Voici la conclusion d'un livre que vous auriez dû avoir lu vous tous, du fait du témoignage rare et pas complaisant au coeur de cette fausse révolution espagnole qui ne fût qu'une guerre impérialiste où on massacra gaiement civils innocents et où fût envoyé déjà, au casse-pipe une génération de jeunes prolétaires européens. L'analyse ici de l'auteur Franz Borkenau, né le 15 décembre 1900 à Vienne, en Autriche, et mort le 22 mai 1957, est un essayiste et universitaire autrichien, est proche par beaucoup d'aspects des intuitions géniales de Bilan.
"Cette guerre n'occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants: les massacres de l'intérieur sont autrement meurtriers".
Pour une contestation limitée du témoignage de Borkenau, lire celui de Manuel Grossi: http://gimenologues.org/spip.php?article409
qui ne remet pas vraiment en cause l'analyse générale de Borkenau, mais confirme bien que les anarchistes hier ont bien été des embrigadés de la débile "guerre révolutionnaire"(à toutes les sauces) - que le prolétariat n'a jamais gagné et qu'il ne peut pas gagner foncièrement. Cette théorie perpétrée par le stalino-maoïsme, avec la conservation de la vieillerie communarde vague et obsolète - "armement général du prolétariat" - s'imagine que la question centrale de la révolution est comme la guerre bourgeoise une question de puissance armée, ce en quoi tous nos gauchistes modernes ont la même merde dans la tête que les embrigadés islamistes.
Extraits avant la conclusion (à ne pas lire si vous avez peur: très dérangeant pour la victimologie anarchiste et poumiste)
(...) Dans les bureaux du gouverneur, il y a des gardes qui ont servi sous les ordres de Durruti. Avec un sourire qui ne révèle nul sadisme mais plutôt la joie ingénue d’un enfant tout à son amusement du moment, ils me montrent les balles dum-dum qu’ils ont fabriquées eu incisant la pointe de balles ordinaires. «Prisionerosss ...» me dit l’un d’eux, sous-entendant par là que chaque homme pris aura sa balle. Tel est donc le visage de la guerre civile en Espagne. J’incline à penser qu’il en va de même dans le camp de Franco. Mais d’un côté comme
"Cette guerre n'occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants: les massacres de l'intérieur sont autrement meurtriers".
Pour une contestation limitée du témoignage de Borkenau, lire celui de Manuel Grossi: http://gimenologues.org/spip.php?article409
qui ne remet pas vraiment en cause l'analyse générale de Borkenau, mais confirme bien que les anarchistes hier ont bien été des embrigadés de la débile "guerre révolutionnaire"(à toutes les sauces) - que le prolétariat n'a jamais gagné et qu'il ne peut pas gagner foncièrement. Cette théorie perpétrée par le stalino-maoïsme, avec la conservation de la vieillerie communarde vague et obsolète - "armement général du prolétariat" - s'imagine que la question centrale de la révolution est comme la guerre bourgeoise une question de puissance armée, ce en quoi tous nos gauchistes modernes ont la même merde dans la tête que les embrigadés islamistes.
Extraits avant la conclusion (à ne pas lire si vous avez peur: très dérangeant pour la victimologie anarchiste et poumiste)
(...) Dans les bureaux du gouverneur, il y a des gardes qui ont servi sous les ordres de Durruti. Avec un sourire qui ne révèle nul sadisme mais plutôt la joie ingénue d’un enfant tout à son amusement du moment, ils me montrent les balles dum-dum qu’ils ont fabriquées eu incisant la pointe de balles ordinaires. «Prisionerosss ...» me dit l’un d’eux, sous-entendant par là que chaque homme pris aura sa balle. Tel est donc le visage de la guerre civile en Espagne. J’incline à penser qu’il en va de même dans le camp de Franco. Mais d’un côté comme
Fraga,
nous nous trouvons à proximité immédiate du front. La nourriture
est rationnée, les conditions d’hébergement strictement limitées.
L’intercession de Farras — très obligeamment proposée — est
nécessaire pour nous procurer à chacun un repas et un lit, face à
la résistance acharnée de l’aubergiste, qui en a visiblement
par-dessus la tête de se retrouver avec des notes impayées. Il se
radoucit en voyant que nous sommes tout disposés à acquitter notre
écot.
La
taverne du village est remplie de paysans. L’apparition de trois
étrangers est bien sûr un événement de taille. Chacun s’emploie
aussitôt à faire le récit des hauts faits de la révolution. Ce
sont pour la plupart des anarchistes. Un homme nous apprend, en se
passant d’un geste éloquent les doigts devant la gorge, qu’on a
tué trente-huit «fascistes» dans le village. Une véritable partie
de plaisir. (La localité ne compte que quelques milliers
d’habitants.) Les femmes et les enfants ont été épargnés, on
s’en est pris seulement au curé et à ses partisans les plus
virulents, au notaire et à son fils, au châtelain et à quelques
gros paysans ! J’ai d’abord cru que ce nombre de trente-huit
victimes était une fanfaronnade, mais le lendemain, j’ai pu me
convaincre de sa réalité en m’entretenant avec d’autres paysans
qui n’éprouvaient pas tous le même enthousiasme devant ces
massacres. J’ai eu de leur bouche des détails sur la manière dont
les choses s’étaient passées. Ce ne sont pas les villageois qui
ont organisé les exécutions mais les miliciens de Durruti, lors de
leur premier passage. Ils ont arrêté tous les suspects d’activités
réactionnaires, les ont conduits en prison à bord des camions et
les ont fusillés. Ils ont dit au fils du notaire qu’il pouvait
rentrer chez lui, mais le fils a préféré accompagner son père
dans la mort. En réponse à ce massacre, les riches et les
catholiques du village voisin se sont insurgés. L’alcalde a
offert sa médiation, une colonne de miliciens est entrée dans le
village et il y a eu vingt-quatre fusillés de plus.
Qu’a-t-on
fait des biens des victimes? Les habitations sont naturellement
revenues au comité, les réserves de vin et de vivres ont été
affectées au ravitaillement des miliciens. Je n’ai pas soulevé la
question de l’argent. Mais le grand problème est celui de la terre
et des loyers que les anciens propriétaires percevaient de leurs
fermiers. A ma grande surprise, je découvre que rien n’a encore
été décidé à ce sujet, bien que les exécutions remontent à
plus de quinze jours. La seule chose certaine est que la terre des
victimes continue à être travaillée comme par le passé par les
anciens fermiers ou par les ouvriers agricoles dans le cas des grands
domaines non morcelés. La seule différence est que le châtelain a
été remplacé par le comité en ce qui concerne l’emploi de la
main-d’œuvre nécessaire. Pour le reste, il faut se contenter de
on-dit: le comité percevrait en fin de compte cinquante pour cent
des anciens loyers, les cinquante restants faisant l’objet d’une
remise; la moitié des terres expropriées serait distribuée aux
paysans les plus pauvres tandis que l’autre moitié serait gérée
par le comité à titre de propriété collective du village. Il est
évident
En
résumé: à Seriñena comme à Fraga, on trouve une importante masse
politiquement indifférente et un actif noyau anarchiste formé
principalement d’éléments de la jeune génération. A Fraga,
profitant du passage de la colonne de Durruti, ce noyau a mis à mort
bon nombre de personnes sans rien réaliser de constructif dans le
village. A Seriñena, ce même noyau s’est trouvé livré à sa
seule initiative car la colonne qui se trouvait à proximité n’était
pas formée d’anarchistes mais de miliciens du P.O.U.M. et les
rapports entre les anarchistes du village et les poumistes étaient
loin d’être bons. En dépit de cela, le noyau anarchiste a su
provoquer un progrès considérable dans la mentalité paysanne en
répandant beaucoup moins de sang et en évitant de forcer la main à
ceux
L’hôpital
avait l’air fort bien tenu pour un établissement improvisé. Il
était placé sous la responsabilité du médecin local mais quand je
m’y suis rendu, quatre seulement des seize lits disponibles étaient
occupés, et par des malades civils. Et il n’y avait qu’un blessé
dans la salle spécialisée. Cette
guerre n’occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants:
les massacres de l’intérieur sont autrement meurtriers
Mais
ce que mon compagnon me rapporte sur l’attitude des miliciens de
Durruti est plutôt rebutant. Il semble qu’au milieu de
l’enthousiasme suscité chez les paysans par la cause républicaine
ils aient réussi le tour de force de se faire haïr. Ils ont dû
quitter Pina en raison de l’opposition silencieuse de la
population, opposition qu’ils se sont montrés impuissants à
réduire. Ils se sont apparemment montrés si intransigeants, qu’il
s’agisse des réquisitions effectuées au profit de la milice ou
des exécutions de fascistes réels ou prétendus tels, qu’ils ont
failli provoquer une révolte ouverte dans le village. Mais les
exécutions continuent. C’est, paraît-il, une activité qui a pris
chez les hommes de Durruti l’allure d’une routine banale. Mon ami
a été invité à assister à une de ces séances, comme on convie
quelqu’un à un spectacle affriolant.(...)
