans l'économie et
la société.
Chapitre
5
Le
plan quinquennal. Le plan des coopératives agricoles. L'homme le
capital le plus précieux. Déformation par Staline du sens de la
dictature du prolétariat. Le fonctionnarisme et la suppression de
l'Etat. Les révélations de Khrouchtchev . La lettre de Marx à
Weydemeyer en 1852. L'Etat ne peut pas prendre un visage humain.
Le
plan quinquennal devait rattraper et dépasser les pays capitalistes
les plus développés, les plus « avancés ». En
soulignant que nous étions en retard de cent ans par rapport à ces
pays capitalistes développés, Staline affirmait que nous devions
combler ce retard en cinq ans... Par la suite il dira quatre ans !
Comment cela se traduisait-il dans la réalité ? Dans les
usines et les kolkhozes, les travailleurs étaient mal nourris, mal
payés, mal habillés, sans parler de leurs déplorables conditions
de logement. Mais dans les réunions des activistes et les meetings
populaires, nous avions pour fonction de faire accepter des
résolutions selon lesquelles les ouvriers de telle ou telle usine,
les travailleurs de tel ou tel kolkhoze se prononçaient « à
l'unanimité » pour terminer coûte que coûte le plan
quinquennal en quatre ans. Afin de raccourcir les délais
d'accomplissement du plan et pour atteindre les quotas de leur usine,
ils s'engageaient à demander une diminution de leurs revenus et à
assurer l'augmentation de la productivité. Directive avait été
donnée aux organes du parti de créer à tout prix des brigades de
choc pour impulser les ouvriers à s'élever dans « l'émulation
socialiste concurrentielle » pour produire le plus possible.
Les usines et établissements devaient faire signer des contrats
stipulant que tout nouvel embauché s'engageait à augmenter la
productivité.
Au
tout début, la mise en place de telles mesures apparaissait très
valable aux yeux des militants communistes. Assurer le succès de ce
plan de gouvernement de construction socialiste signifiait pour nous
qu'il fallait, provisoirement, faire le maximum d'efforts pour enfin
dépasser le système capitaliste et parvenir à la société
d'abondance et du bien-être. Nous avions pour tâche de
« féliciter » la jeunesse communiste et ces ouvriers qui
travaillaient dans les usines en sacrifiant toute leur énergie pour
que le plan soit rempli. Cependant, malgré une certaine réussite
obtenue dans le système échevelé de collectivisation,
l'amélioration matérielle ne pouvaiat pas être encore du domaine
du possible ni de l'immédiat. Nous n'étions pas à la veille du
tout de dépasser les pays capitalistes « avancés ».
Dès
1919, Lénine avait formulé les traits essentiels de la nouvelle
politique économique (NEP) exigée par la période, mais son
application avait été retardée par les multiples interventions
militaires des Etats impérialistes contre l'Union soviétique et la
guerre civile. En 1921, au dixième congrès du parti, Lénine avait
longuement exposé que dans la situation où se trouvait la Russie,
la NEP était la seule issue pouvant amener le pays vers la
construction du socialisme. Il avait indiqué que : « La
vie a montré notre erreur. Il faut une série de degrés de
transition, le capitalisme d'Etat et le socialisme, pour préparer,
par un travail de longue haleine, le passage au communisme ».
Karl Marx, à son époque, dans la « Critique du Programme de
Gotha », avait déjà insisté sur le fait que le principe
d'échange veut dire principe du marché qui doit obligatoirement
continuer son existence même dans la société socialiste.
Au
début, ce plan de Lénine fût considéré par beaucoup de
communistes comme un retour au capitalisme. Pourtant Lénine avait
expliqué que, dans une certaine mesure, la bourgeoisie allait se
ressouder avec la NEP, mais que cela ne constituait pas un danger
majeur puisque l'Etat soviétique détenait toutes les positions-clé
dans l'économie et la politique du pays. La NEP devait donner des
résultats prestigieux, et Lénine prévoyait sa persistance même
après la construction du socialisme achevée. En effet, sous le
contrôle et sous le patronage du parti bolchevique, l'économie
pluraliste s'était développée, entraînant à son tour un
jaillissement dialectique, une force philosophique et culturelle,
littéraire et artistique, dans une atmosphère de liberté. Pendant
cette période, le peuple soviétique produisit une masse
d'écrivains, de théoriciens et d'artistes de renommée mondiale.
Jamais l'époque stalinienne ultérieure ne pourra soutenir la
comparaison ; alors, on assistera à l'avilissement et à la
liquidation spirituelle et physique de tout ce que la révolution
d'Octobre avait fourni de meilleur.
De
1920 à 1930, parut une telle abondance de publications et d'oeuvres
d'auteurs marxistes, à un point qu'on aurait vainement cherché une
production semblable à toute autre période de l'histoire, à un
point tel qu'on pouvait parler d'un âge d'or du marxisme. Evidemment
dans toutes ces œuvres historiques et littéraires, il n'était pas
possible de trouver des analyses au niveau du « Capital »
de Marx. Boukharine et Préobrajensky avaient contribué sérieusement
pour l'analyse de l'époque de transition, mais leurs écrits
n'avaient pas la valeur de ceux d'un Marx. Le Capital représente
toujours pour moi l'oeuvre fondamentale, la véritable œuvre
sérieuse qui mérite d'être relue.
Parlant
de l'époque de la transition, sans remettre en cause l'existence du
parti unique et la continuation de la lutte de classe dans le
développement industriel et agricole, Boukharine considérait que le
parti bolchevique devait être transformé en parti de guerre civile
en parti de la paix civile. Il proposait aussi la normalisation du
régime soviétique, c'est à dire l'établissement de l'égalité
révolutionnaire, la liquidation de tout arbitraire, et le contrôle
par les communistes des phénomènes les plus nuisibles de l'ancien
régime. Quant au fameux mot d'ordre, l'adresse aux paysans -
« Enrichissez-vous » - il ne constituait pas du tout une
sorte de collaboration de classe, mais devait être entendu comme un
appel à une mobilisation de toutes les masses laborieuses et en
particulier de la paysannerie pour qu'elle produise un maximum de
richesses pour le pays et pour la population.
Le
combat socialiste est dirigé, depuis sa naissance, dans le sens où,
après la suppression de l'exploitation capitaliste, il faut aller
vers une réorganisation de la production économique, une
planification basée sur les besoins de toute la population.
Friedrich Engels montrait, dans la critique de l'économie politique,
la nécessité naturelle et les principes fondamentaux de la
coopérative : « Les crises, les monopoles, la révolution
de la libre entreprise engendreront des sociétés dans lesquelles
les hommes s'associeront afin de produire pour eux-mêmes les biens
dont nous avons besoin ». Si les producteurs pouvaient prévoir
les besoins des consommateurs, s'ils pouvaient en conséquence
organiser leur production et la répartir entre eux, alors les
fluctuations de la concurrence et sa tendance au profit
disparaîtraient.
En
effet, à différentes époques, dans la plupart des pays, là où
des travailleurs agricoles avaient décidé d'échapper aux usuriers
et spéculateurs, en créant des coopératives où ils étaient leurs
propres employeurs, en élisant librement une direction éligible et
révocable, la production prenait une autre tournure. Ces
coopératives impulsaient un fort élan à la production agricole.
Grâce à la solidarité travailleurs-paysans, la production se
transformait, se mécanisait et se modernisait, comme par exemple
dans les pays scandinaves grâce à des coopératives d'agriculture
devenues les plus prospères du monde.
Le
plan de coopératives en Union soviétique consistait théoriquement
aussi à développer davantage l'agriculture pour assurer, grâce à
l'aide de l'Etat « socialiste », sa prospérité et sa
modernisation graduelle. Avec l'avènement de Staline, cet esprit de
coopération disparaîtra. Une des thèses traditionnelles du
mouvement ouvrier, dangereusement déformée par Staline, fût
l'utilisation de la violence et de l'Etat en particulier pour assurer
la marche en avant. Selon lui, au fur et à mesure que la société
socialiste progresserait vers le communisme, la lutte de classe
s'intensifierait, c'est à dire dans son jargon que le pouvoir de
l'Etat, englobant toutes les fonctions répressives, légitimerait
ces fonctions violentes et omnipotentes qui écrasent toutes les
libertés individuelles et collectives. Dans le carcan étatique, le
citoyen est démuni de tout droit civil, il en est réduit à être
soumis et effacé. Il est en permanence à la disposition de la
police, sujet au moindre caprice de l'autorité qui peut interférer
dans sa vie privée quand bon lui semble, vingt quatre heures sur
vingt quatre. L'homme n'est pas simplement réduit à l'état
d'esclave, mais surtout à l'état de marchandise. C'est sans ironie
qu Staline lança le slogan : « L'homme le capital le plus
précieux ». Parlant de l'Etat, Staline n'imaginait pas autre
chose qu'un appareil puissamment concentré, composé de différentes
forces de police de la société, gigantesque pyramide au sommet de
laquelle, lui, Staline, voyait tout, contrôlait tout. Divinisé par
cet appareil, Staline ne pouvait être que l'homme le plus grand, le
plus génial, le plus savant, le plus prévoyant, celui qui savait
tout, celui qui ne se trompait jamais, un Bouddha ressuscité !
Staline
n'a jamais mis en pratique les vues de Marx et Engels, au contraire,
il a déformé les théories les plus fondamentales du socialisme, il
les a transformées à sa manière pour servir à ses buts criminels
et anti-socialistes. Il y a autant de différence entre la dictature
du prolétariat selon Marx et Lénine et celle de Staline, qu'entre
le jour et la nuit. Chez Staline, dictature du prolétariat rimait
avec la toute puissance de l'Etat sans limite aucune, tandis que
chez Lénine, elle signifiait un développement supérieur, la
démocratie au vrai sens du terme, la liberté individuelle pour une
vie plus humaine. Avant lui, dans la critique du Programme de Gotha,
Marx avait exprimé l'idée que, dans la période du processus
transitoire du passage de la société capitaliste à la société
communiste, l'Etat ne pouvait être confié qu'à la dictature
révolutionnaire du prolétariat. Son compagnon, Engels, avait
déclaré en 1871 : « Messieurs les capitalistes, vous
voulez savoir ce qu'est la dictature du prolétariat, regardez la
Commune de Paris ! ». Autrement dit, l'expérience des
communards a révélé in vivo que, même en pleine guerre civile, la
démocratie prolétarienne et l'éligibilité avaient été
respectées, que tous les responsables avaient été élus au
suffrage universel dans les divers quartiers de Paris, responsables
révocables à tout moment. Même en pleine guerre insurrectionnelle,
le contrôle démocratique et populaire de toutes les fonctions
administratives était chose évidente.
Inspiré
par cette expérience, Lénine ajoutait dans « L'Etat et la
Révolution » : « Il ne saurait être question de
supprimer d'emblée et partout et complètement le fonctionnarisme.
C'est une utopie, mais il faut d'emblée briser la vieille machine
administrative de l'Etat pour commence à en construire une meilleure
sans délais, permettant de supprimer sans délai le fonctionnarisme.
Cela n'est pas une utopie mais l'expérience même de la Commune face
aux besoins immédiats du prolétariat révolutionnaire ».
Depuis
un siècle, et surtout depuis le dernier demi-siècle, beaucoup
d'encre a coulé sur la question de l'Etat. De nombreux auteurs ont
cherché à s'accrocher à chaque phrase, ou même à chaque mot,
pour tenter d'expliquer un tel phénomène. Pourtant le problème ne
réside pas dans la phraséologie, dans une bonne ou mauvaise
interprétation, mais dans l'application, dans l'exercice pratique
des thèses théoriques. Selon Staline, la dictature du prolétariat
était un pouvoir absolu, au-dessus de toute loi ou institution, un
pouvoir étatique illimité. Une telle interprétation pu justifier
tout arbitraire, toutes les mesures criminelles de soit disant
« communistes » accaparant tous les pouvoirs du parti via
l'Etat et l'armée. Après les révélations faites par Khrouchtchev
au XX ème et au XXII ème congrès du parti russe, mais non
officiellement en Union soviétique, sur les crimes de Staline, les
PC occidentaux, y compris le PC français, ont tourné casaque pour
prôner un objectif diversifié de conquête de la démocratie.
Beaucoup plus tard, le XXII ème congrès du PCF en est arrivé à
supprimer de son programme le concept de dictature du prolétariat,
provoquant l'opposition d'un courant qui voulait rester fidèle au
principe de Marx et Lénine, bien que celui-ci ait été déformé
par Staline, que Lénine ait affirmé que la dictature du prolétariat
est la démocratie jusqu'au bout et que le dépérissement de l'Etat
doit justement commencer avec la dictature du prolétariat. Tout cela
avait été de vains mots pour Staline et pour ses successeurs. Les
veufs de Staline ont continué à mener une politique stalinienne,
oubliant volontairement les enseignements de Lénine sur la question
de l'éligibilité et de la révocabilité à tout moment, sur
l'exigence pour tout membre de l'appareil d'Etat de ne pas percevoir
un salaire supérieur à celui d'un ouvrier qualifié, sur l'adoption
constante de mesures afin que tous remplissent des fonctions de
contrôle et de surveillance, c'est à dire que tous deviennent pour
un temps « bureaucrates » et que de ce fait personne ne
puisse devenir bureaucrate en permanence.
Engels
dans « L'origine de la famille, de la propriété et de
l'Etat », donne cette lumineuse définition de l'Etat :
« L'Etat est un produit de la société à une certaine étape
de son développement. Il constitue l'aveu que cette société s'est
empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu'elle
s'est constituée en antagonismes inconciliables dont elle est une
puissance à se débarrasser. Pour que ces antagonismes de classes
qui ont des intérêts économiques contradictoires ne se dévorent
pas les uns les autres et ne dissolvent pas la société dans une
lutte stérile, il devient nécessaire qu'il se place en apparence
au-dessus de la société, modère les conflits, maintienne dans les
limites l'ordre. Cette force issue de la société mais se plaçant
au-dessus d'elle et s'en éloignant de plus en plus, c'est l'Etat ».
Dans
une lettre à Weydemeyer en 1852, Marx ajoutait : « Ce que
j'ai fait de mieux c'est d'avoir démontré premièrement que
l'existence des classes se rattache à certaines phases historiques
du développement de la production, deuxièmement que la lutte de
classe mène nécessairement à la dictature du prolétariat, que
cette dictature n'est elle-même que la transition vers la
suppression de toutes les classes, vers la société sans classes ».
C'est à dire, d'après le contexte, sans Etat.
Aujourd'hui,
la mode veut que les politiques draconiennes que font et qu'ont fait
les différents Etats dits « socialistes », et
signifierait que les déformations staliniennes et les théories de
Marx et Lénine puissent être confondues.
Lénine
avait eu beau souligner que la prise du pouvoir est facile en un sens
et qu'il est plus difficile de continuer après. Depuis un
demi-siècle, dans la plupart des pays où le pouvoir a été pris au
nom du socialisme, il n'y a eu qu'une emprise accrue de l'Etat ;
que l'on appelle celui-ci comme on veut, la domination totalitaire de
la société par l'Etat n'a rien à voir avec la démocratie, le
socialisme ou le communisme. A chaque fois, l'autoritarisme de la
nouvelle classe dirigeante s'accompagne d'un assujettissement plus
total des masses. Dans ce système où le pouvoir est puissamment
organisé et concentré, la masse populaire peut difficilement mener
le combat pour reconquérir ce qui avait déjà été obtenu comme
minimum par le peuple en France grâce à la révolution de 1789 car
l'Etat ne peut pas prendre un visage humain.
Chapitre
6
Le
projet de nouvelle constitution de l'URSS en 1935. Staline avait-il
commis des « erreurs » ? Octobre 17 une expérience
inoubliable. Mon université d'Oudelnaia. Comportement d'un
professeur parvenu. Marx expliquait la nature des individus
parasitaires.
En
1935, un projet de nouvelle constitution de l'URSS fût mis à
l'étude dans tous les organes du parti et dans ce qu'il restait des
Soviets. On allait nommer la nouvelle constitution « stalinienne »,
considérée comme plus « démocratique » que
dictatoriale. Trois hommes, qui seront par la suite fusillés par
Staline, eurent pour charge d'en élaborer la première mouture :
Boukharine, Radek et Yakovlev. Tous trois oeuvrèrent pour que cette
nouvelle Constitution corresponde aux aspirations démocratiques de
la masse populaire. Longtemps après, certains critiques marxistes
tels que Balibar, Althusser et d'autres, l'ont analysé en détails
pour en conclure qu'elle n'était qu'une déviation du caractère
révolutionnaire au sens où les différents aspects du processus
révolutionnaire y étaient isolés les uns des autres et présentés
comme simples moments consécutifs de phases historiques distinctes.
Quoiqu'il en soit, en dépit de son intention généreuse affichée,
c'est au moment de son approbation par le 8 ème congrès des Soviets
en 1936 que l'arbitraire étatique et la terreur la plus sanglante
faisaient rage sur toute l'étendue du territoire soviétique. Peu
importe les bonnes déclarations d'intention si elles se révèlent
fausses dans la réalité.
Argumenter
que Staline aurait commis des « erreurs » à cette époque
revient à cautionner ses crimes et le mensonge selon lequel ce
renforcement terrible de l'Etat signifiait que « La lutte de
classe devenait plus âpre après la disparition des classes ».
Vivant alors à Moscou, dans le tourbillon des événements, je ne
saisissais pas encore cela. Maintenant il est clair pour moi que
Staline était un criminel, non pas devenu criminel à la suite des
crimes de ses sbires mais criminel avant tout pour ses déformations
de marxisme. Beaucoup de communistes consciencieux dans le parti ont
perçu sa barbarie mais trop tard, mais manquant de courage pour
remettre en cause à ce moment-là cette structure devenue
hyper-puissante de la bureaucratie en place. J'ai déjà évoqué la
disparition de mes anciens camarades égyptiens, palestiniens,
iraniens, hongrois ou polonais. N'ayant pas retrouvé leur trace dans
l'URSS d'aujourd'hui, je sais désormais cruellement qu'ils ont
disparu dans les geôles de Staline. Moi je suis déjà trop vieux et
j'ai peu de chances d'être entendu, mais je suis sûr d'une chose :
une nouvelle génération de militants sera capable de jeter à la
figure le sang des victimes à ceux qui sont restés staliniens.
Il
doit rester dans les mémoires, face à la tuerie sanglante de
1914-1918, que la révolution d'Octobre, sous le drapeau de
l'internationalisme et de la fraternité des peuples, a été une
étape inoubliable dans la perspective historique du socialisme
mondial, un nouvel espoir d'émancipation sociale et nationale. Un
nouveau monde avait commencé à se mettre en place. Oui le monde
avait changé de base grâce à l'institution des Soviets. Un nouveau
type de démocratie et de pouvoir prolétarien avaient été créés
dans le sens où Marx, Engels et Lénine l'avaient envisagé.
Les
déformations et usurpations staliniennes ont pendant longtemps
déformé ce sens de la révolution d'Octobre, mais, aujourd'hui,
dans le monde entier, on connaît mieux les aboutissements de la
dictature stalinienne : les procès de Moscou et les archipels
du Goulag. Des millions de travailleurs tournent le dos à ce
socialisme « réel », autrement dit irréel, archi-faux.
En
parallèle avec cette hyper concentration et hyper centralisation de
l'Etat et de sa police, l'appareil permanent des conseils ouvriers et
des cadres du parti se détachait peu à peu des masses populaires et
de la classe ouvrière. Sans qu'on s'en rende compte, une nouvelle
classe dirigeante commençait à se former, une nouvelle bureaucratie
étatique. Notre université disposait d'une dépendance dans la
banlieue de Moscou, OUDELNAIA. Le mois de mai était arrivé. En mai
il fait très chaud à Moscou. La chaleur était vraiment étouffante,
aussi nous nous déplaçions à Oudelnaia pour y continuer nos cours.
Là il y régnait une fraîcheur agréable. Bien que les petites
réunions et les meetings se tinssent toujours à Moscou, nous
revenions toujours à Oudelnaia pendant ce mois. Pour nos allées et
venues fréquentes, nous prenions le tramway et le chemin de fer. Je
montais dans le wagon à la gare de Kouresk et je descendais à la
station Oudelnaia. Après avoir marché pendant dix minutes à
travers une forêt, je parvenais enfin à la dépendance de notre
université.
Les
jours fériés, les trains étaient combles. Les voyageurs
s'agrippaient aux portillons, aux fenêtres, aux marche-pieds à
l'extérieur, ou même s'allongeaient sur le toit. C'était
pratiquement le seul moyen de transport collectif pour aller se
détendre à la campagne.
