Par messaoud benyoucef
Berlin
aujourd’hui
Unter den Linden, le soir
vers 10 heures. Le «Mariage de Figaro» touche à sa fin au Staatsoper, le public
commence à sortir, parmi eux un élégant jeune homme d’une vingtaine d’années,
cheveux noirs, teint foncé et une barbe naissante. Il se dirige à grandes
enjambées vers la Karl-Liebknecht-Strasse et l’Alexanderplatz, passant devant
l’Université Humboldt où les fenêtres sont encore éclairées, devant les anciens
quartiers du Commandant de la ville, occupés maintenant par les bureaux des
éditions Bertelsmann, traverse le renfoncement du Vieux Musée, dépasse le
Berliner Dom, les sinistres ruines du Palais de la République, vestige de la
défunte RDA. Après une courte hésitation, il tourne à droite et commence à
traverser la place circulaire du Marx-Engels-Forum plongé dans les ténèbres.
Le jeune homme s’arrête
devant les massives statues de bronze. Il a envie, comme chaque jour des
centaines de touristes, de caresser de la main le genou reluisant de Marx
assis. Mais il a aperçu dans l’ombre de la statue un couple étroitement enlacé,
lui peut être dix-sept ans elle à peine quinze. Le jeune reste imperturbable et
tend la main vers la statue. C’est alors que l’adolescente, pour meubler le
silence, lui lance avec un accent berlinois à couper au couteau : "Non
mais ça va ? Y a rien à cirer ici!" Le jeune homme rétorque : "C’est
Karl Marx." Après un court silence, on entend la voix du jeune garçon :
"Karl qui ?"
Le jeune homme en reste
pantois. Puis, il balbutie doctement que Karl Marx est né en 1818 et mort en
1883 et que c’est lui qui a rédigé avec son ami Friedrich Engels le Manifeste
du Parti Communiste qui commence par la phrase «Un spectre hante l'Europe: le
spectre du communisme». Les jeunots le dévisagent de l’œil qui diagnostique la
démence caractérisée.
Le jeune homme continue à
voix basse : "Eh oui, et Marx a aussi écrit le Capital, une critique du
capitalisme qui prévaut encore aujourd’hui ..." Il s’arrête avec un geste
de lassitude et continue son chemin, en direction de la Alexanderplatz.
Arrivé dans sa chambre du
27ème étage de l’hôtel Parc Inn, avec vue imprenable sur les mille feux de
Berlin, il écrit dans la fenêtre mail de son ordinateur portable : « Jenny, ma
chérie ...»
16
au 20 Février 1882, voyage de Paris à Marseille et traversée vers Alger
Le Paris-Lyon-Marseille, un
compartiment de 1ère classe. Un peu après Lyon, le contrôleur entre dans le
compartiment et explique à un homme d’un certain âge, élégamment habillé, à la
toison de neige et au faciès agrémenté d’une volumineuse barbe, Karl Marx, que
la locomotive a un problème technique et qu’il veut s’excuser pour le retard
qui s’ensuivra. Marx épanche son agacement par quelques mots contre le progrès
technique. Le voyage de Marx vers le sud a été décidé sur conseil
pressant de ses médecins; cela fait des années qu’il souffre d’une bronchite
aigue, de problèmes de plèvre et d’inflammations de la trachée. Marx se remet à
tousser, il extrait de sa valise une bouteille de gnôle. «D'abord une heure et
demie d’arrêt à Cassis à cause de distemper la locomotive. Maintenant encore le
même désagrément d’engin à Valence, mais cette fois-ci avec en plus un froid de
canard et un biting wind ... avec pour seul remède possible l’alcool, again and
again resorted to it." (A Engels, 17 février 1882)
Marx, légèrement éméché, sort une photo de sa femme Jenny,
décédée deux mois auparavant et commence à pleurer. Le train entre dans la
morose gare de Marseille la nuit. Marx embarque à Marseille sur le bateau postal
"Saïd" à destination d’Alger. C’est la première et la dernière fois
qu’il quitte l’Europe. La traversée de 34 heures, dans une cabine exiguë,
avec un pont noir de monde et un vacarme assourdissant venant de la salle des
machines, est exténuante. Marx ne peut pas dormir et se
rappelle dans un cauchemar les époques auxquelles, tête pensante du mouvement
ouvrier naissant, membre d’une famille aux nombreuses ramifications, affectueux
père de trois filles ou encore comme malade en quête de guérison, il faisait de
fréquentes traversées entre Calais et Douvres. Mais dans ce rêve confus, ce
sont surtout les années de l’agitation politique accompagnant les événements de
1848, années de la rédaction, avec Engels, du Manifeste du Parti communiste,
qui émergent et qui secouent le plus sa mémoire.
Réveillé, il ne peut se
débarrasser de l’idée qu’il est en train de déserter des tâches importantes
qu’il aurait à assumer. Il peine à se concentrer, la lecture lui demande
beaucoup d’efforts, et il est hors de question d’écrire quelque chose de sensé
dans ce vacarme.
Sur le pont. Marx
sympathise avec le capitaine du Saïd, un homme très affable, comme il l’écrira
plus tard, qui se fait accompagner de sa famille pour ce voyage à Alger. Marx
raconte au capitaine Macé qu’il est attendu par un ami de ses deux gendres
Charles Longuet (marié à sa fille Jenny) et Paul Lafargue (marié à Laura), un
certain Albert Fermé. Ce juriste français, expulsé à Alger une douzaine
d’années auparavant pour raisons politiques, va s’occuper de Marx pendant son
séjour de repos.
A l’arrivée à Alger, en
plus de sa grave bronchite, Marx a attrapé un fort refroidissement. Mais ce qui
le désespère plus encore, ce qui lui inflige une véritable déchirure a une
autre cause, que Sigmund Freud décrira plus tard par ces mots : «Quoi que le
moi puisse accomplir au cours d’une vie, le surmoi ne s’en satisfera jamais».
Alger et le grouillement de
sa baie. Fermé, un individu sympathique, la quarantaine, reconnait Marx tout de
suite, car la physionomie du dirigeant de l’Internationale socialiste est
partout connue. Fermé amène tout d’abord Marx dans le luxueux "Grand Hôtel
d’Orient", la meilleure adresse de la ville, mais très cher. A la
réception, on propose au vénérable professeur allemand un forfait de pension
mensuel, mais, sur les conseils de Fermé, Marx n’y restera que quelques jours
et optera pour une pension se trouvant en hauteur dans une villa du quartier
résidentiel de Mustapha Supérieur, au climat plus clément. Comme il va
l’expliquer sans ambages à Fermé, Marx ne peut pas faire de folies, même s’il
peut compter sur le soutien généreux de Engels. Pendant son séjour, il sera
souvent chez les Fermé, route Mustapha Supérieur. On y parlera des journées de
la Commune de Paris qui a conduit au bannissement de Fermé, et de l’évolution
des événements politiques sur le continent, notamment en Russie.
Pour sa part, Marx passera
les deux mois qui viendront à la Pension Victoria. Il pourra souvent oublier
ses douleurs et ses doutes. «Ici, situation magnifique, devant ma chambre la
baie de la mer Méditerranée, le port d’Alger, des villas disposées en
amphithéâtre escaladant les collines ... plus loin, des montagnes, entre autres
les sommets neigeux derrière Matifou, sur les montagnes de Kabylie, des points
culminants du Djurdjura ... Le matin vers 8 heures, rien de plus exaltant que
le panorama, l’air, la végétation, ce mélange merveilleux européo-africain.
Chaque matin, de 10 ou 9 heures à 11 heures my promenade.» (A Engels, 1er mars
1882).
Et la toux de Marx va
empirant. Un certain Dr. Stephann - "best Algiers
doctor" – devient son médecin traitant. Pendant le traitement de «cloques
sur la poitrine», le médecin et son patient échangent des confidences. Le
docteur Stephann s’intéresse aux sciences physiques et Marx, qui s’est
approprié un riche savoir au cours de ces dernières années, peut enrichir les
entretiens de considérations ayant trait aux sciences naturelles, à la physique
et la cosmologie, voire même aux mathématiques. Mais surtout, ils parlent de la
mort, de l’idée saugrenue d’une autre vie dans l’au-delà. Selon Marx, il faut
se résigner à son propre fini : «Seuls les atomes sont immortels.» Le
consulat royal prussien à Alger se trouve à cette époque dirigé par le
diplomate Dr. Fröbel. On ne sait pas si le consulat a eu connaissance de la
présence du dirigeant socialiste proscrit (la presse locale en avait fait état)
et si, dans ce cas, il en a fait rapport à Berlin. On peut s’imaginer que Marx
ait été pris en filature.(Ce serait un running gag de l’Histoire si, une fois
encore, et à l’insu de Marx, il y avait eu un petit mouchard dans les parages).
