"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 15 septembre 2017

LE REDOUTABLE : PASTICHE D'UN CINEASTE BOBO EN REVOLUTIONNAIRE IMAGINAIRE


« Le plagiat est nécessaire, le progrès l'implique ». Lautréamont

« Althusser à rien » Graffiti en mai 68

ELOGE CAUSTIQUE D'UN ENTREPRENEUR DE FILM PLUS DU TOUT "REDOUTABLE"

Jean-Luc Godard n'a pas de chance dans un sens. Le biopic qui est consacré à une partie de sa vie privée et publique est un foutage de gueule plutôt réussi. Le réalisateur Michel Hazanavicius est un maître du genre. On se souvient de ses superbes OSS117 avec Dujardin et The Artist. Il confirme ses capacités de pasticheur utilisant des acteurs au talent exceptionnel1.
Au plan technique, il s'agit bien d'une réappropriation des inventions de Godard, qui avait en commun avec Debord de se réapproprier les films des autres ; avec cette différence que Debord n'a pas produit grand chose comparé à l'oeuvre de Godard et a eu la prétention d'avoir été plagié2. Peu importe les querelles d'ego de ces deux personnages caractériels, comme nombre de grands auteurs et cinéastes3. Le spectateur peu branché sur la relation de la politique et de l'art s'ennuiera au déroulé des aventures picrocholines d'un Godard, marcheur parmi les marcheurs de 68 et criant comme eux les plus stupides slogans, exhibé comme très antipathique, colérique et toujours en décalage avec le public.
Or l'intérêt du film réside justement dans cette coupure entre l'oeuvre, en effet considérable et novatrice de Godard avant 68 – comme nombre de créateurs, chanteurs ou peintres, il annonce le bouleversement structurel de la domination sociale, d'un chambardement surprenant et en décalé par rapport à la réelle crise économique de 1975 – et un créateur qui perd son inspiration au moment de l'événement jusqu'à devenir une sorte de beauf manifestant, aussi naze que la plupart des manifestants. Je rappelle ici pour l'avoir vécu que l'antifascisme était autrement plus « vert » que de nos jours. La fin de la guerre d'Algérie n'était pas loin et la période de décolonisation au niveau mondial était loin d'être terminée. Chacun, chacune voyait venir à tout bout de champ un fascisme aussi imaginaire qu'aujourd'hui, alors que, comme il le dit lui-même, De Gaulle était trop vieux pour devenir « fasciste ».
Peut-on dire que Godard y perd son latin ? Si son latin était d'avoir été un des meneurs de la « nouvelle vague », sans conteste car il se laisse happer dans un marxisme-léninisme des plus dogmatiques, le maoïste, qui reste le dernier avatar du stalinisme. On a eu trop tendance à dire que mai 68 signait l'enterrement du stalinisme. Ce n'est pas vrai, ce n'était que le début de son agonie. Ce qui signifie qu'il avait encore pignon sur rue. D'une part le terrorisme intellectuel des petits bourgeois estudiantins qui régentaient universités et lycées coulait de sa source stalinienne. La plupart avaient été éduqués et baladés par le PCF et ses satellites. La révolte de la rue d'Ulm avait donc produit ce bâtard de maoïsme et donné une nouvelle bonne conscience en effet à de véritables progénitures de bourgeois, aussi autoritaires que leurs paternels dans le gaullisme, mais sans cette autorité politique fraternelle et consciente des rares héritiers de la Gauche communiste et même du trotskisme d'avant-guerre.
Les bordiguistes eurent profondément raison de dénoncer l'aspect dominant petit bourgeois de l'événement. Le petit bourgeois lorsqu'il se pavane sur la voie publique à une fâcheuse tendance à être totalitaire. Mais il a toujours besoin d'un gourou lorsque les choses ne tournent pas à son avantage. Déboussolé Godard se jette dans les bras de Gorin, un stupide maoïste, comme Coluche se fiera au crétin Goupil.
Cela entraîne une autre réflexion. Comment de grands créateurs, qui souvent ont été capables de devancer des bouleversements sociaux et même des explosions de masse du prolétariat, sombrent-ils face à l'événement qu'ils avaient peu ou prou (inconsciemment) contribué à préparer ? Mais c'est justement parce que l'intellectuel bourgeois, aussi brillant soit-il, a fonctionné à l'instinct qu'il ne peut pas vraiment adhérer ni comprendre ce qu'il pressentait. On pourrait prendre plusieurs exemples à l'étranger. Tolstoï en Russie, qui a tant fait pour dénoncer la misère et l'injustice sous le tsarisme, et qui était aimé littéralement par les bolcheviques, conchie la révolution lorsqu'elle est là. Gorki aussi, etc.
L'intellectuel bourgeois ne peut pas passer de son rêve à la réalité. C'est pourquoi, plus imbibé de leurs études bourgeoises que d'une connaissance du mode de vie de la conscience de classe et des rapports de classes, nombre d'intellectuels brillants par ailleurs, tombent dans le dogmatisme le plus plat. C'est cela que montre le film, et pas simplement la mauvaise humeur de Godard ou sa méchanceté. Ses interventions en AG sidèrent les présents, très bien vu. Le réalisateur semble se contenter de nous faire rire avec des trucs qui alternent entre le séquençage, comme les lunettes sans cesse brisées du marcheur de manif Godard. Très bien vu, l'événement est si bouleversant que l'intellectuel y perd souvent ses chères lunettes et ne voit plus autour de lui que du flou. Son dogmatisme se retrouve jusque dans la chambre à coucher, où malgré de belles scènes du couple nu, tout est désérotisé. L'intellectuel décalé n'a ni affect ni empathie pour l'autre, même si elle est jeune et belle (comme la vie). S'il se retrouve avec des amis bourgeois dans un lieu paradisiaque, il ne se joint pas à leurs baignades mais lit des navets de la collection fleuve noir, tout en restant jaloux primaire en voyant sa jeune et jolie compagne se rapprocher d'autres hommes. Elle n'est pas militante dogmatique ni emballée par l'événement, mais elle veut vivre sa vie4. Cette vie libre qui était si présente dans les films antérieurs de son nouveau mari rassis.