Ce
jour où je pris le tramway à Moscou pour retourner à Oudelnaia, en
compagnie d'un de mes professeurs, je ne l'oublierai jamais. Ce
professeur se distinguait des autres par son accoutrement. Il était
vêtu d'habits soignés, de coupe étrangère et arborait un chapeau
mou. Il avait été autrefois ambassadeur dans différents pays du
Moyen Orient. A la gare de Kousk, nous nous dirigeâmes vers un des
wagons du train. Sans aucun doute, comme d'habitude, toutes les
places seraient déjà occupées et le wagon bondé. Habitué comme
la plupart des voyageurs à faire le trajet debout, cela ne m'aurait
ni étonné ni contrarié outre mesure. Mon professeur lui héla le
chef de train. Quels arguments utilisa-t-il ? Quels papiers
furent exhibés ? Le résultat fût immédiatement la
convocation d'une poignée de collègues avec lesquels le chef de
train se mit en demeure de faire évacuer tout un compartiment du
wagon. Droit comme un i, mon professeur me fit signe de le suivre,
entra dans le compartiment et m'indiqua un siège en face de lui.
L'homme et la femme expulsés du compartiment se tenaient à présent
dans le couloir serrés comme des sardines contre les vitres alors
que la cohue continuait d'emplir tous les wagons. Ils n'avaient émis
aucune protestation, certainement déjà bien habitués à ne plus
remettre en cause les prérogatives d'une certaine autorité. En
guise d'insultes, ils ne pouvaient que nous lancer des regards de
haine que mon professeur ignorait superbement. En tout cas, s'il
n'ignorait pas la tension créée par ce remue-ménage, cela ne
paraissait nullement l'impressionner. Il s'était assis
nonchalamment, avait croisé les jambes, un léger sourire aux
lèvres. Mais moi. Que j'étais gêné ! Je me tenais à peine
assis sur le bord de la banquette comme si elle avait été trop
large pour moi. Mes mains restaient posées sur mes genoux. J'aurais
mille fois préféré être debout comme d'habitude au milieu de tous
ces braves gens entassés, bousculé moi aussi à chaque roulis du
train. Je profitais honteusement d'un privilège au pays de la
disparition des privilèges.
Alors
que mon état d'esprit était celui d'un coupable, le professeur,
espérant sans doute soulever admiration ou enthousiasme de ma part,
se mît à disserter sur la misère des peuples coloniaux, et à
théoriser à propos de l'exploitation et de l'oppression
colonialiste. Tout le temps que dura le trajet ses paroles m'étaient
étrangères et un comble d'hypocrisie. Cet épisode gravé dans ma
mémoire illustre le comportement de cette nouvelle classe dirigeante
en formation et le développement de cet esprit bureaucratique
indifférent jusque dans les petites choses de la vie. Dès les
premiers moments de la création de l'Etat « soviétique »,
Lénine avait pourtant fait un certain nombre de déclarations pour
mettre en garde contre les possibilités de retour en arrière.
Comme
ce professeur, les dirigeants du parti et du gouvernement étaient,
en principe, objectivement subordonnés à la perspective de
transformation sociale, mais le gouffre s'agrandissait entre la
réalité et les discours. Ce professeur ainsi que les autres
parvenus de l'appareil prenaient plus de plaisir à se distinguer de
la masse des déshérités tout en prétendant parler en leur nom,
d'autant plus qu'ils avaient la fierté d'en être « sorti ».
Bien sûr, autrefois, ils avaient appartenu eux-mêmes à la classe
prolétarienne, mais leur fonction actuelle les protégeaient des
privations et de la pauvreté. Marx n'avait-il pas dit que la
conscience est déterminée par l'existence ? Et 'était leur
nouvelle existence privilégiée qui déterminait leur conscience,
n'est-ce pas ?
Si,
inéluctablement, un fossé s'était créé entre eux et la classe
dominée, ce n'étais pas (voyons!) une classe proprement dite de
bureaucrates, mais une couche sociale de nouveaux dirigeants, formés
dans des conditions « spécifiques » d'alternance et de
transition. Ils étaient les « défenseurs » de la
nouvelle relation productive avec l'Etat. Cet Etat auquel ils
devaient tout !
Supérieurs
des masses populaires, et pour conserver leurs privilèges, il leur
fallait entraver tout risque de remise en cause de la base. Ces
nouveaux parvenus étaient devenus une nouvelle force parasitaire.
Marx, dans « L'idéologie allemande » expliquait :
« Plus la forme normale des relations sociales, et avec elles,
les conditions d'existence de la classe dominante, accusent leurs
contradictions avec les forces productives développées, plus
s'accuse le le fossé entre la classe dominante et la classe dominée.
Tout naturellement, dans ce cas, la conscience qui correspondait
originellement à cette forme de relation sociale, devient
inauthentique, et les représentations antérieures traditionnelles
de ce système de relations secrètent les intérêts personnels
réels... qui étaient présentés comme intérêt général, se
dégradent de plus en plus d'une simple formule idéaliste en
illusion consciente, en hypocrisie délibérée. Plus elles sont
démenties par la vie et moins elles ont de valeur pour la conscience
elle-même. Plus elles sont délibérément valorisées, et le
langage de cette société se fait de jour en jour plus hypocrite,
plus moral et plus sacré ».
Chapitre
7
Des
soviets élus par l'appareil du parti. Comment Lénine en était venu
à se méfier de Staline. L e témoignage de Chaoumian. Aggravation
de la situation mondiale. Le « grand guide » Staline. La
venue de la guerre mondiale. Les réfugiés antifascistes à la
parade. Mes camarades de l'université de propagande. Ma rencontre
avec Staline.
La
bureaucratie montante avait rendu le rôle des Soviets négligeable.
Leur élection ne se faisait plus sur la base d'un libre choix mais
était désormais imposée par les hommes les plus hauts placés de
l'appareil d'Etat sous la coupe du plus grand des plus grands
bureaucrates : le divin Staline. Encore une fois, de véritables
militants du mouvement ouvrier comme Lénine et Marx, avaient prédit
ces risques de bureaucratisation et avaient combattu ce phénomène
contraire aux principes du communisme. Dans une lettre envoyée au
communiste allemand Wilhelm Bross, Marx écrivait : « Mon
hostilité au culte de l'individu a fait que je n'ai jamais publié,
durant l'existence de l'Internationale, les nombreux messages en
provenance de différents pays qui reconnaissaient mes mérites. Cela
m'ennuyait beaucoup. Je n'y répondais même pas, sauf quelques fois
pour réprimander leurs auteurs. Lorsque nous avons adhéré, Engels
et moi, à la société secrète des communistes, ce fût à la
condition qu'elle bannirait de ses statuts tout ce qui se rapporte à
l'adoration superstitieuse de l'individu. Par la suite, Lassalle a
fait tout le contraire ».
En
Union soviétique, dans les années 1930, le combat contre le culte
de la personnalité et la bureaucratie, n'eût pas lieu simplement à
l'initiative d'une couche d'économistes consciencieux, mais surtout
comme conséquence de l'aboutissement de ces nouvelles relations
productives sur la base d'une économie collectivisée qui
apparaissait comme la restauration complète de tous les traits
négatifs de l'ancienne société divisée en classes antagonistes,
qui n'avaient finalement pas disparues. Cette lutte commença avec
retard car Staline avait déjà usurpé le pouvoir et avait concentré
autour de lui toute la puissance du parti et de l'Etat.
Lénine
en était venu à se méfier de Staline en 1922 lorsqu'il écrivait
ces lignes qui allaient figurer dans son testament : « Le
camarade Staline, en tant que secrétaire général, a concentré
dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu'il
puisse en user avec suffisamment de prudence ». Quinze jours
plus tard il ajoutait : « Staline est trop brutal, et ce
défaut pleinement supportable dans les relations entre nous
communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire
général. C'est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au
moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un
homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline
par une supériorité, c'est à dire qui soit plus patient, plus
loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins
capricieux... ».
Ces
quelques lignes pouvaient peut-être paraître insignifiantes dans
les circonstances de l'époque, mais, compte-tenu de ce que j'ai
analysé plus haut concernant les rapports Staline-Trotsky, il ne
s'agit pas d'une bagatelle. En tout cas, ce qui pouvait apparaître
comme une bagatelle llait acquérir une importance capitale.
Nous
disposons du témoignage de Chaoumian concernant Staline, qui
affirmait que ce dernier était incapable de persuader ses
adversaires, de les convaincre du bien fondé de telle ou telle
analyse théorique du parti, ni de régler les désaccords par des
méthodes démocratiques ainsi que Lénine savait le faire. En ayant
recours exclusivement à des mesures administratives et techniques,
Staline tranchait inévitablement en sa faveur dans les luttes
internes du parti. Staline renforçait sa position et son autorité
personnelle par de toutes autres méthodes que la libre discussion
pour se targuer d'être irremplaçable ; arrogance étrangère à
l'esprit de Lénine pour qui l'intelligence de dizaines de millions
de créateurs fournit quelque chose d'infiniment plus élevé que les
prévisions les plus vastes et les plus géniales d'un seul individu.
Dans la première période de la révolution en Russie, le rejet de
tout culte de la personnalité fondait la conscience des cadres et
militants communistes ; ce véritable esprit léniniste
régentait les rapports entre les organismes dirigeants et les rangs
du parti. Le développement du stalinisme détruisit ce type de
rapports dans la bataille pour le socialisme, et lamina les volontés
militantes sincères dans le parti en Union soviétique et dans les
partis « frères » à l'étranger.
Ainsi,
au moment où je me passionnais pour mes études au secteur
fondamental de l'université communiste de Moscou, la dictature
stalinienne s'appesantissait peu à peu sur toute l'Union soviétique.
Les événements se précipitaient dans le monde. A la férocité de
la répression contre tous les vieux bolcheviques et cadres de
l'armée rouge première manière, répondait comme un écho
l'avènement au pouvoir d'Hitler. Aux fameux procès de Moscou
répondait le procès de Leipzig ; à cette différence près
que le condamné Dimitrov put lui revenir à Moscou. Au comité
central du PC d'Union soviétique et dans le Komintern se tenaient
d'interminables discussions pour trouver une issue à la situation
mondiale alarmante... dans les théories dogmatiques staliniennes,
pour faire face à la montée du fascisme et à l'accentuation de
nouvelles menaces de guerre contre l'Union soviétique. Dans tous les
journaux, dans toutes les conférences et réunions publiques, tous
les écrivains et orateurs, à l'unanimité absolue, en embouchant
les trompettes de cette aggravation de la situation mondiale,
commençaient et finissaient leurs diatribes par l'exaltation du
« génial » Staline. Dans la Pravda, les izvestias et
tous les journaux locaux, les litanies étaient comme des processions
sans fin : Notre grand GUIDE ! Notre grand Staline !
Sa fermeté léniniste ! Sa sagesse ! Son génie ! Son
stoïcisme ! Son intelligence... universellement reconnue !
Sa perpsicacité ! Son don de prévoyance ! Toutes qualités
« assurant notre victoire sur les ennemis de l'intérieur et de
l'extérieur ! ».
Après
cette suite d'éloges dithyrambiques, la foule des réunions
publiques se levait, retentissait alors un tonnerre
d'applaudissements ponctué de « Hourrah ! ». Les
éloges reprenaient, puis les applaudissements redoublaient
d'intensité et les cris « Vive Staline » fusaient dans
les salles ou les places publiques. Mais cette adoration était trop
surfaite. Elle était bien trop « organisée ». Si le
bruit des vivas calmait sans doute la soif inextinguible de gloire de
Staline, il ne faisait que recouvrir la grande déception des masses
populaires. Il masquait la peur et la terreur inséparables.
L'exaltation de Staline le pur et l'infaillible, qui ne pouvait être
considéré responsable des actions de basse police de son guépéou,
atteignait un double but : rassurer les masses populaires face à
la montée des fascismes hitlérien et japonais, pour faire croire au
demeurant que ces régimes militaristes étaient bien pires que le
sien.
Le
danger de guerre mondiale se faisait de plus en plus sentir. Staline
savait pertinemment que, au nom des Soviets et du socialisme il avait
fait commettre tant d'iniquités et de crimes qu'il ne suffisait plus
seulement d'invoquer les grandes espérances bafouées d'Octobre 17,
et que pour mobiliser ces immenses masses travailleuses déçues et
désarmées, il pouvait recourir à l'exaltation du nationalisme. Si
Marx avait affirmé que les prolétaires n'ont pas de patrie, peu
importait à présent, cette idée Staline la rejetait dans l'oubli.
Staline ne parlait plus que de la « patrie soviétique »,
des actes héroïques pour sa défense, du passé patriotique qui
avait fait la gloire de la Russie. Le passé d'oppression tsariste
était soudainement oublié, oubliée la terreur des tsars contre les
militants bolcheviques dans la clandestinité, oubliés les
emprisonnements et les assassinats de l'Etat tsariste. Soudainement
on flagornait les anciens oppresseurs. Mais on n'efface pas
impunément l'histoire. Mais on ne joue pas n'importe comment avec le
moral des peuples.
Nombreux
sans doute étaient ceux qui n'oubliaient pas les persécutions
contre les ouvriers révoltés, contre les cosaques et les autres
minorités nationales, mais Staline triomphait. Autrefois les vieux
bolcheviques n'auraient pas permis que le nationalisme réactionnaire
que représente l'idée de patrie, triomphe sur la place publique.
Ils n'étaient plus là pour s'opposer à la vague du nationalisme
renaissant. Tous les journaux, et la Pravda en tête,
titraient : »Notre grande patrie », « Défense
de la patrie », « Un fils méritoire de la patrie »,
ou encore : « Un ami juré de la patrie ». Tous ces
slogans étaient devenus monnaie courante de l'idéologie
stalinienne.
Au
début de 1934 fût instauré par le comité exécutif central de
l'Union soviétique, l'ordre de « Héros de l'Union
soviétique ». Les premiers bénéficiaires de cette breloque
furent ces aviateurs qui avaient participé à une campagne de
sauvetage de rescapés d'une expédition du brise-glace
Tchiliousskin. Ce brise-glace avait eu pour mission initiale de mener
en une seule étape des voyageurs de Mourmansk à Vladivostok. Le
navire s'était malheureusement éventré sur la glace et avait
coulé. Quelques rescapés miraculeux avaient pu se réfugier sur une
banquise et être finalement récupérés par les aviateurs.
L'événement avait, comme on dit, défrayé la chronique.
Chaque
épreuve, toute occasion était bonne désormais pour glorifier le
« magnifique peuple » de l'Union soviétique. Quels que
soient les accidents, ils signifiaient que ce « magnifique
peuple » avait manifesté son esprit de « sacrifice »
et d' « héroïsme » pour le socialisme. Néanmoins,
Staline discréditait toujours un peu plus le véritable héritage
politique et théorique de la révolution. Il achevait de démoraliser
ceux qui s'en réclamaient encore. Des réactions contre la misère
engendrée par ce système devaient certainement se produire sous
forme de grèves en plusieurs endroits du pays, mais, sans en être
informés précisément, nous étions assurés qu'elles étaient
fomentées par l'impérialisme. Pourtant, en 1934, après les famines
successives et les dures années de « collectivisation »,
une certaine amélioration se faisait ressentir. Ma bourse mensuelle
me permettait même d'aller manger dans les restaurants en ville. La
comparaison n'était plus possible avec les années de famine de
1930-1933. Il valait mieux tout de même déjeuner dans la cantine de
notre université où la nourriture était de meilleure qualité et
moins chère. D'ailleurs, nous avions droit automatiquement – et
quel avantage ! - à deux tickets (talons) pour le déjeuner et
le dîner.
1934
fût aussi l'année des défilés de réfugiés politiques et des
représentants des minorités nationales. Staline recevait en grandes
pompes des délégations des kolkhozes des différentes Républiques
de l'Union soviétique. On vît circuler à Moscou des cosaques du
Don, du Kouban et d'autres régions encore, en grand uniforme de
parade. A la suite de la défection des Etats démocratiques, en
Allemagne et en Autriche en particulier, on nous avait annoncé
l'arrivée imminente d'un certain nombre de victimes de la « terreur
fasciste ». Les combattants du Schutzbund autrichien furent
accueillis avec solemnité sur la place de la gare de Minsk. On nous
les présenta sur une tribune dressée pour l'occasion face à une
dizaine de milliers de personnes. Des discours furent tenus par nos
officiers, saluant ces réfugiés comme de vrais combattants de
tradition révolutionnaire, venus en Russie avec leur drapeau à la
suite de la défection des forces démocratiques bourgeoises qui
n'avaient pas su barrer la route au fascisme par la voie militaire.
Quoique ces réfugiés aient eu droit, mais un court laps de temps, à
un régime de faveur, ils ne tardèrent pas à être remisés dans
des sortes de maisons de repos, qui ressemblaient plutôt à des
camps, où ils ne purent s'adapter à la vie du pays. La plupart
repartirent pour l'étranger.
Des
étudiants de notre université partaient. D'autres arrivaient. Je
faisais sens cesse de nouvelles connaissances. Il en venait des pays
arabes. Je m'attachais particulièrement à un nouveau venu, syrien
d'origine. Son attitude avait attiré mon attention. Il refusait de
manger avec notre groupe et les autres étudiants. En règle
générale, il refusait ce qui était officiellement programmé. On
me pria moi, en tant que responsable politique pour les pays du Moyen
Orient, de m'occuper de lui, de lui expliquer, de la guider dans la
« bonne voie ». Mais, avec insistance, le gars me
disait : « Je veux voir où vivent les travailleurs, voir
les ouvriers avec leurs habitudes, leur famille ». En somme il
voulait découvrir la face cachée de l'Union soviétique. Tous mes
efforts pour relativiser la portée de ses questions ne donnèrent
pas le résultat attendu. Il fût renvoyé en Syrie. Pourtant rares
étaient les militants-étudiants à se voir accorder un tel
sauf-conduit car le moindre désaccord ou mécontentement était
sévèrement réprimé. Cela pouvait mener à l'exclusion du parti
puis au refus de vous renvoyer chez vous.
Quant
à cet autre camarade de cohabitation, au nom d'emprunt Saïdov,
d'origine iranienne, il avait terminé ses études mais était dans
l'impossibilité de retourner dans son pays, non par interdiction
soviétique, mais à cause des divergences qui le séparaient du
parti iranien. Très intelligent, très instruit, ce petit gars aux
cheveux et aux yeux très noirs, connaissait à la perfection la
langue russe. Lorsque je quittai Moscou, il s'y trouvait encore,
attendant de retourner en Iran.
Il
faut se replacer dans l'atmosphère de cette époque pour comprendre
ce que pouvait signifier pour nous voir ou rencontrer Staline. Pour
des millions de gens, dans le monde entier, il personnalisait la
révolution d'Octobre. C'était lui le principal compagnon de Lénine,
l'alter-ego et même l'héritier. IL approfondissait les
enseignements du grand Lénine. Le Kremlin ne désemplissait pas. Des
délégations de tous les partis frères du monde étaient reçues en
son auguste présence. Autant dire qu'une simple délégation de
paysans kolkhoziens reçue par le « petit père des peuples »
en ressentait un honneur impérissable. C'est à l'occasion de la
réception d'une délégation venue d'Arménie soviétique que je fus
convié à mon tour à approcher de près le « génial
Staline », pour ma plus grande fierté. Bien amère
aujourd'hui. Certains étaient prêts à frapper à toutes les portes
pour accéder à cet honneur suprême d'approcher ou de toucher la
statue vivante du « grand guide des peuples ». Naïzi
Zarian, ce grand poète que je connaissais, était venu me trouver en
catastrophe pour que j'intervienne en sa faveur, pour qu'il puisse
faire partie de la délégation arménienne. Les requêtes étaient
nombreuses et je ne voyais pas comment solutionner le problème.
J'entrepris tout de même des démarches auprès du camarade
Andréassian, secrétaire au comité du parti de notre secteur de la
ville de Moscou, et auprès d'autres personnalités. J'obtins en fin
de compte qu'il puisse faire partie comme moi, pour la première
fois, de la délégation arménienne invitée par le grand Staline.
Après
avoir franchi les postes de surveillance où se tenaient de nombreux
gardes armés, après avoir traversé une cour intérieure, on nous
conduisit dans une grande salle. Après un moment d'attente quasi
religieuse, nous vîmes enfin apparaître le dieu vivant. Staline
souriait. D'un sourire très paternel. Il était flanqué de Mikoyan
et d'un autre haut responsable du régime. Comme lorsque
l'imagination a trop travaillé, l'instant avait quelque chose
d'irréel. Nous nous surprenions en train d'applaudir. Revenant sur
terre, nous nous rendions compte que Staline entretenait une
atmosphère amicale, qu'il se voulait proche de nous. Il échangea
même quelques mots en arménien avec les kolkhoziens de notre
délégation. Il s'entretenait avec les uns et les autres
familièrement. Puis il prit congé de la délégation arménienne et
on nous reconduisit vers la sortie.
