par Lucien Laugier
1ère partie.
Chap IV
II) L’échec des deux
ultimes atouts.
B) La vague
afro-asiatique
3°) caractérisation des
aires du mouvement.
b) L’aire
bolchevico-asiatique.
III) La terrible épopée
du Vietnam.
Micro-généralités.
Par rapport à notre
survol rapide des événements survenus dans l’aire
extrême-orientale de la révolution afro-asiatique, nous
consacrerons une place relativement grande à l’atroce guerre qui
ensanglanta, pendant presque vingt ans, l’entière péninsule
indochinoise. Par sa position stratégique de charnière entre la
Chine et l’Asie du sud-est, par l’étendue dans le temps du
conflit qui éclata tout au début des luttes des peuples de couleur
pour leur indépendance et se poursuivit alors qu’il était presque
partout achevé, par son effet de déclanchement du séisme qui
devait faire éclater l’empire colonial français, l’ex-Indochine
joua un rôle décisif dans l’orientation de la colossale secousse
dont l’issue fut déterminante pour la survie du système du
Capital.
A l’échelle des
dimensions plus modestes de cette étude, le reflet de cette série
d’événements dans la presse du PCI est aussi des plus
significatifs pour caractériser la courbe évolutive de notre
ex-organisation. Bien que moins volumineuse que celle qui fut
provoquée par la guerre d’Algérie, la critique du mouvement
d’indépendance indochinois se développa au moment où les grandes
questions qui s’interpénétraient concernant les possibilités de
crise du système à la dimension mondiale, étaient encore ouvertes.
Et il est intéressant de constater que les termes de cette critique,
pour avoir été essentiellement ponctuels, n’en étaient pas moins
percutants parce que portant sur le point central auquel était
suspendu toute la perspective révolutionnaire : la fracture
idéo-politique pouvant survenir dans l’Occident capitaliste à la
suite de la rébellion de ses plus lointaines bases d’influence et
de domination.
L’accent que le PCI
mettait alors sur l’hypothétique « réveil » des
classes exploitées des « métropoles impérialistes »,
d’une indignation et d’une révolte qu’auraient dû provoquer,
tout autant que la répression cynique exercée par la forces
colonialistes, la décomposition interne, contre-révolutionnaire, de
celles qui prétendaient dénoncer et résister à cette répression,
ne fut finalement pas sans écho ; mais la « réponse »
survint là où on ne l’attendait pas.1
Et si nous accordons encore bien du temps et de la place à expliquer
la teneur et les conditions de cette méprise- c’est parce qu’on
a un certain droit de penser, dans sa réalité – se ressentit
indirectement, dans sa faiblesse et ses limites, de l’erreur
essentiellement imputable au PCI.
Ce dernier aspect relève
de considérations ultérieures qui doivent être précédées d’une
identification claire des insuffisances existant déjà, il y a une
vingtaine d’années, dans la façon la plus correcte alors
d’aborder l’ensemble du phénomène afro-asiatique et, plus
particulièrement, sa séquence extrême-orientale. A qui disposerait
du temps et de la patience nécessaire pour vérifier l’exactitude
de notre commentaire dans le matériel produit par le PCI lors des
premiers ébranlements du colonialisme français, apparaîtrait
clairement ce qui constituait à la fois les forces et la faiblesse
de ce matériel : l’aptitude à stigmatiser efficacement la
position honteuse des « partis ouvriers », mais au
détriment d’une étude plus profonde de la genèse des composantes
et du devenir des mouvements anti-colonialistes2.
Il était bien clair,
dans une perspective générale entièrement reprise de la position
classique de la IIIème Internationale, que la révolte des peuples
colonisés et la lutte de classe du prolétariat métropolitain
devaient étroitement s’épauler l’un l’autre. Mais en ce qui
concerne les lieux et moments où étaient attendus d’abord les
premiers indices témoignant de tendances du cours classiste à
vouloir l’emporter sur celui de la conservation mondiale, on
chercherait vainement quelque chose de précis et de solide dans
toute la presse du PCI, lors de l’essor de la phase afro-asiatique
comme au moment de son déclin. Il est vrai que lorsque le mouvement
était déjà largement engagé dans les ornières qui devaient faire
de lui un appui de l’expansion capitaliste, et non son obstacle, le
PCI en était encore à glaner les indipsensables éléments
d’information, et à démêler la façon d’y appliquer les lignes
de principe qu’il défendait.