En
Espagne, le fossé qui existe entre l’idéal et la réalité
confine parfois au grotesque et les gens sont si ravis de toutes
leurs bonnes intentions qu’il ne leur vient pas à l’idée de les
mettre en pratique. Les anarchistes qui sont le plus souvent à la
tête des comités de village se targuent, entre autres succès
acquis, d’avoir aboli le commerce privé pour ce qui est des
récoltes. J’apprends que désormais les récoltes sont vendues
directement aux syndicats et j’ai tendance à saluer l’exploit
que cela représente du point de vue de l’organisation. Mais à un
moment, le démon de la curiosité m’a poussé à demander un
entretien avec le responsable de la commercialisation de la récolte
— du blé en l’occurrence. Et c’est là que j’ai dû
déchanter. Le responsable n’existait pas et un désarroi réel
s’est peint sur le visage de tout le monde quand j’ai demandé à
voir cet homme qui n’existait pas. Au bout de quelques instants,
ils ont fini par convenir que les récoltes étaient traitées
exactement comme dans le passé, c’est-àdire laissées aux
initiatives marchandes des particuliers. En fait, maîtriser des
problèmes comme celui de l’exportation des oranges de la région
de Valence excède de beaucoup les capacités organisatrices d’un
petit village. Mais à défaut de mettre en pratique les idéals du
communismo libertario, il est toujours agréable de faire rouler le
mot sous le palais.(...)
Le
soulèvement de Franco est généralement décrit comme une révolte
fasciste. Cette appréciation provient en partie du fait que Franco
s’est lui-même identifié au fascisme international. D’un point
de vue scientifique, le terme pourrait être accepté à condition
d’appeler «fasciste» toute dictature et d’utiliser le mot
«fascisme» au sens de «régime non démocratique». Mais ce
faisant on élimine la nature individuelle concrète des dictatures
de notre temps, qui diffèrent largement les unes des autres à de
nombreux égards. Le fascisme, classiquement représenté par les
régimes allemand et italien actuels, désigne quelque chose de bien
précis. C’est d’abord l’existence d’un dictateur reconnu.
comme «leader», comme «guide»; en second lieu, le terme implique
un système de parti unique; en troisième lieu, un « État
totalitaire », en ce sens que, par-delà les questions proprement
politiques, la dictature s’étend à tous les aspects de la vie
publique et privée; quatrièmement, le fait qu’aucune force
indépendante du parti central n’est tolérée en quelque domaine
que ce soit; c’est ensuite le fait que le parti tente, en recourant
alternativement à la persuasion et à la violence, d’obtenir
l’assentiment, unanime de la nation et réussit assez largement
dans cette tentative. Enfin, on constate que le pouvoir totalitaire
est utilisé pour parvenir à un haut degré d’efficacité et de
coordination dans chaque branche de la vie publique. Le fascisme est
le plus puissant agent politique de «modernisation» qu’il nous
soit donné de connaître.
On
ne retrouve presque aucun de ces traits dans le régime franquiste.
Franco lui-même, le chef, ne doit pas son rôle dirigeant à un réel
ascendant, lentement conquis et solidement assis, sur ses ennemis et
ses concurrents, mais à un fait fortuit — la mort de tous les
autres prétendants au pouvoir suprême: Calvo Sotelo, Sanjurjo,
Goded, José Antonio Primo de Rivera. Ce n’est pas là une
différence mineure et elle s’accroît encore quand on constate
que, pas plus qu’avant lui Primo de Rivera, Franco ne dispose d’un
parti «totalitaire» pour faire triompher ses visées. Les deux
principaux partis du camp franquiste, la Phalange et les carlistes,
sont très loin d’être «les partis» de Franco. Les carlistes,
qui souhaitent le rétablissement d’une monarchie absolue légitime,
s’opposent à la fois à la Phalange et à Franco. Il y a encore,
bien que bénéficiant de très faibles forces, la Rénovación
Española, le parti d’Alphonse XIII en exil. Une fraction
notable du mouvement conduit par Franco n’est donc pas fasciste
mais monarchiste. Et cette divergence de vues sur un point important,
divergence qui n’est pas moins préjudiciable au camp franquiste
que ne l’est la controverse entre anarchistes et communistes dans
le camp républicain, exclut pour le moment toute idée de système
de parti unique. Pis encore, il existe un désaccord notoire entre
Franco et la Phalange, le parti fasciste proprement dit. La presse
phalangiste évite soigneusement d’utiliser à propos de Franco les
mots de «chef», «leader» ou tout autre vocable voisin. Pour elle,
Franco est seulement le «generalísimo», le commandant en chef,
dont la dictature provisoire ne s’exerce qu’à titre de mesure de
guerre. Les phalangistes revendiquent pour eux-mêmes la direction
politique et tentent, non sans succès, de mettre en place un parti
formé d’éléments issus de toutes les classes du pays; ils
prennent bien soin de regrouper sous leur bannière des éléments
ouvriers et reprochent indirectement à Franco de n’être pas —
comme ils s’y essaient quant à eux — le représentant d’un
mouvement populaire de résurrection nationale mais simplement le
chef d’une clique militaire, ce qui, après tout, est la stricte
vérité. Il ne peut donc y avoir de véritable fascisme dans le camp
de Franco puisque le parti fasciste s’oppose au général-leader
qui, de son côté, n’a pas de parti politique à ses ordres. Et
cette situation n’est en aucune façon modifiée par l’unification
superficielle des carlistes et des phalangistes récemment réussie
par Franco.
Ces
deux groupes n’ont cessé de se combattre avec un acharnement qui
ne le cède en rien à celui dont font preuve anarchistes et
communistes dans le camp adverse. Aucun d’eux n’a renoncé à ses
vues politiques particulières et les états-majors anciens demeurent
en place à l’intérieur du parti unifié, chacun ayant ses
fidèles. C’est une bien piètre copie, par un dictateur militaire,
du système fasciste de parti unique appliqué dans d’autres pays,
Il y a un abîme entre une dictature exclusivement militaire, non
politique, et une dictature fasciste s’appuyant sur un ample
mouvement politique, Le régime de Franco appartient au premier type,
non au second. L’Espagne a déjà assisté à l’échec de Primo
de Rivera, incapable de susciter, comme il l’espérait, cet ample
mouvement politique capable de soutenir sa dictature militaire. Le
régime de Franco trouve peu d’appui parmi les masses populaires;
c’est sa principale faiblesse et en même temps ce qui en fait un
phénomène radicalement différent du véritable fascisme. De longs
mois durant, Franco a reculé devant la mobilisation de l’arrière.
Il s’y est finalement décidé, contraint et forcé par
l’insuffisance flagrante des effectifs dont il disposait, avec le
résultat qu’on a vu: les conscrits ont déserté en masse à la
première occasion (Guadalajara). Si l’on excepte la Navarre (qui
est carliste), une partie de la Galice (plus ou moins alphonsiste) et
Majorque (domaine réservé du roi du tabac Juan March), franco ne
dispose d’aucun soutien populaire. En définitive, Franco incarne
tout ce que l’on veut, sauf l’avant-garde: on ne saurait
l’espérer d’un régime s’appuyant principalement sur l’armée
et l’Église espagnole. Malgré tous les efforts pour démontrer le
contraire, le régime franquiste n’est que la répétition, avec
des méthodes plus violentes, du régime de Robles, qui n’était
lui-même qu’une nouvelle mouture du régime de Cànovas, dont on a
pu constater le lamentable échec à la fin du 19e siècle,
La droite espagnole se rend compte que la vieille clique est à bout
de souffle, qu’il faut apporter quelque chose de neuf, et elle
tente d’imiter le fascisme conçu comme forme moderne de la
réaction. Mais la première chose que ferait un véritable fascisme,
ce serait de soumettre l’armée et l’Église au pouvoir d’un
parti totalitaire — comme cela s’est produit en Allemagne et en
Italie — et de rayer d’un trait les modes de vie si chers au coeur
de la classe supérieure espagnole à mentalité précapitaliste et
traditionaliste. En un mot, pour devenir véritablement fasciste, le
régime de Franco devrait commencer par se détruire lui-même. Tel
qu’il est aujourd’hui, il ne représente qu’une dictature
réactionnaire comme l’Espagne en a tant connu, avec pour seule
innovation le soutien apporté par des puissances étrangères. Le
déroulement de la guerre civile a amplement montré que sans cet
appui, tout limité qu’il soit, Franco aurait cessé d’exister.