Cette
réception resta particulièrement inoubliable pour Na¨zi Zarian au
point qu'il en écrivit un poème à la gloire de Staline. Le poème,
très long, fût immédiatement traduit dans toutes les langues
nationales de l'Union soviétique. Il comparait grossièrement
Staline avec le soleil et présentait la poitrine du grand guide
comme plus immense que le ciel. Même Aragon a eu du mal à faire
mieux. Pourtant Naïzi Zarian était un gendre de brave type sincère.
J'ai connu beaucoup de gens comme lui chez qui l'adulation pour
Staline confinait au délire. Comment était donc Staline ?
Regardez ! A première vue, un petit bonhomme trapu et
moustachu. Un type à l'air très paternel, la gentillesse même. Qui
aurait pu penser parmi nous les naïfs que derrière cette image,
cette caricature de petit père, se cachait un véritable assassin de
masse, un monstre cynique et inhumain ?
Chapitre
8
Retour
à Moscou. Mon stage d'entraînement militaire. J'avais perdu ma
« sensibilité de classe ». Les conférences de la femme
de Lénine, de Ho Chi Minh et d'une vieille garde bien humble.
Boukharine fait amende honorable sur Brest-Litovsk. Création de
l'ordre des « héros de l'Union soviétique ». Notre
action : encadre les manifestations contre les trotskistes. La
commission des purges. La maladresse de Zélikmann. L'assassinat de
Kirov. Souvenirs des derniers avertissements de Lénine. Vélikovski
a le malheur de douter sur l'assassinat de Kirov.
Après
de multiples voyages dans différentes régions d'Union soviétique,
j'étais revenu me fixer à Moscou. Mon travail était apprécié par
plusieurs organisations du parti. Je revenais avec des
recommandations du comité de ville d'Erevan ainsi que du comité
central du parti communiste d'Arménie et du comité régional
d'Ossétie (Caucase). Je me présentai donc au secrétariat de la
section orientale de l'Internationale communiste, montrant mes
papiers au camarade Madiar à qui j'exprimai mon désir de continuer
mes études à l'université communiste de Moscou dans le secteur
fondamental. Madiar me félicita pour la travail magnifique que
j'avais accompli au Caucase, et céda à ma requête. S'il avait fait
objection à mon désir de retourner à l'Université et s'il m'avait
proposé de retourner en Egypte pour y travailler dans le parti, je
me serais volontiers incliné bien que là-bas la terreur ait pris
des proportions démesurée. Plusieurs de mes anciens camarades
avaient déjà été arrêtés et jetés en prison. Ils n'avaient eu
la vie sauve que grâce à leur expulsion d'Egypte. Je savais que ce
qui restait de ma famille y compris moi-même, étions sur la liste
noire de la police égyptienne.
La
direction de l'Université ne fît également aucune objection à mon
retour. Mais, le second recteur de l'Université, Pakrovski, qui me
connaissait déjà et savait que j'appartenais à une communauté de
faible importance numérique et sans grand rôle politique, me
demanda si je ne désirais pas entrer dans une institution où je
pourrais devenir technicien, ce qui devrait m'assurer des moyens
d'existence en tant qu'étranger. Il n'en était pas question pour
moi. J'étais encore très fanatique et totalement dévoué à la
cause. Je lui répondis que la seule étude qui m'intéressait était
celle enseignée dans cette université. On m'envoya donc rejoindre
mes camarades de classe qui étaient en stage de service militaire à
une quarantaine de kilomètres de Moscou. Il me fallut m'adapter au
rythme dur et sévère de cette école militaire. Mis à part des
cours théoriques très chargés, nous étions astreints à de
longues marches, avec le poids des armes et des bagages, sous la
pluie et dans la boue. Régulièrement il fallait accomplir toutes
sortes d'exercices physiques aussi éprouvants les uns que les
autres : courir, marcher, sauter, ramper. Comme au plus banal
des services militaires, ils nous enseignaient le tir au fusil et le
maniement des différentes armes légères ou lourdes, des canons aux
mitrailleuses les plus classiques. Nous apprenions à démonter et à
remonter les fusils le plus vite possible. Chaque jour, un temps
était réservé à l'étude topographique sur cartes et maquettes.
Au début, un commandant sexagénaire, qui portait des deux côtés
de son col trois distinctions quadrangulaires, nous enseignait les
divers problème de la défense, de l'attaque et du retrait. Ensuite,
il nous remettait des imprimés avec des questions détaillées. Il
fallait alors indiquer sur de grandes maquettes comment nous aurions
placé chaque détachement de nos bataillons à la suite d'ordres
d'attaque ou de retrait. Les cartes sur lesquelles nous appliquions
nos exercices théoriques, étaient les régions frontalières de la
Pologne et du Japon. Nous étions subordonnés également à un autre
commandant, responsable politique lui, et qui n'avait de chaque côté
de son col que deux quadrangulaires. Les distinctions militaires
avaient fait sournoisement leur réapparition. Il n'y avait toujours
pas de grade en titre en principe car tous les officiers étaient
commandants, autant le commandant de détachement que le commandant
de corps d'armée. On pouvait mieux discerner la hiérarchie
militaire à ces signes distinctifs arborés sur les cols et nommés
quadrangulaires. Ces insignes confirmaient que les grades avaient été
réintroduits dans l'Armée rouge.
Ce
commandant, responsable politique, avait lui pour tâche de nous
enseigner les statuts et l'histoire de l'Armée rouge. Toujours vêtu
d'une veste de cuir, à la manière des premiers chefs de l'Armée
rouge, il participait à toutes nos réunions de parti. Il était le
principal rapporteur de la politique et des décisions du
gouvernement et du parti. Nous posions ensuite les questions. Ce
commandant n'avait pas été nommé par notre groupe. Il était en
place d'office sous l'égide de l'Etat. Peut-être existait-il encore
quelques détachements où des commandants étaient nommés par les
étudiants s'occupant eux-mêmes des questions de discipline, mais ce
n'était plus la tendance générale. Pour notre part, nous n'aurions
pas osé remettre en cause cette nouvelle hiérarchie militaire.
Certains étudiants, parmi nous, étaient plutôt de « vieux
étudiants » comme je l'ai déjà souligné. Ils avaient
participé aux groupes de partisans rouges avant l'insurrection, à
la révolution d'Octobre et à la guerre civile. Ils n'étaient pas
des « bleus » du point de vue militaire contrairement à
la plupart d'entre nous qui nous épuisions facilement pendant les
durs exercices pratiques militaires. Après quelques mois de ce stage
dans l'Armée rouge, nous sommes retournés à l'Université de
Moscou. Mais, pendant une année encore, à raison de deux jours par
semaine, nous avons dû continuer les cours et les exercices
militaires.
Notre
emploi du temps était si surchargé par les études théoriques et
militaires qu'il était très difficile d'y trouver une place pour
des distractions : économie politique et politique économique,
histoire du PC d'URSS, histoire des luttes de classe, sans compter un
programme d'étude agronomique très vaste rendu indispensable par la
crise agricole que connaissait le pays. Une ou deux fois par semaine
nous allions quand même ou au théâtre ou à l'Opéra, ceci étant
inclus dans le programme d'étude. Les journées se succédaient en
réunions, conférences et meetings avec tous ces camarades de toutes
les nationalités d'Union soviétique, géorgiens, azerbaïdjamais,
bachkirs, etc. Lié d'amitié avec quelques uns, je finis par
organiser un peu mon temps libre. L'azerbaïdjanais Alief prit
rendez-vous un soir avec deux jeunes filles moscovites et m'invita à
l'accompagner au domicile de l'une d'entre elles. La soirée fût si
agréable que nous ne vîmes pas le temps passer. Nous allions
arriver en retard à la réunion de cellule.
Pour
la première fois que j'étais en retard... J'allai m'asseoir sans
bruit au dernier rang de la salle, près de la porte. Bien que mon
comportement ait été un modèle de discrétion, cette entrée
tardive fût immédiatement remarquée implicitement par
l'assistance. Le responsable politique de la réunion ne broncha pas.
Par contre, à tour de rôle l'ensemble de mes autres camarades
présents firent une « autocritique » collective pour mon
retard. Ils allèrent jusqu'à conclure que j'avais perdu ma
sensibilité de classe. De salle de classe bien entendu.
Les
réunions de cellule avaient lieu dans notre classe même. Les
réunions générales et les meetings se tenaient dans notre foyer
culturel. Là, on voyait arriver Nadeja Kroupskaïa pour nous donner
des conférences où elle racontait différents épisodes de la vie
de Lénine, ou exposait divers problèmes sociaux, soit agricoles,
soit de parti. Elle parlait longuement, en vieille militante
bolchevique expérimentée. Elle apportait tous les détails voulus
sur comment Lénine concevait les problèmes des kolkhozes, comment
il considérait les problèmes d'industrialisation et
d'électrification, comment Vladmir avait fondé la première commune
de kolkhoze. Nous raffolions de tous ces détails concernant les
tout débuts de l'établissement du socialisme en Union soviétique.
Cependant,
à la fin de 1935, les étudiants ne purent plus ni voir ni écouter
les conférences de la compagne de Vladimir Illitch. Dans cette salle
de réunion du secteur fondamental de l'Université, j'avais eu grand
plaisir à écouter souvent en permanence différents dirigeants de
l'Armée rouge chinoise qui étaient venus nous rapporter les
différentes étapes de la lutte là-bas et les actes héroïques de
l'armée chinoise. Nous y écoutions d'éminents représentants du
mouvement révolutionnaire d'autres pays. Nous avions vu Ho Chi Minh.
Nous avions vu Dimitrov. Qui ne se serait pas rappelé des exposés
des bolcheviques de la vieille garde comme Karl Radek et Nicolas
Boukharine ? Mais la présence de ces personnalités motivait
des mesures spéciales. La réunion avait lieu pour la circonstance,
non pas dans la traditionnelle salle de réunion, mais au dernier
étage du bâtiment universitaire. Les entrées et les sorties du
bâtiment étaient gardées militairement. Avant d'entrer dans la
salle de conférence improvisée, il fallait se soumettre à un
contrôle sévère : vêtements, papiers et documents étaient
auscultés par les gardes militaires.
A
l'époque nous ne savions rien de la lutte qui se déroulait dans
l'appareil dirigeant du parti entre Staline et la vieille garde
bolchevique, et ni Radek ni Boukharine n'en ont jamais laissé
filtrer la teneur face à nous. Au cours de leurs conférences, ils
n'ont jamais manifesté la moindre opposition aux décisions du parti
et du gouvernement. Ils se contentaient de parler des souvenirs du
grand passé. Loin de chercher à s'embellir, ils se faisaient de
dures « autocritiques » concernant leur conduite
oppositionnelle au moment du traité de Brest-Litovsk par exemple ou
pendant la formation de l'Armée rouge. Ils rappelaient aussi
volontiers les critiques de Lénine à leur égard. Karl Radek nous
raconta que, un jour après l'insurrection d'Octobre, entrant dans le
Palais d'Hiver, il vît Lénine entouré de généraux et chefs
militaires de l'ancien régime tsariste, reconnaissables à leurs
uniformes :
- Tout de suite je sortis mon revolver et je voulais tirer sur cette saloperie de généraux du régime des tsars. Mais Lénine a sauté sur moi, m'a pris par l'oreille et m'a mis dehors en criant : « Actuellement nous devons bâtir une nouvelle armée, « notre armée rouge », et nous ne pouvons le faire sans les anciens cadres de l'armée des tsars !
Boukharine,
revenant sur Brest-Litovsk, ne s'épargnait pas non plus. Il avouait
que son attitude n'avait pas été justifiable et que Lénine avait
eu raison de défendre la perspective de la paix avant tout.
Boukharine écrivait encore très souvent dans les Izvestias bien
qu'il ait commencé à décliner dans l'appareil du parti. On
s'arrachait encore ses articles. Si l'appareil du parti commençait à
diriger le feu de ses critiques contre lui, il n'en demeurait pas
moins que la masse populaire tout autant que la plupart des cadres du
parti suivaient avec intérêt ses analyses. Son audience la plus
considérable se trouvait à Moscou. Curieuse époque où il se
passait dans les coulisses une lutte sans merci dont nous ne savions
ni les tenants ni les aboutissants, où il fallait se mobiliser
contre « l'ennemi intérieur ». Dans les grandes
occasions, les meetings sur la place publique avec discours d'une
personnalité du comité central, un service d'ordre était toujours
mobilisé où, nous les étudiants internationalistes, étions soumis
à des tâches précises. D'ailleurs, c'est dès la première année
d'étude au secteur fondamental, que j'avais été appelé à faire
partie de l'encadrement des démonstrations publiques. Chaque
anniversaire, chaque défilé militaire ou populaire, entraînait
notre mobilisation. Ces jours_là on n'était pas à la fête mes
compagnons et moi. On nous rassemblait au comité de parti du
quartier « Octobre », rue Dimitrovka. Là, le premier
secrétaire Andréassian nous confiait les directives. Dès la nuit
tombée, à la veille des manifestations, nous devions surveiller un
certain nombre de rues attribuées à chacun, pour empêcher les
trotskistes et les autres opposants de coller des affiches ou de
peindre sur les murs des slogans ou des mots d'ordre hostiles... au
« socialisme ». Il ne fallait pas ferme l'oeil au cours
de cette surveillance nocturne. Le remplaçant ne vous rejoignait que
vers quatre heures du matin. Après avoir dormi deux ou trois heures,
il fallait à nouveau être présent sur la place rouge à huit
heures sonnantes, non pas pour défiler, mais pour rester debout aux
premiers rangs du défilé jusque dans l'après-midi, et même
parfois plus si la foule était plus dense que prévu. Notre fonction
était par après de repérer d'éventuelles brebis galeuses
infiltrées parmi les manifestants avec pour consigne impérative :
au moindre geste anormal, se saisir du perturbateur et l'extraire des
rangs des manifestants. Même action à la rigueur pour ceux qui ne
marchaient pas bien ou qui se tenaient anormalement. On nous avait
expliqué que les dirigeants craignaient surtout que des grenades ne
soient lancées sur le mausolée de Lénine ou sur la tribune où
trônaient Staline et le comité central. En vérité ni mes
camarades ni moi n'avons eu affaire à des perturbateurs ou à des
lanceurs de grenades qui auraient pu justifier cette mission de
protection des hauts dirigeants et d'encadrement paranoïaque des
défilés.
A
présent nous étions en pleine période de purges dans le parti. A
l'Université, au foyer des réunions, étaient exposées de grandes
boites sur lesquelles on avait inscrit : « Commission de
purge ». Tout un chacun devait signaler à la commission ce
qui, chez telle ou tel membre du parti, indiquait une déficience
politique ou une anomalie dans sa vie privée présente ou passée.
Du temps de Lénine, le comité de purge qui examinait périodiquement
les cas problématiques dans le parti, était un phénomène normal
et sans graves conséquences. Le contrôle rigoureux de sélection
dans le parti n'était qu'un moyen de contrôle politique de
l'intégrité des membres, qui, éventuellement nettoyait le parti
des éléments qui ne méritaient pas de porter le nom de
communistes. Les exclus allaient militer ailleurs s'ils le voulaient
et n'en subissaient aucun dommage dans leur vie privée. Les
principes étaient respectés. En 1932, la commission de purge
travaillait encore dans ce sens. On pouvait par exemple lui signaler
qu'un membre du parti, profitant de sa position hiérarchique et de
sa fonction, avait fait expulser une famille entière avec les
enfants à Moscou, pour prendre possession de leur appartement. Une
telle infraction aux principes d'honneur des communistes signifiait
l'expulsion du parti. Mais peu à peu la bureaucratie avait gagné du
terrain, à l'image de son « génial » secrétaire
général. Tout leur était dû. La lutte sourde et implacable qui se
menait dans les rangs du pouvoir avait pour but d'éliminer des
postes-clé les opposants ces vieux communistes intègres, et tous
ceux qui pouvaient encore faire obstacle à l'hégémonie de Staline,
à son programme de collectivisation étatique et à son pouvoir
personnel. Chaque membre du parti soupçonné de ne pas adhérer à
la nouvelle ligne idéologique était convoqué par les diverses
commissions de purge. Les séances étaient publiques et prenaient
tournure de tribunal. Nous étions une dizaine, avec quelques uns des
principaux membres du parti à faire face à l'accusé, lequel devait
répondre à toutes les questions qui lui étaient posées. Les
questions et les remarques de ce tribunal improvisé étaient
particulièrement acerbes à l'égard des cadres importants du parti
sur la sellette ou concernant des intellectuels soupçonnés d'être
en rupture de ban. Un professeur, par exemple, devait savoir répondre
à toutes les questions théoriques et montrer qu'il connaissait bien
l'histoire du parti. Tel professeur qui avait conservé sa
nationalité étrangère était critiqué pour cette simple raison.
Les vieux bolcheviques étaient traités avec une sévérité inouïe.
On essayait de leur faire avouer qu'ils avaient eu des relations
louches ou qu'ils avaient apporté un soutien ouvert aux opposants.
Ils pouvaient bien être irréprochables, l'essentiel était de les
mettre en contradiction, de trouver un vice de forme dans leur
raisonnement. Ainsi, un professeur d'histoire du parti, ancien
compagnon de Lénine, Zélikmann, eût la maladresse de déclarer
devant la commission que, lors d'une séance banale du comité
central en présence de Lénine encore vivant, il avait fait partie
de ceux qui revendiquaient le droit à l'opposition. Si, du temps de
Lénine, la liberté de critique prévalait à l'intérieur du parti,
une telle conception n'était plus de mise alors avec l'affirmation
du stalinisme. Elle était hérétique désormais. Revendiquer la
liberté de critique signifiait tout simplement que Zélikmann
soutenait les nouveaux opposants, qu'il était devenu suspect pour le
parti. De toute façon, peu importait, tous les prétextes étaient
bons de la part des dociles exécutants de la politique du « génial »
Staline pour ridiculiser les vieux bolcheviques, pour les isoler des
travailleurs, pour ensuite les liquider physiquement. Le parti
bolchevique était engagé dans un processus de régression
irréversible et d'abandon de tout principe de démocratie interne.
Ile devenait un organisme hermétique, composé de gens qui avaient
pour toute ligne de conduite l'obéissance absolue synonyme de
privilège. L'exécution zélée des diktats de la hiérarchie
stalinienne était synonyme surtout d'une compensation matérielle
supérieure à celle de l'ensemble de la population. Ce n'était plus
le parti bolchevique mais le parti de Staline qui organisait les
« grandes purges » où des millions de citoyens
soviétiques allaient être déportés dans des « isolateurs »
et décimés en plus par la guerre.
Autant
croissait la répression policière du régime, autant croissait le
culte de la personnalité de Staline, comme si la déification du
secrétaire général n'avait pas eu d'autre but que de compenser les
exactions de l'appareil d'Etat et de donner espoir aux gens dans une
misère noire grâce à la supposée puissance « impartiale »
du génial petit père des peuples. Toutes les déclarations, tous
les écrits étaient de plus en plus imbibés d'un nouveau culte
religieux au dieu vivant. Au début de 1933, cet état d'esprit était
plus apparent que jamais dans nos réunions d'activistes du parti.
Lors d'une réunion où l'ordre du jour fixait d'examiner les
décisions et objectifs de la séance plénière du comité central
de janvier 1933, le rapporteur Hamadouni se mît à glorifier d'une
façon inhabituelle le nom de Staline. L'exagération enflait :
- Chaque organe du parti, chaque responsable du parti, chaque militant doit se laisser guider en théorie et en pratique les yeux fermés par les objectifs et indications du GRAND GUIDE, le camarade STALINE.
Un
autre camarade du comité central commença par applaudir avant de
prendre à son tour la parole. Si ce dernier exposa en long et en
large les problèmes « importants » et informa des
décisions qui avaient été prises à cette séance plénière du
comité central, il n'en insista pas moins sur le « génie »
de Staline, son intelligence et sa clairvoyance. On aurait dit qu'ils
nous avaient réuni avant tout pour glorifier Staline. Dès mon
retour à Moscou, j'avais constaté que le nom et « l'épopée »
de Staline étaient en vedette dans tous les articles des journaux.
Pourtant, au début de mes études et pour tous mes compagnons,
Staline n'était qu'une des autorités responsables du parti, parmi
beaucoup d'autres, même si nous le plaçions un peu au-dessus des
autres du fait de sa fonction de secrétaire général. En 1933 il
était donc systématiquement et abondamment exalté comme un génial
dirigeant émérite aux qualités exceptionnelles. Kaganovitch,
Molotov, Vorochilov et les autres membres du comité central, pour
donner plus d'importance à leurs discours dans les assemblées du
parti, commençaient toujours par de longues citations, de longues
phrases du « génial » secrétaire général.