Caractère
petit-bourgeois du mouvement.
Concernant ce dernier
aspect, il n’est pas nécessaire de rappeler ici que, derrière les
dimensions ultra-réduites et l’influence nulle qui constituaient
les raisons les plus visibles de ces faiblesses du PCI, se
profilaient toutes les limitations découlant de la sujétion au
schéma léniniste dans la question nationale-coloniale. Il est utile
par contre de montrer de quelle façon ce qui était exact dans la
critique que permettait ce schéma ne parvenait pas à éclaircir et
aérer la perspective générale. La caractérisation du mouvement
indochinois comme « petit bourgeois » et, à ce titre,
incapable d’atteindre les dimensions d’un mouvement prolétarien,
soulève déjà la question des différences essentielles entre les
deux types d’action. On verra mieux, à la faveur des positions
prises par le PCI lors de la rébellion algérienne, combien, dans
l’optique de ce parti, l’invocation des obstacles s’opposant à
la transmutation d’un mouvement révolutionnaire, mais petit
bourgeois, en mouvement prolétarien, relevait davantage de facteurs
qualitatifs, c'est-à-dire conditionnés par la vision globale du
communisme. Ce qui, par contre, apparaît déjà comme sous-estimé
dans l’analyse des événements d’Indochine, c’est le caractère
idéologique des liens qui, par l’intermédiaire de la Russie et de
la Chine prétendument « socialistes », maintenaient la
révolte du Vietminh3
dans le champ de forces de l’impérialisme. Il était admis par le
PCI qu’en l’absence d’un cours prolétarien mondial, l’énorme
levée en masse des peuples de couleur, par ailleurs motivée par des
objectifs nationaux, ne pouvait espérer réaliser sa première étape
qu’à la faveur des rivalités qui divisaient les puissances
impérialistes. Mais la gageure que contenait implicitement cette
perspective consistait à opposer théoriquement à cette limitation
forcée des moyens, imposée au mouvement, la notion d’un contenu
radical qu’aurait permis une sensibilisation active du prolétariat
européen à la révolte en cours. Par là même, comme nous le
verrons mieux dans notre troisième partie, l’organisation de
Bordiga payait son tribut ultime à l’idéologie de la IIIe
Internationale, et même à se version trotskyste. La leçon générale
en est aujourd’hui facile à tirer : même à la faveur d’une
extrême radicalisation, d’un jusqu’auboutisme imposé à
l’insurrection vietnamienne - et qui, selon l’optique du PCI,
relevait d’une dynamique susceptible de faire éclater l’équilibre
impérialiste mondial – c’est un nouveau stade, à un niveau
supérieur de puissance et de conciliation des antagonismes, que cet
équilibre a atteint.
