Cette période électorale est minable, inintéressante, tous les parrains sont pourris, se font insulter dans la rue, au point qu'on voit même arriver sur les plateaux des "spécialistes" de l'abstention... Donc je réclame un entracte entre nous. J'ai retrouvé ce vieux texte interne de 1996 et j'espère qu'il vous intéressera, pas seulement les militants ou ex qui l'ont lu à l'époque, où finalement la plupart des militants, comme souvent, étaient surtout des ignorants du passé révolutionnaire.
"...Après plus de deux
années de détention préventive, je fus condamné, lors du fameux
procès des communistes de Cologne, encore à trois années de
forteresse... Au cours de l'instruction Marx, se trouvant à Londres,
fit le maximum d'efforts pour nous sauver, mais tous ses efforts et
ceux de ses amis n'eurent pas de succès par suite du parjure commis
par le commissaire de police Stieber et d'autres "sauveurs de
l'Etat", par suite des préjugés de classe des jurés, et, j'ai
le regret d'ajouter, à cause des sottes machinations d'autres
personnes dont nous devions porter la responsabilité (...) D'un
certain point de vue tout combattant politique doit,
incontestablement, être intolérant ; il faut, à mon avis,
reconnaître à Marx ce grand mérite d'avoir fait tout le possible
pour tenir à distance respectueuse de l'Internationale les
arrivistes et éléments équivoques. Les premiers temps surtout un
ramassis d'intrus s'y faufilaient, tels le pope des athées
Bradlaugh, et il faut savoir gré notamment à Marx que l'on ait fait
comprendre à ces gens que l'Association Internationale des
Travailleurs n'était pas un asile pour des sectes religieuses et
autres".
Friedrich Lessner (Souvenirs
d'un ouvrier sur Karl Marx, publié in Die Neue Zeit, 1892)
"...les représentants
conscients du prolétariat - qui savent par leur propre expérience
combien il faut de force de caractère pour mener à bien leur
travail de propagande dans les milieux ouvriers - rendent certes
pleine justice à Guillaume Tell, mais toute leur sympathie va à
Stauffacher".
Plékhanov ("Contribution
à la psychologie du mouvement ouvrier" 1907)
"L'énergie
révolutionnaire et l'instinct révolutionnaire de la classe ouvrière
se sont frayées un chemin avec une force irrésistible, en dépit de
tous les stratagèmes et de toutes les ruses policières".
Lénine (1905).
DEVELOPPEMENT NUMERIQUE ET
PROTECTION DE L'ORGANISATION
Je voudrais contribuer ici dans ce domaine, en
complément historique, en me basant sur l'expérience du parti
bolchévik concernant sa composition et son rayonnement, son rapport
à la masse des ouvriers et les obstacles policiers à sa croissance
; on apprendra ainsi bien des choses avec l'aide des sources
accessibles en anglais, avec des informations intéressantes même
fournies par des historiens sociologues plus que révolutionnaires.
Les éléments collectés nous conduisent à un "retour aux
sources" et peuvent favoriser à mon sens une approche de la
question de l'évolution des contacts (et de leur sauvegarde) vers
l'engagement militant en sortant des préjugés bourgeois qui
gangrènent la question et oblitèrent la spécificité de membre (la
conscience de classe plus que l'hérédité sociale) d'une
organisation révolutionnaire et plus tard du parti, mais pour mettre
en évidence l'importance des éléments ouvriers dans la période de
croissance numérique indispensable en phase de reprise historique
avec l'affirmation de l'esprit de parti.
Il sera traité aussi par après
de l'action des forces de défense de l'Etat pour tenter de saboter
(à l'exemple tsariste) le développement de l'organisation. Avec une
restriction cependant, comment ne pas avoir envie de réfléchir au
fait que la politique d' annihilation actuelle des jeunes éléments
révolutionnaires procède certainement à l'inverse de l'exemple de
l'Okhrana et de façon plus opaque.
Nous tâcherons de rappeler que
ce ne sont pas simplement les minorités révolutionnaires qui sont
l'objet de la surveillance et de l'infiltration mais aussi la classe
ouvrière dans les centres les plus importants (la police du tsar
suivait aussi "en profondeur" ce qui se passait dans les
usines grâce à ses syndicats officiels, bien qu'avec une
coordination primaire et souvent désordonnée, comparée avec ce
dont l'Etat totalitaire moderne dispose aujourd'hui). Comme quoi, il
n'y a pas que l'avant-garde marxiste pour "s'intéresser"
aux ouvriers.
Voici ce qui se passe après 1903 dans le cas du parti
social-démocrate russe, et on verra que là aussi cela peut
rejoindre et surtout inspirer nos préoccupations actuelles :
- réorganisation du parti
- le combat contre les déviations
anarchistes des menchéviks était inséparable du combat contre les
espions de la police = mesures de sécurité accrues vis à vis des
forces de répression
- réexamen du champ
d'intervention du parti par une enquête sociologique de tous les
comités locaux du parti dans la classe ouvrière sur sa perception
des idées socialistes, pourcentage d'ouvriers impliqués,
dénombrement des sympathisants sûrs, quartiers et usines où
intervenir, etc.
1. L'organisation
révolutionnaire et les ouvriers :
Après 1903, Lénine est amené à
souligner que l'esprit de parti se vérifiera par la capacité du
parti à intégrer les ouvriers. Pourquoi cette insistance ? Tout
groupe révolutionnaire n'a-t-il pas vocation à ce que les ouvriers
les plus conscients rejoignent le combat révolutionnaire ? Les
ouvriers sont-ils une garantie en soi de l'efficacité de
l'organisation révolutionnaire ?
En tenant compte du fait que la
classe s'est modernisée, est parfois moins concentrée dans de
grandes usines, mais dans le sens où toute la presse du CCI défend
la continuité de sa mission révolutionnaire en dépit de
changements structurels de surface (informatisation, diversification
des tâches et précarisation, éclatement des quartiers ouvriers,
dispersion en petites unités des usines modernes) j'essaierais
d'éclairer la question dans la mesure où il s'agit de la
constitution du parti de la classe ouvrière mais pas d'un parti ne
comprenant en soi que des ouvriers. La question est d'importance. Les
périodes de contre-révolution ont abouti en général à atomiser
les ouvriers, et à leur ôter même pour une longue durée toute
conscience de la nécessité de s'organiser politiquement. Et, il
faut bien considérer que, en période de reprise historique de la
lutte de classe, si un certain nombre d'ouvriers (les petits salariés
en général et les chômeurs) rejoignent l'organisation, cela
devient vraiment "dangereux" non simplement pour la police
mais pour l'ordre dominant. Cela signifie plus qu'un simple flux des
grèves, une capacité profonde de la classe à relever la tête.
Il ne faut pas oublier la
férocité particulière dont fait preuve à chaque fois la
bourgeoisie contre les ouvriers après les époques de chambardement;
à ce propos, lors de la répression du mouvement de 81 en Pologne,
le journaliste Bernard Guetta avait signalé que les intellectuels
avaient été en général épargnés mais que la répression avait
été particulièrement féroce à l'encontre des ouvriers (cf dans
ses excellents articles in "Le Monde"). Les intellectuels
peuvent écrire, pétitionner, dénoncer des brutalités. Les
ouvriers atomisés doivent être terrorisés pour leur ôter toute
envie de se croire puissant en tant que classe.
En effet lorsque les ouvriers
s'engagent ainsi massivement dans une lutte il y a là le signal
inquiétant pour la bourgeoisie que son ordre est flétri. Le danger
n'en est que plus important si des minorités ouvrières
significatives évoluent sur les positions révolutionnaires. C'est
en ce sens qu'on peut comprendre cette idée de Lénine de
l'adéquation de l'esprit de parti à gagner le plus possible de ces
ouvriers dangereux pour l'ordre dominant (à une époque il est vrai
où les groupements ou cercles ouvriers se développaient, mais de
plus en plus quand même à l'instigation du militantisme
social-démocrate).
Dans son ouvrage "Les
racines du communisme russe", un auteur en 1968 a rédigé
un ouvrage très documenté sur la constitution et la composition des
partis révolutionnaires en Russie au début du siècle. Je vais tout
d'abord en rapporter les grands traits.
L'auteur commence par établir
que ce phénomène (la croissance du parti bolchévik) s'expliquerait
surtout par la faiblesse croissante de l'appareil d'Etat tsariste, et
ce n'est qu'en second lieu qu'il place l'aptitude de la structure
organisationnelle du parti révolutionnaire à permettre l'apparition
"de l'homme qu'il faut, au bon moment, et pour prendre les
décisions adéquates". Cette considération est limitative car
elle laisse de côté la dynamique propre à la révolte ouvrière et
à l'expression politique du prolétariat.
Plaçons nous pour l'instant du
point de vue de cet auteur qui démarre son ouvrage à partir de la
problématique suivante, un parti révolutionnaire ne peut-il être
constitué que d'ouvriers ?:
"Cela ne signifie pas
qu'il y a un rapport mécanique entre les actions d'un parti et sa
composition de telle façon que, par exemple, un parti composé
exclusivement d'ouvriers manuels ou professionnels agisse toujours
seulement pour satisfaire les désirs de ce groupe social.
L'identification d'un groupe social avec un parti implique, d'un côté
que le groupe considère des (ou tous) aspects de la politique du
parti pour ses intérêts, et de l'autre, que les actions propres du
parti sont assujetties à l'intérêt du groupe ou de ses membres (ou
sympathisants). Il est vrai que les chefs peuvent contraindre ou
manipuler les membres pour qu'ils acceptent une politique qui puisse
perpétuer le pouvoir ou les intérêts des chefs. Il y a, cependant,
des facteurs existant dans le système politique et dans la politique
des partis qui limitent cette tendance - en particulier, l'existence
d'autres partis politiques, ou la croissance des fractions."
Selon cet auteur la concurrence
entre les partis socialistes-révolutionnaires, cadets et les
fractions du POSDR, les contraignaient à être en adéquation avec
la volonté de leurs membres, tout en limitant les intérêts des
chefs!?.
Cette analyse est quelque peu
empiriste et oublie les termes de classe qui ne se posent pas en
opposition de chefs et militants. Il considère paradoxalement que
"l'explication de la croissance d'un parti révolutionnaire
doit, par conséquent, résider dans la nature de ceux qui le
perçoivent". Il reconnait que l'explication psychologique est
inopérante à ce niveau et que le nombre et la nature du soutien au
parti révolutionnaire n'a rien à voir avec un pur intérêt
académique. A ce niveau on peut considérer qu'il a partiellement
raison. Les bourgeois ont leurs partis qui défendent la sauvegarde
de leur société d'exploitation, et les ouvriers des partis qui
mettent en avant leurs intérêts économiques sans préjuger dans un
premier temps des intérêts de l'humanité.
Il
s'appuie sur les propos d'un autre historien statuant doctement:
"...le
POSDR, de son propre aveu parti prolétarien, était en réalité une
organisation de révolutionnaires intellectuels avec seulement une
petite portion de soutien populaire" (Keep).
Tel est le point de départ de
cet ouvrage qui se propose d'examiner sociologiquement et non pas
politiquement des assertions bourgeoises qui, nous l'avons maintes
fois vérifié, servent à engendrer la méfiance vis à vis des
minorités révolutionnaires dans la classe (ces pauvres ouvriers
manipulés par des intellectuels..), alimentent les dénigrements des
auteurs académistes modernistes et les gorges chaudes des parasites;
combien de fois n'ai-je pas entendu des éléments gauchistes à la
fête de LO me dire : "à RI vous n'êtes que des intellectuels,
vous ne pouvez pas avoir d'ouvriers".