La "Pension
Victoria" ne dispose que de six chambres. Marx se trouve ainsi en
compagnie assez restreinte, avec, outre les deux propriétaires des lieux,
Madame Rosalie, employée de maison, Madame Casthelaz et son fils Maurice
Casthelaz, médecin et pharmacien et lui-même curiste (qui prodiguera à titre
bénévole des soins fréquents à Marx), Madame Claude, de Neufchâtel, Armand
Magnadère, dont on déplorera la mort en mars 1882, et une jeune femme restée
anonyme, qui propose des cours particuliers par voie de presse.
Cette «jeune femme
inconnue« joue un rôle particulier lors du séjour de Marx en Algérie. Elle est
originaire de Dessau, en Allemagne, elle est jolie et intelligente et parle
plusieurs langues. Elle a déjà beaucoup entendu parler du célèbre pensionnaire
et elle a même lu le livre «La Femme et le Socialisme», ouvrage écrit par
August Bebel en 1879, ayant connu une large diffusion et tombé sous le coup de
la censure du fait de la Loi antisocialiste promulguée par Bismarck. Marx se
sent attiré par elle, car elle lui rappelle sa fille cadette (Tussy). Mais
bientôt la jeune femme (nous l’appellerons Vera) va hanter ses rêves. Dans ces
rêves se mélangent, au souvenir des souffrances et privations endurée lors de
l’achèvement du premier volume du «Capital», ce sentiment de délivrance perçu
dans le train le menant à Hambourg où l’attendait son éditeur Meissner. Il y
avait dans son compartiment en face de lui une jeune femme en laquelle il vit
la messagère du nouveau monde semblant s’ouvrir à lui. Cette jeune femme
prenait maintenant les traits de Vera, et, sait-on pourquoi, il essaie dans ses
rêves de lui faire comprendre quelle avait été sa prouesse philosophique
d’alors, quelles avaient été les découvertes dont il avait fait don à
l’Humanité.
Vera accompagne Marx dans
ses promenades à travers Alger. Quand ils flânent à travers les bazars de la
Casbah, Marx a le sentiment d’être oisif, de trahir sa cause, et il se confie à
Vera. Il y a dans son bureau de Londres tant et tant de documents, de
manuscrits à moitié achevés, de notes prises pour les volumes deux et trois du
«Capital» - et encore même pour un quatrième volume. Vera ne comprend par le
grand homme. Elle a lu chez Bebel tout le mérite qui d’ores et déjà lui
revient. Et sa sœur de Dessau, apprenant qu’elle a rencontré le célèbre Marx, a
été dans tous ses états à la lecture de sa lettre. Quand Marx se lamente de
tout ce qui lui reste à faire, elle lui répond sentencieusement : «Quoiqu’on
fasse dans la vie, on ne sera jamais satisfait; là-dessus, Dieu et le Diable
seront bien toujours d’accord.» Quoiqu’il en soit, Marx n’arrive pas à maîtriser
ses sentiments de culpabilité, des sentiments qui sont loin d’être diffus : Il
se languit vraiment de son cabinet de travail, le centre de son univers. se
languit de son ami Engels. Dans sa chambre se trouvent plusieurs projets de
lettres à Engels qu’il n’enverra jamais, estimant que même pour son ami le plus
proche, ses lettres seraient trop personnelles. Lors d’une promenade en bordure
de la Casbah, Marx et Vera rencontrent un individu au visage émacié, barbu,
peintre de son état, la quarantaine environ. Sous son parasol, il a peint en
quelques rapides coups de pinceau sur son petit chevalet un escalier qui monte
le long de la colline. Marx et Auguste Renoir se dévisagent. Peut être ont-ils
aussi échangé quelques paroles sans importance. Mais aucun des deux n’apprendra
jamais qui il a, ce jour-là, rencontré.