La faiblesse intrinsèque de la rébellion réduite à elle-même
indique assez qu’il s’agit d’un phénomène profondément
différent des mouvements, réputés parallèles, allemand et
italien, lesquels sont l’un comme l’autre profondément enracinés
dans les masses et le sentiment populaire.
Chaque
parti, gouvernement ou mouvement espagnol s’est invariablement
trouvé écrasé entre la pression des circonstances qui poussent le
pays vers l’européanisation et la résistance profonde du pays a
ce type de changement. Mais de toutes les classes existant en
Espagne, la vieille classe supérieure est la moins susceptible de
s’européaniser et d’européaniser le pays. Franco n’a pu être
autre chose que l’interprète de cette classe incapable de réussir
la modernisation et tout aussi incapable de s’unir aux masses
populaires. Les expériences de 1707 et de 1808 se sont répétées
en 1936, Le peuple espagnol s’est dressé contre une classe
dirigeante qui a montré à quel point elle était démunie sans le
soutien de ce peuple. Tel est jusqu’ici le principal enseignement
politique de neuf mois de guerre civile.
S’il
n’y avait que cela, l’affaire serait bientôt réglée. Une fois
la défaite de Franco assurée, les masses, après quelques
soubresauts, retomberaient vraisemblablement dans leur apathie et
rien ne serait changé. Mais il y a les étrangers. La révolution
espagnole n’aurait certainement abouti ni à la démocratie, ni au
socialisme, ni à quoi que ce soit et aurait échoué dans sa
tentative de réorganisation du pays si l’étranger n’était
intervenu, poussant le peuple à des actions radicales. L’histoire
de la guerre civile espagnole, vue du camp de la gauche, est
l’histoire de la résistance spontanée des masses face à deux
phénomènes: la révolte du clergé et de l’armée d’une part,
et d’autre part la nécessité d’écraser cette révolte avec les
moyens de la guerre et de l’organisation modernes. Les masses
voulaient se battre, et elles se sont battues avec héroïsme, mais
elles voulaient que ce soit un combat à la manière de 1707 et 1808,
avec guérilla et soulèvements, de village en village et de ville en
ville, contre la menace de la tyrannie. Mais cela n’a pas été
possible.
Pour
bien comprendre ce qui se passe, il faut avoir présent à l’esprit
que, d’une manière générale, les révolutions sont mues moins
par les idéaux que par les nécessités. Ceci vaut pour la
révolution française, la révolution russe et bien d’autres
encore à un degré dont on n’a pas toujours pleinement conscience.
Si par exemple les bolcheviks sont parvenus à leurs fins, ce n’est
pas tant parce que quelques milliers de travailleurs et
d’intellectuels ont été séduits par le programme politique
bolchevik et l’ont diffusé jusqu’à un certain point dans
certaines couches limitées du prolétariat urbain de Russie. Les
bolcheviks ont gagné parce que l’effondrement de la nation en
guerre a mis au premier rang des urgences la question d’une paix
immédiate, paix que les bolcheviks étaient préparés à négocier.
De même, en Espagne, la suprématie du prolétariat ne’s’est pas
inscrite dans les faits parce qu’un nombre restreint d’anarchistes
et un nombre encore plus restreint de trotskystes en rêvaient (les
communistes avaient déjà cessé de nourrir de tels rêves), mais
parce que, lorsque l’armée tout entière a fait rébellion, seuls
les travailleurs se trouvaient à même de défendre la grande
majorité de la population contre l’armée, l’Église et les gros
propriétaires fonciers. Chaque pas en avant de la révolution n’a
donc pas été provoqué par le succès d’une quelconque forme de
propagande ou la diffusion de convictions abstraites, mais bien par
les nécessités pressantes du moment. D’une manière générale,
ce sont les revers — et non, comme on le croit trop souvent, les
victoires — qui entraînent une révolution vers la gauche. Ce sont
les défaites qui provoquent le recours à des mesures de défense
extrêmes et qui portent au pouvoir les fractions les plus avancées
du mouvement, parce que celles-là seules sont prêtes à appliquer
des mesures extrêmes. Ainsi, lors de la révolution anglaise, les
indépendants l’ont emporté sur les presbytériens à la suite des
victoires du roi sur le Parlement. Ainsi, à Paris, les jacobins ont
éliminé les girondins à la suite des victoires remportées par les
Autrichiens et les Prussiens en mars 1793. C’est ainsi que les
bolcheviks virent leur heure arriver quand la Russie s’enfonçait
dans le chaos. C’est ainsi qu’en Espagne les comités
révolutionnaires accédèrent au pouvoir le jour où la république
chancelait sous le coup que lui avait porté Franco. Les nécessités
du combat impliquaient l’abandon des demi-mesures jusqu’ici
appliquées et la mise en oeuvre de méthodes plus radicales. Et,
ravalant leur amertume, les éléments modérés - républicains,
catalanistes, socialistes de l’aile droite - contribuèrent à
l’organisation de ce pouvoir révolutionnaire qui les menaçait dans
leur existence même, mais sans lequel Franco était en mesure de les
écraser instantanément. Ce ralliement - effectif à défaut d’être
enthousiaste - des éléments modérés aux mesures révolutionnaires
extrêmes dans les moments où la contre-révolution semble devoir
l’emporter est un trait commun à toutes les crises
révolutionnaires. Sans lui, il serait impossible à une minorité
avancée d’exercer le rôle dirigeant. Moyennant quoi, une fois le
danger écarté, les éléments modérés tentent invariablement - et
ils y réussissent le plus souvent — de se débarrasser de la
section avancée du mouvement, dont ils ont dù solliciter l’aide
pour faire échec à la contre-révolution ouverte.
C’est
ainsi que s’est opéré le passage de la démocratie parlementaire
au « double régime » du 19 juillet. Après cette date, il y a eu
d’un côté le vieux gouvernement légal de Madrid et de Barcelone,
qui ne comptait pas d’anarchistes ni de socialistes et qui
détenait, très peu de pouvoir réel, et, de l’autre les comités.
Au début, ce système s’est affirmé comme une brillante réussite.
Dans presque toutes les principales villes, l’insurrection avait
été matée. Puis, soudain, ce fut l’impasse. Il y a une double
explication à cet état de choses. D’une part, au bout d’une
quinzaine de jours, lés insurgés se sont trouvés en possession
d’armes modernes tandis que les forces populaires des milices
faisaient la preuve de leur incapacité à résister aux raids
aériens et aux bombardements d’artillerie. D’autre part, ces
hommes et ces femmes qui avaient héroïquement combattu selon
l’ancien système de la guérilla dans leur rue, leur ville ou leur
village ne surent pas s’adapter au combat de type moderne en rase
campagne. Les héros des rues de Madrid donnèrent naissance aux
couards de Talaviera et Santa Eulalia. En d’autres termes, on n’a
pas su franchir le pas entre la guerre de guérilla traditionnelle et
la guerre moderne. La mise sur pied d’unités modernes a eu pour
seul effet de faire perdre aux miliciens l’instinct qui les guidait
dans la guérilla, sans pour autant les doter en contrepartie des
capacités du combattant moderne.
Pendant
deux mois, ensuite, la révolution espagnole s’est effectuée sous
le signe d’une équivoque volontairement entretenue. Il était
évident qu’un au moins des deux leviers du «double régime»
était défectueux: le gouvernement légal. Les catalanistes se
comportèrent honorablement, mais les républicains madrilènes, dans
ces premières semaines décisives, firent preuve d’une monstrueuse
apathie. Les destituer, puis mettre fin au double régime, créer un
gouvernement formé avec les partis révolutionnaires agissant en
communauté d’esprit et d’action avec les masses, tel était le
but visé. C’est ainsi que Giral fut remplacé par Caballero et que
par la suite les anarchistes furent amenés à se rapprocher du
gouvernement. A la surprise de tout le monde, l’effet d’une telle
politique se révéla nul. Bien qu’on ne puisse mettre en doute le
radicalisme de ses convictions politiques, le nouveau gouvernement a
échoué sur toute la ligne. Il a failli à sa tâche de
réorganisation; Tolède a conduit à une défaite aussi lamentable
que Talavera. Et l’on n’a même pas assisté à la naissance
d’une politique sociale révolutionnaire.
