"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

jeudi 17 avril 2014

Quand Paul Fabra prétend que la cause de la crise actuelle du capitalisme est... l’erreur de Karl Marx





A l’origine de cette longue contribution sur l’âne Paul Fabra, auteur marginal d’une thèse qui prétendait réduire à néant le marxisme sur le plan économique en 1979 – L’anticapitalisme, essai de réhabilitation de l’économie politique (Flammarion 1979) – il y avait le questionnement de Noa me demandant d’analyser et de caractériser deux auteurs Pierre Rimbert et Paul Fabra. Pour Rimbert le peu qu’il y a à en dire suit par après. Concernant Fabra j’ai demandé à Robert Paris de démontrer l’inanité de ses élucubrations de notre point de vue marxiste. Il s’en est acquitté au-delà d’une simple réplique mieux que je n’aurais pu le faire. Il est le premier en France  du point de vue marxiste et révolutionnaire à remettre à sa place un auteur quelconque qui prétendait réfuter Marx en son entier et qui croyait que la méthode marxiste n’était pas scientifique, en outre que la théorie de la valeur était « erronée » fausse, considérant enfin comme « marginaliste »  le concept de « force de travail ». Robert Paris va à l’essentiel dans la réfutation d’un intellectuel économiste hors des réalités capitalistes (un temps à la mode dans les écoles de l'élite bourgeoise, barristes en particulier) et en grande partie tombé dans l’oubli vu… la toujours pertinente méthode marxiste en économie saluée même par les plus grands économistes bourgeois contemporains comme « basique » pour la compréhension de la crise hors des fadaises d’un Thomas Picketty ou de feu Raymond Barre.
Pierre Rimbert est un auteur connu pour son petit ouvrage sur l’histoire du journal gauchiste Libération : « Libération de Sartre à Rothschild » (Le Seuil 2005). Excellent petit ouvrage qui explique avec subtilité la fusion du gauchisme avec l’idéologie dominante : « Le reflux de l’extrême gauche ouvre le sas de reconversion du « gauchisme culturel ». Il restitue les étapes de l’embourgeoisement du principal organe gauchiste issu du courant le plus débile des agités du bonnet soixantehuitards, le maoïsme, et les déclarations successives du July pour cibler sur les cadres urbains et leur « mode de vie ». Peu après 1981 July intègre le cercle fermé du Siècle où en 2004 auront lieu les pourparlers secrets avec Rothschild et tant d’industriels de Seydoux à Edouard Stern. July pourra compter sur la générosité d’ex-maos reconvertis dans l’industrie culturelle tel Marin Karmitz, mais aussi l’ancien étudiant guévariste Christian Blanc futur député UDF. Dans la galerie des portraits des vendus au Capital on compte aussi l’ex-trotskien Denis Olivennes, PDG de la FNAC etc.
L’intérêt de ce petit opuscule ne réside pas dans le simple constat que le pouvoir est celui de l’argent, mais dans le processus de récupération : « Ainsi la bourgeoisie intègre-t-elle en son sein ses propres contestataires qui une fois domestiqués, la régénèrent ». Libération est à la tête de la vague « moralisatrice » anti-prolétarienne : « Hier, héros de la « bataille de la production », les sidérurgistes, mineurs et ouvriers du textile basculent dans la catégorie technocratique des obstacles au « progrès ». Leurs conquêtes sociales deviennent autant « d’archaïsmes » incompatibles avec la compétition mondiale ».
Les théorisations de la « deuxième gauche », l’équation « libérale-libertaire » l’engagement de Libé aux côtés de l’OTAN dans la guerre du Golfe, les « copains » gauchistes qui conseillaient Mitterrand, plein d’évidences cruelles pour la gauche bourgeoise dans ce petit ouvrage, à conseiller vivement pour mémoire, mais que nous pauvres pèlerins du maximalisme dénonçions déjà il y a plus de trente années. (JLR)
Revenons maintenant à l’excellent travail de réfutation de Robert Paris que je signe des deux mains.

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Quand Paul Fabra découvre que l’erreur d’interprétation de Ricardo par Marx, selon lui à la racine des erreurs des écoles d’économie, du libéralisme au keynésianisme et au néo-libéralisme, est cause de la crise actuelle du capitalisme…

On a connu des gens qui accusaient Marx des crimes du stalinisme mais on n’en avait pas encore vu qui l’accusaient des chutes du capitalisme. C’est fait !

Comme chacun sait, Marx a expliqué l’accroissement global du capital par l’accumulation de la plus-value extraite du travail humain, laquelle plus-value est obtenue par différence entre le temps de travail fourni et le temps de travail payé par le salaire. Loin de considérer comme arbitraire le salaire et le vol de la plus-value comme sans loi, Marx a considéré que l’achat de la force de travail obéit au même type de loi que l’achat de toute marchandise, donc dans l’ensemble un échange entre valeurs égales. D’où peut alors provenir la plus-value si la force de travail est payée à sa valeur et non en dessous de sa valeur ? C’est que le capitaliste paie à sa valeur la force de travail et non le travail lui-même. Il paie pour permettre au travailleur de vivre et non pour lui rembourser la quantité de richesse que son travail a rajouté. La voilà, la différence qui mène à la plus-value et accroît le capital d’un profit.
C’est cette thèse que combat Paul Fabra…
Paul Fabra prétend démolir Marx, en réinventant Ricardo et en affirmant que le travail n’est pas à la base de la valeur d’échange
Le titre de l’ouvrage en anglais de Fabra est « Le triomphe de l’économie politique de Ricardo sur celle de Marx » et son but est d’affirmer que c’est la thèse de Marx qui a causé le libéralisme, le keynesianisme et la crise actuelle. C’est curieux et original !
Paul Fabra affirme :
« C’est au nom de la théorie de la valeur-travail, reprise par Marx mais mal interprétée par lui (il faisait du travail la « substance » de la valeur), qu’on repousse ici l’explication marxiste du profit (et du salaire…). On ne devra pas s’étonner que les mêmes arguments permettent de réfuter le marginalisme des néo-libéraux, car ces derniers, en répudiant aussi l’héritage ricardien, sont à leur tour retombés dans les pièges tendus par la pensée préscientifique d’Adam Smith. C’est de fond en comble qu’il faut réviser l’économie politique, faute de quoi il sera difficile d’éviter que la société ne cède à la tentation de solutions imaginaires : la Révolution ou son contraire, la contre-Révolution. »
Il écrit encore « Ce principe est contraire aux exigences de notre époque. Il est en train de s’écrouler sous les coups des évènements. Conceptuellement, il s’oppose du tout au tout à la tradition de l’école classique anglaise qui, avec le grand Ricardo, fonda l’économie politique au début du XIXe siècle, en reprenant et en « critiquant » les idées exprimées par Adam Smith en 1776 dans La Richesse des nations. »

Le travail, selon Paul Fabra, n’est qu’une dépense d’énergie

Fabra écrit :
« Le travail, en tant que dépense d’énergie, n’est pas une marchandise… Par la dépense de sa propre énergie physique et mentale, l’homme tire de l’énergie et des matériaux notamment de la flore, des terres arables, de la faune, de sous-sols, du vent et de l’eau. Il faut à l’homme comme à tous les vivants la consommation incessante de ressources naturelles pour continuer à vivre et, dans le cas de l’homme, modifier ses conditions de vie. Au musée des ressources naturelles fameuses dans l’histoire de la pensée économique, on trouve l’air, l’eau et le diamant, l’or. L’air à cause de sa gratuité, dans les circonstances ordinaires, alors que son utilité est vitale. L’eau potable et le diamant à cause de la bien moindre cherté de l’eau alors que son utilité est vitale et que celle du diamant ne l’est pas. L’or à cause de son utilisation, actuellement abandonnée, pour étalonner par son propre prix toutes les autres valeurs d’échange marchand… Une ressource naturelle n’est pas en elle-même une marchandise. Sa présence ne suffit jamais pour être en mesure d’en faire un objet de commerce. Même s’il n’y a qu’à cueillir ou pêcher puis à mettre en vente, encore faut-il le travail nouveau de la cueillette ou de la pêche puis de la mise en vente. »
Pour Fabra, le travail en tant que dépense d’énergie humaine n’est pas une marchandise.
Le travail, en tant que dépense d’énergie humaine, est et restera un moyen indispensable à l’échange de toutes les marchandises. Le vendeur, le chaland et l’acheteur dépensent de leur énergie et de leur temps dans l’exercice de leurs fonctions respectives.
Ce moyen indispensable n’est cependant jamais lui-même une marchandise pour la raison suivante : c’est un produit – un résultat – d’une dépense d’énergie et de temps qui est échangé, contre de l’argent ou directement contre un autre produit – un autre résultat – d’une dépense d’énergie et de temps.
Attirons de nouveau l’attention sur le fait que les expressions « prix du travail » et « coût du travail » ne veulent rien dire quand il s’agit du travail en tant que dépense d’énergie humaine. Elles ne prennent un sens que quand il s’agit du travail en tant qu’ouvrage fourni en contrepartie d’un salaire.
Précisons par un exemple la distinction entre le travail en tant que dépense d’énergie humaine et le travail en tant que produit échangeable :
Une très grande pièce montée est commandée à un pâtissier. Ce dernier entreprend la fabrication la veille au soir du jour de livraison. Il y passe toute la nuit, au sous-sol car c’est là que se trouve son laboratoire. Le matin, le client qui a passé cette commande arrive à la boutique. La femme du pâtissier le lui dit depuis le haut de l’escalier. Le pâtissier, qui venait de s’assoupir, se réveille en sursaut et entreprend de monter à la boutique le produit de son travail. Mal réveillé et trop fatigué par sa nuit de labeur, il rate une marche, la pièce dévale l’escalier, le chien qui a déjà fait de forts bons goûters en se tenant de préférence au bas du dit escalier, engloutit illico une grosse part de la pièce de toute façon défoncée par sa chute et jonchée de débris de porcelaine. Résultat ? Il y a bel et bien eu dépense d’énergie humaine mais il n’y a plus, pour l’heure, de produit de cette dépense en échange de son paiement par le client. La non distinction, entre travail (ouvrage) et travail (dépense d’énergie) a eu des conséquences prodigieuses en économie et en politique. C’est sur cette base que Marx a monté toute sa théorie de l’exploitation avec les conséquences que l’on sait. De même, les néo-classiques parlant de "facteurs de production" mettent sur le même plan le "travail", le capital et les ressources naturelles.
C’est ainsi la place même de l’homme qui est en question dans le circuit de la production et de l’échange marchand.
Il n’y a marchandise que quand il y a mise en vente. Même lorsque la marchandise à vendre n’a rien coûté, il reste le coût de sa mise en vente. Autrement dit, toute marchandise est le produit d’une dépense d’énergie humaine, ne serait-ce qu’à raison du travail nécessité par sa mise en vente. On peut aussi bien dire : toute marchandise est le produit d’un travail humain. Mais il faut alors préciser que, dans un tel énoncé, le mot « travail » est utilisé dans l’une de ses trois significations principales. Le mot « travail » désigne en effet soit :
• Une dépense d’énergie.
• Le produit d’une dépense d’énergie
• L’emploi d’une personne en tant que travailleur.
C’est surtout entre le travail en tant que dépense d’énergie et le travail en tant que produit élaboré au moyen de cette dépense qu’il y a le plus grand risque de confusion. Précisons enfin qu’énoncer que « toute marchandise est un produit du travail humain » ne permet pas de conclure :
• 1) que toute marchandise n’est que le produit du travail humain.
• 2) que tout produit du travail humain – tout ouvrage – est une marchandise. Ainsi, chacun peut jardiner sans pour autant chercher à vendre les produits de son jardin.