David Lane se propose d'examiner
la chose avec impartialité et détachement. On verra que ce n'est
pas inintéressant et confirme les positions du CCI sur
l'organisation, et j'en réfèrerai à chaque fois aux expériences
de nos grands ancêtres.
Au niveau de la recherche dans
les documents russes (journaux, documents internes, archives saisies
de la police) il n'est guère facile de déterminer initialement le
niveau d'engagement d'un membre du parti au début du siècle, depuis
le militant directement actif jusqu'au simple abonné ou
sympathisant, ni d'obtenir de nos académiques historiens des détails
sur le processus d'intégration (on en trouvera quand même un aperçu
en annexe). Les membres des premiers groupes révolutionnaires sont
fluctuants et n'ont pas laissé de curriculum vitae (le 1er congrès
en 1898 ne comptait que 9 personnes). Tout naturellement l'auteur est
obligé d'en référer au second congrès de 1903 (57 délégués)
qui représentait moins d'un millier de membres . 1085 militants ont
rejoint le parti avant 1905 et il est remarquable de constater une
considérable continuité de l'appartenance entre la période pré et
post révolutionnaire. Une estimation porte le nombre de "bolchéviks
organisés" à 8400 en 1905. Une autre estimation, au moment du
4e congrès de 1906, dénombre 13.000 bolchéviks et 18.000
menchéviks, pour un total de 81.000 membres du POSDR pour toute la
Russie. Mais les chiffres sont relativisés en 1907 à 40.000
membres. En fait nous avons compris que, comme dans le cas de la
social-démocratie allemande, les "membres actifs", le
militantisme réel (responsabilités, participation au débat
théorique) ne concernait qu'une centaine de militants. Les chiffres
ici sont trompeurs à une époque charnière pour le mouvement
ouvrier où la classe est encore embourbée dans l'idéologie
trade-unioniste de façon massive à la lutte de classe (la plupart
des militants socialistes de l'époque affirment avant tout que la
force de la classe c'est son nombre, sans insister sur le facteur
conscience et organisation comme le feront les bolchéviks), sans
avoir cette forme atomisée et apparemment déconnectée qu'elle va
connaitre dans la phase ultérieure de décadence. C'est le mérite
de Lénine d'avoir dégagé la spécificité "distinctive"
et minoritaire des membres du parti contrairement à l'illusion
"massive" et indéterminée véhiculée par
l'anarcho-syndicalisme (lequel resta lui-même un phénomène très
minoritaire en terme de militantisme); bien que Lénine se félicite
entre 1905 et 17 que le parti soit devenu un "parti de masse",
en terme de proportion il ne restera qu'une partie minoritaire de la
classe.
L'auteur signale que
l'enregistrement des entrées dans le parti pour les membres jouant
un rôle dirigeant est basée sur les rapports de police qui restent
toujours discutables et faussés. Il note que la recherche de la
composition sociale des membres est une gageure mais reconnait que
les militants actifs constituaient un nombre relativement petit. Mais
il relève au passage l'aspect qualitatif des militants marxistes qui
se distinguent des partis petits bourgeois SR et narodniki "même
du point de vue du nombre, sans parler de la discipline et de la
solidarité d'organisation".
Il
constate que la conscience de classe, autrement dit la réalisation
d'un intérêt commun basé sur une position délimitée, n'est pas
un concept statique : "elle
peut exister, dans une société donnée, dans des formes extrêmes
pour de courtes périodes de temps seulement pendant les crises,
quand au cours d'autres périodes elle peut ne pas être apparente".
L'hérédité sociale joue un
rôle important dans la détermination de l'état individuel, mais
cela aussi n'est pas statique. Et il en réfère aux définitions
complexes des classes selon Marx et Weber. Il va donc s'efforcer de
retrouver les origines sociales et l'âge des militants bolchéviks
et menchéviks. Cela nous intéresse.
La petite noblesse était bien
représentée, 1/5ème des militants connus menchéviks et
bolchéviks. 55% des menchéviks étaient habitants des villes contre
40% des bolchéviks sur 11% de la population urbaine. 38% des
militants bolchéviks venaient de la campagne contre 26% de
menchéviks. Ce qui signifie que les bolchéviks provenaient d'une
population plus jeune, récemment prolétarisée. Initialement peu de
militants du POSDR étaient "ouvriers", cependant du point
de vue de classe l'auteur en conclut que le POSDR n'en était pas
moins un parti "de la classe ouvrière" réfutant l'idée
commune qu'on n'aurait dû juger ce parti que sur le fait qu'il
n'était composé "que d'intellectuels de la classe moyenne".
Il en conclut que dans le POSDR, composé d'éléments issus de
diverses couches sociales : "la notion plus large de classe
fournissait un dénominateur commun pour les membres du parti plus
que leur statut social"; ce problème était néammoins laissé
de côté par les diverses fractions socialistes.
Poursuivons l'examen de son étude
comparative. Les menchéviks comportaient plus d'employés et de
membres de l'intelligentsia quand on trouvait plus d'artisans chez
les bolchéviks mais de nombreux cheminots et ouvriers d'imprimerie.
Les menchéviks, une fois formés politiquement, avaient tendance en
général à relier leur activité politique à leur haut niveau de
qualification quand les bolchéviks plus tirés vers le bas étaient
socialement plus mobiles et donc moins conservateurs politiquement.
L'étude de la composition des
congrès révèle que progressivement, loin d'être une clique
d'éternels vétérans, la majorité des délégués était en
constant renouvellement. Dans les premiers congrès cependant ce sont
les menchéviks "fondateurs" du parti qui représentent la
plus grande continuité. "L'élite" menchévik a une plus
grande continuité et stabilité que la fraction bolchévik. Peu de
menchéviks rejoignirent les bolchéviks préférant rallier le camp
bourgeois.
Il n'y a pas de grande différence
de statut social entre leaders menchéviks et bolchéviks, les
membres des deux fractions proviennent en général des couches
supérieures de la population.
Au niveau des fondateurs, les
leaders bolchéviks étaient presque tous grand-russiens quand quatre
des neuf menchéviks étaient juifs et deux autres géorgiens.
Lénine, parlant de la composition de l'Iskra distinguait entre les
"durs" : "3 plus 6 russes" et les "mous",
"6 plus un russe", les non russes étant juifs. Ce qui tend
à étayer le fait que les éléments immigrés ont tendance en
général à plutôt vouloir s'intégrer à la société où ils
vivent jusqu'à, pour certains, embrasser la cause nationaliste
ultérieurement (cela me rappelle une réflexion du vieux au moment
de la lutte des foyers Sonacotra: "la révolution ne partira pas
des immigrés").
Quant aux origines politiques des
militants, leur parcours s'avère plus révélateur que ne s'en rend
compte l'auteur d'après ses tableaux. Sont issus de groupes
d'étudiants et des groupes narodniki la plupart des leaders
menchéviks et des faillis ultérieurs de la révolution: Bogdanov
(membre d'un groupe narodniki en 1886), Akselrod, Zassoulitch,
Martynov (ex membre de la Narodnaya Volya en 1880), Martov (membre du
groupe d'étudiants de St Pétersbourg en 1891). Par contre les chefs
historiques du bolchévisme ont commencé leur carrière politique
dans des organismes socialistes (ou parce qu'ils s'étaient assez
rapidement démarqués du populisme) : Lénine (groupe SD de Fedoseev
1888), Krassine (groupe SD de Bakou, 1891), Litvinov (groupe SD de
Kiev 1898). Le cas de Plekhanov est différent, membre du groupe
populiste "terre et liberté" il fut à l'origine de la
scission contre l'aile terroriste de la "Volonté du peuple",
choisissant le combat propagandiste en direction de la classe
ouvrière. Son mérite reste impérissable malgré sa faillite
théorique ultérieure justement sur la question de l'organisation,
puis son ralliement au chauvinisme ; en relisant ses écrits anciens
on s'aperçoit que Lénine a largement pompé le vieux sur les
questions organisationnelles.
La plupart des militants
menchéviks ont commencé leur activité plus tôt que les
bolchéviks, et étaient donc originellement plus liés à l'essor du
mouvement populiste, voire restés au fond populistes eux-mêmes (en
déportation Lénine dit un jour à Kroupskaïa qu'il fallait "se
séparer des vieux").
Comme l'avait déjà révélée
la révolution française, la jeunesse est plus réceptive à la
nécessité d'un monde nouveau qu'à la conservation des valeurs
anciennes. Célibataire et géographiquement plus mobile la jeunesse
est moins stable socialement. Il existait une opposition entre le
vieux parti des intellectuels des premiers cercles autour des années
1880 et les jeunes leaders des grèves des années 90. En 1907 les
menchéviks étaient en général plus vieux que les bolchéviks. Des
neufs premiers chefs bolchéviks les plus vieux étaient Krassine,
Lénine et Krasikov (tous âgés de 37 ans); les plus jeunes étaient
Litvinov et Zemlyacha (tous deux 31 ans). La moyenne d'âge des 9
bolchéviks était de 34 ans. Moyenne d'âge des chefs menchéviks :
44 ans, incluant quatre hommes de plus de 50 ans : Ramishvili (50),
Plekhanov (51), Zassoulitch (58) et Akselrod (57), le plus jeune
était Martov : 34 ans.
Les chefs des deux fractions
étaient plus vieux que les militants locaux du parti, mais il ne
faut pas oublier qu'un ouvrier moyen mourrait vers la quarantaine à
l'époque après avoir commencé à travailler enfant... Les délégués
au 5ème congrès du parti avaient une moyenne d'âge de 28 ans. En
termes d'âge, il n'y a pas de doute que les bolchéviks étaient
approximativement de la même génération.
Au plus bas niveaux de
l'organisation du parti, et plus encore parmi les membres actifs, les
bolchéviks étaient non seulement plus jeunes que les menchéviks,
mais leur structure organisationnelle permettait aux jeunes éléments
d'occuper plus rapidement des positions de responsabilité que ce
n'était le cas chez les menchéviks. 1/6ème des membres actifs et
responsables bolchéviks avaient moins de vingt ans, quand ce n'était
que 1/20ème pour l'autre fraction. Politiquement ces jeunes hommes
fournissaient une direction plus dynamique et vigoureuse à la
fraction bolchévik.
Si l'on trouve un faible nombre
d'ouvriers à la fondation du POSDR, par contre leur participation
s'avère croissante, cela se vérifie particulièrement au 5ème
congrès où chaque délégué représente 5OO membres. L'importance
de ces chiffres des membres du parti SD qui nous apparaissent
phénoménaux ne doit pas nous complexer de nos jours car n'oublions
pas qu'il s'agit encore de la période charnière où le capitalisme
juvénile ne pouvait faire autrement que de laisser l'éducation
ouvrière et sa représentation politique prendre une place
considérable. Dans la décadence, toutes les forces coalisées de la
bourgeoisie ont mis en place un raffinement totalitaire pour réduire
à la portion congrue l'expression révolutionnaire de classe et,
avec la contre-révolution, elles ont réussi à pourrir toute idée
d'expression massive de classe par les habits syndicalistes et
populaires intégrés à la domination étatique.
Les bolchéviks comptèrent parmi
eux une forte proportion d'éléments ayant disposés d'une éducation
universitaire et une faible proportion d'autodidactes quand les
menchéviks avaient reçu globalement une éducation petite
bourgeoise (en général les historiens objectifs considèrent, par
ex. après 17, que jamais un Etat moderne n'a compté autant
d'éléments cultivés comme l'étaient les commissaires bolchéviks).