En
réalité, les villes n’avaient nul besoin d’un surcroît d’élan
révolutionnaire. Dans les principaux centres industriels (avec une
exception pour Bilbao) la confiscation de la propriété industrielle
s’était faite sur une large échelle, en partie du fait des idéaux
socialistes, mais surtout parce que les propriétaires des usines
s’étaient enfuis ou avaient été exécutés. Les travailleurs
avaient entre leurs mains beaucoup plus d’usines qu’ils ne
pouvaient raisonnablement espérer en gérer, par eux-mêmes ou par
l’entremise de l’administration centrale. En outre, une
socialisation totale risquait d’entraîner un conflit ouvert entre
l’Espagne et les grandes puissances démocratiques.
La
situation était tout autre dans les villages. Là, la révolution a
été très lente. Dans certaines provinces, telle la Manche,
l’expropriation des grands domaines par les paysans et travailleurs
agricoles s’est faite de manière spontanée, mais dans la majeure
partie du pays la révolution agraire a été imposée aux villages
par les milices. Si le gouvernement avait voulu créer un vaste
mouvement de révolte, une véritable guerre populaire, qui était la
seule manière sûre d’abattre rapidement Franco, au lieu de jouer
avec l’industrie «socialiste» dans les villes, il eût été
mieux inspiré de favoriser la naissance d’un vaste mouvement
paysan. qui aurait submergé Franco dans la houle des villages
insurgés. Pour cela, il fallait donner aux paysans des gages
tangibles, et en premier lieu de la terre. Une bonne partie du
journal qui précède montre assez les raisons pour lesquelles cet
objectif n’a pas été atteint. Caballero et son équipe n’avaient
jamais envisagé les problèmes techniques et politiques que pose une
révolution. Ils étaient devenus, sur le tard, communistes par
dépit, après un long passé de réformisme strict. Les communistes,
obéissant aux ordres de Moscou, avaient renoncé à toute idée de
révolution, je ne dirai pas prolétarienne, mais simplement
villageoise, telle que la France en avait fourni le modèle. Les
trotskystes ressassaient des formules vides du type «assemblée
constituante» puisées dans les ouvrages consacrés aux révolutions
russes de 1905 et 1917. Les anarchistes jouaient avec l’idée d’un
paradis terrestre prenant la forme de l’abolition de la monnaie et
de la collectivisation complète dans chaque village conçu comme une
unité autarcique. En bref, toutes les sections du mouvement
s’étaient préparées a riposter par les armes à une agression
armée. C’est ce fait qui a si fortement impressionné la gauche
européenne, une gauche qui, dans d’autres pays, avait si
lamentablement fait la preuve de son impuissance à parvenir à cet
objectif relativement simple. Mais aucun parti n’a été capable
d’organiser la résistance face à l’intervention étrangère,
aussi limitée soit-elle, et aucun n’avait en réserve la moindre
idée constructive sur le plan politique. La floraison d’idées
neuves à laquelle ont donné lieu les révolutions française et
russe brille singulièrement par son absence en Espagne. Si le camp
de Franco a fait la preuve, à travers ses différentes composantes
politiques, de son incapacité ou de son refus d’apporter quelque
chose de vraiment novateur, il en va de même pour ce qui est de la
gauche et du mouvement ouvrier, des communistes aux anarchistes.
C’est
ainsi que, le gouvernement Caballero s’étant révélé un échec
complet tant sur le plan politique que sur le plan administratif, les
insurgés, moins du fait de leur valeur propre que grâce aux avions
italiens et aux canons allemands, ont pu arriver le 7 novembre aux
portes de Madrid. On a cru alors que c’était la fin de la
république espagnole. Mais c’est le moment que la Russie a choisi
pour faire effectuer nue volte-face complète à sa politique
étrangère. Au début, la Russie n’avait guère apprécié les
convulsions qui secouaient l’Espagne et s’était pendant des mois
refusée à apporter une aide de quelque nature que ce soit, au grand
désappointement des Espagnols. Mais Moscou avait fini par se rendre
compte, après avoir tant hésité à se mêler de l’affaire,
qu’une défaite de la gauche à Madrid serait aussi lourde de
conséquences pour la Russie que l’avait été Addis-Abeba pour la
Société des Nations. Moscou offrit son aide, qui fut acceptée avec
enthousiasme.
Par
lui-même, le fait de l’intervention étrangère n’est pas
particulier à la guerre d’Espagne. La révolution française a dû
se battre contre des ennemis infiniment plus puissants — ou, à
tout le moins, des ennemis qui jetaient dans la lutte des forces
infiniment plus puissantes. Tout compte fait, le niveau de l’aide
fournie à Franco par les États fascistes était assez peu élevé;
mais c’était encore trop pour l’Espagne. Trop, en premier lieu,
eu égard à l’inexpérience des milices populaires et du
gouvernement révolutionnaire. Mais la période de juillet à
novembre a montré que l’effort d’adaptation à la guerre moderne
et aux nécessités militaires modernes d’une manière générale a
été infime, pour ne pas dire nul, dans le camp gouvernemental. Les
anarchistes, en tant que représentants les plus authentiques de la
résistance à l’européanisation dans le camp ouvrier, étaient
les moins susceptibles de s’adapter. Mais il serait erroné de voir
dans les principes fondamentaux de l’anarchisme la raison première
de cet état de choses. En réalité, les anarchistes ont voulu s’en
tenir strictement à leur idéal d’une milice livrant une guerre de
guérilla, d’un gouvernement des travailleurs dans les usines et
d’une administration exercée par des comités locaux plus ou moins
autonomes. Mais les autres partis, républicains et socialistes, qui
affichaient des idéaux empruntés à l’Europe, se sont montrés
tout aussi incapables d’effectuer l’effort d’adaptation
nécessaire. On se renvoyait la responsabilité de l’échec d’une
section a l’autre du mouvement, mais en fait chacun avait une part
égale de responsabilité dans l’échec global.
En
novembre, il est devenu patent que tout cela ne menait à rien et que
la république allait s’effondrer d’ici quelques semaines si elle
ne recevait pas d’aide de l’extérieur. Les étrangers — Russes
et volontaires du Komintern — sont venus à la rescousse et ont
apporté une contribution efficace à la lutte. Ils ont sauvé
Madrid; ils ont réussi, jusqu’ici du moins, à inverser le cours
des événements. Mais en même temps, ils ont imprimé une
orientation nouvelle au mouvement.
D’où
l’apparition d’un phénomène significatif. Les révolutions
précédentes, en Angleterre, en France ou en Russie, avaient trouvé
à leur tête des groupes modérés, qui avaient été remplacés par
des groupes plus avancés, gagnant continuellement en efficacité
dans ce processus. La révolution espagnole a elle aussi commencé
par emprunter ce chemin: des formes modérées à des formes plus
violentes, de l’autorité des républicains à celle des comités
révolutionnaires, puis du cabinet Caballero. Mais ce glissement vers
la gauche n’a pas produit les résultats qu’on pouvait escompter.
A présent, avec l’arrivée des communistes au premier plan de la
scène espagnole, c’est une formation beaucoup moins en pointe qui
a pris la barre en main. Et curieusement, un tel changement
d’orientation a valu à la révolution espagnole de gagner en
efficacité. Deux facteurs ont de toute évidence contribué à ce
résultat. Le premier a été l’échec flagrant de la gauche
radicale sous tous ses aspects. A l’épreuve
des événements, socialistes de gauche, anarchistes et
trotskystes ont montré qu’ils n’avaient l’étoffe ni de
jacobins ni de bolcheviks. Ils se sont montrés incapables de créer
une dictature révolutionnaire de fer, sur le modèle russe ou
français. De même que Franco n’a fait que reprendre à son compte
les formes superficielles du fascisme, les groupes avancés de la
gauche n’ont fait que copier la tradition révolutionnaire des
autres pays, sans parvenir à réaliser le modèle qu’ils s’étaient
euxmêmes proposés. Dans chaque camp, il s’est trouvé une faction
pour refuser catégoriquement de reprendre ne serait-ce que les
apparences formelles du modèle étranger — les carlistes chez
Franco, les anarchistes chez les républicains. Les autres factions
se sont révélées incapables d’adapter le modèle officiellement
déclaré aux conditions locales. Le mouvement ouvrier espagnol, et
d’une manière générale l’ensemble des forces de gauche
espagnoles, a montré qu’il était capable de se battre,
mais incapable de se battre efficacement. A travers toutes
ses formations et partis antagonistes, l’Espagne a fait la preuve
qu’elle était fondamentalement différente de l’Europe et peu
apte — moitié par incapacité, moitié par absence de désir de le
faire — à copier les modèles européens.