Voilà comment Raymond Barre résume Paul Fabra :

« C’est au nom de la théorie de la valeur-travail, reprise par Marx mais mal interprétée par lui (il faisait du travail la « substance » de la valeur), qu’on repousse ici l’explication marxiste du profit (et du salaire…).
Retour aux sources et, plus particulièrement, à la pensée du grand économiste anglais Ricardo.
En rejetant la théorie de la valeur travail au profit d’une conception de la valeur fondée sur l’utilité et la rareté des biens, et en substituant le besoin, dont l’appréciation est subjective, à la quantité de travail, qui est une grandeur objective et intelligible, ceux-ci ont introduit « l’indéterminé » au centre de l’économie et se sont engagés dans la voie « de l’imaginaire et de l’arbitraire ».
Le subjectivisme des besoins favorise la tendance à donner la préférence au présent et à la consommation aux dépens de l’avenir, c’est-à-dire de l’épargne et de l’accumulation de capital, ainsi s’explique que Paul Fabra parle d’ « anticapitalisme ». Ce subjectivisme incite encore à rejeter l’idée selon laquelle un système économique est mû par une logique interne et dispose de mécanismes autorégulateurs que l’intervention de l’État tend à mettre en échec au lieu de les aider à jouer. Il rend la société moderne à la fois « uniforme et cacophonique ».
La doctrine de Marx, bien qu’elle repose sur la conception objective de la valeur-travail, verse également dans l’imaginaire, dans la mesure où elle postule que les lois économiques ne précèdent pas les rapports historiques de production. On le voit à propos de la conception du capital. Ricardo donne de celui-ci une définition de caractère à la fois « permanent et a-historique » : c’est la partie de la richesse d’un pays qui est employée à la production et qui est nécessaire pour « donner effet au travail ». Marx, au contraire, retient une notion historique du capital : celui-ci apparaît « là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain niveau de développement » et il le fait sous la forme de l’argent.
Ainsi Fabra est-il amené à contester l’opinion d’Althusser selon laquelle l’économie classique, et notamment ricardienne, n’est pas, comme celle de Marx, une « construction théorique » et s’intéresse davantage à la mesure des faits économiques qu’aux concepts. Le reproche que l’on pourrait faire à Ricardo serait plutôt de s’être trop exclusivement attaché à la définition et au jeu des concepts. Mais, par là même, il a préféré la rigueur scientifique à la facilité de l’empirisme et s’est moins exposé que Marx au démenti des faits. Faute de s’être attaché, comme Ricardo, à la nature profonde du capital, Marx a soutenu la thèse que l’accumulation du capital engendrait la baisse du pouvoir d’achat et le chômage des travailleurs ; l’expérience historique confirme au contraire l’analyse de Ricardo selon laquelle l’introduction de machines est à la longue favorable à toutes les classes de la société, y compris aux ouvriers, puis que le capital est nécessaire pour « donner effet au travail ».
De la critique des grands économistes qui ont inspiré l’évolution de la pensée économique au cours des cent dernières années ressort la préoccupation centrale de Paul Fabra : l’élaboration de concepts et de catégories théoriques permettant de rendre compte du fonctionnement d’une économie concrète et indépendante de la pluralité historique des formes sociales. Or c’est l’économie ricardienne, ramassée dans ce court « précis de géométrie » que constituent les Principes de l’économie politique et de l’impôt, qui lui semble fournir la meilleure base pour la construction de l’économie politique objective qu’il appelle de ses vœux.
L’auteur part de la théorie ricardienne de la valeur-travail, selon laquelle la valeur d’échange d’une marchandise, ou son coût de production, est « en proportion de la quantité de travail employée pour elle », bien qu’elle soit « essentiellement différente du travail lui-même ». Cette notion objective de la valeur permet de considérer l’acte d’échange comme une relation d’égalité entre deux marchandises, soumises à la concurrence et susceptibles d’être « multipliées presque sans aucune limite assignable ». Le fait majeur n’est pas, en fin de compte et pour toute une part des échanges, l’état de l’offre et de la demande, mais le coût de production déterminé par la quantité de travail et la durée d’immobilisation du capital.
Si le travail fonde la valeur, il n’est pas une « catégorie de l’économie politique », car il n’est pas, lui-même, un produit du travail et n’a pas de valeur marchande. Ce sont les produits du travail qui s’échangent sur le marché. Dans le contrat qui le lie à son employeur, le travailleur ne lui vend ni son travail ni sa force de travail, mais le produit de son travail.
Mais la formation du taux de salaire ne peut être expliquée indépendamment de la formation du taux de profit, qui joue le rôle central dans une économie dont le développement repose sur l’accumulation du capital.
Le profit s’explique par le mécanisme de l’échange à travers le temps. Cette conception, implicite dans l’œuvre de Ricardo, est longuement développée par Fabra, qui y voit la clef de l’analyse ricardienne. Ce qui s’échange à travers le temps, c’est le capital déjà constitué contre le profit futur. Le salarié consomme le produit accumulé par l’entrepreneur et qui lui est versé à titre de salaire ; il doit en reconstituer la valeur, et c’est seulement à partir de ce moment que s’opère l’échange à travers le temps. Pour que le profit apparaisse, il faut donc qu’un travail nouveau soit accompli et que la production totale soit telle qu’elle puisse être échangée contre une valeur égale au véritable coût de l’investissement. Le mécanisme de l’échange fixe à chaque instant le taux de profit qu’exige la production des biens et des services demandés.
Aussi le mécanisme de l’échange à travers le temps est-il le ressort de la croissance. En effet, comme le profit n’est pas autre chose que la reconstitution à travers le temps d’une épargne antérieure, la destination de cette valeur reconstituée est logiquement de servir à son tour d’épargne, s’échangeant contre le produit d’un travail nouveau pour continuer le processus d’accumulation. Une économie où le profit serait aboli cesserait de progresser matériellement. Ne faut-il pas cependant craindre une baisse tendancielle du taux de profit par suite de l’accumulation du capital et de la saturation de la demande ? Il ne saurait, a écrit Ricardo, y avoir d’erreur plus grande. Deux raisons excluent une telle tendance : une raison économique qui est que, selon la loi des débouchés, l’offre crée sa propre demande ; une raison psychologique, qui tient au caractère illimité des besoins humains.
Pour que l’accumulation capitaliste prenne fin à cause d’une baisse du profit, il faudrait que le salaire s’élève jusqu’à absorber la totalité du produit net. L’économie entrerait alors dans l’état stationnaire. Mais une telle situation ne pourrait se réaliser, selon Ricardo, que s’il devenait impossible d’accroître la superficie et le rendement des terres cultivables, ce qui provoquerait une hausse considérable de la valeur des denrées alimentaires. Une telle limite à l’expansion peut être cependant repoussée grâce aux progrès de la technique. L’état stationnaire apparaît chez Ricardo plus comme une hypothèse logique que comme le terme inéluctable du processus de la croissance économique. »

C’était donc Raymond Barre qui trouvait bien des qualités à la thèse antimarxiste de Paul Fabra…

Examinons les problèmes que posent la thèse ricardienne de la valeur travail dans l’exposé qu’en fait Karl Marx dans sa « Critique de l’économie politique » :