Les bolchéviks comptèrent aussi
beaucoup plus d'employés de bureaux et d'ouvriers manuels que les
menchéviks qui avaient, eux, plus de "révolutionnaires
professionnels" c'est à dire de permanents. De plus en plus les
bolchéviks vont gagner des militants actifs dans les couches les
plus pauvres de la classe, mais en combattant l'ignorance et en
communiquant la passion de la lecture ("la planchette chérie de
livres politiques chez tout militant" dont parlait Monatte).
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Quand Lénine insiste tant sur la
nécessité de gagner les ouvriers à la cause, c'est bien sûr dans
le sens où Engels, Kautsky et Plékhanov avaient souligné avant lui
la capacité ouvrière à comprendre plus immédiatement la "division
du travail collective" que les intellectuels en général. Mais
n'oublions pas ce qui nous sépare de la fin du siècle dernier. Une
grande part des tâches de la IIème Internationale consiste dans la
nécessité de parachever la formation de la classe face à un
prolétariat récemment prolétarisé et qui compte encore une
majorité de jeunes venus de la campagne, souvent illettrés, il faut
alors les "éduquer":
- souligner les principaux abus
des patrons
- aider à formuler (et à
écrire) les revendications
- apprendre la notion de
solidarité.
La tâche n°1, politiquement,
est de gagner les ouvriers des villes "plus développés
intellectuellement et politiquement"; les ouvriers ont un
instinct de classe, et "avec une certaine expérience politique"
ils deviennent des militants fermes.
La constitution d'une
organisation centralisée territorialement, compte-tenu de l'histoire
de la formation des minorités et cercles, au stade atteint par le
mouvement en Russie au début du siècle, nécessite les facteurs
suivants:
- l'unification de ces cercles et
groupes.
-
il faut gagner les ouvriers, non dans le sens de les flatter mais de
"les élever au niveau des révolutionnaires": "ce
qui me révolte, c'est cette tendance continuelle à coller la
pédagogie aux questions de politique, aux questions d'organisation.
Car enfin, Messieurs les défenseurs empressés de "l'ouvrier
moyen", au fond vous insultez plutôt l'ouvrier à vouloir
toujours vous pencher vers lui avant de lui parler de politique
ouvrière ou d'organisation ouvrière" (Que Faire?) .
- l'organisation SD encore
embryonnaire "manque d'ouvriers pleinement conscients,
d'ouvriers révolutionnaires", s'insurge Lénine dans une de ses
interventions au second congrès, c'est le "plus grand défaut
de notre mouvement", et il ajoute : "n'ai-je pas dit dans
tous mes écrits que la formation des ouvriers révolutionnaires
devait être le problème de l'heure?".
CEPENDANT, ce travail vis à vis
des ouvriers (qui, répétons-le, ont un instinct de classe et qui,
avec une certaine expérience politique, deviennent des militants
fermes) dépend avant tout d'une organisation centralisée avec de
"véritables" militants, réduisant au minimu "l'hésitation
et l'instabilité à l'intérieur", alors l'influence de
l'organisation sera plus large, plus riche et plus féconde sur son
environnement ouvrier (cf. "Un pas en avant"..). Car, il ne
faut pas se faire d'illusion : "Coupé de la social-démocratie,
le mouvement ouvrier dégénère et s'embourgeoise inévitablement :
en se cantonnant dans la lutte économique, la classe ouvrière perd
son indépendance politique, se trouve à la remorque d'autres
partis" (cf éditorial du N°1 de l'Iskra, "Les objectifs
de notre mouvement", décembre 1900, tome 4 OC).
En 1905, 62% des effectifs du
POSDR appartenaient à la classe ouvrière, mais dans les échelons
de responsabilité on en dénombrait encore très peu. Au congrès de
1905 Lénine insistera pour que la proportion d'ouvriers dans les
comités (commissions d'organisation des villes) s'élève à 80% de
leurs effectifs; il ajoutait même qu'il ne faut qu'un intellectuel
pour plusieurs centaines d'ouvriers. Cette idée s'imposera (bien que
relativement) peu à peu. Au congrès de 1906 pour 108 intellectuels
on comptera 36 ouvriers, un an plus tard ils seront 116, soit plus du
tiers du total. Mais sur 3OO délégués, 56 pouvaient être classés
comme "révolutionnaires professionnels" et 118 "vivaient
au frais du parti".
Au 6ème congrès, quand Lénine
se prononcera pour l'entrée d'ouvriers d'usine dans les comités
locaux du parti jusqu'alors surtout dirigés par des intellectuels,
il se heurtera à l'opposition des "révolutionnaires
professionnels" menchéviks qui soutenaient qu'il n'existait pas
d'ouvriers aptes à en faire partie, protégeant ainsi leur statut de
permanents. Dans le dernier numéro du Bint vous avez pu lire le
texte de Trotsky de 1920 concernant le PC français où là aussi,
pour lutter contre les intellectuels francs-maçons, il était
demandé de responsabiliser au maximum des ouvriers non permanents et
surtout encore dans la production.
Ce souci de responsabiliser les
ouvriers n'est pas une recette efficace en soi si on ne pose pas la
problématique de la période: est-ce un moment de flux ou de reflux
de la lutte de classe? Est-ce que ce sont des ouvriers flattés
d'être ouvriers ou qui ont fait l'effort de se hisser à la
conscience révolutionnaire? En 1924, le gonflement du parti
bolchévique par des ouvriers de la dernière heure recrutés par
milliers n'empêcha pas la dégénérescence. De même en 1924-25 le
fait que les comités centraux du PCF aient compris environ 50%
d'ouvriers n'a pas empêché le développement accéléré de
l'opportunisme stalinien. Il n'en est pas de même, à l'inverse dans
les montées révolutionnaires de 1905 et 1917.
Lors du second congrès le
soutien politique apporté à Lénine provint essentiellement des
délégués de la Russie intérieure (c'est à dire des villes
industrielles) quand les votes en faveur de Martov provenaient des
menchéviks à l'étranger et du sud et sud est de la Russie ("La
Russie, elle, s'est prononcée résolument contre l'esprit de cercle,
contre les tendances anarchistes désorganisatrices" cf Lénine
"Au parti", 1904). Cette origine géographique se retrouve
au 5ème congrès où le soutien bolchévik provient pour l'essentiel
de Moscou, Ivanovo-Voznessenk et de l'Oural. Et l'on retrouve à ce
congrès une composition par nationalité qui reflète la
concentration de la classe ouvrière:
- côté bolchévik : majorité
de russes + une minorité significative d'immigrés juifs (10%)
- côté menchévik : un tiers de
russes, un tiers de géorgiens et un cinquième de juifs.
La scission n'a pas été
vraiment comprise sur le coup par les cellules locales du parti dont
la plupart des militants se considéraient d'abord
"social-démocrates" avant de se déterminer pour l'une ou
l'autre fraction. Mais ce n'est véritablement qu'après la
révolution de 17 que de nombreux militants locaux menchéviks
rallieront le nouveau parti communiste, la plupart des anciens
leaders menchéviks ayant eux basculé dans le chauvinisme.
Ces questions peuvent apparaître
étroitement "sociologique" mais elles ne correspondent
pourtant nullement à une démarche statistique policière ou
académique, car elles étaient celles du congrès de 1903. Lénine
lui-même avait été chargé de synthétiser ce type de questions
(cf "La question des rapports des comités et groupes du POSDR
au congrès du parti"); on y trouve des questions comme
celles-ci:
-
dans quelle mesure les ouvriers sont-ils touchés par l'agitation
socialiste ? Quels quartiers ? Quelles usines ?
- décrire avec le plus de
détails possible l'élargissement de ce cercle d'ouvriers depuis le
début du mouvement.
- influence de la crise
actuelle ? Les chômeurs, leur état d'esprit, l'agitation menée
parmi eux, etc.
- divergences parmi les
social-démocrates ?
- composition prédominante du
comité (ou bien du groupe, du cercle, etc) ? Estudiantine ? Ouvrière
?
- conclusion de
l'expérience...chez les intellectuels ? Chez les ouvriers ?
- les ouvriers prennent-ils
part à la diffusion des tracts ?
- passage de l'agitation
économique à l'agitation politique ?
- état des courants
révolutionnaires ? Vieux militants? Etudiants? Ouvriers ? La lutte
contre la social-démocratie, son déroulement et ses méthodes ?
(questionnaire évidemment interne, publié pour la première fois en
1924)
En conclusion de ces notes de
lecture, on peut réduire à néant les radotages démocratiques de
certains historiens assimilant nazisme et bolchévisme comment ayant
été deux mouvements basés sur la recherche du pouvoir par la
petite-bourgeoisie. Le bolchévisme a combattu pour la libération de
l'humanité et pour l'émancipation du prolétariat sans distinction
de race ni de sexe. D'ailleurs, prenons simplement la question des
femmes ouvrières à ce sujet. La vérité d'une société donnée et
la validité d'une conception politique révolutionnaire se vérifie
toujours par rapport à la situation faite à la femme, comme le dit
un jour Marx. Les nazis étaient non seulement des impérialistes
mais totalement misogynes. Les bolchéviks eux se sont battus pour
l'égalité des femmes ("salaire égal pour travail égal")
avec des militantes comme Kroupskaïa, Kollontaï et Inessa Armand.
Ils furent les premiers dans l'histoire moderne à intégrer les
femmes dans le domaine public. Le rôle des femmes ouvrières avait
été déterminant en 1917 d'autant qu'elles constituaient désormais
43p. 100 de la masse prolétarienne du fait de la saignée de la
guerre. Nous savons que ce sont elles (avec en leur sein sans aucun
doute les militantes du parti) qui déclenchèrent la révolution de
février, appelant à la grève générale pour la journée
internationale de la femme et exhortant les ouvriers des aciéries
Poutilov à entrer en lutte, de même qu'elles se rendirent
massivement dans les casernes.
La continuité politique marxiste
assumée par le parti bolchévik et son fonctionnement - qui montrent
le primat de l'idée révolutionnaire par un important turnover, un
rajeunissement constant et une popularité croissante exclusivement
parmi les ouvriers - ont été le gage de la victoire d'Octobre. Les
menchéviks ont plus recruté parmi la petite bourgeoisie des villes
quand les bolchéviks gagnaient la majorité des jeunes ouvriers
récemment prolétarisés. Le parti bolchévik s'est affirmé en
quelque sorte comme un jeune parti, mais il en fut ainsi non en soi
du fait de la flamme de la jeunesse comme le laisse accroire David
Lane à la suite des marcusiens, mais parce que c'est le long combat
de l'infime minorité des "vieux" fondateurs - survivants
des scissions nécessaires - qui avait tracé les rails des principes
de l'organisation. La fraction menchévique démocratisante et
anarchiste, plus conservatrice donc, était moins homogène car
marquée par ses querelles de chefs intellectuels vaniteux, par ses
minorités nationales et la pesanteur des spécificités héritées
du BUND.