Les
litanies louangeuses trouvèrent un écho dans notre Université où
les assemblées générales se succédaient avec pour thèmes les
immenses problèmes que le pays confrontait, mais avec l'inévitable
référence au « sauveur suprême » Staline. Le principal
rapporteur de ces réunions était Blumkine ; celui qu'on
appelait amicalement Blum, était le secrétaire général du comité
de parti de notre Université. Homme fragile d'une quarantaine
d'années, mais de grande taille, il portait des lunettes sur un tout
petit visage surmonté de cheveux blonds coupés en brosse. Il
portait des chaussures montantes et était toujours vêtu d'une veste
à la Mao, sans cravate. Gentil et modeste de caractère il était
tout le contraire de son épouse Sarokim, une belle femme
malveillante ; elle était considérée comme le garde-chiourme
de l'Université. On l'apercevait toujours à l'entrée et à la
sortie du bureau spécial en train de surveiller les allées et
venues des étudiants. Une fois, après un rapport détaillé et sans
litanie louangeuse à Staline, le camarade Blum se vit succéder à
la tribune par Zitkov, chef intendant de l'Université. Celui-ci
sortit de sa serviette un article tout récent de la Pravda, que
personne n'avait encore eu le temps de lire. Il commença à en
extraire de longues citations d'un discours du camarade Staline,
ponctuant les grandes phrases du « grand homme » par :
« Voilà ce que déclare notre grand guide génial dans son
discours historique d'importance mondiale... ». Chaque minute
de son intervention fût agrémentée jusqu'à la nausée de ces
longues citations du « grand guide ». Le refrain de
coutumier était devenu réflexe. Tout membre du parti qui prenait la
parole commençait invariablement par quelques mots de Staline pour y
ajouter inévitablement : « Voilà ce que déclare notre
grand guide dans son discours historique d'importance mondiale ».
Dans
les premiers temps, la plupart des dirigeants du parti ne virent
aucune malignité à ce que les éloges et les flagorneries soient
poussés si loin, puisque Staline représentait le parti. En
glorifiant Staline ne faisait-on pas au fond que glorifier le parti ?
Boukharine, Kamenev et Zinoviev eux-mêmes glorifiaient Staline dans
leurs discours et leurs articles paraissant dans la Pravda. En plus,
ils reconnaissaient leurs torts dans les querelles passées du parti.
Ils admettaient qu'ils s'étaient laissés entraîner inconsciemment
vers des mouvements de déviation et d'opposition alors que Staline
était resté un impeccable léniniste clairvoyant et invariant. Un
inébranlable bolchevique !
Karl
Radek inondait la Pravda de son adulation pour le grand guide, sans
cesser de s'infliger des mea-culpas concernant son comportement passé
dans les tendances et les oppositions. Ainsi, d'anciens bolcheviques
qui avaient pu défendre, à tort ou à raison peu importe, des
positions divergentes dans la libre discussion du parti bolchevique,
s'efforçaient de mendier la mansuétude de Staline, par lâcheté ou
pour préserver une position personnelle. L'article de Radek,
intitulé « Staline », affirmait que Staline était le
génie des génies, le plus grand des plus grands, le sage parmi les
sages, etc. Mais Staline, en maître parfaitement cynique, voyait
plus loin que ce genre de bolchevique déchu. La « vieille
garde » il la laissait produire ce genre d'articles avilissants
qui n'abusaient personne, qui par conséquent les humiliait, les
isolaient des masses en souffrance. La « vieille garde »
n'était plus qu'une arrière-garde de faire-valoir. L'appareil
d'Etat ne lésinait pas sur les frais d'imprimerie. Les articles
louangeurs étaient transformés en brochures diffusées à des
centaines de milliers d'exemplaires en plusieurs langues.
Fin
1933, l'approvisionnement en nourriture s'était nettement amélioré
et la répression se relâchait un peu, momentanément. Zinoviev et
Kamenev, exilés à Tachkent, étaient revenus à Moscou. Les
vitrines de magasins arboraient de grands portraits des héros de
l'Armée rouge. Parmi ceux-ci, Toukhatchevski avait fière allure et
se distinguait de Vorochilov et de l'ivrogne Boudienny. La popularité
du général Toukhatchevski, dont les régiments avaient été
conduits plusieurs fois à la victoire, pouvait faire de l'ombre au
génial Staline. Pour l'heure le génial dictateur ne pouvait pas
encore contrecarrer ni éliminer le général le plus célèbre de
l'Armée rouge.
Serguei
Mironovitch Kirov était également très bien considéré dans les
milieux dirigeants du parti. Il jouissait d'une certaine popularité
parmi les masses de toute l'Union soviétique. Kirov pouvait
prétendre être un homme de grande valeur, un communiste sincère et
loyal, bien qu'il soit devenu premier secrétaire du comité du parti
à Leningrad, après l'élimination de Zinoviev. Il nous apparaissait
alors comme le meilleur tribun du parti. D'esprit très ouvert, il
était partisan d'une certaine libéralisation et de la nécessité
de l'amélioration du niveau de vie. Longtemps après ces années,
Krouchtchev, parlant des divergences entre Staline et Kirov, souligna
que ce dernier s'était prononcé contre les mesures de rationnement
des denrées de première nécessité, pour le principe du libre
achat et la non réglementation de la vente des produits alimentaires
et des marchandises de consommation courante. Il se basait sur cette
période plus clément de 1933-1934 qui voyait un meilleur arrivage
de marchandises et permettait d'envisager à court terme des
restrictions moins draconiennes. Les restaurants se remplissaient à
nouveau et le pain était de meilleure qualité. En cette fin 1933, à
la veille de l'ouverture du dix-septième congrès du parti, si la
libéralisation du régime et un relatif bien-être se confirmaient
cela pouvait signifier qu'une perspective plus faste s'ouvrait pour
le parti à la tête du pays. Il revenait à Staline, en tant que
personnification du parti et du gouvernement, de confirmer ou
d'infirmer cette nouvelle perspective. Il fallait aller plus loin sur
le chemin de la libéralisation politique et la démocratisation des
institutions avec tous les avantages afférents pour les grandes
masses travailleuses et la cause du socialisme. Mais, hormis le fait
que cette légère amélioration économique ne pouvait être que de
courte durée étant donné les dures conditions économiques
mondiales et l'approche de la guerre qui se faisait de plus en pus
ressentir, une libéralisation trop poussée à son comble ne pouvait
représenter que des inconvénients pour Staline et son appareil
d'Etat. Elle risquait tout simplement de remettre en cause le
leadership absolu de Staline sur l'Etat, le parti et le pays.
La
terreur semblait aussi se résorber. De nombreux vieux bolcheviques
étaient encore au centre du parti, autour du drapeau de Lénine.
Staline ne pouvait ignorer qu'un élan de solidarité et d'unité
pouvait toujours venir épauler de vieux militants trop vite
éliminés. Cet élément du rapport de force qui existait encore de
façon ténue le contraignait à des atermoiements. Il hésitait
encore à aller dans un sens ou dans l'autre car il était doué, au
moins cela était indiscutable, de qualités de prudence et de
méfiance dans sa démarche pour renforcer l'appareil d'Etat tout
autour de lui. Le dix-septième congrès qui s'annonçait pouvait
être source d'inquiétudes pour lui et motiver ses hésitations.
N'allait-il pas voir son leadership à la tête du parti et de l'Etat
remis en cause par ces quelques forces vieux-bolcheviques encore
présentes ? Et perdre son poste de secrétaire général ?
Les critiques allaient-elles fuser contre lui et allait-on lui
opposer quelqu'un de plus qualifié, de plus correct, de plus large
d'esprit ? Allait-on essayer à nouveau de lui jeter à la
figure les derniers mots de Lénine : « Staline est
excessivement brutal, et ce travers qui peut être toléré entre
nous et dans les contacts entre nous communistes, devient un
phénomène intolérable de la part de quelqu'un qui occupe ma
fonction de secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux
camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et
de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se
distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est à dire
soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers
les camarades, moins capricieux ».
En
pesant le pour et le contre de ce qui lui était favorable ou
défavorable, Staline pouvait être optimiste, le bolchevisme n'était
plus une force dans le parti. Lénine n'était plus qu'un portrait et
une statue. Son testament avait été jeté aux oubliettes, y
compris par Trotsky pour « ne pas nuire à l'unité du parti »
et Kroupskaïa se pliait aux consignes staliniennes pour, aussi, « ne
pas nuire à l'unité du parti ». Assoiffé de pouvoir, Staline
savait qu'il pouvait désormais frapper plus fort encore contre les
anciens compagnons de Lénine et contre les nouveaux gêneurs. Sa
longue expérience de secrétaire pour les questions
organisationnelles lui avait permis de noyauter patiemment petit à
petit les centres névralgiques du parti, de placer ses hommes là où
il le fallait, pour finalement accaparer ma majorité du comité
central. Ce n'est pas un freluquet comme Kirov qui allait lui mettre
longtemps des bâtons dans les roues.
Le
premier décembre, à Leningrad, Serguei Mironovitch Kirov, membre du
Politburo, secrétaire du comité central, premier secrétaire du
comité régional de cette ville, est abattu d'une balle dans le dos.
On nous fît immédiatement passer cet assassinat pour l'oeuvre des
trotskistes et des autres opposants. Ce n'est qu'au XX ème et au
XXII ème congrès du parti russe qu'il sera établi officiellement
que cette exécution sommaire n'était ni l'oeuvre des opposants de
l'époque ni un des forfaits des agents impérialistes, mais n'était,
tout simplement, qu'un des milliers de crimes organisés et
commandités par Staline lui-même, par le truchement de son sinistre
Guépéou.
Dans
la population de Moscou, et aussi à notre Université, personne ne
pouvait imaginer encore combien cet assassinat allait servir au
regain de la terreur. Les accusations portées contre les trotskistes
et les impérialistes devaient voiler la politique d'usurpation du
pouvoir stalinien et accréditer la nécessité d'une répression
sanguinaire. La Pravda avait annoncé la nouvelle de l'assassinat en
gros titres de première page, assurant d'emblée que le parti était
persuadé qu'il s'agissait d'un crime de l'ennemi de classe. Le ton
était donné et gare à celui qui émettait des doutes. Andréï
Velikovski, un de nos professeurs de l'histoire de la lutte de
classe, eût le malheur au cours d'un colloque d'avancer l'idée
qu'il pouvait s'agir d'un règlement de compte personnel ou
passionnel, sans supputer ce qu'il allait endurer. Il avait émis la
supposition incidemment sans tirer à conséquence, sans être
convaincu lui-même de ce qu'il avançait parmi des discussions où
chacun donnait trente six explications à l'événement sans vraiment
remettre en cause la grossièreté de la thèse officielle. A
l'énoncé de cette supposition, une des interlocutrices du colloque
se précipité pour faire amener le secrétaire du parti Blum, et
dénonça publiquement Velikovski :
- Velikovski porte atteinte à l'unité du parti. Pourquoi feint-il d'ignorer que ce lâche assassinat est l'oeuvre de la main criminelle des ennemis du parti et de l'Union soviétique ?
Il
faut garder en tête que ce genre de dénonciation et de calomnie
était devenu chose courante, officiellement apprécié et encouragé.
Blum ne perdit pas une minute non plus pour réagir à son niveau. Il
convoqua une réunion extraordinaire du parti pour examiner le cas du
professeur Velikovski. Il commença sa diatribe par un tableau de la
situation du pays, illustrant les rôle des soviets, rappelant la
nécessité de l'intensification de la lutte de classe. Mais,
objecta-t-il, le pays des soviets reste fondamentalement menacé,
menacé d'un côté par les ennemis impérialistes qui accroissent
leur offensive contre la bastion du socialisme, et ed l'autre côté
par la main criminelle des opposants déviationnistes. Nous voyons
par conséquent un camarade, le camarade Velikovski qui, à son tour,
se laisse manipuler par ces ennemis de l'intérieur. Il est de ceux
qui n'ont pas suivi ni compris les révélations indiscutables de
notre Pravda, qui a pourtant indiqué en toutes lettres : « NOUS
NE DOUTONS PAS QUE LES AUTEURS DE CE CRIME SONT LES ENNEMIS DE
CLASSE ».
Ce
n'était qu'un avant-goût, car Raiter, le directeur de l'Université,
succéda à Blum pour enfoncer un peu plus Velikovski par une
diatribe contre Trotsky et les autres « traîtres »
Zinoviev et Kamenev. Puis ce fût au tour des étudiants de dénoncer
à tour de rôle le professeur déviationniste. Le pauvre Velikovski
fût solemnellement exclu du parti et remis aux mains du Guépéou.
Il disparût lui aussi à jamais.
Chapitre
9
Mes
liaisons sentimentales. La vérité sur le « suicide » de
la femme de Staline. Ma tâche d'étudiant activiste dans le secteur
de la production. Expliquer aux ouvriers qu'on était dans
« l'antichambre du socialisme ». Interdit d'arriver en
retard au travail. Cotisations obligatoires pour les syndicats.
Stakhanov héros du travail trafiqué.
Une
de mes liaisons sentimentales me permit d'approcher d'un peu plus
près la réalité cynique du pouvoir stalinien. Au cours de ma
première année, j'avais fait connaissance avec deux jeunes filles
qui travaillaient au secrétariat de l'administration de notre
Université. L'une, Bronislava Slaprovskaïa était juive. L'autre,
Vera Konchaverova était russe. Pendant cette année-là je suis
sorti avec Brinislava. Elle avait tous les traits caractéristiques
d'une jolie juive : grands yeux noirs, cheveux châtains foncés.
Elle était de taille moyenne. Elle ne m'invita jamais chez elle. Je
savais que sa famille était très nombreuse, que leur vie était
difficile et leur logement exigu. Nous nous rencontrions pour aller
au cinéma. Il n'était pas possible non plus qu'elle vienne dans mon
logement. Nous logions à quatre étudiants par chambre. Cette
promiscuité nous donnait plutôt l'envie de faire durer nos
escapades sur les très larges avenues de Moscou, dans des jardins
aux grandes allées où nous nous arrêtions parfois sur un banc
public. Je savais à quelle heure elle quittait son travail. Je
trouvais tous les moyens possibles et imaginables pour la retrouver
le plus souvent possible. Un jour, on m'annonça qu'elle était
obligée de quitter son emploi à l'université et qu'il n'était
plus question que nous nous rencontrions car elle était en passe
d'épouser un directeur d'entreprise. Cette rupture inopinée, de
plus brusque par personne interposée, me laissa complètement abattu
moralement. J'étais bouleversé à l'idée qu'elle était perdue
pour moi, pour toujours. Je suis si longtemps resté marqué par
cette brusque séparation. Mais, connaissant son adresse, je décidai
d'aller la trouver chez elle un jour de repos pour exiger une
explication.
Après
avoir rôdé comme un chien perdu un long moment autour du bâtiment
où se trouvait son logement familial, je demandai à un habitant
croisé dans le couloir de l'immeuble si mademoiselle Slaprovskïa
logeait bien dans ce lieu, pour m'en assurer. Après de longues
hésitations, mon courage reprit le dessus et je montai au deuxième
étage de la bâtisse. Là, je restais un moment prostré. Est-ce que
je n'entreprenais pas une démarche maladroite qui allait détériorer
davantage nos relations ? Et si le nouveau fiancé était là ?
Je ne sais pas combien de temps je suis resté immobile face à la
porte, mais il ne me restait qu'à frapper. La porte s'ouvrit sur une
femme d'âge mûr qui, après avoir répondu à mes salutations, ne
me laissa pas justifier ma présence et appela à voix haute
Bronislava.
Serait-elle
contente de me voir ? En tout cas ses grands yeux noirs
s'écarquillaient de surprise. Elle me fit entrer et me conduisit
dans une pièce où elle me présenta son père et les autres membres
de la famille. On m'offrit le thé. Le père savait que j'étais un
militant du parti et voulait à tout prix engager une discussion
politique avec moi, mais je lui répondais évasivement. Lorsque je
les quittai, j'avais pris rendez-vous pour la semaine suivante. Je
revins ainsi quelques fois mais je compris que cela ne servait à
rien. Je ne pouvais voir Brinislava toute seule. Il fallait que
j'évite de revenir la voir à cause du projet de mariage. Le temps a
un pouvoir d'effacement magique, mais je ne l'ai jamais oubliée.
Je
croisais parfois sa collègue dans les couloirs de l'université. Un
beau jour, j'ai fini par me risquer à lui demander d'aller au cinéma
avec moi. Elle avait accepté. Véronica était une fille de haute
taille aux yeux légèrement bridés, au nez pointu. Elle était
typiquement russe. Je la trouvais très jolie. Je l'ai fréquentée
jusqu'à mon départ de l'Union soviétique. Elle habitait à
Kousskovo, proche banlieue de Moscou, avec son père et sa mère.
Elle était fille unique. Leur habitation était une construction de
bois comprenant quatre chambres où logeaient quatre familles. Le
père, Nicolaï Petrovitch travaillait comme chef comptable dans une
entreprise et la mère restait au foyer. Je pris l'habitude d'aller
souvent chez eux. J'accompagnais Vera tous les jours sur son trajet
de retour du travail. Je passais les jours de repos et les jours
fériés parmi eux. Sa tante Héléna était sténo-dactylo au
Kremlin dans un service de l'entourage de Staline. Elle nous livrait
régulièrement des informations de première main du saint des
saints. Les informations restaient dans le cadre familial et nous
savions qu'elles étaient sûres. Il est des informations qui ne
peuvent pas être déformées lorsqu'elles restent restreintes à un
petit microcosme.
Héléna
nous confirma à plusieurs reprises que la pauvre femme de Staline ne
s'était pas suicidée ni n'était morte de mort naturelle. Le
despote lui-même l'avait étranglée de ses propres mains. Je
persiste à croire ce témoignage direct quoique cette version n'ait
pas été confirmée par la fille Svetlana réfugiée en Occident
dans les années soixante. Les principales versions officielles ont
claironné essentiellement que Allilouieva s'était suicidée à
cause d'une appendicite aiguë ! Affirmations sans fondement
bien sûr puisque nous avions appris que le médecin qui avait fourni
le rapport d'autopsie, avait été arrêté puis exécuté. Staline
s'efforçait systématiquement d'effacer toute trace de ses propres
crimes.
A
l'époque, comme tous les membres de la famille, j'avais promis à
Héléna de garder le secret. C'était une question de vie ou de mort
pour nous tous. Pendant des années, je n'en ai parlé à personne.
Je n'avais pas vraiment conscience du danger de dévoiler un crime si
sordide alors. Je me taisais surtout en raison de ma grande
admiration pour Staline et ensuite parce qu'une telle nouvelle,
annoncée par moi, face même à mes camarades les plus lucides,
m'aurait placé dans une position risquée, ne pouvant pas être
celle d'un vrai communiste... stalinien. La mère de Vera trouva un
jour une annonce dans « Moscou Soir » proposant un
échange d'habitation. Quittant Kousskovo, ils allèrent s'installer
dans une chambre à Moscou dans le quartier Taganka. « Moscou
Soir » était le seul journal moscovite qui publiait des
annonces pour l'achat ou la vente de bibelots, de divers objets ou
bien pour échanger des appartements. Pour eux comme pour moi, ce fût
une aubaine. En ville nous disposions des transports en commun. Il me
suffisait de monter dans le tramway et en deux minutes j'étais chez
eux. Quand, à la fin de l'année 1936, je serai envoyé à
l'étranger, me moquant du règlement soviétique qui interdisait
d'écrire depuis l'étranger, j'expédierai une lettre à Vera sans
lui indiquer ma nouvelle adresse mais sans être sûr qu'elle reçoive
ma missive. Je suis retourné en 1964 au n°13 de la rue
Misminkoyanski, appartement 15 où logeaient Vera et sa famille.
Impatient de la retrouver vingt huit ans après, je me tenais à
nouveau devant cette porte où j'avais frappé tant de fois, les
bras chargés de cadeaux, de friandises et de fleurs. J'avais hâte
de retrouver ma Vera et sa famille. Vingt huit ans s'étaient écoulés
et je n'avais jamais plus eu de ses nouvelles. En 1936, elle avait
vingt et un ans, comment était-elle à présent ? Quels
bouleversements avait-elle connu dans sa vie ? Peu importait,
l'essentiel était de la retrouver et d'échanger souvenirs et mots
affectueux. Nous aurions eu tellement de choses à nous dire. J'ai
tapé avec émotion sur la porte. Quand des pas se sont fait entendre
derrière cette porte, mon cœur battait la chamade. C'était elle ou
sa mère... Je me préparais à la saisir dans mes bras et à
l'embrasser.