Mais Marx entreprend
également des randonnées avec les autres hôtes de la pension : "Hier à une
heure de l’après-midi, nous sommes descendus à Mustapha inférieur d’où le
tramway nous a amenés au Jardin Hamma ou Jardin d’Essai qui sert de Promenade
publique, avec, à l’occasion, des concerts de musique militaire, et qui est
utilisé comme pépinière, pour faire pousser et propager des végétaux indigènes,
enfin pour des expériences botaniques scientifiques et comme jardin
d’acclimatation." (Marx à Laura, 13/14 avril 1882)
Madame Casthelaz demande à
Marx qui, dans sa conception de l’Etat, sera amené à effectuer les basses
besognes, et elle ajoute: «Je ne peux pas vous imaginer dans un monde ayant été
nivelé par le bas, car vous avez sans conteste certains goûts et attitudes que
l’on attribue par ailleurs à l’aristocratie.» - «Moi non plus», lui répond
Marx. «Mais ces temps arriveront, mais nous ne seront plus de ce monde.» (idem) Marx fait
la connaissance de l’ex-Fouriériste M. Durando, professeur de botanique. «Nous
bûmes du café, en plein air naturellement, dans un café maure. Le Maure en
prépare d’excellents, nous étions assis sur des tabourets, l’une des meilleures
façons de converser des utopies de Fourier. Fourier rêvait de communes qui
étaient censées ne pas être seulement des communautés économiques, mais
également des communautés amoureuses. Un affranchissement du travail n’est pas
concevable sans un affranchissement de la sexualité, proclame le Professeur
Durando. Vera écoute avec intérêt. Marx est un peu gêné.
La santé de Marx ne
s’améliore guère. Les aléas de son état sont le sujet principal de ses lettres,
notamment de celles adressées à Engels, tandis qu’il fait parvenir à ces filles
des nouvelles moins préoccupantes de son séjour à Alger. Une «Leçon de sagesse
arabe», qu’il envoie à Laura, est très éloquente à ce sujet :
"Dans un fleuve
impétueux, un passeur possède une petite embarcation. Pour arriver de l’autre
coté monte un philosophe. Et la conversation suivante s’engage: Le Philosophe :
Sais-tu ce que c’est, l’Histoire ? Le passeur : Non. Le Philosophe : Alors, tu
as déjà perdu la moitié de ta vie. Et d’ajouter : As-tu fais des études de
mathématiques? Le passeur : Non. Le Philosophe : Alors tu as perdu plus de la
moitié de ta vie !
A peine le philosophe
a-t-il terminé qu’un vent terrible fait chavirer le petit bateau, le passeur et
son passager se retrouvent à l’eau. On entend alors le passeur crier : Tu sais
nager? Le Philosophe : Non ! Le passeur : Alors, tu perdras la vie, mais cette
fois-ci la vie entière!" (Marx à Laura, 13/14 avril 1882)
L’exploitation coloniale et
les premiers balbutiements de l’industrie et du capitalisme marquent de leur
empreinte la ville d’Alger. Le 8 mars paraît dans le journal local, Le petit colon algérien, un éditorial
: "Le travail affranchi et le travail des Damnés, conditions inhumaines
dans la construction des nouveaux chemins de fer algériens vers l’Est",
éditorial qui termine par ces mots «Debout, les Damnés de la Terre!»
Marx résiste aux sentiments
qu’il éprouve pour Vera, mais d’un autre coté, l’admiration qu’elle lui porte
et l’intimité grandissante qui les rapproche le flattent. Et Vera, de son coté,
ressent aussi cette "perte de repères" (lost in translation). Marx
veut en avoir le cœur net, il se rend chez le "Photographe Agha Supérieur
Alger", E. Dutertre, pour se faire tirer le portrait, ce fameux dernier
portrait de Marx qui a suscité tant de commentaires. Il fait envoyer des copies
de cette photo à ses filles, par exemple à Laura, à laquelle il ajoute cette
dédicace : "To my dear Cacadou. Old Nick."
Sur
les lieux même du chantier, au milieu des ouvriers peinant à la tâche, Marx
essaie d’exposer à Vera l’une des essences de ses investigations, l’éclairage
de la loi secrète du capitalisme. Il désigne les contremaîtres. Il décrit les
rapports de propriété qui caractérisent les machines que l’on voit à l’œuvre.
Il explique comment notre monde est devenu un univers exclusivement marchand.
Que la seule marchandise que les ouvriers salariés puissent proposer sur le
marché figure leur force de travail. Qu’ils ne peuvent survivre que s’ils
vendent cette force de travail. Et ceux qui la leur achètent connaissent
pertinemment la pleine valeur de ce qui leur est proposé. Exploitant la
détresse de l’ouvrier, on va acheter cette valeur au prix le plus bas possible,
sachant que ce potentiel va créer des richesses bien plus importantes que leur
valeur salariée initiale. C’est ainsi qu’avec un peu de jugeote, on pourra
manipuler l’offre et la demande régissant le marché du travail de manière à
devenir immensément riche, à l’instar des magnats des chemins de fer
américains, des Rockefeller et des Vanderbilt.