C’est
là un des aspects de la déroute de la gauche, non devant Franco
mais devant les avions, les tanks et l’artillerie allemandes et
italiennes; une aide cependant si limitée qu’il aurait suffi d’un
mouvement un tant soit peu organisé pour en venir à bout. Il va de
soi que ce ne sont pas les communistes espagnols qui ont surmonté la
difficulté, mais les spécialistes russes, les conseillers
techniques étrangers et les brigades internationales. Jusqu’ici,
si le gouvernement a échappé à l’anéantissement, c’est grâce
aux communistes, non pas en vertu de leur qualité de communistes
mais en tant qu’étrangers, mieux entraînés et plus efficaces.
Mais il y a peut-être un autre aspect de cette réalité, où le
communisme en tant que tel revêt une plus grande importance. Après
tout, d’autres révolutions ont eu à lutter contre des adversaires
de valeur inférieure. Les Côtes de fer de Cromwell constituaient
une troupe plus efficace que la cavalerie du prince Rupert, les
«colonnes» de la révolution française étaient supérieures à la
«ligne» prussienne. A chaque fois il a fallu un certain temps pour
que cette supériorité intrinsèque devienne manifeste, mais jamais
le rapport des forces n’est apparu aussi favorable à la
contre-révolution que dans le cas de l’Espagne d’aujourd’hui.
Si la révolution espagnole avait trouvé en face d’elle le seul
Franco, elle aurait sans doute fait preuve d’une supériorité
comparable à celle manifestée par les révolutionnaires de France
et d’Angleterre, Mais ici la révolution s’est heurtée, en plus
de ses adversaires traditionnels de la réaction, aux deux plus
redoutables puissances militaires du globe, même si leur
intervention s’est bornée jusqu’ici à l’envoi d’un
contingent réduit et loin d’être composé de troupes d’élite.
Un pays aussi réactionnaire que l’Espagne pouvait-il s’adapter
rapidement à une telle situation? Il est bien certain que non. Il
est vrai qu’il aurait pu faire plus, infiniment plus que ce qu’il
a fait, et cela aurait entraîné une différence considérable. Cela
n’aurait pas empêché le gouvernement de devoir solliciter l’aide
étrangère, mais l’urgence de ce secours se serait trouvée
diminuée, plaçant le gouvernement en position de négocier au lieu
de se trouver complètement tributaire de l’étranger. On ne
pouvait néanmoins éviter d’en arriver là. Et il fallait un
partenaire étranger doté d’une organisation bien rodée, capable
de se mesurer aux Allemands et aux Italiens. Cette organisation,
seuls l’État bureaucratique russe et son Internationale communiste
étaient à même de la fournir. En un mot, pour combattre non pas la
contre-révolution dans le pays mais le fascisme international, la
révolution espagnole devait faire appel à une force déjà prête
et bien organisée, une force qui ne soit pas elle-même en situation
de révolution : c’est-à-dire une force non révolutionnaire.
Un
fait ressort de cet extraordinaire contraste avec toutes les
révolutions précédentes. Jusqu’à ces dernières années, la
contrerévolution était d’ordinaire liée au soutien apporté par
les puissances réactionnaires, qui étaient techniquement et
intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. Cela a
changé avec l’avènement du fascisme. Aujourd’hui, toute
révolution peut s’attendre à devoir affronter l’assaut de la
machine la plus moderne, la plus efficace, la plus impitoyable qui
soit au monde. Ce qui veut dire que l’ère des révolutions
susceptibles de s’effectuer conformément à leur propre logique
interne est révolue.
Dans
ces conditions, la gauche ayant fait la preuve de son échec au
moment même où se déclenchait l’intervention fasciste, l’Espagne
républicaine était à la merci de la force militaire qui lui
portait secours. Les communistes se sont trouvés à même d’imposer
leurs diktats, et ils l’ont fait de la manière évoquée dans les
chapitres précédents. Car c’est une puissance dotée d’un passé
— et non d’un présent — révolutionnaire qui s’est portée
au secours des Espagnols. Les communistes ont bloqué toute activité
sociale révolutionnaire et fait prévaloir leur point de vue selon
lequel, dans les circonstances présentes, il ne saurait être
question de faire la révolution mais uniquement de défendre un
gouvernement légalement élu.
Cette
attitude comporte plusieurs volets qui doivent être clairement
différenciés si l’on veut comprendre la très complexe évolution
qui a suivi. En premier lieu, il ne faut jamais oublier que la
politique suivie en Espagne par les communistes n’a jamais été
dictée, pour l’essentiel, par les exigences du combat en cours,
mais bien par les intérêts de la Russie, qui ne s’est intéressée
aux particularités de la situation que dans la mesure où cela était
nécessaire pour gagner la guerre. Il serait caricatural de dire que
le cours de la révolution espagnole a été interrompu par
l’intervention russe, mais il est indéniable qu’il a été
déforme et infléchi — tout comme a été dévié celui de la
contre-révolution du fait de l’intervention allemande et italienne
dans le camp de Franco. Les éléments constitutifs des affaires
espagnoles ne trouvent qu’un reflet indirect dans la politique
actuelle des communistes espagnols (dont les véritables chefs, au
cours de la période décisive, n’étaient pas des Espagnols mais
des étrangers — Antonov-Ovseenko, Rosenberg, Kléber, «Carlos»,
André Marty, etc.). Les besoins espagnols sont brisés, déformés
en traversant le prisme des intérêts russes. Ce fait ne constitue
pas par lui-même un reproche. Il serait utopique d’attendre d’une
puissance quelconque qu’elle fasse passer l’intérêt de ses
alliés avant ses intérêts propres. Mais l’originalité de la
situation réside en ceci que la Russie a dans chaque pays un parti à
ses ordres qui se proclame le parti du prolétariat national mais qui
est en fait complètement inféodé à Moscou. Il est vrai que par
ailleurs Moscou affirme l’identité métaphysique et préétablie
des intérêts du prolétariat, quel qu’il soit, avec ceux du
gouvernement de Moscou — mais c’est là une proposition qu’il
n’est plus possible de prendre au sérieux.
Le
cours des événements espagnols a donc été détourné par
l’intervention d’une puissance dont l’aide a été sollicitée
en raison de son niveau de développement technique supérieur, tant
du point de vue militaire que du point de vue administratif. En
contrepartie, cette puissance a exige, et obtenu, en plus du
règlement comptant des armes et matériels fournis, un droit de
regard prépondérant sur la politique suivie par le gouvernement
espagnol. L’incapacité des Espagnols des deux camps rivaux à
livrer un combat efficace, incapacité due en partie aux traits
généraux du caractère national et en partie à la profonde
aversion des Espagnols pour les méthodes modernes, a conduit, des
deux côtés, à un infléchissement du cours des événements selon
la direction tracée par des forces étrangères plus modernes. La
vieille tragédie de l’Espagne, refusant obstinément de se
moderniser malgré la pression de l’étranger, a pris cette forme
nouvelle à l’occasion de la guerre civile.
Quelles
ont été les conséquences dans le camp gouvernemental ?
Si
l’on considère les changements introduits par les communistes pris
comme une entité séparée, on trouvera des appréciations très
différentes. Il me semble, personnellement, qu’un grand nombre de
ces mesures étaient raisonnables et nécessaires. Les officiers
russes et les volontaires communistes de tous les pays ont apporté
un redressement de la situation militaire. Un redressement qui n’est
sans doute pas éclatant, mais suffisant pour sauver la république.