La
femme qui m'ouvrit m'était inconnue. C'était une femme forte d'une
trentaine d'années, et de grande taille. Elle me reçût sans
amabilité. Lorsque je lui eu expliqué le motif de ma visite et mon
désir de savoir où se trouvait la famille Konchaverova, la femme,
l'air ahuri, me répondit qu'elle ne connaissait personne à ce
nom-là. Je continuais en vain à la questionner, précisant à
nouveau que vingt huit années auparavant Vera vivait ici précisément
au numéro 15 et que j'y étais venu tant et tant de fois. La femme
ne cessait pas de secouer la tête négativement. J'ai pris congé
d'elle et je suis allé m'asseoir sur une grosse pierre de taille
dans la cour de la maison de Vera , avec toujours dans mes mains ces
petits cadeaux devenus inutiles. J'ai cherché longtemps, plusieurs
années consécutives à chaque voyage en Union soviétique, mai là
je tombais sur une fausse adresse en banlieue ou ici sur un homonyme.
Que sont-ils devenus ? Que sont-ils devenus ?
Tout
en poursuivant leurs études, les étudiants avaient diverses tâches
spécifiques à accomplir dans les différents secteurs de la
production. Moi, j'avais été choisi pour être propagandiste parmi
les ouvriers du métro de Moscou. Je devais me rendre dans les
différents habitats des ouvriers, afficher les mots d'ordre du
parti, rassembler éventuellement les ouvriers et leur expliquer les
diverses décisions du parti et du gouvernement. Les habitations des
ouvriers du métro étaient des sortes de grands garages. Dans chaque
habitat s'alignaient environ une cinquantaine de lits. Dans chacune
de ces baraques on trouvait un commandant chargé de la surveillance,
de l'hygiène et de la bonne conduite. Il rassemblait les ouvriers
devant moi lorsque j'avais un discours à tenir. La plupart de ces
travailleurs provenaient de différentes régions agricoles. A cause
des famines et de la terreur, ils avaient abandonné le village natal
pour venir se faire embaucher à n'importe quelle condition, à
n'importe quel salaire. Parfois il me fallait organiser des réunions
spéciales sur leur lieu de travail, mais généralement les réunions
se tenaient dans leurs baraquements. Après leur pénible travail
dans les souterrains de Moscou, les ouvriers préféraient se reposer
et s'occuper de leurs mille petits problèmes quotidiens. En principe
leur participation aux réunions politiques n'était pas obligatoire,
mais elle l'était de fait, bon gré mal gré pour ne pas être mal
vu. Ils revenaient s'asseoir autour de la table sans enthousiasme. Le
commandant principal Starossta était présent, veillant au grain,
notant l'absence ou la présence d'un tel ou d'un tel.
Après
un exposé introductif, je leur demandais de prendre la parole ou de
me poser des questions. Les jeunes ouvriers ne s'exprimaient pas en
général. Depuis leur naissance ils n'avaient connu que des guerres,
une révolution avortée et des privations. Les ouvriers plus âgés,
qui avaient vécu dans les deux systèmes, le capitaliste et le
socialiste, celui qui existait avant Octobre 17 et celui qui suivait,
me posaient des questions très embarrassantes. Le peu de roubles
qu'ils gagnaient « avant la guerre » leur permettait de
mieux subvenir à leurs besoins qu'aujourd'hui. Beaucoup se
rappelaient l'ancien temps, « avant la guerre »,
disaient-ils ou même « pendant la paix ». Ils faisaient
toujours un parallèle entre leur pouvoir d'achat avant et après.
Par exemple, avec dix roubles, ils pouvaient acheter des chaussures
et du pain, mais aujourd'hui si peu. Moi, je n'avais rien d'autre à
leur répondre que des slogans banals. J'argumentais que les
difficultés « passagères » seraient surmontées et
permettraient de doter l'Union soviétique d'une industrie puissante.
En remplissant les objectifs du plan quinquennal, l'URSS deviendrait
le pays le plus riche, le plus abondant, dépassant ainsi les pays
capitalistes les plus avancés. Je fournissais des chiffres, des
colonnes de chiffres. Je leur livrais des citations extraites de mon
manuel de l'agitateur/propagandiste.
Comment
convaincre ces pauvres ouvriers de patienter dans l'attente du
bien-être qui s'éloignait plus qu'il ne se rapprochait ? Leurs
conditions de travail étaient très dures. Non seulement ils étaient
privés de conditions sanitaires décentes mais aussi de toute
sécurité dans le travail. Les éboulements de terrain étaient très
fréquents et se traduisaient régulièrement par la perte de
dizaines de vies humaines. Les journaux avaient pour consigne de ne
jamais parler de ces accidents du « travail socialiste ».
Le parti poussait toujours à ce que les efforts soient décuplés
pour gagner « la bataille de la production », et exaltait
les heures supplémentaires. De jeunes ouvriers travaillaient en deux
équipes à raison de seize heures par jour, deux fois huit heures
par jour ! S'ils obtenaient ainsi un peu plus d'argent, cela ne
représentait que le strict nécessaire pour subsister
convenablement, mais tout ceci au prix d'un vieillissement précoce.
Lazare
Kaganovitch, qui était le commissaire du peuple aux transports,
venait en personne visiter les chantiers. Je n'ai pas pu oublier la
visite qu'il nous rendit au chantier le jour où j'y étais présent
moi-même. Le commissaire du peuple aux transports avait revêtu de
beaux vêtements de protection et il était descendu au fond. Il
piocha pendant au moins un quart d'heure ! Quelle bravoure !
Quelle ardeur ! Quel héroïsme ! Le lendemain, tous les
journaux moscovites publiaient les photos spectaculaires d'un
commissaire du peuple en tenue de travail, pioche en main et en
action. IL semblait même que Kaganovitch travaillait avec plus
d'ardeur que les ouvriers qui perçaient les galeries du métro. Ces
clichés étaient une honte pour les pauvres ouvriers qui trimaient
eux seize heures par jour tout au long de l'année.
L'encouragement
politique au travail journalier harassant allait lui-même à
l'encontre de toutes les lois sociales ou syndicales les plus
décentes. Cette « émulation socialiste » grimaçante
signifiait fatigue intense jusqu'à épuisement total et
multiplication des accidents du travail. Si les campagnes se
vidaient, les villes gonflaient ; au moins y avait-il là de
quoi loger et nourrir ces nouvelles couches de travailleurs d'origine
paysanne, déracinés sans qualification. Ils arrivaient toujours
plus nombreux. Quatre vingt pour cent des travailleurs du métro
étaient des ouvriers agricoles ou des petits paysans qui avaient
fuis les campagnes affamées et terrorisées. Pendant ces années
1930-1933, le système des cartes de rationnement était une
application différenciée des prix dans les différentes cantines et
restaurants privés. Ce système de cartes rendait très difficile
une estimation réelle du niveau de vie en prenant comme base le
salaire en rouble. Par exemple, avec mon propre carnet de
ravitaillement et de restaurant, je pouvais bien manger et acheter
des vêtements à prix modique. Mais dans les boutiques pour les
ouvriers on trouvait peu de marchandises pour les nécessités
quotidiennes. Au marché noir le kilogramme de sucre valait vingt
roubles, le pain dix, quand l'ouvrier gagnait de cent à cent
cinquante roubles par mois. Le rationnement fût supprimé en août
1934 alors que le niveau de vie s'était amélioré. Le kilogramme de
pain, selon la qualité, oscillait entre un et quatre roubles, quand
un ouvrier manœuvre percevait un salaire de cent à cent cinquante
roubles par mois.
Lorsque
je répondais aux ouvriers que nous étions dans l'antichambre du
socialisme, je croyais ce que je disais et mes supérieurs y
croyaient également. Nous ne nous rendions pas compte que, au fur et
à mesure que le régime stalinien s'affermissait, en partie grâce à
nous, les ouvriers et les citoyens perdaient un peu plus de leur
liberté de mouvement, et devenaient des proies sans défense à la
merci de l'Etat. Les autorités du parti instituèrent un système de
passeport intérieur avec pour argument de favoriser les déplacements
de population et des travailleurs. Ce système de contrôle interne
sur tout le territoire du « pays » avait toujours été
condamné dans le passé du mouvement ouvrier comme mesure policière
visant avant tout à limiter la liberté de déplacement, à
augmenter les impôts, et à accentuer les privilèges des classes
dirigeantes. Pour trouver une mesure équivalente dans l'histoire, il
faudrait en revenir au début du dix neuvième siècle où
l'Angleterre commençait à développer son industrie . La loi
imposait à tout ouvrier de rester dans sa région même s'il avait
trouvé un travail plus intéressant ailleurs. Le stalinisme usait
des mêmes mesures esclavagistes que la bourgeoisie montante contre
le jeune prolétariat. Le passeport intérieur attachait non
seulement l'ouvrier à son usine mais de la même manière aussi le
travailleur du secteur collectivisé de la terre. La promulgation de
plusieurs lois pour supprimer la liberté de déplacement des
travailleurs allait de pair avec la loi pour sauvegarder la
« discipline du travail socialiste ».
Les
contremaîtres collaient des amendes exagérées aux ouvriers qui
arrivaient en retard au travail. Il fallait de solides et tangibles
excuses pour justifier d'une absence sur le lieu de travail sous
peine de pénalisation. Il fallait au moins exhiber une ordonnance de
médecin certifiant que vous aviez trente neuf degrés de fièvre.
Lénine était oublié sur cette question. Avant les années
révolutionnaires, lui-même ayant été déporté en Sibérie, il
avait fustigé le système des amendes dans les usines capitalistes.
Pour ceux qui étaient le plus souvent ponctionnés par ces
pénalisations il ne leur restait plus grand chose de leur salaire
bien avant la fin du mois.
Tous
les prétextes étaient bons à l'Etat stalinien pour effectuer des
ponctions fiscales directes ou indirectes sur le dos de la classe
ouvrière. Une des meilleures méthodes restait encore le système
des cotisations : cotisations pour les syndicats, cotisations
pour le secours rouge. A cela s'ajoutaient les amendes multiples pour
retard au travail ivresse publique ou encore pour manque de
discipline. Si les syndicats existaient encore, ce n'était pas de
par la volonté des travailleurs. Ils étaient tous syndiqués
d'office. Ce n'était pas non plus pour assumer la défense de leurs
revendications qui n'avaient plus lieu d'être puisque « tout
appartenait aux ouvriers » des usines à la machine étatique.
Les syndicats existaient encore tout simplement pour renforcer la
surveillance dans les usines et veiller au développement de la
« production socialiste » e n lien avec la direction du
parti, en somme cogérer administrativement « l'Etat
prolétarien ».
Les
bandes des actualités cinématographiques montraient invariablement
de magnifiques champs de blé et la sortie du métal (prolétarien)
en fusion d'une usine avec gros plan sur les rouages des machines.
Staline était repris en choeur lorsqu'il clamait : « La
vie est devenue plus gaie et plus joyeuse » ! Quand il
reprenait le mot d'ordre « Qui ne travaille pas ne mange pas »,
cela signifiait que dans la réalité nombre de travailleurs ne
trouvaient toujours pas de travail ou en étaient privés, même
s'ils avaient frappé à plusieurs portes de l'immeuble hiérarchique
du parti, et que, par conséquent beaucoup ne mangeaient même pas à
leur faim ; cette réflexion, utilisé aussi jadis par Lénine
mais dans d'autres circonstances, aboutissait par exemple lorsque
vous croisiez un sans-travail dans la rue, à vous faire penser que
c'était un fainéant.
Le
mouvement stakhanoviste vint renforcer cette recherche effrénée de
la productivité par tous les moyens. Alexis Stakhanov était un
gaillard costaud, pétant la santé, chose rare en cette époque de
malnutrition et de privation. L'homme fût systématiquement mis a
premier plan de la propagande comme étant celui qui avait permis de
pulvériser les anciennes normes de productivité. Un bon mineur de
charbon, dans n'importe quel pays, ne peut extraire, péniblement que
dix à seize tonnes de charbon par jour. Stakhanov prétendait en
produire cinquante et terminer frais comme un gardon. Ce que les
démonstrations ou les films ne montraient pas, c'est cette vingtaine
d'ouvriers qui travaillaient dans l'ombre et mâchaient la tâche au
« héros du travail ».
fin
du manuscrit
annexes
INTERVIEW
vérité sur le terrorisme de résistance pendant la guerre
JLR : Tu as quitté la Russie
pourquoi ? Parce qu'il y avait la répression stalinienne ?
Tu es venu en France sur la ligne du
parti russe après avoir été militant professionnel de celui-ci ?
Tu venais pour faire le même boulot dans le PC français ?
Parle sincèrement sans enrober ton discours.
Diran : C'est à dire que j'étais
délégué du parti communiste égyptien dans le Komintern. J'ai fait
six ans d'études marxistes à Moscou et j'ai été envoyé en
Egypte. Le léninisme m'intéressait beaucoup. J'ai longtemps été
un communiste très actif. Je voulais continuer en France et la
guerre est arrivée. Je participais aux diverses manifestation du PCF
pour l'anniversaire de la Commune de Paris. J'ai été arrêté au
cours d'une manifestation. Au cinquième étage de la Préfecture on
m'a confisqué mes papiers et a été prononcé un arrêt d'expulsion
dans les quarante huit heures. Je ne suis pas resté longtemps en
prison car il y avait une loi qui protégeait les apatrides et qui
empêchait qu'on les expulse.
JLR : Tu es devenu à nouveau
permanent de ce parti « frère » ?
Diran : non je n'étais plus
permanent. J'étais militant tout simplement. Je soutenais aussi la
révolution d'Espagne mais je n'y ai pas été.
JLR : quel métier as-tu exercé
en France ?
Diran : Je travaillais dans une
entreprise de la SNCF.
JLR : Comment est-ce que tu sens
venir la guerre ?
Diran : Quand la guerre arrive, je
ne m'y attendais pas comme à peu près tout le monde, bien qu'on
sentait plus ou moins qu'elle allait arriver.
JLR : En tant que stalinien est-ce
que tu pensais que la guerre favoriserait la révolution ?
Diran : Non pas vraiment. On
subissait l'événement mais quand il y a eu le pacte
germano-soviétique c'était autre chose pour le mouvement...
JLR : Mais qu'est-ce que tu en as
pensé de cet étrange pacte avec le diable ?
Diran : On pensait qu'il allait y
avoir un bouleversement du monde. On pensait que le monde
impérialiste allait pousser Hitler contre Staline pour tirer les
marrons du feu.
JLR:Tu étais donc pour ce pacte ?
Diran : Oui je l'approuvais car
cela empêchait la destruction de la Russie. Je pensais que dans la
guerre avec les impérialismes Hitler affaiblirait le capitalisme et,
restant en dehors de la guerre, l'Union soviétique redeviendrait le
pays le plus fort. Le pacte allait ainsi permettre la victoire contre
tout le système capitaliste. Hitler perdant ensuite la guerre,
Staline pourrait entrer en Allemagne et établir le socialisme à sa
manière.
JLR : La guerre a lieu. Qu'est-ce
qui se passe pour toi ? Tu es envoyé dans un camp ?
Diran : J'ai été arrêté
immédiatement et envoyé à la frontière espagnole dans le camp de
Vernet où il y avait déjà des militants de la Brigade
interntionale. Il y avait aussi des réfugiés espagnols.
JLR : Comment ça se passe.
Diran : Des conditions misérables.
JLR : C'est la police française
qui gérait tout ça.
Diran : Oui la police française.
JLR : Il y avait Arthur Koestler
et d'autres, mais est-ce que tu as vu des gens mourir dans ces
camps ?
Diran : Il y avait une trentaine
d'objecteurs de conscience. Tous les matins on avait la corvée des
tinettes. Ils se sont portés volontaires. C'était de jeunes
français. Un jour ils sont partis avec les gardes pour aller vider
les tinettes dans la rivière l'Ariège. Ils ont aussitôt tenté de
s'échapper en traversant la rivière. Les gardes ont tiré et les
ont tous tués. Dans ce temps là, il faut que je te dise, on nous
donnait des poids chiches de la guerre 14-18 que des chiens
n'auraient même pas mangés. Pas d'assiettes, on mangeait dans la
main. 39-40-41 resté jusqu'en 41. les allemands sont arrivés
JLR : On est en 1939. Tu es resté
trois ans enfermé. Après la venue des allemands en zone libre, tu
t'es échappé ?
Diran : Non j'ai été déporté
en camp de travail en Allemagne. Vers Hambourg en camp de travail
il a pu s'échapper parce que des arméniens russes qui donnaient des
adresses . Il faut bien dire qu'il y en avait qui étaient
national-socialistes
JLR : Mais comment tu es revenu ?
Diran : Un arménien m'a aidé, un
commerçant qui avait droit d'entrer dans le camp. qui lui dit je
sais qui est dans ce camp mais pour moi il n'y a pas de mauvais
arménien aussi je vais te faire sortir. Il avait du pouvoir, les
gens le respectaient. J'ai travaillé chez lui. Il avait des
relations importantes. Il m'a donné des vêtements et fait obtenir
des papiers pour que je rentre en France.
JLR : Tu as réussi à rentrer en
France ? Et là tu as pu prendre contact avec les réseaux
clandestins à Paris ?
Diran : J'ai pris contact le MOI4.
JLR : Avec les FFI ou le MOI ?
Diran:Avec le MOI.
JLR : Qu'est-ce que tu avais vu
dans les camps de prisonniers en Allemagne ? Tu as vu des gens
exterminés, dans les chambres à gaz, mis dans des fours ?
Qu'est-ce que tu penses de cette histoire des chambres à gaz ?
Diran : C'était des camps de
travail où il y avait aussi des juifs mais là ce n'étaient pas des
camps d'extermination. Les chambres à gaz ont existé mais je ne
suis pas resté assez longtemps en Allemagne pour en voir, et puis
les allemands ne les exhibaient pas. Les juifs qui avaient une femme
non juive n'étaient pas déportés on les faisait travailler comme
des esclaves. on les considérait pas, ils n'avaient pas le droit de
faire un travail intellectuel
JLR : Revenons à la France. Tu
prends contact avec la résistance et, selon toi, quelle est l'action
à mener ? Défendre la patrie envahie ? Défendre la
démocratie bourgeoise ?
Diran : Il fallait d'abord se
défendre, c'était la lutte armée contre le fascisme.
JLR : Alors ce que tu racontes
dans ce livre en arménien c'est vrai, vous avez jeté des grenades
contre les soldats allemands ?
Diran : faire du sabotage, lancer
des bombes, tuer des soldats
JLR : Tu as eu l'occasion de tirer
sur un soldat allemand pour piquer son revolver ? Cela ne t'as
pas posé des problèmes de tuer des gens comme cela ?
Diran (il rit) : je ne suis pas un
tueur de nature mais c'était la guerre.
JLR : Tu crois que c'était être
révolutionnaire que de tuer un soldat
Diran : moi j'ai pas eu
l'occasion, d'autres oui mais dans la guerre j'étais révolutionnaire
fanatique. On a jamais jeté de grenades dans les cafés mais sur
les blindés qui passaient.
JLR : Est-ce que tu l'as fait
pour obéir aux ordres et sans réfléchir, parce que tous ces
attentats terroristes avaient de graves conséquences pour les civils
innocents, les nazis exécutaient en suite en masse des otages par
vengeance.
Diran : C'était la guerre de
toute façon.
JLR : Mais quelle efficacité cela
avait du point de vue révolutionnaire d'exécuter des soldats
allemands ?
Diran : On n'attaquait pas les
soldats, on attaquait les camions les généraux
JLR : Celui qui avait commencé,
c'était Fabien en 1942 qui avait abattu dans le métro un officier
allemand. Tu l'as connu à cette époque Fabien canonisé comme
héros ?
Diran : je l'ai connu après.
Comme les autres communistes rien de particulier.
JLR : Tu n'es pas sans savoir
qu'une partie du PCF, notamment les plus anciens venus de la
social-démocratie historique étaient contre la pratique terroriste,
comme les Gabriel Péri et même Cachin. Les historiens fabulateurs
comme Courtois ne raconte pas que les divergents comme Péri, il les
a laissés livrer aux allemands. Parmi ceux qui étaient clairement
contre les attentats individuels, Marcel Cachin dénonçait une
action étrangère à la tradition du mouvement ouvrier. Il était
alors en Bretagne et le PCF a envoyé une escouade pour le récupérer
parce que ce vieux porte-drapeau risquait de nuire à la ligne de
« résistance nationale » pour le ramener à la raison à
Paris. Est-ce que tu te rappelles de discussions ou de polémiques
entre vous sur l'utilité du terrorisme ? Est-ce que tu étais
pour ou contre ?
Diran :
Il y avait eu en effet des affiches de
Cachin dans le métro montrant qu'il était contre le terrorisme.
Mais moi j'obéissais au parti. J'avais été formé en Russie et
j'étais comme un soldat du parti et je ne réfléchissais pas.