De ce point de vue,
l’histoire de la guerre d’Indochine est particulièrement
édifiante : les forces politico-sociales qui disputaient au
colonialisme la domination du territoire, soit en se heurtant à
l’ordre ancien, soit en s’appuyant sur lui et qui s’inféodaient
à de nouvelles influences extérieures variant au gré des
fluctuations de primauté entre grandes puissances, ont réalisé un
quadrillage historique du terrain qui rendait impossible de
« débordement » social sur lequel le PCI fondait
quelques espoirs. La pointe du mouvement « le plus avancé »,
du point de vue de la revendication nationale, fit son entrée en
scène dans une posture de soumission à l’égard de l’idéologie
et de l’alignement politique qui, au plan mondial, exprimaient la
consolidation de la contre-révolution. Son passage à la forme
extrême de la lutte armée lui fut littéralement imposé par la
sotte stratégie de son premier et archaïque adversaire et sous le
patronage de puissances entendant s’en partager les dépouilles
coloniales. La « relance » - également subie – de
l’action violente contre le nouveau maître – allié objectif et
discret de la veille – n’aboutit à son tour qu’au résultat le
plus effroyable en matière de destruction systématique des
existences humaines et de leur cadre de vie, d’un « Etat
souverain » enjeu des rivalités nouvelles entre les grandes
puissances. En bref, un colossale amas de cadavres, une ruine
économique totale, un esclavagisme halluciné d’organisation de
termitière, voilà la prix payé par les peuples d’Indochine pour
passer d’une sujétion à une autre. Et encore, les explosions de
bombes et es mitraillades s’étant finalement tues, l’impérialisme
le plus puissant ne perd-il sa base territoriale et politique
d’influence directe qu’après avoir mené à terme un processus
de dévitalisation qui, même du point de vue qui considère
follement toute création de nouveau centre d’accumulation du
capital comme étape utile sur la route du socialisme futur, ajourne
pour des décennies tout espoir de ce type : dans la péninsule
« unifiée », la Cochinchine, zone historiquement la plus
développée sur le triple plan de la prospérité du sol, de la
concentration sociale et de la tradition culturelle, perd toute
vocation de rayonnement moderne lorsque les Américains consentent
enfin à l’abandonner en tant que tête de pont qui fut commune à
tous les impérialismes successifs qui y ont appuyé leur
domination4.
Il n’y a probablement guère d’exemple plus éloquent d’une
procédure qui, au prix de sacrifices humains et matériels
exorbitants, parvient à réaliser de la façon la plus systématique
tout ce que les « indépendances » bourgeoises comportent
de hideux et de misérable sans y laisser subsister aucun de ces
contenus sur la valeur proto-révolutionnaire sur laquelle le
bolchevisme s’abusait déjà lorsqu’il calculait que des
« réussites » aussi coûteuses pouvaient, à la longue,
servir aussi les intérêts à long terme du prolétariat.
Le fait que le calvaire
du peuple vietnamien soit désormais terminé – du moins sur le
chapitre des sacrifices sanglants massifs – ne retranche rien à
l’utilité de la rétrospective entreprise ici dans le cadre de
notre récit. Au contraire, l’amer résultat de « l’indépendance »
acquise par ce peuple à prix exorbitant, ne fait que davantage
ressortir la logique implacable de la débauche de morts et de
misères avec lesquels il a fallu la payer. L’étroite filiation
d’événements qui se concluent aujourd’hui – un simple
changement de garde remplace la vétuste domination française par
celle, autrement astucieuse, des condominium implicites que constitue
l’impérialisme moderne – remonte en effet jusqu’aux premiers
balbutiements du mouvement d’indépendance en Indochine. D’une
façon beaucoup plus suggestive que dans les autres cas semblables,
il semble que ce mouvement n’ait pris une dimension hallucinante
que pour rendre plus dérisoires encore toutes les « voies de
libération » emprisonnées dans la problématique classiste
traditionnelle ; on croirait qu’il n’a démontré
d’extraordinaires capacités de martyres et d’endurance que pour
faire apparaître comme destin irrécusable ce qu’une analyse
attentive révèle comme enchaînement cohérent, à l’échelle
historique et internationale, de capitulations et de trahisons
parfaitement identifiables. De 1945 à 1976, au Vietnam, l’espoir
d’une radicalisation révolutionnaire du type de celle que
théorisait le PCI, s’amenuise au rythme même de l’intensification
des combats et des destructions : chaque relance de la révolte,
après bradage autour de la table ronde diplomatique des avantages
précédemment acquis sur le terrain, ne fait que préparer un
étranglement de la subversivité encore plus sévère et payé de
plus de sang encore ; chaque contre-coup des « contradictions
internes » du système mondial ne se solde, avec rétrogradation
de la radicalité contenue dans la révolte et attendue d’elle, que
par un réajustement à un stade supérieur de l’unité de ce
système.