Marx, Alger, le 28 Avril
1882
Mais cette photo est le
point de départ d’une rupture. Il écrit à Engels: „Pour plaire au soleil, je me
suis débarrassé de ma barbe de prophète et de ma toison, mais ... je me suis
fait photographier avant de sacrifier mes cheveux sur l’autel d’un barbier
algérois.» (9 Marx à Engels, 28 Avril 1882)
La barbe du prophète et la
toison sacrifiées ... pour plaire à Vera? Quoiqu’il en soit, Vera est surprise
et un peu décontenancée. Ses rapports avec Marx changent, elle cherche moins
souvent sa présence. Et elle finit par trouver un emploi de répétitrice, comme
par hasard pour les enfants du consul allemand Dr. Fröbel. Marx, de son coté,
voulait-il faire «du passé table rase» ?
Le mauvais temps et la
poussière du sirocco qui ne cesse de pénétrer dans ses poumons ramènent peu à
peu Marx à la raison, et il se résigne à quitter Alger aussi vite que possible.
Son départ précipité d’Alger est "opportun", écrit-il à Engels, et on
se saura jamais très bien quelles étaient alors ses pensées.
Peu de temps avant son
départ, Marx va visiter avec Fermé dans la baie d’Alger une escadre de six
cuirassés français. «J’ai naturellement visité le navire-amiral ‘Le Colbert’
sur lequel un fringant officier, très vif d’esprit, m’a tout montré dans le
détail et m’a même fait des démonstrations ... A partir d’un canot, nous avons
suivi les manœuvres du navire-amiral et des cinq autres cuirassés.” Tout cela
devait bien sûr conduire immanquablement à un échange avec Fermé sur le
rayonnement global du colonialisme militaire. (Et peut être le “mouchard”
était-il à portée d’oreille dans le canot d’à-côté). Puis,
Marx quitte Alger le 2 mai 1882 sur le vapeur ‘PELUSE’. Sur le quai, agitant
leur mouchoir, à coté de la famille Fermé et du Docteur Stephann, il y a aussi
Vera.
8
Mai – 3 Juin 1882, Monte Carlo
La traversée en direction
de Cannes fut houleuse, il n´y resta que quelques jours. Son état de santé
était misérable. Il trouva dans le salon de lecture du Casino presque toutes
les revues de presse italiennes et francaises, il y avait même quelques journaux
allemands, qui offraient un bien meilleur aperçu que pouvaient offrir les
revues anglaises. Mais à la "table d'hôtes" où se trouvent réunis les
camarades de l'hotel de Russie, on s'intéresse bien plus aux événements qui se
déroulent autour des tables de jeux des salles du casino (tables de jeu de la
roulette et du trente-quatre).
Monte Carlo, ce refuge des
oisifs distingués et aventuriers, est en fait malgré les beaux paysages un lieu
délaissé. Son coté monumental est dû uniquement à ses hôtels. On n’y retrouve
ni le petit peuple ni les couches moyennes, "seuls les domestiques,
garçons d'hôtel et de café, qui représentent le sous-prolétariat". Il végéta
ainsi un mois à Monte Carlo, après avoir été informé sans détours sur son état
de santé. Ce médecin, docteur Kunemann l'ayant pris tout d'abord pour un de ses
collègues. Marx écrit à Engels, qu'il compte cacher son état vis à vis de ses
enfants pour ne pas les alarmer.
Les jours passent, occupés
par de très désagréables traitements. A part ce contact avec son médecin, un
philistin républicain et ses hôtes de table, ses relations sociales se trouvent
très réduites. Ainsi il n'est pas étonnant que son esprit toujours aussi avide
de nouveautés, se tourne vers le casino de Monte-Carlo, son intérêt fixe sur la
"banque de jeu, the financial basis of the whole trinity" de
politique, de l'Etat et du gouvernement.