La tranche de vie que Hazana étale devant nous fait suite au bide du film « La chinoise » que venait de sortir Godard en 1967. Conseillé par son crétin gourou mao, Godard a réalisé un film plat, sans originalité comme peuvent en réaliser tant de coréens du nord de nos jours. Jean-Pierre Léaud et Anne Wiazemski sont pourtant géniaux dans leur parodie de militants maoïstes dogmatiques qui passent leur temps à réciter le livre rouge. Il reste mon film comique préféré. Je le regarde les jours où je m'ennuie, il me donne des crises de fou-rire. Le plus comique est que Godard ne s'est pas aperçu qu'il avait fait un film comique (Hazana le montre d'ailleurs effondré sur le sofa après avoir été boulé par l'ambassade de Chine). C'est le sel de l'histoire, un monument d'incongruité. Godard est allé proposer ce film aux bureaucrates chinois de Paris en croyant que ceux-ci allaient le remercier comme exaltation du régime pékinois. Que nenni : mon pied au cul ! Ils ont parfaitement compris que le film les ridiculisaient, comme les chèvres des sectes maoistes françaises qui se mirent à huer Godard, lui reprochant de les montrer tels des enfants de bourgeois préparant la révolution dans de luxueux appartements.
Ainsi, inconsciemment, Godard participait aux préliminaires des funérailles du stalinisme et de son petit bâtard le gauchisme en général, mais pour l'heure surtout l'équipée maoïste qui, on l'oublie, était l'aspect le plus saillant à l'étranger de l'agitation en France, au point que certaines thèses d'universitaires en Allemagne n'y virent, outre la comédie féministe et les momeries estudiantines, ni le trotskisme ni le maximalisme conseilliste5, ni une réelle prise de conscience prolétarienne.

Godard dérape dans le dogmatisme néo-stalinien parce que celui-ci reste encore dominant à l'époque avec l'antifascisme (pas encore supplanté par l'antiracisme) et comme prébende étatique en milieu intellectuel rive gauche depuis la Libération. A revoir films ou mes propres souvenirs, la plupart des discours politiques des enfants du stalinisme reconvertis dans le gauchisme diversifié, le langage est très terroriste, se veut culpabilisant à la manière du recrutement stalinien des années 1950 et mêmes des 706. A leur suite Godard s'imagine qu'en parlant au nom de la classe ouvrière on peut par conséquent l'instrumentaliser. Le film montre bien comment on se branlait à l'époque avec le terme « pouvoir », sans savoir vraiment ce qu'il était ou pire, en croyant qu'il était ébranlé.

Par petites touches le film rétablit la vérité d'époque même si Hazana est trop jeune pour l'avoir vécu. Oui nous avions sifflé Godard comme tous les mandarins et autres Aragon qui ramenaient leur fraise. Nous avions senti que Godard flanchait. En 1967 au lycée Buffon, le prof de français nous lança comme pitance lors d'un heure de cours « Weekend » de Godard. Ce fût un déchaînement contre la nouvelle facétie de Godard par la plupart de nos congénères fils de bourgeois. Pourtant Weekend était plus debordien que La chinoise, se moquant avec brio et culot de la société de consumation7.

La phase prochinoise du cinéaste s'ouvrit juste après 1968 non pour accompagner le meilleur du mouvement, une restauration de l'idée de révolution et un référencement à Octobre 17 en Russie, mais pour chier une guimauve néo-stalinienne avec son gourou politique et le futur nabab Marin Karmitz. Décadence que note Morgan Sportès dans son admirable livre sur Pierre Overney qui nous fait mieux pénétrer au cœur de la débilité maoïste que Bourseiller : « On retrouvera ce même type de satire lourdingue, visant la complexité du langage syndical et accusant les syndicats « d'être vendus au patronat », dans les films militants de Jean-Luc Godard (Tout va bien) et de Marin Karmitz (Coup pour coup) sortis tous deux en 19728.