Par ailleurs, les communistes ont réclamé et obtenu en partie la
transformation de l’ancienne milice en quelque chose qui se
rapproche d’une armée moderne, et là encore je crois qu’ils ont
eu raison. Les communistes ont demandé la création d’un pouvoir
administratif centralisé s’opposant au régime chaotique des
comités locaux; c’était sans nul doute un impératif découlant
des nécessités de la guerre. Ils ont protesté contre la
collectivisation des lopins paysans: c’était faire preuve d’une
sagesse un peu tardive, chèrement payée lors du désastre qu’a
été la collectivisation agraire en Russie, mais c’était après
tout un sage comportement. Ils ont donné un coup d’arrêt à la
socialisation effrénée de l’industrie, qui représentait un
danger à plus d’un titre. Sur tous ces points, les communistes
n’ont fait que se conformer aux exigences les plus pressantes du
moment en faisant porter toutes les forces disponibles sur les points
essentiels, comme l’avaient fait toutes les révolutions
précédentes. Il n’est pas d’exemple d’une grande révolution
qui n’ait commencé par un relâchement du pouvoir central pour
aboutir, dans le combat mené afin d’assurer sa propre survie, à
une hypertrophie de l’autorité centralisée. Le Parlement long a
brisé l’administration centralisée des Stuarts mais a dû, au
bout de quelques années de guerre civile, subir la dictature
militaire des généraux de Cromwell. La révolution française a
commencé par confier de larges responsabilités aux autorités
locales et départementales, responsabilités qui ont été quasiment
réduites à néant, lors de la lutte contre l’ennemi intérieur et
extérieur, par la dictature de fer du régime de Robespierre. La
révolution russe a commencé sous le signe chaotique du pouvoir des
soviets et s’est achevée par la dictature de fer d’un parti
communiste centralisé. Centralisation et discipline sont des
éléments constitutifs de la vie moderne, d’autant plus
nécessaires qu’on se trouve en état de crise aiguë. C’est la
faiblesse fondamentale des anarchistes que de ne pas avoir compris
cela; faiblesse qu’il leur eût fallu surmonter pour se mettre en
position de prendre le pouvoir. Mais dans cette hypothèse, ils
n’auraient pas été des anarchistes espagnols, c’est-à-dire des
représentants spécifiques de la répugnance des masses à accepter
le centralisme et la discipline. Le passage du système des comités
à la prépondérance des communistes correspond exactement, en ce
sens, à la transition qui s’est effectuée sous la révolution
française entre la gironde et les jacobins, et à l’époque de la
révolution russe entre les soviets et la dictature de parti. En ce
sens, la tendance globale de la ligne communiste a été dictée par
les nécessités de l’heure et la caractéristique particulière
réside en ceci qu’il ne s’est pas présenté en Espagne de force
capable de faire entrer dans les faits le changement inéluctable, et
que l’étranger a dû fournir non seulement des armes et des cadres
militaires, mais aussi une nouvelle politique.
Mais
les changements précités n’épuisent pas la question de
l’influence du communisme en Espagne. Les communistes ne se sont
pas contentés de protester contre la socialisation à outrance: ils
se sont élevés contre la socialisation en général, sous quelque
forme que ce soit. Ils ne se sont pas seulement opposés à la
collectivisation des lopins paysans, ils ont réussi à faire
obstacle à toute politique de redistribution des grandes propriétés
terriennes. lis ne se sont pas seulement élevés, à juste titre,
contre l’idée puérile de l’abolition locale de l’argent, mais
ils se sont opposés au contrôle par l’État des marchés, y
compris de marchés aussi faciles a contrôler que celui de l’orange.
Ils ne se sont pas contentés d’essayer de mettre sur pied une
organisation policière efficace, ils ont marqué une préférence
sans équivoque pour les forces de police de l’ancien régime tant
haïes par les masses. Ils ne se sont pas bornés à briser le
pouvoir des comités: ils ont manifesté leur méfiance vis-à-vis de
tout mouvement de masse spontané, « incontrôlable ». En bref,
toutes leurs actions ont été dictées non par le souci de canaliser
un enthousiasme chaotique mais par la volonté de substituer une
action disciplinée, administrative et militaire, à l’action des
masses, en attendant de se débarrasser définitivement de cet
encombrant interlocuteur. Avant l’entrée en scène de la Russie,
les communistes disaient: «Ce n’est pas une révolution
prolétarienne, c’est une révolution bourgeoise.» Appréciation
tout droit sortie d’une scolastique livresque qui a peut-être son
utilité dans l’analyse sociologique a posteriori, mais sans valeur
dans le cadre de la pratique politique. Mais dès que les Russes sont
intervenus, le slogan est devenu: «Qui parle de révolution? Il n’y
a pas de révolution, il s’agit simplement de défendre le
gouvernement légal.» Ce qui impliquait le refus catégorique de
tout soutien aux forces de la révolution.
Pareille
attitude comportait sa conséquence implicite. La politique du Parti
communiste va directement à l’encontre des intérêts et des
aspirations des masses. Le paysan ne se voit pas garantir
formellement de nouvelles terres, mais il a droit à des
réquisitions. Comment voulez-vous qu’il réagisse? L’ouvrier
n’obtient ni socialisations, ni augmentations de salaire. En
revanche, les prix sont en hausse. Comment voulez-vous qu’il
réagisse ? Le porte-monnaie de la ménagère n’est pas plus rempli
qu’avant mais les marchés sont livrés à leur bon vouloir et
aucun système de cartes de rationnement n’est prévu. Les prix
grimpent et la nourriture se fait rare. Comment voulez-vous que ces
gens réagissent ? On ne peut le nier Franco et, d’une manière
générale, les forces de l’ordre ancien sont si haïes que
personne parmi ces gens-là ne reniera sa fidélité au gouvernement.
Mais ils lui retireront leur soutien actif. Il n’y a pas de
résistance à la conscription, mais il y a très peu de volontariat.
Il n’y a pas beaucoup de paysans en révolte; mais il y a
visiblement, dans les villages, une perte d’intérêt pour le
mouvement. Il y a eu quelques révoltes pour le pain, peu nombreuses;
mais il règne un sentiment de malaise dans les foyers et l’on
entend les femmes qui font la queue devant les magasins s’exclamer:
«On souffre pour quoi? Qu’est-ce qu’on en a à faire de toutes
leurs affaires?» Ou quelque chose qui revient à peu près au même.
Et
ce déséquilibrage de la balance d’un côté a sa contrepartie de
l’autre. Ce qui est perdu en crédit auprès des masses populaires
doit être compensé par la création d’autres forces
pro-gouvernementales. Le vieux, service civil, la vieille police,
certains éléments de la vieille armée, de larges groupes de
boutiquiers, de commerçants, de paysans aisés, d’intellectuels
manifestent un intérêt accru vis-à-vis de la cause gouvernementale
tandis que le paysan pauvre et le travailleur de l’industrie s’en
détournent, écoeurés par une administration aux tendances
totalitaires marquées. S’ils devaient encore supporter tout le
poids du combat, ils échoueraient encore plus lamentablement que les
comités et la milice de juillet. Car si les forces agissant en
juillet avaient tous les défauts, mais aussi toutes les qualités du
peuple espagnol — c’est-à-dire l’enthousiasme et la volonté
de sacrifice alliés à une incapacité congénitale pour ce qui est
de mener une guerre moderne —les nouveaux groupes projetés au
premier plan de l’actualité ne sont pas plus capables, mais moins
enthousiastes et bien moins disposés à se sacrifier. Ils vivent,
politiquement, sous la protection de l’étranger.