Un de ses hôtes de table,
le Wine Merchant anglais de Pittersborough, se donne à la chansonnette
populaire, The Man that Broke the Bank
at Monte Carlo :
"I`ve just got here, through Paris, from the
sunny southern shore, I to Monte Carlo went, just to
raise my winter`s rent“. Et alors ce fils soulard de
Grande Bretagne se met soudain à déclarer à grand renfort de vaisselle, de mets
et de garçons de restaurant dans un discours délirant : "Comment on peut
accumuler son argent sans avoir affaire à autre chose que l'argent lui-même ?
Sans avoir à se colleter avec la racaille des journaliers/salariés ? Soit à la
roulette soit à la Bourse de Londres. C'est là, s'écrie Pittersborough, qu'íl a
gagné ses chips et tous croient que c'est de l'argent réel, mais c'est déjà de
l'argent fictif. C'est une promesse, un espoir. Et maintenant il parie. Il
graisse la patte au croupier. Ou bien il sort ses cartes truquées. "And I
break the bank at monte Carlo". Il n´y aurait rien de plus beau que le jeu
de l'imagination, quand à la fin il en ressort de l´argent dur. Et quant on se
trouve propriétaire du casino, quand on rémunère les croupiers, on pourrait
faire fortune, devenir extrêmement riche, sans effort, juste peut-être un peu
de vol et de meurtre. Mais ceci se trouva garanti grâce à la politique
machiavélique de Charles III, le prince de Monaco. Lui, Pittersborough, a
l´intention de vendre son affaire vinicole et de se consacrer uniquement aux
financial deals.
Le cercle présent s'amuse.
Marx a bien mieux appris la leçon que les autres. Il ne peut pas se retenir et
murmure quelque chose comme : "Quelle bande alors ces bourgeois dépravés,
qui dilapident les valeurs créées par la classe ouvrière et s'estiment être les
maîtres du monde !" Le cercle ne le comprend pas très bien.
Plus tard, installé dans sa
chambre d´hôtel, Marx se fait des notices pour ses prochains volumes à paraître
après "Das Kapital". Sur une de ses fiches apparaît pour la première
fois le terme de "casino-capitalisme".
Début
Juin-fin Aout 1882, Argenteuil/Paris, chez sa fille Jenny Longuet.
Pour la première fois aussi
au cours de ce voyage, il se voit interpellé par son surnom: "Maure, où
est ta barbe ?" Marx se retrouve pour la dernière fois, pendant quelques
semaines, en compagnie de ses filles, Jenny et Laura (ainsi que de leurs maris
Longuet et Lafargue) et de leurs quatre enfants, qui ont survécu. De temps à
autre, de même avec Eleanor (Tussy,qui est venue de Londres pour soigner Jenny,
qui est souffrante, mais qui est atteinte elle-même en son corps et son âme par
l'interdit prononcé par Marx envers ses ambridés pour le journaliste francais
Lissagaray). Les conflits entre ces personnes, entre les soeurs, entre Charles
Longuet et sa femme, sont intensifs. Et Marx va poursuivre ses
"cures" dans la station thermale toute proche d'Enghien. Tous ces évènements,
ces conflits, la maladie mortelle de Jenny etc. se retrouvent en concentré dans
le cours d'une journée, cette journée est révélatrice de la grande impuissance
de Marx vis à vis de sa famille et de leurs problèmes : "A 8 ½ heures du
matin je commence par la toilette, je m'habille et prends un premier café etc.;
vers 9 heures du matin, je me rends à Enghien, retourne généralement vers 12
heures, puis je prends mon déjeuner à Argenteuil en famille, entre 2 et 4
heures je me repose, puis je fais une promenade et je joue avec les enfants, de
telle sorte que j'en perds tous mes repères jusqu'à la capacité de penser d'une
façon plus radicale que ce qu'a pu formuler Hegel dans sa
"Phénoménologie"; enfin vers 8 heures, le dîner et voici ainsi ma
tâche journalière achevée. Où trouver le temps pour la correspondance
?"
Les différents caractères
des personnes présentes se déploient lors du "souper". Son
bureau de travail légendaire de la Maitland Park Road 41 se transforme lors de
rêves tumultueux en citadelle fantastique. Cette pièce baignée de lumière, dont
les murs sont tapissés de rayons de bibliothèque, est envahie de livres, de
manuscrits et de ballots de journaux qui grimpent jusqu'au plafond. Vis-à-vis
d'une cheminée, et sur le côté d'une fenêtre, se trouvent deux tables croulant
sous des papiers, livres et journaux. Au centre de la pièce, dans le coin le
mieux éclairé, se trouve une table de travail toute simple et un siège à
dossier en bois (ce même siège, où on le retrouvera mort le 14 Mars de l´année
suivante).