Godard n'a jamais retrouvé la qualité et subversivité de ses films antérieurs, même après avoir compris qu'il s'était fait rouler dans la farine prochinoise. Il restera un monument du cinéma, gentiment brocardé malgré son grand âge par un admirateur talentueux.


NOTES

1J'ai eu la chance l'an passé, à Denfert Rochereau, d'assister aux scènes extérieures du film de manifs et de bagarres avec les CRS (préparation de plusieurs jours, enlèvement de dizaines de voitures modernes puis arrivée de deuches et tractions avant destinées à être brûlées, scénographie gigantesque qui dure moins de dix minutes au final du film). Bluffant. Toutes les signalisations actuelles (panneaux et revêtements pour aveugles) avaient été enlevées ou dessoudées par un staff technique impressionnant comportant autant de femmes techniciennes que d'hommes. Réglé comme du papier à musique, cette foule de techniciens préparait avec application la reconversion des rues à la façon des années 60, costumiers et vigiles réglant le ballet. Dans une symbiose parfaite d'autant que, aux dires de ces prolétaires de l'industrie du ciné, « le patron est un mec bien »... pas un Clouzot ni un Godard.

2Il avait déclaré que le plus con des cinéastes suisses ne disait pas où il avait piqué sa radicalité.

3Ford, Kubrik, Clouzot étaient des monstres en la matière, abaissant et humiliant leurs acteurs au dernier degré. On oublie que tout metteur en scène est un patron pire que le patron industriel ou municipal puisqu'il trône dans la profession du paraître et de l'ego surdimentionné, tous prêts à se laisser abaisser pourvu que leur nom soit en haut de l'affiche. Ayant eu l'occasion de figurer dans deux films pour TF1 et Arte, j'ai pu constater qu'un ouvrier n'accepterait jamais qu'un contremaître de la façon dont les cinéastes traitent leur « bétail » sans leur mettre son poing dans la gueule. Mon ami et camarade Marc Chirik, pour gagner son pain comme nombre de réfugiés venus de l'Est, a ainsi été figirant dans les années 1930 aux studios de Boulogne Billancourt.

4Le roman d'Anne Wiasemski, sur un plan plus intime, moins moqueur, est un beau souvenir qui correspond plus à ce que nous les autres marcheurs de l'époque avons vécu.

5Une ravissante créature blonde teutonne, aussi grande que moi, est venue m'interviewer il y a quelques années porte d'Orléans pour sa thèse sur mai 68 (à la différence de l'universitaire américaine qui a repris la thèse de mon livre (Mai 68 et la question de la révolution) dans son Mai 68 et ses vies ultérieures). J'eus toutes les peines du monde pour lui expliquer que le maoïsme n'était que l'aspect le plus farceur de mai 68, vraiment secondaire en milieu ouvrier et dans les facs. Apparemment les July, BHL, Sollers et tutti quanti, de par leur pouvoir médiatique ultérieur avaient fait écran.

6 Les militants « du parti » venaient systématiquement frapper aux portes des appartements ouvriers le dimanche pour « conscientiser » en période électorale ; ce que LO a poursuivi dans les 70. Lorsque j'habitais à Fontenay aux Roses, on en vit défiler quelques-uns ; comme pour les Témoins de Jéhovah, je ne tardais pas à les ficher à la porte. Aux Témoins de Jéhovah je fichais la trouile en criant « je suis communiste » ; aux staliniens je criais : « je suis Témoin de Jéhovah ».

7Avec feu Jean-Pierre Hébert nous l'avions ardemment défendu. Hébert était un monstre de culture littéraire et marxiste qui fréquentait la bande des anciens de S ou B puis de Pouvoir ouvrier. D'une plume assassine et percutante je l'imaginais comme le futur successeur de notre idole Jean-Patrick Manchette. Hélas c'est un trotskien qui reprit le rôle, nommé Verdier à LO, pour des romans bcbg pas du tout subversifs mais convenables pour le lectorat gauchiste.


8Cf. « Ils ont tué Pierre Overney » de Morgan Sportès, ed Pluriel 2008 (10 euros seulement). Génial bouquin de plus de 350 pages que vous devriez tous avoir lu, non seulement parce qu'il fait soigneusement témoigner chaque camp, du flic au syndicaliste, du mao à l'ouvrier, mais parce qu'il donne une appréciation assez réaliste de comment cela se passait dans la vraie classe ouvrière et comment les maos se comportaient en véritables apaches, dirigés par des salauds comme le nommé Pierre Victor, qui en envoya tant au casse-pipe. Il permet de comprendre que, véritablement, à leur insu de leur plein gré, le pouvoir patron et syndicrates se sont servis surtout des frasques maoïstes pour saboter la réelle lutte de classe. Et quand la peur d'un nouveau mai 68 s'est éclipsée, il y avait assez d'infiltrés parmi eux pour que le maoïsme soit dégonflé comme baudruche bien avant les fins des 70.

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