L'auteur s'avère impuissant à
définir ce qu'étaient véritablement les sympathisants du POSDR en
tant que non propagandistes actifs, il ne peut que tenter de mesurer
leur état d'esprit à travers leur participation aux élections à
la Douma (il ne faut pas oublier que le fait de voter "socialiste"
à l'époque était un acte de lutte et aussi enthousiasmant que
l'idée de grève générale). Or ce sont les événements
révolutionnaires et la question de la guerre qui vont se charger de
convaincre les hésitants et les passifs. Ce moment c'est 1905, et il
a des incidences pour le parti aussi:
"La répartition des
fonctions entre les intellectuels et les prolétaires (les ouvriers)
dans le mouvement ouvrier social-démocrate peut être assez
exactement exprimée par cette formule générale : les intellectuels
donnent de bonnes solutions de "principe", brossent des
schémas excellents, font de bons raisonnements sur la nécessité
d'agir..;, tandis que les ouvriers agissent, transforment la morne
théorie en réalité vivante.
Je puis dire à présent sans
verser le moins du monde dans la démagogie, sans nullement amoindrir
le rôle considérable de la conscience de classe dans le mouvement
ouvrier, ni l'immense portée de la doctrine marxiste, des principes
marxistes : nous avons créé, au congrès comme à la conférence,
une "morne théorie" d'unification du parti ; camarades
ouvriers ! aidez-nous à transformer cette morne théorie en réalité
vivante!...
Consacrez-vous
pratiquement avec nous au problème de la fusion, et qu'il y ait dans
ce problème (une de ces exceptions qui confirmera la règle), un
dixième de théorie et neuf dixièmes de pratique. Ce voeu est
vraiment très légitime, psychologiquement compréhensible, fondé
sur la nécessité historique. Nous avons si longtemps "théorisé"
(quelquefois - à quoi bon le cacher - à vide) dans l'atmosphère
renfermée de l'émigration que, ma foi, nous ne ferions pas mal de
"courber l'arc dans l'autre sens", ne fut-ce qu'un tout
petit peu, et de faire avancer un peu plus la pratique". ("De
la réorganisation du parti" 1905)
2. Propagande et agitation:
découverte de Kremer ou réappropriation du marxisme.
Jusqu'au congrès de 1903, du
fait des arrestations massives et régulières des militants, il
n'avait pas existé de structure organisationnelle permanente. La
fondation du POSDR avait été de ce fait relativement tardive
comparée aux autres partis SD européens à l'existence tolérée
officiellement.
Des cercles ouvriers d'éducation
générale tout comme pour la discussion des problèmes
politico-économiques existaient dans les années 1880,
particulièrement après 1885. En 1887 on comptait six cercles
ouvriers dont les membres provenaient de plusieurs établissements
industriels. Les premiers groupes avaient été aidés par des
intellectuels radicaux étudiants; plusieurs d'entre eux, strictement
composés d'ouvriers, gardaient jalousement leur indépendance
organisationnelle tout en restant soupçonneux si ce n'est hostile
vis à vis des intellectuels. Pendant les vacances d'été les
étudiants se dispersaient pour rejoindre leurs familles, et des
ouvriers laissés à eux-mêmes disaient avec dépit : "la
révolution est en vacances" (cf A. Ulam)
Mais cependant beaucoup
d'ouvriers respectaient ces intellectuels et saluaient les armes
théoriques qu'ils apportaient pour leur éducation politique. De
nombreux cercles de discussions étaient dûs à l'initiative de
militants SD toutes tendances confondues et semblent avoir
conditionnés les adhésions ultérieures au POSDR. De tels cercles
menaient des discussions sur l'économie politique, la "question
ouvrière", et la structure politique des autres Etats de
l'Europe de l'ouest. Les idées marxistes étaient diffusées par des
brochures d'écrits de Marx et Plekhanov ( la compréhension des
écrits lumineux de ce dernier semble avoir été tardive
paradoxalement comme on va le voir).
L'activité au niveau d'une
cellule d'usine en 1904 consistait dans l'étude des classiques
(incluant le Manifeste Communiste) et les membres étaient conviés à
préparer par écrits leurs questions aux propagandistes
social-démocrates. Dans les réunions plus larges comptant environ
trente personnes on tenait des discours et on lisait des poèmes
montrant l'atmosphère émotionnelle dans laquelle les idées
social-démocrates étaient transmises, atmosphère qui jouait pour
une grande part dans l'attraction des gens à la cause (mémoires du
bolchévik Merinkov); le rôle de Gorki, membre de la fraction
bolchévik, est également considérable par sa capacité à décrire
la vie ouvrière, son hostilité aux paysans et aux déclassés,
surtout dans ses pièces de théâtre ; Plékhanov et Lénine
l'aiment littéralement comme un frère.
Mais malgré le succès d'estime
de cette propagande, la conversion des ouvriers au marxisme marquait
le pas et n'allait pas plus loin que l'idéalisme des narodnikis
exhortant les paysans à se révolter. Il fallait opérer une
découverte, ou plutôt une redécouverte comme on va le voir,
pourtant l'idée était contenue depuis une demi-siècle dans le
Manifeste Communiste. Laissons la parole à l'historien Adam Ulam:
"Comme les populistes
avant eux, il semblait que les marxistes ne parviendraient jamais
qu'à atteindre une infime partie de ces "masses" qu'ils
désiraient sauver de l'oppression et de la superstition.
Mais
cette situation allait évoluer grâce à la découverte d'une
nouvelle tactique qui, d'ici quelques années, ferait du socialisme
la foi militante d'une vaste portion du prolétariat russe. L'idée
en était née dans le quartier juif de Vilno en 1893, et c'est
Martov qui devait l'introduire en Russie dès son retour d'exil. Mais
le véritable auteur en était Alexandre Kremer, un socialiste qui
travaillait au sein du prolétariat juif de l'ancienne métropole.
Les tactiques de propagande préconisées par les marxistes russes
étaient moins applicables encore à Vilno qu'à Saint-Pétersbourg,
et cela, pour une raison bien simple : nombre de travailleurs juifs
ignoraient la langue russe, et les classiques marxiens n'avaient pas
été traduit en yiddish. Pour atteindre les masses, Kremer proposa
donc que les socialistes oublient momentanément les écrits de Marx,
Lassalle et de Tchernichevski pour aider les ouvriers à obtenir de
leurs employeurs certaines concessions légales et économiques.
Rappelons ici qu'à l'époque les syndicats étaient interdits et que
l'ouvrier russe n'était pratiquement pas protégé par la loi.
Kremer ressortit un ancien statut promulgué par la Grande Catherine
et aux termes duquel la journée de travail d'un apprenti devait se
limiter à douze heures et comprendre une pause de deux heures pour
le déjeuner. Ce règlement archaïque, dont nul ne se souvenait
plus, permit aux travailleurs industriels de protester pour qu'on
allège leur horaire de travail. Très vite les salariés apprirent à
se battre non pour "la fin de l'exploitation" ou "le
renversement de l'autocratie", mais pour des gages (ainsi
été nommée alors la rétribution salariale à la journée ou à la
semaine) plus
élevés et des conditions de travail moins difficiles. Et c'est
ainsi que l'ouvrier en vint à considérer l'intellectuel socialiste
comme un allié de valeur sur lequel on pouvait compter dès qu'il
s'agissait de lutter pour obtenir quelque amélioration des
conditions de vie.
Kremer fit part de sa
découverte dans un pamphlet intitulé "De l'Agitation" et
édité par Martov. Pour rassurer les puristes marxiens, il
s'efforçait d'y démontrer que, pour développer chez l'ouvrier une
conscience de classe, l'expérience de la lutte et l'union contre
l'Etat et les capitalistes permettaient seules d'espérer arriver à
certains résultats. Il peut paraître étonnant que, devant une idée
si pleine de bon sens, certains aient crié au génie tandis que
d'autres élevaient de violentes objections. Mais le marxisme dont le
premier objectif était d'abattre le capitalisme, dédaignait de se
préoccuper des "petits besoins" de l'ouvrier. A l'époque,
et même en Occident, on laissait aux associations professionnelles
des soucis aussi mesquins ; en tant que "politiciens", les
socialistes se consacraient à des tâches plus élevées.
Dans les cercles de
Saint-Pétersbourg, la découverte de Vilno fut à l'origine de
violents désaccords. En tant que néophytes, et contrairement à
leurs homologues occidentaux, les marxistes russes avaient tendance à
prendre la doctrine au pied de la lettre. Aussi, nombre d'entre eux
craignaient-ils que cette nouvelle tactique n'échouât, ou encore
qu'elle ne réussit trop bien. Le marxisme ne proclamait-il pas que
le sort des travailleurs resterait inchangé tant que le capitalisme
ne serait pas évincé? Et si le prolétariat parvenait à obtenir
certaines concessions, ne risquait-il pas de conclure à l'inutilité
de la révolution ? Plus que tout autre, certains parmi les ouvriers
membres des cercles socialistes s'opposaient à la nouvelle
stratégie. Celle-ci, mettant l'accent sur la pratique plutôt que
sur la théorie, risquait en effet de compromettre la supériorité
que leur conférait face à leurs camarades une connaissance de la
doctrine péniblement acquise.
Lorsque,
au printemps 1895, Martov quitta Vilno, les avantages que présentait
l'agitation l'avaient déjà emporté dans l'esprit de Lénine sur
les doutes qu'il avait primitivement conçus à son propos (est-ce
vrai, d'où tient-il çà?).
Après d'étroits contacts personnels et idéologiques, les deux
hommes entreprirent donc de guider les socialistes de
Saint-Pétersbourg dans une voie qui, pour novatrice, allait être
décisive. Car, dans la lutte menée contre le régime, ce passage de
la propagande à l'agitation devait être déterminant. Pourtant
c'était là une arme à double tranchant, et si cette nouvelle
stratégie attira l'attention et la sympathie de milliers d'ouvriers,
elle donna en outre naissance aux diverses hérésies qui allaient
diviser les sociaux-démocrates russes.
Pour les socialistes de
Saint-Pétersbourg, 1895 fut une année fertile en événements.
Abandonnant leurs groupes d'études, ils se mirent à imprimer des
tracts qu'ils allaient ensuite distribuer dans les usines où ils
s'efforçaient d'exploiter tout conflit entre patrons et ouvriers.
Ecrits dans un langage simple et traitant exclusivement de questions
de salaires, ces tracts en arrivaient inévitablement à la
conclusion que, devant la collusion du gouvernement et des
propriétaires, les ouvriers devaient s'unir pour défendre leurs
droits. Lénine lui-même s'aidait (?) à la rédaction des pamphlets
et, avec son sérieux habituel, il se plongea tant et si bien dans
l'étude de la législation industrielle qu'il ne tarda pas à être
expert en la matière. Cette même année, il fit en outre ses débuts
d'auteur imprimé légalement. Quoique le recueil qu'il publia alors
dût être confisqué et brûlé par le gouvernement, plusieurs
exemplaires furent sauvés et il eut pour la première fois
l'occasion de voir ses propres paroles imprimées et non plus
illicitement polycopiées comme ç'avait été le cas jusque-là".
("Les bolchéviks")
Les historiens bourgeois sont
impayables. Ils nous apportent souvent des éléments éclairants,
mais à force de se vouloir objectifs, ils s'enfoncent dans le détail
et passent à côté du rôle historique des premiers propagandistes
marxistes ; ils oublient l'essentiel consciemment ou inconsciemment
en faisant croire qu'ils ont autorité puisqu'ils croient tout savoir
rétroactivement et sans se placer du point de vue de classe. Or, ce
Kremer auquel nombre d'historiens anglo-saxons font référence n'est
qu'un petit personnage comparé à Plekhanov. En octobre 1883, soit
dix ans avant cette soi-disante découverte de Kremer, avec sa
brochure "Socialisme et lutte politique", Plekhanov
définissait l'essentiel des positions de classe dans l'intervention:
"...ce
qu'on appelle le mouvement terroriste inaugure une ère nouvelle dans
l'histoire de notre parti révolutionnaire, l'ère de la lutte
politique consciente contre
le gouvernement. Cette réorientation de l'activité de nos
révolutionnaires oblige à réviser toutes les idées qu'ils ont
héritées de la période précédente. La vie nous contraint de
reconsidérer tout notre bagage intellectuel au moment où nous
passons sur un terrain nouveau"..."ce n'est point
Marx...qui nie l'importance du "mélange de la politique aux
buts économiques" de la classe ouvrière...Mais ceux qui
veulent concilier le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière
avec le refus de "la politique", ceux qui attribuent à
Marx les tendances pratiques de Proudhon, voire de Rodbertus, ceux-là
démontrent à l'évidence qu'ils ne comprennent point l'auteur du
Capital...En dépit de Proudhon le prolétariat persiste à
considérer la "révolution politique" comme l'instrument
le plus efficace de la révolution économique...
Dans
la pratique, cela ne va, bien sûr, pas si vite qu'on pourrait le
supposer en raisonnant a priori. La classe opprimée ne se rend que
progressivement compte du lien entre sa situation économique
et son rôle politique
dans l'Etat. Longtemps elle n'a qu'une notion très incomplète de sa
mission économique. Les individus qui la composent livrent un dur
combat pour leur vie quotidienne, sans même se demander à quels
aspects de l'organisation sociale ils doivent leur malheur. Ils
tâchent d'esquiver les coups qu'on leur porte, sans chercher à
savoir d'où viennent ceux-ci, ni qui, en dernière analyse, les
assène. Ils n'ont pas encore de conscience de classe, pas d'idées
directrices encore dans la lutte contre tel ou tel de leurs
oppresseurs. La classe n'a pas encore d'existence pour soi. Avec le
temps, elle sera
la classe d'avant-garde de la société ; mais elle ne le devient
pas
encore"..."il faut que la classe opprimée passe par la
rude école de la lutte pied à pied, avant d'acquérir le mordant,
la hardiesse et la maturité nécessaires à la bataille
décisive...Ce
qu'on appelle la
révolution,
c'est seulement le dernier acte du long drame d'une
lutte
révolutionnaire de classe,
qui ne devient consciente que dans la mesure où elle est devenue
politique"..."Ce
défaut de synthèse dans les idées révolutionnaires et les
programmes de nos socialistes ne pouvait manquer d'exercer la plus
néfaste influence sur les résultats de leur activité. En faisant
de l'indifférence politique de l'ouvrier russe le signe essentiel du
radicalisme de ses revendications économiques, nous rendions
indirectement service à l'absolutisme d'aujourd'hui. De surcroît,
en interrompant nos programmes à l'endroit où il aurait fallu tirer
la leçon politique des revendications sociales de la classe
ouvrière, nous en diminuions l'importance politique aux yeux des
ouvriers, qui comprenaient mieux que nous la vanité du combat en
ordre dispersé contre des exploiteurs isolés. Par bonheur, notre
mouvement ouvrier a très rapidement dépassé la première phase de
son développement"...
"...nous
n'avons point, politiquement, le compas dans l'oeil, en ce que, dès
le début, nos révolutionnaires n'ont pas su proportionner leurs
tâches à leurs forces ; et la cause n'en doit pas être cherchée
ailleurs qu'en l'absence d'expérience politique chez les militants
russes..Nous avons toujours surestimé nos forces ; jamais nous
n'avons tenu compte pleinement de la résistance qu'allait nous
opposer le milieu social ; nous nous sommes régulièrement empressés
d'ériger des moyens d'action, provisoirement favorisés par les
circonstances, en principes universels excluant tout autre
procédé...Presque tous les deux ans nous changions de programme,
sans jamais pouvoir nous arrêter sur un terrain sûr, parce que
toujours on se plaçait sur le terrain de l'étriqué
et de l'unilatéral
...(il
faut) se débarasser des habitudes de nomadisme politique...La force
de la classe ouvrière, comme, au reste, de toute classe, dépend de
la clarté de sa conscience politique, de sa cohésion et de son
degré d'organisation...On n'y peut arriver qu'en intensifiant le
travail parmi, au moins, les éléments les plus avancés de notre
classe ouvrière, en faisant de la propagande orale et imprimée, en
organisant des cercles socialistes pour les ouvriers."(1883)
On
connait ensuite les éléments de la lutte contre les économistes
(cf. Que Faire?), mais on ne peut pas oublier non plus le rôle
prolétarien des menchéviks, de Martov qui revendiquait aussi - et
de façon plus militante que Plekhanov - la nécessité d'un parti
pour mener à la révolution et renverser l'autocratie tsariste.
Mais, encore une fois, jusqu'à 1903, il n'y avait pas de véritable
organisation, DU FAIT DES ARRESTATIONS MASSIVES ET CONTINUELLES DES
MILITANTS qui s'exposaient trop facilement et DU FAIT DE LA
PENETRATION DU MOUVEMENT PAR DES PROVOCATEURS. En fait cette
pénétration était justement FACILITEE par LA NATURE OUVERTE des
cercles et cellules socialistes, et facilitée aussi par le faible
niveau de conscience de beaucoup d'ouvriers tout juste issus de la
campagne. Avec le débat mené depuis plus de deux ans dans le CCI,
on peut comprendre la férocité de Lénine à cet égard : "..le
Parti est une association libre qui serait immanquablement vouée à
la dissolution idéologique d'abord, matérielle ensuite, si elle ne
s'épurait pas de ceux de ses membres qui répandent des idées
hostiles au parti" ("L'organisation
du parti et la littérature de parti").
La
période de 1901 à 1903 vit se développer un réseau de
correspondants et de sympathisants qui acceptaient le leadership de
l'Iskra justement à cause de ses efforts pour centraliser.
N'oublions pas que cette "division du travail" marxiste,
"la plus grande centralisation"(en ce qui concerne
l'information du centre du parti) définie par Lénine supposait: "
de
"décentraliser au maximum la responsabilité devant le parti de
chacun de ses membres, de chacun de ceux qui participent au
travail...cette décentralisation est la condition indispensable de
la centralisation révolutionnaire et son correctif nécessaire"(cf.
"Lettre à un camarade"); on retrouve la même idée
concernant la parade à la surveillance policière avec le
fractionnement des activités (cf. infra in "L'omniprésente
surveillance policière").
En 1903, la taille du comité
incluant l'Iskra était évaluée entre 50 à 100 membres.
Les tracts de l'Iskra dénonçaient
sans relâche le syndicat policier de Zoubatov, le syndicalisme légal
et en appelaient à la liberté de la presse et en faveur d'une
éducation populaire. L'activité la plus importante constituait
toujours en distribution de tracts, lesquels étaient lus
clandestinement dans les usines. Bien que ces tracts mettent en avant
des revendications politiques, les revendications économiques qu'ils
contenaient étaient du plus haut intérêt pour les ouvriers. Mais
la dispersion de l'intervention prévalait encore en 1904. Les
groupes sociaux-démocrates n'étaient pas très développés dans
les régions industrielles. Le comité exécutif du POSDR de
Saint-Pétersbourg ne comprenait aucun ouvrier et les ouvriers lui
étaient souvent hostiles. Lors de la grève du 3 janvier 1905 aux
usines Poutilov, les militants venus apporter leur soutien virent
leurs tracts déchirés. La direction de Poutilov faisait vivre une
forte organisation, et musclée, "la société de Gapone",
opposée évidemment à tout changement révolutionnaire.
L'amélioration des conditions économiques par des moyens pacifiques
était encore la croyance majeure chez les ouvriers. L'importance de
l'organisme de Gapone était indéniable, cet organisme financé par
la police, disposait de 6000 membres. Tel nos modernes syndicats, la
société de Gapone organisait des bals dans les usines et
intercédait dans les conflits avec les patrons. Les groupes d'usine
social-démocrates étaient par contre constamment désorganisés par
la police. Une part encore considérable des ouvriers considérait le
tsar comme le protecteur naturel et charismatique de leurs intérêts.
L'influence du groupement de Gapone commença à s'effondrer
lorsqu'il fut incapable d'assurer le paiement des jours de grève (cf
infra), le mouvement de révolte des ouvriers prenant tant d'ampleur
qu'il échappa au contrôle stupide des policiers syndicalistes.
Les conflits internes du POSDR ne
permettaient plus pour l'heure sa croissance, et, répétons-le, les
membres des sections locales n'avaient pas vraiment conscience de la
signification de la scission. Au niveau de son intervention le parti
ne pouvait fonctionner encore que de façon chaotique, et cela
surtout du fait des fréquentes arrestations de militants.
Nombre de tracts diffusés:
- en 1903 : 55
- en 1904 : 11 seulement
- en 1905 : 70.
En décembre 1903 l'organisation
conjointe menchéviks-bolchéviks compte 18 cellules d'usines, et les
membres de ces cellules vont de sept à dix, ce qui donne un total de
membres ouvriers de 180. En additionnant les membres étudiants et
intellectuels du POSDR on obtient le chiffre de 360.
Le bain de sang du 9 janvier 1905
entraine un immense soutien aux militants social-démocrates, en
particulier à cause de leur intégrité reconnue et parce qu'ils
s'étaient opposés depuis longtemps au mouvement de Gapone et à
l'association policière de Zoubatov. En janvier 1905 on ne comptait
à Saint-Pétersbourg que 60 militants bolchéviks pour la plupart
très jeunes, surtout étudiants, et récemment venus à l'activité
militante; néanmoins, Goussev le secrétaire du comité bolchévik
de la ville estime qu'il s'agit d'une organisation efficiente.
Le rapport du 3ème congrès de
1905 fait état alors de 99 cellules d'usine pour la Russie, pour un
total de 737 membres : 17 cellules dans les usines de
Saint-Pétersbourg, 18 cellules dans le quartier de Vyborg, 29 dans
la cité, 30 dans la Néva et 15 cellules parmi les artisans.
A l'été 1905 l'activité
consiste encore à la diffusion de tracts au petit bonheur, il n'y a
pas encore de réels "meetings de masse", mais de petits
rassemblements de vingt hommes organisés par les bolchéviks
(source: un rapport de cellule intercepté par la police). Au cours
de cette période les menchéviks disposent de plus de moyens
financiers que les bolchéviks, et ces derniers ont d'énormes
difficultés à obtenir du papier et à faire imprimer leurs tracts.
Les cellules d'usine sont d'une
composition ouverte, outre des sympathisants ou militants bolchéviks
on y trouve des étudiants, des sympathisants de Gapone et des
ouvriers non organisés. Les liens de ces cellules avec la fraction
bolchévik sont lâches (lose). Militants menchéviks et bolchéviks
interviennent au coude à coude à ce niveau. Les deux fractions ne
sont pas encore suffisamment organisées pour donner une orientation
à la lutte, bien que leur influence soit croissante. Les deux
fractions ont environ un millier de membres chacune. Après le
massacre du 9 janvier la classe ouvrière devient plus militante. Les
ouvriers se tournent désormais vers le POSDR et lui apportent leur
soutien de toutes les façons (planques, invitations à venir prendre
la parole dans les usines, réseau de connaissances sympathisantes,
etc). Au cours de l'été 1905 sont créées de plus vastes
associations d'ouvriers et des syndicats socialistes. Après janvier
1906 de nombreux dons affluent au parti social-démocrate mais pas
seulement des ouvriers et des intellectuels mais aussi d'industriels,
dont on peut penser qu'ils avaient tout intérêt eux aussi à se
débarasser de l'autocratie tsariste.