« Contrairement à Adam Smith, David Ricardo a nettement dégagé le principe de la détermination de la valeur de la marchandise par le temps de travail et il montre que cette loi régit également les rapports de production bourgeois qui semblent le plus en contradiction avec elle. Les recherches de Ricardo se bornent exclusivement à la grandeur de la valeur et, en ce qui concerne cette dernière, il soupçonne tout au moins que la réalisation de la loi suppose des conditions historiques déterminées. Ainsi, il dit que la détermination de la grandeur de valeur par le temps de travail n’est valable que pour les marchandises « qui peuvent être multipliées à volonté par l’industrie et dont la production est soumise à une concurrence illimitée. » Cela signifie seulement, en fait, que la loi de la valeur suppose, pour son complet développement, la société de la grande production industrielle et de la libre concurrence, c’est-à-dire la société bourgeoise moderne. Au reste, Ricardo considère la forme bourgeoise du travail comme la forme naturelle éternelle du travail social. Au pêcheur et au chasseur primitif, qu’il considère comme possesseurs de marchandises, il fait immédiatement échanger poisson et gibier proportionnellement au temps de travail matérialisé dans ces valeurs d’échange. Il commet à cette occasion l’anachronisme qui consisterait à faire se référer le pêcheur et le chasseur primitifs, pour l’évaluation de leurs instruments de travail, aux tableaux d’annuités ayant cours à la Bourse de Londres en 1817. Les « Parallélogrammes de monsieur Owen » semblent être la seule forme de société qu’il ait connue en dehors de la forme bourgeoise. Bien que prisonnier de cet horizon bourgeois, Ricardo dissèque l’économie bourgeoise, qui a dans ses profondeurs un aspect totalement différent de ce qu’elle paraît être à la surface, avec une telle rigueur théorique, que lord Brougham a pu dire de lui « Mr Ricardo semblait tombé d’une autre planète. » Dans une polémique directe avec Ricardo, Sismondi, en même temps qu’il insistait sur le caractère spécifiquement social du travail créateur de valeur d’échange, indiquait comme « la caractéristique de notre progrès économique » la réduction de la grandeur de valeur au temps de travail nécessaire, au « rapport entre le besoin de toute la société et la quantité de travail qui suffit pour satisfaire ce besoin. » (…)
Comme c’est Ricardo qui, donnant à l’économie politique classique sa forme achevée, a formulé et développé de la façon la plus nette la loi de la détermination de la valeur par le temps de travail, c’est naturellement sur lui que se concentre la polémique soulevée par les économistes. Si l’on dépouille cette polémique de la forme inepte qu’elle revêt la plupart du temps, elle se résume dans les points suivants :
Premièrement – Le travail lui-même a une valeur d’échange et des travaux différents ont une valeur d’échange différente. C’est un cercle vicieux de faire d’une valeur d’échange la mesure de la valeur d’échange, puisque la valeur d’échange, qui sert à mesurer, a besoin elle-même à son tour d’une mesure. Cette objection se fond dans le problème suivant : le temps de travail comme mesure immanente de la valeur d’échange étant donné, développer sur cette base le salaire du travailleur. La réponse est donnée par la théorie du travail salarié.
Deuxièmement. – Si la valeur d’échange d’un produit est égale au temps de travail qu’il contient, la valeur d’échange d’une journée de travail est égale au produit d’une journée de travail. Ou encore, il faut que le salaire soit égal au produit du travail. Or c’est le contraire qui se produit. Donc cette objection se fond dans le problème suivant : comment la production, sur la base de la valeur d’échange, déterminée par le seul temps de travail, conduit-elle à ce résultat que la valeur d’échange du travail est inférieure à la valeur d’échange de son produit ? Nous résoudrons ce problème en étudiant le capital.
Troisièmement. – Le prix de marché des marchandises tombe au-dessous ou dépasse leur valeur d’échange suivant les variations de l’offre et de la demande. Par conséquent, la valeur d’échange des marchandises est déterminée par le rapport de l’offre et de la demande et non par le temps de travail qu’elles contiennent. Pratiquement, cette étrange conclusion soulève simplement la question suivante : comment se forme sur la base de la valeur d’échange un prix marchand différent de cette valeur, ou plus exactement comment la loi de la valeur d’échange ne se réalise-t-elle que dans son propre contraire ? Ce problème est résolu dans la théorie de la concurrence.
Quatrièmement. – La dernière contradiction et la plus péremptoire en apparence, quand elle n’est pas, comme à l’ordinaire, présentée sous la forme d’exemples baroques, est la suivante : si la valeur d’échange n’est autre que le temps de travail contenu dans une marchandise, comment des marchandises qui ne contiennent pas de travail, peuvent-elles posséder une valeur d’échange, ou, autrement dit, d’où vient la valeur d’échange de simples forces de la nature ? Ce problème est résolu dans la théorie de la rente foncière. »

Paul Fabra prétend « revenir à Ricardo » alors que Marx ne cesse s’appuyer sur les travaux de Ricardo…