« L’astuce »
diplomatique d’Ho Chi Minh en 1946 fait perdre à la cause de
l’indépendance les gains territoriaux et politiques obtenus
l’année précédente à la suite de la défaite japonaise ;
la guérilla déclanchée en riposte au bombardement français de
Haïphong, s’enlise dans une longue guerre d’usure qui consacre
le sud du Vietnam comme base inamovible de tous les impérialismes
successifs ; la victoire du Vietminh à Dien-Bien-Phu est
annulée par la paix de Genève qui coupe la péninsule en deux,
livrant objectivement le nord aux Chinois et aux Russes, le sud aux
Américains. La révolte des paysans contre le régime pourri de Diem
dégénère en conflit d’extermination qui laisse finalement à la
disposition du plus authentique des stalinismes un pays ruiné,
exsangue sans autre espoir que la survie ; et ce, sans qu’on
puisse seulement assurer qu’est définitivement terminé le
tragique ballet qui se poursuit en zone périphérique : Laos,
Cambodge, Thaïlande…
Une telle « fatalité »
n’a pourtant rien d’énigmatique. Pour en percer le secret, il
suffit d’examiner la genèse du mouvement d’indépendance
indochinois, de considérer ses conditions de départ, étroitement
imbriquées au contexte de contre-révolution agissante de la Seconde
Guerre mondiale. Aujourd’hui, il est facile de constater que cette
contre-révolution, même à des milliers de kilomètres de son
épicentre européen, exerçait sa logique tyrannique, même en des
lieux où il semblait que des masses misérables, secouant
impérieusement leur joug, tendaient à aller à contre-courant. A la
source même du « nationalisme révolutionnaire » du
Vietminh, il y a les mêmes aberrations idéologiques, la même
stratégie d’imposture, le même arrière-décor de liquidation de
toute radicalité qu’on trouve déjà dans la grande démission du
communisme international sous l’égide de la clique sanguinaire de
Moscou. Avant même d’être une force agissante, le mouvement
d’indépendance indochinois présente des stigmates
inter-classistes et inter-impérialistes5
de même sens que ceux qui caractérisent le ralliement de l’URSS à
la croisade anti-fasciste des « démocraties occidentales ».
A qui va se révolter contre celle-ci, leur virus idéologique est
déjà inculqué.
Le PC indochinois, chez
qui on ne sait pas qui l’emporte de la rouerie stalinienne ou du
patriotisme paysan6,
s’était réfugié en Chine après l’offensive japonaise dans le
Pacifique ; il y participa à la constitution d’un
gouvernement provisoire pour la future Indochine indépendante, dans
lequel il n’avait qu’un seul représentant. Sa dominante
idéologique est un mélange de patriotisme et d’antifascisme dans
le style de la seconde union sacrée. Les initiatives subversives de
son propre mouvement, il les subira plus qu’il ne les aura voulues,
et seulement lorsque les ruptures survenues au niveau des Etats au
cœur de la coalition des Alliés, davantage que l’éclatement des
contrastes sociaux dans la péninsule, lui ouvriront une perspective.
La « synthèse » opérée par Ho Chi Minh entre les
tendances divergentes et les tactiques contradictoires de ce
mouvement, et que Bordiga aurait classé dans sa catégorie
« d’opportunisme à des fins nationales », est une
sorte de position intermédiaire entre « l’associationnisme »
mystificateur de type Union française et l’autonomie assortie
d’étroites sujétions économiques genre Commonwealth. Si ni l’une
ni l’autre issue ne se réalisèrent, c’est, en fin de compte,
d’une part à cause de l’attitude irréductible de l’impérialisme
français, d’autre part en raison de la position stratégique de
l’Indochine dans la zone critique de l’Extrême-orient :
tout comme l’aveuglement du capitalisme français le fait évincer
pour avoir vu en toute réforme du statut colonial un « abandon »,
la stratégie obtuse des USA, après avoir tardé à normaliser leurs
rapports avec l’URSS durant la guerre de Corée, mettra plus de
temps encore à se convaincre que la péninsule n’est pas une base
d’assaut contre la Chine de Mao. Avec la lutte de l’Indochine
pour son indépendance, il s’agit donc véritablement d’un
mouvement enclavé, plus encore sur le plan des alignements
idéologiques que sur celui des contingences militaires, dans le jeu
politique des trois puis des quatre « grands ». Si la
perspective léniniste de renforcement de la révolution
prolétarienne par la lutte anticolonialiste des peuples assujettis
apparaît aujourd’hui avoir été une construction théorique
arbitraire et décevante, il faut reconnaître que le mouvement
d’indépendance extrême-oriental ne répondait même pas aux
conditions élémentaires que posait une telle stratégie ; ce
qui, déjà, permet de comprendre l’importance du corollaire
indispensable à la voie prise par la révolution afro-asiatique :
la falsification stalinienne du léninisme.