JLR : Quand vous jetiez une bombe
dans les autobus vous pouviez tuer des civils innocents ? Ou
même de simples soldats ?
Diran : on était formé comme ça
JLR : ça ne te posait pas de
problème de tuer des gens innocents ? Manouchian a dit dans sa
dernière lettre au peuple allemand qu'il n'avait pas tué des
allemands mais des nazis.
Diran : Maintenant on réfléchit
mais à cette époque-là la révolution mondiale nous avons un parti
révolutionnaire qui prévoyait la révolution mondiale pour la
classe opprimée. On pensait qu'il n'y avait pas d'autre choix que
celui de ce parti mondial. L' expérience nous a montré que tout ça
était faux.
était
On était soldat. C'est un devoir de
faire dérailler train militaire. On n'entrait pas dans les détails.
JLR : Mais franchement, au regard
de l'histoire quelle efficacité cela avait ?
Diran : face a l'occupation
allemande la fin des libertés et de la démocratie pour le peuple
français c'était légitime d'être en résistance, on trouvait que
notre action était juste
JLR : La libération ce sont les
américains qui ont libéré la France pas les attentats terroristes.
Et puis il y a eu des grèves qui n'avaient rien à voir avec
l'idéologie terroriste.
Diran : c'est la résistance qui a
préparé le terrain aux américains, il y a eu des grèves et il y
en a des ouvriers qui ont participé aux actions terroristes
JLR : Il y avait des ukrainiens ?
Il paraît qu'ils étaient particulièrement barbares
Diran : Certains oui et d'autres
non. C'est pas la question principale. L'armée allemande manquait de
soldats, surtout au Front russe. . Donc décision avait été prise
d'enrôler de gré ou de force les prisonniers des diverses armées.
Dans le sud , dans les Cévennes, des gens se sont occupés de
recruter parmi les prisonniers, de les équiper en vêtements et
munitions. Certains en ont profité déserter rapidement pour
rejoindre le maquis. Il y a eu 2500 arméniens recrutés. Comme ceux
qui étaient pris à l'armée rouge à l'Est beaucoup ont préféré
résister et mourir dans les camps.l
JLR:Comment se passent les dernières
années de la guerre pour toi ?
Diran : le régiment était sous
le contrôle du MOI.
JLR : Bon la Libération
maintenant. Comment est-ce que tu perçois le slogan du PCF :
« A chacun son boche ? ». Qu'est-ce que tu en penses
des vengeances de l'épuration ?
Diran : On n'est pas des
chrétiens. On n'est pas des missionnaires. On est des soldats. Le
soldat est aveugle. Quand le parti dit « A chacun son boche »
c'est pour réveiller la combativité des gens...
JLR : En appelant au meurtre
individuel ? Tu sais très bien qu'il s'agissait plus souvent de
règlements de compte avec des voisins, ou bien des commerçants ou
des histoires de détournement de biens ?
Diran : Des gens exécutés sans
aucune raison, je n'entre pas dans ces détails. A Belleville il y
en avait un qui dénonçait les gens et ils l'ont abattu.
Je ne dis pas que j'approuve ou
désapprouve. C'était comme ça.
JLR : Il y a eu des horreurs
commises par l'armée russe, l'armée américaine, et de multiples
bombardements des populations civiles, ça a été un massacre
mondial.
Diran : Quand on rentrait dans
l'armée on n'était pas là pour ramasser des fleurs
JLR: Quoi ? Mais on peut rester
sur le terrain de la lutte de classe, de la grève, refuser de porter
les armes pour la nation, pour la patrie ?
Diran : Je suis un soldat. Est-ce
que je peux penser si c'est juste ou injuste ? Non je suis un
pion dans l'échiquier. Maintenant à 80 ans passés, si je devais
combattre à nouveau, si c'était à recommencer je le referai. On a
tué des millions de gens en Arménie au début du siècle, et
maintenant ils recommencent ! Les russes , soutenant
l'Azerbaïdjian ont bloqué des wagons de nourriture. Il y avait
presque un million d'Arméniens en Afghanistan, obligés de tout
abandonner...
JLR : D'accord Diran mais en n'en
finirait pas d'évoquer les massacres du passé. Aujourd'hui en
Russie on a un chaos économique et dans ce chaos économique il va y
avoir un bordel régional concentrique, excentrique entre arméniens,
azéris, en Lituanie, en Ukraine. Ce sera le bordel généralisé .
Est-ce que la classe ouvrière pourra s'exprimer là dedans ?
Alors qu'on aura encore des boucheries locales, des saloperies
d'exécutions de masse, on ne va pas prendre un pétard pour tirer
dans tous les sens ? C'est une décomposition de la société et
on ne peut pas penser que seul le prolétariat peut représenter la
solution ? On ne peut pas oublier la position de Lénine avec le
défaitisme révolutionnaire en 1914, à ce refus de classe de
refuser de combattre pour un camp ou un autre. C'était la seule
voie, difficile, un temps utopique, mais la seule bonne et qui a
réussi provisoirement jadis. Il en s'agissait pas de se battre dans
les maquis, de se glorifier de tuer des soldats allemands. Il fallait
se placer du point de vue de la grève, de la lutte de la classe
ouvrière contre la guerre avec ses principes. Tant que la classe ne
bougeait pas on ne pouvait rien faire, surtout pas participer à une
boucherie. Parce que finalement tu as participé à une boucherie. Si
tu avais eu une autre formation que la formation stalinienne que tu
as eue, tu aurais repris le chemin de Lénine. Le chemin de Lénine
en 1914 ce n'était pas le terrorisme, ni donner appui aux
démocraties dans la guerre contre Hitler. Il y avait une position
classique maximaliste et elle a été défendues par de toutes
petites minorités au cours de la guerre. Je ne parle pas des
trotskistes puisqu'ils ont participé à la résistance, même Barta
qui s'occupait de faire des faux papiers pour aider les requis de STO
à en réchapper, mais dans le cadre des FFI.
Diran : Trotsky et Staline c'est
la même nature, Trotsky a tué autant que Staline
JLR : Il y a eu des minorités qui
appelaient à la fraternisation à la Libération qui appelaient à
ce que les soldats des différents pays fraternisent.
Diran : Je vais te dire une
chose. Moi j'ai pleine confiance en Gorbatchev
JLR : Mais Gorbatchev est dépassé
par les événements
Diran : c'est une révolution
démocratique dans l'économie et dans le système le résultat va
être avantageux. Il n'y aura pas de chaos. C'est pas pas une
révolution avec les armes.
JLR : Tu fais fausse route...
Diran : Je vais te dire pourquoi
il y a une crise économique. Le système russe avant était une
économie forcée. Conséquence : soixante millions de tête de
bétail tuées, il n'en reste que trois millions. Les paysans étaient
contraints de tuer leur bétail parce que celui qui avait un cheval
et cinq ou six moutons était considéré comme un capitaliste. On
avait pensé que la collectivisation allait donner des résultats
mais en fait ce fût la pire exploitation, le règne du vol et du
gaspillage. On leur volait le bétail et on les envoyait en Sibérie.
En réalité c'étaient eux les meilleurs ouvriers qui produisaient
la richesse du pays Expédier dix huit millions de paysans en
Sibérie, ça c'était ca qui était criminel. On avait supprimé
toute initiative privée. Les directeurs et chefs du parti se
comportaient comme des voleurs contre ces paysans qui n'avaient même
pas de tracteurs. On pensait qu'il y aurait plus d'exploitation mais
on était tombé dans la pire exploitation. C'était encore plus
difficile d'en finir avec le capitalisme parce que Staline avait créé
une nouvelle classe bourgeoise de profiteurs et de voleurs . Dans le
capitalisme il y a au moins un rapport de force, il peut donner aux
ouvriers et ceux-ci peuvent lutter pour une amélioration. Le Capital
se base sur une évolution normale de la société.
JLR : Une dernière question :
comment on va mettre fin aux guerres qui vont éclater partout ?
Diran : Je ne crois pas qu'il y
aura la guerre
Ils peuvent faire sauter la planète.
L'Amérique, la France, etc. Il y aura des petites guerres et faut
lutter contre ces guerres et il faut des gens raisonnables.
JLR : et la classe ouvrière dans
tout ça ?
Diran :elle doit participer à la
lutte anti-impérialiste et contre la guerre La classe ouvrière elle
se détermine entre l'impérialisme et entre la guerre, toujours
contre la guerre.
EN NOTE : FFI : Les
Forces
françaises de l'intérieur
(FFI)
sont le résultat de la fusion, au 1er
février
1944,
des principaux groupements militaires de la Résistance
intérieure française
qui
s'étaient constitués dans la France
occupée :
l'Armée
secrète
(AS,
gaulliste,
regroupant Combat,
Libération-Sud,
Franc-Tireur),
l'Organisation
de résistance de l'armée
(ORA,
giraudiste),
les Francs-tireurs
et partisans
(FTP,
communistes),
etc.
LE MYTHE DU
COLONEL FABIEN
Interview du Dr Raymond Boutroy (décédé le
3 octobre 2012)
(publié en 1989 in A bas la guerre, de
Pierre Hempel, mon nom d’auteur)
PH : L’avant-guerre et le mythe de la Russie
soviétique, comment les avez-vous vécus ?
Raymond Boutroy : Le PCF faisait valoir le
« paradis soviétique ». C’était le mot clé qui
devait faire rêver la classe ouvrière qui, à cette époque,
n’avait pas toutes les facilités matérielles qu’elle a
maintenant. Personnellement je comprenais mal. J’étais jeune. Je
préparais mon bac. J’avais d’autres préoccupations que de
méditer sur la Russie soviétique. J’avais lu le Capital de Karl
Marx quand j’avais 19 ans. A un moment donné, cela m’avait
séduit. Cela me paraissait très généreux. Quand on est
catholique, cette espèce d’orientation généreuse vers les
pauvres et les malheureux, a quelque chose d’intéressant. Mais
c’est finalement un catholicisme sans Dieu, avec des objectifs
purement matériels. Quand on voit l’efficacité limitée du
catholicisme au cours des siècles, même avec un Dieu, on voit où
ça mène. Effectivement, sans motivation métaphysique, le
communisme n’est qu’une autre façon de gérer l’humanité.
PH : C’est ce que vous pensez à 19 ans ?
RB : Non, c’est ce que je pense maintenant. A
19 ans, je ne savais pas ce qu’il fallait en penser. C’était un
point d’interrogation. Des bruits étaient tout de même colportés
sur les brutalités staliniennes, les camps dans le canal de la Mer
Blanche. On avait entendu parler de 200.000 déportés le long du
canal de la Mer Blanche, dans des conditions dramatiques. Les
condamnés de droit commun les moins solides étaient destinés à
une mort lente.
PH : Aviez-vous lu cela dans la presse ?
RB : Non, çà se disait. Ensuite nous avons eu
le procès de blouses blanches et des trotskystes. Et avec Staline
était réactivé l’antisémitisme traditionnel des Russes, avec
les pogromes. Lénine, derrière Trotsky, était à l’origine de
tout ça, de la révolution, du renversement du tsarisme… Mais je
ne me suis pas beaucoup intéressé aux problèmes politiques à
cette époque-là. J’étais étudiant boursier. Je vivais avec la
moitié du SMIC actuel. Ma préoccupation majeure était de survivre…
Mon père avait été ruiné. Il possédait une usine de dentelles.
Mes ancêtres sont à l’origine de cette industrie dans la région
calaisienne. Cette industrie était florissante avant la guerre de
1914. Elle avait été ravagée vers 1930-32. La crise avait été
considérable. Mon père avait dû se recycler. Il était devenu
huissier.
J’étais pion dans une série d’Etablissements,
collèges et écoles privées. Je faisais cela en même temps que mes
études de médecine, peut-être plus rigides et plus exigeantes que
maintenant.
J’ai subi une série de phénomènes…
d’événements en événements, cette aggravation permanente
pendant dix ans de la situation politique et économique mondiale.
Les hommes étaient dépassés par les événements. Le pire semblait
devoir advenir par une sorte de fatalité. Je ne l’ai compris que
maintenant. Cela se manifestait par une dégradation de l’appareil
politique, qui me rappelle un peu ce qui se passe maintenant…
Absence totale de réalisme… Absence totale de position à long
terme. Nous avions un centrisme (républicain) aussi féroce
qu’actuellement, des radicaux genre Daladier qui ne prenaient
jamais position catégoriquement. En présence d’une puissance
comme l’Allemagne que le Traité de Versailles avait mise à
genoux, condamnée à un chômage et à une misère épouvantable,
une destruction du système monétaire et industriel qui avait amené
un mouvement de désespoir : le nazisme. Depuis la fin de la
République de Weimar, aussi lamentable que la nôtre, les
extrémismes avaient triomphé et s’étaient entredéchirés.
Pendant tout un temps, il y avait eu des combats de rue permanents en
Allemagne, une guerre civile larvée.
PH : Comment vivez-vous la déclaration de
guerre et votre propre mobilisation ?
RB : On sentait venir une impasse. Le jour de
la déclaration de guerre, j’étais avec mon père, en train de
collecter des traites bancaires chez des commerçants dans un
village, en Côte d’or. J’ai entendu le tocsin. Mon père qui
avait fait quatre ans de guerre dans l’infanterie, s’est mis à
pleurer… parce qu’il avait trois fils. Et, pour lui, par
projection, il voyait déjà venir la mort de ses fils. Nous, nous ne
comprenions pas. Il y avait tout de même une atmosphère lourde sur
toute la France. Les vieux comprenaient mais les jeunes étaient plus
ou moins inconscients du cataclysme qui se préparait.
Après la déclaration de guerre de 39, j’étais
retourné à la Faculté de Dijon. Puis j’avais été mobilisé en
juin 40, juste avant la débâcle. Je n’avais pas été mobilisé
tout de suite parce que j’étais de la classe 39-3. C’est la
classe 39-2 qui avait été mobilisée tout de suite. Il n’y avait
pas d’installations convenables pour nous recevoir. L’armée
était dans un état de désordre épouvantable. On m’a habillé
avec des pantalons bleus de 14-18.
PH : Est-ce que ces mois de drôle de guerre
ont passé vite ? N’êtes-vous pas restés inactifs ? Le
pacifisme était dominant dans la population ?
RB : Il y avait un optimisme, une passivité
confortable entretenue par des imbéciles. L’optimisme de Daladier
et Chamberlain, de retour de Munich où ils avaient pris un coup de
pied dans les fesses. Hitler leur avait dit : « Fermez vos
gueules ou je vous brise les reins ! »
PH : Daladier a pourtant dit en aparté en
voyant la foule qui l’accueillait en liesse : « les
cons » !
RB : Oui, mais la béatitude était générale.
Tous les français étaient cons, conifiés par la presse et par les
hommes politiques. Ne nous avait-on pas fait une ligne Maginot
« imprenable » ? On pouvait donc continuer de faire
les cons derrière la ligne Maginot ! J’ai vu glorifier sur
les affiches le débarquement e Norvège. C’était la grande
victoire française. Les français avaient occupé un fjord au nord
de la Norvège, qui était difficilement accessible pour une
offensive allemande puisqu’il y avait des montagnes autour. On
s’était cramponné à çà. On s’accrochait à des détails. On
se félicitait de nos navires qui croisaient dans les eaux
germaniques, de nos patrouilles dans la forêt de la Hartz, à la
frontière de la Lorraine. On parlait de l’héroïsme des Polonais…
Après le partage en deux de la Pologne avec le pacte
germano-soviétique, on a vu là un nouvel équilibre. Derrière
notre ligne Maginot on poursuivait la belle époque… Je me rappelle
de cette affiche qui, avec le recul du temps, s’avère effroyable :
« Aidez-nous à forger l’acier victorieux ! Nous
vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». On
entretenait une espèce d’euphorie tranquille. Mes camarades qui
étaient mobilisés à cette époque dans les camps de la ligne
Maginot, m’ont raconté qu’ils étaient surtout préoccupés,
lorsque l’intendance leur fournissait la bouffe, de ne pas laisser
les cuisiniers du régiment préparer la pitance, mais – comme ils
avaient du temps libre – de s’en occuper eux-mêmes.
PH : Est-ce que vous étiez au courant des
déclarations des partis politiques ? Des arrestations de
militants ? La censure s’exerçait ?
RB : On s’occupait surtout à survivre. Mon
problème c’était de bouffer.
PH : Votre réaction au moment de la déroute ?
RB : Effarant. Je faisais mes classes à Dijon
dans une école qui avait été transformée en caserne, avec des
étudiants en médecine. J’ai vécu çà comme une espèce de
gâchis de temps. On était plus ou moins cloîtré, sans besogne
bien précise, attendant je ne sais quoi. Peu de temps s’est écoulé
pour moi : mobilisé en mai, la débâcle est arrivée en juin.
J’ai passé un mois à perdre mon temps dans une atmosphère nulle
à a caserne, avec des brimades de sous-officiers stupides, sans
intérêt. Je me souviens très bien que, à un moment donné,
j’avais emprunté de l’encre au bureau du régiment, pour me
dessiner un jeu d’échecs sur du papier, pour tuer le temps.
Lorsque le sergent a appris que j’avais utilisé l’encre « de
l’armée », il a haussé la voix : « Il nous a
piqué un flacon d’encre d’armée ! »… Je me suis
fait engueuler. On m’a menacé de trois jours de tôle.
J’avais un caporal chef dans ma chambrée. On
l’appelait « Bige » (il faisait toujours : « big,
big »). Le soir, quand nous laissions la lampe allumée,
n’ayant pas envie de nous coucher, Bige lançait sa chaussure et ne
ratait jamais la lampe. Il foutait la lampe en l’air avec sa
godasse. La bouffe… j’ai laissé mes notions d’hygiène
d’étudiant en médecine à la porte des cuisines… Nous avions un
seul balai. Il servait à balayer les tables, la cour et les
chiottes. En tant qu’étudiant en médecine, je commençais par les
tables parce que ça me répugnait de commencer par les chiottes
(rires).
Puis, des bruits de défaite nous sont parvenus.
Dunkerque encerclé. Atmosphère d’inquiétude. On ne s’attendait
vraiment pas à ce que la ligne Maginot soit détournée. Ensuite on
a vu passer les Luxembourgeois et les Belges qui cavalaient avec des
vélos et des voitures. J’ai même été parrain d’un petit
Luxembourgeois qui était né en cours de route et qui fût baptisé
sur place.
PH : Avez-vous vu arriver les Allemands ?
RB : Non, j’avais changé de caserne. On nous
avait dit à nous les étudiants en médecine d’aller à la gare de
Porte Neuve près de Dijon, une gare de triage. Nous sommes partis à
une cinquantaine. Un train sanitaire contenant des blessés était en
gare. Nous nous sommes joints aux infirmiers pour organiser l’étalage
des blessés, débarquement et placement des brancards sur les quais.
Je devais, comme étudiant, les classer, c'est-à-dire leur mettre
des étiquettes. Il y avait trois à quatre types d’étiquettes. On
en mettait sur la vareuse. La plus grave signifiait que ce n’était
même pas la peine de transporter le blessé. Il fallait attendre
qu’il claque. Une autre signifiait : « A transporter
d’urgence ». Une autre : « demi-urgence ».
Et enfin : « Peut attendre ».
Je devais organiser également la distribution d’une
espèce de breuvage, du thé au rhum, utilisé depuis 14-18. J’avais
un minimum de bon sens pour orienter les malades. Je ne crois pas
avoir commis d’erreur.
Voici ce qui m’a frappé et terrorisé sur le quai
de cette gare. Parmi les corps reposés sur les brancards, il y avait
deux aviateurs allemands, en mauvais état. L’un avait les deux
jambes pratiquement fracassées. A mon avis, il n’en avait plus
pour très longtemps. Ces deux aviateurs avaient bombardé avec un
stuka la gare de Château-Thierry. Leur avion s’était mal
redressé, ou bien ils avaient été touchés. En tout cas ils
avaient percuté le sol. Ces deux officiers se trouvaient donc en
très mauvais état. J’ai donc voulu leur donner du thé au rhum,
la boisson stimulante, classique de l’armée française, la même
qu’on donnait pour que des types montent à l’assaut à Verdun.
On les rendait un peu paf pour qu’ils oublient les balles…
PH : Mais les balles ne les oubliaient pas !
RB : Elles ne les oubliaient pas en effet. Donc
j’ai voulu commencer à leur donner à boire, et à celui qui me
semblait en plus mauvais état. Mais il m’a sorti :
-
Nein ! Heil Hitler !