Adossé à un autre mur, est
placé un sofa de cuir; sur le manteau de cheminée, encore des livres
éparpillés, des cigares, allumettes, blagues à tabac, presse-papiers et de
nombreuses photographies. Dans son rêve, les parties rédigées et depuis
longtemps cachées du prochain manuscrit, s'écroulent sur lui. Ce sera à Engels
de réunir ces documents dans un travail assidu, qui paraîtra dans les volumes 2
et 3 du “ Capital“. A la fin tout se fond dans des formules de mathématiques et
des tableaux économiques, qui font effet d'une tornade semblant engloutir dans
ses flots de symboles le rêveur lui-même. Enfin au dernier jour du
séjour de Marx à Argenteuil, Longuet va condescendre à inviter à déjeuner le
traducteur français de "Das Kapital", qui s'était depuis longtemps
préoccupé pour obtenir pleine "audience". "C'était un vent
froid, venant du nord-est, et ma obligate conversation avec poor Roy dans le
jardin me fit contracter un refroidissement. Thanks to Longuet !". Puis, d'Aout à fin Septembre, nous retrouvons Marx en
compagnie de sa fille Laura, qui au départ se montrait assez rébarbative, pour
continuer la cure à Vervey sur le lac de Genève, "dans un état de
monotonie extrême, car nous vivons ici comme dans un pays de cocagne".
Lors de leurs sorties en
bateau, il peut s´entretenir vivement de la poursuite de son travail sur les
volumes à paraitre du Capital.
"Il ne suffirait pas des démontrer comme quoi
l’usage de la force du travail dans les lieux de production est orienté sur le
profit, il s’agirait bien surtout des activités du capitalisme vu globalement,
des intérêts du capital, des marchés d’actions, de la capitalisation des biens
et des fonds. De plus, il faudrait prendre en considération le fait que le
capital s’apprête à s’approprier non pas uniquement les ressources foncières de
par le monde, mais même l’eau, la nature en général."
Laura argumentera plus
tard, dans le conflit qui l'opposera à Engels, en s'appuyant sur ces
entretiens, pour s'arroger le droit de travailler sur ces manuscrits.
Octobre
1882 – Mars 1883 Retour à Londres, séjour à Ventnor sur l'Isle of Wight, mort à
Londres et enterrement.
L'état de santé de Marx
s'était amélioré à Argenteuil et Vevey. Il fuit bien vite le brouillard de
Londres pour profiter du climat maritime de l'Ile de Wight. "Ici on peut
flaner des heures durant, tout en profitant de l'air de montagne et de l'air
marin."
Ce sera sa dernière
station. Pendant ses promenades, il essaie d'apprendre à son petit fils Johnny
– qui se trouve occasionnellement en visite avec Tussy - la mathématique
différentielle. Il s´est approprié cette science depuis quelque temps et se
sent en rapport d'égalité avec Newton et Leibniz. Ou bien il parle de la
préhistoire et des essais réalisés à l'exposition sur l'électricité à Munich,
"tout particulièrement la démonstration comme quoi l'électricité permettrait
de faire passer la force à grande distance, et cela avec l'aide d'un simple fil
télégraphique."
C'est alors que survient la
mort de Jenny, sa fille, le 11 janvier 1883 à Argenteuil; elle succomba à son
cancer à 38 ans. Tussy, la porteuse de cette nouvelle, écrit les mots suivants
: "Je sentais que j'apportais l'arrêt de mort à mon père. En me rendant
chez lui, l'angoisse me serrait le coeur et je me torturais l'esprit à chercher
la façon de lui transmettre cette nouvelle. Je n'eus pas besoin de parler, mon
visage me trahit. Maure dit tout de suite : Notre petite Jenny est morte
!".
Marx revient à Londres,
dans la Maitland Road 41. Les dernières six semaines de Marx se mourant,
passèrent vite, laryngite, bronchite, un abcès aux poumons, des embarras
gastriques, des traitements quotidiens, 1 litre de lait coupé d´un quart de
brandy. A partir de là deux personnes principales de sa vie vont s´occuper du
cours des choses, Helene Demuth et Friedrich Engels.
"Lenchen" à
domicile, Engels, qui habite au coin de la rue, lors de ses visites
quotidiennes. Ils rivalisent pour les meilleurs soins, il y a aussi des
conflits.