Que, dans la stratégie
du Viet-Minh, tout ce qui s’avère radical et positif soit
objectivement dû à l’apparition de circonstances politiques et
militaires exceptionnellement favorables, tandis que tout ce qui
concerne l’orientation volontairement imposée au mouvement
transpire d’inspiration anti-prolétarienne, c’est ce que
démontre sans interruption la suite des événements depuis le coup
de force japonais de 1945 qui élimine d’Indochine l’administration
et l’armée française. En contrepartie de l’avantage pris par
les maquisards de Vô Nguyen Giap7
qui, au début de la même année, s’assurent le contrôle des
régions montagneuses frontalières de la Chine, se profile la
sujétion du Vietminh à l’idéologie du camp des « démocraties
occidentales »8 ;
l’empereur Bao Daï ayant pactisé avec le nouvel occupant
japonais, le groupement d’Ho Chi Minh endosse le prestige
d’incarner la « résistance nationale ». Lors de
l’effondrement militiare du japon, l’influence du Vietminh
s’étend à toute la péninsule : ses troupes se transforment
en « armée de libération nationale », lancent l’ordre
d’insurrection générale, installent à Hanoï et à Saïgon un
« Comité de libération nationale » présidé par Ho Chi
Minh. Il n’est pas inutile de mentionner, comme trait de
conformisme du Vietminh que c’est des mains même de Bao Daï,
démissionnaire, que le Vietminh reçoit les sceaux de l’Etat,
c'est-à-dire du « traître » de la veille, le symbole
suprême du pouvoir. Autre preuve de sujétion, celle-là nullement
symbolique, aux forces de conservation sociale : la république
indépendante du Vietnam, proclamée à Hanoï en septembre 1945,
doit, sous la pression de Tchang Kaï Tchek, admettre dans son
gouvernement d’union nationale les vietnamiens du Dong Minh Hoi qui
sont parachutés en Indochine par le bourreau de Canton en vue de
rétablir une influence durable de la Chine sur le Tonkin.
La radicalisation
forcée du Vietminh survient à la suite de l’attitude
intransigeante du gouvernement de Paris qui veut le retour pur et
simple de la péninsule à l’ancienne situation coloniale
(séparation en provinces fédérées sous souveraineté française).
Le commissaire de la République, à peine débarqué à Saïgon,
dissout le Comité de libération de la ville, chasse le Nam-Bô
favorable à Hanoï, crée le Conseil consultatif de l’Indochine
acquis au maintien du statut colonial. La reprise immédiate de
l’agitation populaire est arrêtée par un premier compromis :
la déclaration du 24 mars 1946 qui prévoit un protectorat plus
libéral pour le Cambodge, le rattachement du Laos à la Fédération
indochinoise et à l’Union française. Divers facteurs concourent
cependant à rendre le compromis précaire : les ministres VNQDD
et Dong Minh Hoi, qui partagent le pouvoir avec le Vietminh, sont
pro-chinois ou pro-américains, hostiles à l’accord avec la France
qu’Ho Chi Minh au contraire recherche, en partie pour les
neutraliser. Les bases de cet accord, déjà signé le 6 mars 1946
entre Sainteny et Ho Chi Minh, étaient d’autre part fragiles en
raison de l’hostilité que, du côté français, lui manifestent
colons et administrateurs ; lesquels sont soutenus par l’amiral
d’Argenlieu, partisan du retour à l’ancien ordre des choses
contre le général Leclerc réticent à l’égard de tout projet de
reconquête. Bien que les termes du compromis soient extrêmement
modérés (le Vietnam est reconnu comme Etat à la Fédération
indochinoise et à l’Union française ; rentrée « pacifique »
des troupes françaises à Hanoï avec perspective de leur retrait
sous cinq ans) d’Argenlieu réussit à cristalliser la réaction
colonialiste en créant un Comité d’Indochine lié aux colons et
isolant la Cochinchine de l’influence Vietminh ; et il
parvient à gagner à ses vues le ministre socialiste Moutet :
en juin 1946, la République de Cochinchine est proclamée – ce qui
est déjà une grave infraction à l’esprit des accords du 6 mars –
tandis que les troupes françaises occupent les plateaux Moï.