Voici ce que dit Marx :
« Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne…. Voici quelques passages de cet auteur, qui résument sa doctrine sur la valeur : « Ce n’est pas l’utilité qui est la mesure de la valeur échangeable quoiqu’elle lui soit absolument nécessaire. Les choses, une fois qu’elles sont reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur échangeable de deux sources : de leur rareté et de la quantité de travail nécessaire pour les acquérir. Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par leur plus grande abondance. Tels sont les statues ou les tableaux précieux, etc. Cette valeur dépend uniquement des facultés, des goûts et du caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets. Ils ne forment cependant qu’une très petite quantité des marchandises qu’on échange journellement. Le plus grand nombre des objets que l’on désire posséder étant le fruit de l’industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré auquel il est presque impossible d’assigner des bornes, toutes les fois qu’on voudra y employer l’industrie nécessaire pour les créer. Quand donc nous parlons de marchandises, de leur valeur échangeable et des principes qui règlent leur prix relatif, nous n’avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme, dont la production est encouragée par la concurrence et n’est contrariée par aucune entrave. »
Ricardo cite A. Smith, qui, selon lui, “ a défini avec beaucoup de précision la source primitive de toute valeur échangeable ” (SMITH : tome I, ch. V.) et il ajoute :
« Que telle soit en réalité la base de la valeur échangeable de toutes les choses [savoir, le temps du travail], excepté de celles que l’industrie des hommes ne peut multiplier à volonté, c’est un point de doctrine de la plus haute importance en économie politique : car il n’est point de source d’où se soient écoulées autant d’erreurs, et d’où soient nées tant d’opinions diverses dans cette science, que le sens vague et peu précis que l’on attache, au mot valeur.
Si c’est la quantité de travail fixée dans une chose qui règle sa valeur échangeable, il s’ensuit que toute augmentation dans la quantité de travail doit nécessairement augmenter la valeur de l’objet auquel il a été employé, et de même toute diminution de travail doit en diminuer le prix. »
Ricardo reproche ensuite à Smith :
1° De donner à la valeur une mesure autre que le travail, tantôt la valeur du blé, tantôt la quantité de travail qu’une chose peut acheter, etc.
2° D’avoir admis sans réserve le principe et d’en restreindre cependant l’application à l’état primitif et grossier de la société, qui précède l’accumulation des capitaux et la propriété des terres.
Ricardo s’attache à démontrer que la propriété des terres, c’est-à-dire la rente, ne saurait changer la valeur relative des denrées, et que l’accumulation des capitaux n’exerce qu’une action passagère et oscillatoire sur les valeurs relatives déterminées par la quantité comparative de travail employée à leur production. A l’appui de cette thèse, il donne sa fameuse théorie de la rente foncière, décompose le capital, et en vient, en dernière analyse, à n’y trouver que du travail accumulé. Il développe ensuite toute une théorie du salaire et du profit, et démontre que le salaire et le profit ont leurs mouvements de hausse et de baisse, en raison inverse l’un de l’autre, sans influer sur la valeur relative du produit. Il ne néglige pas l’influence que l’accumulation des capitaux et la différence de leur nature (capitaux fixes et capitaux circulants), ainsi que le taux des salaires, peuvent exercer sur la valeur proportionnelle des produits. Ce sont même les principaux problèmes qui occupent Ricardo.
« Toute économie dans le travail, dit-il, ne manque jamais de faire baisser la valeur relative, d’une marchandise, soit que cette économie porte sur le travail nécessaire à la fabrication de l’objet même, ou bien sur le travail nécessaire à la formation du capital employé dans cette production.
Par conséquent, tant qu’une journée de travail continuera à donner à l’un la même quantité de poisson et à l’autre autant de gibier, le taux naturel des prix respectifs d’échange restera toujours le même, quelle que soit, d’ailleurs, la variation dans les salaires et dans le profit, et malgré tous les effets de l’accumulation du capital.
Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises que l’on doit donner en échange pour d’autres : mais nous n’avons pas prétendu nier qu’il n’y eût dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel.
Ce sont les frais de production qui règlent, en dernière analyse, les prix des choses, et non, comme on l’a souvent avancé, la proportion entre l’offre et la demande. »
Lord Lauderdale avait développé les variations de la valeur échangeable selon la loi de l’offre et de la demande, ou de la rareté et de l’abondance relativement à la demande. Selon lui, la valeur d’une chose peut augmenter lorsque sa quantité en diminue ou que la demande en augmente ; elle peut diminuer en raison de l’augmentation de sa quantité ou en raison de la diminution de la demande. Ainsi, la valeur d’une chose peut changer par l’opération de huit causes différentes, savoir des quatre causes appliquées à cette chose même et des quatre causes appliquées à l’argent ou à toute autre marchandise qui sert de mesure à sa valeur. Voici la réfutation de Ricardo :
« Des produits dont un particulier ou une compagnie ont le monopole varient de valeur d’après la loi que lord Lauderdale a posée : ils baissent à proportion qu’on les offre en plus grande quantité, et ils haussent avec le désir que montrent les acheteurs de les acquérir ; leur prix n’a point de rapport nécessaire avec leur valeur naturelle. Mais quant aux choses qui sont sujettes à la concurrence parmi les vendeurs et dont la quantité peut s’augmenter dans des bornes modérées, leur prix dépend en définitive, non de l’état de la demande et de l’approvisionnement, mais bien de l’augmentation ou de la diminution des frais de production. »
Ricardo nous montre le mouvement réel de la production bourgeoise qui constitue la valeur… Ricardo prend son point de départ dans la société actuelle, pour nous démontrer comment elle constitue la valeur… La détermination de la valeur par le temps de travail est, pour Ricardo, la loi de la valeur échangeable… La théorie des valeurs de Ricardo est l’interprétation scientifique de la vie économique actuelle… Ricardo constate la vérité de sa formule en la faisant dériver de tous les rapports économiques, et en expliquant par ce moyen tous les phénomènes, même ceux qui, au premier abord, semblent la contredire, comme la rente, l’accumulation des capitaux et le rapport des salaires aux profits ; c’est là précisément ce qui fait de sa doctrine un système scientifique…
Si la valeur relative d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail requise pour la produire, il s’ensuit naturellement que la valeur relative du travail, ou le salaire, est également déterminée par la quantité de travail qu’il faut pour produire le salaire. Le salaire, c’est-à-dire la valeur relative -ou le prix du travail, est donc déterminé par le temps du travail qu’il faut pour produire tout ce qui est nécessaire à l’entretien de l’ouvrier.
« Diminuez les frais de fabrication des chapeaux et leur prix finira par tomber à leur nouveau prix naturel, quoique la demande puisse doubler, tripler ou quadrupler. Diminuez les frais de l’entretien des hommes, en diminuant le prix naturel de la nourriture et des vêtements qui soutiennent la vie, et vous verrez les salaires finir par baisser, quoique la demande de bras ait pu s’accroître considérablement. »
Certes, le langage de Ricardo est on ne peut plus cynique. Mettre sur la même ligne les frais de la fabrication des chapeaux et les frais de l’entretien de l’homme, c’est transformer l’homme en chapeau. Mais ne crions pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les choses et non dans les mots qui expriment les choses.
Résumons : le travail, étant lui-même marchandise, se mesure comme tel par le temps du travail qu’il faut pour produire le travail -marchandise. Et que faut-il pour produire le travail-marchandise ? Tout juste ce qu’il faut de temps de travail pour produire les objets indispensables à l’entretien incessant du travail, c’est-à-dire à faire vivre le travailleur et à le mettre en état de propager sa race. Le prix naturel du travail n’est autre chose que le minimum du salaire. Si le prix courant du salaire s’élève au-dessus du prix naturel, c’est précisément parce que la loi de la, valeur se trouve contre-balancée par les conséquences des variations du rapport de l’offre et de la demande. Mais le minimum du salaire n’en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les prix courants du salaire.
Ainsi, la valeur relative, mesurée par le temps du travail est fatalement la formule de l’esclavage moderne de l’ouvrier…
Voyons maintenant en combien de cas l’application du temps du travail comme mesure de la valeur est incompatible avec l’antagonisme existant des classes et l’inégale rétribution du produit entre le travailleur immédiat et le possesseur du travail accumulé. Supposons un produit quelconque ; par exemple, la toile. Ce produit, comme tel, renferme une quantité de travail déterminée. Cette quantité de travail sera toujours la même, quelle que soit la situation réciproque de ceux qui ont concouru à créer ce produit.
Prenons un autre produit : du drap, qui aurait exigé la même quantité de travail que la toile.
S’il y a échange de ces deux produits, il y a échange de quantités égales de travail. En échangeant ces quantités égales de temps de travail, on ne change pas la situation réciproque des producteurs, pas plus qu’on ne change quelque chose à la situation des ouvriers et des fabricants entre eux. Dire que cet échange des produits mesurés par le temps du travail a pour conséquence la rétribution égalitaire de tous les producteurs, c’est supposer que l’égalité de participation au produit a subsisté antérieurement à l’échange. Que l’échange du drap contre la toile soit accompli, les producteurs du drap participeront à la toile dans une proportion égale à celle dans laquelle ils avaient auparavant participé au drap.
Allons plus loin.
Le temps de travail, comme mesure de la valeur, suppose-t-il du moins que les journées sont équivalentes, et que la journée de l’un vaut la journée de l’autre ? Non.