Les slogans : ils mettent en
avant les émotions et évoquent l'enthousiasme pour la cause, ils
exploitent la révélation sociale fournie par les conflits de classe
en cours pour gagner de plus en plus d'individus au mouvement, ils
encouragent les participants à donner libre cours à leurs
convictions sociales et politiques et par conséquent à développer
la conscience de groupe et la solidarité. Au niveau du vocabulaire,
les bolchéviks utilisent plus souvent les termes de révolution,
grève, insurrection, droits spécifiques, socialisme que les
menchéviks. Les menchéviks utilisent plus communément la
revendication d'une république, les revendications économiques et
la dénonciation de la guerre et des capitalistes. Les deux fractions
adressent leurs appels avant tout aux ouvriers. Le gros des troupes
des manifestations est surtout constitué par les ouvriers d'usine.
La rapide croissance de
l'organisation social-démocrate à l'automne 1905 a montré qu'il y
avait un soutien latent à l'activité et à la direction
révolutionnaire. En conséquence, lors de la première révolution,
le comité exécutif du Soviet de Pétersbourg sera constitué de 7
membres (quatre bolchéviks et trois menchéviks) auquel seront
adjoints en tant que représentants des partis politiques : trois
bolchéviks, trois menchéviks, deux autres menchéviks du Bureau de
l'organisation provinciale, deux bundistes, trois
socialistes-révolutionnaires; et aussi trois délégués des
syndicats dont un des chemins de fer et deux de l'union des postes et
télégraphes. Ce qui signifiait une majorité à dominante
menchévik, d'autant que la fraction "molle" du parti était
très implantée parmi les syndicats.
3. L'omniprésente
surveillance policière :
Vis à vis des militants
marxistes la police russe fit d'abord preuve de bienveillance. Ils
lui apparaissaient moins être des fossoyeurs de l'Empire que des
excentriques inoffensifs obsédés par d'obscurs dogmes économiques.
Dans un premier temps elle se réjouissait de leurs âpres querelles
croyant que cela affaiblissait leur mouvement. Et puis ne
rejetaient-ils pas l'assassinat politique comme tactique
révolutionnaire ?
Mais la naïveté policière ne
devait pas perdurer en particulier grâce à Zoubatov, et on va voir
que la surveillance est très centralisée, la continuité de
l'action et de la formation des provocateurs assurée; l'Etat
bourgeois ne plaisante pas en ce domaine top secret car la moindre
gaffe peut lui être très dommageable :
"Ayant
commencé sa carrière comme étudiant révolutionnaire -
apprentissage courant pour un futur policier - zoubatov parvint à la
tête de l'Okhrana à Moscou dans les années 1890. C'est sous son
autorité que fut adopté pour la première fois le système des
empreintes digitales et des photographies de suspects ; il améliora
aussi les méthodes d'investigation en général et il releva le
niveau professionnel de la police. Il s'intéressa particulièrement
aux techniques de "provocation", et il noyauta les
groupements révolutionnaires par des agents qui simulaient des excès
de nature à entrainer l'arrestation d'extrêmistes abusés. Dans des
moments de franchise, Zoubatov disait aux révolutionnaires : "Nous
vous provoquerons à commettre des actes de terreur, puis nous vous
écraserons!". Mais il n'inventa pas la provocation policière,
celle-ci ayant été déjà appliquée par Ratchkovski et bien
d'autres. La grande innovation de zoubatov fut plutôt un socialisme
policier, c'est à dire l'organisation de syndicats sous le contrôle
de l'Okhrana" (cf
"La police secrète russe").
Comme on l'a déjà vu, ce
"socialisme policier" devait se retouner contre zoubatov
(grèves d'Odessa été 1903 où son syndicat perdit le contrôle du
mouvement); discrédité, congédié, il fut lui-même placé sous
surveillance policière. Zoubatov aura eu néammoins le temps
d'initier le modeste indicateur de police Azef aux raffinements de la
provocation avec les techniques les plus récentes. Azef accéda
rapidement à la tête des socialistes-révolutionnaires. Il
convainquit les membres de déménager l'imprimerie illégale en
Finlande afin qu'elle échappe à la police, et ce fut le
déménagement qui permit à la police de se saisir de cette
imprimerie sans qu'Azef soit soupçonné. Il fut l'élément qui
milita pour l'unification en un seul parti des socialistes
révolutionnaires dont il devint le chef, permettant ainsi à la
police de n'avoir plus qu'à surveiller un seul centre SR..
Le prêtre Gapone était aussi un
disciple de Zoubatov et continua à faire fonctionner son syndicat
financé par la police même après que Zoubatov ait été discrédité
(l'on sait que Lénine se fit beaucoup d'illusions sur Gapone, allant
jusqu'à le rencontrer plusieurs fois, croyant qu'il était le sésame
pour atteindre les grandes masses ; dans son article "Journées
révolutionnaires" (Vpériod n°4 de janvier 1905), Lénine part
de l'idée que Gapone est un possible provocateur zoubatoviste, mais
il n'exclut pas que "Gapone ait été un instrument
inconscient", il en appelle à la vigilance et conclut que "de
toute façon la lutte sera infiniment plus rusée").
Malinovski, petit criminel qui
avait purgé une peine pour vol, devait surpasser les précédents
dans la plus importante organisation révolutionnaire; et lui aussi
abusa largement de la naïveté de Lénine. Il ne fut pas le seul,
les cellulles bolchéviks étaient truffées d'espions à la solde de
la police, mais il fut le plus influent. Grâce à lui la police
suivit à la trace Lénine partout et pendant des années. En
particulier de 1906 à 1907, la police interceptait son courrier avec
Kroupskaïa, savait où ses pamphlets étaient publiés et vendus, et
savait aussi où il était caché en Finlande. En 1908, un des rares
bolchéviks en qui Lénine fait véritablement confiance, Jitomirski,
lui enjoint de déménager à Paris "pour sa sécurité" et
"parce que dans cette ville plus grande que Genève l'Okhrana
aurait plus de mal à l'espionner". Lénine accepte. Mais
Jitomirski est un agent de l'Okhrana, et les raisons de ce gentil
conseil avaient pour but de faciliter la tâche de surveillance :
menchéviks et SR avaient déjà transférés leurs états-majors à
Paris et des informateurs compétents de l'Okhrana les avaient
suivis. Lénine pouvait rejoindre le lot, et éviter ainsi une
dépense d'énergie à ses suiveurs.
Le chef de l'Okhrana, Guerasimov
entretenait 150 espions dans les partis révolutionnaires, ce qui
montre l'importance que la bourgeoisie russe, bien que moins subtile
que les occidentales, attachait déjà à ce type de surveillance. Il
ne s'agit pas de gentils James Bond pour la beauté de l'espionnite.
De 1906 à 1907 un millier de militants politiques sont exécutés du
fait de ce travail d'infiltration !
A travers les rapports des
zoubatovistes la police était en mesure de dénombrer régulièrement
le nombre des sympathisants SR, mais aussi le nombre et la
composition des deux fractions social-démocrates. La police suivait
également de près le déroulement et la fluctuation de la polémique
entre bolchéviks et menchéviks. Elle avait noté la forte
participation d'éléments juifs dans les agitations scolaires et
universitaires. L'organisation "plus ouverte" des
menchéviks favorisait indéniablement cette surveillance policière
en particulier dans les grandes usines.
A Ekaterinoslav de 1903 à 1905,
la police fût tenue au courant de la scission entre les deux
fractions, notant quand la direction en venait aux bolchéviks ou à
l'inverse aux menchéviks, suivant les votes des réunions générales.
L'action de la police marqua
souvent des points mais obtint au final l'inverse du résultat
recherché. Elle avait réussi à détruire l'organisation à Saint
Pétersbourg et à Moscou, mais en exilant et déportant les
révolutionnaires dans d'autres aires géographiques elle ne faisait
que déplacer le problème. En fait l'activité révolutionnaire
s'accroissait quand même et devenait même plus importante dans les
zones rurales. L'effort de l'Iskra en 1903 pour réunifier tous ces
groupes dispersés fut déterminant pour qu'elle soit reconnue comme
le leader du parti, comme on l'a déjà précisé (cf supra).
Dans le Caucase,en 1901, la
police s'était déjà inquiétée du "développement
significatif des cercles d'ouvriers social-démocrates". Un flic
de Tiflis notait même, perspicace, que malgré les recherches
approfondies, les arrestations ne parvenaient pas à empêcher la
croissance des cellules révolutionnaires
Par la suite, à Bakou, bien que
la police y fut avisée mais faible, 86 membres du comité SD sont
tout de même arrêtés du fait de l'environnement hostile des
groupes nationalistes et de la nature encore une fois relativement
trop ouverte des groupes révolutionnaires dans cette ville. En
Sibérie les comités de Krasnoyarsk et Omsk sont démantelés plus
longtemps, de juin 1903 à l'hiver 1904 (Trotsky qui en était membre
a témoigné ultérieurement à son corps défendant que la
"délégation sibérienne" était "molle"). Mais
ce démantèlement aboutit au résultat contraire une fois de plus,
décuplant le nombre de révolutionnaires à la fin de l'année 1904.
La police ne se contente donc pas
de faire de la statistique, d'observer statiquement ou d'emprisonner,
elle suit donc de près les débats entre fractions - aucun auteur ne
nous précise si elle n'y participe pas d'une façon ou d'une
autre...- et elle mesure même le degré de mobilisation de la
classe en lutte. Ainsi lors de la grève des mineurs russes de 1905
revendiquant une parité de salaires entre ouvriers russes et
étrangers (sur la base des taux belges), un rapport de police note
la difficulté des mineurs à s'organiser:
"...les
mineurs présentent un moindre danger comparés aux ouvriers d'usine
qui sont plus enclins à créer des troubles, plus réceptifs aux
différentes formes de propagande, et savent lire, sont intelligents
et ont un niveau culturel assez élevé".
Avisé policier, en effet à
l'été 1905, les mineurs ne jouent pas un rôle important dans
l'insurrection.
Les rapports de police de
l'époque sont parfois plus intéressants que de simples témoignages
militants unilatéraux. Ils décrivent les harangues publiques, la
faconde des orateurs, comptent les drapeaux, notent qu'on chante
souvent La Marseillaise, que les divers chants contribuent à créer
l'atmosphère de solidarité dans la foule des participants. David
Lane estime parfois ces rapports exagérés, ces observateurs
extérieurs percevant une solidarité et une unité plus grande
qu'elles n'étaient pour l'heure (souvent les flics s'exagèrent la
force des mouvements révolutionnaires, cf. la célèbre phrase de
Lassalle en conclusion).
Depuis
sa naissance et tout au long de son développement le marxisme en
Russie a donc été constamment contrarié et poursuivi par les
forces secrètes de l'Etat. Dès la fin du siècle dernier, pour
parer aux persécutions dont faisait l'objet "L'Union de lutte"
Lénine défendait les principes prolétariens contre toute illusion
démocratique en particulier par le cloisonnement des activités :
"Il
faut des militants pour toutes sortes de travaux, et plus les
révolutionnaires se spécialiseront dans des domaines bien
déterminés de l'activité révolutionnaire, mieux ils étudieront
les méthodes d'action clandestine et les moyens de camoufler leur
activité, plus ils mettront d'abnégation à se confiner dans une
tâche modeste, effacée, circonscrite, et mieux la sécurité de
toute notre action sera garantie, plus il sera difficile aux
gendarmes et aux espions de mettre la main sur les révolutionnaires"
(cf "Les tâches des SD russes"). Les révolutionnaires ne
pouvaient que constater que le gouvernement avait déjà constitué
des réseaux d'agents "enserrant" non seulement les foyers
existants mais aussi les foyers probables d'éléments
antigouvernementaux. Le gouvernement étendait sans cesse "en
largeur et en profondeur" l'activité de ses zélés serviteurs
qui traquaient les militants : "il
imagine de nouvelles méthodes, envoie de nouveaux provocateurs,
cherche à faire pression sur les détenus par l'intimidation, de
fausses dépositions, de faux messages...".