Aussi, la conférence de
Fontainebleau (juillet-septembre 1946), à laquelle vient participer
Ho Chi Minh dans l’espoir de consolider les accords passés avec
Sainteny, n’est-elle qu’une formalité toute platonique boudée
par le gouvernement français dont la majorité MRP désapprouve la
« politique d’abandon » contre laquelle, au même
moment, d’Argenlieu déclanche une violente campagne, en
s’arrangeant par ailleurs pour faire accepter aux cambodgiens,
laotiens et Moï réunis à la deuxième conférence Dalat, un projet
de fédération qui exclut le Vietnam.
Ho Chi Minh, étant
revenu les mains vides de Fontainebleau, les événements se
précipitent en Indochine dès les mois suivants : à la suite
d’incidents entre les troupes françaises et vietminh, le croiseur
Suffren bombarde Haïphong (6000 morts) le 23 novembre 1946. La
riposte vietminh se traduit par le massacre de plusieurs dizaines de
français à Hanoï et par le déclanchement de la guérilla dans
tout le pays ; le gouvernement Vietminh passe à la
clandestinité.
L’élément décisif de
cette radicalisation a donc été l’attitude des forces militaires
françaises – plus particulièrement navales - qui, créant un
précédent à une pratique devenue courante lors de la guerre
d’Algérie – met le gouvernement de Paris devant le fait accompli
d’une répression brutale qui coupe court à toute « solution
négociée ». L’initiative reste d’ailleurs à d’Argenlieu
qui, face aux atermoiements d’une équipe gouvernementale divisée9,
sollicite l’ex-empereur Bao-Daï en vue d’en faire la caution
d’un pouvoir vietnamien fantoche à l’abri duquel le statut
colonial pourrait se maintenir. Bao Daï accepte, mais s’avère
n’être pas tout à fait l’homme de paille aussi maniable qu’on
le croyait ; sur son exigence, les accords de la Baie d’Along
(juin 1948) doivent reconnaître, au moins formellement,
l’indépendance de l’Indochine dans le cadre de l’Union
française. C’est alors au tour de Paris de tergiverser, le
gouvernement français étant aux prises avec l’opposition
gaulliste qui trouve exorbitante la concession faite, et dont
l’attitude n’est pas sans influencer l’astuce jésuitique du
MRP. Seulement, le 24 avril 1949, Bao Daï, nanti d’une lettre de
V.Auriol qui garantit l’application des accords d’Alon, fait sa
rentrée eu Vietnam.