Mettons un instant que la journée d’un bijoutier équivale à trois journées d’un tisserand : toujours est-il que tout changement de la valeur des bijoux relativement aux tissus, à moins d’être le résultat passager des oscillations de la demande et de l’offre, doit avoir pour cause une diminution ou une augmentation du temps de travail employé d’un côté ou de l’autre à la production. Que trois jours de travail de différents travailleurs soient entre eux comme 1, 2, 3, et tout changement dans la valeur relative de leurs produits, sera un changement dans cette proportion de 1, 2, 3. Ainsi, on peut mesurer les valeurs par le temps de travail, malgré l’inégalité de la valeur des différentes journées de travail ; mais, pour appliquer une pareille mesure, il nous faut avoir une échelle comparative des différentes journées de travail : c’est la concurrence qui établit cette échelle. Votre heure de travail vaut-elle la mienne ? C’est une question qui se débat par la concurrence.
La concurrence, d’après un économiste américain, détermine combien de journées de travail simple sont contenues dans une journée de travail compliqué. Cette réduction de journées de travail compliqué à des journées de travail simple ne suppose-t-elle pas qu’on prend le travail simple lui-même pour mesure de la valeur ? La seule quantité de travail servant de mesure à la valeur sans égard à la qualité suppose à son tour que le travail simple est devenu le pivot de l’industrie. Elle suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du travail ; que les hommes s’effacent devant le travail ; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n’y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure pour heure, journée pour journée…
Dans l’atelier automatique, le travail d’un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d’un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent plus se distinguer entre eux que par la quantité de temps qu’ils mettent à travailler. Néanmoins, cette différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend, en partie, de causes purement matérielles, telles que la constitution physique, l’âge, le sexe ; en partie, de causes morales purement négatives, telles que la patience, l’impassibilité, l’assiduité. Enfin, s’il y a une différence de qualité dans le travail des ouvriers, c’est tout au plus une qualité de la dernière qualité, qui est loin d’être une spécialité distinctive. Voilà quel est, en dernière analyse, l’état des choses dans l’industrie moderne…
Si le muid de blé coûtait deux journées de travail au lien d’une seule, il aurait le double de sa valeur primitive ; mais il ne mettrait pas en mouvement la double quantité de travail, car il ne contiendrait pas plus de matière nutritive qu’auparavant. Ainsi, la valeur du blé mesurée par la quantité de travail employé à le produire aurait doublé ; mais mesurée, ou par la quantité de travail qu’il peut acheter, ou par la quantité de travail par laquelle il peut être acheté, elle serait loin d’avoir doublé. D’un autre côté, si le même travail produisait le double de vêtements qu’auparavant, la valeur relative en tomberait de moitié ; mais, néanmoins, cette double quantité de vêtements ne serait pas pour cela réduite à ne commander que la moitié de la quantité de travail, ou le même travail ne pourrait pas commander la double quantité de vêtements ; car la moitié des vêtements continuerait toujours à rendre à l’ouvrier le même service qu’auparavant.
Ainsi, déterminer la valeur relative des denrées par la valeur du travail est contre les faits économiques. C’est se mouvoir dans un cercle vicieux, c’est déterminer la valeur relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d’être déterminée…
Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d’une marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l’erreur d’Adam Smith en identifiant les deux choses, dont l’autre n’avait fait qu’une juxtaposition….
Le travail, la force du travail, en tant qu’il se vend et s’achète, est une marchandise comme toute autre marchandise, et a, par conséquent, une valeur d’échange. Mais la valeur du travail, ou le travail, en tant que marchandise, produit tout aussi peu que la valeur du blé, ou le blé, en tant que marchandise, sert de nourriture.
Le travail “ vaut ” plus ou moins, selon que les denrées alimentaires sont plus ou moins chères, selon que l’offre et la demande des bras existent à tel ou tel degré, etc., etc.
Le travail n’est point une “ chose vague ” ; c’est toujours un travail déterminé, ce n’est jamais le travail en général que l’on vend et que l’on achète. Ce n’est pas seulement le travail qui se définit qualitativement par l’objet, mais c’est encore l’objet qui est déterminé par la qualité spécifique du travail.
Le travail, en tant qu’il se vend et s’achète, est marchandise lui-même. Pourquoi l’achète-t-on ? “ En vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissantiellement en lui. ” Mais si l’on dit que telle chose est une marchandise, il ne s’agit plus du but dans lequel on l’achète, c’est-à-dire de l’utilité que l’on veut en tirer, de l’application que l’on veut en faire. Elle est marchandise comme objet de trafic…. On achète le travail comme instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas…
Au moment même où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur l’antagonisme des ordres, des états, des classes, enfin sur l’antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d’antagonisme, pas de progrès. C’est la loi que la civilisation a suivie jusqu’à nos jours. Jusqu’à présent les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l’antagonisme des classes. Dire maintenant que, parce que tous les besoins de tous les travailleurs étaient satisfaits, les hommes pouvaient se livrer à la création des produits d’un ordre supérieur, à des industries plus compliquées, ce serait faire abstraction de l’antagonisme des classes et bouleverser tout le développement historique. C’est comme si l’on voulait dire que, parce qu’on nourrissait des murènes dans des piscines artificielles, sous les empereurs romains, on avait de quoi nourrir abondamment toute la population romaine ; tandis que, bien au contraire, le peuple romain manquait du nécessaire pour acheter du pain, et les aristocrates romains ne manquaient pas d’esclaves pour les donner en pâture aux murènes.
Le prix des vivres a presque continuellement haussé, tandis que le prix des objets manufacturés et de luxe a presque continuellement baissé. Prenez l’industrie agricole elle-même : les objets les plus indispensables, tels que le blé, la viande, etc., haussent de prix, tandis que le coton, le sucre, le café, etc., baissent continuellement dans une proportion surprenante. Et même parmi les comestibles proprement dits, les objets de luxe, tels que les artichauts, les asperges, etc., sont aujourd’hui relativement à meilleur marché que les comestibles de première nécessité. A notre époque, le superflu est plus facile à produire que le nécessaire. Enfin, à diverses époques historiques, les rapports réciproques des prix sont non seulement différents, mais opposés. Dans tout le moyen âge, les produits agricoles étaient relativement à meilleur marché que les produits manufacturés ; dans le temps moderne, ils sont en raison inverse. L’utilité des produits agricoles a-t-elle pour cela diminué depuis le moyen âge ?
L’usage des produits est déterminé par les conditions sociales dans lesquelles se trouvent placés les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes reposent sur l’antagonisme des classes. Le coton, les pommes de terre et l’eau-de-vie sont des objets du plus commun usage. Les pommes de terre ont engendré, les écrouelles ; le coton a chassé en grande partie le lin et la laine, bien que la laine et le lin soient, en beaucoup de cas, d’une plus grande utilité, ne fût-ce que sous le rapport de l’hygiène ; l’eau de-vie, enfin, l’a emporté sur la bière et le vin, bien que l’eau-de-vie employée comme substance alimentaire soit généralement reconnue comme un poison. Pendant tout un siècle, les gouvernements luttèrent vainement contre l’opium européen ; l’économie prévalut, elle dicta des ordres à la consommation.
Pourquoi donc le coton, la pomme de terre et l’eau-de-vie sont-ils les pivots de la société bourgeoise ? Parce qu’il faut, pour les produire, le moins de travail et qu’ils sont par conséquent au plus bas prix. Pourquoi le minimum du prix décide-t-il du maximum de la consommation ? Serait-ce par hasard à cause de l’utilité absolue de ces objets, de leur utilité intrinsèque, de leur utilité en tant qu’ils correspondent de la manière la plus utile aux besoins de l’ouvrier comme homme, et non de l’homme comme ouvrier ? Non c’est parce que, dans une société fondée sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de servir à l’usage du plus grand nombre…
Toute nouvelle invention qui permet de produire en une heure ce qui a été produit jusqu’ici en deux heures déprécie tous les produits homogènes qui se trouvent sur le marché. La concurrence force le producteur à vendre le produit de deux heures à aussi bon marché que le produit d’une heure. La concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d’un produit est déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d’une dépréciation continuelle du travail. Nous dirons plus. Il y aura dépréciation non seulement pour les marchandises apportées sur le marché, mais aussi pour les instruments de production, et pour tout un atelier. Ce fait, Ricardo le signale déjà en disant :
« En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant. »
Sismondi va plus loin. Il voit, dans cette “ valeur constituée ” par le temps de travail, la source de toutes les contradictions de l’industrie et du commerce modernes.
« La valeur mercantile, dit-il, est toujours fixée, en dernière analyse, sur la quantité de travail nécessaire pour se procurer la chose évaluée : ce n’est pas celle qu’elle a actuellement coûté, mais celle qu’elle coûterait désormais avec des moyens peut-être perfectionnés ; et cette quantité, quoiqu’elle soit difficile à apprécier, est toujours établie avec fidélité par la concurrence... C’est sur cette base qu’est calculée la demande du vendeur aussi bien que l’offre de l’acheteur. Le premier affirmera peut-être que la chose lui a coûté dix journées de travail, mais si l’autre reconnaît qu’elle peut désormais s’accomplir avec huit journées de travail, si la concurrence en apporte la démonstration aux deux contractants, ce sera à huit journées seulement que se réduira la valeur et que s’établira le prix du marché. L’un et l’autre contractants ont bien, il est vrai, la notion que la chose est utile, qu’elle est désirée, que sans désir il n’y aurait point de vente, mais la fixation du prix ne conserve aucun rapport avec l’utilité. »
Il est important d’insister sur ce point, que ce qui détermine la valeur, ce n’est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le minimum de temps dans lequel elle est susceptible d’être produite, et ce minimum est constaté par la concurrence…
La dépréciation continuelle du travail n’est qu’un seul côté qu’une seule conséquence de l’évaluation des denrées par le temps de travail. Le surhaussement des prix, la surproduction et bien d’autres phénomènes d’anarchie industrielle, trouvent leur interprétation dans ce mode d’évaluation. »