J’ai été traumatisé. J’ai perçu là, en
comparaison du « je m’enfoutisme » généralisé en
France, un tonus extraordinaire en face ! J’ai pensé que le
fanatisme qu’on nous décrivait volontiers, pour l’autre côté,
derrière Hitler… il existe ! Voilà un type qui va claquer
dans quelques heures et qui me sort « Heil Hitler ! »
quand je veux lui donner à boire. J’ai eu la perception que la
guerre était foutue. S’il n’y a que des gars comme ça en face,
face aux lopettes et au « je m’enfoutisme » généralisé
chez nous, il n’y a aucune raison de gagner une guerre dans des
conditions pareilles !
Evidemment au cours des jours suivants, la déroute
s’est accentuée. Je dois dire, malheureusement que, des officiers
et sous-officiers d’active de notre régiment, un soir, ou la nuit
à la dérobée, se sont emparés de véhicules sanitaires et sont
partis en laissant les jeunes recrues moisir dans la caserne. Au
matin, nous ne savions que faire. Nous avons pris la direction de la
gare de Dijon avec notre barda. Lequel barda j’ai d’ailleurs
largué au fur et à mesure car il était trop lourd. Nous sommes
arrivés devant la gare centrale de Dijon. IL y avait là des
milliers de personnes, de réfugiés, de citoyens de toute sorte
autour des gares. Il n’y avait pratiquement pas de trains. Des
forteresses volantes allemandes passaient à quatre ou cinq cent
mètres de haut. Il est évident que s’ils avaient voulu tuer des
milliers de personnes, ils n’avaient qu’à lâcher leurs bombes.
Manifestement, ils étaient si sûrs de leur réussite qu’ils
n’avaient plus besoin de cette boucherie.
Quand on est jeune, à vingt ans, on est démerdard.
J’ai réussi à monter avec quelques copains dans un train qui
était semi réservé à des militaires. On est parti vers le Sud.
Huit jours pour atteindre Bordeaux. On avait accroché le double de
wagons à une locomotive poussive. Les wagons étaient deux fois trop
pleins. Dans le Massif central, tous les jeunes comme moi sont
descendus et on a poussé le train pour qu’il franchisse le col du
Lioran. Les côtes faisaient six kilomètres. Le train patinait et on
poussait pour l’amener de l’autre côté du versant. On ne
mangeait pratiquement pas. Dans les villages, les réfugiés étaient
passés avant nous et il n’y avait plus rien. Dans un village, j’ai
réussi à arracher des tablettes de chocolat à un aviateur
polonais. Ailleurs j’ai réussi à m’emparer d’un cageot de
cerises…
Arrivé à Bordeaux, alors que je souhaitais
m’embarquer pour l’Angleterre, les Allemands étaient là avant
nous… A Port Vendre, le dernier cargo était parti. J’ai compris
que je ne pouvais plus m’évader. J’ai été à la caserne Robert
Piquet où je suis resté quinze jours, trois semaines… Je suis
parti ensuite avec un certain nombre de copains vers le Sud, vers la
frontière espagnole, à un endroit appelé « Les Eauxbonnes ».
On avait l’espoir de pouvoir franchir la frontière, en profitant
du désordre général parce que l’occupation allemande était
encore très ténue. J’ai passé la nuit sur le ballast du chemin
de fer en face du Gave de Pau. J’apercevais Lourdes de l’autre
côté. J’ai failli me noyer dans le Gave glacé.
On a couché dans les hôtels de la ville d’eau
désertée. Notre gag était d’aller chercher la soupe à la
cuisine roulante avec les pots de chambre de l’hôtel. On nous
servait la ratatouille dans les pots de chambre. Je suis resté un
mois parce qu’il n’était pas possible de franchir la frontière.
Au mois de septembre est arrivé une espèce d’ordre… on ne
savait pas d’où, comme quoi les jeunes du contingent comme nous
devaient être affectés aux chantiers de jeunesse. Entre temps,
j’avais pu constater que le plus grand désordre
régnait dans les hôpitaux : marché noir, détournement de
nourriture. Quand j’ai voulu mettre les pieds dans le plat, tout le
monde s’est retourné contre moi. Je n’ai pas insisté. La
pagaille régnait. Les ordres venaient de je ne sais où. Mais, jeune
conscrit, il suffisait qu’un ordre arrive et je me mettais au garde
à vous. J’avais été élevé dans ma famille dans une notion de
patriotisme aigu, et je crois que je serais facilement mort au combat
si on me l’avait demandé.
PH : Vous n’aviez pas envie de déserter, de
vous sauver tout seul ?*
RB : Non, j’avais envie de me battre. J’avais
travaillé avant à l’hôpital Saint-Antoine où un psychiatre
célèbre de l’époque m’avait dit que j’étais un idéaliste
passionné. J’y suis resté étudiant pendant un mois. Je crois
avoir démontré au cours de ma vie que j’étais un idéaliste
passionné. Je ne suis pas non plus la forme standard. Je suis
marginal dans mon genre.
Je suis placé aux chantiers de jeunesse pendant six
mois. J’ai été envoyé dans la vallée de la Durance. Nous
n’avions pratiquement rien, excepté une toile de tente. J’ai
couché sous la tente avec Félix Gaillard, futur Premier ministre et
avec M.E. Nous avons vécu dans des conditions extrêmement pénibles,
ayant à peine à manger. On nous faisait chanter des chansons
pétainistes : « Maréchal ! Nous voilà…. ».
On enterrait des chars abandonnés lors de la débâcle. On les
mettait dans des trous sous des feuillages. On les entretenait pour
la revanche future…
PH : Ils y sont toujours ?
RB : Peut-être oui… On faisait cuire des
carottes de Cavaillon. Nous abattions du bois dans cette vallée de
la Durance. Nous collections le bois des forêts brûlées. Nous
provoquions l’amertume des bûcherons locaux parce que nous étions
des gars du Nord qui étions capables de faire le double abattage de
ce qu’ils faisaient. On mangeait des couleuvres et des écureuils
qu’on faisait descendre des arbres en tapant sur nos gamelles. On a
mangé des rats. Nous avons déterré les vieux chevaux à la
retraite, morts, pour les manger (…) Mon régiment a été à la
pelle dégager la neige dans la gare de Tarascon.
PH : Est-ce que vous menez une réflexion
politique, est-ce que vous discutez entre vous de la situation ?
RB : A l’époque, j’ai vécu Pétain comme
un renouveau d’ordre et de vertu par rapport au foutoir que j’avais
vu avant la guerre et au moment de la débâcle. Dans cette énorme
détresse, les Français ont eu un examen de conscience. Dans la
misère il y avait une solidarité, un culte de valeur morale – à
tort ou à raison si on prend du recul – mais cela représentait
une atmosphère morale, une fraternité entre Français que je n’ai
plus jamais retrouvée depuis. On s’aimait. On s’aidait. On se
voulait du bien. Tous, quelle que soit l’origine, qu’on soit
communiste ou royaliste. On voulait survivre sous l’occupation.
PH : Vous pensez que toutes les sensibilités
politiques en France se retrouvaient dans cette ambiance ?
RB : Oui, puisqu’il y avait une catastrophe
commune qu’il fallait franchir. Il fallait attendre. Et comme
disait la chanson : « Nous voulons que la France
renaisse » (…) « Sauvons la France avec joie et
passion ». J’ai découvert que je n’étais pas mauvais en
sport, et en boxe en particulier où j’ai foutu en l’air tous les
types qu’on a mis en face de moi. Je me suis fait dérouiller à la
finale par un type qui était flic, bâti comme un roc (…). J’étais
devenu un homme de la jungle. Je me baignais dans la Durance au mois
de décembre (…). Je faisais du sprint pieds nus dans la neige un
peu comme « m’as-tu-vu ? » pour épater les
copains. C’était la lutte contre le laisser aller. Je refusais
l’effondrement.
Personne ne se vantait d’être militant de quoi
que ce soit. On militait surtout pour survivre, pour l’avenir. Le
passé et le présent étaient tellement affreux qu’il
fallait tous se cristalliser sur l’avenir. Libéré des chantiers
de jeunesse, je suis parti à Paris pour continuer mes études.
J’étais dans la conférence d’externat du professeur Milliez.
Cet homme, sachant que je n’avais pas un rond, me faisait mes
conférences à l’externat gratuitement. Je suis resté un an et
demi, puis je suis retourné à Dijon (…) Je ramenais à Paris des
godasses fauchées dans un souterrain de l’hôpital de Dijon où
les soldats allemands entreposaient leur matériel. Je les vendais et
cela me permettait de survivre. Mais, à un certain moment, nous les
jeunes étudiants nous en avons eu marre de voir sur les murs de
Paris les listes de fusillés sur ordre de la Kommandantur pour
diverses raisons. Nous avons pensé que nous ne pouvions pas
continuer à faire des études tranquillement quand des Français se
font fusiller. Je rejoins le comité national de la résistance aux
côtés du professeur Milliez (…).
PH : Vous remettez donc en cause ce que vous
pensiez en bien de Pétain ?
RB : Non, je n’étais pas hostile à Pétain.
Je considérais que Pétain était un homme d’un certain âge, qui
ouvrait le parapluie tant bien que mal. On ne pouvait pas lui
reprocher de ne pas aimer les Français, ni dire qu’il voulait le
triomphe de l’Allemagne. Il s’était battu en 14-18 pour que ce
ne soit pas le cas. C’est un homme du Nord dont le langage et le
comportement se rapprochent du mien. Il a fait ce qu’il a pu dans
des circonstances où on ne pouvait pas faire autre chose. Je bascule
du côté de la résistance parce qu’il y a des faits que je ne
peux pas supporter. Et j’estime que la fin de l’occupation est
nécessaire parce qu’à l’échelle individuelle on ne peut pas
s’accommoder d’une situation de cet ordre. Par ma culture et par
mes origines, je ne peux pas accepter que la France soit un pays
soumis.
Le professeur Milliez nous avait fait valoir qu’il
y avait de grosses difficultés dans les provinces et dans les
maquis. Des gens de toute sorte étaient convoqués pour le travail
obligatoire. Des communistes, des FFI allaient se réfugier dans les
bois. Mais vingt types dans un bois qui, pour survivre, allaient
chercher tous les jours chez les paysans des environs des volailles,
entrainaient des attitudes de rejet. Cela constituait une amputation
de l’économie de ces paysans dans une période où la victuaille
se vendait très cher au marché noir éventuellement. Dans certains
cas, des paysans dénonçaient l’existence d’un maquis qui les
ponctionnait, pour être débarrassés de ces prélèvements
alimentaires. J’ai été chargé comme bien d’autres d’aller en
province avec des valises pleines de billets de banque imprimés à
Londres, pour les remettre aux chefs de maquis. J’étais chargé de
la Bourgogne, surtout la Haute-Saône, le Doubs (…). A Dijon,
j’étais logé par une teinturière de la rue principale dont le
neveu avait été fusillé par les Allemands (…). J’avais
rendez-vous à Paris dans les WC derrière le Grand Palais. On me
remettait une valise remplie de billets de banque. Je me suis
toujours fait un point d’honneur de ne pas toucher un seul billet.
Quand la guerre a été finie, j’étais aussi pauvre que quand elle
a commencé. C’était mon honneur (…). J’ai eu aussi l’occasion
de rencontrer ainsi un certain nombre de chefs de résistants
notoires auxquels je distribuais ces billets de banque. Cela
m’occasionna parfois des rencontres scabreuses ou au risque de ma
vie… comme quand j’ai dû sauter de l’Express de Belfort lancé
à cent à l’heure, alors que je m’étais rendu compte que la
Feldgendarmerie inspectait le train. Je m’en suis tiré. Je me suis
aperçu que j’avais traversé un champ de mines qui entourait le
viaduc près duquel j’avais sauté du train.
J’avais monté ensuite un hôpital clandestin dans
la région de Vesoul où les habitants me connaissaient bien et se
souviennent de moi. Le jour où les Allemands l’ont su, j’ai pu
me sauver par l’un des escaliers pendant qu’ils montaient l’autre
escalier. J’avais monté là une salle d’opération. J’avais
amené tout le matériel de Paris, grâce à Milliez, en train. Après
le débarquement américain en Provence, notre travail était devenu
difficile, les Allemands exerçant des contrôles de plus en plus
stricts. Je suis reparti vers ma zone de résistance avec une
bicyclette et une remorque, en passant par des chemins vicinaux et
forestiers. J’ai traversé la Saône en me jouant de la
surveillance de la sentinelle allemande (…).
Pour la dernière fois, j’ai été à Vesoul. Il y
avait eu la révolte de l’armée de la Saône. Il y avait trois
cent Ukrainiens engagés par l’armée allemande qui étaient restés
livrés à eux-mêmes au moment du débarquement en Normandie, 1944.
Ils étaient en porte- à- faux. C’étaient des brutes. On avait
négocié de leur donner deux tonnes de chocolat… parachuté s’ils
se débarrassaient de leur personnel d’encadrement allemand. En une
nuit, ils ont égorgé soixante dix officiers allemands qui
logeaient avec eux. Le spectacle était effarant. Devant un massacre
aussi scandaleux, l’armée allemande n’est pas restée sans
réagir. Ces Ukrainiens étaient partis se réfugier dans une forêt.
Nous ne pouvions pas les laisser tomber (…). ON avait mis à notre
disposition un véhicule coupé Peugeot dans lequel on avait bourré
du coton brésilien, des mitraillettes sous le plancher, des armes
diverses, des boites de pansements et de chirurgie ; parce que
je commençais à avoir un certain talent chirurgical, pour aller
soigner les blessés et les malades de ce maquis ukrainien. Micheline
tenait le volant, et dans cette voiture, outre moi-même, un camarade
de Vesoul montait à bord. Au matin, nous avons été arrêtés à un
leu dit Charrier-les-Vesoul où les Allemands avaient établi une
embuscade. Deux maquisards Français de Vesoul, qui encadraient les
Ukrainiens, gisaient sur le sol. Ils avaient été passer un moment
avec leurs femmes à Vesoul. Au retour les Allemands les avaient pris
et fusillés. On nous avait fait descendre de voiture. Nous étions
debout, les bras en l’air, derrière les deux types allongés par
terre. Nous étions devant le poteau d’exécution. J’ai eu le
réflexe de brandir une fausse carte de la Croix rouge allemande qui
m’avait été imprimée à Paris par Milliez. J’ai gueulé que
c’était scandaleux de tuer un médecin qui ne fait que son devoir
et qui soigne les blessés de toutes les nations quelles qu’elles
soient… Un jeune lieutenant allemand est venu sur ma gauche et a
commencé à me dire :
-
Qu’est-ce que fous foulez ?
J’ai senti dans le regard de cet officier qu’il
n’allait pas me flanquer par terre comme les deux types au sol
agonisant, agités de soubresauts, perdant à flots leur sang.
L’officier est parti voir le Feldwebel qui commandait le poteau
d’exécution. A ma droite, il y avait un groupe de femmes qui
avaient dû assister à l’exécution, qui se cachaient la figure en
sanglotant. L’officier allemand est revenu vers moi, m’a repose
des questions… J’ai senti qu’il ne voulait pas me tuer. Il m’a
dit :
-
fous zêtes libre !
La voiture n’avait pas été fouillée… En
retournant vers la voiture, j’ai eu un éblouissement. C’est la
seule fois de ma vie où j’ai perdu connaissance pendant quinze
secondes. Je suis tombé sur le bitume. Comme médecin, j’attribue
ça à une décharge d’adrénaline. On est lâche ou héros en
vertu de mécanismes que nous ne maîtrisons pas. Je n’ai pas eu
peur pendant… J’ai eu peur après. Je m’étais battu comme un
chien menacé de mort. J’aurais voulu retrouver cet officier
allemand après guerre, mais en vain. Il m’avait sauvé la vie de
façon étonnante. Les Allemands étaient d’autant plus féroces à
ce moment-là que la résistance avait fait sauter un pont de chemin
de fer. Il y avait des centaines de wagons qui transportaient du
ravitaillement, des chars, des munitions pour le front de Normandie.
Les trains étaient bloqués. C’était la fin de la résistance,
les Allemands étaient de plus en plus pris en tenaille par les
Américains. Leur séjour n’était plus que de courte durée. Je
dois vous dire tout de même que notre maquis, de cent cinquante à
deux cent personnes, avait été cerné. Je m’étais levé en
courant de la maison de ce hameau de Vaux, avec un copain. On s’est
trouvé nez à nez avec un officier allemand de la division Das Reich
dans la rue. J’ai eu une hésitation à le tuer alors que j’avais
ma mitraillette en main. Moi, médecin, tuer quelqu’un en face de
moi ?
Je restai interloqué. Mon voisin par contre lui a
envoyé la décharge de sa mitraillette, alors que l’officier
s’apprêtait à son tour à prendre son revolver et à nous
ajuster. Il était aussi surpris que nous. On l’a enterré très
rapidement dans un jardin pour que ses collègues ne le retrouvent
pas et se livrent à des représailles. (…) Mon voisin avait
récupéré les objets de l’officier et son argent français. Il me
proposa de partager. J’ai refusé :
-
Je ne veux pas de ça !
Certains ont été courageux jusque dans la mort,
d’autres ont profité du désordre pour s’enfuir en volant du
matériel parachuté. (…)
PH : Comment se passe la Libération ?
Comment la vivez-vous ?
RB : Le maquis avait décidé d’aller
rejoindre les Américains. Au moment où nous les avons aperçus, on
est sorti de notre bois pour aller à leur rencontre. Croyant avoir
affaire à des Allemands, ils ont tiré. Mon voisin de chambrée a
été tué. Je n’ai eu que le temps de me coucher par terre. Les
balles me passaient à dix centimètres au-dessus du dos. Nous avions
parmi nous deux pauvres Allemands prisonniers qui nous aidaient à
porter nos brancards. L’un d’eux, un autrichien, s’était mis à
genoux devant moi et m’avait demandé de le sauver. Tout comme
l’autre, allemand de trente cinq ans, qui, suant à grosses
gouttes, m’avait aussi imploré de le garder vivant. Je les avais
gardés avec moi comme brancardiers. Mais dans le désordre, des
maquisards, qui avaient eu des membres de leur famille tués, en ont
profité pour les tuer, sans que je puisse intervenir. C’est resté
une tache dans l’histoire de notre maquis.
PH : Avez-vous eu l’occasion de tuer au cours
de cette guerre ?
RB : Non. Dans le film « Le pont de la
rivière Kwaï », il y a une scène qui m’a toujours frappée.
Un colonel dit à un jeune type envoyé en commando :
-
êtes-vous sûr de savoir tuer ?
Il répond :
-
Parfaitement mon colonel !
Et, au moment où il se trouve dans le combat, il se
fait tuer plutôt que de tuer. Moi, j’ai vécu ça. Finalement,
face à cet officier SS, j’étais à deux doigts de me faire tuer,
parce que, de par mon éducation, je ne suis pas sûr de savoir tuer.
Encore maintenant, je ne suis pas sûr de savoir tuer un homme en
face de moi quel que soit son uniforme… ça me donne une telle
répugnance… C’est mon voisin qui a tué. Moi, je n’ai pas su
tuer. Peut-être aurais-je tué dans le demi-seconde où il a sorti
son revolver ? Mais j’ai tout de même eu un temps
d’hésitation (…). La rencontre avec les Américains a été un
peu spéciale. J’étais le seul du maquis à bargouiner anglais.
Ils m’ont conduit auprès de leur colonel sur une coline, le Mont
Jésus, qui était bombardé. Sous les rafales et les explosions de
mortier, je remarquais que les Américains se couchaient toujours
après moi. Ils se couchaient quand les éclats étaient déjà
passés. Moi je me couchais au sifflement. Ils arrivaient un peu en
amateurs…
Tous les Américains s’enterraient dans des trous
avec des réchauds à essence, avec un menu en boite de conserve qui
nous faisait rêver. C’était le grand luxe par rapport à ce que
nous connaissions nous maquisards. De temps en temps un obus allemand
tombait sur un de ces trous recouverts d’une tente. Cela n’avait
pas l’air de gêner les autres ni d’interrompre leur pitance.
J’arrive devant le colonel. Une rafale retentit
soudain. Je me jette au sol en vitesse. Puis, quand je me suis
relevé, j’ai dit :
-
excusez-moi mon colonel, je n’ai pas encore l’habitude.
Il m’a répondu, tout en continuant à boire son
café :
-
nous non plus !
(rires)
Il m’a demandé où étaient les Allemands. J’ai
commis l’erreur de lui indiquer du doigt sur sa carte le Mont
Jésus où se trouvaient les batteries allemandes. Il a tracé
un trait sur deux cases de deux kilomètres de côté. Une demi-heure
après, arrivait toute une kyrielle de camions américains avec des
soldats noirs qui débarquaient des caisses de mortier. Ils se sont
mis à tirer n’importe comment dans le carré que j’avais indiqué
à l’officier américain. Comme des dingues ils ont envoyé des
tonnes d’obus. Les Allemands en ont pris plein la figure, mais les
Français aussi… Je me suis reproché d’avoir donné cette
information parce qu’ils tiraient n’importe comment, dans le tas.