Commence alors la longue
« guerre d’Indochine », dont les faits marquant –
jusqu’à l’écroulement soudain de Dien-Bien-Phu – concernent
moins les événements militaires que les incidences perturbatrices
du conflit sur la stabilité de plus en plus éphémère des cabinets
successifs et sur le jeu politique des partis, dont les mesquineries,
les sottises et les bassesses, caractéristiques indélébiles de la
IVe République, n’ont pas à être décrites ici. La stratégie du
vieux colonialisme épuise les dernières de ses astuces éculées
sans autre résultat que de jeter les germes, au sein même des
forces qu’il manipule en Indochine, d’un transfert de
souveraineté à l’impérialisme américain. En effet, tandis que
la rébellion vietminh, bien loin de « s’écrouler »,
comme toutes les barbes politiques de Paris en avaient la certitude,
remporte des succès militaires. Bao Daï, qui ne voit aucunement se
réaliser autour de lui le « ralliement populaire »
qu’escomptaient ses protecteurs, ne laisse par contre passer aucune
occasion de jeter les bases, dans le Vietnam du sud, d’un pôle
d’autonomie dont les USA, après la paix de Genève, s’assureront
le contrôle absolu : il obtient la création d’une armée
nationale vietnamienne, l’autonomie de mouvement de son
gouvernement sur le plan diplomatique, des engagements américains
sur le plan de l’aide économique. C’est que la stratégie
colonialiste ne produit guère que des résultats contraires à ses
intentions. La manœuvre diplomatique visait à diviser la population
de la péninsule à l’aide d’un système fédératif affilié à
l’Union française ; mais des nouveaux « Etats
associés » admis dans la Fédération indochinoise, seul le
Laos – parce qu’il est directement menacé par l’encerclement
vietminh – joue le jeu qu’on attend de lui. Encore que le traité
« d’amitié et d’association » qu’il signe avec la
France consacre juridiquement la disparition de l’Union française
constitutionnelle10.
Le Cambodge exige, lui, un statut de type Commonwealth. Même Bao Daï
s’oriente dans une voie identique en rejetant la formule de l’Union
française « dans sa forme actuelle » et en déclarant
s’en tenir aux traités bi-latéraux ; cependant qu’au sein
même de son équipe politique, Ngo Dinh Diem ne cache pas son
hostilité aux français et sa sympathie pour les Etats-Unis. A la
veille de la déroute du corps expéditionnaire, les conditions
mûrissent pour qu’à la faveur de cette défaite, la moitié sud
du pays revienne aux américains.
Sur le détail de la
débâcle militaire de Dien-Bien-Phu (mars-avril 1954) nous ne nous
étendrons pas ici. Une vaste littérature s’est consacrée à
stigmatiser l’erreur stratégique consistant à enfermer les
troupes françaises dans la cuvette du camp retranché exposé sur
tous les côtés au feu meurtrier d’une artillerie abondamment
fournie au vietminh par la Chine de Mao. Sans parler des
« scandales » qui ont fait couler tant d’encre au sujet
des « secrets » militaires communiqués par des généraux
français manœuvrés par des agents doubles. Nous soulignerons
seulement que la paix de Genève (mai 1954) fit perdre au vietminh le
plus clair de sa victoire militaire : alors qu’il s’approchait
du contrôle de toute la péninsule – l’unité des « trois
Ky » chère à Ho Chi Minh – le compromis réalisé avec les
USA sous la pression de l’URSS et de la Chine, son alliée d’alors,
imposait à ses forces le retrait au nord du 17e
parallèle. Il abandonnait ainsi la partie la plus riche, le sud, en
échange d’une promesse de « consultation des populations »
qui n’eut jamais lieu.
Comme on le verra plus
bas, le PCI sût énergiquement dénoncer cet abandon de l’objectif
minimum de la révolution anti-colonialiste, de même que le
préjudice porté à la naissance de l’insurrection algérienne par
le rapatriement intact, permis par la paix de Genève, du corps
expéditionnaire français. La presse du PCI mit à cette époque en
évidence le rôle déterminant du stalinisme dans cette issue de la
« sale guerre » d’Indochine ; par la collusion
ouverte de l’URSS avec les Etats-Unis et par la « discipline
nationale » observée par le PCF durant cette guerre et à
l’occasion de la paix.
Si on ajoute à ce
résultat général des accords de Genève le détail significatif
que Diem, le futur chef du gouvernement du sud-Vietnam refusa de les
signer – consacrant par là, symboliquement, la naissance d’un
nationalisme vietnamien pro-américain – on aura la confirmation de
l’enchaînement logique, dont nous parlions au début, des facteurs
privant « l’indépendance » indochinoise du minimum de
radicalité permettant de justifier les perspectives optimistes
d’inspiration léniniste en matière de « lutte
nationale-coloniale ».