"Lenchen" (on ne
sait pas, si Marx est le père biologique de son fils) érige une "dictature
à domicile". Pour elle Marx n'est pas un grand homme, il ne peut pas lui
en imposer, elle "le connaît avec ses sautes d'humeur et ses faiblesses,
elle le mène par le bout du nez." (W. Liebknecht). Ceci a tout pour exaspérer Engels, car il sait la
"grandeur" de Marx, il pense aux écrits pour les prochains volumes du
"Capital", cachés dans des paquets en différents tas éparpillés,
entièrement en désordre parmi les piles de livres de la bibliothque. Engels,
lui-même, plein d'abnégation, a toujours joué le second violon derrière Marx.
De plus la conception de vie d'Engels oriente ses tentatives de réconfort,
"le vin, les femmes et le chant de la vie en sont les épices" (A.
Bebel). Alors Lenchen se dispute avec lui, quand il offre à l'occasion un petit
verre d'eau-de-vie de trop à Marx, ou lui apporte une bouteille de vin, ou
qu'il tient des propos guillerets. Et de fait Engels exige une
fois trop de Marx (c'est d'ailleurs peut-être la seule fois dans leur vie),
lorsqu'il rapporte de long en large les débats tenus lors de la préparation du
congrès du parti socialiste ouvrier de Kopenhagen, s'étendant sur les opinions
de petits bourgeois et de philistins dans le parti, et rapportant les querelles
autour du "Sozialdemokrat". Marx s'endort et son rêve
s'enroule au tour de la phase qui a marqué leur jeunesse : "Une nouvelle
société naîtra, qui prendra la place de l'ancienne société bourgeoise aves ses
classes et leurs contradictions, ce sera une association qui reposera sur la
liberté de chacun garantissant le libre développement de tous." Les
images des différentes communes, soviets, coopératives et communautés de vie
anti-autoritaires, qui se sont tous depuis appuyés sur cet espoir, se
superposent et Marx pousse un long soupir, les hommes ne possèdent vraiment
rien qu'eux-mêmes et cela devrait faire l'objet de recherches, recherches,
recherches. Puis il demande un peu plus de brandy dans son lait. Le 14 Mars
1883, Lenchen et Engels le retrouveront en pleine journée, vers 15 heures,
affalé dans son siège, "assoupi, mais pour ne plus s´éveiller."
(Engels). L'enterrement au cimetière
des indigents de Highgate avait des traits surréalistes. Une petite douzaine à
peine y prend part. Tussy est absente, Laura et Lenchen se trouvent acculées
aux arrières, derrière les hommes. Deux couronnes de la rédaction du
"Sozialdemokrat" et de l'association des ouvriers de Londres sont
posées. Engels va tenir un discours en anglais : "Ce que le
prolétariat combatif européen et américain a perdu, ce que la science de
l´histoire a perdu avec cet homme, est incommensurable" etc. Longuet lit en public et en langue française, les
différents télégrammes reçus, des socialistes russes et des partis travailleurs
français et espagnol. Wilhelm Liebknecht, membre du Reichstag allemand
parle en langue allemande de son ami et maitre inoubliable, "le plus haï
des oppresseurs et exploiteurs du Peuple, le plus aimé des oppressés et
exploités, du moins de ceux qui ont pris conscience de leur condition... Les
fondements scientifiques apportés par Marx nous mettent en mesure d'affronter
les attaques de l'ennemi et de poursuivre le combat avec des forces toujours
renouvelées." Se trouvent aussi rassemblés l'autre gendre, Paul
Lafargue, deux anciens compagnons de combat, Leßner et Lochner, d'anciens
membres de la ligue des communistes des années quarante, un professeur de
zoologie, Lankester, et un professeur de chimie, Schorlemmer, tous deux membres
de la Royal Society et amis de Marx. C'était tout.
Le
cimetière de Highgate aujourd'hui
En 1956, les dépouilles
mortelles de Marx, Jenny et Lenchen furent reposées à un emplacement du
cimetière plus représentatif. C'est là aussi que repose Herbert Spencer. Un
monument fut érigé. Par une belle matinée dominicale, on retrouve aussi
dans le flot intarissable des visiteurs, qui se rendent au monument de Marx du
cimetière de Highgate, l'élégant jeune homme de la première scène, cette fois
avec sa Jenny.
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