L'action
clandestine exigeait donc une spécialisation du travail et que la
coordination soit assurée par le noyau central qui ne devait compter
qu'un "nombre infime" de membres. Il faut des agitateurs
légaux. Il faut des diffuseurs de tracts. Il faut des organisateurs.
Il faut des correspondants dans toutes les usines. Il faut même des
hommes qui surveillent les espions et les provocateurs (dans la
lettre à un camarade, Lénine va plus loin : "il
faut
repérer
et harceler les mouchards, il est impossible de tuer tous les
mouchards, mais on peut et on doit créer une organisation qui les
suive à la trace").
Il faut aménager des "planques". Plus seront fractionnées
les tâches, plus on sera garanti au moins du fiasco. Mais "une
telle spécialisation est chose très difficile car elle exige un
maximum de fermeté et d'abnégation, elle exige que l'on consacre
toutes ses forces à un travail effacé, monotone, sans contact avec
les camarades...".
Une telle exigence rend donc très dure pour ceux qui brûlent d'être
révolutionnaires leur intégration. L'organisation devra alors
recueillir le maximum de renseignements sur la personne qui propose
de s'engager et exigera une "mise à l'épreuve préalable"
en lui confiant certaines missions. La mise à l'épreuve suppose
aussi ceci : "Quant
à la masse des jeunes débutants, il vaut mieux l'employer à des
entreprises pratiques qui, chez nous, se trouvent reléguées au
second plan par rapport à cette promenade des étudiants de cercle
en cercle qu'on a l'optimisme d'appeler de la "propagande"
("Lettre à un camarade").
Les révolutionnaires n'ont pas
affaire, à l'inverse d'une croyance communément admise, à de
simples observateurs, il ne faut donc jamais oublier que, même si
les méthodes peuvent apparaitre courtoises, voire bienveillantes, à
terme le but de la police est de détruire les organisations quand ce
n'est pas les individus. L'interrogatoire "amical" peut se
corser avec l'utilisation de données biographiques, avec de faux
témoignages ("ton copain t'a balancé", "pense à tes
enfants", etc). Grâce à la saisie inespérée des archives du
Département de la défense de l'Etat (Okhrana) on dispose des mises
en garde bolchéviks en cas d'arrestation et pour faire face au
chantage (éléments qui devrait être inclus dans les st...):
"...ils
n'employaient pas toujours des tactiques "humaines" ni des
manières "raffinées". L'Okhrana employait couramment ces
tactiques dans les premières étapes de l'interrogatoire dans
l'espoir de leurrer les prisonniers. Mais une longue expérience a
enseigné aux bolchéviks comment déjouer ces tactiques. Peu à peu
les victimes étaient entrainées sur le terrain de l'Okhrana. Alors
les agents de l'Okhrana montraient leur vrai visage. Après la
Révolution de 1905 il y avait eu beaucoup de "discussions
amicales" avec des bolchéviks arrêtés, sur les enseignements
de Marx, sur les tactiques des partis bolchéviks et menchéviks, et
sur les questions politiques générales. Après les pogromes qui
avaient été organisés par la police et ses agents dans tout le
pays à l'époque, et pendant la première révolution, après la
brutale suppression de la Révolution de 1905 par le gouvernement
tsariste, l'Okhrana pouvait attraper ou abuser quiconque, même les
plus expérimentés, avec ses tactiques hypocrites et ses
interrogatoires préliminaires. (après l'échec du mouvement de
Zoubatov) les agents de l'Okhrana abandonnèrent la pratique des
"conversations" et de la "persuasion" pour
adopter les tactiques de terreur. L'ennemi était triomphant et
cherchait à consolider sa victoire par les moyens du
terrorisme"(S.Tchernomordik, 1917).
Laissons de côté la Tchéka,
qui, bien qu'il y ait eu des dérapages, ne représente pas une
continuité entre Okhrana et Guépéou, par contre la continuité est
avérée entre la police tsariste et le Guépéou devenu NKVD lors
des procès de 36 où les dossiers policiers du tsar furent utilisés
pour fusiller les vieux bolchéviks; le NKVD reprend les méthodes de
l'Okhrana (quand elle ne réembauche pas ses anciens fonctionnaires)
en rétribuant des espions vivant à l'étranger, avec un degré
supplémentaire dans l'horreur, en leur donnant les moyens
d'assassiner les révolutionnaires expatriés. Le régime stalinien a
mis en place un système de surveillance totalitaire de toute la
société, qui était effroyablement efficace mais qui servit à
faire croire aussi qu'en occident la bourgeoisie n'avait jamais eté
jusque là; pourtant que penser des formes de totalitarisme
occidental, d'autant qu'elles sont invisibles; nous pouvons en
déduire qu'elles ont toujours été et sont certainement plus
raffinées et certainement plus efficaces que dans la caserne dite
soviétique. Sous Staline, les syndicats se sont transformés en
police d'usine au service de la Guépéou (croit-on que nos syndicats
occidentaux sont moins flics?).
Pour la petite histoire, il faut
savoir que le système policier le mieux organisé du monde, cette
fameuse Okhrana, s'effondra pratiquement sans combat après la
révolution de février 17, à l'instigation du Soviet de Petrograd.
L'abolition de la police fut annoncée par télégrammes aux
provinces. De nombreux Okhrannik furent arrêtés, et une commission
extraordinaire d'enquête fut mise sur pied par le gouvernement
provisoire (on aimerait bien avoir un jour les travaux détaillés de
cette commission...). Les ex fonctionnaires, éduqués eux-mêmes à
extorquer n'importe quel aveu, furent très évasifs jusqu'à leur
exécution. Les commissaires cherchèrent à en savoir plus sur les
vedettes stupéfiantes tel Malinovski (les détails manquent). Les
ex-Okkhrannik déclarèrent que leur tâche principale consistait à
recueillir avant tout des renseignements politiques, mais ce n'est
qu'après un questionnement appuyé qu'ils reconnaissaient que les
provocateurs rétribués avaient pour fonction de militer un maximum
en apparence. L'interception des correspondances était effectuée
avec les méthodes les plus pointues, et en général parvenait à
déchiffrer les codes ou les convenances les plus secrètes que les
révolutionnaires croyaient indécelables (la plupart des courriers
de Rosa et de Lénine écrits à l'encre sympathique étaient
déflorés). Des laboratoires munis des derniers cris de la technique
fonctionnaient jour et nuit. Les gouvernements étrangers finançaient
leurs propres espions (comme je l'ai rappelé concernant Parvus), le
gouvernement allemand finançait plusieurs "forces subversives",
en particulier les socialistes-révolutionnaires.
Voilà c'est tout. Ce ne sont que
quelques éléments de réflexion et de connaissance historique que
je voulais verser au débat, et qui, je l'espère lui seront utile.
Je tiens à conclure avec la célèbre phrase de Lassalle que
Plékhanov aimait citer en rappelant les débuts difficiles du
marxisme en Russie :
"Nous n'étions que
quelques-uns, mais nous poussions de tels rugissements qu'on nous a
cru nombreux, et nous le sommes en effet devenus".
Pierre Hempel (19.01.96)
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A N N E X E
1°) ENCORE QUELQUES CITATIONS :
Permettez-moi d'ajouter encore
quelques citations.
En 1884, voici ce que Plékhanov
disait des efforts et des sacrifices du militantisme:
"...Tout
de même, le conspirateur, qui compte surtout sur tel ou tel
"comité", renoncera, sans grand débat intérieur à la
propagande parmi les ouvriers qu'il juge seulement importants
"pour la révolution", sans les tenir pour les acteurs
essentiels de cette révolution. Le social-démocrate raisonnera
autrement, car il pense que ce ne sont point les ouvriers qui sont
nécessaires à la révolution, mais la révolution qui est
nécessaire
aux ouvriers.
Dans son opinion, la propagande parmi les ouvriers va devenir le but
principal de son effort, et il n'y renoncera pas avant d'avoir
expérimenté tous les moyens à sa disposition, avant d'avoir fait
tous les efforts dont il est capable. Plus notre intelligentsia
révolutionnaire se pénètrera d'idées vraiment socialistes, et
plus elle trouvera possible, facile, l'action dans les milieux
ouvriers, pour la simple raison qu'elle aspirera plus fortement à ce
genre d'action (cette
idée est souvent reprise par Lénine en 1903) Nous
ne voulons tromper personne, et, du reste, nous ne le pourrions pas.
Chacun connait les difficultés et les persécutions qui attendent
aujourd'hui ceux qui font de la propagande et de l'agitation
politique dans le peuple. Mais il ne faut pas exagérer ces
difficultés. Les persécutions policières compliquent
considérablement tous les modes d'action révolutionnaire, sans
exception. Cela ne veut pas dire que la terreur blanche ait atteint
son but, qu'elle ait "arraché la sédition à la racine".
Toute action suscite une réaction ; toute persécution engendre
l'abnégation ; si énergiques que soient les mesures d'un
gouvernement rétrograde, le révolutionnaire saura toujours passer
outre, s'il y met en oeuvre la quantité voulue d'énergie (...) Les
mouchards qu'on met aux trousses des "terroristes"
seraient-ils moins habiles et moins nombreux que ceux qu'on charge de
protéger notre classe ouvrière contre "les doctrines
mensongères du socialisme et du communisme"? Seul se
hasarderait à l'affirmer celui qui a résolu de se dérober à tout
prix à un travail qui ne lui plait pas.
Quant aux particularités du
milieu ouvrier même, elles ne justifient pas les sombres prédictions
de nos pessimistes. A vrai dire, on ne s'est jamais adonné chez nous
avec un peu d'esprit de suite et de système à la propagande parmi
les ouvriers. L'expérience avait pourtant démontré que même les
efforts dispersés de quelques douzaines d'hommes suffisent à
communiquer une impulsion considérable à l'activité
révolutionnaire propre de notre classe ouvrière" ("Nos
controverses" 1884)
On n'en finirait pas de citer
Plékhanov, aussi faut-il conseiller de le lire et relire:
"L'histoire montre qu'il
arrive souvent qu'un mouvement ouvrier à ses débuts subisse
l'influence des intellectuels. Mais cela ne se fait pas sans lutte
intérieure. Dans ce cas, à l'intérieur du mouvement, il y a de
nouveau "deux tactiques" opposées l'une à l'autre. Mais,
lorsque le mouvement ouvrier devient assez fort, lorsque le
prolétariat s'accoutume à marcher sans l'aide des intellectuels,
c'est la tactique prolétarienne qui finit par l'emporter... Et c'est
alors que les intellectuels, peu à peu, se détournent de lui"(Sur
la pièce de Gorki "les ennemis", 1907)
"Les gens qui, de quelque
façon, appartiennent aux classes "supérieures" de la
société sont habitués à trouver très prosaïque la question des
"sous"(...)On peut prouver, par des statistiques, que plus
les salaires d'une certaine couche de travailleurs sont élevés, et
plus grande est la part qui va à la satisfaction des besoins de
l'esprit. Par conséquent, pour le prolétaire, la lutte pour les
"sous" est déjà en elle-même une lutte pour le maintien
et le développement de ce qui fait sa dignité d'homme" (ibid)
-------------------------------------------------------------
Sur le redéploiement de
l'intervention du parti au moment de sa réorganisation dans la
période postérieure à 1903, voici quelques commentaires de Lénine:
"...Les camarades qui ont
la riche expérience du travail révolutionnaire sous l'autocratie
devront aider de leurs conseils ceux qui débutent dans l'activité
social-démocrate, dans les conditions nouvelles de la "liberté"
(cette liberté est encore entre guillemets). Il est évident que les
membres de nos comités auront à faire preuve d'un grand tact : les
anciennes prérogatives formelles perdent inévitablement de leur
importance aujourd'hui ; il faut tout recommencer à chaque instant
"depuis le commencement", il faut démontrer aux larges
couches de nouveaux camarades toute l'importance d'un programme,
d'une tactique et d'une organisation social-démocrates fermes.