Avec la paix de Genève
s’achève en effet la première phase de la tragédie du Vietnam,
la seule phase à propos de laquelle il n’était pas profondément
ridicule d’espérer encore l’insertion de cette secousse dans un
vaste bouleversement international susceptible de faire retrouver au
prolétariat mondial sa « ligne de classe ». Les
convulsions de la phase ultérieure appartiennent à une situation
dans laquelle attendre de ces événements la contribution la plus
minime à la genèse d’une perspective révolutionnaire devenait
une spéculation insensée, uniquement propre, comme on le constatera
en d’autres occasions, à satisfaire la masturbation intellectuelle
qui, chez les gauchistes, tient lieu de « conscience
théorique ». De la destruction au Vietnam de toute vie par
l’aviation américaine déversant napalm, rockets et défoliants
sur une population troglodyte ; de la résistance incroyable
dont celle-ci fit preuve, certains – y compris dans le bavardage
théorique du nouveau PCI – ont voulu déduire l’éclosion d’une
« force morale » capable de réveiller par son exemple la
combativité endormie des prolétaires d’Occident. Tardivement mais
inexorablement, les circonstances, contenues et portées, de
l’évacuation finale du Vietnam par les américains, sont venues
faire justice d’un tel délire. En ce qui concerne la plausibilité
d’une perspective prolétarienne échafaudée sur les résultats de
l’insurrection vietminh, la moins exigeante des visions perd toute
raison d’être à l’examen de ce que produisit, en Asie, et en
France même, la séquence de Dien-Bien-Phu.
1
La révolte étudiante des campus américains est liée à
« l’escalade » militaire US au Vietnam (vf. Notre 3ème
partie).
2
Le cas des commentaires de la rébellion algérienne fit, dans une
certaine mesure, exception. Nous expliquerons plus loin de quelle
façon différente, la même différence les caractérise.
3
Vietminh : étymologie et définition…
4
Hanoï vient de décider, après sa « victoire » encore
toute chaude, de ramener à la vie rurale un million des habitants
de la supermétropole saïgonnaise (Le Monde, décembre 1976). Il ne
s’agit nullement d’un bucolique « retour à la nature »,
mais d’une quasi déportation dans un paysage ruiné, sans abri,
ni subsistance, etc… Il est intéressant de noter la discrétion à
cet égard des « révolutionnaires » : l’étape
de l’indépendance nationale qui, selon eux, doit renforcer en
nombre et concentration le prolétariat, commence, au Vietnam, par
« déprolétariser » les anciens centres.
5
« Interclassiste » au sens étroit du terme : le
mouvement groupe aux côtés des représentants des classes pauvres,
non seulement ceux des classes moyennes mais également ceux des
classes riches et présente, au flanc des communistes, des éléments
franchement conservateurs, ouvertement réactionnaires et
farouchement anti-communistes : le V.N.Q.DD, homologue
indochinois du Kuomintang, le Dong Minh Hoi, partisan d’un
nationalisme à la Tchang-Kaï-Tchek. Inter-impérialiste au sens
large du terme, c’est-à-dire aligné sur les fluctuations des
alliances entre grandes puissances.
6
Voir en annexe un aperçu de son histoire.
7
Plus tard commandant en chef des troupes Vietminh ; vainqueur
de Dien-Bien-Phu.
8
Ce ralliement idéologique se double naturellement de dispositions
pratiques, politiques et militaires : contacts avec les
services secrets US ; et avec J.Sainteny, membre du
gouvernement provisoire français de la Libération (cf. H.Montal :
La décolonisation 1919-1963).
9
Le PCF est partisan de la reprise des négociations ; la SFIO
feint de croire un certain temps qu’elles ne sont pas rompues puis
se rapproche peu à peu de la position MRP qui « ne veut pas
un Etat communiste dans l’Union française ». Finalement, en
mai 1947, un ultimatum provoquant est adressé au Vietminh.
10
Il définit cette Union comme celle de « peuples indépendants
et souverains, libres et égaux en droits et devoirs ».
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