Marx dans « Misère de la philosophie »

Où Marx commence-t-il à s’éloigner de Ricardo et de l’économie classique ?

Ce n’est pas sur la notion de valeur travail incluse dans chaque marchandise, contrairement à ce que prétend Fabra, mais sur la valeur travail de… la force de travail elle-même en tant que marchandise particulière.
Voilà comment Engels expose cette divergence :
« Mais dès que les économistes appliquèrent cette détermination de la valeur par le travail à la marchandise « travail », ils allèrent de contradiction en contradiction. Comment est déterminée la valeur du « travail » ? Par le travail nécessaire qui y est incorporé. Combien de travail y a-t-il dans le travail d’un ouvrier en une journée, une semaine, un mois, une année ? Le travail d’une journée, d’une semaine, d’un mois, d’une année. Si le travail est la mesure de toutes les valeurs, nous ne pouvons exprimer qu’en travail la « valeur du travail ». Mais nous ne savons absolument rien au sujet de la valeur d’une heure de travail lorsque nous savons seulement qu’elle est égale à une heure de travail. Cela ne nous a donc pas rapproché du but de l’épaisseur d’un cheveu, nous ne faisons que tourner continuellement en rond.
Aussi, l’économie classique essaya-t-elle d’employer une autre tournure ; elle dit : la valeur d’une marchandise est égale à ses frais de production. Mais quels sont les frais de production du travail ? Pour répondre à cette question, les économistes sont obligés de faire quelque entorse à la logique. À défaut des frais de production du travail lui-même qui ne peuvent malheureusement pas être établis, ils recherchent alors quels sont les frais de production de l’ouvrier. Et ceux-ci peuvent être établis. Ils varient suivant le moment et les circonstances, mais pour des conditions sociales données, pour une localité donnée, pour une branche de production donnée, ils sont également donnés, du moins dans certaines limites assez étroites. Nous vivons aujourd’hui sous le règne de la production capitaliste où une classe importante et toujours plus nombreuse de la population ne peut vivre que si elle travaille contre salaire pour les possesseurs des moyens de production : outils, machines, matières premières et moyens de subsistance. Sur la base de ce mode de production, les frais de production de l’ouvrier consistent dans la somme de moyens de subsistance — ou de leurs prix en argent — qui sont en moyenne nécessaires pour lui fournir sa capacité de travail, pour entretenir celle-ci, pour le remplacer par un nouvel ouvrier lorsque la maladie, l’âge ou la mort l’éloignent de la production, c’est-à-dire pour permettre à la classe ouvrière de se perpétuer et de conserver l’effectif dont on a besoin. Supposons que le prix en argent de ces moyens de subsistance soit en moyenne de trois marks par jour. Notre ouvrier reçoit donc du capitaliste qui l’occupe un salaire de trois marks par jour. Pour cela, le capitaliste le fait travailler, disons, douze heures par jour. À la vérité, ce capitaliste calcule à peu près de la façon suivante :
Supposons que notre ouvrier — un ajusteur — ait à usiner une pièce de machine qu’il termine en une journée. La matière première — le fer et le laiton dans la forme déjà apprêtée nécessaire — coûte 20 marks. La consommation de la machine à vapeur, l’usure de cette même machine à vapeur, du tour et des autres outils avec lesquels l’ouvrier travaille représentent, calculées pour une journée et pour sa quote-part, la valeur d’un mark. Nous avons supposé que le salaire est de 3 marks pour une journée. Cela fait au total pour notre pièce de machine 24 marks. Mais le capitaliste tire de ses calculs qu’il reçoit de ses clients un prix moyen de 27 marks, c’est-à-dire 3 marks de plus que les frais qu’il a engagés.
D’où viennent ces 3 marks qu’empoche le capitaliste ? L’économie classique prétend que les marchandises sont vendues en moyenne à leur valeur, c’est-à-dire à des prix qui correspondent aux quantités de travail nécessaires contenues dans ces marchandises. Le prix moyen de notre pièce de machine — 27 marks — serait donc égal à sa valeur, égal au travail qui y est incorporé. Mais de ces 27 marks, 21 marks étaient déjà des valeurs qui existaient avant que notre ajusteur se fût mis au travail. 20 marks étaient incorporés dans la matière première, un mark dans le charbon brûlé pendant le travail ou dans les machines et outils utilisés à cet effet et dont la capacité de production a été réduite jusqu’à concurrence de cette somme. Restent 6 marks qui ont été ajoutés à la valeur de la matière première. Mais ces 6 marks, comme l’admettent nos économistes eux-mêmes, ne peuvent provenir que du travail ajouté à la matière première par notre ouvrier. Ses douze heures de travail ont donc créé une nouvelle valeur de 6 marks. De cette façon, nous aurions donc enfin découvert ce qu’est la « valeur du travail ».
« — Halte-là ! s’écrie notre ajusteur. Six marks ? Mais je n’ai touché que trois marks ! Mon capitaliste jure ses grands dieux que la valeur de mes douze heures de travail n’est que de trois marks et lorsque j’en exige six, il se moque de moi. À quoi rime cela ? »
Si, auparavant, nous aboutissions avec notre valeur du travail à un cercle ou à une impasse, nous voilà maintenant tout à fait fourvoyés dans une contradiction insoluble. Nous avons cherché la valeur du travail et nous avons trouvé plus qu’il nous fallait. Pour l’ouvrier, la valeur des douze heures de travail est de trois marks, pour le capitaliste, elle est de six marks, dont il paie à l’ouvrier trois marks comme salaire et dont il empoche lui-même les trois autres. Le travail aurait donc non pas une, mais deux valeurs, et très différentes par-dessus le marché.
La contradiction devient encore plus absurde dès que nous ramenons les valeurs exprimées en argent à du temps de travail. Dans les douze heures de travail, il est créé une nouvelle valeur de six marks, c’est-à-dire en six heures, de trois marks, somme reçue par l’ouvrier pour un travail de douze heures. Pour un travail de douze heures, l’ouvrier reçoit l’équivalent du produit de six heures de travail. Donc, ou bien le travail a deux valeurs dont l’une est le double de l’autre, ou bien douze égalent six ! Dans les deux cas on aboutit à un pur non-sens. Quoique nous fassions, nous ne sortirons jamais de cette contradiction tant que nous parlerons de l’achat et de la vente du travail et de la valeur du travail. C’est ce qui est arrivé également à nos économistes. Le dernier rameau de l’économie classique, l’école de Ricardo, a sombré en grande partie à cause de l’impossibilité où elle était de résoudre cette contradiction. L’économie classique s’était fourvoyée dans une impasse. L’homme qui trouva la voie pour en sortir fut Marx.
Ce que les économistes avaient considéré comme les frais de production du « travail » étaient les frais de production non du travail, mais de l’ouvrier vivant lui-même. Et ce que l’ouvrier vendait au capitaliste n’était pas son travail. « Dès que son travail existe, dit Marx, il cesse de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui. » Il pourrait donc, tout au plus, vendre son travail futur, c’est-à-dire prendre l’engagement d’accomplir un travail déterminé à un moment déterminé. Mais alors il ne vend pas du travail (qu’il faudrait d’abord effectuer), mais il met à la disposition du capitaliste pour un temps déterminé (dans le salaire journalier) ou aux fins d’un rendement déterminé (dans le salaire aux pièces) sa force de travail contre un paiement déterminé ; il loue ou vend sa force de travail. Mais cette force de travail est intimement liée à sa personne et en est inséparable. Les frais de production de celle-ci coïncident par conséquent avec ses frais de production à lui. Ce que les économistes appelaient les frais de production du travail sont précisément ceux de l’ouvrier et, par suite, ceux de la force de travail. Et ainsi nous pouvons remonter aussi des frais de production de la force de travail à la valeur de la force de travail, et déterminer la quantité de travail socialement nécessaire pour la production d’une force de travail de qualité déterminée, ainsi que l’a fait Marx dans le chapitre de l’achat et de la vente de la force de travail. (Kapital, Band I, Kapitel 6, 3. Abteilung.)
Mais qu’arrive-t-il après que l’ouvrier a vendu sa force de travail au capitaliste, c’est-à-dire l’a mise à sa disposition contre un salaire convenu à l’avance, salaire journalier ou salaire aux pièces ? Le capitaliste conduit l’ouvrier dans son atelier ou son usine où se trouvent déjà tous les objets nécessaires pour son travail, matières premières, matières auxiliaires (charbon, colorants, etc.), outils, machines. Là, l’ouvrier se met à trimer. Son salaire journalier est, comme nous l’avons supposé plus haut, de trois marks, qu’il les gagne à la journée ou aux pièces, peu importe. Nous supposons également ici que l’ouvrier, en douze heures de son travail, incorpore aux matières premières utilisées une nouvelle valeur de six marks, laquelle nouvelle valeur est réalisée par le capitaliste au moyen de la vente de la pièce une fois finie. Il paie avec cela ses trois marks à l’ouvrier, mais il conserve pour lui les trois autres marks. Or, si l’ouvrier crée en douze heures une valeur de six marks, en six heures il en crée une de trois marks. Il a donc déjà donné au capitaliste l’équivalent des trois marks touchés sous forme de salaire, lorsqu’il a travaillé six heures pour lui. Après six heures de travail, tous deux sont donc quittes, ils ne se doivent pas un centime l’un à l’autre.
« — Halte-là ! s’écrie maintenant le capitaliste. J’ai loué l’ouvrier pour une journée entière, pour douze heures. Or, six heures ne sont qu’une demi-journée. Donc, trimez ferme jusqu’à ce que soient terminées également les six autres heures, c’est seulement alors que nous serons quittes ! » Et l’ouvrier doit se soumettre en effet à son contrat accepté « volontairement », d’après lequel il s’engage à travailler douze heures entières pour un produit qui coûte six heures de travail.
Dans le travail aux pièces, il en est exactement de même. Supposons que notre ouvrier fabrique, en douze heures, douze pièces de la même marchandise. Chacune d’elles coûte 2 marks de charbon et d’usure et est vendue 2 marks 50. Si nous faisons les mêmes hypothèses qu’auparavant, le capitaliste va donc donner à l’ouvrier 25 pfennigs par pièce, cela fait pour douze pièces 3 marks que l’ouvrier met douze heures à gagner. Le capitaliste reçoit pour les douze pièces 30 marks ; déduction faite de 24 marks pour la matière première et l’usure, restent six marks dont il paie trois marks de salaire et empoche trois. Tout comme plus haut. Là aussi l’ouvrier travaille six heures pour lui, c’est-à-dire en compensation de son salaire (une demi-heure dans chacune de ses douze heures) et six heures pour le capitaliste.
La difficulté contre laquelle échouaient les meilleurs économistes tant qu’ils partaient de la valeur du « travail » disparaît dès que nous partons de la valeur de la « force de travail » et non de celle du « travail ». La force de travail est, dans notre société capitaliste actuelle, une marchandise comme toutes les autres, mais néanmoins une marchandise tout à fait spéciale. En effet, elle a la propriété particulière d’être une force qui crée de la valeur, une source de valeur et, notamment, par un traitement approprié, une source de plus de valeur qu’elle n’en possède elle-même. Dans l’état actuel de la production, la force de travail humaine ne produit pas seulement en une journée une valeur plus grande que celle qu’elle possède et qu’elle coûte elle-même, mais à chaque nouvelle découverte scientifique, à chaque nouvelle invention technique cet excédent de sa production quotidienne s’accroît au-delà de ses frais journaliers, et, par conséquent, la partie de la journée de travail dans laquelle l’ouvrier tire de son travail l’équivalent de son salaire quotidien diminue, alors qu’augmente la partie de la journée de travail pendant laquelle il est obligé d’offrir son travail au capitaliste sans être payé pour cela.
Telle est la constitution économique de toute notre société actuelle : c’est la classe laborieuse seule qui produit toutes les valeurs. Car le mot valeur n’est qu’une autre expression pour le mot travail, expression par laquelle on désigne dans notre société capitaliste actuelle la quantité de travail socialement nécessaire, incorporée dans une marchandise déterminée. Mais ces valeurs produites par les ouvriers n’appartiennent pas aux ouvriers. Elles appartiennent aux possesseurs des matières premières, des machines et instruments et des avances d’argent qui leur permettent d’acheter la force de travail de la classe ouvrière. De toute la masse de produits créés par la classe ouvrière, il ne lui revient donc qu’une partie. Et, ainsi que nous venons de le voir, l’autre partie que la classe capitaliste conserve pour elle et qu’il lui faut tout au plus partager encore avec la classe des propriétaires fonciers, devient, à chaque découverte et invention nouvelles, de plus en plus grande, alors que la partie revenant à la classe ouvrière (calculée par tête) ou bien ne s’accroît que très lentement et de façon insignifiante, ou bien reste stationnaire, ou bien encore, dans certaines circonstances, diminue.
Mais ces découvertes et inventions qui s’évincent réciproquement avec une rapidité de plus en plus grande, ce rendement du travail humain qui s’accroît chaque jour dans des proportions inouïes, finissent par créer un conflit dans lequel l’économie capitaliste actuelle ne peut que sombrer. D’un côté, des richesses incommensurables et un pléthore de richesses dont les acheteurs ne savent que faire. De l’autre, la grande masse de la société prolétarisée, ses membres transformés en salariés, et par là-même incapables d’acquérir ces excédents de richesses. La séparation de la société entre une mince couche immensément riche et une vaste classe de salariés ne possédant rien, fait que cette société s’asphyxie elle-même dans sa propre richesse alors que la grande majorité de ses membres sont peu ou pas du tout protégés de la misère. Cette situation est chaque jour plus absurde et moins nécessaire. On peut et on doit en finir avec elle. Un ordre social nouveau est possible, au sein duquel les différences de classe d’aujourd’hui auront disparu et où – peut-être après une courte période de transition, peut-être difficile sous bien des aspects, mais en tout cas moralement fort utile – on disposera des moyens de vivre, de profiter de la vie, d’exercer ses facultés physiques et intellectuelles, grâce à l’usage harmonieux et au développement ultérieur des immenses forces productives de la société qui existent déjà, avec l’obligation pour tous de travailler également. Que les ouvriers sont de plus en plus résolus à conquérir par la lutte ce nouvel ordre social, cela sera prouvé, des deux cotés de l’océan, demain, 1° mai et dimanche 3 mai. »
Marx explique dans « Travail salarié et capital » que, marchandise comme une autre, la force de travail subit le même type de règle :
« Ces mêmes lois générales qui règlent le prix des marchandises en général, règlent naturellement aussi le salaire, le prix du travail. Le salaire du travail va tantôt monter, tantôt baisser, suivant les rapports entre l’offre et la demande, suivant la forme que prend la concurrence entre les acheteurs de la force de travail, les capitalistes, et les vendeurs de la force de travail, les ouvriers. Aux fluctuations des prix des marchandises en général correspondent les fluctuations du salaire. Mais dans les limites de ces fluctuations, le prix du travail sera déterminé par les frais de production, par le temps de travail qui est nécessaire pour produire cette marchandise, la force de travail. Or, quels sont les frais de production de la force de travail elle-même ? Ce sont les frais qui sont nécessaires pour conserver l’ouvrier en tant qu’ouvrier et pour en faire un ouvrier.
Aussi, moins un travail exige de temps de formation professionnelle, moins les frais de production de l’ouvrier sont grands et plus le prix de son travail, son salaire, est bas. Dans les branches d’industrie où l’on n’exige presque pas d’apprentissage et où la simple existence matérielle de l’ouvrier suffit, les frais de production qui sont nécessaires à ce dernier se bornent presque uniquement aux marchandises indispensables à l’entretien de sa vie, de manière à lui conserver sa capacité de travail. C’est pourquoi le prix de son travail sera déterminé par le prix des moyens de subsistance nécessaires. Cependant, il s’y ajoute encore une autre considération. Le fabricant, qui calcule ses frais de production et d’après ceux-ci le prix des produits, fait entrer en ligne de compte l’usure des instruments de travail. Si une machine lui coûte par exemple 1 000 marks et qu’il l’use en dix ans, il ajoute chaque année 100 marks au prix de la marchandise pour pouvoir remplacer au bout de dix ans la machine usée par une neuve. Il faut comprendre de la même manière, dans les frais de production de la force de travail simple, les frais de reproduction grâce auxquels l’espèce ouvrière est mise en état de s’accroître et de remplacer les ouvriers usés par de nouveaux. L’usure de l’ouvrier est donc portée en compte de la même façon que l’usure de la machine.
Les frais de production de la force de travail simple se composent donc des frais d’existence et de reproduction de l’ouvrier. Le prix de ces frais d’existence et de reproduction constitue le salaire. Le salaire ainsi déterminé s’appelle le minimum de salaire. Ce minimum de salaire, tout comme la détermination du prix des marchandises par les frais de production en général, joue pour l’espèce et non pour l’individu pris isolément. Il y a des ouvriers qui, par millions, ne reçoivent pas assez pour pouvoir exister et se reproduire ; mais le salaire de la classe ouvrière tout entière est, dans les limites de ses oscillations, égal à ce minimum. »