N'oublions pas que trop souvent nous n'avions affaire jusque là qu'à
des révolutionnaires issus d'une couche sociale déterminée ; nous
aurons désormais affaire à des représentants typiques de la masse;
ce changement appelle non seulement une modification des méthodes
d'agitation et de propagande (nécessité d'user d'un langage plus
populaire, de savoir aborder un problème, de savoir exposer de la
façon la plus claire, la plus saisissante, la plus convaincante, les
vérités fondamentales du socialisme), mais encore une modification
de l'organisation." (De la réorganisation du parti, novembre
1905, OC tome 10).
-------------------------------------------------------------
2°) QUELQUES ELEMENTS SUR LE
PROCESSUS D'INTEGRATION DANS LE PARTI:
a- Le serment : ce terme perpétue
la vieille tradition des premières sociétés secrètes ouvrières,
et signifie que l'engagement n'est pas simplement statutaire mais une
question de vie ou de mort. Jusqu'aux années 20, donc pour toutes
les sections du Komintern, l'adhésion , après la participation à
des écoles de formation a lieu sur la base du serment, qui peut
varier selon les conditions locales. Ainsi :
"Je jure, au nom de la
fidélité de camarade et de toutes les lois révolutionnaires, de
consacrer toutes mes forces physiques et morales en vue du succès de
la révolution et du changement du régime actuel. Rien ne doit être
trahi, sinon chacun en répondra de sa vie."
Aux procès des jeunes
communistes bulgares à Sofia, était établi le texte du serment
suivant :
"Je jure sur la mémoire
des révolutionnaires tombés pendant les événements de septembre
et consens à être tué si je trahis quelque secret de
l'organisation. Je m'engage à ne pas trahir l'action du parti ni
aucun de ses membres ; à ne pas porter sur moi ni notes, ni adresses
de camarades ; à ne pas me démasquer sans nécessité comme membre
du parti ; à ne pas conserver chez moi des publications interdites ;
à garder le silence devant les juges d'instruction et aux
interrogatoires en me faisant passer pour ignorant".
b- Les cellules (résolution du
Komintern sur le PC et le parlementarisme).
"la création des
cellules communistes, partout où il y a des prolétaires ou
semi-prolétaires, même en nombre insignifiant, soit être la base
de tout le travail d'organisation du parti et des communistes pris
individuellement (...) Toutes les cellules communistes agissant dans
des organisations qui ne forment pas bloc avec notre parti sont
soumises sans condition à la discipline du parti, indépendamment du
fait que le parti soit à même, à ce moment là de travailler
légalement ou non. Les cellules communistes doivent être
subordonnées l'une à l'autre dans un ordre hiérarchique déterminé
et systématique.(...) (elles) sont intimement liées entre elles et
avec le centre du parti, échangeant les fruits de leur expérience,
exécutant le travail d'organisation et de propagande, s'adaptant à
toutes les variations de la vie sociale et à toutes les formes et
subivisions de la masse ouvrière, doivent, par leur action variée,
s'instruire elles-mêmes et instruire le parti, la classe ouvrière
et les masses "(Thèses sur les buts principaux de l'I.C.)
c- Les responsables :
"Les
chefs de divisions ou de subdivisions d'un centre local sont choisis
parmi les plus anciens adhérents actifs du parti";
la plupart ont été formés dans un stage pratique, pour les plus
anciens ce stage n'est pas obligatoire (chose regrettable car alors
tel ou tel se trouve être un individu plus ou moins borné).
d- Les écoles de propagande :
Vous connaissez tous le cas de
l'école de Lénine à Longjumeau, il s'agissait de perpétuer le
processus de formation typique de la IIème Internationale. On se
souvient que Rosa et Pannekoek professèrent dans de telles écoles
en Allemagne. Même si nous ne pouvons reprendre une telle éducation
scolaire -il faut comprendre que ces écoles étaient liées à la
formation d'une classe encore peu cultivée, et qu'il fallait parfois
même y apprendre à lire (ne souriez pas, il y a une quinzaine
d'années notre ex-militante N. Mariaud apprit à lire à une
sympathisante..) - notre souci reste le même, trop de camarades ont
été intégrés sur la base de simples discussions à bâtons rompus
dans les permanences. Nos journées d'étude ou journées
d'approfondissement vont donc tout à fait dans le même sens pour la
période à venir, de même que les incitations à des lectures
méthodiques des classiques.
L'I.C. développa deux sortes
d'écoles, dans la catégorie occidentale, et dans la catégorie
orientale. Ces écoles, outre les connaissances générales
politiques, donnaient une instruction systématique aux
propagandistes pour les mettre en garde contre toutes les
vicissitudes éventuelles de leur tâche future ; ce qui confirme
que, depuis 1903, les tâches de protection étaient placées au même
niveau que les questions politiques générales, comme tâche
politique à part entière.
Dans la période précédent
1917, la formation comme certaines réunions, avait lieu dans les
bois ; LO (qui connait certainement mieux et depuis plus longtemps
que nous les méthodes de travail clandestines des bolchéviks) et
les groupes d'extrême-droite modernes (dont les librairies
contiennent souvent des travaux d'approche précis de l'activité
bolchévik, et rédigés dans les années 20) ont repris cette
méthode.
e- rayonnement de l'influence
communiste : je ne l'ai pas rapporté dans le texte mais Lénine
insistait souvent pour que soient gagnés à la cause les ouvriers
qui disposaient de relations étendues ou connus assez largement dans
leur profession ; on retrouve cette idée dans les directives de L'IC
pour les militants à l'étranger. Le militant doit s'assurer le
concours de collaborateurs secrets, même non-communistes, parmi
toutes les professions ou positions sociales imaginables :
fonctionnaires gouvernementaux ou municipaux, employés et ouvriers
des usines, fabriques, magasins et autres entreprises industrielles
ou commerciales, cheminots, ouvriers du bâtiment, gens de maison,
personnel des cafés, intellectuels, avocats, docteurs, etc.
f- les seize instructions de
protection du Komintern (elles ne seront pas toutes citées pour des
raisons de longueur):
1°) Sois toujours prêt à
être fouillé ou perquisitionné. cache bien tout ce que tu as. Si
l'on ne trouve rien sur toi ou chez toi, tu te tireras facilement
d'affaire.
3°) Ne porte jamais sur toi
rien de compromettant (documents, lettres), excepté quand tu
transportes par ordre des objets de ce genre d'un endroit à l'autre.
Dans ce cas, déplace-toi sans retard et ne flâne pas. Sois ponctuel
au rendez-vous. Sois exact dans tous tes travaux et ne remets jamais
rien, surtout quand cette remise peut nuire au travail.
4°) Habille-toi de façon à
ne pas attirer l'attention.
5°) Ne te vante jamais et ne
parle jamais de ton travail, même à ton camarade le plus fidèle ou
aux camarades d'un rang supérieur au tien ; exception est faite en
faveur des camarades avec lesquels tu collabores à l'exécution
d'une même mission.
8°) En faisant connaissance
avec des camarades, s'ils ne savent pas ton vrai nom, donne-leur un
pseudonyme, indépendamment du fait que tu doives travailler avec eux
ou non.
9°) N'interpelle jamais un
camarade à haute voix dans la rue ou en public, car tu peux ainsi le
dénoncer à la police.
10°) Ne laisse en aucun cas
tomber entre les mains des pouvoirs établis le matériel ni,
surtout, les listes des membres de l'organisation et les
instructions. Redoute cela comme le feu.
12°) Ne crois pas que la
police sache quelque chose et tout d'abord ne crois pas quand on te
dit qu'un autre camarade a fait des aveux ; ne dis pas ce qui est
généralement connu ou ce que tu estimes comme tel ; ne raconte
jamais ton passé ni, surtout, rien de tes anciens camarades. Ne
nomme tes camarades en aucun cas.
15°) N'oublie pas que les
détenus qui parlent et avouent trop sont habituellement battus et
détenus plus longtemps que ceux qui se tiennent comme il sied à un
révolutionnaire.
16°) Souviens-toi que si tu
sais résister au premier assaut de la police, tu sauveras notre
cause. Souviens-toi des milliers d'hommes qui ont péri pour la
grande cause de la libération du prolétariat."
Source: Le travail secret des
agents bolchévistes (colonel Rézanov)
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Bibliographie:
- The roots of Russian Communism
de David Lane (1968)
- Bolcheviks under illegality de
S.Tchernomordik (directeur du musée de la révolution à Moscou en
1922) publié en brochure en G.B. en 1983.
- La police secrète russe de
Ronald Hingley (1970)
- Le travail secret des agents
bolchévistes, colonel Rézanov (1926) (préfacé SVP par le
"président du bureau permanent de l'entente internationale
contre la IIIème Internationale")
- Plekhanov : oeuvres complètes,
en particulier:
."Socialisme et lutte
politique": selon Lénine "la première profession de foi
du socialisme russe".
."Nos controverses" ,
étape essentielle dans la lutte contre le populisme, et qu'Engels
appréciait hautement (in lettre à Véra Zassoulitch 23 avril 1885)
.et l'indispensable recueil
"L'art et la vie sociale";
("Entre
parenthèses, il me semble à propos de noter pour les jeunes membres
du parti qu'il
n'est pas possible de
devenir un communiste véritable,
conscient, sans étudier - littéralement étudier
- tout ce que Plékhanov a écrit en philosophie, car c'est ce qu'il
y a de meilleur dans la littérature internationale du marxisme"
Lénine).
- Kroupskaïa : souvenirs sur
Lénine.
- Valentinov : mes rencontres
avec Lénine (unanimement salué, centré sur des souvenirs à
l'époque de 1903)
- Adam B. Ulam : les bolchéviks
(1965), moins superficiel que l'ouvrage de Broué.
- Lénine :
. Que Faire ? (1902)
. Les tâches des
social-démocrates russes (1897, publié en 1902, tome 2 OC)
. Lettre à un camarade sur nos
tâches d'organisation (1902, tome 6 OC) indispensable complément à
"Un pas en avant..."
. De la réorganisation du parti
(Novembre 1905, tome 10 OC).
(et merci aux camarades belge et
anglais qui m'ont offert certains de ces ouvrages il y a quelques
années, vieille tradition fraternelle inaugurée par RC, comme quoi
il n'y avait tout de même pas que des ouvrages occultes à la con
qui circulaient).
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