Un
exemple historique fameux peut aider à comprendre ce qui se passe
actuellement en Espagne. La première moitié du programme des
communistes espagnols fut appliquée, lors de la révolution
française, par les jacobins, par Robespierre. Ce fut le régime de
fer de la centralisation révolutionnaire. Les jacobins mirent un
terme à cette aberration dictée par l’enthousiasme qu’était
l’abolition de la monnaie et la confiscation des biens des gens
aisés. Mais en même temps, ils abandonnèrent l’attitude
hésitante et ambiguë de leurs prédécesseurs et donnèrent au
paysan la terre de l’aristocrate. En échange, le soldat-paysan
leur donna la victoire sur les champs de bataille de Belgique. Dès
lors, la révolution était sauve. Les éléments les plus vigoureux
étaient satisfaits. Le paysan avait obtenu ce qu’il souhaitait. La
dictature révolutionnaire n’était plus nécessaire. Les classes
qui avaient été soit persécutées, soit simplement malmenées par
la dictature, s’unirent pour la renverser. Ce fut le mois de
Thermidor, en 1794. Puis vint le regime de ceux qui avaient fait
Thermidor, le régime des thermidoriens. Ils abolirent tout ce qui ne
devait être que des mesures transitoires dans le cours du régime
révolutionnaire: ils abolirent la dictature de fer, les tribunaux
d’urgence et les pouvoirs exorbitants qu’ils détenaient, la
censure de la presse, l’inquisition concernant les opinions
politiques de l’individu. En même temps, ils supprimèrent les
mesures d’urgence prises en faveur des classes qui avaient fait la
révolution, abolirent le contrôle des marchés, les mesures
d’expropriation (à l’exception de la mesure principale, visant
les terres de la noblesse et du clergé). Ils revinrent aux principes
du libéralisme, tant sur le plan de la vie économique que sur celui
de la vie politique. Et comme on pouvait s’y attendre, ils
emportèrent l’adhésion des classes qui n’avaient jamais soutenu
les jacobins, des classes qui n’avaient pris aucune part au combat
révolutionnaire mais entendaient s’en partager les fruits. Et ils
réussirent jusqu’à un certain point, parce que le danger était
passé pour le nouvel ordre en place.
Dans
l’Espagne d’aujourd’hui, les communistes allient la
centralisation révolutionnaire de Robespierre à la politique
thermidorienne de ses successeurs. Ils mettent en place une
dictature, mais cette dictature n’est pas au service des classes
révolutionnaires. Une telle politique n’aurait pas duré
quarante-huit heures si l’Espagne républicaine avait dû s’en
remettre pour sa survie à l’enthousiasme populaire. Elle dure et,
selon toute vraisemblance, se renforcera, parce que le peuple
espagnol n’a pas su rendre efficace la révolution qu’il avait
mise en route. Les trotskystes, qui ne cachent pas leur amertume
devant ce résultat, devraient commencer par faire leur propre examen
de conscience. En répétant mécaniquement un catéchisme à base de
marxisme et de révolution russe, ils n’ont pas réussi à créer
la moindre ébauche de mouvement de masse. A cet égard, les
anarchistes et les socialistes se sont montrés plus heureux. Mais il
serait sans doute vain, dans ce cas comme dans bien d’autres, de
rejeter tout le blâme sur les dirigeants ou sur tel ou tel groupe
organisé. Si, en Espagne, les trotskystes n’avaient pas été des
marxistes dogmatiques d’inspiration étrangère, ils auraient été
plus proches des réalités espagnoles. Mais dans ce cas, ils
auraient constitué un mouvement authentiquement espagnol, ce qui
revient à dire qu’ils ne se seraient pas mieux comportés que les
socialistes et les anarchistes, dont l’échec a été si flagrant.
Par quelque bout qu’on prenne les problèmes soulevés par la
révolution espagnole, quelque point de vue qu’on adopte, on
aboutit toujours à cette constatation que le cours des événements
aurait pu être différent — si l’Espagne n’avait pas été
l’Espagne. Si les Espagnols avaient su créer un mouvement
révolutionnaire assez fort pour triompher d’une contre-révolution
armée par des puissances européennes, alors l’aide russe aurait
été superflue, le cours de l’histoire aurait pris une autre
physionomie, socialistes et anarchistes auraient fini par former un
unique parti révolutionnaire entraîné par l’enthousiasme
spontané des ouvriers et des paysans. Ils auraient gagné la guerre
et instauré un nouvel ordre des choses, moins dictatorial, plus
humain et plus progressiste que l’actuel régime russe. Mais tout
ceci n’est qu’Utopie. En réalité, la force motrice qui a
provoqué la mobilisation des masses contre Franco n’était pas le
désir de créer un régime moderne inspiré du modèle européen —
libéral, démocrate-républicain ou socialiste. Comme en 1707 et
1808, les masses se sont soulevées uniquement pour riposter à une
agression.
La
différence est qu’en 1707 et 1808, cette agression venait du
dehors, avec la collaboration mitigée des classes supérieures du
dedans. Alors qu’en 1936, l’attaque est venue de l’intérieur,
avec un puissant appui prêté de l’extérieur. Mais à chaque fois
l’événement a été ressenti comme une tentative d’instauration
d’une «tyrannie». Le combat livré était un combat pour la
«liberté»; et la motivation profonde de la résistance, la volonté
de chacun de vivre sa vie cornme il l’entend.
Cela
ne s’inscrit pas dans les mots — les journaux sont faits par des
rédactions européanisées et le mouvement populaire répugne à
donner une expression verbale à ses motivations les plus profondes —
mais les actes parlent d’eux-mêmes. On l’a vu en 1808, quand les
paysans ont gagné leur guerre de guérilla alors que les officiers
se montraient incapables d’aider efficacement Wellington. On l’a
vu en juillet 1936, quand les masses, après avoir gagné la bataille
de la rue à Barcelone et à Madrid, ont refusé d’assimiler les
rudiments du combat moderne en terrain ouvert. On l’a vu en
novembre 1936, quand l’entrée en action des brigades
internationales n’a pas suscité le moindre mouvement d’émulation
pour rivaliser avec l’étranger du point de vue de l’efficacité.
L’Espagnol n’est pas un Européen moderne. L’étranger est plus
efficace; il introduit les méthodes nouvelles qui jusqu’ici
faisaient cruellement défaut. L’étranger est donc toléré, tout
en étant cordialement détesté. Mais l’Espagnol n’a pas ce
réflexe, qui serait instinctif chez un Yankee, un Britannique ou un
Allemand, et que Staline tente actuellement d’inculquer au Russe:
faire aussi bien ou mieux que l’étranger pour pouvoir ensuite s’en
débarrasser. Rien de tel ne se produit en Espagne.
On
trouve dans les brigades internationales quelques volontaires qui ont
combattu lors de la Grande Guerre, mais ils sont loin d’être la
majorité. D’un autre côté, la milice espagnole a maintenant
derrière elle plusieurs mois d’expérience du combat alors que les
volontaires n’ont eu que quatre à cinq mois pour s’adapter aux
conditions spécifiques de la lutte en Espagne. Pourtant, la
supériorité des brigades internationales est un fait avère (si
l’on excepte quelques unités basques et asturiennes). Et cela sans
autre motif visible que le peu d’empressement des Espagnols à
rivaliser sur ce terrain avec leurs alliés. On peut en dire autant
pour l’industrie de guerre. Ni l’arrivée de techniciens
spécialistes étrangers, ni la fourniture sur une large échelle de
matériel de guerre étranger n’ont provoqué le sursaut capable de
donner vigueur à une industrie qui ne connaît que des progrès très
lents, accompagnés de sévères rechutes. Les Espagnols semblent
considérer, jusqu’à un certain point, que du moment qu’il y a
du matériel de guerre étranger, les choses peuvent bien rester en
l’état. Qu’on pense en revanche aux immenses progrès réalisés
par les armements français durant les deux années de dictature
révolutionnaire, avec le concours actif des meilleurs chimistes et
physiciens de l’époque! L’Espagnol refuse de s’européaniser;
bien au contraire, voyant battu en brèche son penchant naturel pour
l’action indépendante et sentant qu’on cherche à lui imposer
une discipline, il se détourne ostensiblement des tâches
prioritaires du moment. Ces étrangers sont un mal inévitable; alors
qu’ils se chargent du travail, et qu’ils nous fichent la paix! Ce
sentiment n’est pas directement formulé (l’Espagnol est trop
fier pour admettre qu’un étranger puisse faire le travail mieux
que lui-même), mais le peu de sympathie qu’inspirent les étrangers
venus apporter leur aide s’exprime au grand jour, comme on a pu
s’en rendre compte à la lecture du journal qui précède. Il ne
s’agit pas d’un nationalisme au sens européen du terme. Notre
nationalisme sourcilleux est un phénomène spécifiquement moderne,
un phénomène du 20e siècle ayant sa racine dans le
désir d’être plus puissant, économiquement et politiquement, que
le voisin. Un tel sentiment est inconcevable chez un Espagnol. Son
nationalisme ne s’exprime pas dans la volonté de surpasser les
autres, ou d’avoir l’impression de les surpasser, mais simplement
dans le désir de pouvoir vivre à sa guise. Ce sentiment a trouvé
une expression dramatique dans la crise Kléber-Rosenberg. La
république s’est alors trouvée sérieusement en péril, mais
qu’importe! Les dirigeants politiques eux-mêmes ont été
entraînés dans l’orbite du sentiment populaire. Il fallait
d’abord se débarrasser de la tutelle militaire étrangère.