Marx écrit dans "Salaires, prix et profit" :

« La première question que nous avons à nous poser est celle-ci : Qu’est-ce que la valeur d’une marchandise ? Comment la détermine-t-on ?
Au premier abord, il semblerait que la valeur d’une marchandise fût une chose tout à fait relative, qui ne saurait être fixée sans qu’on considère une marchandise dans ses rapports avec d’autres marchandises. En effet, lorsque nous parlons de la valeur, de la valeur d’échange d’une marchandise, nous avons dans l’esprit les quantités relatives dans lesquelles elle peut être échangée contre toutes les autres marchandises. Mais alors se présente la question : Comment sont réglés les rapports suivant lesquels les marchandises sont échangées les unes contre les autres ?
Nous savons, par expérience, que ces rapports sont infiniment variés. Prenons une seule marchandise, le blé, par exemple, nous trouverons qu’un quarter de blé s’échange suivant des proportions presque infiniment variables contre différentes marchandises. Et, cependant, sa valeur restant toujours la même, qu’elle soit exprimée en soie, en or, ou en toute autre marchandise, il faut qu’elle soit chose distincte et indépendante des diverses proportions suivant lesquelles elle s’échange contre d’autres articles. Il doit être possible d’exprimer, sous une forme tout à fait différente, ces diverses équivalences entre diverses marchandises.
En outre, lorsque je dis qu’un quarter de blé s’échange contre du fer suivant une certaine proportion, ou que la valeur d’un quarter de blé est exprimée par une certaine quantité de fer, je dis que la valeur du blé et son équivalent en fer sont égaux à une troisième chose quelconque qui n’est ni du blé ni du fer, puisque j’admets qu’ils expriment la même grandeur sous deux formes différentes. Chacun d’eux, le blé, aussi bien que le fer, doit, par conséquent, indépendamment de l’autre, pouvoir être réduit à cette troisième chose qui constitue leur commune mesure.
Pour éclaircir ce point, je vais recourir à un exemple géométrique très simple. Lorsque nous comparons les surfaces de triangles de formes et de grandeurs les plus diverses, ou lorsque nous comparons des triangles avec des rectangles, ou avec toute autre figure rectiligne, comment procédons-nous ? Nous ramenons la surface d’un triangle quelconque à une expression tout à fait différente de sa forme visible. Ayant trouvé, d’après la nature du triangle, que sa surface est égale à la moitié du produit de sa base par sa hauteur, nous pouvons comparer entre elles les valeurs différentes de toutes sortes de triangles et de toutes les figures rectilignes, puisqu’elles peuvent toutes se résoudre en un certain nombre de triangles.
Il faut recourir au même procédé pour les valeurs des marchandises. Il faut arriver à les ramener toutes à une expression qui leur soit commune, en ne les distinguant que par la proportion suivant laquelle elles contiennent cette commune mesure.
Comme les valeurs d’échange des marchandises ne sont que les fonctions sociales de ces objets et n’ont rien de commun avec leurs qualités naturelles, il faut tout d’abord nous demander : Quelle est la substance sociale commune à toutes les marchandises ? C’est le travail. Pour produire une marchandise, il faut y appliquer, y faire entrer une quantité déterminée de travail. Et je ne dis pas seulement de travail, mais de travail social. Un homme qui produit un objet pour son usage personnel immédiat, en vue de le consommer lui-même, crée un produit, mais non une marchandise. En tant que producteur subvenant à lui-même, il n’a rien de commun avec la société. Mais pour produire une marchandise, il faut que cet homme produise non seulement un article qui satisfasse à quelque besoin social, mais il faut encore que son travail soit un élément ou une fraction de la somme totale du travail utilisé par la société. Il faut que son travail soit subordonné à la division du travail qui existe au sein de la société. Il n’est rien sans les autres subdivisions du travail et à son tour il est nécessaire pour les compléter.
Lorsque nous considérons les marchandises en tant que valeurs, nous les regardons exclusivement sous le seul aspect de travail social réalisé, fixé ou, si vous voulez, cristallisé en elles. Sous ce rapport, elles ne peuvent se distinguer les unes des autres que par le fait qu’elles représentent des quantités plus ou moins grandes de travail : par exemple, on emploie une plus grande quantité de travail pour un mouchoir de soie que pour une brique. Mais comment mesure-t-on la quantité de travail ? D’après le temps que dure le travail, en mesurant le travail à l’heure, à la journée, etc. Naturellement, pour se servir de cette mesure, on ramène tous les genres de travail au travail moyen, ou travail simple considéré comme leur unité.
Nous arrivons donc à cette conclusion : une marchandise a une valeur parce qu’elle est une cristallisation de travail social. La grandeur de sa valeur ou sa valeur relative dépend de la quantité plus ou moins grande de cette substance sociale qu’elle contient, c’est-à-dire de la quantité relative de travail nécessaire à sa production. Les valeurs relatives des marchandises sont donc déterminées par les quantités ou sommes respectives de travail qui sont employées, réalisées, fixées en elles. Les quantités de marchandises correspondantes qui peuvent être produites dans le même temps de travail sont de valeur égale. Ou encore, la valeur d’une marchandise est à la valeur d’une autre marchandise comme la quantité de travail représentée dans l’une est à la quantité de travail représentée dans l’autre.
Mais j’imagine que beaucoup d’entre vous vont me demander : Y a-t-il donc réellement une si grande différence ou même une différence quelconque entre la détermination des valeurs des marchandises d’après les salaires et leur détermination d’après les quantités relatives de travail nécessaires à leur production ? Vous devez pourtant savoir que la rémunération du travail et la quantité de travail sont deux choses tout à fait distinctes. Supposons, par exemple, que des quantités égales de travail soient fixées dans un quarter de blé et dans une once d’or. Je prends cet exemple, parce que Benjamin Franklin s’en est servi dans son premier essai, publié en 1729, sous le titre : A Modest Enquiry into the Nature and Necessity of a Paper Currency [Modeste enquête sur la nature et la nécessité d’une monnaie de papier], où il découvrit, un des premiers, la véritable nature de la valeur. Bien. Nous supposons donc qu’un quarter de blé et une once d’or ont des valeurs égales, c’est-à-dire sont des équivalents parce qu’ils sont la cristallisation de quantités égales de travail moyen, et qu’ils représentent la fixation de tant de jours ou tant de semaines de travail dans chacune de ces marchandises. En déterminant ainsi les valeurs relatives de l’or et du blé, nous occupons-nous, en quoi que ce soit, des salaires des ouvriers agricoles et de ceux des mineurs ? Pas le moins du monde. Nous laissons tout à fait indéterminée la façon dont on a payé leur travail quotidien ou hebdomadaire, ou même la question de savoir s’il a été employé du travail salarié. S’il en a été ainsi, les salaires ont pu être très inégaux. L’ouvrier dont le travail est incorporé dans un quarter de blé peut n’en avoir reçu pour cela que deux boisseaux, par contre, l’ouvrier occupé dans la mine aura reçu peut-être la moitié de l’once d’or. Ou encore, à supposer que leurs salaires soient égaux, ceux-ci peuvent s’écarter suivant tous les rapports possibles des valeurs des marchandises qu’ils ont produites. Ils peuvent s’élever à la moitié, au tiers, au quart, au cinquième, ou à toute autre fraction proportionnelle d’un quarter de blé ou d’une once d’or. Evidemment, leurs salaires ne peuvent pas dépasser les valeurs des marchandises produites ; ils ne peuvent pas être plus élevés qu’elles, mais ils peuvent leur être inférieurs à tous les degrés possibles. Leurs salaires sont limités par les valeurs des produits, mais les valeurs des produits ne sont pas limitées par les salaires. Et, par-dessus tout, les valeurs, les valeurs relatives du blé et de l’or, par exemple, ont été fixées sans tenir aucun compte de la valeur du travail employé, c’est-à-dire des salaires. La détermination des valeurs des marchandises au moyen des quantités relatives de travail qui y sont incorporées est donc quelque chose de tout à fait différent de la méthode tautologique de la détermination des valeurs des marchandises par la valeur du travail ou par les salaires. Ce point, d’ailleurs, s’éclaircira encore au cours de notre examen.
Dans le calcul de la valeur d’échange d’une marchandise, il nous faut encore ajouter à la quantité de travail employée en dernier lieu la quantité de travail antérieurement incorporée dans la matière première de la marchandise, ainsi que la quantité de travail appliquée aux moyens de travail, aux outils, aux machines et aux bâtiments qui ont servi pour ce travail. Par exemple, la valeur d’une certaine quantité de filé de coton est la quantité de travail cristallisée ajoutée au coton au cours du filage, plus la quantité de travail précédemment réalisée dans le coton lui-même, la quantité de travail incorporée dans le charbon, l’huile et les autres matières auxiliaires employées, la quantité de travail fixée dans la machine à vapeur, les broches, les bâtiments de la fabrique et ainsi de suite. Les moyens de travail proprement dits, tels que les outils, les machines, les bâtiments, servent et resservent encore pendant un temps plus ou moins long au cours de processus de production répétés. S’ils étaient consommés entièrement comme la matière première, leur valeur entière serait aussitôt transmise à la marchandise qu’ils aident à produire. Mais, comme une broche, par exemple, ne s’use que peu à peu, on fait un calcul moyen dont la base est le temps moyen de sa durée, son usure moyenne, pendant un temps déterminé, disons, une journée ; de cette façon, on calcule combien il passe de la valeur de la broche dans le filé produit en une journée et, par conséquent, quelle part de la quantité totale de travail incorporée dans une livre de filé, par exemple, revient à la quantité de travail antérieurement réalisée dans la broche. Pour notre présent objet, il n’est pas nécessaire de nous arrêter plus longtemps sur ce point.