Ils ont arrosé huit kilomètres carrés à la tonne (…).
Je m’engage ensuite comme volontaire dans l’armée
pour la durée de la guerre. On m’affecte alors au régiment du
colonel Fabien. On m’a fait savoir par la suite qu’on me plaçait
dans ce régiment composé de FTP, de communistes, parce qu’on
voulait des gens plus calmes, capables de les structurer, de
régulariser cette armée ?
PH : En complicité avec le PCF ?
RB : Sans doute. Mais c’était plus une
cohabitation qu’un accord parfait. Car, le colonel Fabien appelait
les officiers de l’armée française « les naphtalinards ».
Je me suis retrouvé près de Thionville où se trouvait le premier
régiment de Paris. Le colonel Fabien était à la tête de ce
régiment, je ne sais comment… mais avec le commandant Dax qui
avait fait avec lui les brigades internationales en Espagne, et le
capitaine Lebon qui avait été condamné pendant la drôle de
guerre, au moment du pacte germano-soviétique, pour propagande
défaitiste dans l’armée française. J’ai été surpris de leur
comportement. Par exemple, le commandant Dax avait amené avec lui sa
femme. Les gens disaient que dans les déplacements, il allait
volontiers dans les châteaux où Madame Dax jouait à la châtelaine…
Comme quoi on passait facilement du prolétariat à l’aristocratie.
Madame le commandant se servait aussi à l’hôpital. Je me suis
aperçu que la pureté doctrinale n’était pas seule en cause.
C’étaient plutôt des aventuriers. UN jour, alors que j’étais
présent à l’Etat-major du colonel Fabien, il m’a montré sur le
côté droit de sa tête une cicatrice étoilée à la tempe :
-
alors toubib, qu’est-ce que c’est que ça ?
-
une trace de balle…
Il s’est retourné ensuite de l’autre côté et
m’a montré la même étoile sur la tempe gauche :
-
mon colonel, c’est une balle qui a traversé la tempe !
-
gagné toubib ! et je vois aussi clair que vous !
Le colonel Fabin avait donc une balle qui lui avait
traversé le crâne et qui était passée à un millimètre du nerf
optique, sans faire de dégâts majeurs. On m’a même raconté
qu’une fois, avec une balle dans le genoux, poursuivi par les
Allemands, il avait réussi à traverser le Doubs. Plus qu’un héros
c’était surtout un dur et un pur.
PH : Un pur ?
RB : Oui, Fabien était un pur, les
autres beaucoup moins. C’était un héros dans son système à lui.
Il allait jusqu’au bout. « Tête brûlée » mais pour
ceux qui ne sont pas de son avis. J’ai tout de même un certain
respect pour lui. Comprenez qu’on peut avoir aussi un certain
respect pour Hitler qui a été jusqu’au bout de ses idées, et qui
est mort dans son système. Je n’approuve pas ses idées, mais…
Les explosifs étaient une des passions de Fabien. Dans les
cantines du régiment, il traînait des mines diverses. Il
collectionnait les explosifs comme on collectionne des timbres. Je me
souviens d’une de ses démonstrations dans l’école
d’Etange-Grande devant tous les officiers. Son grand gag était
d’étaler devant lui des mines anti-personnelles dites « à
cisaillement » qui projetaient des lames de métal. Alors que
nous lui faisions face, il sortait soudainement un marteau et tapait
sur le poussoir supérieur de la mine…
PH : qu’il avait déminé ?
RB : Non, elle était toujours chargée.
On avait tous un mouvement de recul. Il nous répondait sereinement :
« voilà, ça résiste à 70 kilos, un coup de marteau
n’équivaut qu’à 35 kilos. Inutile de vous dire que c’était
tout de même un personnage assez curieux. Cet hiver 44 était glacé
en Moselle. J’ai connu là un petit bonhomme, membre du PCF. C’est
lui qui avait commis l’attentat du cinéma Rex, où de nombreux
officiers allemands et bonnes femmes françaises qui les
accompagnaient avaient été tués et blessés. Il m’avait raconté
comment il avait procédé. Il s’était habillé en officier
allemand. Il était monté au premier étage avec une valise et là
il avait lancé cette valise avec son détonateur au milieu de la
salle. A la sortie il avait dû abattre deux gendarmes français de
Vichy qui avaient tenté de l’appréhender. Curieux type aussi.
Alors que nous étions bloqués le long de la Moselle par le froid –
les Allemands étaient de l’autre côté – il traversait la
Moselle nu la nuit, il allait poignarder des Allemands gelés dans
leur trou. Son grand triomphe était de ramener une paire de bottes.
Curieux…
PH : Pervers ! Il en existe comme ça
aussi en temps de paix.
RB : Pervers oui. On a beaucoup reproché la
perversité des Allemands. Mais j’ai eu l’occasion de vérifier
que cela existe aussi chez nous. Il y a des gens qui éprouvent un
certain plaisir à dégringoler leur prochain. Je l’ai vu ramener
des paires de bottes. Il était devenu capitaine. Cet attentat au
cinéma Rex lui avait valu beaucoup de considération. Mes rapports
avec Fabien étaient cordiaux. On s’est déplacé ensuite à
Habsheim. On a traversé Mulhouse. Les supérieurs du premier
régiment de Paris se livraient à des manœuvres démagogiques dans
la forêt de la Harz. Ils allaient de temps en temps faire un tour
avec une automitrailleuse le long des lignes allemandes à toute
allure. Fabien, Dax, Lebon et compagnie, pour se donner une image
vis-à-vis de leurs troupes. Façon de faire très discutable. Ils
allaient relayer certain deuxième classe le soir :
-
allez va te reposer deux heures, je monte la garde à ta place !
Tout un cinéma démagogique. Fabien et son équipe,
dont une secrétaire que j’aimais bien sont morts dans l’école
d’Habsheim[JLR1] [1].
PH : On a parlé d’un attentat des Allemands
ou des collabos. La presse du PCF à l’époque en a fait un héros.
RB : Ce n’était pas un attentat. Le colonel
Fabien qui était un maniaque des explosifs a voulu dévisser, dans
le local de son PC (il ne lisait pas les notes de service des
« naphtalinars » qui informaient d’un nouveau type de
mine) une taylor-mine à laquelle les allemands avaient joint un
mécanisme pour qu’elle explose quand on la dévissait. La fenêtre
du PC qui était carrée est devenue ronde, et tout l’état-major
du premier régiment de Paris est passé en bouillie par la fenêtre.
Fabien n’avait plus le haut de son corps…
PH : Vous auriez pu vous y trouver aussi ?
RB : Eventuellement. Mais j’avais été muté
depuis huit jours. Alors qu’on allait attaquer la poche d’Alsace,
nous avions des discussions dans le PC où je ne cachais pas ma
pensée. L’un des communistes m’avait sorti un jour :
- au fond, t’es un sale bourgeois. Quand on
montera en ligne, il y aura bien une balle pour toi !
J’avais signalé ce fait à la première armée,
aussi m’avait-on muté à la deuxième DB.
P.H. : la presse du PCF et ses éditions
Messidor ont soutenu que Fabien avait été victime des
« naphtalinars »…
R.B. : C’est faux. J’ai été témoin de
cette obsession de Fabien. Cyrille Koupernik peut aussi vous le
confirmer. Un autre docteur aussi. Que voulez-vous, Fabien était un
maniaque des mines. A l’époque tout le monde a dit dans le
régiment « il était en train de dévisser ce nouveau type de
mine ». Personne ne l’a vu bricoler. Les témoins sont partis
eux aussi en bouillie. De toute façon, Fabien avait toujours avec
lui tout un assortiment de mines. L’accident ne fit pas l’ombre
d’un doute dans le régiment.
PH : Qu’avez-vous pensé des obsèques
nationales du PCF en l’honneur de Fabien ?
RB : Cinoche du PCF ! Je me suis dit que
dès qu’on tombe dans la politique, tout est possible.
PH : Comment vivez-vous la Libération alors ?
RB : La libération ? Dégueulasse !
Tous les faux-culs, les résistants verbaux, les planqués se sont
donné beaucoup d’importance. Beaucoup en ont profité pour
liquider un commerçant… des vengeances personnelles se sont
abritées derrière la résistance. Moi, qui suis à l’origine de
la résistance dans deux départements… moi qui ait débarqué dans
la Haute-Saône et dans le Doubs, qui ait utilisé mes connaissances
médicales… on a évité de m’inviter aux festivités, tellement
les nouveaux résistants et les salopards paradaient. Il ne fallait
pas que je vois. Le théâtre devait avoir lieu sans gêneur. Il y a
eu des liquidations honteuses. Les témoins s’inventaient. Je n’ai
rien pu faire. Je n’étais pas mêlé à la vie civile. Je portais
encore l’uniforme. Des gens ont été fusillés sans preuve. De
retour à Paris, j’ai été dégoûté par ce que j’ai vu dans
les hôpitaux et partout. En plus, on m’a accordé un point pour
préparer l’internat… J’avais interrompu mes études pendant
trois ans. Mes anciens patrons dans les hôpitaux n’ont rien voulu
savoir. Avant de quitter l’Allemagne, j’ai foncé avec des gars
de mon régiment à Bertechgaden où j’ai tenu à m’asseoir dans
le fauteuil d’Hitler.
PH : Avez-vous vu les camps de concentration ?
RB : Non, mais j’ai vu des Polonais qui en
revenaient terriblement amaigris. La question des chambres à gaz n’a
pas été traitée objectivement parce que trop de passion s’attache
à ce problème. Je ne sais pas s’il y en a eu. Je pense qu’il y
en a eu parce qu’il y a partout des dingues. Il est certain qu’une
certaine propagande a amplifié le phénomène parce qu’on dit que
matériellement il n’y avait pas d’installation qui aurait pu
permettre de brûler deux ou trois millions de personnes. Il n’y
avait pas assez de combustible. On ne brûle pas un cadavre en trente
secondes. Dans un four il faut deux ou trois heures. ON peut en
brûler deux ou quatre par vingt quatre heures.
PH : Cela a été surtout utilisé à la
Libération pour détourner l’attention des gens sur les
co-responsabilités de la guerre et charger uniquement Hitler.
RB : Il y a eu aussi le problème juif. Je
pense que l’antisémitisme est une chose lamentable, odieuse. Mais
j’aimerais aussi que les Juifs fassent l’autopsie du sémitisme
qui est aussi la cause de l’antisémitisme. Il n’y a jamais de
tort d’un seul côté. Je suis démobilisé six mois après dans le
Tyrol (…). Dans le Palatinat, j’ai épousé une jeune allemande.
Je me suis acharné à apprendre l’allemand pour comprendre ce qui
s’était passé. Je ne ferai plus jamais la guerre aux Allemands.
Si la guerre devait se reproduire, je me précipiterais entre les
deux. Je me ferais plutôt tuer. Mes fils sont franco-allemands. J’ai
fait l’Europe avant l’Europe.
[1] Fabien alias Pierre Georges, comme homme de main
du parti stalinien, avait inauguré le tournant terroriste pour faire
oublier la courte collusion Hitler-Staline, en tuant avec Gilbert
Brustein, un officier allemand au métro Barbès. Il fût plus tard
promus responsable du 151e Régiment d’artillerie aux ordres de De
Lattre deTassigny. Le 27 décembre 1944, en manipulant une mine
devant son public le colonel Fabien la fait exploser. Périssent le
lieutenant-colonel Dax-Pimpaud, les capitaines Blanco, Lebon et Katz,
et Gilberte Lavaire, la secrétaire dont parle le Dr Boutroy. Le PCF
actuel soutient encore la fable de l’attentat pour proroger la
mythologie d’un stalinisme résistant de la première heure et avec
des méthodes d’aventuriers sans scrupules. L’historien Michel
Pigenet a justement souligné que des personnages comme Tillon et
Fabien n’étaient pas alignés sur le PCF et agissaient de leur
propre initiative. Ce qui n’empêcha pas le PCF de récupérer
Fabien « mort au combat à Habsheim (haut Rhin) » comme
le prétend sa plaque commémorative.
ELEMENTS
ET NOTES RECUEILLIS SUR LE WEB
Un
ouvrage paru à Erevan en 1967 sur les Arméniens communistes dans la
Résistance en France consacre environ une page et demie aux
Arméniens du PCF dans les Brigades internationales16.
L’auteur, Drampian, les évalue à une centaine.
Diran Vosguéritchian, l’ancien FTP-MOI du « groupe
Manouchian »17,
donne dans ses Mémoires
d’un franc-tireur arménien,
la même approximation18.
En réalité, il semblerait que les membres de la sous-section
arménienne du PCF partis en Espagne aient plutôt été une
quinzaine. Le dictionnaire Maitron19
en
recense sept : Artin Gagoussian, A. Carakulakian
– porté disparu à Caspe –, Vahé Atamian et Khatchik
Amirkhanian dans le 4e bataillon
de la 14e Brigade
internationale, Simon Andonian – affecté aux transports –,
Haïg Hagopian et Kévork Salorian dans la 13e
Brigade.
Les rédacteurs de l’Encyclopédie
soviétique arm
Diran Vosguéritchian,
Հայ
Արձակազէնի մը յուշերը [Les mémoires d’un
franc-tireur arménien], Beyrouth, Imprimerie G. Doniguian et
Fils, 1974, p. 116. Au vu des effectifs de la sous-section
arménienne du PCF, cette estimation de Drampian et de Vosguéritchian
nous laisse perplexe.
Il
faut dire que du côté d’Asala, les choses ont dégénéré. Peu
avant ces représailles turques contre Ara Toranian, l’attentat
d’Orly, commis
par l’Asala en juillet 1983, fait huit morts et cinquante-six
blessés, principalement civils.
«Ca
n’avait plus rien à voir avec ce pour quoi nous nous battions,
explique
Ara Toranian. L’Asala
visait non plus l’Etat turc mais le pays qui nous accueillait, la
France, et ça c’était inacceptable. Les militants ne s’y
retrouvaient plus.»
D’autant
qu’en coulisses, ce sont les services syriens d’Hafez el-Assad
qui tirent les ficelles pour protester contre la présence française
au Liban. L’attentat d’Orly «suscite
des sentiments de révulsion dans l’opinion publique»,
rappelle
le sociologue Michel Wieworka
dans
la Vanguardia.
Les
Arméniens
dans la Résistance en France
d'après le livre de Dihran Vosguéritchian Souvenirs d'un franc-tireur arménien Beyrouth 1974 - 351 Pages
Imprimerie G. Donikian & Fils
dans la Résistance en France
d'après le livre de Dihran Vosguéritchian Souvenirs d'un franc-tireur arménien Beyrouth 1974 - 351 Pages
Imprimerie G. Donikian & Fils
exécuté
par l’occupant allemand en 1944.
Affaiblie
démographiquement par la Première Guerre mondiale, la France
recourt massivement à la main-d’œuvre étrangère. Compensant un
manque de structures d’accueil, les nouveaux arrivants se fédèrent
dans le cadre du mouvement syndical communiste et donne naissance à
la MOE, Main-d’œuvre étrangère, qui deviendra MOI, Main-d’œuvre
immigrée.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'organisation donne naissance à un groupe qui lance des actions de résistance : les Francs-tireurs et Partisans-Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Le plus célèbre de ses membres est Missak Manouchian. Né en 1906 en Turquie, il est marqué par les atrocités du génocide arménien. Arrivé en France en 1925, il apprend le métier de menuisier, fonde deux revues littéraires, puis adhère en 1934 au parti communiste.
En août 1943, il prend la direction militaire des FTP de la MOI parisienne, sous le commandement de Joseph Epstein. Suite à l'arrestation des vingt-trois membres du groupe Manouchian fin 1943, les Allemands placardent sur les murs de Paris l’Affiche rouge, outil d’une propagande qui stigmatise la présence d'étrangers et de
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'organisation donne naissance à un groupe qui lance des actions de résistance : les Francs-tireurs et Partisans-Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Le plus célèbre de ses membres est Missak Manouchian. Né en 1906 en Turquie, il est marqué par les atrocités du génocide arménien. Arrivé en France en 1925, il apprend le métier de menuisier, fonde deux revues littéraires, puis adhère en 1934 au parti communiste.
En août 1943, il prend la direction militaire des FTP de la MOI parisienne, sous le commandement de Joseph Epstein. Suite à l'arrestation des vingt-trois membres du groupe Manouchian fin 1943, les Allemands placardent sur les murs de Paris l’Affiche rouge, outil d’une propagande qui stigmatise la présence d'étrangers et de
Le
matin du 17 mars 1943, Missak Manouchian, Arsène Tchakarian et
Marcel Rayman, attaquent à la grenade un groupe de soldats allemands
à Levallois-Perret. Cet attentat marque le début d’une série
d’actions menée par un groupe de résistants issus de la MOI (Main
d’œuvre immigrée), plus connu sous le nom de groupe Manouchian.
Pendant plusieurs mois cette organisation, composée d’une
soixantaine d’hommes et de femmes, va harceler quotidiennement
l’occupant nazi. Immigrés pour la plus part, ils vont être la
principale force armée s’opposant directement aux allemands
Le
groupe Manouchian avait nargué les Allemands en commettant une
trentaine d'opérations en plein Paris entre août et novembre 1943.
A leur actif, notamment, l'exécution du général Julius Ritter,
responsable adjoint pour la France du Service du travail obligatoire
(STO).
Un
ouvrage paru à Erevan en 1967 sur les Arméniens communistes dans la
Résistance en France consacre environ une page et demie aux
Arméniens du PCF dans les Brigades internationales16.
L’auteur, Drampian, les évalue à une centaine.
Diran Vosguéritchian, l’ancien FTP-MOI du « groupe
Manouchian »17,
donne dans ses Mémoires
d’un franc-tireur arménien,
la même approximation18.
En réalité, il semblerait que les membres de la sous-section
arménienne du PCF partis en Espagne aient plutôt été une
quinzaine. Le dictionnaire Maitron19
en
recense sept : Artin Gagoussian, A. Carakulakian
– porté disparu à Caspe –, Vahé Atamian et Khatchik
Amirkhanian dans le 4e bataillon
de la 14e Brigade
internationale, Simon Andonian – affecté aux transports –,
Haïg Hagopian et Kévork Salorian dans la 13e
Brigade.
Les rédacteurs de l’Encyclopédie
soviétique arménienne20
citent,
quant à eux, les volontaires Roudolf Chahinian et
Hagop Mardirossian et listent ceux qui sont « tombés
en héros » : Krikor (Grégoire) Haroyan,
Achod Andrassian, Gaïdzag Karagozian, Karnig et
Toross Lopassian, Hovanès Pokralian, Boghos Berdjensian,
Hovanès Topalian. Selon Drampian, c’est essentiellement au
sein des 13e
et
14e
Brigades
que l’on retrouve les Arméniens mais également au sein du 5e
régiment
NOTES
1Diran
utilisait encore le vieux nom Diyarbekir. Voir : Mémoires
du génocide des Arméniens à Diyarbakır: une présence par
l’absence de de Adnan Celik,
https://journals.openedition.org/eac/975
L'article de Libération consacré à sa compagne. |
2Khanjian
was born in the city of Van,
Ottoman
Empire
(today eastern Turkey).[2]
With the onslaught of the Armenian
Genocide,
his family emigrated from the city in 1915 and settled in Russian
Armenia.[1][3]
In 1917-19, he was one of the organizers of Spartak, the Marxist
student's union of Armenia. He later served as the secretary of the
Armenian Bolshevik
underground committee.
In
1920, Khanjian became First Secretary of the Yerevan
City Committee of the Communist Party of Armenia
and in 1930, the first secretary of the Armenian Communist Party.[3]
He proved to be a charismatic Soviet politician and was very popular
among the Armenian populace.
Il est assassiné par Béria en 1936.
3Son
seul livre, « Itinéraire d'un franc-tireur », rédigé
en arménien, est publié en 1974 au Liban.
4Le
réseau des FTP-MOI a été fondé en mars 1942 par Boris Holban. Ce
réseau constitue la réunion de deux organisations : le mouvement
de lutte armée fondé par le parti communiste français suite à la
Son livre publié à Beyrouth en 1974 |
De juin 1942 à leur démantèlement en
novembre 1943 par les Allemands, les FTP-MOI commettent à Paris 229
actions contre les Allemands. La plus retentissante est
l'assassinat, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter,
qui supervise le Service du Travail Obligatoire (STO), responsable
de l'envoi en Allemagne de centaines de milliers de jeunes
travailleurs français. En août 1942, la direction nationale des
FTP enlève la direction des FTP-MOI à Boris Holban car celui-ci
refuse d'intensifier le rythme de ses actions. Il juge non sans
raison que le réseau est au bord de la rupture. Il est remplacé à
la tête du groupe par l’arménien Missak Manouchian.
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