On
peut maintenant tirer un certain nombre de conclusions, qui ne
concernent pas l’issue finale de la lutte entre Franco et la
république. Cette lutte est devenue une affaire très largement non
espagnole, mettant en jeu des forces étrangères qui rendent
impossible tout pronostic basé sur une analyse de la tendance
générale espagnole. Le centre de l’Espagne est aujourd’hui le
champ de bataille où le Komintern et le Fascintern se livrent leur
premier affrontement armé. Le cours de l’histoire a voulu que les
Espagnols soient impliqués dans cette affaire, mais ils n’y
figurent qu’à titre accessoire. Il est toutefois à peu près
certain, au vu des événements des derniers mois, que l’Espagne ne
deviendra ni véritablement fasciste, ni véritablement communiste
(ceci non pas au sens du communisme léniniste de 1917, qui est hors
de question, mais au sens du communisme de 1937). Elle ne deviendra
pas davantage la «république démocratique et parlementaire» que
les communistes prétendent vouloir instaurer. Si ces derniers
parvenaient à leurs fins — écraser la droite, écraser les
trotskystes et fusionner avec les socialistes et les républicains —
il ne resterait plus que les anarchistes présents dans l’arène
politique. Mais les anarchistes sont anti-parlementaristes par
principe. On obtiendrait donc une république démocratique dotée
d’un parti unique. La Russie est, on le sait, depuis la nouvelle
constitution, une république démocratique dotée d’un seul parti.
Étrange type de démocratie. Mais la crise déclenchée autour de
Kléber a eu pour effet de rendre très improbable un tel
aboutissement. En résumé: quelle que soit l’issue finale de la
lutte armée, l’Espagne n’en sortira pas transformée en un pays
véritablement «européen», que ce soit dans le sens fasciste,
communiste ou libéral-démocrate, Elle demeurera ce qu’elle a
toujours été, un pays dont l’évolution a été stoppée à la
fin du 17e siècle, un pays qui, depuis, a fait preuve
d’une gigantesque capacité de résistance vis-à-vis de la
pénétration étrangère mais d’une totale impuissance à se
régénérer. Il y aura peut-être, au bout du compte, un régime qui
se déclarera libéral-démocrate ou fasciste. Mais ces termes
recouvriront une réalité profondément différente de ce qui a
cours en Europe.
On
ne peut non plus accorder aux factions spécifiquement espagnoles que
sont les carlistes et les anarchistes la moindre chance de
l’emporter. Le carlisme est un phénomène plus ou moins limité à
la seule Navarre. Les anarchistes représentent un mouvement utopique
d’inspiration semi-religieuse qui a échoué dans son ambition et
qui était voué à l’échec dès le départ. Il a d’énormes
capacités de combat mais, par définition, aucune vocation
organisatrice. Il a dû renoncer à toutes les panacées qu’il
préconisait: la lutte contre la discipline, contre la politique,
contre l’existence de l’État et du gouvernement. Il a dû
fournir des ministres à un cabinet, instaurer la discipline
militaire et le commandement exercé par des officiers dans ses
propres unités. L’anarchisme traverse aujourd’hui une crise
profonde. C’est une tout autre affaire pour un mouvement organisé
que d’être en contact avec les éléments du lumpenprolétariat
aux jours de la révolte, et continuer à entretenir des relations
avec ces éléments quand on participe à un gouvernement. Il y a là
un facteur de désagrégation qui exclut toute chance de victoire du
mouvement anarchiste. Comment tout cela se terminera-t-il? On ne peut
encore le dire. Mais il n’est peut-être pas inutile de souligner
un aspect de la situation. Avant le mouvement révolutionnaire de
1930-1931, le pouvoir véritable était entre les mains des généraux.
Si l’Espagne ne veut pas ou ne peut pas s’arracher à son être
actuel, si la révolution doit échouer, on peut raisonnablement
s’attendre à ce que le régime qui dénouera la crise soit
celui-là même qui lui a donné naissance: le pouvoir de l’armée.
Pas nécessairement l’armée de Franco: une armée républicaine
est en formation. Et s’il est une chose qu’on peut dire au vu de
la situation politique actuelle en Espagne, c’est qu’un général
républicain victorieux aurait de sérieuses chances. Les dirigeants
politiques ont déjà eu des raisons de s’inquiéter du prestige de
Kléber, mais Kléber était un étranger. Il aurait eu beaucoup de
mal — et telle n’était sans doute pas son intention — à
s’assurer l’allégeance politique du pays. Et aucun général
républicain n’a jusqu’ici remporté le moindre succès dont il
puisse s’attribuer entièrement le mérite. Il reste à voir si un
général victorieux se détachera du lot dans le camp de la gauche.
Si ce n’est pas le cas, l’armée en tant que telle se trouvera
dans une position de force, à condition que la victoire aille aux
républicains. Si au contraire Franco l’emporte, il y aura une
dictature militaire, sous quelque appellation qu’elle se présente
pour les besoins de la propagande. L’enseignement essentiel à
tirer est à mon sens le suivant: Komintern et Fascintern auront
disputé en Espagne une reprise capitale mais pour les Espagnols, les
choses resteront globalement inchangées, avec cette différence que
la pénétration étrangère sera beaucoup plus sensible
qu’auparavant et qu’elle agira non comme un modèle mais comme
une force de désagrégation vis-à-vis de la civilisation espagnole.
Cette
civilisation n’a pas été abordée en détail dans ce livre,
consacré aux seules questions de la guerre civile espagnole. Mais au
terme de cette enquête, il n’est pas inutile de dire un mot de
cette conception espagnole de la vie, si imperméable aux influences
européennes. L’Européen qui, instinctivement, ne jure que par le
«progrès», le changement, se récrie devant la stagnation de la
vie espagnole, devant ce qu’il appelle l’inefficacité espagnole.
Cette inefficacité, clé du cours actuel des événements, a été
abondamment commentée dans ces pages. Mais le lecteur se tromperait
s’il en tirait la conclusion que l’Espagne est un « pays perdu
». Le fait est que presque tous les observateurs étrangers, qu’ils
aient observé les événements dans le camp de la gauche ou dans
celui de la droite, ont subi l’emprise d’une fascination quasi
magique. Les exemples ne manquent pas de spécialistes ou conseillers
techniques étrangers ayant décidé un jour dans un accès de rage
et de désespoir, de tout plaquer et de «laisser se débrouiller
entre eux ces maudits Espagnols», — et incapables pourtant de s’en
détacher. Ceux qui communient dans une foi politique attribuent
d’ordinaire ce phénomène à l’importance suprême que revêt
pour l’avenir de l’humanité le combat qui se déroule en
Espagne. Aussi importante que soit la guerre civile espagnole, je
persiste à croire qu’on en exagère parfois la portée; mais ce
n’est pas là le point essentiel. La fascination exercée par
l’Espagne tient moins, à mon sens, à son «importance» qu’au
caractère national. En Espagne, la vie n’est pas encore efficace,
c’est-à-dire pas encore mécanisée; pour l’Espagnol, la beauté
est plus importante que l’utilité pratique; le sentiment plus
important que la réussite; l’amour et l’amitié plus importants
que le travail. En bref, ce que l’on ressent c’est l’attrait
d’une civilisation proche de nous, étroitement liée au passé
politique de l’Europe mais ayant refusé de s’engager dans la
voie qui est la nôtre, celle de la mécanique, de la religion de la
quantité et de l’aspect utilitaire des choses. Cette fascination
qu’exerce l’Espagne sur nombre d’étrangers — au premier rang
desquels avoue se placer l’auteur de ces lignes — implique la
reconnaissance, souvent inconsciente, de ce fait qu’après tout
notre civilisation européenne n’est peut-être pas si bien lotie
que ça et que l’Espagne « arriérée », immobiliste et
inefficace pourrait en remontrer, dans le domaine des valeurs
humaines, à l’Européen efficace, pragmatiste et progressiste.
L’un
semble prédestiné à se perpétuer, immobile, à travers les
cataclysmes du monde qui l’entoure et à survivre aux usurpateurs
nationaux comme aux conquérants étrangers; l’autre, l’homme de
progrès, pourrait bien ne progresser que vers son propre
anéantissement.
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