Il pourrait sembler que, si la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail consacrée à sa production, il s’ensuit que plus un ouvrier sera paresseux et maladroit, plus la marchandise fabriquée par lui aura de valeur, puisque le temps de travail nécessaire à sa fabrication aura été plus long. Ce serait pourtant une regrettable erreur. Rappelez-vous que j’ai employé l’expression. "travail social" et que ce qualificatif "social" implique beaucoup de choses. Lorsque nous disons que la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail incorporée ou cristallisée qu’elle contient, nous entendons la quantité de travail qu’il faut pour la produire dans un état social donné, dans certaines conditions sociales moyennes de production, et étant donné une intensité et une habileté sociales moyennes dans le travail employé. Lorsqu’en Angleterre, le métier actionné à la vapeur vint faire concurrence au métier à bras, il ne fallut plus que la moitié du temps de travail antérieur pour transformer une quantité déterminée de filé en une aune de cotonnade ou de toile. Le pauvre tisserand travailla alors 17 à 18 heures par jour au lieu de 9 à 10 heures comme précédemment. Mais le produit de ces 20 heures de travail ne représenta plus que 10 heures de temps de travail social, c’est-à-dire les 10 heures de travail social nécessaires pour transformer une quantité déterminée de filé en étoffe tissée. Le produit de ses 20 heures de travail n’avait donc pas plus de valeur que son produit fabriqué auparavant en 10 heures.
Si donc c’est la quantité de travail socialement nécessaire incorporée dans les marchandises qui en détermine la valeur d’échange, tout accroissement de la quantité de travail qu’exige la production d’une marchandise ne peut qu’augmenter sa valeur, et toute diminution doit la réduire.
Si la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises dont nous parlons restait constante, leurs valeurs relatives resteraient également constantes. Mais tel n’est point le cas. La quantité de travail nécessaire à la production d’une marchandise varie constamment avec la modification de la force productive du travail employé. Plus la force productive du travail est grande, plus on produit dans un temps de travail déterminé ; moins la force productive est grande, et moins on produit dans le même temps. Si, par exemple, par suite de l’accroissement de la population, il devenait nécessaire de cultiver un sol moins fertile, la même quantité de production ne pourrait être obtenue que par l’emploi d’une quantité plus grande de travail, et la valeur des produits agricoles s’élèverait en conséquence. D’autre part, si avec les moyens modernes de production, un seul fileur transforme en filé, dans une journée de travail, mille et mille fois plus de coton qu’il ne pouvait le faire auparavant dans le même temps avec le rouet, il est clair que chaque livre de coton absorbera mille et mille fois moins de travail qu’auparavant et que, par conséquent, la valeur ajoutée par le filage à chaque livre de coton sera mille et mille fois moindre qu’auparavant. La valeur du filé tombera d’autant.
Abstraction faite des différences dans l’énergie naturelle et l’habileté acquise dans le travail chez les différents peuples, la force productive du travail doit, de toute nécessité, dépendre principalement :
Des conditions naturelles du travail, telles que fertilité du sol, richesse des mines, etc.
Du perfectionnement continuel des forces de travail sociales, telles qu’elles se développent par la production en grand, la concentration du capital et la coopération dans le travail, la division plus poussée du travail, les machines, l’amélioration des méthodes, l’utilisation de moyens chimiques et autres forces naturelles, la réduction du temps et de l’espace grâce aux moyens de communication et de transport, et toute autre découverte au moyen de laquelle la science capte les forces naturelles et les met au service du travail et par laquelle le caractère social ou coopératif de celui-ci se trouve développé. Plus la force productive du travail est grande, moins il y a de travail employé à une quantité déterminée de produits et, partant, plus la valeur du produit est petite. Moins la force productive du travail est grande, plus il y a de travail employé à la même quantité de produits, et alors plus leur valeur est grande. Ainsi pouvons-nous établir comme une loi générale :
Les valeurs des marchandises sont directement proportionnelles au temps de travail employé à leur production et inversement proportionnelles à la force productive du travail employé.
N’ayant parlé jusqu’ici que de la valeur, j’ajouterai également quelques mots sur le prix qui est une forme particulière prise par la valeur.
En lui-même, le prix n’est autre chose que l’expression monétaire de la valeur. Les valeurs de toutes les marchandises de ce pays, par exemple, sont exprimées en prix-or, alors que sur le continent elles le sont principalement en prix-argent. La valeur de l’or ou de l’argent, tout comme celle de toutes les autres marchandises, est déterminée par la quantité de travail nécessaire à leur extraction. Vous échangez une certaine somme de votre production nationale, dans laquelle est cristallisée une quantité déterminée de votre travail national, contre la production des pays fournisseurs d’or et d’argent, production dans laquelle est cristallisée une quantité déterminée de leur travail. C’est de cette façon, en fait par un troc, que vous apprenez à exprimer en or et en argent les valeurs de toutes les marchandises, c’est-à-dire les quantités de travail respectives employées à leur fabrication. Si vous pénétrez plus avant dans l’expression monétaire de la valeur ou, ce qui revient au même, dans la conversion de la valeur en prix, vous trouverez que c’est un procédé par lequel vous donnez aux valeurs de toutes les marchandises une forme indépendante et homogène, ou par lequel vous les exprimez comme des quantités d’un même travail social. Dans la mesure où le prix n’est que l’expression monétaire de la valeur, il fut appelé par Adam Smith prix naturel et par les physiocrates français "prix nécessaire".
Quel est donc le rapport entre la valeur et le prix du marché, entre le prix naturel et le prix du marché ? Vous savez tous que le prix du marché est le même pour toutes les marchandises de même sorte, aussi différentes que puissent être les conditions de production des producteurs pris individuellement. Le prix du marché n’exprime que la quantité moyenne de travail social nécessaire, dans les conditions moyennes de production, pour approvisionner le marché d’une certaine quantité d’un article déterminé. Il est calculé d’après la quantité totale d’une marchandise d’une sorte déterminée.
C’est à ce point de vue que le prix du marché d’une marchandise coïncide avec sa valeur. D’autre part, les fluctuations des prix du marché qui tantôt dépassent la valeur ou le prix naturel, tantôt tombent au-dessous, dépendent des fluctuations de l’offre et de la demande. Les écarts entre le prix du marché et la valeur sont continuels, mais comme le dit Adam Smith :
Le prix naturel est... le prix central autour duquel les prix de toutes les marchandises ne cessent de graviter. Diverses circonstances peuvent parfois les tenir suspendus fort au-dessus de ce point et parfois les précipiter un peu au-dessous. Mais quels que soient les obstacles qui les empêchent de se fixer dans ce centre de repos et d’immuabilité, ils y tendent constamment.
Je ne puis, actuellement, soumettre ce point à un examen approfondi. Il suffit de dire que si l’offre et la demande s’équilibrent, les prix du marché des marchandises correspondent à leurs prix naturels, c’est-à-dire à leurs valeurs qui sont déterminées par les quantités de travail respectives nécessaires à leur production. Mais l’offre et la demande doivent tendre continuellement à s’équilibrer bien qu’elles ne le fassent que par la compensation d’une oscillation par une autre, d’une augmentation par une diminution ou inversement. Si au lieu de ne considérer que les fluctuations journalières, vous analysez le mouvement des prix du marché pour de plus longues périodes, comme l’a fait, par exemple, Tooke dans son Histoire des prix, vous trouverez que les oscillations des prix du marché, leurs écarts par rapport à la valeur, leur hausse et leur baisse, s’annihilent et se compensent, de telle sorte que, si l’on fait abstraction de l’action des monopoles et de quelques autres modifications sur lesquelles je ne puis m’arrêter en ce moment, les marchandises de toutes sortes sont vendues, en moyenne, à leurs valeurs respectives, c’est-à-dire à leurs prix naturels. Les laps du temps moyens pendant lesquels les fluctuations des prix du marché se compensent sont différents pour les différentes sortes de marchandises, parce qu’il est plus facile avec telle marchandise qu’avec telle autre d’ajuster l’offre à la demande. Si donc, en gros et pour de longues périodes, toutes les sortes de marchandises sont vendues à leurs valeurs respectives, il est absurde de supposer que le profit, non point le profit réalisé dans des cas particuliers, mais le profit constant et ordinaire des diverses industries provient d’une majoration du prix des marchandises, c’est-à-dire du fait qu’elles sont vendues à un prix dépassant considérablement leur valeur. L’absurdité de cette façon de voir apparaît clairement lorsqu’on la généralise. Ce qu’un homme gagnerait constamment comme vendeur, il lui faudrait le perdre constamment comme acheteur. Il ne servirait à rien de dire qu’il y a des gens qui sont acheteurs sans être vendeurs, ou consommateurs sans être producteurs. Ce que ces gens paient au producteur, il faudrait tout d’abord qu’ils l’aient reçu de lui pour rien. Si un homme commence par vous prendre votre argent et vous le rend ensuite en vous achetant vos marchandises, vous ne vous enrichirez jamais, même en les lui vendant trop cher. Cette sorte d’affaire peut bien limiter une perte, mais elle ne peut jamais contribuer à réaliser un profit.
Par conséquent, pour expliquer la nature générale du profit, il faut partir du principe qu’en moyenne les marchandises sont vendues à leur valeur réelle et que les profits proviennent du fait qu’on vend les marchandises à leur valeur, c’est-à-dire proportionnellement à la quantité de travail qui y est incorporée. Si vous ne pouvez expliquer le profit sur cette base, vous ne pouvez pas l’expliquer du tout. Cela paraît paradoxal et en contradiction avec vos observations journalières. Il est paradoxal aussi de dire que la terre tourne autour du soleil et que l’eau se compose de deux gaz très inflammables. Les vérités scientifiques sont toujours paradoxales lorsqu’on les soumet au contrôle de l’expérience de tous les jours qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses. »
Et sur le site MATIERE ET REVOLUTION

2 commentaires:

  1. J'apprécie ces citations par Robert, mais il n'est pas le premier en France à remettre à sa place Paul Fabra: le premier c'était Pierre Rimbert (pseudo de Carlo Torielli 1909-1991!): "Comment M. Paul Fabra critique Marx", Paris, 130 p., 1975, N°62 de Cahier & Revue de l'Ours (L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE).

    http://www.lours.org/default.asp?pid=49

    C'est ce livre (avec un avant-propos de Guy Mollet) qui m'intéresse spécialement.

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