par Lucien Febvre
... Il y avait alors à
Paris un petit vieux à grosse tête, propret, méticuleux, cravaté
de blanc, immuablement vêtu d'une redingote blanche, qui chaque jour
à heure fixe sortait de son petit logement de la rue Montmartre, de
son petit logement où il était rentré scrupuleusement à midi pour
y recevoir le philanthrope puissant et riche qui venait lui apporter
les fonds nécessaires à la réalisation de son système. Il y avait
alors dans ce Paris de 1830, un vieux célibataire inoffensif, un peu
maniaque, qui par la rue Notre-Dame-des-Victoires t la rue des
Petits-Champs gagnait un café du Palais-Royal où il lisait les
gazettes en buvant son café. Il s'appelait Charles Fourier. Il était
né à Besançon en 1772. Il avait mené une vie errante de commis
voyageur, parcouru le monde, vu la France, la Suisse, l'Allemagne,
les Pays-Bas, poussé même jusqu'à la Russie; mais ce qu'il y avait
de plus actif en lui, ce n'étaient pas ses jambes, c'était son
esprit, son esprit en état de perpétuelle bougeotte, son esprit
toujours bouillant d'invention et d'imagination. Et, brusquement, un
jour, il avait fait une immense invention.
Un jour qu'il avait vu un
voyageur payer 14 sous – on était en 1798, et c'étaient 14 sous
de 1798: mais du reste peu nous importe, et nous sommes disposés à
promener ces 14 sous sur toute l'échelle des valeurs avec
l'indifférence d'hommes de 1944. On était alors en 1798, et il
avait donc vu un voyageur payer 14 sous une pomme, dans un restaurant
de Paris. Or il revenait d'un pays où les pommes, aussi belles,
sinon plus, se vendaient 14 sous les cent. Il fut si frappé de cette
différence exorbitante de prix qu'il commença à soupsçonner un
désordre financier dans le mécanisme industriel, et en tout cas
qu'il partit de là pour bâtir un vaste système de réforme
sociale, une vaste et d'ailleurs puissant utopie qu'il allait porter
dans sa tête, avec orgueil, pendant tout le reste de sa vie
médiocre. Il avait découvert à lui seul, tout seul, sans le scours
des savants ni des livres, la loi suprême dont les plus grands
savants n'avaient encore découvert que des bribes, la loi
d'attraction dont Newton n'avait jamais découvert que le quart.
Newton, lui aussi, notait-il, fut mis sur le chemin de sa découverte
par une pomme. De sorte que dans l'histoire, notait-il gravement, on
pouvait compter quatre pommes célèbres: deux désastreuses, celle
d'Adam et celle de Pâris, deux merveilleusement bienfaisantes, celle
de Newton et celle de Fourier.
Or, dans ses écrits, le
"Traité de l'association domestique agricole", 1822; la
"Théorie de l'unité universelle", 1834 (qui est en
réalité la seconde édition du "Traité de l'association");
"La Fausse industrie", 1835-1836, etc. (relisez les dates:
1822, 1834, 1835-1836), Fourier mène contre le concept de
civilisation une attaque véhémente, et surtout clairvoyante. La
civilisation, dit-il – et pour lui le mot est un peu synonyme de
l'expression: la société capitaliste, que nous serions tenté
d'employer à sa place -, la civilisation n'est pas "la destinée
du genre humain"; elle est au contraire "la plus vile des
sociétés industrielles qu'il peut former, car c'est la plus perfide
eb tout cas, à tel point qu'elle excite le mépris des barbares
eux-mêmes"! Non qu'elle n'eût rien créé. Elle a créé en
fait la grande industrie, les hautes sciences et les beaux-arts. Mais
qu'est-ce que cela: "Les éléments du bonheur et non pas du
bonheur", des moyens pour s'élever plus haut... "Pour ne
pas croupir dans cet abîme de misères et de ridicules nommé
civilisation, qui, avec ses prouesses industrielles et ses torrents
de fausse lumière, ne sait pas garantir au peuple du travail et du
pain". Car l'excès d'industrie n'est pas un bien. C'est un mal.
Il conduit la civilisation à de très grands malheurs, parce que
nous avons beaucoup d' "industrie" pour une civilisation
"si peu avancée".1
Je ne développe pas plus
longtemps ces idées de Fourier. Je n'en recherche même pas le lien
véritable et l'intérêt. Je note cependant que Franços Guizot,
d'une voie élogieuse, développe en Sorbonne sa théorie de la
civilisation et fait culminer l'histoire de l'humanité en 1830, au
temps de la civilisation enfin réalisée, une fois pour toutes
réalisée. Dans l'ombre, un homme, quelques hommes autour de lui,
protestent et affirment: il n'est pas possible en civilisation de
remédier à un mal inhérent à la civilisation, vouloir que cette
société opère le bien sur un point quelconque, c'est vouloir que
la ronce porte des roses. Ou encore: "Les réformes les plus
sagement méditées n'aboutissent en civilisation qu'à verser des
flots de sang".
Je dis: un homme,
quelques hommes. Ce n'est pas tout à fait juste. Si, de 1830 à
1835, l'influence du fouriérisme est faible au regard de l'influence
du saint-simonisme, à partir de 1836, les disciples de Fourier, Just
Muiron, Considérant, Clarisse Vigoureux, fondent "La Phalange",
et l'ère du fouriérisme commence en France. La diffusion par
conséquent de violentes attaques contre la conception naïve de ceux
qui, derrière Guizot, s'installent dans la civilisation de leur pays
comme dans un fauteuil pour l'éternité glorifiant un état de
choses qui, écrivait en 1826 déjà Fourier, ne présente toujours
que l'antipode de la justice et de la raison:"une petite masse
d'oisifs raillant la multitude condamnée à un travail ingrat,
toujours le bonheur en exception, sept familles malheureuses pour une
qui jouit du bien-être, toujours une politique oppressive par
nécessité, obligée d'armer un petit nombre d'esclaves salariés
pour contenir une multitude d'esclaves désarmés, toujours un
concert des gouvernants pour arrêter le progrès des lumières".
Charles Fourier, celui
dont Hugo écrivait dans Les Misérables: "En
l'année 1817 il y avait à l'Académie des sciences un Fourier
célèbre que la postérité a oublié – et dans je ne sais quel
grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra". Charles
Fourier, mais Jules Michelet? Pourquoi, préoccupé d'articuler
l'histoire, de faire de l'histoire une synthèse véritable, de lier
dans son histoire en faisceau vivant toutes les activités humaines
de diverses sortes que Guizot reconnait sous le concept de
civilisation, et les activités politiques, et les activités
religieuses, et les activités intellectuelles, et les activités
économiques; il n'avait pas écrit lui, à son tour, l'histoire de
la civilisation?
Pourquoi?
Je réponds: parce que Michelet est un historien qui veut n'être
qu'un historien. Parce que
l'histoire est tout pour lui sauf un
marchepied du pouvoir.
1Dans
sa recension des anti-progressistes révolutionnaires Christopher
Lasch (Le seul et vrai paradis) ignorait Fourier, s'il était encore vivant il aurait eu le
plaisir de découvrir son génie grâce à la republication des
cours de Lucien Febvre dans cet excellent ouvrage de la Librairie
Vuibert.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire