J’aime
beaucoup ce texte rare de Simone Weil (1933)
Née en 1909, Elle entre à l’École normale supérieure
en 1928. Elle obtient son agrégation de philosophie en 1931 et
commence une carrière d’enseignante dans divers lycées de province. Au Puy,
solidaire des syndicats ouvriers, elle se joint au mouvement de grève de
l'hiver 1931-1932 contre le chômage et les baisses de salaire, ce qui provoque
un scandale. Syndicaliste de l’enseignement, elle est
favorable à l’unification syndicale et écrit dans les revues L’École émancipée et La Révolution prolétarienne.
Communiste anti-stalinienne, elle participe à partir de 1932 au Cercle communiste démocratique
de Boris Souvarine, qu’elle a connu par
l’intermédiaire de Nicolas Lazarévitch. Le monde politique des révolutionnaires
trotskistes et anarchistes est assez peu nombreux dans ces années
d’avant-guerre et tout le monde se connaît, ainsi « l’étudiante »
Simone Weil, même si elle ne l’est plus après avoir passé les plus brillants
diplômes, est en contact avec les groupes de la Gauche communiste contre la
dégénérescence de l’I.C. Cette femme brillante est tout indiquée pour rédiger
en 1933 la Déclaration
à la conférence d’unification des groupes de la gauche communiste, parue dans
« La Bataille ouvrière », numéro 1 du 1er juillet 1933 (lire sur le
site Smolny). Elle fait partie du groupe des qualifiés « étudiants »,
c'est-à-dire des éléments généreux mais assez naïfs dans leur enthousiasme pour
la classe ouvrière au point de considérer l’engagement militant comme un
sacerdoce. De sa vocation à être « établie » en usine, alors qu’elle
est agrégée, comme de son involution ultérieure vers le mysticisme, Simone Weil
aura vécue la politique comme sacrificielle, comme un don religieux de
soi-même, et en cela, malgré notre carrure de solide agnostique, elle a droit à
tout notre respect.
Elle passe quelques semaines en Allemagne,
au cours de l'été 1932, dans le but de comprendre les raisons de la montée en
puissance du nazisme.
À son retour, avec beaucoup de lucidité, elle exprime dans plusieurs articles
ce qui risquait de survenir. Abandonnant provisoirement sa carrière
d'enseignante, en 1934-1935, elle est ouvrière
sur presse chez Alsthom (dans le XVème arrondissement de Paris3),
devenue depuis Alstom,
puis elle travaille à la chaîne aux établissements JJ Carnaud et Forges de Basse-Indre, à
Boulogne-Billancourt, et chez Renault, jusqu'au mois d'août 1935. Elle note
ses impressions dans son Journal
d'usine. Sa mauvaise santé l'empêche de poursuivre le travail en usine. Elle reprend l'enseignement de la philosophie,
et donne une grande partie de ses revenus à des personnes dans le besoin.
« Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy,
elle sacrifiait tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de
Solidarité des mineurs. »
En août 1936, elle s’engage dans la Colonne
Durruti au début de la Guerre civile espagnole pour combattre le coup d'État
du général Francisco Franco. Bien qu'intégrée dans une
colonne de la CNT anarcho-syndicaliste, elle témoigne du
fanatisme de Durruti (qui fait fusiller un jeune adolescent qui refuse de
renier son idéal franquiste) dans une belle lettre à Bernanos. Gravement brûlée
après avoir posé le pied dans une marmite d'huile bouillante posée à ras du
sol, elle doit repartir assez rapidement pour la France. En 1937, elle collabore aux Nouveaux
cahiers, revue économique et politique défendant une
collaboration économique franco-allemande. Elle régresse ensuite dans le
mysticisme. A partir de l'année 1938 elle entre en contact avec des prêtres et
des religieux, afin de leur poser des questions sur la foi de l'Église
catholique. Elle reste très discrète sur son évolution spirituelle. Soucieuse
de partager les conditions de vie de la France occupée, malgré sa santé de plus
en plus défaillante, elle souhaitait rejoindre les réseaux de résistance sur le
territoire français, elle est déçue par le refus de l'entourage de de Gaulle de
la laisser rejoindre les réseaux de résistance sur le territoire français. Elle
y risquait en effet d'être rapidement capturée par la police française,
identifiée comme juive et déportée. Atteinte de tuberculose,
elle meurt au sanatorium d'Ashford, le 24 août 1943, à l'âge de 34 ans.
Simone Weil a été gallimardisée et est fort
bien considérée désormais dans les éditions bien pensantes, mais il nous plaît
de déceler dans ses écrits des commentaires, certes peu systématisés et noyés
dans son idéalisme philosophique – qui portent encore le rejet de toute
l’infrastructure de la société bourgeoise des maisons d’édition aux partis
politiques.
Sa note pour une « suppression générale
des partis politiques » n’est qu’une allusion à la perspective marxiste de
l’après révolution où les partis politiques sont tous supprimés en effet, et la
question reste posée de supprimer aussi le dernier… parti communiste avec
l’extinction de l’Etat. J’aime ce texte incomplet de Simone Weil, bien qu’il
n’aille pas au fond des choses en commençant par la nécessité de la césure
révolutionnaire avant d’imaginer qu’on puisse faire sauter toutes les
particules politiques bourgeoises… et anarchistes. Car deux choses sont mises
en évidence (de sa formation passée aux positions de la Gauche communiste).
UN : sous la démocratie bourgeoise les masses ne sont jamais véritablement
consultées, c’est l’oligarchie qui décide de tout ; DEUX : la plupart
des partis sont constitués de clans d’amis et d’arrivistes sans principe, comme
tout regroupement d’anarchistes ; ceux-là même s’ils ne sont que trois
pékins, ils n’ont pour religion que la complicité amicale, avec pour feuille de
route quelques conceptions radicales trouvées dans les poubelles bourgeoises et
un gourou pour chef de famille. Passé d’un antistalinisme prolétarien à un
antistalinisme bourgeois, Simone Weil reste à la crête du problème du parti
(figuré alors par le repoussoir stalinien surtout) et ne replace pas la question de « l’emprise
du parti » (nommé alors esprit de parti) dans une société donnée, par
rapport à la question de la destruction de l’Etat et face aux partis armés et
organisés de la bourgeoisie. En 1940, elle n’est plus dans le camp prolétarien
mais aux côtés des gaullistes bourgeois, elle ne raisonne plus en termes de
classe, se fiche d’une transition au communisme et encore plus de la nécessaire
suppression de la rétribution des activités politiques, et pas le bla-bla
communard sur l’alignement du salaire de député sur celui d’un ouvrier
spécialisé (projet irréel jamais réalisé).
En ce sens elle retombe dans l’apolitisme
anarchiste qui imagine qu’on peut faire table rase des forces policières
idéologiques sans coup férir, elle est bien restée marquée par le simplisme de
l’action syndicaliste et du fait d’un trop rapide passage dans les rangs des
derniers héritiers politiques de l’Octobre rouge. Simone Weil ou la destinée
tragique d’une mystique, mais avec une écriture divine et des éclairs de
cristal.
Il y aurait une étude à mener sur la fin des
révolutionnaires, comment ils ont vieilli, comment ils ont renié ou pas leurs
convictions de jeunesse. Je me suis toujours demandé pourquoi tant de grands
révolutionnaires allemands avaient rejoint le SPD après guerre. J’ai compris.
Je pense qu’ils n’avaient rien renié, mais qu’ils avaient rejoint les barnums
électoraux pour échapper à la solitude de la retraite. Moi vous ne me verrez
jamais adhérer au PS ni à aucun clan gauchiste. Plutôt crever seul et sans
bon dieu!
NOTE SUR LA SUPPRESSION GÉNÉRALE DES PARTIS POLITIQUES Simone Weil, 1940, Écrits de
Londres, p. 126 et s.
Le mot parti est pris ici dans la signification qu’il
a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une
réalité tout autre. Elle a sa racine dans la tradition anglaise et n’est pas
transplantable. Un siècle et demi d’expérience le montre assez. Il y a dans les
partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans
une institution d’origine aristocratique; tout est sérieux dans une institution
qui, au départ, est plébéienne. L’idée de parti n’entrait pas dans la
conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut
le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre discussion. Ce
ne fut aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma. C’est uniquement la
pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire. Les
luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien
formulée par Tomski : «Un parti au
pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d’Europe le
totalitarisme est le péché originel des partis. C’est d’une part l’héritage de
la Terreur, d’autre part l’influence de l’exemple anglais, qui installa les
partis dans la vie publique européenne. Le fait qu’ils existent n’est nullement
un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation.
Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c’est s’il
y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence
désirable. Mais il est beaucoup plus à propos de demander : Y a-t-il en eux
même une parcelle infinitésimale de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l’état pur
ou presque ? Sils sont du mal, il est certain qu’en fait et dans la pratique
ils ne peuvent produire que du mal. C’est un article de foi. « Un bon arbre ne
peut jamais porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits.» Mais
il faut d’abord reconnaître quel est le critère du bien. Ce ne peut être que la
vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique. La démocratie, le
pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue
du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au
lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement
parlementaires et légales de mettre les Juifs dans des camps de concentration
et de les torturer avec raffinement jusqu’à la mort, les tortures n’auraient
pas eu un atome de légitimité de plus quelles n’ont maintenant. Or pareille
chose n’est nullement inconcevable. Seul ce qui est juste est légitime. Le
crime et le mensonge ne le sont en aucun cas. Notre idéal républicain procède
entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. Mais le sens de la
notion a été perdu presque tout de suite, parce qu’elle est complexe et demande
un degré d’attention élevé. Quelques chapitres mis à part, peu de livres sont
beaux, forts, lucides et clairs comme Le Contrat Social. On dit que peu de
livres ont eu autant d’influence. Mais en fait tout s’est passé et se passe
encore comme s’il n’avait jamais été lu. Rousseau partait de deux évidences. L’une,
que la raison discerne et choisit la justice et l’utilité innocente, et que
tout crime a pour mobile la passion.
L’autre que la raison identique chez tous les hommes,
au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un
problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite
les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la
partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les
erreurs. C’est uniquement en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet
que le consensus universel indique la vérité. La vérité est une. La justice est
une. Les erreurs, les injustices sont indéfiniment variables. Ainsi les hommes
convergent dans le juste et le vrai, au lieu que le mensonge et le crime les
font indéfiniment diverger. L’union étant une force matérielle, on peut espérer
trouver là une ressource pour rendre ici-bas la vérité et la justice
matériellement plus fortes que le crime et l’erreur. Il y faut un mécanisme
convenable. Si la démocratie constitue un tel mécanisme, elle est bonne.
Autrement non. Un vouloir injuste commun à toute la nation n’était aucunement
supérieur aux yeux de Rousseau — et il était dans le vrai — au vouloir injuste
d’un homme. Rousseau pensait seulement que le plus souvent un vouloir commun à
tout un peuple est en fait conforme à la justice, par la neutralisation
mutuelle et la compensation des passions particulières. C’était là pour lui l’unique
motif de préférer le vouloir du peuple à un vouloir particulier. C’est ainsi qu’une
certaine masse d’eau, quoique composée de particules qui se meuvent et se
heurtent sans cesse, est dans un équilibre et un repos parfaits. Elle renvoie aux
objets leurs images avec une vérité irréprochable. Elle indique parfaitement le
plan horizontal. Elle dit sans erreur la densité des objets qu’on y plonge. Si
des individus passionnés, enclins par la passion au crime et au mensonge, se composent
de la même manière en un peuple véridique et juste, alors il est bon que le peuple
soit souverain. Une constitution démocratique est bonne si d’abord elle
accomplit dans le peuple cet état d’équilibre, et si ensuite seulement elle
fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés. Le véritable esprit
de 1789 consiste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peuple
la veut, mais qu’à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu’aucun
autre vouloir d’être conforme à la justice. Il y a plusieurs conditions
indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux
doivent particulièrement retenir l’attention. L’une est qu’au moment où le
peuple prend conscience d’un de ses vouloirs et l’exprime, il n’y ait aucune
espèce de passion collective. Il est tout à fait évident que le raisonnement de
Rousseau tombe dès qu’il y a passion collective. Rousseau le savait bien. La
passion collective est une impulsion de crime et de mensonge infiniment plus
puissante qu’aucune passion individuelle. Les impulsions mauvaises, en ce cas,
loin de se neutraliser, se portent mutuellement à la millième puissance. La
pression est presque irrésistible, sinon pour les saints authentiques. Une eau
mise en mouvement par un courant violent, impétueux, ne reflète plus les objets,
n’a plus une surface horizontale, n’indique plus les densités. Et il importe
très peu qu’elle soit mue par un seul courant ou par cinq ou six courants qui
se heurtent et font des remous. Elle est également troublée dans les deux cas.
Si une seule passion collective saisit tout un pays,
le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou quatre ou cinq ou dix
passions collectives le partagent, il est divisé en plusieurs bandes de
criminels. Les passions divergentes ne se neutralisent pas, comme c’est le cas
pour une poussière de passions individuelles fondues dans une masse; le nombre
est bien trop petit, la force de chacune est bien trop grande, pour qu’il
puisse y avoir neutralisation. La lutte les exaspère. Elles se heurtent avec un
bruit vraiment infernal, et qui rend impossible d’entendre même une seconde la
voix de la justice et de la vérité, toujours presque imperceptible. Quand il y
a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n’importe quelle
volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la
volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature. La seconde
condition est que le peuple ait à exprimer son vouloir à l’égard des problèmes
de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore
moins un choix de collectivités irresponsables. Car la volonté générale est
sans aucune relation avec un tel choix. Sil y a eu en 1789 une certaine
expression de la volonté générale, bien qu’on eût adopté le système
représentatif faute de savoir en imaginer un autre, c’est qu’il y avait eu bien
autre chose que des élections. Tout ce qu’il y avait de vivant à travers tout
le pays — et le pays débordait alors de vie — avait cherché à exprimer une
pensée par l’organe des cahiers de revendications. Les représentants s’étaient
en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée;
ils en gardaient la chaleur; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles,
jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant
quelque temps — peu de temps — ils furent vraiment de simples organes d’expression
pour la pensée publique. Pareille chose ne se produisit jamais plus. Le seul
énoncé de ces deux conditions montre que
nous n’avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie.
Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n’a l’occasion ni le moyen
d’exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique; et tout ce qui
échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives,
lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées. L’usage même
des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention
extrême les deux problèmes que voici : Comment donner en fait aux hommes qui
composent le peuple de France la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur
les grands problèmes de la vie publique ? Comment empêcher, au moment où le
peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion
collective ? Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de
légitimité républicaine. Des solutions ne sont pas faciles à concevoir. Mais il est évident, après examen attentif,
que toute solution impliquerait d’abord la suppression des partis politiques.
Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice,
du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères
essentiels. On peut en énumérer trois : Un
parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.
Un parti politique est une organisation construite de
manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres
humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique
fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune
limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en
aspiration. Sil ne l’est pas en fait, c’est seulement parce que ceux qui l’entourent
ne le sont pas moins que lui. Ces trois caractères sont des vérités de fait
évidentes à quiconque s’est approché de la vie des partis. Le troisième est un
cas particulier d’un phénomène qui se produit partout où le collectif domine
les êtres pensants. C’est le retournement de la relation entre fin et moyen.
Partout, sans exception, toutes les choses généralement considérées comme des
fins sont par nature, par définition, par essence et de la manière la plus
évidente uniquement des moyens. On pourrait en citer autant d’exemples qu’on
voudrait dans tous les domaines. Argent, pouvoir, Etat, grandeur nationale,
production économique, diplômes universitaires ; et beaucoup d’autres. Le bien
seul est une fin. Tout ce qui appartient au domaine des faits est de l’ordre
des moyens. Mais la pensée collective
est incapable de s’élever au-dessus du domaine des faits. C’est une pensée
animale. Elle n’a la notion du bien que juste assez pour commettre l’erreur
de prendre tel ou tel moyen pour un bien absolu. Il en est ainsi des partis. Un
parti est en principe un instrument pour servir une certaine conception du bien
public. Cela est vrai même de ceux qui sont liés aux intérêts d’une catégorie
sociale, car il est toujours une certaine conception du bien public en vertu de
laquelle il y aurait coïncidence entre le bien public et ces intérêts. Mais
cette conception est extrêmement vague. Cela est vrai sans exception et presque
sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus
strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si
profondément qu’il ait étudié la politique, ne serait capable d’un exposé
précis et clair relativement à la doctrine d’aucun parti, y compris, le cas
échéant, le sien propre. Les gens ne s’avouent guère cela à eux-mêmes. S’ils se
l’avouaient, ils seraient naïvement tentés d’y voir une marque d’incapacité
personnelle, faute d’avoir reconnu que l’expression : «Doctrine d’un parti
politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune
signification. Un homme, passât-il sa vie à écrire et à examiner des problèmes
d’idées, n’a que très rarement une doctrine. Une collectivité n’en a jamais. Ce
n’est pas une marchandise collective. On peut parler, il est vrai, de doctrine
chrétienne, doctrine hindoue, doctrine pythagoricienne, et ainsi de suite. Ce
qui est alors désigné par ce mot n’est ni individuel ni collectif; c’est une
chose située infiniment au-dessus de l’un et l’autre domaine. C’est, purement
et simplement, la vérité. La fin d’un parti politique est chose vague et
irréelle. Si elle était réelle, elle exigerait un très grand effort d’attention,
car une conception du bien public n’est pas chose facile à penser. L’existence
du parti est palpable, évidente, et n’exige aucun effort pour être reconnue. Il est ainsi inévitable qu’en fait le parti
soit à lui-même sa propre fin. Il y a dès lors idolâtrie, car Dieu seul est
légitimement une fin pour soi-même.
La transition est facile. On pose en axiome que la
condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la
conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large
quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être
en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve
en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance
qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il
maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites
étroites. Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non
seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C’est
précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti
est une fiction, une chose vide, sans réalité, quelle impose la recherche de la
puissance totale. Toute réalité implique par elle-même une limite. Ce qui n’existe
pas du tout n’est jamais limitable. C’est pour cela qu’il y a affinité,
alliance entre le totalitarisme et le mensonge. Beaucoup de gens, il est vrai,
ne songent jamais à une puissance totale; cette pensée leur ferait peur. Elle
est vertigineuse, et il faut une espèce de grandeur pour la soutenir .Ces
gens-là, quand ils s’intéressent à un parti, se contentent den désirer la
croissance; mais comme une chose qui ne comporte aucune limite. Sil y a trois
membres de plus cette année que l’an dernier, ou si la collecte a rapporté cent
francs de plus, ils sont contents. Mais ils désirent que cela continue
indéfiniment dans la même direction. Jamais ils ne concevraient que leur parti
puisse avoir en aucun cas trop de membres, trop d’électeurs, trop d’argent. Le
tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité. Le tempérament
petit-bourgeois mène à s’installer dans l’image d’un progrès lent, continu et
sans limite. Mais dans les deux cas la croissance matérielle du parti devient l’unique
critère par, rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal.
Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût
été créé pour le faire engraisser. On ne peut servir Dieu et Mammon. Si on a un
critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien. Dès lors que la
croissance du parti constitue un critère du bien, il s’ensuit inévitablement une
pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s’exerce
en fait. Elle s’étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous
ferait horreur si l’accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis. Les
partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à
tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice. La pression
collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de
la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. Hitler
a très bien vu que la propagande est toujours une tentative d’asservissement
des esprits. Tous les partis font de la propagande. Celui qui n’en ferait pas
disparaîtrait du fait que les autres en font. Tous avouent qu’ils font de la
propagande. Aucun n’est audacieux dans le mensonge au point d’affirmer qu’il
entreprend l’éducation du public, qu’il forme le jugement du peuple. Les partis
parlent, il est vrai, d’éducation à l’égard de ceux qui sont venus à eux, sympathisants,
jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un mensonge. Il s’agit d’un dressage
pour préparer l’emprise bien plus rigoureuse exercée par le parti sur la pensée
de ses membres.
Supposons un membre d’un parti — député, candidat à la
députation, ou simplement militant — qui prenne en public l’engagement que
voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou
social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel
groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la
justice». Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d’autres
l’accuseraient de trahison. Les moins hostiles diraient : « Pourquoi alors
a-t-il adhéré à un parti ?» — avouant ainsi naïvement qu’en entrant dans un
parti on renonce à chercher uniquement le bien public et la justice. Cet homme
serait exclu de son parti, ou au moins en perdrait l’investiture; il ne serait
certainement pas élu. Mais bien plus, il ne semble même pas possible qu’un tel
langage soit tenir. En fait, sauf erreur, il ne la jamais été. Si des mots en
apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c’était seulement par des
hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur. De
telles paroles sonnaient alors comme une sorte de manquement à l’honneur. En
revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un
dise: « Comme conservateur — » ou : « Comme socialiste — je pense que... »
Cela, il est vrai, n’est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de
dire : « Comme Français, je pense que... » « Comme catholique, je pense que...
». Des petites filles, qui se disaient attachées au gaullisme comme à l’équivalent
français de l’hitlérisme, ajoutaient : « La vérité est relative, même en
géométrie. » Elles touchaient le point central. Sil n’y a pas de vérité, il est
légitime de penser de telle ou telle manière en tant qu’on se trouve être en
fait telle ou telle chose. Comme on a des cheveux noirs, bruns, roux ou blonds,
parce qu’on est comme cela, on émet aussi telles et telles pensées. La pensée, comme
les cheveux, est alors le produit d’un processus physique d’élimination. Si on
reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai.
On pense alors telle chose, non parce qu’on se trouve être en fait Français, ou
catholique, ou socialiste, mais parce que la lumière irrésistible de l’évidence
oblige à penser ainsi et non autrement. Sil n’y a pas évidence, s’il y a doute,
il est alors évident que dans l’état de connaissances dont on dispose la
question est douteuse. Sil y a une faible probabilité d’un côté, il est évident
qu’il y a une faible probabilité; et ainsi de suite. Dans tous les cas, la lumière
intérieure accorde toujours à quiconque la consulte une réponse manifeste. Le contenu
de la réponse est plus ou moins affirmatif; peu importe. Il est toujours
susceptible de révision ; mais aucune correction ne peut être apportée, sinon
par davantage de lumière intérieure. Si un homme, membre d’un parti, est
absolument résolu à n’être fidèle en toutes ses pensées qu’à la lumière
intérieure exclusivement et à rien d’autre, il ne peut pas faire connaître
cette résolution à son parti, Il est alors vis-à-vis de lui en état de
mensonge. C’est une situation qui ne peut être acceptée qu’à cause de la
nécessité qui contraint à se trouver dans un parti pour prendre part
efficacement aux affaires publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et
il faut y mettre fin en supprimant les partis. Un homme qui n’a pas pris la
résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge
au centre même de l’âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition.
On tenterait vainement de s’en tirer par la
distinction entre la liberté intérieure et la discipline extérieure. Car il
faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une
obligation particulière de vérité. Si je m’apprête à dire, au nom de mon parti,
des choses que j’estime contraires à la vérité et à la justice, vais-je l’indiquer
dans un avertissement préalable? Si je ne le fais pas, je mens. De ces trois
formes de mensonge — au parti, au public, à soi-même — la première est de loin
la moins mauvaise. Mais si l’appartenance à un parti contraint toujours, en
tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument,
inconditionnellement un mal. Il était fréquent de voir dans des annonces de
réunion : M. X. exposera le point de vue communiste (sur le problème qui est l’objet
de la réunion). M. Y. exposera le point de vue socialiste. M. Z. exposera le
point de vue radical.- Comment ces malheureux s’y prenaient-ils pour connaître
le point de vue qu’ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel
oracle ? Une collectivité n’a pas de langue ni de plume. Les organes d’expression
sont tous individuels. La collectivité socialiste ne réside en aucun individu.
La collectivité radicale non plus. La collectivité communiste réside en Staline,
mais il est loin; on ne peut pas lui téléphoner avant de parler dans une
réunion. Non, MM. X., Y. et Z. se consultaient eux-mêmes. Mais comme ils
étaient honnêtes, ils se mettaient d’abord dans un état mental spécial, un état
semblable à celui où les avait mis si souvent l’atmosphère des milieux
communiste, socialiste, radical. Si, s’étant mis dans cet état, on se laisse
aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme aux «
points de vue » communiste, socialiste, radical. A condition, bien entendu, de
s’interdire rigoureusement tout effort d’attention en vue de discerner la
justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort, on risquerait — comble
d’horreur — d’exprimer un « point de vue personnel ». Car de nos jours la
tension vers la justice et la vérité est regardée comme répondant à un point de
vue personnel. Quand Ponce Pilate a demandé au Christ: «Qu’est-ce que la vérité
? » le Christ n’a pas répondu. Il avait répondu d’avance en disant : « Je suis
venu porter témoignage pour la vérité. » Il n’y a qu’une réponse. La vérité, ce
sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante
uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. Le mensonge, l’erreur
— mots synonymes — ce sont les pensées de ceux qui ne désirent pas la vérité,
et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus. Par exemple qui désirent
la vérité et en plus la conformité avec telle ou telle pensée établie. Mais
comment "désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est là le mystère
des mystères. Les mots qui expriment une perfection inconcevable à l’homme —
Dieu, vérité, justice —prononcés intérieurement avec désir, sans être joints à
aucune conception, ont le pouvoir d’élever l’âme et de l’inonder de lumière. C’est
en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on
reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention.
Il est impossible d’examiner les problèmes
effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d’une
part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à
conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. La faculté humaine
d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache
à l’un abandonne l’autre. Mais aucune souffrance, n’attend celui qui abandonne
la justice et la vérité. Au lieu que le système des partis comporte les
pénalités les plus douloureuses pour l’indocilité. Des pénalités qui atteignent
presque tout — la carrière, les sentiments, l’amitié, la réputation, la partie
extérieure de l’honneur, parfois même la vie de famille. Le parti communiste a
porté le système à sa perfection. Même chez celui qui intérieurement ne cède
pas, l’existence de pénalités fausse inévitablement le discernement. Car s’il
veut réagir contre l’emprise du parti, cette volonté de réaction est elle-même
un mobile étranger à la vérité et dont il faut se méfier. Mais cette méfiance
aussi; et ainsi de suite. L’attention véritable est un état tellement difficile
à l’homme, tellement violent, que tout trouble personnel de la sensibilité
suffit à y faire obstacle. Il en résulte l’obligation impérieuse de protéger
autant qu’on peut la faculté de discernement qu’on porte en soi-même contre le
tumulte des espérances et des craintes personnelles. Si un homme fait des
calculs numériques très complexes en sachant qu’il sera fouetté toutes les fois
qu’il obtiendra comme résultat un nombre pair, sa situation est très difficile.
Quelque chose dans la partie charnelle de l’âme le poussera à donner un petit
coup de pouce aux calculs pour obtenir toujours un nombre impair. En voulant
réagir il risquera de trouver un nombre pair même là où il n’en faut pas. Prise
dans cette oscillation, son attention n’est plus intacte. Si les calculs sont
complexes au point d’exiger de sa part la plénitude de l’attention, il est
inévitable qu’il se trompe très souvent. Il ne servira à rien qu’il soit très
intelligent, très courageux, très soucieux de vérité. Que doit-il faire ? C’est
très simple. S’il peut échapper des mains de ces gens qui le menacent du fouet,
il doit fuir. S’il a pu éviter de tomber entre leurs mains, il devait l’éviter. Il en est exactement ainsi des partis
politiques. Quand il y a des partis dans
un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir
efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le
jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser
efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à
y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des
partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien
public. Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans
toute l’étendue du pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de
discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. Il en
résulte que — sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites — il n’est
décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à
la vérité. Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne
pourrait rien imaginer de plus ingénieux. Si la réalité a été un peu moins
sombre, c’est que les partis n’avaient pas encore tout dévoré. Mais en fait,
a-t-elle été un peu moins sombre ? N’était-elle pas exactement aussi sombre que
le tableau esquissé ici ? L’événement ne la-t-il pas montré ?
Il faut avouer que le mécanisme d’oppression
spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église
catholique dans sa lutte contre l’hérésie. Un converti qui entre dans l’Église — ou un fidèle
qui délibère avec lui-même et résout d’y demeurer — a aperçu dans le dogme du
vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n’être
pas frappé par les anathema sit, c’est-à-dire accepter en bloc tous les
articles dits « de foi stricte ». Ces articles, il ne les a pas étudiés. Même
avec un haut degré d’intelligence et de
culture, une vie entière ne suffirait pas à cette étude, vu quelle implique
celle des circonstances historiques de chaque condamnation. Comment adhérer à
des affirmations qu’on ne connaît pas? Il suffît de se soumettre inconditionnellement
à l’autorité d’où elles émanent. C’est pourquoi saint Thomas ne veut soutenir ses
affirmations que par l’autorité de l’Église, à l’exclusion de tout autre
argument. Car, dit-il, il n’en faut pas davantage pour ceux qui l’acceptent; et
aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent. Ainsi la lumière
intérieure de l’évidence, cette faculté de discernement accordée d’en haut à l’âme
humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, condamnée aux
tâches serviles, comme de faire des additions, exclue de toutes les recherches relatives
à la destinée spirituelle de l’homme. Le mobile de la pensée n’est plus le
désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité
avec un enseignement établi d’avance. Que l’Église fondée par le Christ ait
ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité — et si, malgré l’Inquisition,
elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr —
c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué
une autre ironie tragique. C’est que le mouvement de révolte contre l’étouffement
des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu’il a poursuivi
l’œuvre d’étouffement des esprits. La Réforme et l’humanisme de la Renaissance,
double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après
trois siècles de maturation, l’esprit de 1789. Il en est résulté après un
certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est
une petite Église profane armée de la menace d’excommunication. L’influence des partis a contaminé toute la
vie mentale de notre époque. Un homme qui adhère à un parti a
vraisemblablement aperçu dans l’action et la propagande de ce parti des choses
qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n’a jamais étudié la position du
parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le
parti, il accepte des positions qu’il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l’autorité
du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans
examen. C’est exactement la situation de celui qui adhère à l’orthodoxie
catholique conçue comme fait saint Thomas. Si un homme disait, en demandant sa
carte de membre : « Je suis d’accord avec le parti sur tel, tel, tel point; je
n’ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant
que je n’en aurai pas fait l’étude », on le prierait sans doute de repasser plus
tard. Mais en fait, sauf exceptions très rares, un homme qui entre dans un
parti adopte docilement l’attitude d’esprit qu’il exprimera plus tard par les
mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que... ». C’est
tellement confortable ! Car c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus
confortable que de ne pas penser.
Quant au
troisième caractère des partis, à savoir qu’ils sont des machines à fabriquer
de la passion collective, il est si visible qu’il n’a pas à être établi. La
passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la
propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre. On avoue que l’esprit de parti aveugle, rend
sourd à la justice, pousse même d’honnêtes gens à l’acharnement le plus cruel
contre des innocents. On l’avoue, mais on ne pense pas à supprimer les
organismes qui fabriquent un tel esprit. Cependant on interdit les
stupéfiants. Il y a quand même des gens adonnés aux stupéfiants. Mais il y en
aurait davantage si l’Etat organisait la vente de l’opium et de la cocaïne dans
tous les bureaux de tabac, avec affiches de publicité pour encourager les consommateurs.
La conclusion, c’est que l’institution
des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont
mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. La
suppression des partis serait du bien presque pur. Elle est éminemment
légitime en principe et ne paraît susceptible pratiquement que de bons effets.
Les candidats diront aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » — ce qui
pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète
concernant les problèmes concrets — mais : « Je pense telle, telle et telle
chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. » Les élus s’associeront et se
dissocieront selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien
être en accord avec M. A. sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la
propriété paysanne; et inversement pour M. B. Si on parle de colonisation, j’irai,
avant la séance, causer un peu avec M. A.; si on parle de propriété paysanne,
avec M. B. La cristallisation artificielle en partis coïncidait si peu avec les
affinités réelles qu’un député pouvait être en désaccord, pour toutes les
attitudes concrètes, avec un collègue de son parti, et en accord avec un homme
d’un autre parti. Combien de fois, en Allemagne, en 1932, un communiste et un
nazi, discutant dans la rue, ont été frappés de vertige mental en constatant qu’ils
étaient d’accord sur tous les points ! Hors du Parlement, comme il existerait
des revues d’idées, il y aurait tout naturellement autour d’elles des milieux. Mais ces milieux devraient être maintenus à
l’état de fluidité. C’est la fluidité qui distingue du parti un milieu d’affinité
et l’empêche d’avoir une influence mauvaise. Quand on fréquente amicalement
celui qui dirige telle revue, ceux qui y écrivent souvent, quand on y écrit
soi-même, on sait qu’on est en contact avec le milieu de cette revue. Mais on
ne sait pas soi-même si on en fait partie; il n’y a pas de distinction nette
entre le dedans et le dehors. Plus loin, il y a ceux qui lisent la revue et connaissent
un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y
puisent une inspiration. Plus loin, les lecteurs occasionnels. Mais personne ne
songerait à penser ou à dire : « En tant que lié à telle revue, je pense que...
». Quand des collaborateurs à une revue se présentent aux élections, il doit
leur être interdit de se réclamer de la revue. Il doit être interdit à la revue
de leur donner une investiture, ou d’aider directement ou indirectement leur
candidature, ou même d’en faire mention.
Tout groupe d’ « amis » de telle revue devrait être interdit. Si une
revue empêche ses collaborateurs, sous peine de rupture, de collaborer à d’autres
publications quelles qu’elles soient, elle doit être supprimée dès que le fait
est prouvé. Ceci implique un régime de la presse rendant impossibles les
publications auxquelles il est déshonorant de collaborer (genre Gringoire,
Marie-Claire, etc.). Toutes les fois qu’un
milieu tentera de se cristalliser en donnant un caractère défini à la qualité
de membre, il y aura répression pénale quand le fait semblera établi. Bien
entendu il y aura des partis clandestins. Mais leurs membres auront mauvaise conscience.
Ils ne pourront plus faire profession publique de servilité d’esprit. Ils ne pourront
faire aucune propagande au nom du parti. Le parti ne pourra plus les tenir
dans un réseau sans issue d’intérêts, de sentiments et d’obligations. Toutes
les fois qu’une loi est impartiale, équitable, et fondée sur une vue du bien
public facilement assimilable pour le peuple, elle affaiblit tout ce qu’elle
interdit. Elle l’affaiblit du fait seul qu’elle existe, et indépendamment des
mesures répressives qui cherchent à en assurer l’application. Cette majesté
intrinsèque de la loi est un facteur de la vie publique qui est oublié depuis
longtemps et dont il faut faire usage. Il semble n’y avoir dans l’existence de
partis clandestins aucun inconvénient "qui ne se trouve à un degré bien
plus élevé du fait des partis légaux. D’une manière générale, un examen
attentif ne semble laisser voir à aucun égard aucun inconvénient d’aucune
espèce attaché à la suppression des partis. Par un singulier paradoxe les
mesures de ce genre, qui sont sans inconvénients, sont en fait celles qui ont
le moins de chances d’être décidées. On se dit : si c’était si simple, pourquoi
est-ce que cela n’aurait pas été fait depuis longtemps ? Pourtant,
généralement, les grandes choses sont faciles et simples. Celle-ci étendrait sa
vertu d’assainissement bien au-delà des affaires publiques. Car l’esprit de parti en était arrivé à tout
contaminer. Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique
influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige
du pouvoir. On en est arrivé à ne
presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position« pour » ou «
contre » une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour,
soit contre. C’est exactement la transposition de l’adhésion à un parti. Comme,
dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs
partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une
valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C’est avoir
complètement perdu le sens même du vrai et du faux. D’autres, ayant pris
position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire.
C’est la transposition de l’esprit totalitaire. Quand Einstein vint en France,
tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants
eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses
partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré
regrettable, de l’esprit de parti. Il y a d’ailleurs dans ces milieux des
tendances, des coteries, à l’état plus ou moins cristallisé. Dans l’art et la
littérature, c’est bien plus visible encore.
Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. On était « gidien » comme
on était « maurrassien ». Pour avoir un nom, il est utile d’être entouré dune
bande d’admirateurs animés de l’esprit de parti. De même il n’y avait pas grande différence entre l’attachement à un
parti et l’attachement à une Église ou bien à l’attitude antireligieuse. On
était pour ou contre la croyance en Dieu, pour ou contre le christianisme, et
ainsi de suite. On en est arrivé, en matière de religion, à parler de
militants. Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée
des enfants qu’en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une
phrase de grand auteur et on leur dit : « Êtes-vous d’accord ou non ?
Développez vos arguments. » A l’examen les malheureux, devant avoir fini
leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq
minutes à se demander s’ils sont d’accord. Et il serait si facile de leur dire
: «Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l’esprit ».
Presque partout — et même souvent pour des problèmes purement techniques —l’opération
de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation
de la pensée. C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux
politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de
la pensée. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue,
sans commencer par la suppression des partis politiques.
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